Usages, mésusages et contre-usages de l`expertise

publicité
Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise.
Une perspective historique
Ludivine Bantigny
En 1922, alors qu’il désespère de la démocratie, estimant que les « citoyens
ordinaires » ne peuvent percevoir le monde directement mais toujours par le filtre de
déformations venues de la presse — un jugement condensé par la sentence « News
and truth are different » —, le célèbre journaliste et commentateur américain Walter
Lippmann lance un appel aux experts, seuls à même selon lui de contrôler les médias
et présentés dès lors comme le véritable espoir d’une démocratie digne de ce nom.
Dans l’acception de Lippmann, les experts placés en situation de surveillance et de
vigilance se distinguent par leur capacité à s’abstraire de leurs propres intérêts pour
mieux servir l’intérêt général. C’est à cette conviction que rétorque le philosophe
John Dewey, son compatriote. Il émet quant à lui des doutes sur le supposé
désintéressement desdits experts : en dernière instance, assure Dewey, ils en
viennent toujours à défendre le point de vue qui les avantage et qui conforte leur
positionnement social comme professionnel 1 .
Cette controverse est à coup sûr aiguisée par le poids de son enjeu. Il a trait en effet à
la conciliation entre savoir, pouvoir et démocratie, rien de moins. Depuis, l’expertise
n’a pas cessé, par sa promotion ou au contraire sa remise en question, de susciter des
discussions de cet ordre. Elles touchent aux liens entre positions sociales et
dispositions scientifiques, à l’articulation entre savoirs savants et savoirs ordinaires,
aux utilisations de ces savoirs par des instances extérieures à ceux qui les produisent,
enfin au contrôle susceptible d’être instauré sur de tels usages. Les sciences sociales
en général et l’histoire en particulier se révèlent, partant, doublement concernées :
non seulement parce qu’elles peuvent analyser les formes d’interactions et de
régulations qu’induit la situation d’expertise, mais aussi parce qu’elles-mêmes sont
au cœur des sollicitations, tant publiques que privées, qui les conduisent à faire
ponctuellement acte d’expertes.
Cette configuration ne manque pas de donner le vertige. Car à la question « qui
expertisera les experts 2 ? », il ne semble y avoir d’autre réponse qu’une mise en
1
Walter Lippmann, Public Opinion, New York, Mc Millan, 1922, p 5 sq ; John Dewey, The Public and Its
Problems, New York, Henry Holt, 1927, p. 139 sq. Sur cette controverse, voir Michael Schudson, « The
Trouble with the Experts – and Why Democracies Need Them », Theory and Society, n° 5/6, december
2006, p. 492 sq.
2 Samuel Johsua, « Sciences, sociologie, politique : qui expertisera les experts ? », dans Bernard Lahire
(dir.), À quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, 2004.
1
Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
abyme sans fin. C’est pourquoi, lorsque les historiens font l’histoire de l’expertise, des
codifications qu’elle suppose et des effets socio-politiques qu’elle engendre, leur
propre expertise en tant qu’historiens n’en est que mieux resituée dans sa genèse,
dans sa légitimité parfois contestée et, au-delà, dans le débat nécessaire sur le sujet.
Du spécialiste à l’expert : formes et problèmes
d’un changement de statut
L’expert, d’après l’étymologie du terme, est celui qui a fait ses preuves, qui a éprouvé
par son expérience sa capacité de spécialiste dans un domaine particulier et qui en
tire une reconnaissance, voire une autorité. Dans l’acception qu’on lui confère
aujourd’hui et qu’on analysera ici, l’expert se caractérise par la détention d’un savoir
spécifique, de compétences techniques et/ou méthodologiques mises au service d’une
action, en réponse à une demande sociale et/ou politique, publique ou privée. Au sein
d’une littérature abondante, nous citerons la définition qu’en propose Irène Théry,
parce qu’elle nous paraît s’ajuster précisément aux enjeux impliqués : l’expertise est
« une activité particulière d’exercice diagnostique du savoir en situation
problématique, dans le cadre d’une mission intégrée à un processus décisionnel dont
l’expert n’est pas maître 3 ». De fait, le savoir en ce cas n’est pas suscité pour luimême, mais aux fins d’une application ; il est utilisé pour sa vocation d’arbitrage. En
le délivrant et donc en endossant le rôle d’expert, le spécialiste change
momentanément de rôle, tandis que ses propositions lui échappent pour partie. En
aval de son expertise, une décision peut être rendue, qui la prend ou non en
considération, lui donne ou non une efficacité, traduit ou non en acte le diagnostic
proposé. Ce qui nous intéressera donc notamment, c’est cette double conversion, celle
du savoir et celle du savant : pour le premier, sa réappropriation selon des modalités
et des finalités qui le dépassent ; pour le second, sa démarcation temporaire avec son
identité professionnelle originelle.
Mais le sens retenu pour définir l’expertise doit lui-même être replacé dans
l’évolution de cette pratique. Car l’expert a d’abord été celui qui, dans son métier, est
jugé comme un « producteur de bonnes normes professionnelles », se cantonnant
donc à rester parmi ses pairs tout en leur fournissant, en raison de son expérience,
constats, avis et conseils. C’est dans un second temps que l’expert a été conçu comme
intervenant « dans un autre domaine professionnel que le sien » pour « produire un
jugement 4 ». Dès lors, sa légitimité a été, sinon fragilisée, du moins discutée. Son
objectivité, si tant est qu’elle puisse exister, demeure l’objet central des
interrogations, de manière plus ou moins assumée. Aux États-Unis d’ailleurs, la
question a été plus franchement tranchée, l’expert étant souvent considéré au sens de
3 Irène Théry, « Expertises de service, de consensus, d’engagement : essai de typologie de la mission
d’expertise en sciences sociales », Droit et Société, 60, 2005, p. 312.
4 Pierre Lascoumes, « Expertise et action publique », Problèmes politiques et sociaux, n° 912, mai 2005,
p. 6.
2
Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
l’advocacy, nécessairement partisan et défenseur d’une cause, au service ou non d’un
groupe de pression et dans le cadre d’un pluralisme revendiqué 5 .
Comment situer historiquement ce « second temps », au cours duquel l’expertise s’est
déplacée, transgressant les frontières liées à la clôture des champs professionnels et
des sphères de compétence ? La matrice s’en trouve probablement dans l’esprit des
Lumières, même si la question s’est posée dès le XVIIe siècle, lorsque le pouvoir
temporel a pris sa pleine autonomie à l’égard de l’Église et a revendiqué la nécessité
de savoir pour gouverner. Dans cette continuité s’inscrit la détermination à critiquer
l’autorité, qu’elle vienne du Prince autant que de l’Église, avec les armes du libre
examen, tout au long du XVIIIe siècle 6 . Mais c’est au siècle suivant que l’expertise
s’impose, sollicitée par l’État en vue de l’action publique. Dans l’Angleterre
victorienne, médecins, juristes et ingénieurs s’érigent en acteurs aux côtés du pouvoir
pour le conseiller mais aussi le soutenir ; un peu partout en Europe, l’État a recours à
des professions nouvelles, qui trouvent là une source d’installation et de légitimation,
pour étancher sa « volonté de savoir » afin de mieux connaître et contrôler les
populations. Ainsi en va-t-il des statistiques et de la démographie — ou « comment
faire de la population un enjeu politique » (Paul-André Rosental) —, de la
« naissance » de certaines catégories dans l’action publique comme le chômage, au
carrefour des institutions universitaires, des sociétés savantes et des associations
philanthropiques ; l’expertise judiciaire devient le parangon de l’intervention savante
en dehors de son milieu initial et trouve à cette époque sa codification procédurale 7 .
Le XIXe siècle peut donc être considéré comme le berceau de l’expertise, imbriquant
sphère savante et interventions étatiques. Le XXe siècle en a affiné les
prolongements, surtout en son dernier tiers, la « gouvernance » étant censée désigner
la part accrue d’acteurs extérieurs au gouvernement venus le seconder dans ses
jugements. Désormais, l’expertise est devenue envahissante, en un spectre de
domaines extrêmement étendus, de l’audit d’entreprise aux risques sanitaires et
environnementaux, des transformations du travail à la réforme de l’État. Une
véritable « consultocratie » a jeté l’ancre dans les sociétés contemporaines, pour
partie parce qu’elles sont des « sociétés du risque » et qu’il s’agit de les appréhender
5
Cf. Steven Brint, In an Age of Experts. The Changing Role of Professionals in Politics and Public Life,
Princeton, Princeton University Press, 1994.
6 Cf. Christelle Rabier, « Expertise in Historical Perspectives », dans Christelle Rabier (dir.), Fields of
Expertise: A Comparative History of Expert Procedure in Paris and London, 1600 to Present,
Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2007, p. 5-6 ; Claude Grignon, « Sociologie, expertise et
critique sociale », dans Bernard Lahire (dir.), À quoi sert la sociologie ?, op. cit., p. 120 ; Cécile Robert,
« Expertise et action publique », dans Olivier Borraz, Virginie Guiraudon (dir.), Politiques publiques.
1. La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 309.
7 Cf. Roy MacLeod (dir.), Governement and Expertise : Specialists, Administrators, and Professionals,
Cambridge, Cambridge University Press, 1988, 2nd ed. : 2003 ; Alain Desrosières, La politique des
grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993 ; Paul-André Rosental,
L’intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960), Paris,
Odile Jacob, 2003 (p. 246 pour la citation) ; Christian Topalov, Naissance du chômeur, 1880-1910,
Paris, Albin Michel, 1994.
3
Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
comme telles 8 . Mais là n’est pas la seule raison ; la logique de la rentabilité et de la
performance s’est accentuée et perfectionnée au cours de ces quarante dernières
années, ouvrant le chemin au cortège des évaluations tous azimuts pour en prendre la
mesure, corriger les défaillances, voire éliminer les zones d’inefficacité.
C’est aussi depuis lors que l’expertise est assaillie par la critique, voire la mise en
cause radicale. 1968 a été l’un des catalyseurs de cette contestation, permettant
l’émergence et l’offensive de contre-expertises. Les « intellectuels spécifiques » tels
que les entendait Michel Foucault sont entrés dans le mouvement, avec la volonté
déterminée de critiquer la classique association savoir-pouvoir et d’ériger des contrepouvoirs au moyen de contre-savoirs. La pensée combattant, après Marx et/ou
Nietzsche et/ou Freud, la prétention à la pureté et à l’objectivité de certains experts a
aussi pris place dans une réflexion relativisant la linéarité des progrès scientifiques et
travaillant à dévoiler leur histoire plus saccadée, ainsi que l’a proposé en pionnier
Thomas Kuhn 9 . Or, la mise au jour historique de tels heurts dans l’évolution des
sciences a trouvé, de plein fouet, sa confirmation lors de catastrophes — de Three
Miles Island à Tchernobyl et aujourd’hui Fukushima — au cours desquelles les
experts ont été bousculés, combien tragiquement, dans leurs assurances. On est ainsi
passé « d’une construction de la certitude à un approfondissement de
l’incertitude 10 ».
À science de la science, expertise de l’expertise ?
L’expertise a donc évidemment une histoire, mais quelle histoire fait-on lorsqu’on s’y
attelle ? Elle se situe assurément au croisement de plusieurs sous-champs, tels que
l’histoire des sciences et des controverses, l’histoire intellectuelle et des intellectuels,
l’histoire de l’action publique et du pouvoir étatique ou encore l’histoire des métiers
et de leur recevabilité. De surcroît, cette histoire ne saurait se mener sans le concours
de disciplines voisines, à commencer par la sociologie. Car la réflexion sur ces
questions est quasiment constitutive de la pratique sociologique. La sociologie des
professions le démontre amplement, mais la sociologie de la profession même de
sociologues l’indique peut-être plus encore. Cette réflexivité, « forme spécifique de la
vigilance épistémologique » au moyen de laquelle une science sociale « se [prend]
pour objet, se [sert] de ses propres armes pour se comprendre et se contrôler »,
permet de ne pas oublier que « l’analyste fait partie du monde qu’il cherche à
objectiver » et que dès lors la sociologie est « partie prenante des luttes qu’elle
décrit 11 ». Pour suivre encore Pierre Bourdieu, « il n’y a pas d’immaculée
8
Isabelle Berrebi-Hoffmann, Michel Lallement, « À quoi servent les experts ? », Cahiers internationaux
de sociologie, vol. CXXVI, 2009, p. 8 ; Ulrich Beck, Risikogesellschaft, Francfort, Suhrkamp Verlag,
1986 (trad. fr. rééd. La société du risque. Su la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008).
9 Thomas Kuhn, The Structures of Scientific Revolutions, Chicago, Chicago University Press, 1962
(trad. fr. rééd. La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983).
10 Pierre Lascoumes, « L’expertise, de la recherche d’une action rationnelle à la démocratisation des
connaissances et des choix », Revue française d’administration publique, n° 103, 2002, p. 377.
11 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 172-176.
4
Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
conception 12 » : une élaboration scientifique est toujours située, socialement et
culturellement, et doit pour partie ses convictions à cette situation.
Il se trouve en outre que la sociologie est l’une des disciplines les plus sollicitées pour
faire œuvre d’expertise. Gérard Mauger a pu ainsi proposer une typologie des
rapports que les sociologues entretiennent avec le champ politique ; il distingue
l’autonomie, l’engagement et l’expertise, celle-ci résultant de la confiance que certains
sociologues accordent à « la direction “éclairée” des élites dirigeantes », soucieux par
là même de les aider dans le rendu de leurs décisions et dans la mise en œuvre de
leurs actions 13 . Mais, au-delà de ces jugements pour l’action publique ou le discours
médiatique, un certain nombre de sociologues exercent leur métier — en est-il
transformé ? et, le cas échéant probablement, de quelle façon ? — comme conseillers,
consultants, chargés d’études, voire managers de ressources humaines en
entreprises. Ce faisant, ils s’affirment en praticiens de l’expertise au quotidien.
D’aucuns le justifient, estimant que cela fait partie de leur métier, à condition que les
règles en soient respectées 14 . D’autres le jugent durement, à la manière de Claude
Grignon qui n’hésite pas à évoquer des « parasociologies ancillaires 15 ». Au vu de ce
statut, la sociologie peut à bon droit se donner pour méthodologie élémentaire
d’examiner, pour chaque expert s’exprimant sur un sujet donné, sa position dans la
société globale, sa situation dans son domaine professionnel, son inscription parmi
ceux qui défendent un point de vue semblable. Et cela vaut bien sûr pour les
sociologues eux-mêmes, puisqu’ils n’échappent pas au système de contraintes et
d’intérêts que leur vaut leur condition. De ces consignes épistémologiques, les
historiens peuvent évidemment aussi se doter. Et ils ont tout intérêt à les appliquer,
comme d’autres, à leur propre intervention.
Pour une histoire de l’expertise historienne
Car il y a aussi une histoire de l’expertise historienne. Pour Henry Rousso, un de ceux
qui y ont le plus réfléchi, un tournant majeur s’est opéré à cet égard au cours des
années 1970. Auparavant, durant les « Trente Glorieuses », période caractérisée par
une certaine foi dans le progrès et par là même dans l’avenir, c’étaient
essentiellement la sociologie, l’économie ou la prospective qui étaient convoquées
pour proposer des prévisions, forger des outils en ce sens, élaborer des modèles de
développement et de croissance. Avec le retournement lié à la crise, l’histoire n’a plus
12
Pierre Bourdieu, « Une science qui dérange », dans Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit,
1984, p. 23.
13 Gérard Mauger, « Pour une sociologie de la sociologie. Notes pour une recherche », L’homme et la
société, n° 131, janvier-mars 1999, p. 104.
14 Cf. les arguments d’Odile Piriou dans son échange avec Didier Vrancken (« L’expertise sociologique en
débat », dans Monique Legrand, Didier Vrancken (dir.), L’expertise du sociologue, Paris, L’Harmattan,
2004, p. 181 sq).
15 Claude Grignon, « Sociologie, expertise et critique sociale », art. cité, p. 133.
5
Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
cessé d’être sollicitée à son tour. Depuis lors, « le passé se présente à nous avec une
intensité inégalée », le devoir de mémoire se dressant en « morale de substitution 16 ».
On le sait, ce processus a accompagné la judiciarisation de l’histoire, au même titre
que bien d’autres sphères sociales : certains historiens sont passés « de la chaire au
prétoire 17 ». Mais, comme l’a précisément analysé Olivier Dumoulin, les historiens
convoqués en justice, notamment lors des procès Touvier et Papon, s’avèrent être
« des experts d’une espèce singulière 18 » : ce ne sont pas des témoins à proprement
parler, et pourtant c’est à ce titre qu’ils sont cités à comparaître et qu’ils doivent de ce
fait prêter serment. Or, les historiens sont « en principe tout sauf des témoins du
passé 19 ».
Dans de telles conditions, c’est bel et bien à une « contre-expertise
professionnelle 20 » qu’Henry Rousso s’est livré en analysant les réquisits et les
assignations de l’expertise historienne au tribunal. Il y avait eu quelques précédents,
au demeurant fort peu nombreux. Après la Grande Guerre, une équipe d’historiens
autour de Pierre Renouvin avait eu à statuer officiellement sur la responsabilité de
l’Allemagne dans le conflit. Durant les années 1960 en République fédérale
d’Allemagne, des historiens avaient été conduits à travailler avec les magistrats lors
de procès contre les criminels nazis, comme l’avait fait Léon Poliakov durant le
procès de Nuremberg 21 . Cependant, dans le cas des procès français, la procédure
n’avait fait l’objet d’aucune élaboration. Et la chose n’avait que peu à voir avec les
historiens intervenus lors de l’affaire Dreyfus dont ils étaient les exacts
contemporains.
Certes, des liens étroits ont toujours existé entre histoire et droit, non seulement par
la rhétorique liée à l’examen de cas et de situations, mais aussi par la nécessité de
faire preuve : Carlo Ginzburg le rappelle dans l’argumentation d’une implacable
précision qu’il déploie à propos du procès Sofri. Au cours de la procédure
d’instruction impliquant l’ancien dirigeant de Lotta Continua, des imprécisions,
incertitudes, contradictions, négligences et autres nombreuses « petites erreurs » ont
été balayées par le magistrat ; mais l’historien les relève et les dissèque avec la
minutie que requiert par ailleurs l’étude des procès d’Inquisition dont il est familier.
C’est peut-être surtout par l’analyse fine de la chronologie des événements et sa
confrontation avec les versions policière et judiciaire que Ginzburg tient au plus près
son rôle d’historien 22 .
16
Henry Rousso, La hantise du passé. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1998,
respectiv. p. 78-79, 12 et 44.
17 Olivier Dumoulin, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003.
18 Ibid., p. 11.
19 Henry Rousso, « L’expertise des historiens dans les procès pour crime contre l’humanité », dans JeanPaul Jean, Denis Salas (dir.), Barbie, Touvier, Papon. Des procès pour la mémoire, Paris, Autrement,
2002, p. 61.
20 Béatrice Fleury, Jacques Walter, « Le procès Papon : médias, témoin-expert et contre-expertise
historiographique », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 88, octobre-décembre 2005, p. 65.
21 Cf. Ingo Müller, « Comment les Allemands ont-ils jugé les crimes des nazis ? », dans Jean-Paul Jean,
Denis Salas (dir.), Barbie, Touvier, Papon, op. cit.
22 Carlo Ginzburg, Il giudice e lo storico, Turin, Giulio Einaudi, 1991 (trad. fr. Le juge et l’historien.
Considérations en marge du procès Sofri, Lagrasse, Éditions Verdier, 1997, ici p. 16-21 ; p. 27 et 36-38 ;
6
Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
Il ne s’agit donc pas de nier la capacité d’intervention spécifique des historiens en
matière de justice, à condition de préserver la particularité de chaque sphère et de
mesurer que leur rencontre crée des interférences. Comme le soulignent à juste
raison Henry Rousso et Olivier Dumoulin, le fait pour l’historien d’être érigé en
expert, dans un autre cadre que celui de son travail, avec une problématique qui lui
est imposée et qu’il n’a donc pas lui-même formulée, modifie la teneur de son propos
et finit par l’altérer. Il n’y a pas simplement transposition, mais déformation, voire
dénaturation, lorsque l’on franchit la ligne qui sépare les domaines professionnels.
Cela ne vaut pas pour la seule sphère judiciaire. Dans les pas de la public history
nord-américaine — à propos de laquelle le contresens doit être évité : il ne s’agit pas
d’une histoire publique mais bien d’une histoire commanditée par et pour une
clientèle —, certains ont promu une pratique historiographique directement mise au
service d’entreprises leur passant commande. Alain Beltran a ainsi pu soutenir les
historiens « expert[s] en audit historique » ; Hubert Bonin a quant à lui expliqué que,
« dans le cadre d’une démarche de communication interne et de motivation du
personnel », l’histoire peut intervenir comme « facteur d’adhésion, de cohésion », en
somme pour affermir la culture d’entreprise 23 . Toute la difficulté est alors, pour ces
praticiens de l’histoire, de ne pas apparaître en mercenaires, ces hired guns bien
connus dans la discipline au Canada comme aux États-Unis en particulier. Au-delà,
c’est l’intervention dans les médias qui doit être interrogée, tout comme la
multiplication des invitations à intervenir dans telle ou telle commission, tel ou tel
organisme de consultation, telle ou telle instance de commémoration.
De l’expertise à la contre-expertise
Il n’y a cependant pas lieu d’idéaliser la science lorsqu’elle ne s’adosse qu’à ses
propres finalités et de la dénigrer lorsqu’elle se mue en expertise. Les opposer
relèverait d’une binarité schématique et forcée, qui ne tiendrait d’ailleurs pas compte
de la relation étroite nouant la recherche et ses applications. La discipline historique
contemporaine s’est d’ailleurs fondée pour partie sur cette dialectique entre science et
action. Que l’on songe à Marc Bloch, dont L’Étrange défaite a pu être considérée
comme « un acte d’expertise », « mélange de fait de pratique politique et de pratique
p. 56 sq). En mai 1990, l’ancien dirigeant de Lotta Continua, Adriano Sofri, a été jugé coupable d’avoir
participé à l’assassinat du commissaire Calabresi le 17 mai 1972 et condamné à vingt-deux ans de prison.
C. Ginzburg annonce dès l’incipit de son ouvrage qu’Adriano Sofri est « un de [ses] amis le plus chers »
(p. 7). Évidemment conscient du parti pris que cette amitié provoque en lui, c’est néanmoins en historien
ayant longuement analysé les procès d’Inquisition des XVIe et XVIIe siècles qu’il étudie les pièces du
procès impliquant Ovidio Bompressi, Giorgio Pietrostefani, Adriano Sofri et Leonardo Marino, leur
accusateur. Sa démonstration s’achève par la demande que le procès soit rouvert : « cette page honteuse
de l’histoire de la justice en Italie doit être effacée au plus vite » (p. 182).
23 Alain Beltran, « La culture d’entreprise : mode ou nouveau champ historique, Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, n° 15, juillet-septembre 1987, p. 137 ; Hubert Bonin, dans Alain Beltran, Michèle Ruffat (dir.),
Culture d’entreprise et histoire, Paris, Les éditions d’organisation, 1991, p. 103 (cités par Olivier
Dumoulin, dans Le rôle social de l’historien, op. cit., p. 114-115 et 118). Sur le modèle nord-américain en
la matière, voir les pages que lui consacre Olivier Dumoulin, idem, p. 63-106.
7
Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
scientifique 24 ». Il ne s’agit pas davantage de considérer que le commanditaire d’une
expertise aurait nécessairement raison de l’objectivité supposée du chercheur telle
qu’il est censé la mettre en œuvre par ailleurs. L’expertise est un système à acteurs
multiples, qui ne se réduit pas au face à face entre le sollicité et le solliciteur. Les
usages de l’expertise, et dès lors les formes éventuelles d’instrumentalisations qui
peuvent en être faites, ne se limitent pas à son utilisation par celui qui en passe
commande — journaliste, dirigeant d’entreprise, responsable politique, etc. La
manière dont elle est reçue, notamment par les différents groupes sociaux qui
peuvent aussi constituer l’« opinion publique », est une autre étape des effets subis
par l’expertise, mais aussi des effets qu’elle produit.
Ces effets méritent analyse précise. Avec l’autorité du spécialiste que sa spécialisation
même lui confère, l’expertise provoque une évidence de compétence tendant à faire
croire que tout parti pris serait neutralisé par le savoir. Ce biais est d’autant plus
difficile à éviter que, face justement à la spécialisation, ni le mandataire de l’expert ni
l’opinion ne sont toujours à même de juger ses assertions. Le débat entre Lippmann
et Dewey sur le rapport entre expertise et démocratie se voit de la sorte prolongé.
Pour certains commentateurs, la notion même d’expertise viole l’égalité entre
citoyens requise formellement en démocratie dès lors que l’expertise relève de
décisions politiques ; il n’y a rien de neutre dans la supposée neutralité de l’expert, à
commencer par cette prétention à la neutralité 25 . Quand bien même elle affirmerait
s’en abstraire, l’expertise est toujours porteuse de normatif et de prescriptif ; si l’on
peut s’accorder sur la relativité d’Einstein sans la maîtriser, sur la compétence
relevant d’une certaine technicité chez l’architecte, le mécanicien ou le physicien, une
certaine suspicion s’élève dès lors que l’expertise déborde sur le champ social et
politique 26 .
L’expertise en outre acquiert une valeur qui est aussi marchande ; de fait, elle relève
désormais d’« un marché 27 ». Pour exemple, en matière de délinquance et
notamment de délinquance juvénile, il y a bien des « marchands de sécurité » qui
tendent à jeter « un épais brouillard sur les critères de ce que peut être une expertise
légitime », comme y insiste Laurent Mucchielli 28 . La recherche publique en France
fait elle-même désormais l’objet d’évaluations dans le cadre d’une « économie de la
connaissance », expression définie lors du Conseil européen de Lisbonne en
mars 2000 et qui affiche bien les attendus de rentabilité et de compétitivité présidant
24 Dominique Damamme, Marie-Claire Lavabre, « Les historiens dans l’espace public », Sociétés
contemporaines, n° 39, 2000.
25 Cf. Stephen P. Turner, Liberal Democracy, London, SAGE, 2003, p. 19-23.
26 Claude Grignon, « Sociologie, expertise et critique sociale », art. cité, p. 127 ; Ian Shapiro, « Three
Ways to be a Democrat », Political Theory, 22, 1994, p. 140.
27 Philippe Veitl, « À quoi pensent les experts ? Paroles d’experts et paroles sur l’expertise », dans
Laurence Dumoulin et alii, Le recours aux experts. Raisons et usages politiques, Grenoble, Presses
universitaires de Grenoble, 2005, p. 21. C’est aussi ce que dit Henry Rousso à propos du passé revêtant à
présent une « valeur marchande » (dans La hantise du passé, op. cit., p. 34).
28 Laurent Mucchielli, Violences et insécurités. Fantasmes et réalité dans le débat français, Paris, La
Découverte, 2002, p. 27. Cf. sur ce point Aurore François, Veerle Massin, David Niget (dir.), Violences
juvéniles sous expertise(s) XIXe-XXIe siècles. Expertise and Juvenile Violence 19th-21th Century,
Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2011.
8
Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
à la « valorisation » de la recherche et à ses « financements sur projet » ; une
« logique managériale » est incontestablement à l’œuvre en ce domaine, qui fait
passer « des pairs aux experts 29 ».
Mais, armé des précautions d’usage touchant à l’élémentaire « d’où parle-t-on et
pourquoi », on peut cependant très bien envisager l’expertise avec optimisme 30 et
considérer que les démocraties doivent à toute force encourager les experts dans leur
expertise, protéger leur autonomie, organiser des formes de contrôle et de contrepouvoir, donc de contre-expertise 31 . Après tout, dans la « société de défiance »
qu’analyse Pierre Rosanvallon, il existe bien « une défiance démocratique » que
l’expertise et la contre-expertise peuvent incarner, comme « pouvoir de surveillance »
valant telle une « contre-démocratie ». Celle-ci doit être comprise non comme le
contraire de la démocratie mais comme « une forme de démocratie qui contrarie
l’autre », « démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social 32 ».
Reste à savoir si une telle aspiration est compatible avec le système en place.
En terminant cette présentation et au moment d’ouvrir ce dossier, nous ferons
volontiers nôtre la position d’Henry Rousso sur le sujet : l’expertise « met une
discipline au défi, elle l’interroge dans ses fondements éthiques et épistémologiques,
dans ses certitudes, dans sa légitimité même parfois 33 ». Nul doute que ces
questionnements, qui peuvent être des mises en question, sont avant tout de bonnes
ressources pour aller de l’avant.
L’auteur
Ludivine Bantigny est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université
de Rouen et chercheuse au Centre d’histoire de Sciences Po. Elle a notamment publié
Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des « Trente Glorieuses » à la
guerre d’Algérie (Fayard, 2007) ; Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France
XIXe-XXIe siècles (PUF, 2009, en codirection avec Ivan Jablonka) ; Sous l’œil de
29 Catherine Vilkas, « Des pairs aux experts : l’émergence d’un “nouveau management” de la recherche
scientifique ? », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXXVI, 2009, p. 62 sq et p. 76. Cf. aussi le
numéro « Ce qu’évaluer voudrait dire » coordonné par Georges Balandier, Cahiers internationaux de
sociologie, vol. CXXVII/CXXIX, janvier-décembre 2010.
30 Cf. Henry Collins, Robert Evans, Rethinking Expertise, Chicago, The University Press of Chicago,
2007. Isabelle Backouche estime ainsi que les instances d’expertise sont des « lieux de discussion d’une
très grande liberté » dans la mesure où elles n’ont pas de pouvoir de décision (Isabelle Backouche,
« Expertise », Genèses, 65, décembre 2006, p. 3).
31 Nous suivons Michael Schudson, « The Trouble with the Experts – and Why Democracies Need
Them », art. cité, p. 500 sq. C’est ce que tend à montrer Jeremy Ahearne en analysant les « intellectuels
publics » qui ont participé à l’élaboration des politiques publiques culturelles et éducatives ; dans cet
ouvrage, ces intellectuels sont jugés à la fois comme experts et comme critiques (Jeremy Ahearn,
Intellectuals, Culture and Public Policy in France. Approaches from the Left, Liverpool, Liverpool
University Press, 2010).
32 Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006,
p. 11-16 et p. 46.
33 Henry Rousso, « L’expertise des historiens dans les procès pour crime contre l’humanité », art. cité,
p. 70.
9
Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
l’expert. Les dossiers judiciaires de personnalité (PURH, 2011, en codirection avec
Jean-Claude Vimont) et Hériter en politique. Filiations, générations et transmissions
politiques (Allemagne, France, Italie, XIXe-XXIe siècles) (PUF, 2011, en codirection
avec Arnaud Baubérot). Sur l’expertise, elle a aussi publié « Le savant, le jeune et le
politique. Les sociologues “de la jeunesse” entre neutralité et engagement », dans
Christine Bouneau et Caroline Le Mao (dir.), Jeunesse(s) et élites. Des rapports
paradoxaux en Europe de l’Ancien Régime à nos jours (PUR, 2009, p. 63-73) ; « Que
jeunesse se passe ? Discours publics et expertises sur les jeunes après Mai 68 »
(Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 98, avril-juin 2008, p. 7-18) ; « L’expertise et
l’emprise. Construction et confrontation des savoirs sur les jeunes délinquants (19451975) », dans Jean-Claude Caron, Annie Stora-Lamarre, Jean-Jacques Yvorel (dir.),
Les âmes mal nées. Jeunesse et délinquance urbaine en France et en Europe (XIXeXXIe siècles) (Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 187-199).
Résumé
Parce qu’elle se situe au cœur de l’articulation entre savoir, pouvoir et démocratie,
l’expertise n’a pas cessé, par sa promotion ou au contraire sa remise en question, de
susciter de vifs débats. Ceux-ci concernent les liens entre positions sociales et
dispositions scientifiques, entre savoirs savants et savoirs ordinaires ; ils réfléchissent
aux utilisations de ces savoirs par des instances extérieures à ceux qui les produisent,
enfin au contrôle susceptible d’être instauré sur de tels usages. Les sciences sociales
en général et l’histoire en particulier se révèlent, partant, doublement concernées :
non seulement parce qu’elles peuvent analyser les formes d’interactions et de
régulations qu’induit la situation d’expertise, mais aussi parce qu’elles-mêmes sont au
cœur des sollicitations, tant publiques que privées, qui les conduisent à faire
ponctuellement acte d’expertes. Cet article entend mettre en perspective historique la
genèse de l’expertise et les questions de fond qu’elle pose aux sciences sociales en
général et à l’histoire en particulier.
Abstract
Expertise plays an essential role in a configuration which gathers together knowledge,
power and democracy. It is not of course an issue without contention, and the debate
is therefore a very lively one. It concerns indeed the link between social standing and
scientific standpoint, between scientific and ordinary knowledge. This debate has also
to do with use and control of the scientific data. Social sciences in generally and
especially history are involved because they are often invited by medias, companies or
for public policies. They are able to analyse the effects of those solicitations too. That
is why this chapter follows the construction and the evolution of the expertise and
explores how academic experts think about its impact for science and policy.
Mots clés : expertise, sciences sociales, historiographie, engagement, savoir,
pouvoir.
Key words : Expertise, social sciences, historiography, commitment, knowledge,
power.
Pour citer cet article : Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de
l’expertise. Une perspective historique », Histoire@Politique. Politique, culture,
société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
10
Téléchargement