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Chapitre huit
les signes masculins qui l’entourent. Si elle détourne son regard, ce n’est pas pour
contempler la ville, mais parce qu’en tant que monstre la femme ne peut se regarder
elle-même. Freud a comparé la tête de Méduse à « un organe génital féminin ».
Soumis à son pouvoir conjuratoire, le spectateur se raidit et a rme ainsi son identité
masculine : « Il a encore un pénis, il s’en assure par sa rigidi cation7. » En cette n de
siècle, la mise en scène de la monstruosité ne permet pas aux femmes de dompter les
chimères comme le font les hommes. Le regard perdu dans le lointain, la visiteuse du
démon à barbiche semble inconsciente de l’horreur qui se dresse autour d’elle sous
la forme des statues. Au loin, on aperçoit la tour Ei el, autre grand symbole phallique
du pouvoir, du progrès et de l’industrialisation. Le personnage féminin, renvoyé à un
passé médiéval, contemple une modernité phallique qui lui est à jamais inaccessible.
L’interprétation que je propose ici peut sembler abracadabrante ; elle le sera moins
quand, au terme de ce chapitre, nous aurons retracé l’étonnante métamorphose
de la cathédrale et de ses monstres à la n du e siècle. Dès lors que son genre
essentialisé est donné en spectacle, la femme devient la vierge, la cathédrale, Notre-
Dame elle-même, dont elle est aussi la chimère, le monstre et la gargouille.
I. L’amour chez les gargouilles
Une autre gure féminine apparaît parmi les chimères de Notre-Dame dans un
tableau d’Édouard de Beaumont (1821-1888), Où diable l’amour va-t-il se nicher !
Évoquant « la foule [qui] se presse curieusement » pour voir ce deuxième prix
du Salon de 1873, Jules Adeline témoigne du succès qu’a rencontré ce tableau
et il en salue l’audace : l’amoureuse, « dont le corsage vert pomme agréablement
décolleté jetait sa note vive et claire parmi les tons gris des sculptures de pierre8 »,
fait contraste avec ce symbole malé que qu’est le Stryge. La même année, le graveur
Léon Gaucherel, qui a travaillé pour Viollet-le-Duc et fréquentait Charles Méryon,
reproduit ce tableau dans une publication hebdomadaire intitulée Paris à l’eau-forte :
Actualité – curiosité – fantaisie ( g. 236). La chimère y est présentée comme une sorte
de protecteur démoniaque du couple : « L’amour va se nicher un peu partout, et
même sur le balcon d’une très vieille tour, derrière un diable, un grand diable de
pierre qui, les pommettes entre ses larges mains diaboliques, tire diaboliquement,
pour les amants cachés, sa langue infernale à la ville neuve […]. Les amants, au
printemps, aiment les vieilles tours, tout comme l’hirondelle chantée par Victor
Hugo. Aimez-vous, jeunes gens, adorez-vous, échangez de doux aveux. » La Galerie
contemporaine publie en 1884 une photographie de ce tableau dont la composition
est « heureuse et entièrement nouvelle9 ».
Cette image n’a pourtant rien de nouveau. Beaumont connaît bien le potentiel
érotique et pseudo-médiéval de la balustrade : il a déjà illustré en 1845 Le Diable