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ARBORESCENCE ET ALTÉRITÉ :
analyse du dialogue et esthétique relationnelle dans
“ Un Conte à Votre Façon ” de Raymond Queneau
Carol-Ann Braun
Séminaire de DEA de Professeur Jean-Pierre Ryngaert
L’Institut d’Études Théâtrales,
Sorbonne Nouvelle, Paris 3
Mai 2002
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… extrait du synopsis édité dans le Programme :
“ Un Conte à Votre Façon ” met en avant deux actants habituellement en retrait dans
le dispositif énonciatif théâtral : l’auteur, lui même projeté sur scène dans le rôle
d’un scripteur qui prend la parole, et qui se met à l’écoute d’un public - qu’il sous-tire
à son tour de sa complicité muette pour l’astreindre à devenir, lui aussi, acteur et
scripteur dès le premier énoncé
… lever du rideau et entrée en scène :
Énoncé 1 : “ Désirez-vous connaître l’histoire des trois alertes petits pois ? ”
Le premier énoncé est une question. Qui la pose ? ou, plutôt, qui l’émet ? Un des “ actants ” 1
l’auteur, Raymond Queneau, communique avec nous “ en différé ”. Il n’est
présent qu’en tant que scripteur. 2
Pour qui se prend-il ?
ce scripteur a néanmoins un rôle, puisqu’il nous pose une question. On
pourrait dire alors qu’il se prend et se représente en tant que “ scripteur-
locuteur
est-ce qu’il devient pour autant un personnage ? Oui, malgré son anonymité .
Il précise son identité par la façon dont il s’adresse à nous. Pour commencer,
il établit ses distances - et une certaine hiérarchie en nous vous-voyant.
Rapport double. D’une part, en se souciant de nos “sirs ”, ce “scripteur-
locuteur ” se met explicitement à notre service. Au lieu de nous plonger
1 actant : “ tout individu qui se trouve à quelque titre impliqué dans le circuite communicationnel ”, .Catherine Kerbrat-Orecchioni, “ Pour une
approche pragmatique du dialogue théâtral ”, Pratiques no 41, Mars 1984, p 48
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directement dans un espace fictif, il nous demande si on veut bien y aller. En
me temps, il s’arroge le droit de nous déranger, de nous arracher de notre
passivité à son égard en nous imposant une question à laquelle nous ne
sommes pas à priori prêts.
Pour qui nous prend-il, ce “ scripteur-locuteur ” qui ne tient pas sa place ?
est ce que dans la chaîne de communication avec un scripteur , nous,
spectateurs, désirons quoi que ce soit ? Certes, on est en position d’attente
puis qu’on est làmais l’expression “ désirez-vous ” semble légèrement
démesurée. Elle menace de mettre en dérision l’ensemble de l’échange : non
seulement elle ironise sur le rôle de l’auteur en tant que “ scripteur
performant, mais elle exagère l’importance de nos attentes.
la formalité du mot “ connaître ”, coupavec le vous-voiement un peu
professoral, contraste aussi avec la suite : connaître l’histoire des trois alertes
petits pois A priori, des histoires de petits pois nous laissent, actants adultes,
plutôt indifférents. Nous prend-il pour des gamins ?…
en fait le “ scripteur-locuteur ” nous ignore. Nous sommes des “ interlocuteurs
imaginaires3 que l’auteur a porté en lui lorsqu’il nous a adressé son texte, en
notre absence.
S’étant adressé dans un premier temps à une entité collective et théorique, l’auteur nous
demande – à nous, interlocuteurs réels, et par le biais de son “ scripteur-locuteur ” - de
confirmer l’intérêt de ses propos, et de valider l’image qu’il s’était fait de nous. Nous sommes,
comme le dirait Umberto Eco, ceux avec qui l’auteur doit coopérer pour exister : “ … un texte
postule son destinataire comme condition sine qua non de sa propre potentialité significatrice.4
Nous sommes potentiellement des personnes intéressées par une histoire de petits pois.
Gérard Genette définit la relation esthétique comme une “ attention aspectuelle orientée vers
une appréciation ”. 5 Appréciation qui se manifeste dans le “ choix d’un objet ”, procédure qui
n’est pas “ investigatrice ” et donc pas du registre de la connaissance, mais plutôt
2 “ l’émetteur, au sens large du terme est triple : scripteur-personnage-acteur.. ”, Anne Ubersfeld, Lire Le théâtre 111, Le dialogue de theâtre,
Belin, 1996, p 9
3 Ubersfeld, op. cit, p 11. “ Pour qui est ce que l’auteur a écrit ? ce n’est pas le spectateur réel asssis sur les sièges du théâtre… c’est le spectateur
imaginaire qu’il s’est construit, pour lequel il a écrit… ”
4 Umberto Eco, Lector in Fabula, Le rôle du lecteur ou la cooration interprétative dans les textes narratifs, traduit de l’italien par Myriem
Bouzaher, Editions Grasset & Fasquelle, 1985. p 64
5 Gérard Gennette, L’Œuvre de l’art, t 11 : La Relation esthétique, Le Seuil, coll. “ Poétique ”, 1997, p 19, cité par Jean-Marie Shaeffer, “ La
relation esthétique comme fait anthropologique “ , Critique, no.605, octobre 1997, p 693
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“ aspectuelle ”, visant à une appréciation d’une “ représentation ”.6 Ici, la psie du scripteur
tient à untail : ludique, Queneau caractérise ses petits pois comme étant “ alertes ”… Un
légume est par défaut inerte, et ce petit jeu de mots désintéressé devient ainsi source de
“ compréhension jouissante7 - faute de désir… Premier pas vers une co-opération d’ordre
esthétique ? Peut-être sommes nous prêts à nous identifier à ces petit pois hors norme…
sommes nous assez “ alertes pour bien réceptionner le texte ?
“ Nous voilà donc “ en situation… face à un point d’interrogation, et deux didascalies :
Énoncé 1bis ( ou 2 ?) “ Si ‘ oui ‘ allez à la case 4, si ‘ non ‘ allez à la case 2 ”
Anne Ubersfeld définit la totalité d’un énoncé comme située entre le moment où un locuteur a
commencé à parler et celui ou un autre locuteur prend la parole. 8 Sommes nous toujours
dans le premier énoncé ? Qui est “ le locuteur ” ici ?
toujours le “ scripteur ” et son double, le “ scripteur-locuteur.
mais sa représentation en tant que “ scripteur-locuteur n’est plus la me.
Elle n’a plus la prétention de créer le désir de fiction en nous. Le “ scripteur-
locuteur ” s’est débarrassé de son ton professoral, pour enfiler le chapeau
d’un “ agent de la circulation locutoire. ”
peut-on lui attribuer alors un autrele, celui de “ scripteur-locuteur
didascalisant ” ? Le scripteur vient-il de se transformer en nouveau
personnage ?
En tout cas, on sent que le scripteur-locuteur s’est légèrement éloigné de son premier énon
pour se rapprocher de nous. Il fait plus que nous adresser la parole : il a l’ambition de nous faire
agir, de nous déplacer dans l’espace du texte.
Mais qui sommes-nous, maintenant qu’on nous projette définitivement sous les feux de la
rampe ?
6 Shaeffer, op. cit., p 697.
7 Hans Robert Jauss, cité par Laurence Allard : “ Dire la Réception, culture de masse, expérience esthétique et communication ”, Réseaux no 68
CNET, 1994, p 73 “ … compréhension jouissante, défini comme condition de la réflexion esthétique, comme plan primaire de l’expérience
esthétique. ”
8 Ubersfeld, op.cit., p 12
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faisons-nous abstraction de nous-même pour rentrer dans ce dialogue… ?
en partie, oui : tout comme l’auteur, nous sommes projetés dans l’altérité
explicite de l’espace scénique, et nous avons un “ rôle.
dans cette mesure là, nous sommes co-présents avec le “ scripteur-locuteur ”,
qui nous passe la plume. Nous passe-t-il aussi son chapeau de personnage
didascalisant ?
Flottant entre deux “ si ”, astreints à choisir entre un “ oui ” ou un “ non ”, nous avons l’occasion
de participer à la construction de la chaîne des énoncés. Mais nous ne les écrivons pas. Nous
ne faisons que choisir l’ordre des interventions. Dans cette mesure, nous avons effectivement
le chapeau “ d’agent de la circulation locutoire ”.
sommes nous devenus pour autant le même personnage ?
si oui, le dédoublement de rôles l’a rendu encore plus schizophrène. L’altérité
de ce personnage par rapport à l’auteur,jà complexe, se trouve
intériorisée… en notre personne. À la fois acteur et spectateur de nos actions,
nous prenons notre propre main pour nous indiquer le prochain énoncé.
cela ne nous rend pas muets pour autant. Pour inverser la formule d’Anne
Ubersfeld, qui nous dit que “ tout énon théâtral n’a pas seulement un sens,
mais une action ” 9, dans ce contexte, “ toute action donne la parole ”. A nous
d’agir et ainsi de nous prononcer….
dans ce sens, nous devenons un émetteur à part entière - dans le rôle de
“ scripteur-spectacteur ”.
à chacun d’entre nous “ d’émettre ” à notre façon ?
Notre “ situation ” commence à ressembler à une galerie de miroirs, le “ scripteur-locuteur
ainsi que le “ scripteur-spectacteur ” sont doublement dédoublés. Leurs projections imaginaires
respectives sont engagées dans un ping-pong très serré, intime, proche de l’état fusionnel.
Reste-t-il un espace propre à chacun ?
9 Ubersfeld, op. cit , p 8
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