18-Bibliotheque-janvier-2014_Mise en page 1 19/12/13 13:40 Page148 Bibliothèque les pièges qui guettent ces amateurs doués, artistes incomplets mais érudits, qui se réfugient dans le génie des vrais créateurs pour tromper leurs défaillances et finissent par y trouver une certaine fierté, comme le montre la joie éclatante de la Tzigane Mamousia, mère de Maria, redonnant tout leur éclat à de faux anciens violons. Faut-il en conclure que « ce n’est pas l’art, mais le cœur qui séduit le monde » (p. 1247) ? Robertson Davies ne répond pas. Sylvie Bressler misation des manières et des comportements sociaux. Le XVIIIe siècle ne promeut pas seulement l’égale liberté des hommes, il pratique aussi un rapprochement des mœurs aristocratiques et bourgeoises qui serait une source importante de la Révolution. À quoi bon combattre encore pour le monde ancien lorsque l’art de vivre des élites se branche sur le goût pour la modernité ? Le livre de Philippe Raynaud explore cette arrière-chambre des Lumières que constitue la réflexion sur les mœurs, la politesse et la civilité. En marge de la montée en puissance de l’individu démocratique, Montesquieu, Voltaire, Hume, Rousseau ou Kant pensent la civilité et la politesse comme de nouvelles manières de faire société. Certes, les Lumières n’inventent pas le thème de la « civilisation des mœurs » qui, comme y a insisté Norbert Elias, naît dans la société curiale moderne et s’épanouit au XVIIe siècle. Mais l’auteur de ce livre montre très bien que les Lumières confèrent une portée indissociablement éthique, sociale et politique au progrès des manières. Si la politesse n’est pas le signe indubitable de la vertu, elle contribue, concurremment au droit, à pacifier les mœurs et à élever l’individu. L’ouvrage nous invite à renouer les fils d’une « conversation » qui se mène dans l’Europe des salons et dont, selon l’auteur, nous aurions tort de sous-estimer la portée. Si la politesse a mauvaise presse, cela est en grande partie dû au soupçon d’hypocrisie qui pèse sur elle. Or les penseurs des Lumières ne sont nullement aveugles à ce risque. Philippe Raynaud montre que même les Philippe Raynaud La Politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières Paris, Gallimard, 2013, 298 p., 23 € À la fin du XVIIIe siècle, on pouvait encore apercevoir, sans doute, entre les manières de la noblesse et celles de la bourgeoisie, une différence ; car il n’y a rien qui s’égalise plus lentement que cette superficie de mœurs qu’on nomme les manières, mais au fond tous les hommes placés au-dessus du peuple se ressemblaient ; ils avaient les mêmes idées, les mêmes habitudes, suivaient les mêmes goûts, se livraient aux mêmes plaisirs, lisaient les mêmes livres, parlaient la même langue. Ces lignes de l’Ancien Régime et la Révolution évoquent une égalisation des conditions qui diffère de celle que Tocqueville associe généralement à l’âge démocratique : non pas la revendication égalitaire dans le domaine du droit, mais l’unifor148