Les Études du CERI
N° 23 - février 1997
L’Inde face à la régionalisation
de l’économie mondiale
Jean Coussy
Centre d’études et de recherches internationales
Fondation nationale des sciences politiques
L’Inde face à la régionalisation
de l’économie mondiale
Jean Coussy
Les études sur la “ nouvelle régionalisation ” de l’économie mondiale ignorent généra-
lement le cas de l’Inde. Dans le passé, celle-ci a clairement et constamment montré sa
préférence pour le développement des relations internes. Elle y est parvenue au point d’être
menacée de marginalisation, sa part sur le marché mondial ayant baissé de 2 % en 1950
à 0,5 % en 1990. Ses échanges n’étaient concentrés sur aucune région particulière puis-
qu’aucun partenaire ne dépassait, en 1990, 25 % du total (soit 0,12 % du commerce
mondial). L’Inde se voulait hors des blocs et restait à l’écart de la tendance à la régiona-
lisation autour de la triade Japon-Europe-Etats-Unis (Boureille 1994). Enfin, l’Inde n’ap-
partenait, et n’appartient encore actuellement, à aucune des grandes institutions régio-
nales en construction.
Jusqu’à ces dernières années, elle ne le cherchait pas. Sa dimension paraissait lui of-
frir sans effort les avantages que d’autres doivent chercher dans des régions plurinatio-
nales. Et l’on n’avait guère identifié les obstacles que la grande dimension d’une nation
peut créer à sa croissance. Ce n’est que très progressivement que l’on a pris conscien-
ce que, tout au moins en Asie, les pays-continents prenaient un net retard sur les petits
Etats, tant dans leur croissance que dans leur insertion régionale. Sans aller jusqu’à af-
firmer que ce retard était inéluctable, il est certain que les petits pays ont été contraints,
pour se développer, de recourir à la promotion des exportations, qui allait se révéler la meilleu-
re manière d’accélérer la croissance. L’Inde et la Chine, qui ont pu s’estimer dispensées
de cette politique, ont mis beaucoup plus longtemps à s’intégrer à l’économie mondiale
et régionale.
Depuis une ou deux décennies, cette indifférence n’est plus possible. L’Inde sait que,
même avant son ouverture, et plus encore depuis celle-ci, elle appartient à une écono-
mie mondiale où se décomposent et se recomposent les régions. Elle a vu son isolement
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économique s’accroître brusquement du fait de la rupture des accords bilatéraux qu’elle
avait conclus avec la zone soviétique. Elle sait que ses relations avec l’Asie du Sud sont
anormalement médiocres. Elle constate que la proximité, le dynamisme et “ la multiplication
du travail ” (Sautter) de l’Asie de l’Est et du Sud-Est en font une région entraînante pour
ceux qui parviennent à s’y agréger. Elle craint que ses très importantes exportations vers
les pays développés ne soient freinées par la construction de blocs commerciaux (UE et
NAFTA). Elle constate que les pays asiatiques tentent de prévenir ces risques par une coa-
lition régionale à laquelle elle n’appartient pas, et elle craint d’être isolée en cas de conflit.
Elle en a déjà eu le sentiment lorsque l’APEC, c’est-à-dire la région qui est en voie de consti-
tution pour prévenir pacifiquement un tel conflit, a repoussé sa demande d’adhésion. Elle
se sent surtout menacée par le succès de la Chine, qui a su se réintégrer à l’Asie, créer
grâce à ses réseaux une région informelle et se faire admettre à l’APEC. Pour ne pas être
coupée du mouvement de mondialisation, il semble prudent de ne pas rester à l’écart du
mouvement de régionalisation.
En réalité, si l’Inde s’est engagée dans une politique d’ouverture tous azimuts, avec le
souci de reconstruire des relations avec les différentes régions de l’économie mondiale,
et si la coopération régionale est restée un objectif second par rapport à l’insertion dans
l’économie mondiale, la réflexion sur la régionalisation s’est en Inde profondément re-
nouvelée. Trois projets de coopération sont en discussion : la relance de la South Asian
Association for Regional Cooperation ou SAARC, le projet du pourtour de l’océan Indien
(Indian Ocean Rim Initiative) et le rapprochement avec l’Asie de l’Est et du Sud-Est, no-
tamment avec l’ASEAN.
I - Vers une relance de la SAARC ?
Créée en 1985, la SAARC (Bangladesh, Bhoutan, Inde, Népal, Pakistan, Maldives, Sri
Lanka) a connu récemment de nouveaux développements : signature en 1993 d’un ac-
cord préférentiel entre les pays membres, le SAPTA(South Asia Preferential Trade Arrangement)
et suggestion, en 1995, d’une zone de libre échange, la SAFTA (South Asia Free Trade
Area). Simultanément, de nombreux textes étaient publiés sur l’avenir de la coopération
régionale en Asie du Sud. Ces signaux peuvent étonner car la SAARC était restée jus-
qu’ici une organisation peu appréciée.
I.1. Une organisation peu désirée, peu effective et peu efficace
Il est significatif du peu d’intérêt passé de l’Inde pour les projets régionaux que la
SAARC soit la seule véritable institution économique régionale dont l’Inde est co-fonda-
trice. L’Inde, apôtre de la coopération entre les pays en développement, ne la voyait pas
sous la forme des institutions régionales qui se sont multipliées sur tous les continents
pauvres après les indépendances. C’est d’ailleurs le Bangladesh qui a pris l’initiative de
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la SAARC. L’Inde, conformément à sa conception du non-alignement, entendait non
constituer un bloc mais faire respecter la diversité des politiques nationales (Zins 1996b).
Elle pensait, du fait de sa dimension, en termes d’introversion nationale et non régiona-
le. Elle favorisait en outre des accords bilatéraux avec tout pays intéressé, sans attention
particulière à la coopération entre voisins.
Or la SAARC est conçue, en 1985, sur le modèle des institutions régionales nées un
peu partout dans les années 1960. L’Inde s’y rallie pour des raisons diplomatiques, no-
tamment pour ne pas heurter le Bangladesh. Mais elle fera peu pour en étendre les com-
pétences et pour en améliorer le fonctionnement. Dès l’origine, la SAARC n’a eu que des
objectifs et des pouvoirs limités.
Une organisation aux objectifs et aux pouvoirs limités
Sans doute l’exposé des motifs de la création de la SAARC est-il ambitieux. C’est ce-
lui que l’on voit, depuis une quarantaine d’années, dans les projets analogues entre pays
en développement. S’y combinent, une fois de plus, l’imitation des unions économiques
des pays développés, principalement de l’Union européenne qui est constamment citée,
et des thèmes communs à beaucoup de pays du Tiers Monde. On retrouve l’hypothèse
de base selon laquelle les pays anciennement colonisés recèlent des complémentarités
potentielles qu’aurait fait négliger, jusqu’alors, la polarisation de leurs relations extérieures
autour des pays colonisateurs. Simultanément, la coalition de l’Asie du Sud pourrait ai-
der, sinon à revaloriser les termes de l’échange de ses produits primaires (thé, jute), du
moins à en organiser la commercialisation. A l’intérieur seraient recherchées une réduc-
tion des obstacles aux échanges, la création d’un grand marché (ne serait-ce que par ou-
verture du marché indien aux producteurs de la région) et une multilatéralisation des né-
gociations intra-régionales (qui était l’objectif du Bangladesh).
Ces missions très générales ont été précisées par un très grand nombre d’objectifs
particuliers. Le plus important, parce que le plus propre à intéresser les partenaires et à
attirer l’aide étrangère, est sans doute l’exploitation en commun de ressources naturelles
et notamment la gestion des ressources hydrauliques de l’Himalaya. Au gré des confé-
rences et des rencontres d’experts se sont aussi ajoutées de très nombreuses sugges-
tions sur les échanges de techniques, les entreprises conjointes, la coopération scienti-
fique et universitaire etc. Mais le contenu en est parfois assez vague et répond peut-être
surtout au désir de trouver des domaines de coopération qui ne suscitent pas de résis-
tances. Il y a un parallélisme évident et de mauvais augure avec les projets d’intégration
des pays africains frappés de la même pauvreté et de la même marginalisation que l’Asie
du Sud.
Dès le début, en outre, la SAARC a vu son rôle limité par trois facteurs décisifs. Jus-
qu’en 1993 il n’y a pas eu d’accord préférentiel ou de traité de libre échange ; l’Inde y au-
rait été favorable, mais le Pakistan l’aurait rejeté1; en second lieu, l’Inde s’est opposée
à toute discussion multilatérale des problèmes bilatéraux, malgré les demandes du
1Ce point distingue nettement la SAARC des institutions régionales des autres continents. En revanche, il
la rapproche (on y reviendra) des débuts de l'intégration asiatique.
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Bangladesh et le soutien du Pakistan2; enfin, les pouvoirs de la SAARC ont été volon-
tairement réduits par l’adoption de la règle de l’unanimité et par la lenteur voulue de pro-
cédures qui restaient d’ailleurs essentiellement consultatives.
Un bilan statistique décevant
Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les résultats de la SAARC soient minces.
Si l’on s’en tient au commerce enregistré, les échanges intra-régionaux ne représentaient
en 1992 qu’environ 3 % de l’ensemble (Hossain 1995). Alors que, en 1951, c’est-à-dire
quatre ans après la Partition, les échanges avec l’Inde représentaient encore 24 % des
exportations du Pakistan et 13 % de ses importations (Boquérat 1996a), ils se sont ré-
duits considérablement du fait des restrictions imposées par le Pakistan. La SAARC n’a
ni freiné cette chute ni réduit les discriminations commerciales. En fait elle n’a, pendant
ses dix premières années, apporté de changement ni dans les tarifs ni dans les échanges.
De même les investissements sont peu importants à l’intérieur de la zone ; 13,7 % seu-
lement des
joint ventures
indiennes à l’étranger sont en Asie du Sud (Boquérat 1996a).
Si en revanche l’Inde privilégie nettement l’Asie du Sud dans l’allocation de son aide fi-
nancière, ce n’est pas à la SAARC que le Bhoutan, le Népal et le Bangladesh doivent d’être
les trois premiers bénéficiaires de cette aide (Roy 1995). Cette remarque vaut en fait
pour l’ensemble des relations économiques et diplomatiques de l’Inde avec ses voisins :
en l’absence de la SAARC, elles n’auraient probablement pas été différentes.
C’était probablement inévitable car la SAARC réunit tous les handicaps qui ont fait
naître (par refus du présent) et échouer (par la revanche du réel) des dizaines de projets
d’intégration économique :
- c’est une union de pays pauvres, où 20 % de la population mondiale ne détiennent
que 2 % du PIB mondial et où la croissance des échanges se heurte à l’absence de pou-
voir d’achat ;
- c’est un ensemble de pays non compétitifs, dont les exportations ne représentent que
0,8 % des exportations mondiales, et de pays relativement fermés puisqu’ils ne font que
1,3 % des importations mondiales (Hossain 1995) ;
- leurs exportations les plus significatives (thé, jute, textile) sont plus concurrentes que
complémentaires ;
- le thème d’une intégration régionale n’y est pas né d’une projection de tendances
économiques ou politiques mais d’une peur de la désagrégation et des conflits ; il est ra-
tionalisé par des emprunts à une théorie (ou une vogue) si générale qu’elle multiplie les
projets concurrents et incite chaque pays à la “ polygamie ” régionale3.
2La stratégie de l'Inde n'est pas une exception chez les pays dominants. L'Afrique du Sud a longtemps, y
compris dans les premiers mois qui ont suivi la fin de l'apartheid, freiné l'institutionnalisation et la multilaté-
ralisation des relations avec les pays d'Afrique australe et n'a montré qu'un intérêt modéré pour la SADC à
ses débuts.
3En particulier le Pakistan serait tenté de multiplier les liens avec les pays du Golfe. Il appartient avec l'Iran
et la Turquie, depuis 1985, à l'OCE (Organisation de coopération économique), réactivation de l'Economic
Development Cooperation. Le Sri Lanka été tenté par l'ASEAN (qui ne l'a pas accepté). Les petits pays, no-
tamment le Népal, aimeraient diversifier leurs partenaires par des flux enregistrés ou non enregistrés. L'In-
de pense à l'IORI, à l'ASEAN, aux autres pays asiatiques et à la libéralisation tous azimuts. Même le Ban-
gladesh, qui a été à l'origine de la SAARC avec des objectifs précis (modérer les tensions entre ses deux grands
partenaires et retirer les gains économiques d'une union dont on estime qu'il serait le principal bénéficiaire),
n'en a pas moins des relations importantes avec d'autres pays d'Asie.
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