Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
l’advocacy, nécessairement partisan et défenseur d’une cause, au service ou non d’un
groupe de pression et dans le cadre d’un pluralisme revendiqué5.
Comment situer historiquement ce « second temps », au cours duquel l’expertise s’est
déplacée, transgressant les frontières liées à la clôture des champs professionnels et
des sphères de compétence ? La matrice s’en trouve probablement dans l’esprit des
Lumières, même si la question s’est posée dès le XVIIe siècle, lorsque le pouvoir
temporel a pris sa pleine autonomie à l’égard de l’Église et a revendiqué la nécessité
de savoir pour gouverner. Dans cette continuité s’inscrit la détermination à critiquer
l’autorité, qu’elle vienne du Prince autant que de l’Église, avec les armes du libre
examen, tout au long du XVIIIe siècle6. Mais c’est au siècle suivant que l’expertise
s’impose, sollicitée par l’État en vue de l’action publique. Dans l’Angleterre
victorienne, médecins, juristes et ingénieurs s’érigent en acteurs aux côtés du pouvoir
pour le conseiller mais aussi le soutenir ; un peu partout en Europe, l’État a recours à
des professions nouvelles, qui trouvent là une source d’installation et de légitimation,
pour étancher sa « volonté de savoir » afin de mieux connaître et contrôler les
populations. Ainsi en va-t-il des statistiques et de la démographie — ou « comment
faire de la population un enjeu politique » (Paul-André Rosental) —, de la
« naissance » de certaines catégories dans l’action publique comme le chômage, au
carrefour des institutions universitaires, des sociétés savantes et des associations
philanthropiques ; l’expertise judiciaire devient le parangon de l’intervention savante
en dehors de son milieu initial et trouve à cette époque sa codification procédurale7.
Le XIXe siècle peut donc être considéré comme le berceau de l’expertise, imbriquant
sphère savante et interventions étatiques. Le XXe siècle en a affiné les
prolongements, surtout en son dernier tiers, la « gouvernance » étant censée désigner
la part accrue d’acteurs extérieurs au gouvernement venus le seconder dans ses
jugements. Désormais, l’expertise est devenue envahissante, en un spectre de
domaines extrêmement étendus, de l’audit d’entreprise aux risques sanitaires et
environnementaux, des transformations du travail à la réforme de l’État. Une
véritable « consultocratie » a jeté l’ancre dans les sociétés contemporaines, pour
partie parce qu’elles sont des « sociétés du risque » et qu’il s’agit de les appréhender
5 Cf. Steven Brint, In an Age of Experts. The Changing Role of Professionals in Politics and Public Life,
Princeton, Princeton University Press, 1994.
6 Cf. Christelle Rabier, « Expertise in Historical Perspectives », dans Christelle Rabier (dir.), Fields of
Expertise: A Comparative History of Expert Procedure in Paris and London, 1600 to Present,
Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2007, p. 5-6 ; Claude Grignon, « Sociologie, expertise et
critique sociale », dans Bernard Lahire (dir.), À quoi sert la sociologie ?, op. cit., p. 120 ; Cécile Robert,
« Expertise et action publique », dans Olivier Borraz, Virginie Guiraudon (dir.), Politiques publiques.
1. La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 309.
7 Cf. Roy MacLeod (dir.), Governement and Expertise : Specialists, Administrators, and Professionals,
Cambridge, Cambridge University Press, 1988, 2nd ed. : 2003 ; Alain Desrosières, La politique des
grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993 ; Paul-André Rosental,
L’intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960), Paris,
Odile Jacob, 2003 (p. 246 pour la citation) ; Christian Topalov, Naissance du chômeur, 1880-1910,
Paris, Albin Michel, 1994.
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