Malgré le retour possible de luttes semblables dans le monde moderne, il faut
convenir que notre état social est aujourd’hui mieux armé contre leurs
désastreuses conséquences. Le travail, source première de toute richesse (et ce
n’est pas là une banalité morale, c’est le principe même et le mieux démontré de
la science économique), le travail est au moins libre à tous, par les mœurs,
comme par les lois. Dans l’antiquité, les lois quelquefois, les mœurs presque
toujours l’interdisaient à l’homme libre ; l’esclave seul travaillait ; mais l’esclave
appartenait au riche ; ainsi le riche s’enrichissait sans cesse, et par le travail, et
par le capital ; le pauvre traînait dans une orgueilleuse paresse sa liberté
misérable, et chaque jour la pauvreté l’étreignait plus pressante. Empruntait-il
au riche ? S’acquitter, même des intérêts, lui était impossible, et la dette, tous
les jours grossie, le mettait à la merci du créancier. Cependant, la décadence des
mœurs avait rendu les besoins plus nombreux, et poussé jusqu’à la fureur
l’amour du bien-être et du plaisir. Qu’arriva-t-il au jour où la démocratie
triomphante, ayant partout renversé les constitutions aristocratiques, eut remis
le pouvoir aux mains du plus grand nombre ? C’est que la guerre fut ouverte
entre les deux classes ; elle ne devait se terminer que par la ruine de la Grèce.
Les pauvres, repoussant le travail, moyen trop lent, demandèrent la richesse à la
violence. Dépouiller les riches fut l’unique but de leur politique ; leurs moyens
furent la confiscation, l’emprunt forcé, l’impôt progressif et l’abolition des dettes
ou la suspension indéfinie des paiements. Mais les riches ne se laissèrent pas
dépouiller sans combat ; ils ne se résignèrent pas au rôle de victimes ; ils
usèrent plutôt de moyens qui ne valaient pas mieux que ceux de leurs
adversaires ; et repoussèrent souvent la violence par la violence, et la terreur
par la terreur. Cette lutte sociale allait entrer dans la période de sa plus vive
intensité par l’intervention des Romains dans les affaires de la Grèce.
Par un enchaînement singulier des événements, cette intervention se produisit
pour la première fois au plus fort de la lutte engagée entre Rome et les
Carthaginois. Polybe raconte comment, durant la seconde année de la deuxième
guerre Punique1, tandis qu’Annibal, vainqueur au Tésin, à la Trébie, semblait
déjà menacer Rome, le roi Philippe de Macédoine et les Étoliens consumaient
leurs forces dans une lutte obscure. Profitant d’une courte trêve, le roi assistait
un jour aux jeux Néméens ; un courrier se présenta ; il apportait une nouvelle
dont l’importance fit pâlir en un instant tout l’intérêt que le jeune roi prenait aux
jeux. Les Romains sont vaincus à Trasimène, leur général est tué, l’armée est en
pièces, et Annibal va marcher contre Rome. Philippe avait à ses côtés son
confident le plus cher, Démétrius de Pharos ; il lui montra les lettres qu’il venait
de recevoir, et ne les montra qu’à lui seul. Démétrius les lut ; puis, s’adressant
au roi : « Débarrassez-vous au plus vite, » lui dit-il, « de cette guerre d’Étolie, et
passez en Italie. C’est là que vous jetterez les bases de la monarchie universelle,
dont nul n’est plus digne que vous ; mais c’est maintenant qu’il faut agir, quand
les Romains sont abattus2. »
Philippe avait alors vingt ans. Il avait succédé trois années auparavant à son
oncle, Antigone Doson. Il régnait sur les Macédoniens, nation brave et
disciplinée, de longtemps faite à respecter l’autorité absolue de ses rois, prête à
les suivre dans tous les hasards, et fière de son obéissance autant que d’autres
nations le furent jamais de leur liberté. Je ne sais si l’antiquité offre un autre
exemple de ces monarchies compactes et vigoureuses, comme l’ère chrétienne
1 217 avant J.-C.
2 Polybe, V, 101.