La migration des emplois à l`Ile Maurice : la filière textile et les "TIC"

La migration des emplois àl'Île Maurice:
la filière textile et les ((TIC»
Emmanuel Grégoire *
Lors de son accession àl'indépendance (12 mars 1968),
l'île
Maurice figurait
parmi les pays sous-développés. Son économie était caractérisée par une forte
prépondérance de la culture de la canne àsucre qui assurait 90 % des exporta-
tions, une industrie encore embryonnaire et un secteur tertiaire quasi inexistant.
En outre, de nombreuses incertitudes pesaient sur son avenir, une fois le coloni-
sateur britannique parti: la paix sociale et la cohabitation pacifique entre les
différentes communautés nationales allaient-elles être maintenues dans un con-
texte de croissance démographique très soutenue (3,12 %entre 1952 et 1962)?
Trente-cinq ans plus tard, la situation est très différente: ce petit État insu-
laire a, tout
d'abord,
réussi une délicate transition démographique puisque la
croissance de la population
(1233400
habitants en 2004 répartis sur
2040
km-) 1
oscille autour de 1 %
par
an. Du point de vue économique ensuite, il a connu un
rapide développement: Maurice est un des rares pays africains, si ce
n'est
le
seul, à
s'être
extrait de la liste des pays les plus pauvres de la planète
pour
rejoindre celle des pays àrevenu intermédiaire (le revenu moyen par habitant
s'élève
à$
5000
par
an en 2004). Ce succès (la croissance a été de 5,7 % par an
en moyenne au cours des deux décennies passées)
s'est
opéré dans un cadre
libéral d'inspiration britannique qui veut que
l'État
encourage le secteur privé,
lui fournisse un cadre juridique favorable et défende ses intérêts sur la scène
internationale. Enfin, Maurice est une démocratie parlementaire inspirée du
modèle de Westminster, régime politique qui lui confère une stabilité rare en
Afrique 2et appréciée des investisseurs étrangers.
Maurice est dans une situation particulière
par
rapport aux flux d'investisse-
ments étrangers et de délocalisations. Basée initialement sur la monoculture du
sucre,
l'économie
mauricienne
s'est
diversifiée dans l'industrie (création
d'une
*Géographe, TRD, Bondy, UR 105 «Savoirs et développement».
l. La république de Maurice comprend l'île Maurice et Rodrigues (36000 habitants pour 104 km'),
située àsix cents kilomètres au nord-est de Maurice.
2. Malgré la diversité ethnique de l'île, son unité n'a jamais été remise en cause en dépit de quelques
incidents en 1965, 1968 puis 1999.
Autrepart
(37),
2006,
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Emmanuel
Grégoire
zone franche), les activités portuaires (mise en place d'un port franc 3), le tourisme,
l'offshore financier puis à présent les nouvelles techniques d'information et de
communication (TIC). L'industrie manufacturière et, dans une moindre mesure,
le tourisme ont été les deux piliers du «miracle» mauricien.
Après une première section consacrée à une analyse globale de l'évolution du
marché du travail à Maurice, nous nous pencherons sur les industries de la zone
franche, en particulier le textile et l'habillement, dont le développement, largement
basé sur les investissements directs étrangers, ont contribué à la résorption du
chômage. Le secteur traverse cependant une crise due à l'abolition, depuis le
I"
janvier 2005, de ]'Accord multifibres qui le protégeait depuis 1974 en limitant la
concurrence par l'instauration de quotas, en dérogation aux règlements du
GATT (Accord général sur le commerce et les services). Le pays doit aujour-
d'hui faire face à la concurrence indienne, et surtout chinoise. Parallèlement, le
secteur du sucre est menacé par la prochaine suppression du protocole sucre de
la Convention de Lomé.
Les difficultés actuelles que connaît l'Île Maurice, dont le développement
s'est fait essentiellement sur la base de la relocalisation d'industries à la recherche
de coûts de production plus faibles, et sous la protection d'accords internationaux
comme l'Accord multifibres ou la Convention de Lomé, témoignent de la volati-
lité des investissements: ceux-ci se déplacent dès lors que la rentabilité baisse, à
la suite d'une augmentation des coûts, en particulier salariaux, et/ou
d'un
affai-
blissement de la compétitivité. Victime en quelque sorte de son succès, Maurice
doit aujourd'hui trouver d'autres sources de prospérité et de création d'emplois.
C'est
vers le secteur des nouvelles technologies de l'information (TIC) que se
tourne aujourd'hui le gouvernement mauricien pour tenter de diversifier à nou-
veau son économie et offrir des emplois aux jeunes Mauriciens, sans cesse plus
nombreux à sortir diplômés de l'enseignement secondaire et de l'université. Si le
principe de la stratégie de développement de l'île reste le même, il s'agit mainte-
nant pour elle d'attirer des services délocalisés, et non plus des industries, la
différence essentielle résidant dans le fait que Maurice doit à présent compter
sur son avantage comparatif puisque le pays se lance dans un secteur non protégé,
dont il n'est pas seul à avoir perçu les avantages potentiels.
Un développement du marché du travail basé sur les délocalisations
Pendant de longues décennies, le marché du travail mauricien a été étroite-
ment dépendant de l'exploitation de la canne à sucre, seule ressource du pays: la
production de sucre, son transport (chemin de fer, route) et son exportation (acti-
vités portuaires) offraient en effet aux Mauriciens la plupart des emplois
jusqu'à
3. L'objectif est de renforcer la position du pays dans le domaine des services et d'en faire une
plaque tournante du transport régional ainsi qu'un centre logistique et de marketing dans l'océan Indien,
en Afrique australe et orientale. Maurice faisant partie de plusieurs organisations économiques régionales
(COI, SADC, COMESA, lOR/ARC), les opérateurs nationaux et étrangers ont accès dans des conditions
avantageuses (hors taxes et droits de douane) àde nouveaux marchés.
Autreparr
(37),
2006
La migration
des
emplois àl'Île Maurice 55
la fin des années 1960. Àcette époque,
l'île
possédait un tissu industriel étroit
(70 entreprises employant 1200 personnes), un secteur touristique inexistant et
une administration encore peu peuplée.
Comme
d'autres
pays en voie de déve-
loppement soucieux de diversifier leur économie, Maurice avait alors adopté une
politique d'industrialisation qui avait pour objectif de créer des emplois et de
réduire les importations pour diminuer le déficit commercial. La petite taille de
son marché empêchant toute économie d'échelle, cette stratégie de substitution à
l'importation montra rapidement ses limites en ne permettant ni
d'endiguer
le
chômage 4, ni
d'enrayer
le déclin du produit intérieur brut par habitant et la
détérioration de la balance des paiements.
Pour inverser la tendance, le gouvernement travailliste eut
l'idée
de mettre en
place, en 1970, une zone franche manufacturière en s'inspirant des exemples de
Taiwan, Singapour et Hong-Kong. Ces trois pays insulaires ou quasi-insulaires
avaient en effet opté pour une politique très volontaire d'ouverture économique
et de développement des exportations par l'implantation de zones franches indus-
trielles. Le principe des zones franches est le suivant: une matière première est
importée en franchise de taxe, transformée sur place puis réexpédiée àl'étranger.
Cette structure nécessite toutefois une combinaison complexe
d'éléments
endogènes et exogènes qui en conditionnent le succès: infrastructures efficaces,
expertise en matière d'exportation,
main-d'œuvre
qualifiée et bon marché, cadre
fiscal attractif, etc. Le livre blanc sur le développement stratégique (1971-1980)
et le plan de développement (1971-1975) insistèrent sur la nécessité de mettre en
place les institutions et les infrastructures indispensables. Des avantages excep-
tionnels furent accordés aux investisseurs exportant depuis Maurice: exonération
d'impôts
sur les revenus des sociétés pendant dix ans, imposition allégée les dix
années suivantes, exemption de droits de douane pour les matières premières et
produits semi-finis nécessaires àla production, prêts àtaux préférentiels, etc.
Attirées par ces avantages fiscaux, de nombreuses entreprises étrangères et
mauriciennes s'installèrent en zone franche dans des proportions assez proches.
Allouée essentiellement au textile, elle fut couronnée de succès puisqu'elle per-
mit
d'endiguer
un chômage longtemps considéré comme endémique (le taux de
chômage avait été ramené à3,3 %en 1992). De ce fait, elle bouleversa la struc-
ture du marché du travail,
comme
le montre le tableau 1.
La progression de
l'emploi
dans la zone franche a été très rapide, et elle est
devenue, au début des années 1990, le premier employeur de
l'île
(tab. 1). La
chute de l'emploi entre 2000 et 2004
n'a
pas été moins spectaculaire, la zone
perdant près de
24000
emplois pendant la période.
Les industries de la zone franche se caractérisent
par
la prépondérance de
la
main-d'œuvre
féminine (environ 2/3 des effectifs), dont la participation au
marché du travail
s'est
beaucoup accrue en l'espace de vingt ans: 20,4 % en 1972,
43,2 %en 1994 [Hein, 1996].
L'industrie
sucrière a vu au contraire ses effectifs
4. Au début des années soixante-dix, le taux de chômage était estimé àplus de 20 %de la population
active [Hein, 19961.
Aurrepart
(37),
2006
56 Emmanuel Grégoire
Tab. 1 - Principaux secteurs d'emplois mauriciens (l970-2004)
Secteurs Emplois Emplois Emplois Emplois Emplois
en 1970 en 1980 en 1990 en 2000 en 2004
Industrie sucrière 48127 47493 41000 28144 19900**
Zone franche 640 21334 89606 91374 67619
Tourisme 4035 9297 10100 17811 22600
Offshore financier --272* 1185 1200
TIC ---278
3500
* 1994, ** 2003.
Source :Central Statistics Office, Ministère du tourisme et des loisirs, MOBAA et Board
of
Investment.
diminuer de plus de moitié afin d'améliorer la compétitivité de la filière, le mou-
vement s'accélérant après de récentes mesures favorisant des départs massifs à
la retraite pour réduire les coûts de production. Toutefois, en intégrant les petits
planteurs (28000) et les emplois indirects (8000), le sucre faisait encore vivre
près de 55000 familles en 2004. Le tourisme a quant àlui pris un essor impor-
tant illustré par les chiffres suivants: 7700 arrivées en 1963, 27650 en 1970,
300670 en 1991 et 718800 en 2004. Ce secteur génère aujourd'hui plus de 6 %
du PIE et constitue la seconde source de rentrées de devises du pays après la
zone franche. Cet accroissement des recettes s'est accompagné d'un accroissement
de l'emploi. Le tourisme représente aujourd'hui 10 %des emplois du pays. Au
niveau des recrutements, il est en concurrence directe avec la zone franche, car
il offre de meilleures rémunérations et conditions de travail. Installés en 1992,
les services financiers rebaptisés global business ne sont pas une activité créatrice
d'emploi mais plutôt une source de recettes pour l'État. Le secteur représente
actuellement 13 %du PIE. Déconnecté de l'économie réelle, cet offshore repose
sur la fiscalité internationale et des accords de non-double imposition signés par
Maurice avec des pays comme l'Inde et l'Indonésie, dont les ressortissants sont
les principaux utilisateurs de la place. Enfin, le secteur des nouvelles techniques
d'information et de communication se développe depuis trois ans, mais
n'a
pas
encore eu d'impact très significatif sur le marché du travail.
L'évolution du marché du travail reflète l'évolution de la structure économique
du pays et son ouverture sur le monde. En dehors du tourisme, l'essentiel des
emplois a dans le passé été créé dans les secteurs du textile et de l'habillement,
industries intensives en main-d'œuvre, à la recherche de localisations permettant
de limiter les coûts de production, en particulier les coûts de main-d'œuvre, mais
pas uniquement si l'on en juge par l'ensemble des avantages que le gouvernement
mauricien a jugé nécessaire de proposer aux entreprises pour les inciter à investir
dans la zone franche. Cependant, si la dynamique de création d'emplois a bien
été enclenchée par la politique d'ouverture, les concessions accordées aux entre-
Autrepart
(37).
2006
La migration des emplois àl'Île Maurice 57
prises ont attiré autant d'entreprises rnaunciennes que d'entreprises étrangères.
La migration sectorielle des emplois ne suffit donc pas à expliquer l'évolution
du marché du travail mauricien.
l'emploi dans la zone franche
C'est
donc dans la zone franche qu'interviennent les évolutions principales
sur le marché du travail mauricien. L'emploi dans cette zone est caractérisé par
cinq phases historiquement marquées [Wilton Associates, 1994]: une phase de
décollage rapide, dans la première moitié des années soixante-dix, qui se traduit
par l'émergence d'une classe d'entrepreneurs industriels et d'une classe ouvrière;
une phase de stabilisation, entre 1977 et 1982, au cours de laquelle la zone
franche doit faire face àla concurrence d'autres pays en voie de développement;
une phase de forte expansion, entre 1983 et 1989, entraînée par un accrois-
sement des investissements asiatiques et européens qui permettent de résorber le
chômage; une nouvelle phase de stabilité pendant la décennie quatre-vingt-dix,
marquée par un redéploiement des entreprises, au sein de la zone franche et vers
des pays tiers, en particulier Madagascar; et depuis 2002, une crise, liée àcelle
du secteur textile-habillement touché de plein fouet par l'abolition de l'Accord
multifibres.
Fig, 1 - Emplois dans la zone franche mauricienne (1970-2004)
600
500
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Nombre
d'emplois
....-0._...
Nombre
d'entreprises
120000
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20000
+--------;07-:'''''-----------------+
Sources:
Central
Stetisticel
Office
et MEPZA.
Autrepart
(37),2006
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