8. Monstres du sexe

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8. Monstres du sexe
Les gargouilles du genre
On était allé au château de Pierrefonds, château gothique comme vous savez.
Madame *** était dans un groupe de dix ou douze personnes parmi lesquelles
le maréchal X… Elle demanda ce que c’était qu’un grand lézard
sculpté qui sortait du toit. On lui répondit que c’était une gargouille.
« Qu’est-ce qu’une gargouille ?
– C’est un conduit pour rejeter les eaux du toit.
– Comment ! tant de sculptures pour un conduit ?
Mais ce conduit-là doit coûter bien cher ?
– J’en sais de plus chers », dit à haute et intelligible voix le maréchal X…
Mérimée, Lettres à M. Panizzi1
Dans une lettre à son ami Sir Anthony Panizzi, Prosper Mérimée, inspecteur des
monuments historiques, raconte la visite guidée du nouveau château « médiéval »
de Pierrefonds, le 23 octobre 1861, en compagnie du roi de Prusse : au détour de
cette anecdote, la gargouille est assimilée au genre féminin et, plus précisément, à ses
organes génitaux. L’allusion grivoise que les canalisations alambiquées de Viollet-leDuc inspirent au maréchal renvoie à ce dicton misogyne : « La femme est un petit trou
très cher2.» Madame ***, incapable d’identifier une gargouille, ne s’y reconnaît pas
elle-même. Sa naïveté est bien pardonnable dans l’univers exclusivement masculin
qui est celui du renouveau gothique au milieu du xixe siècle, investi par la clique
de restaurateurs, archéologues et amateurs de monstres que nous avons vus défiler
dans les chapitres précédents. Le genre du sujet néogothique va cependant évoluer
au cours des décennies suivantes. À la fin du siècle, les femmes font leur apparition
parmi les gargouilles de Notre-Dame, dont elles sont à la fois les spectatrices fascinées
et les sœurs difformes et dangereuses.
Une gravure sur bois de Georges Stein représente une femme, sanglée dans un
corset et coiffée d’un chapeau à larges bords, qui se tient sur la balustrade ouest à
la base de la tour nord, d’où l’on distingue la tour Saint-Jacques (fig. 234). Elle est
escortée par un monsieur en chapeau haut de forme qui regarde le paysage à travers
des lunettes d’opéra. En 1879, un touriste italien, Edmondo de Amicis, monte en
galante compagnie au sommet des tours pour voir « le monstre » : non pas la statue
du Stryge, mais « la ville monstrueuse » et féminine qui se donne en spectacle aux
femmes aussi bien qu’aux hommes. Paris est une femme3. Le monstre vorace se repaît
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Chapitre huit
234. Georges Stein, Femme et homme sur la grande galerie de Notre-Dame, années 1890. Eau-forte. BNF.
d’un tableau qui n’est plus réservé au seul regard masculin du flâneur. La cathédrale
restaurée et sa cohorte de gargouilles s’inscrivent dans le contexte de la métropole
haussmannienne qui fascine tant les écrivains, de Baudelaire à Benjamin. La vitrine
du grand magasin et le musée de cire y attirent des regards d’un genre nouveau. La
figure proprement masculine du flâneur avait étrenné la balustrade de Notre-Dame ;
désormais, les femmes contribuent à la culture de masse qui présente et commercialise
Paris comme « simple image », pour reprendre la formule de T.J. Clark4. Depuis
l’époque où la belle Esméralda avait trouvé refuge sur l’une des tours, le Stryge
libidineux n’a pas connu telle présence féminine. Les artistes et les illustrateurs de
cette époque en profitent pour faire des gargouilles les emblèmes du regard phallique.
Mais les chimères de la cathédrale s’apprêtent à une métamorphose plus remarquable
encore : elles sont assimilées aux dangereux mystères de la sexualité féminine.
La plupart des guides de Paris et, notamment, les multiples éditions du Baedeker
invitent les touristes à gravir les 380 marches de la tour sud pour jouir d’un panorama
qui, du moins avant que la tour Eiffel ne l’éclipse en 1889, est considéré comme l’un
des plus beaux de la capitale. Les médecins auraient sans doute déconseillé aux faibles
femmes, étouffées dans leurs corsets, d’entreprendre une telle ascension. Pourtant, elles
seront plusieurs à se risquer au moins jusqu’à la balustrade, en particulier à la fin du
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235. Georges Stein, Femme et chimères, années 1890. Eau-forte. BNF.
siècle, quand elles commencent à s’émanciper. Les femmes ne sont plus simplement
des petites choses agréables à l’œil, mais des spectatrices qui se pâment aussi bien
devant les vitrines des grands magasins que devant des spectacles plus troublants. Le
Baedeker mentionne un autre site touristique dont les femmes raffolent : la morgue.
Peut-être le couple représenté ici l’a-t-il visitée juste avant de monter à la balustrade.
Ouverte au public en 1864, la même année que Notre-Dame qu’elle côtoie sur
le quai de l’Archevêché, la morgue est « l’une des attractions parisiennes les plus
populaires ». Dans les années calmes de la Troisième République, quand les émeutes
de la Commune ne sont plus qu’un mauvais souvenir, les Parisiens s’y rendent en
masse. La morgue est ouverte sept jours sur sept, de l’aube au crépuscule, et chaque
jour 40 000 visiteurs font la queue pour voir les victimes de meurtres, les suicidés
et les prostituées repêchés de la Seine, alignés sur des tables de marbre derrière les
vitrines de la « salle d’exposition5 ». Aux premières loges de ce spectacle macabre, les
chimères assistent depuis toujours au ballet des agonisants et des cadavres dans cette
grande usine mortuaire qu’est l’Hôtel-Dieu.
Un autre cliché de la balustrade nous montre une femme seule au milieu des
gargouilles.Toute de noir vêtue, le visage caché sous une voilette suggérant le veuvage
ou du moins le deuil, elle est flanquée de trois chimères dont la plus grande est le
démon à barbiche, incarnation du pouvoir phallique et de la virilité (fig. 235). Il ne
peut cependant s’agir d’une flâneuse, figure inconcevable à une époque où prévaut
l’inégalité entre les sexes. La femme du xixe siècle est l’objet des regards plutôt que
leur sujet6. Dans les années 1890, au moment de cette photographie, la femme a le
statut de figurante dans le spectacle d’horreur gothique. Victime consentante des
vampires, elle est elle-même une séductrice vampirique. À la différence des hommes,
fièrement campés dans cette ménagerie infernale, cette femme semble écrasée par
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les signes masculins qui l’entourent. Si elle détourne son regard, ce n’est pas pour
contempler la ville, mais parce qu’en tant que monstre la femme ne peut se regarder
elle-même. Freud a comparé la tête de Méduse à « un organe génital féminin ».
Soumis à son pouvoir conjuratoire, le spectateur se raidit et affirme ainsi son identité
masculine : « Il a encore un pénis, il s’en assure par sa rigidification7.» En cette fin de
siècle, la mise en scène de la monstruosité ne permet pas aux femmes de dompter les
chimères comme le font les hommes. Le regard perdu dans le lointain, la visiteuse du
démon à barbiche semble inconsciente de l’horreur qui se dresse autour d’elle sous
la forme des statues. Au loin, on aperçoit la tour Eiffel, autre grand symbole phallique
du pouvoir, du progrès et de l’industrialisation. Le personnage féminin, renvoyé à un
passé médiéval, contemple une modernité phallique qui lui est à jamais inaccessible.
L’interprétation que je propose ici peut sembler abracadabrante ; elle le sera moins
quand, au terme de ce chapitre, nous aurons retracé l’étonnante métamorphose
de la cathédrale et de ses monstres à la fin du xixe siècle. Dès lors que son genre
essentialisé est donné en spectacle, la femme devient la vierge, la cathédrale, NotreDame elle-même, dont elle est aussi la chimère, le monstre et la gargouille.
I. L’amour chez les gargouilles
Une autre figure féminine apparaît parmi les chimères de Notre-Dame dans un
tableau d’Édouard de Beaumont (1821-1888), Où diable l’amour va-t-il se nicher !
Évoquant « la foule [qui] se presse curieusement » pour voir ce deuxième prix
du Salon de 1873, Jules Adeline témoigne du succès qu’a rencontré ce tableau
et il en salue l’audace : l’amoureuse, « dont le corsage vert pomme agréablement
décolleté jetait sa note vive et claire parmi les tons gris des sculptures de pierre8 »,
fait contraste avec ce symbole maléfique qu’est le Stryge. La même année, le graveur
Léon Gaucherel, qui a travaillé pour Viollet-le-Duc et fréquentait Charles Méryon,
reproduit ce tableau dans une publication hebdomadaire intitulée Paris à l’eau-forte :
Actualité – curiosité – fantaisie (fig. 236). La chimère y est présentée comme une sorte
de protecteur démoniaque du couple : « L’amour va se nicher un peu partout, et
même sur le balcon d’une très vieille tour, derrière un diable, un grand diable de
pierre qui, les pommettes entre ses larges mains diaboliques, tire diaboliquement,
pour les amants cachés, sa langue infernale à la ville neuve […]. Les amants, au
printemps, aiment les vieilles tours, tout comme l’hirondelle chantée par Victor
Hugo. Aimez-vous, jeunes gens, adorez-vous, échangez de doux aveux.» La Galerie
contemporaine publie en 1884 une photographie de ce tableau dont la composition
est « heureuse et entièrement nouvelle9 ».
Cette image n’a pourtant rien de nouveau. Beaumont connaît bien le potentiel
érotique et pseudo-médiéval de la balustrade : il a déjà illustré en 1845 Le Diable
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236. Léon Gaucherel,
Où diable l’amour va-t-il se nicher !
Gravure d’après un tableau
d’Édouard de Beaumont exposé au Salon
de 1873, in Paris à l’eau-forte, 2,
novembre-décembre 1873, p. 72. BNF.
amoureux de Jacques Cazotte ainsi que la superbe édition Perrotin de Notre-Dame
de Paris de Victor Hugo, premier roman à avoir exploité ce décor romantique. Le
tableau qu’il expose au Salon ne fait d’ailleurs que reprendre la photographie prise
par Charles Nègre en 1853, dont il imite les moindres détails, comme la lumière
qui éclaire la gargouille en saillie et les joints verticaux de la maçonnerie qui
soutient le démon (fig. 215). Manifestement, le peintre ne s’est même pas donné la
peine de monter à la tour de Notre-Dame puisqu’il reproduit les immeubles qui
apparaissaient en arrière-plan sur la photographie de Nègre et qui ont été démolis
avant 1866 (voir fig. 215). La photographie se substitue ainsi à l’expérience et sert à
la marchandisation de l’art, recouvert d’un vernis de « nouveauté » qui reproduit une
œuvre précédente. Outre les trois oiseaux qui planent au-dessous de la gargouille
(empruntés à Méryon), le seul véritable apport du peintre à la photographie de
Nègre est le couple d’amoureux.
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