L’espèce : à chacun sa définition ?
Alex Clamens et Louis Allano
L’espèce constitue l’une des échelles d’étude de la biodiversité avec le gène
et l’écosystème. Premier niveau de la systématique dans les classifications
non cladistiques, l’espèce paraît pourvue d’un statut particulier dans l’arbre
du vivant. Ainsi les papous distinguent 136 espèces d’oiseaux sur leur île, là
l’évolutionniste Ernst Mayr (1904-2005) en a décrit 137 en utilisant les
critères rigoureux de l’ornithologue qu’il était. Cette correspondance entre
dénomination populaire et scientifique n’existe plus quand on s’intéresse à
des niveaux taxinomiques supérieurs à l’espèce. L’espèce peut ainsi appa-
raître comme un concept naturel. Pourtant, Jerry A. Coyne et H. Allen Orr,
dans un ouvrage de 2004, rapportent en avoir trouvé plus de 25 définitions
dans la littérature biologique. Alors l’espèce est-elle réellement un concept
naturel évident pour l’observateur de la nature, ou une construction discu-
table de l’esprit humain ? A l’heure les nouveaux programmes des classes
de Terminale scientifique réintroduisent une étude des mécanismes de l’évo-
lution biologique, en particulier la spéciation et la notion d’espèce, nous pro-
posons un point de vue argumenté permettant d’alimenter cette discussion.
Historiquement, l’espèce fut définie par la morphologie : on regroupait dans
la même espèce des individus qui se ressemblent. Comme cette définition
est fondée sur la description d’un individu de référence conservé en
muum, un type, elle est qualife de typologique. Ignorant le polymorphisme,
relevant donc d’une conception fixiste du vivant, c’est-à-dire non évolutionniste,
elle présente d’évidentes limites comme les dimorphismes sexuels, la variation géo-
graphique ou les espèces jumelles (voir encart 1). A partir de la seule description
morphologique, Carl Von Linné, créateur de la nomenclature binominale, avait ain-
si attribué les canards colverts mâle et femelle à des espèces distinctes sous les noms
d’Anas boschas et Anas platyrhynchos. Une étape importante dans la définition de
l’espèce fut franchie aux XVIIeet XVIIIesiècle avec l’introduction de l’interfécon-
dité et de l’isolement reproducteur comme critère de définition. Ainsi, John Ray
(1627-1705) définit-il une espèce comme « l’ensemble de tous les variants qui sont
potentiellement les rejetons des mes parents » et Buffon (1707-1788) comme
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ÜMots clés : isolement reproducteur, populations, hybridation, pool de gènes, niche écologique,
sympatrie, allopatrie, compétition, pression de sélection, radiation, effet Wallace, distance génétique,
innovations génétiques, conjugaison bactérienne, dérive génétique, spéciation, pollinisation
gAlex Clamens : enseignant de sciences de la vie et de la Terre en classe préparatoire BCPST au
lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand
Louis Allano : enseignant de sciences de la vie et de la Terre en classe préparatoire BCPST au
Chateaubriand de Rennes
Évolution
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«une succession constante dindividus similaires qui peuvent se reproduire
ensemble ». Cette définition biologique de l’espèce est celle qui a cours aujourd’hui,
et la formalisation historiquement la plus utilisée en revient à Ernst Mayr (1942,
1974) : « Les espèces sont des groupes de populations naturelles capables d’inter-
croisement et qui sont reproductivement isolés d’autres groupes semblables ».
Cette définition présente aussi des limites, comme les cas bien documentés d’hybri-
dation, en particulier chez les végétaux mais aussi chez les animaux, comme le
montre l’exemple sur les milans (fig. 1).
1. Milan noir (Milvus migrans, photo du haut à gauche), Milan royal (Milvus milvus, en haut à
droite) et hybride entre les deux espèces (photo du bas)
Photographies de Jean-François Carrias (Milan royal)
et Romain Riols (Milan noir et hybride), tous droits réservés
Mais ces cas sont suffisamment limités dans la nature pour que les deux entités
définies comme espèces gardent leur individualité au cours du temps, ce qui ne
remet pas en cause les limites de ces espèces (le sujet du CAPES 2012 propose un
exemple utilisable en classe avec le cas des perdrix du genre Alectoris dans le bas-
sin méditerranéen). Les hybridations obtenues en captivité, comme les tigrons entre
lion et tigre, ou en culture, ne doivent quant à elles pas être prises en considération
car elles ne surviennent jamais dans la nature, et c’est pourquoi Guillaume Lecointre
(2008) a introduit dans sa définition de l’espèce que l’isolement reproducteur doit
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être constaté « dans un milieu non perturbé ». Enfin, on peut se demander si elle
s’applique aux bactéries et aux archées. Dans ces clades, prolifération (par division
clonale) et sexualité (par conjugaison) sont toujours séparées. Cette séparation exis-
te aussi chez certains eucaryotes, comme chez les paramécies ou les spirogyres,
mais lors des conjugaisons bactériennes il y a transfert orienté (ce n’est pas le cas
des paramécies) et en général d’une partie du génome (c’est la totalité chez la spy-
rogyre) depuis une cellule donneuse (F+ ou Hfr) vers une cellule receveuse (F-),
Nous reviendrons sur le cas des non eucaryotes à la fin de ce texte.
Définir l’espèce par l’isolement reproducteur présente un avantage pratique évi-
dent : cela permet théoriquement de tester le statut spécifique d’un ensemble d’être
vivants. L’isolement reproducteur permet également d’attribuer une propriété géné-
tique à l’espèce : n’échangeant de gènes qu’entre eux, les individus appartenant à la
même espèce constituent un pool de gènes, tout au moins chez les eucaryotes. Nous
reviendrons plus loin sur ce caractère. Mais on peut aussi associer à l’espèce une
propriété écologique. L’observateur attentif de la nature constate en effet en perma-
nence que les entités qualifiées d’espèces ne se répartissent pas au hasard. Ainsi,
dans les milieux méditerranéens en mosaïque, les travaux de Jacques Blondel
(1995) montrent que chaque stade de la végétation dans les successions écologiques
conduisant de la pelouse à la forêt, caractérisé par une hauteur moyenne des
arbustes, abrite une espèce particulière de fauvette du genre Sylvia (fauvettes à
lunettes, pitchou, mélanocéphale, passerinette, orphée et à tête noire selon la hauteur
croissante de la couverture végétale). De même, si l’on étudie les différentes
espèces de mésanges européennes de l’ancien genre Parus (charbonnière, bleue,
nonnette, boréale, huppée et noire), on se rend compte qu’elles diffèrent par le type
de forêt exploité (conifères versus feuillus), mais également, quand elles cohabitent
dans le même environnement, par la nature du support de recherche alimentaire (sol,
buissons, arbres) ou les parties de l’arbre utilisées. Ce type d’observations a conduit
Ernst Mayr à modifier en 1982 (1989 pour l’édition française) sa définition de l’es-
pèce en ces termes : « Une espèce est une communauté reproductive de populations,
reproductivement isolée d’autres communautés et qui occupe une niche particulière
dans la nature » (voir encart 2 pour la définition de la niche écologique). Cette réfé-
rence à l’écologie, rarement rapportée dans la littérature, avait pourtant été énoncée
avant lui par Leigh Van Valen (1976) qui associait l’espèce à une zone adaptative et
faisait des espèces des lignées indépendantes d’évolution. On retrouve cette idée
chez Sewall Wright (1982) qui plaçait les espèces aux sommets de pics dans le pay-
sage adaptatif, chaque pic correspondant à une niche écologique. Les observations
rapportées plus haut sur les fauvettes et les mésanges argumentent cette définition
car elles suggèrent que des espèces, phylogénétiquement voisines, qui cohabitent
dans un même milieu, occupent des niches au moins partiellement disjointes. Les
déplacements de caractère en sympatrie (voir encart 3), ou les introductions d’es-
pèces qui se traduisent par l’élimination d’une espèce autochtone par l’allochtone,
suggèrent que deux espèces ne peuvent cohabiter durablement dans la même niche,
et que si c’est le cas, l’une élimine l’autre par des processus de compétition. Ainsi,
une partie des extinctions survenues au Pléistocène en Amérique du nord et en
Amérique du sud suite à l’assèchement de l’isthme de Panama, découla de la mise en
contact de deux faunes de mammifères qui avaient évolué séparément, et qui com-
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portaient des représentants occupant des niches identiques, ou tout au moins voi-
sines. De même, l’homme a-t-il contribué à l’extinction ou à la régression de plu-
sieurs espèces en introduisant des espèces qui occupent la même niche. Ce fut le cas
avec le chien en Australie qui, revenu à l’état sauvage, a donné le dingo, en partie à
l’origine de la disparition du thylacine ou loup marsupial, et avec l’écureuil gris nord-
américain qui élimine l’écureuil roux en Grande-Bretagne. Les expériences de défau-
nation d’arthropodes menées par Daniel Simberloff et Edward Wilson (1970, voir
dans Blondel 1995 ou Allano & Clamens 2010) sur des îlots de Floride, en montrant
que chaque îlot retrouvait par la suite, par recolonisation naturelle, un nombre d’es-
pèces d’arthropodes voisins de celui avant défaunation, vont dans le même sens :
dans une aire géographique donnée, le nombre de niches semble à peu près fixé, et
une niche n’accueille donc qu’une espèce, par contre, la nature des espèces qui occu-
pent chaque niche reflète le hasard des processus évolutifs et de colonisation. Les
convergences de faune entre l’Europe et l’Afrique dune part, et les Amériques
d’autre part, illustrent bien ce dernier aspect : pangolins africains et tatous américains
occupent par exemple des niches similaires, alors que leurs ressemblances, morpho-
logique et écologique, ne résultent pas de l’héritage d’un ancêtre commun mais de
pressions de sélection similaires. Il en est de même chez les oiseaux pour les colibris
américains et les souimangas d’Afrique, d’Eurasie et d’Australie. Enfin, les radia-
tions qui succèdent aux grandes périodes d’extinction, comme la crise Permien-Trias
ou la crise Crétacé-Tertiaire, peuvent être interprétées comme la conquête, par les
descendants des espèces survivantes, de niches écologiques brutalement laissées
vides. Ce fut sans doute le cas après la crise Crétacé-Tertiaire, lorsque les mammi-
fères et les dinosaures pourvus de plumes (les oiseaux) profitèrent des niches laissées
vides par l’extinction des autres dinosaures. Mais peut-on établir un lien entre l’oc-
cupation d’une niche écologique et l’isolement reproducteur ?
Sur le continent américain, le genre Gilia (angiospermes de la famille des polé-
moniacées) comporte plusieurs espèces dans les zones tempérées et tropicales. Un
certain nombre de ces espèces sont sympatriques, elles peuvent donc potentielle-
ment se polliniser réciproquement, c’est-à-dire que le pollen d’une espèce peut par-
venir sur les stigmates d’une fleur d’une autre espèce. D’autres espèces, par contre,
sont strictement allopatriques, et toute pollinisation croisée est donc impossible
dans la nature. En réalisant artificiellement des pollinisations croisées entre des
espèces sympatriques de ce genre Gilia d’une part, et entre des espèces allopatriques
d’autre part, Verne Grant (1966, voir dans Briggs & Walters 1997) a montré que
l’isolement reproducteur n’existe qu’entre les espèces sympatriques dont les croise-
ments ne donnent pas, ou très peu, de graines, alors que les croisements entre
espèces allopatriques donnent toujours des graines. Ce résultat, bien connu des bio-
logistes sous le nom d’effet Wallace, suggère que l’isolement reproducteur entre
espèces, critère de la définition biologique, n’existe que lorsque les espèces qui le
pratiquent sont en contact. Si la probabilité d’hybridation est nulle, ces mécanismes
n’existent pas ou sont moins efficaces que si la probabilité est non nulle. On peut
donc considérer qu’ils ont été retenus par la sélection. Une situation comparable
existe chez les basidiomycètes, la relation entre isolement reproducteur et dis-
tance génétique diffère notablement entre les situations d’allopatrie et de sympatrie
(Le Gac & Giraud 2008). En allopatrie, l’isolement n’est pas complet lorsqu’il est
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testé expérimentalement entre espèces proches tandis que les mêmes tests montrent
qu’il est total en sympatrie.
L’isolement reproducteur constitue donc un trait d’histoire naturelle comme un
autre, soumis à la sélection naturelle, et sa présence résulte d’une balance coût / béné-
fice. Ce constat peut être rapproché des résultats obtenus par Jerry A. Coyne et H.
Allen Orr (1997, voir dans Danchin et al. 2005) en comparant 119 paires d’espèces
proches de drosophiles. Leurs résultats montrent qu’en allopatrie l’isolement postzy-
gotique et l’isolement prézygotique évoluent de la même manière. Ils apparaissent
aléatoirement dans les populations et se fixent sans que l’un ou l’autre ne soit favori-
sé. Par contre, en sympatrie, les mécanismes d’isolement prézygotique se mettent en
place plus rapidement, et sont donc favorisés par la sélection naturelle. Ceci peut se
comprendre en termes sélectifs car leurs coûts énergétiques sont plus faibles que ceux
de l’isolement postzygotique. Chez les animaux, ils évitent par exemple tous les pro-
cessus de développement embryonnaire, et chez les spermaphytes ceux liés à la for-
mation de graines, toujours riches en réserves. La sélection observée chez les basidio-
mycètes concerne également descanismes prézygotiques.
Ces résultats suggèrent que l’isolement reproducteur n’est associé à la divergen-
ce que si les espèces ont la possibilité d’échanger des gènes. Ils permettent donc
d’argumenter la démarche qui consiste à caractériser une espèce à la fois pas sa
niche écologique et par l’isolement reproducteur. Comme l’écrivait Ernst Mayr
(1989, voir aussi Allano & Clamens 2010), on peut comprendre cette dualité dans la
définition comme les deux faces de la même pièce. En effet, une démarche classique
en écologie, ou en biologie des organismes, consiste à montrer qu’une espèce est
adaptée à son milieu, et donc qu’elle exploite une niche particulière. Cette adapta-
tion est réalisée grâce à un assemblage de caractères phénotypiques qui sont généti-
quement déterminés. Une espèce peut donc exploiter une niche, ou être adaptée à
son milieu ce qui est une manière plus vague de dire la même chose, grâce à l’as-
sortiment de gènes qui la caractérise. On peut alors établir une corrélation entre iso-
lement reproducteur et coexistence entre espèces proches et poser la question de la
relation causale sous-jacente. En protégeant un assortiment vis-à-vis des gènes
d’autres espèces dont l’introduction perturberait l’efficacité d’exploitation de la
niche, l’isolement représente un bénéfice reproducteur dans la mesure où il permet
de laisser plus de descendants « fonctionnels ». Il est donc sélectionné. Mais, cela ne
préjuge pas de l’établissement initial de cet isolement. Celui-ci peut en effet résulter
d’innovations génétiques préalables, affectant par exemple le développement, mais
aussi de l’adaptation à des conditions écologiques locales.
Cet isolement, qui peut certes être fixé de manière aléatoire comme pour les sou-
ris robertsoniennes de l’île de Madère (voir encart 4), pourra donc aussi résulter
d’une pression de sélection en sa faveur, et cette pression résulte de la confrontation
avec des espèces sympatriques exploitant une niche écologique voisine. Cette façon
d’aborder sur un plan plus « fonctionnel » la notion d’espèce permet également
d’éliminer de la biologie toute conception hiérarchique du processus d’adaptation ;
conception manifestée par des expressions telles que « l’espèce A est mieux adaptée
à son milieu que l’espèce B ». On voit en effet combien cette posture est vaine, si
l’on retient la relation étroite « une espèce - une niche ».
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