arborescence et altérité - Association Concert

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Braun 01/09/2007
ARBORESCENCE ET ALTÉRITÉ :
analyse du dialogue et esthétique relationnelle dans
“ Un Conte à Votre Façon ” de Raymond Queneau
Carol-Ann Braun
Séminaire de DEA de Professeur Jean-Pierre Ryngaert
L’Institut d’Études Théâtrales,
Sorbonne Nouvelle, Paris 3
Mai 2002
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… extrait du synopsis édité dans le Programme :
“ Un Conte à Votre Façon ” met en avant deux actants habituellement en retrait dans
le dispositif énonciatif théâtral : l’auteur, lui même projeté sur scène dans le rôle
d’un scripteur qui prend la parole, et qui se met à l’écoute d’un public - qu’il sous-tire
à son tour de sa complicité muette pour l’astreindre à devenir, lui aussi, acteur et
scripteur dès le premier énoncé …
… lever du rideau et entrée en scène :
Énoncé 1 : “ Désirez-vous connaître l’histoire des trois alertes petits pois ? ”
Le premier énoncé est une question. Qui la pose ? ou, plutôt, qui l’émet ? Un des “ actants ”
•
1
l’auteur, Raymond Queneau, communique avec nous “ en différé ”. Il n’est
présent qu’en tant que scripteur.
2
Pour qui se prend-il ?
•
ce scripteur a néanmoins un rôle, puisqu’il nous pose une question. On
pourrait dire alors qu’il se prend et se représente en tant que “ scripteurlocuteur ”
•
est-ce qu’il devient pour autant un personnage ? Oui, malgré son anonymité .
Il précise son identité par la façon dont il s’adresse à nous. Pour commencer,
il établit ses distances - et une certaine hiérarchie – en nous vous-voyant.
•
Rapport double. D’une part, en se souciant de nos “ désirs ”, ce “scripteurlocuteur ” se met explicitement à notre service. Au lieu de nous plonger
1
actant : “ tout individu qui se trouve à quelque titre impliqué dans le circuite communicationnel ”, .Catherine Kerbrat-Orecchioni, “ Pour une
approche pragmatique du dialogue théâtral ”, Pratiques no 41, Mars 1984, p 48
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directement dans un espace fictif, il nous demande si on veut bien y aller. En
même temps, il s’arroge le droit de nous déranger, de nous arracher de notre
passivité à son égard en nous imposant une question à laquelle nous ne
sommes pas à priori prêts.
Pour qui nous prend-il, ce “ scripteur-locuteur ” qui ne tient pas sa place ?
•
est ce que dans la chaîne de communication avec un scripteur , nous,
spectateurs, désirons quoi que ce soit ? Certes, on est en position d’attente
puis qu’on est là … mais l’expression “ désirez-vous ” semble légèrement
démesurée. Elle menace de mettre en dérision l’ensemble de l’échange : non
seulement elle ironise sur le rôle de l’auteur en tant que “ scripteur ”
performant, mais elle exagère l’importance de nos attentes.
•
la formalité du mot “ connaître ”, couplé avec le vous-voiement un peu
professoral, contraste aussi avec la suite : connaître l’histoire des trois alertes
petits pois… A priori, des histoires de petits pois nous laissent, actants adultes,
plutôt indifférents. Nous prend-il pour des gamins ?…
•
en fait le “ scripteur-locuteur ” nous ignore. Nous sommes des “ interlocuteurs
3
imaginaires ” que l’auteur a porté en lui lorsqu’il nous a adressé son texte, en
notre absence.
S’étant adressé dans un premier temps à une entité collective et théorique, l’auteur nous
demande – à nous, interlocuteurs réels, et par le biais de son “ scripteur-locuteur ” - de
confirmer l’intérêt de ses propos, et de valider l’image qu’il s’était fait de nous. Nous sommes,
comme le dirait Umberto Eco, ceux avec qui l’auteur doit coopérer pour exister : “ … un texte
postule son destinataire comme condition sine qua non de sa propre potentialité significatrice. ”
4
Nous sommes potentiellement des personnes intéressées par une histoire de petits pois.
Gérard Genette définit la relation esthétique comme une “ attention aspectuelle orientée vers
une appréciation ”.
5
Appréciation qui se manifeste dans le “ choix d’un objet ”, procédure qui
n’est pas “ investigatrice ” et donc pas du registre de la connaissance, mais plutôt
2
“ l’émetteur, au sens large du terme est triple : scripteur-personnage-acteur.. ”, Anne Ubersfeld, Lire Le théâtre 111, Le dialogue de theâtre,
Belin, 1996, p 9
3
Ubersfeld, op. cit, p 11. “ Pour qui est ce que l’auteur a écrit ? ce n’est pas le spectateur réel asssis sur les sièges du théâtre… c’est le spectateur
imaginaire qu’il s’est construit, pour lequel il a écrit… ”
4
Umberto Eco, Lector in Fabula, Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, traduit de l’italien par Myriem
Bouzaher, Editions Grasset & Fasquelle, 1985. p 64
5
Gérard Gennette, L’Œuvre de l’art, t 11 : La Relation esthétique, Le Seuil, coll. “ Poétique ”, 1997, p 19, cité par Jean-Marie Shaeffer, “ La
relation esthétique comme fait anthropologique “ , Critique, no.605, octobre 1997, p 693
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6
“ aspectuelle ”, visant à une appréciation d’une “ représentation ”. Ici, la poésie du scripteur
tient à un détail : ludique, Queneau caractérise ses petits pois comme étant “ alertes ”… Un
légume est par défaut inerte, et ce petit jeu de mots désintéressé devient ainsi source de
7
“ compréhension jouissante ” - faute de désir… Premier pas vers une co-opération d’ordre
esthétique ? Peut-être sommes nous prêts à nous identifier à ces petit pois hors norme…
sommes nous assez “ alertes ” pour bien réceptionner le texte ?
“ Nous ” voilà donc “ en situation ”… face à un point d’interrogation, et deux didascalies :
Énoncé 1bis ( ou 2 ?) “ Si ‘ oui ‘ allez à la case 4, si ‘ non ‘ allez à la case 2 ”
Anne Ubersfeld définit la totalité d’un énoncé comme située entre le moment où un locuteur a
commencé à parler et celui ou un autre locuteur prend la parole.
8
Sommes nous toujours
dans le premier énoncé ? Qui est “ le locuteur ” ici ?
•
toujours le “ scripteur ” et son double, le “ scripteur-locuteur ”.
•
mais sa représentation en tant que “ scripteur-locuteur ” n’est plus la même.
Elle n’a plus la prétention de créer le désir de fiction en nous. Le “ scripteurlocuteur ” s’est débarrassé de son ton professoral, pour enfiler le chapeau
d’un “ agent de la circulation locutoire. ”
•
peut-on lui attribuer alors un autre rôle, celui de “ scripteur-locuteur
didascalisant ” ? Le scripteur vient-il de se transformer en nouveau
personnage ?
En tout cas, on sent que le scripteur-locuteur s’est légèrement éloigné de son premier énoncé
pour se rapprocher de nous. Il fait plus que nous adresser la parole : il a l’ambition de nous faire
agir, de nous déplacer dans l’espace du texte.
Mais qui sommes-nous, maintenant qu’on nous projette définitivement sous les feux de la
rampe ?
6
Shaeffer, op. cit., p 697.
Hans Robert Jauss, cité par Laurence Allard : “ Dire la Réception, culture de masse, expérience esthétique et communication ”, Réseaux no 68
CNET, 1994, p 73 “ … compréhension jouissante, défini comme condition de la réflexion esthétique, comme plan primaire de l’expérience
esthétique. ”
8
Ubersfeld, op.cit., p 12
7
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•
faisons-nous abstraction de nous-même pour rentrer dans ce dialogue… ?
•
en partie, oui : tout comme l’auteur, nous sommes projetés dans l’altérité
explicite de l’espace scénique, et nous avons un “ rôle ”.
•
dans cette mesure là, nous sommes co-présents avec le “ scripteur-locuteur ”,
qui nous passe la plume. Nous passe-t-il aussi son chapeau de personnage
didascalisant ?
Flottant entre deux “ si ”, astreints à choisir entre un “ oui ” ou un “ non ”, nous avons l’occasion
de participer à la construction de la chaîne des énoncés. Mais nous ne les écrivons pas. Nous
ne faisons que choisir l’ordre des interventions. Dans cette mesure, nous avons effectivement
le chapeau “ d’agent de la circulation locutoire ”.
•
sommes nous devenus pour autant le même personnage ?
•
si oui, le dédoublement de rôles l’a rendu encore plus schizophrène. L’altérité
de ce personnage par rapport à l’auteur, déjà complexe, se trouve
intériorisée… en notre personne. À la fois acteur et spectateur de nos actions,
nous prenons notre propre main pour nous indiquer le prochain énoncé.
•
cela ne nous rend pas muets pour autant. Pour inverser la formule d’Anne
Ubersfeld, qui nous dit que “ tout énoncé théâtral n’a pas seulement un sens,
9
mais une action ” , dans ce contexte, “ toute action donne la parole ”. A nous
d’agir et ainsi de nous prononcer….
•
dans ce sens, nous devenons un émetteur à part entière - dans le rôle de
“ scripteur-spectacteur ”.
•
à chacun d’entre nous “ d’émettre ” à notre façon ?
Notre “ situation ” commence à ressembler à une galerie de miroirs, où le “ scripteur-locuteur ”
ainsi que le “ scripteur-spectacteur ” sont doublement dédoublés. Leurs projections imaginaires
respectives sont engagées dans un ping-pong très serré, intime, proche de l’état fusionnel.
Reste-t-il un espace propre à chacun ?
9
Ubersfeld, op. cit , p 8
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Énoncé 3. … (script “ blanc ”)
Troisième énoncé, donc, … nous “ scriptons ” :
•
nous murmurons à la fois “ oui ” et “ non ”, nous aventurons un “ peut-être ”….
•
Nous anticipons les deux possibilités futures, nous nous projetons dans deux
mondes, l’un avec petits pois, l’autre sans…
•
en suivant les indications du “ locuteur-scripteur-didascalisant ,” nous
survolons les deux alternatives que nous faisons semblant “ d’actualiser ”
10
sans nous y commettre pour de bon : comme pour un “ casting ”, nous
essayons les voix des petits pois ; nous revenons en arrière pour tester une
autre lecture, et voir si cette variante ne nous convient pas plus ...
•
nous envisageons d’ignorer les directives du “ scripteur-locuteurdidascalisant ”. Nous sommes tentés par la possibilité de dire “ non ” deux
fois, de nous affranchir de la logique de la fiction proposée, d’errer dans les
coulisses de l’espace de représentation…
•
le “ scripteur-locuteur ” suit notre doute, et notre attention flottante. Il tente de
capter notre attention. Il devient notre “ souffleur ”, nous chuchotant à l’oreille
d’autres points d’entrée …
Errance et vascillement à voix basse dans le temps du texte, à la fois “ hors champ ” et en
pleine friche de “ l’ inter-énoncé ”.
Terrain esthétique, ou non ? Anne Reboul insiste que “ le langage littéraire (romanesque ou
théâtral) ne doit pas être conçu comme constitutivement, i.e. sémiologiquement, différent du
langage ordinaire, mais doit être au contraire envisagé comme un emploi non ordinaire du
langage ordinaire, la différence se situant au niveau pragmatique, et non à ceux de la syntaxe
ou de la sémantique. ”
11
Nos paroles de “ scripteur-spectacteur ” ne sont donc pas a priori
inesthétiques. C’est bien l’architecture arborescente de Queneau qui cadre notre énoncé et lui
donne toutes ses qualités dramaturgiques.
Que pense le scripteur de ce jeu de positionnement devenu spectacle ? Raymond Queneau
10
Umberto Eco, op. cit., p 61 “ ..un texte représente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire. ”
Anne Reboul et Jacques Moeschler, Discours théâtral et analyse conversationnelle, Avant Propos : Analyses Linguistique et Littéraire du texte
théâtral, Cahier de Linguistique Française, no. 6, Université de Genève, 1985, p 3
11
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est en terrain familier, exploitant sans réserve “ la plus-value de sens introduite par le
destinataire ”
12
:
coup de projecteur sur un “ script blanc ”, qui puise sur un fond
•
“ encyclopédique ”
13
commun pour se vêtir de sens. Tel un concert de jazz où
chacun contribue sa portée “ à sa façon ” à partir d’un thème établi, Queneau
propose un texte “ … dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre
mécanisme génératif ; générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie
dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre – comme dans toute
stratégie. ”
14
“ un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner ”
•
15
, et Queneau met ainsi en
abîme son propre geste d’auteur, inscrit dans l’attente d’une actualisation. Il
“ met en scène ” aussi bien notre état d’attente que notre capacité
prévisionnelle – sans faire l’économie de la possibilité de non-collaboration via
le choix d’un “ oui ” ou d’un “ non ”.
Queneau nous offre une promenade inférentielle
16
à travers une arborescence dirigée et
déterminée par le texte. En quelque sorte, le “ scripteur-locuteur ” actualise ici la présence du
“ scripteur-spectacteur ” qui prend conscience des facettes qui caractérisent sa collaboration à
la représentation. Collaboration ouverte, nous permettant un “ geste libre et désinvolte ” pour
nous soustraire de la “ tyrannie – et du charme – du texte pour aller en trouver les issues
possibles dans le répertoire du déjà dit. ”
17
… les rideaux se ferment. Entracte.
Les critiques commencent à réagir :
Je ne comprends pas l’intérêt des petits pois.
Mais il ne s’agit pas de légumes ! ne savais-tu pas que Queneau
fréquentait des informaticiens ? il s’agit ici du “ poids ” de l’information traitée,
et du “ petit poids ” idéal pour faire passer un message sur une bande passante
limitée…
Tu veux un jus d’orange ?
J’ai lu quelque part que ce texte a été écrit pour l’ordinateur.
Non, les boissons ici sont toujours hors de prix.
Tu sais, ce conte me rappelle Craig quand il disait qu’un jour le public
s’affranchirait de sa passivité. Comment le dit-il ... voyons… un jour, le public
12
Eco, op. cit., page 63
Eco, , op. cit.,
14
Eco, op. cit., p 65
15
Eco, op. cit., p 63
16
Eco, op. cit., p 151
17
Eco, op. cit., p 151
13
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réclamera une pièce ‘sans acteurs, et finalement ils iraient si loin que ce
18
seraient eux, public, et non les directeurs qui réformeraient l’Art du Théâtre ‘ ?
Comment peux-tu citer cet anglais prétentieux et confus ? Cite Artaud
et ses “ dessous de l’espace théâtral ”… N’est-ce pas plus alléchant ? Que la
scène ne laisse aucune “ … place vide dans l’esprit ou la sensibilité du
spectateur ; … qu’entre la vie et le théâtre, on ne trouve plus de coupure
19
nette… ”
… effectivement, rien de nouveau dans ce Conte. Plutôt brechtien
comme propos, un théâtre fondé non pas sur lui-même mais sur ce qui lui est
20
extérieur : la place et la réflexion du spect-….
Attends attends... Il n’y a absolument rien de neuf dans tout ceci. Et
puis, soyons clairs, le texte de Queneau n’est pas véritablement “ ouvert ” notre cheminement est déjà tout tracé ! A quoi prétend-il en nous posant des
questions ?… il prétend nous poser des questions, quand il ne fait rien de la
sorte, puisque les conséquences de nos réponses (rien de plus qu’un oui ou
non…) sont pré-scriptée !
Ah, ça y est, ça recommence…
Tout à fait d’accord. Cette prétendue voix du scripteur reste unique
malgré les artifices de décentrement.
…fin d’entracte et lever du rideau. Entrée en scène :
Énoncé 4. “ Oui ” ou “ Non ”
Quatrième énoncé, donc : une affirmation ou une négation définitive de la part des “ scripteurspectacteurs. ” Mais quels sortes de “ scripteur-spectacteurs ” sommes-nous ? Aucune
didascalie cette fois pour guider notre expression. Un metteur en scène fait défaut ici, et
néanmoins nous devons nous prononcer.
Faute d’indications, nous pouvons au moins nous demander à qui nous nous adressons :
•
si nous disons oui, ou si nous disons non, nous répondons dans les deux cas
au “ locuteur-scripteur-didascalisant ” qui nous a indiqué qu’il faudrait aller soit
à la case 2 ou à la case 4.
•
est-il toujours présent pour écouter notre réponse ? Non, en tout cas, pas
comme le même personnage.
Si on répond “ Non ”, le “ locuteur-scripteur ” - sans sa casquette d’agent de la circulation nous offre une alternative. Si, suite à un second tour du manège, nous disons encore “ non ”, il
18
Edward Gordon Craig, De l’Art du Théâtre, Collection Penser le Théâtre, dirigée par Jean-Pierre Sarrazac, Préface de Monique Borie et
Georges Banu , Circé, Paris, 1999, p 92
19
Artaud, p 195 Théâtre de la Cruauté, Second Manifeste,
20
Bernard Dort, “ La Représentation Émancipée ”, Mélanges pour Jacques Scherer, Dramaturgies, Langages dramatiques, Libraire A.-G. Nizet,
Paris 1989, p 417
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nous propose une troisième possibilité. Si nous insistons dans notre refus, il prend l’initiative de
couper toute communication en annonçant : “ Dans ce cas le conte est terminé. ” La chaîne des
énoncés touche à sa fin.
Cette “ Fin ” de la chaîne semble abrupte, mais elle n’est pas définitive :
-
cette fin n’est qu’un grand silence dans le noir, sans tombée de rideau.
-
le dialogue s’est arrêté, mais pas son potentiel. Le scripteur nous donne la
possibilité de remonter sur scène, de re-plonger dans nos marmonnements
improvisés, et de décider de collaborer à nouveau dans l’élaboration d’un
parcours.
Continuons à faire abstraction des conditions matérielles de nos mouvements, pour analyser de
plus près les conséquences d’un autre choix, celui du “ oui ”. Dans ce second cas de figure, le
personnage didascalisant s’évapore aussi : notre “ Oui ” ne le concerne pas . Il ne nous
répond pas ; son “ toi ” s’échappe de notre “ moi ”. L’énoncé du “ scripteur-spectacteur ” que
nous sommes ne fait donc pas partie d’une “ chaîne ” proprement dite. Après avoir trouvé “ la
case 4 ”, notre personnage disparaît aussi, et le scripteur traditionnel reprend le dessus. Il nous
plonge directement dans une représentation du monde des trois alertes petits pois.
Énoncé 5 : “ Il y avait une fois trois petits pois vêtus de vert qui dormaient gentiment
dans leur cosse. Leur visage bien rond respirait par les trous de leurs narines et l’on
entendait leur ronflement doux et harmonieux. ”
Le scripteur a repris son poste traditionnel hors scène. Il s’est glissé dans la peau d’un
“ Conteur ” et ne nous adresse plus directement la parole. Il commence d’une manière tout à fait
traditionnelle et nous pensons que peut être, toute coquetterie mise à part, il nous a pris pour
des enfants après tout. Il est habile : en deux phrases nous avons une idée du lieu où se
trouvent les personnages (leur cosse), leur apparence (verte), leur action (ils dorment en
ronflant), leur nature (gentils), et l’ambiance sonore générale (douce et harmonieuse). Nous
sommes “ là ” avec eux, confortablement endormis entre les mains du scripteur.
Brusque réveil : coup de projecteur sur le “ scripteur-locuteur ” qui, sans préavis, monte sur
l’estrade et change le registre de la représentation:
Énoncé 6 : “ Préférez-vous une autre description ? ”
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Nous voilà embarqués encore une fois dans le terrain vague de “ l’inter-énoncé ”…
Cette fois-ci la question du “ scripteur-locuteur ” ne remet pas en cause notre premier choix,
mais seulement l’intervention du scripteur. Avec cette nouvelle variante “ Il y avait une fois trois
petits pois qui roulaient leur bosse sur les grands chemins… ” nous restons dans le monde des
pois, mais il est décrit différemment. Le scripteur met en exergue son pouvoir d’en faire qu’à sa
tête, une fois notre collaboration acquise.
L’arborescence qui suit ne fait que renforcer la réalisation de notre part du potentiel de duplicité
exercé par le scripteur. Il nous mène par le bout du nez, tout en sollicitant notre avis à chaque
carrefour :
-
entre la case 7 et 8, un rond-point sans issue si nous persistons dans nos
“ oui ”.
-
à la case 11, un petit clin d’œil à propos de notre “ dictionnaire de base ” - à
nous de tourner le dos à la fiction pour nous ressourcer auprès du Larousse et
apprendre la signification du mot “ ers ”, raison pour laquelle les petits pois
“ s’éveillent d’horreur ” après avoir ouvert leur gamelle.
-
les questions sont-elle mêmes perverses : “ Voulez-vous savoir pourquoi ils
s’éveillent d’horreur ou jugez-vous inutile d’approfondir la question ? ” Si l’on
juge qu’il est inutile d’approfondir la question, pourquoi choisir de continuer ?
ou plutôt, comment anticiper la nature de la suite quand elle a été formulée par
une négation ?
-
même les didascalies sont traîtres : à la case 13, le “ scripteur-locuteurdidascalisant ” nous retire la possibilité de choix en nous dirigeant dans les
deux cas vers la case 14. Indication doublement troublante puis qu’il s’agit de
savoir “ depuis quand ” un pois sait analyser les songes… L’expression nie
l’existence de toute date précise, puisque le pois en question n’a visiblement
jamais su analyser des songes…
-
les didascalies de la case 14 ne font que renforcer l’ironie des choix que
Queneau nous propose : dans les deux cas “ Il n’y a rien à voir ”… Dans le cas
du “ oui ” comme dans le cas du “ non ”, le scripteur nous mène à la case 15.
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-
à la case 16, le “ scripteur-locuteur ” change de registre en nous demandant si
sa proposition nous déplait. Tournure nouvelle, qui au lieu de se conformer à la
fuite en avant des “ désirs ”, “ volontés ” ou “ préférences ” de la chaîne des
énoncés, semble solliciter une véritable réaction de notre part. Celle-ci restera
dans le registre de “ l’énoncé blanc ”… théâtre d’ablutions que l’on fuit parce
qu’on se sent “ zyeuté ”, ou qui mène directement à la fin de l’histoire.
Belle série de manipulations. La ronde reprend si on a le courage de laisser le scripteur
continuer à jouer de la sorte avec nos anticipations. Car c’est bien de cela dont il s’agit dans ce
“ Conte ”, qui n’incarne à aucun moment un véritable espace de représentation “ à part
entière ”.….
-
les descriptions des actions des petits pois ne sont pas plus que des poses
caricaturales.
-
de même pour la conversation, simple exercice de style. D’une voix unie, ils
s’écrient “ Opopoï ” ; leur parole fait écho de leur apparence… Dans un
premier temps ils évoquent le passé (quel songe avons nous enfanté là) , puis
le présent (me voilà triste), puis le futur (mauvais présage). Le troisième petit
pois (le plus futé) propose une approche moins “ émotive ”, et promet une
analyse de la situation. Promesse qu’il retire par la suite (“ Votre ironie ne me
plait pas… vous en saurez rien. ”)
Les petits pois et leurs variantes n’ont pas d’épaisseur. Leur présence est la simple
instrumentalisation de la présence du scripteur - et son ironie à son propre égard fini par
garantir que, comme les petits pois moins futés, nous n’en savons rien non plus…
C’est donc dans l’arène de visages bien ronds que se confrontent les “ actants ” de ce Conte :
le scripteur, qui émet/secrète des hyper-liens charmants et feint de nous embarquer dans ses
songes, et nous - en réceptionnant l’arborescence proposée - qui nous réveillons pour nous
retrouver “ zyeutés ” de partout. L’acte de communiquer par le biais de la représentation se
trouve mis en abîme par le texte de Raymond Queneau.
Esthétique relationnelle ? Si oui, le champ de l’œuvre reste limité à l’altérité bi-polaire entre
l’émetteur et le récepteur. Il est clair que le “ oui ” et le “ non ” proposés par le scripteur
Raymond Queneau font référence à l’incontournable binarité informatique : soit “ 0 ” , soit “ 1 ” ;
soit “ on ” soit “ off ”.
“ Un Conte à Votre Façon ” confronte la binarité à l’altérité : soit “ oui ”
soit “ non ” trouve son écho dans le soit “ moi ” soit “ toi ”… Il faudra attendre les années 80
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pour des installations qui – grâce aux nouvelles technologies, qui dès leurs débuts ont été cooptés par des artistes – ouvrent l’activité du “ scripteur-spectacteur ” à un vaste réseau agissant
de concert. Néanmoins, le gant est jeté : l’ordinateur est devenu un actant dans le dispositif de
représentation/communication. Qui est donc ce nouveau “ personnage ” ?
Panne technique … les lumières dans la salle s’allument :
“ Ordinateurs ? quoi encore, dans notre art qui est déjà “ le plus encombré, le
moins libre en apparence, celui qui réclame le plus de préparations pour être
admis, le plus de mains pour être soulevé… un art qui n’en a jamais fini avec
21
l’opacité… ”
“ Nous voilà embarqués encore une fois dans les affres d’une vaste machinerie
invisible et mystifiante … face à une force anonyme derrière la scène, un “ urscripteur ” auquel l’auteur délègue sa prise de risque face à nous ..! ”
“ … un système qui prévoit tout – même un espace pour nos propres pensées ”
“ Industrialisme et cabotinage : la haine que nous leur portons nous unit tous ! ”
22
“ Pour moi, c’est l’émotion qui prime, l’émotion véhiculée par l’acteur. ”
“ Revenons aux choses tangibles, matérielles, sensuelles, les racines de notre
plaisir esthétique. Ne faites pas abstraction de la forme ! ”
…fin de panne. Excuses de la Régie :
Effectivement, l’esthétique de la communication ne peut pas faire abstraction
23
d’une “ stylistique ” , particulièrement à l’age du numérique où toute résistance
matérielle semble s’effondrer dans un magma de pixels. Précisément parce que
Raymond Queneau a conçu son dialogue dans le cadre d’un échange au moins
en partie informatisé, il est important de concrétiser l’apport de ce moyen de
communication - vite transformé en dispositif de lecture. On rejoint ici une
problématique qui englobe l’usage des nouvelles technologies : “ Il s’agit
toujours de savoir si les moyens d’expression doivent être considérés comme
un conçu ou un donné, c’est à dire finalement être envisagés du point de vue
24
de l’auteur ou du public. ” Basculons donc vers le public - et analysons en
quoi la “ stylistique ” influe sur le dialogue arboré… en présence d’actants nonhumains.
Entrée en scène :
L’inter- énoncé 3/4 :
21
Jacques Copeau, Registres 1, Appels, Pratiques du Théâtre, NRF, Gallimard, 1974, Paris,, p 40
ibid, p 122
23
Pierre Larthomas, Le Langage Dramatique, sa nature, ses procédés, Presses Universitaires de France, 1980, p 145
24
ibid, p 445
22
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Flottant entre le troisième et le quatrième énoncé, le “ scripteur-spectacteur ” s’apprête à se
prononcer, mais il ne sait pas comment. Faute de mise en scène, il cherche son interlocuteur.
Face à un “ non ”, le “ scripteur-locuteur-didascalisant ” - qui l’avait amené jusque là - s’éclipse.
Face au “ oui ” - mais seulement lorsque la case numéro 4 est atteinte - le scripteur se tient prêt
à l’embarquer dans un début de fiction. Dialogue troué dans les deux cas : la réplique cherche
son destinataire
25
en espérant y trouver la clé de sa forme.
Il s’avère maintenant que le destinataire de l’énoncé 4 est en fait un ordinateur. Ping-pong à
résonances multiples, avec un nouveau type d’actant, invisible. Un magicien ?
Qu’est-ce donc un programme informatique ?
-
C’est un ensemble de directives rédigées (pas nécessairement écrites par
l’auteur du spectacle ; un informaticien sans ambitions artistiques peut être l’auteur
du programme dans un langage particulier) autre que celui du langage littéraire du
spectacle.
-
Ces directives préexistent la représentation. Dans le cas d’un programme
informatique, le “ texte ” ne se manifeste qu’en réaction à une “ commande ” - que
son programme aura pu anticiper, et pour laquelle une réponse sera fournie.
-
Fonctionnement différent de celui de l’acteur, dont le talent est mesuré par sa
capacité de nous faire oublier qu’il ne fait que répéter un texte appris par cœur ?
Pierre Larthomas cerne bien la duplicité : “ ... le texte est écrit non seulement pour
être dit, mais encore.. pour donner l’impression qu’il n’a jamais été écrit . ”
26
Présence d’un acteur en chair et en os, dont la spontanéité est simulée… qui se
différencie d’un “ actant ” informatique dissimulé, qui a comme seule prétention
celle d’être “ présent ”…
En fin de compte, l’altérité spécifique au programme informatique - c’est-à-dire,l’anticipation
d’une réponse intégrée à l’énoncé sous la forme d’une “ commande ” - n’est pas si étranger au
fonctionnement du spectacle, qui repose aussi sur une charpente “ pré-scriptée ”.
25
Jean-Pierre Ryngaert, “ Le Destinataire flottant et la réponse à retardement dans le dialogue théâtral : note sur Usinage de Daniel Lemahieu ” ,
Mélanges de Langue et de Littérature Française Offerts à Pierre Larthomas, Collection de l’École Normale Supérieure de Jeunes filles, no.26,
Paris 1985, p 263
26
Larthomas, op. cit., p 21
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Reste la question de la “ présence ” : un homme n’est pas une machine. Zoom sur une jonction
très spécifique de l’ensemble du dispositif, justement là où le texte rencontre celui qui “ l’incarne
”, et le porte jusqu’au spectateur :
-
un acteur ne répétera jamais à l’identique son énoncé.
-
par contre, dans “ Un conte à votre façon ”, si le “ scripteur-spectacteur ” se décide
en faveur d’une case spécifique, l’ordinateur l’y amènera dans l’instant, toujours
avec la même efficacité. “ Aussitôt dit, aussitôt fait ” : ici, la réponse préalablement
calculée est immédiate. Si des pièges littéraires nous attendent à chaque bout du
trajet, la réponse de l’actant informatique reste pour sa part sans artifices
pervers…
-
… et sans épaisseur dans le temps,
27
sauf dans la mesure où notre propre temps
de “ scripteur-spectacteur ” prend un nouveau relief….
L’altérité de l’énoncé théâtral cadre la poétique du matériau humain dans une optique
temporelle : “ parler, c’est insérer sa parole dans le temps nécessairement commun à son
interlocuteur et à soi-même, une sorte de temps partagé.”
28
Peut-on partager le temps avec
une machine ? Si dès le premier énoncé le dialogue d’ “ Un Conte à votre Façon ” impose le
temps “ réel ” du spectateur au temps “ virtuel ” de la représentation, le dialogue du spectateur
avec un actant informatique impose à l’ensemble l’horloge d’un ordinateur et la réponse
instantané d’un programme. Que signifie la parole, l’anticipation ou l’attente face à un
récepteur/émetteur à la fois imperturbable et inépuisable ?
L’efficacité dramatique est-elle prédiquée sur la mortalité des tous les actants ? Réponse
indirecte mais utile : “ Le tragique est toujours dans l’attente et non dans la catastrophe. ”
29
La
mort en elle-même n’est pas à l’ordre du jour, mais la scénarisation d’une attente, oui. En
matière de suspens, l’horloge de l’ordinateur n’est-elle pas plutôt bien calibrée au “ scripteurspectacteur ” indécis … qualifiant chacun, d’un même geste, pour le jeu sur la scène … ?
En quelque sorte, tout comme l’acteur incarne un personnage, le programme informatique
incarne le “ rôle ” de l’auteur absent et du “ scripteur ” dont la parole est déjà gravée sur la page.
27
Cette transparence du lien “ cause ” à “ effet ” qui se distingue de la marge d’interprétation assumée par l’acteur en chair et en os, peut être
brouillée… L’auteur du programme peut introduire une dose d’aléatoire dans le trajet. Il peut aussi concevoir un dispositif – et c’est bien là où
l’informaticien devient co-auteur…. – qui génère des réponses imprévues, algorithmes qui mettent en place des “ comportements ” plutôt que des
énoncés particuliers. Ainsi, la situation commune à l’interlocuteur humain et non-humain, prend de l’épaisseur. Ce niveau d’écriture
informatique dépasse l’ambition d’ “ Un conte à votre façon ”, qui néanmoins anticipe la problématique de l’esthétique de communication
intégrant le non-humain.
28
Larthomas, op. cit ., p 48
29
Alain, Système des Beaux Arts , Livre X, chap. 10, Les Arts et les Dieux, Pléiade, Paris, p 461, cité par Larthomas, op. cit., p 158
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La machine permet à l’auteur d’être “ présent ” face à un “ scripteur-spectateur ” prêt à se
prononcer. Une situation “ ouverte ” impose un niveau supplémentaire d’altérité, représenté
dans ce cas par l’avatar informatique de l’auteur . Il donne la plume/parole au “ scripteurspectacteur ” qui, en s’avançant, ne met pas le chapeau d’un “ scripteur-locuteurdidascalisant ”, mais celui d’un scripteur tout court.
Pour qui nous prenons nous ?
… une tomate s’écrase sur le plateau.
… on entend quelques exclamations éparses de la salle :
“ … on veut du concret ! ” …
“… où est-elle la mise en scène ? ” …
“…j’en profite pour aller aux toilettes. ” …
“ Aïe ! ”…
“ Oh ! Pardon ! ”…
“… tout ça me paraît bien flou. ” …
Finalement, la salle se calme ….
“ Parler, s’est s’extérioriser, c’est s’insérer dans tout un ensemble complexe, dans un
mouvement perpétuel d’êtres et de choses où l’on décide de tenir sa place. ”
30
L’extériorisation
de notre parole prend donc forme dans le mouvement - et , pour encore citer Larthomas, “ c’est
au stylicien de répondre à la question du tempo et quels éléments stylistiques permettent de
définir ce tempo… ”
31
Maintenant que notre parole devient explicitement “ inter-active ”,
comment agit-elle ? Citons Jean-Louis Barrault : “ L’art de l’acteur est composé à la fois de l’art
du geste et de l’art du verbe, appelés communément la mimique et la diction. La mimique
s’adresse à la vue, et la diction, à l’ouïe. L’acteur, dans son jeu, doit arriver à la synthèse du
geste et du verbe. ”
32
Comment donc mettre en scène - d’une façon “ parlante ” - le choix d’un
“ oui ” ou d’un “ non ” ou d’un “ toi ” ou d’un “ moi ” ?
“ Ce n’est pas le langage qui est intelligent, mais la manière dont on l’emploie. ”
33
A ceci,
Larthomas ajoute : “ les différents genres définissent pour une grande part les conditions de cet
30
Larthomas, op. cit., p 125
Larthomas, op. cit., p 153.
32
Jean-Louis Barrault cité par Larthomas, op. cit p 83
33
G. Guillaume, “ Le Problème de l’Article ”, p 31, cité par Larthomas, op. cit., p 442
31
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emploi … ”
34
Dans le magma d’un médium numérique qui s’approprie de tous les médias et de
tous les genres pour dupliquer des repères connus, le défi est de taille. Cadre “ multi-média ”
dont l’efficacité dramaturgique dépend de la maîtrise des modalités des genres imités, car la
“ synthèse du geste et du verbe ” évoquée par Barrault peut inspirer des chorégraphies très
variées….
Allons jusqu’au bout du raisonnement et affirmons que notre scène est entièrement numérique.
“ Il s’agit donc de faire du théâtre, au propre sens du mot, une fonction : quelque chose d’aussi
localisé et d’aussi précis que la circulation du sang dans les artères, ou le développement,
chaotique en apparence, des images du rêve dans le cerveau, et ceci par un enchaînement
efficace, une vraie mise en servage de l’attention. ”
35
Concrétisons les données de cet enjeu
interstitiel. Plongeons donc dans un exercice de style scénographique, et tentons de traduire en
mouvements le “ script ”.
Situation commune aux deux exemples :
Nous sommes assis à notre bureau, face à un écran qui projette une image,
des sons. Nous tenons une souris à la main. Lorsque nous bougeons la
souris, une petite flèche se déplace à l’écran : elle nous “ inscrit ” à l’écran,
et nous nous identifions avec elle. C’est grâce à elle que nous sommes
représentés dans l’espace fictif du “ Conte .” Nous communiquons avec
36
l’ordinateur par les mouvements de la souris et par le biais d’un clic.
Exemple numéro 1 : le script c’est la scène.
Le metteur en scène a tranché : ce spectacle sera en deux parties. Pendant la
première, les “ script-spectacteurs ” feront leurs choix. Pendant la seconde, ils verront
l’ensemble de leurs choix “ concatenés ” dans un tout - lu et vu, d’un bout à l’autre,
d’une façon non-interrompue.
Première partie : Nous sommes des écoliers, à notre bureau. Notre regard flotte au
dessus d’une page de notre cahier de classe. À notre droite, une boîte à plumes fermée.
Premier énoncé : Une question “ Désirez vous connaître l’histoire des trois alertes petits
pois ? ” se trouve sur la page, écrite en rouge.
Second et troisième énoncés : Une petite voix chuchote “ Des p’tits pois ? quelle idée.
Alors la, pas du tout. Non, pas de p’tits pois aujourd’hui. ” Lorsque nous déplaçons la
souris, nous remarquons que :
-
34
la voix change de ton. Elle dit maintenant : “ Oui, pourquoi pas, des p’tits
pois… ”
la boîte à plume s’ouvre et révèle son contenu : trois billes.
Larthomas, op. cit., p 444
Antonin Artaud, Le Théâtre et son Double, Folio Essais, Gallimard, Paris, 1964. p 141
36
ce dispositif est élémentaire, mais suffisant pour illustrer les propos de cet argument. Si vous le souhaitez, je peux ajouter un troisième
exemple, avec un dispositif de “ réalité virtuelle ” .
35
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Chaque fois que nous bougeons notre souris, soit à droite, soit à gauche, les voix
changent, et la boîte se referme ou s’ouvre révélant à chaque fois un différent nombre de
“ billes ” (l’ordinateur nous fait des petits clin d’œil …)
Les didascalies de l’auteur ainsi qu’une simulation de notre voix interne se trouvent ainsi
unis en un seul “ geste-parole ”.
Quatrième énoncé : Ayant vascillé d’un endroit à l’autre de l’écran, indécis et curieux de
voir en quoi notre geste altérait l’environnement numérique, nous décidons “ d’agir ”, et
nous cliquons à un moment donné, sachant que nous avons ainsi dit “ oui ” ou “ non ”.
Nous n’avons pas “ cliqué ” sur la représentation d’un “ lieu ” (icône ou autre), mais sur un
“ son ”, qui évoquait une idée qui aurait pu traverser notre esprit.
Cinquième et sixième énoncés :
-
si nous avons confirmé le “ oui ”, un programme informatique écrit en encre
bleue un paragraphe au sujet des trois alertes petits pois. Ce texte est placé juste
en dessous de la question en rouge, qui reste présente. Une voix de professeur,
récitant mot par mot les phrases d’une dictée, prend la parole.
L’action de l’ordinateur (d’amener le prochain énoncé à l’écran) et l’énoncé du professeur
(qui entame sa dictée) se succèdent tellement rapidement, qu’encore une fois, deux
étapes se confondent en un “ geste/parole ”.
•
si nous avons indiqué plutôt un “ non ”, une question en encre rouge apparaît en
dessous de la première, qui s’estompe.
.. ;et ainsi de suite. Les vestiges de notre parcours s’accumulent : les questions et les
réponses “ traversées ” restent sur les pages, tamisées mais encore lisibles… Chaque
fois, une nouvelle “ mise en scène ” du choix : la dictée devient floue parce qu’on
s’endort dessus ; un encrier s’avance ou recule ; un texte s’efface et puis se réécrit ; une
ombre apparaît ou disparaît ; …
Deuxième partie : un jeu de marelle apparaît à l’écran. L’histoire que nous avons
“ construite ” est lue par une voix de “ Conteur ”, un grand père bienveillant. Chaque
case de la marelle correspond à un élément de l’ensemble. Nous “ sautons ” par dessus
les parties de l’arborescence que nous avons décidés - dans la première partie – de ne
pas explorer. Des animations accompagnent ce petit “ film ” récapitulatif : des billes
traversent l’écran, on voit notre reflet dans une flaque d’eau, une feuille tombe, une vieille
boîte de conserves toute cabossée travers notre parcours bruyamment, etc…
A la fin du spectacle, nous nous retrouvons devant un cahier de classe, face à la même
première question… prêts à nous façonner un autre parcours, et un autre “ Conte ”.
Notes manuscrites de l’auteur en marge des didascalies :
Lire, choisir et écouter ; relire, re-choisir ré-écouter … ce texte est fait pour
être vécu en boucle, thème et variations. Jeu de registres entre l’actif et le
passif… L’essentiel est que chaque partie rappelle le tout, que lorsque nous
écoutons l’ensemble de nos choix juxtaposés bout à bout, nous n’oublions
pas “ les autres ” possibilités. Maintenir co-présents l’actuel et le possible…
cette tension là m’intéresse, d’où l’intérêt de la marelle, car le travelling
permet de garder à l’esprit les cases “ éclipsées ” par nos choix.
…mettre en scène “ l’anticipation ”, revenir sur une ancienne anticipation en
toute connaissance de cause, avec la curiosité d’anticiper autre chose cette
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fois-ci… et d’assembler une nouvelle “ histoire ”…. le “ collage ” ici n’est pas
présenté comme un ré-agencement complet, mais comme un parcours
différent à travers un ensemble de chemins…
…séparer le monde du “ choix ” de celui de la récapitulation : travail intérieur
37
(contexte) et jeu à l’extérieur (co-texte) …
Exemple numéro 2 : le script blanc devient geste.
Le metteur en scène déteste les histoires de gamins. Déjà d’un certain age, elle reste
fixée dans la sensibilité picturale des années 30, avec quelques faiblesses pour certains
musiciens des années 70. Elle est fascinée par tout ce qui est labyrinthien, et rejette à
priori toute image qui se cantonne à l’illustration, sans remettre en question l’intelligence
de la composition.
Premier , second et troisième énoncés :
Nous-nous trouvons devant un tableau noir et blanc à la “ Escher ”. En bas de l’écran,
centré, un simple mot : désir. Un bruit de fond, mélangeant musique et bruitages divers,
évoque un monde abstrait, légèrement effrayant. En déplaçant notre souris, la partie
“ blanche ” du tableau commence à dominer son opposé, le noir. Des cercles blancs
émergent, laissant des bâtons noir se rétrécir en image de fond. À l’inverse, lorsque nous
nous baladons ailleurs dans l’image, des bâtons noirs avancent, cassant les contours
courbes des cercles blancs. Le fond sonore varie en fonction de nos gestes à l’écran.
Cet ensemble d’énoncés fait l’économie du texte, misant tout sur la richesse de notre
vascillement entre deux situations “ picturales ”. C’est l’acte de choisir, et l’anticipation
associée au mouvement entre deux possibilités - aucune pleinement réalisée avant l’acte
de choisir, mais quand même déchiffrables - que se faufile le contenu de la proposition
“ scriptée ”.
Quatrième énoncé :
Notre “ oui” ou “ non ” (le “ clic ”…) se situe au milieu d’une transformation. Lorsque nous
optons pour une évolution plutôt qu’une autre, nous faisons aboutir une représentation
déjà entamée. Si nous avons opté pour les cercles blancs (sans le savoir, puisque
seulement la binarité est mise en avant, pas le “ oui ” ou “ non ”), nous nous retrouvons
au milieu d’un écran ou le noir et le blanc sont en équilibre parfait. Nous entendons un
texte hachuré, distendu, à peine reconnaissable mais néanmoins présent à travers
l’interprétation sonore.
Dès que nous bougeons notre souris, nous glissons vers d’autres métamorphoses…
Pas de deuxième partie récapitulative ici : c’est le processus qui prime, et non pas un
résultat. Exercice “ cognitif ”, qui nous fascine parce qu’il nous met “ en mouvement ” à
travers un bain d’images “ en devenir ”.
Transcription d’un interview radiophonique de l’auteur
suite à la remise du Prix Möbius :
On m’accuse d’avoir fait violence au texte avec une mise en scène qui
s’affirme aux dépends du “ script ”. Mais le “ Conte ”de Queneau n’est
qu’un prétexte pour la mise en abîme de sa propre actualisation … Mon
devoir d’auteur multimédia est de “ faire parler l’espace ”, comme le disait
37
Reboul, op.cit., p 6.
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Artaud, et cet espace est justement celui du non-écrit qui prend forme sur
scène.
Stéphane et moi avons longuement discuté à ce propos ; je le cite : “ …Il
faut montrer que ce que le spectacle dit n’est pas forcément égal ou
identifiable à ce que dit le texte… Raconter des histoires pour moi n’est pas
un but, mais plutôt une condition de possibilité pour pouvoir dire autre
38
chose. .. ” Cet autre chose pour moi se passe dans l’espace du “ script
blanc ”, l’espace de l’égarement, de la curiosité, de la mémoire, du
mouvement vers l’autre, de l’avancée concrète dans un
imaginaire partagé, proposé…
Effectivement, le mot “ désir ” me fascine, d ‘autant plus qu’il est associé au
verbe “ connaître ”. Que désirons nous donc ? Et en quoi est ce que la
notion de désir structure l’expérience esthétique ? “ Comprendre un objet
39
esthétique, c’est décider dans quelle mesure il est réussi ou non. ”
Dans
cette mise en scène, j’ai voulu donner corps à l’espace “ d’intermédiaire ”
entre un parti pris et un autre. D’ou le choix “ Escher-esque ”, car cet artiste
propose une chose et son contraire en même temps, il travaille le choix et le
regard… notre choix n’a rien à voir avec des histoires de petits pois, mais
concerne l’agencement de formes et de sons qui nous séduisent … plus ou
moins.. ; et qui nous mènent “ par nos sens, dans leur sens ”. Vous
comprenez ? Il s’agit d’art, pas d’histoires …
Ces deux exemples bouleversent chacun à leur façon la séquence des énoncés du texte de
Queneau. A tel point que certains disparaissent, d’autres s’inventent… Si depuis toujours
l’écrit peut être lu, vu, entendu, ou exprimé par un geste – et que le metteur en scène influe sur
l’actualisation de l’imaginaire partagé entre auteur et public –face au texte de Queneau on se
trouve dans une situation nouvelle.
“ L’entrée en jeu ” du public - au delà de l’espace
imaginaire exploré jusqu’à présent par la pragmatique – transforme le metteur en scène en coauteur à part entière. Il est le “ scripteur ” de l’espace tel qu’Artaud dans son élan l’avait
imaginé : “…rythmes et …sons… multipliés par des sortes de gestes et d’attitudes reflets
…matière d’une présence semblable à celle d’un personnage. ”
40
et que Craig avait pressenti :
“ … choses invisibles, celles que perçoit le regard intérieur, au moyen du mouvement, de la
divine et merveilleuse force qu’est le Mouvement. ”
41
En donnant aussi voix et mouvement à un
programme informatique qui, par son altérité à notre égard, structure notre représentation sur
scène, le metteur-en-scène devient “ poète de la pragmatique ”. Avec des moyens qu’il aura
anticipé, il détermine nos gestes, nos déplacements, associe actions à nos paroles et paroles à
nos actions… que nous scriptons sur scène avec lui dans le “ présent ”. En spécifiant les
“ modalités ”
42
de ce langage interactif, le metteur-en-scène partage la plume du scripteur et
devient co-auteur de la représentation à part entière.
38
Stéphane Braunschweig, “ Le Théâtre d’Art : une condition pour qu’advienne l’art du théâtre ”, Les Cités du Théâtre d’Art, de Stanislavski à
Strehler, ouvrage collectif sous la direction de Georges Banu, Académie Expérimentale des Théâtres, Théâtrales, Paris 2000, p 61
39
M. Seel, L’art de diviser. Le concept de rationalité esthétique, Paris, Armand Colin, 1993, p 138, cité par Allard, op. cit., p 76
40
Artaud, op. cit., p 145
41
Craig, op. cit., p 72
42
Larthomas, op. cit., p 125
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Reste la question de l’effet de cette mise en situation sur l’expérience esthétique à laquelle
nous participons. En quoi est ce que notre expérience artistique est-elle modifiée par notre
projection physique dans l’espace de fiction ? Quelques soit notre “ rôle ”, nous y sommes
projetés de toute façon ; en parlant du spectateur, Hans Robert Jauss cerne très précisément la
nature de notre participation à l’œuvre d’art : “ Transformé en objet esthétique, (le lecteur) reçoit
la structure double d’une l’altérité qui révèle d’une part son être autre (son étrangeté) et qui se
réfère, d’autre part, par sa forme, a autrui, a une conscience disposée à le comprendre. ”
ce que l’acte de mettre nos pieds sur scène changerait-il la donne ?
43
Est
Ce “ Conte à votre
façon ” nous réduit-il à des marionnettes dans un “ script-tease ” qui théâtralise notre prise de
parole – sans nous donner pour autant plus de liberté ? Ou est ce que ce coup de projecteur
dans notre pénombre révèle des limites que nous aurions préférer ignorer ? Pour qui nous
prenons-nous ?
Tombée du rideau.
Commentaires entendus lors de la sortie du théâtre :
“ quel dispositif ! ”…
“ … t’as aimé ? ”…
“ mouais. ”…
“ .. le drame est mort. Vive le drame ! ”…
“ ..tu veux aller boire un pot ? ”…
“ pourquoi pas ? ”…
“… taxi ! ”…
43
Hans Robert Jauss, Esthétique de la Réception et Communication Littéraire, Critique no 413, Vingt ans de la pensée allemande, Oct. 1981
p 1129
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