Usages, mésusages et contre-usages de l`expertise

Ludivine Bantigny, « Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise. Une perspective historique »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
Usages, mésusages et contre-usages de l’expertise.
Une perspective historique
Ludivine Bantigny
En 1922, alors qu’il désespère de la démocratie, estimant que les « citoyens
ordinaires » ne peuvent percevoir le monde directement mais toujours par le filtre de
déformations venues de la presse — un jugement condensé par la sentence « News
and truth are different » —, le célèbre journaliste et commentateur américain Walter
Lippmann lance un appel aux experts, seuls à même selon lui de contrôler les médias
et présentés dès lors comme le véritable espoir d’une démocratie digne de ce nom.
Dans l’acception de Lippmann, les experts placés en situation de surveillance et de
vigilance se distinguent par leur capacité à s’abstraire de leurs propres intérêts pour
mieux servir l’intérêt général. C’est à cette conviction que rétorque le philosophe
John Dewey, son compatriote. Il émet quant à lui des doutes sur le supposé
désintéressement desdits experts : en dernière instance, assure Dewey, ils en
viennent toujours à défendre le point de vue qui les avantage et qui conforte leur
positionnement social comme professionnel1.
Cette controverse est à coup sûr aiguisée par le poids de son enjeu. Il a trait en effet à
la conciliation entre savoir, pouvoir et démocratie, rien de moins. Depuis, l’expertise
n’a pas cessé, par sa promotion ou au contraire sa remise en question, de susciter des
discussions de cet ordre. Elles touchent aux liens entre positions sociales et
dispositions scientifiques, à l’articulation entre savoirs savants et savoirs ordinaires,
aux utilisations de ces savoirs par des instances extérieures à ceux qui les produisent,
enfin au contrôle susceptible d’être instauré sur de tels usages. Les sciences sociales
en général et l’histoire en particulier se révèlent, partant, doublement concernées :
non seulement parce qu’elles peuvent analyser les formes d’interactions et de
régulations qu’induit la situation d’expertise, mais aussi parce qu’elles-mêmes sont
au cœur des sollicitations, tant publiques que privées, qui les conduisent à faire
ponctuellement acte d’expertes.
Cette configuration ne manque pas de donner le vertige. Car à la question « qui
expertisera les experts2 ? », il ne semble y avoir d’autre réponse qu’une mise en
1 Walter Lippmann, Public Opinion, New York, Mc Millan, 1922, p 5 sq ; John Dewey, The Public and Its
Problems, New York, Henry Holt, 1927, p. 139 sq. Sur cette controverse, voir Michael Schudson, « The
Trouble with the Experts – and Why Democracies Need Them », Theory and Society, n° 5/6, december
2006, p. 492 sq.
2 Samuel Johsua, « Sciences, sociologie, politique : qui expertisera les experts ? », dans Bernard Lahire
(dir.), À quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, 2004.
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abyme sans fin. C’est pourquoi, lorsque les historiens font l’histoire de l’expertise, des
codifications qu’elle suppose et des effets socio-politiques qu’elle engendre, leur
propre expertise en tant qu’historiens n’en est que mieux resituée dans sa genèse,
dans sa légitimité parfois contestée et, au-delà, dans le débat nécessaire sur le sujet.
Du spécialiste à l’expert : formes et problèmes
d’un changement de statut
L’expert, d’après l’étymologie du terme, est celui qui a fait ses preuves, qui a éprouvé
par son expérience sa capacité de spécialiste dans un domaine particulier et qui en
tire une reconnaissance, voire une autorité. Dans l’acception qu’on lui confère
aujourd’hui et qu’on analysera ici, l’expert se caractérise par la détention d’un savoir
spécifique, de compétences techniques et/ou méthodologiques mises au service d’une
action, en réponse à une demande sociale et/ou politique, publique ou privée. Au sein
d’une littérature abondante, nous citerons la définition qu’en propose Irène Théry,
parce qu’elle nous paraît s’ajuster précisément aux enjeux impliqués : l’expertise est
« une activité particulière d’exercice diagnostique du savoir en situation
problématique, dans le cadre d’une mission intégrée à un processus décisionnel dont
l’expert n’est pas maître3 ». De fait, le savoir en ce cas n’est pas suscité pour lui-
même, mais aux fins d’une application ; il est utilisé pour sa vocation d’arbitrage. En
le délivrant et donc en endossant le rôle d’expert, le spécialiste change
momentanément de rôle, tandis que ses propositions lui échappent pour partie. En
aval de son expertise, une décision peut être rendue, qui la prend ou non en
considération, lui donne ou non une efficacité, traduit ou non en acte le diagnostic
proposé. Ce qui nous intéressera donc notamment, c’est cette double conversion, celle
du savoir et celle du savant : pour le premier, sa réappropriation selon des modalités
et des finalités qui le dépassent ; pour le second, sa démarcation temporaire avec son
identité professionnelle originelle.
Mais le sens retenu pour définir lexpertise doit lui-même être replacé dans
l’évolution de cette pratique. Car l’expert a d’abord été celui qui, dans son métier, est
jugé comme un « producteur de bonnes normes professionnelles », se cantonnant
donc à rester parmi ses pairs tout en leur fournissant, en raison de son expérience,
constats, avis et conseils. C’est dans un second temps que l’expert a été conçu comme
intervenant « dans un autre domaine professionnel que le sien » pour « produire un
jugement4 ». Dès lors, sa légitimité a été, sinon fragilisée, du moins discutée. Son
objectivité, si tant est qu’elle puisse exister, demeure l’objet central des
interrogations, de manière plus ou moins assumée. Aux États-Unis d’ailleurs, la
question a été plus franchement tranchée, l’expert étant souvent considéré au sens de
3 Irène Théry, « Expertises de service, de consensus, d’engagement : essai de typologie de la mission
d’expertise en sciences sociales », Droit et Société, 60, 2005, p. 312.
4 Pierre Lascoumes, « Expertise et action publique », Problèmes politiques et sociaux, n° 912, mai 2005,
p. 6.
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l’advocacy, nécessairement partisan et défenseur d’une cause, au service ou non d’un
groupe de pression et dans le cadre d’un pluralisme revendiqué5.
Comment situer historiquement ce « second temps », au cours duquel l’expertise s’est
déplacée, transgressant les frontières liées à la clôture des champs professionnels et
des sphères de compétence ? La matrice s’en trouve probablement dans l’esprit des
Lumières, même si la question s’est posée dès le XVIIe siècle, lorsque le pouvoir
temporel a pris sa pleine autonomie à l’égard de l’Église et a revendiqué la nécessité
de savoir pour gouverner. Dans cette continuité s’inscrit la détermination à critiquer
l’autorité, qu’elle vienne du Prince autant que de l’Église, avec les armes du libre
examen, tout au long du XVIIIe siècle6. Mais c’est au siècle suivant que l’expertise
s’impose, sollicitée par l’État en vue de l’action publique. Dans l’Angleterre
victorienne, médecins, juristes et ingénieurs s’érigent en acteurs aux côtés du pouvoir
pour le conseiller mais aussi le soutenir ; un peu partout en Europe, l’État a recours à
des professions nouvelles, qui trouvent là une source d’installation et de légitimation,
pour étancher sa « volonté de savoir » afin de mieux connaître et contrôler les
populations. Ainsi en va-t-il des statistiques et de la démographie — ou « comment
faire de la population un enjeu politique » (Paul-André Rosental) —, de la
« naissance » de certaines catégories dans laction publique comme le chômage, au
carrefour des institutions universitaires, des sociétés savantes et des associations
philanthropiques ; l’expertise judiciaire devient le parangon de l’intervention savante
en dehors de son milieu initial et trouve à cette époque sa codification procédurale7.
Le XIXe siècle peut donc être considéré comme le berceau de l’expertise, imbriquant
sphère savante et interventions étatiques. Le XXe siècle en a affiné les
prolongements, surtout en son dernier tiers, la « gouvernance » étant censée désigner
la part accrue d’acteurs extérieurs au gouvernement venus le seconder dans ses
jugements. Désormais, l’expertise est devenue envahissante, en un spectre de
domaines extrêmement étendus, de l’audit d’entreprise aux risques sanitaires et
environnementaux, des transformations du travail à la réforme de l’État. Une
véritable « consultocratie » a jeté l’ancre dans les sociétés contemporaines, pour
partie parce qu’elles sont des « sociétés du risque » et qu’il s’agit de les appréhender
5 Cf. Steven Brint, In an Age of Experts. The Changing Role of Professionals in Politics and Public Life,
Princeton, Princeton University Press, 1994.
6 Cf. Christelle Rabier, « Expertise in Historical Perspectives », dans Christelle Rabier (dir.), Fields of
Expertise: A Comparative History of Expert Procedure in Paris and London, 1600 to Present,
Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2007, p. 5-6 ; Claude Grignon, « Sociologie, expertise et
critique sociale », dans Bernard Lahire (dir.), À quoi sert la sociologie ?, op. cit., p. 120 ; Cécile Robert,
« Expertise et action publique », dans Olivier Borraz, Virginie Guiraudon (dir.), Politiques publiques.
1. La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 309.
7 Cf. Roy MacLeod (dir.), Governement and Expertise : Specialists, Administrators, and Professionals,
Cambridge, Cambridge University Press, 1988, 2nd ed. : 2003 ; Alain Desrosières, La politique des
grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993 ; Paul-André Rosental,
L’intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960), Paris,
Odile Jacob, 2003 (p. 246 pour la citation) ; Christian Topalov, Naissance du chômeur, 1880-1910,
Paris, Albin Michel, 1994.
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comme telles8. Mais là n’est pas la seule raison ; la logique de la rentabilité et de la
performance s’est accentuée et perfectionnée au cours de ces quarante dernières
années, ouvrant le chemin au cortège des évaluations tous azimuts pour en prendre la
mesure, corriger les défaillances, voire éliminer les zones d’inefficacité.
C’est aussi depuis lors que l’expertise est assaillie par la critique, voire la mise en
cause radicale. 1968 a été l’un des catalyseurs de cette contestation, permettant
l’émergence et l’offensive de contre-expertises. Les « intellectuels spécifiques » tels
que les entendait Michel Foucault sont entrés dans le mouvement, avec la volonté
déterminée de critiquer la classique association savoir-pouvoir et d’ériger des contre-
pouvoirs au moyen de contre-savoirs. La pensée combattant, après Marx et/ou
Nietzsche et/ou Freud, la prétention à la pureté et à l’objectivité de certains experts a
aussi pris place dans une réflexion relativisant la linéarité des progrès scientifiques et
travaillant à dévoiler leur histoire plus saccadée, ainsi que l’a proposé en pionnier
Thomas Kuhn9. Or, la mise au jour historique de tels heurts dans lévolution des
sciences a trouvé, de plein fouet, sa confirmation lors de catastrophes de Three
Miles Island à Tchernobyl et aujourd’hui Fukushima — au cours desquelles les
experts ont été bousculés, combien tragiquement, dans leurs assurances. On est ainsi
passé « d’une construction de la certitude à un approfondissement de
l’incertitude10 ».
À science de la science, expertise de l’expertise ?
L’expertise a donc évidemment une histoire, mais quelle histoire fait-on lorsqu’on s’y
attelle ? Elle se situe assurément au croisement de plusieurs sous-champs, tels que
l’histoire des sciences et des controverses, l’histoire intellectuelle et des intellectuels,
l’histoire de l’action publique et du pouvoir étatique ou encore l’histoire des métiers
et de leur recevabilité. De surcroît, cette histoire ne saurait se mener sans le concours
de disciplines voisines, à commencer par la sociologie. Car la réflexion sur ces
questions est quasiment constitutive de la pratique sociologique. La sociologie des
professions le démontre amplement, mais la sociologie de la profession même de
sociologues l’indique peut-être plus encore. Cette réflexivité, « forme spécifique de la
vigilance épistémologique » au moyen de laquelle une science sociale « se [prend]
pour objet, se [sert] de ses propres armes pour se comprendre et se contrôler »,
permet de ne pas oublier que « l’analyste fait partie du monde qu’il cherche à
objectiver » et que dès lors la sociologie est « partie prenante des luttes qu’elle
décrit11 ». Pour suivre encore Pierre Bourdieu, « il n’y a pas d’immaculée
8 Isabelle Berrebi-Hoffmann, Michel Lallement, « À quoi servent les experts ? », Cahiers internationaux
de sociologie, vol. CXXVI, 2009, p. 8 ; Ulrich Beck, Risikogesellschaft, Francfort, Suhrkamp Verlag,
1986 (trad. fr. rééd. La société du risque. Su la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008).
9 Thomas Kuhn, The Structures of Scientific Revolutions, Chicago, Chicago University Press, 1962
(trad. fr. rééd. La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983).
10 Pierre Lascoumes, « L’expertise, de la recherche d’une action rationnelle à la démocratisation des
connaissances et des choix », Revue française d’administration publique, n° 103, 2002, p. 377.
11 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 172-176.
4
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conception12 » : une élaboration scientifique est toujours située, socialement et
culturellement, et doit pour partie ses convictions à cette situation.
Il se trouve en outre que la sociologie est l’une des disciplines les plus sollicitées pour
faire œuvre d’expertise. Gérard Mauger a pu ainsi proposer une typologie des
rapports que les sociologues entretiennent avec le champ politique ; il distingue
l’autonomie, l’engagement et l’expertise, celle-ci résultant de la confiance que certains
sociologues accordent à « la direction “éclairée” des élites dirigeantes », soucieux par
là même de les aider dans le rendu de leurs décisions et dans la mise en œuvre de
leurs actions13. Mais, au-delà de ces jugements pour l’action publique ou le discours
médiatique, un certain nombre de sociologues exercent leur métier — en est-il
transformé ? et, le cas échéant probablement, de quelle façon ? — comme conseillers,
consultants, chargés d’études, voire managers de ressources humaines en
entreprises. Ce faisant, ils s’affirment en praticiens de l’expertise au quotidien.
D’aucuns le justifient, estimant que cela fait partie de leur métier, à condition que les
règles en soient respectées14. D’autres le jugent durement, à la manière de Claude
Grignon qui n’hésite pas à évoquer des « parasociologies ancillaires15 ». Au vu de ce
statut, la sociologie peut à bon droit se donner pour méthodologie élémentaire
d’examiner, pour chaque expert s’exprimant sur un sujet donné, sa position dans la
société globale, sa situation dans son domaine professionnel, son inscription parmi
ceux qui défendent un point de vue semblable. Et cela vaut bien sûr pour les
sociologues eux-mêmes, puisqu’ils n’échappent pas au système de contraintes et
d’intérêts que leur vaut leur condition. De ces consignes épistémologiques, les
historiens peuvent évidemment aussi se doter. Et ils ont tout intérêt à les appliquer,
comme d’autres, à leur propre intervention.
Pour une histoire de l’expertise historienne
Car il y a aussi une histoire de l’expertise historienne. Pour Henry Rousso, un de ceux
qui y ont le plus réfléchi, un tournant majeur s’est opéré à cet égard au cours des
années 1970. Auparavant, durant les « Trente Glorieuses », période caractérisée par
une certaine foi dans le progrès et par là même dans l’avenir, c’étaient
essentiellement la sociologie, l’économie ou la prospective qui étaient convoquées
pour proposer des prévisions, forger des outils en ce sens, élaborer des modèles de
développement et de croissance. Avec le retournement lié à la crise, l’histoire n’a plus
12 Pierre Bourdieu, « Une science qui dérange », dans Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit,
1984, p. 23.
13 Gérard Mauger, « Pour une sociologie de la sociologie. Notes pour une recherche », L’homme et la
société, n° 131, janvier-mars 1999, p. 104.
14 Cf. les arguments d’Odile Piriou dans son échange avec Didier Vrancken (« L’expertise sociologique en
débat », dans Monique Legrand, Didier Vrancken (dir.), L’expertise du sociologue, Paris, L’Harmattan,
2004, p. 181 sq).
15 Claude Grignon, « Sociologie, expertise et critique sociale », art. cité, p. 133.
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