Santé publique à Neuchâtel et en Suisse : Un système peu avenant

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Santé publique à Neuchâtel et en Suisse :
Un système peu avenant, des défis motivants !
Laurent Kurth, Institut du droit de la santé, Neuchâtel, le 19 septembre
2013
Seules les paroles prononcées font foi
"Salutations"
1. Propos introductifs
En préambule, permettez-moi de remercier l'Institut du droit de
la santé de l'opportunité offerte au généraliste que je suis
d'exposer une vision politique sur les enjeux du système de
santé et sur les défis qui nous attendent et ainsi de pouvoir
développer dans un cadre indépendant quelques axes de cette
vision générale.
J'apprécie d'autant plus que la vision systémique me paraît
aujourd'hui faire défaut dans la plupart des débats sur la
politique de santé et que les occasions sont trop rares de
pouvoir débattre d'enjeux généraux en dehors de toute
contingence liée à une décision à prendre, à un arbitrage à
rendre ou à une crise à juguler.
Evidemment, l'exercice est difficile après l'exposé du professeur
Tanner, dont l'expérience internationale risque vite de rendre
anecdotiques les préoccupations nationales ou cantonales. Son
intervention nous permet néanmoins de mettre nos
préoccupations en perspective et, au besoin, d'en relativiser
quelques-unes.
Intervenant à sa suite, je souhaite toutefois prendre quelques
précautions : je m'exprime aujourd'hui devant un public pour
l'essentiel composé de spécialistes alors que je suis à la tête du
département cantonal de la santé depuis moins de 4 mois. Cela
m'incite d'abord à solliciter votre indulgence face aux lacunes
ou imprécisions qui vous heurteront. Ensuite, je me dois de
préciser que la vision exposée est un regard encore personnel,
développé au cours des 4 mois écoulés avec les collaborateurs
qui m'entourent et au gré des rencontres avec les acteurs du
secteur, regard auquel il manque encore sur certains points
l'enrichissement et la perception de mes collègues, et qui ne
peut donc à ce stade se prévaloir de toute la légitimité d'une
conception de l'ensemble du collège gouvernemental. Enfin,
vous me pardonnerez également d'évoquer avant tout les
enjeux du système neuchâtelois, dont nombre de questions
renvoient néanmoins à des problématiques plus larges et
connues ailleurs.
Ces précautions exprimées, je vous propose un regard en trois
parties :
- une première partie consacrée à quelques constats,
essentiellement critiques et liés à l'organisation politique et
économique de notre système de santé;
- une deuxième partie, où je mettrai en évidence quelques
enjeux, davantage reliés, eux, à l'évolution de notre
société et aux défis qu'elle lance à notre système de
santé;
- et une troisième, où je tenterai d'esquisser quelques
pistes d'une politique cantonale de la santé, dans les
limites posées par les constats et enjeux préalablement
évoqués.
2. Quelques constats
Pour débuter le chapitre des constats, permettez-moi d'évoquer
une interpellation qui m'a été adressée à plusieurs reprises
depuis l'annonce de la répartition des départements au début
de la législature, en apparence anecdotique, mais qui, à mes
yeux, en dit long du regard porté sur le domaine de la santé.
Ainsi, alors que le gouvernement venait d'annoncer qu'il m'avait
confié la responsabilité du département de la santé, nombreux
sont ceux venus me dire "tu as repris les hôpitaux ?". Et
d'ajouter : "tu es courageux !".
A entendre ces commentaires, la politique de la santé se
résumerait donc à la gestion des hôpitaux. Et le domaine étant
si sensible, la population si peu préparée à affronter des
choix dans ce domaine, qu'il faudrait être un peu inconscient
(poliment exprimé par "courageux") pour oser s'y atteler.
Ce qui saute pourtant immédiatement aux yeux – et qui est
d'ailleurs souvent énoncé par les spécialistes – au vu des
multiples enjeux qui sont devant nous dans ce domaine
(promotion, prévention, médecine de 1er recours, coordination,
vieillissement, pénurie, financement, etc. – autant d'éléments
sur lesquels nous reviendrons), c'est que la politique de santé
ne se résume pas à la gestion d'un système de soins, que
le système de soins ne se résume pas à l'hôpital, et que
l'hôpital ne se résume pas à ses missions aigües ou à ses
disciplines de chirurgie. Dans notre canton comme dans bien
d'autres lieux pourtant, ce sont ces dernières qui monopolisent
le débat politique, souvent l'attention du public et souvent aussi
une part importante des ressources.
Le deuxième constat qui s'impose aussi très clairement, c'est la
nécessité de réformes fondamentales dans notre système
de santé et l'urgence de certaines d'entre elles. La principale
difficulté que j'ai pu identifier à ce jour est d'ailleurs la
conjonction de ces deux dimensions, les changements
profonds nécessitant généralement temps, concertation et
mûrissement (d'autant plus si la population n'est pas préparée à
être confrontée à des choix), que l'urgence n'accorde
évidemment pas.
En outre, si entreprendre dans l'urgence des réformes
profondes semble déjà difficile en soi, le climat qui règne à
l'heure actuelle à Neuchâtel en matière de santé rend l'exercice
impossible. Un climat où les clivages politiques alimentent
les traditionnels clivages régionaux et réciproquement, où
des
pratiques
internes
à
certaines
institutions
s'apparentent à celles de la guerre civile, où l'absence de
direction claire et de visibilité sur les enjeux, les rôles, les
limites et les choix à venir entrave toute initiative. Cette
ambiance délétère s'érige en obstacle infranchissable pour
emmener des réformes, mais pénalise aussi gravement
l'ensemble du système. Qu'il s'agisse de susciter des
vocations dans la formation, de recruter des compétences
et des talents, d'attirer de nouveaux médecins, de motiver
les collaborateurs des institutions, de favoriser ou décider
des investissements ou de susciter des collaborations
nouvelles, le défaut de confiance apparaît presque dans
toutes les situations et pénalise gravement toute nouvelle
dynamique. Le retour à plus de sérénité et de confiance
apparaît donc comme une condition préalable à toute tentative
de réforme.
A ce constat relativement pessimiste, on ajoutera encore ce
que j'appellerai les nombreuses incohérences du système
de pilotage. Alors que notre système fédéraliste accorde par
principe une importante responsabilité aux autorités cantonales
dans l'organisation sanitaire, on a en réalité progressivement
privé le politique des moyens d'actions essentiels.
Quelques exemples :
- le pouvoir politique cantonal ne peut que très
marginalement décider d'une approche sociale (par le
budget) de la prise en charge des coûts des soins et se
voit imposer un modèle "par tête" (cotisations lamal).
L'échec de celui-ci impose toutefois aux cantons des
correctifs sociaux via les subsides accordés sur les primes
d'assurances, dont le coût à Neuchâtel avoisine 60% du
coût hospitalier dans le budget cantonal;
- toute tentative de limiter les coûts par le contrôle de l'offre
est vouée à l'échec : les acteurs privés ne connaissent
(presque) pas de limites (voir activité des infirmières à
domicile lorsque l'activité de NOMAD est limitée) et l'accès
aux prestations des cantons voisins a été largement
libéralisé. Chaque tentative de limitation de la quantité
chez nous conduit ainsi systématiquement à une même
conséquence : le développement des prestations endehors du système neuchâtelois de santé publique, la
perte de substance économique et d'emplois et le
développement de prestations hors canton, à charge
néanmoins du système de financement cantonal;
A eux deux, les subsides pour les primes d'assurancemaladie et les hospitalisations hors canton coûtent ainsi
à l'Etat de Neuchâtel environ 150 millions de francs par
an, soit presque autant que l'ensemble de l'HNe, en
échappant toutefois à tout contrôle public sur les
prestations qu'ils financent.
- à cela s'ajoute, sans que le canton ne puisse s'y opposer,
le transfert en cours, de prestations jusqu'ici financées sur
le mode facultatif des assurances complémentaires, en
direction de l'assurance-obligatoire, c'est-à-dire à charge
d'un système de financement par tête, et de l'impôt (voir
explosion des hospitalisations hors canton dans le cadre
lamal);
- et, dernier exemple que je mentionnerai ici, l'impossibilité
d'orienter l'offre par la structure tarifaire en direction des
domaines dont l'efficacité est pourtant reconnue pour
réduire les coûts globaux et dans lesquels les manques
d'effectifs sont criants et durables (notamment les
généralistes) : la structure des tarifs est décidée entre
prestataires et assurances et les cantons, dont on attend
qu'ils apportent des réponses et des solutions, ne
participent pas à la négociation. Conséquence, le système
continue d'orienter les jeunes diplômés vers des carrières
spécialisées et les incitations à embrasser une carrière de
généraliste font défaut.
L'organisation sanitaire de notre pays entretient par ailleurs une
énorme confusion des rôles et des responsabilités entre
acteurs publics et privés :
- un financement public pour des prestations publiques et
privées (hôpitaux, soins à domicile, EMS);
- un financement public (lamal = prélèvement obligatoire)
organisé par des privés (assurances);
- des acteurs privés exonérés de servitudes (urgences,
formation, gardes, etc.), qui privent néanmoins le public de
sa taille critique et de revenus;
- des responsabilités de planification au public dans un
système voulu comme un marché concurrentiel et ouvert,
avec des interventions influentes de multiples acteurs qui
ne sont pas liés aux planificateurs (assurances, critères de
qualité fixés par des organismes privés, attribution de
missions par organismes intercantonaux, etc.)
Ajoutez à ces difficultés de pilotage une organisation basée
sur une pseudo-concurrence qui conduit avant tout à un
surinvestissement, à un développement excessif de l'offre
et engage le système dans une dynamique inflationniste.
C'est un classique de l'économie publique chaque fois que l'on
néglige de remplacer la contrainte de la dépense (qui agit en
principe comme restriction face au désir de consommer) par
une compétence de planification et de limitation, fondée sur des
choix démocratiques. Ce travers est toutefois triplement
aggravé dans notre système national de santé :
- premièrement, parce que l'absence de rationalité dans nos
choix de consommation est exacerbée lorsqu'il s'agit de
questions de santé,
- deuxièmement, parce que la concurrence ne peut pas non
plus – et c'est tant mieux – s'exercer sur le catalogue de
prestations remboursables (imposé à chaque assurance),
- et
troisièmement,
parce
que
les
décisions
d'investissements, s'agissant de tâches d'intérêt public,
sollicitent les budgets publics plutôt que le potentiel d'un
véritable marché (une décision d'investir n'est que
rarement motivée par une étude de marché), et sont
stimulées par les décisions des voisins, considérés
comme concurrents plutôt que comme partenaires d'une
planification globale.
Je relèverai encore, sans toutefois développer ce point, que la
concurrence est d'autant plus un leurre dans ce système
que l'une de ses conditions essentielles n'est pas remplie :
celui de la transparence. Le patient ne dispose que de très
peu d'indicateurs lui permettant d'orienter ses choix, les critères
de qualité sont encore très flous et souvent non pertinents
(qualité de l'accueil, de la prestation hôtelière, mais très peu de
la prestation de soin à proprement parler) et la responsabilité en
cas d'irrespect de ces maigres critères est proche de zéro. Et
c'est sans compter non plus sur des données chiffrées aux
mains des assurances, qui ne parviennent pas à fournir des
indications fiables et consolidées permettant la transparence ou
le pilotage du système (exemple de l'évolution des primes par
canton).
Enfin, pour terminer ce chapitre des constats, je relèverai
encore que la confusion règne souvent entre aspects :
- économiques : revenus, emplois
- démographiques : impact de la démographie médicale et
des emplois sur la démographie et la vie sociale d'une
région
- sociaux : aspects de répartition des charges
- et de santé publique : réponse à un besoin de santé
d'une population donnée.
En résumé de ce chapitre consacré à quelques constats :
- une perception de la politique de santé lacunaire, bien trop
centrée sur les hôpitaux et leurs missions aigües;
- un climat peu propice au changement;
- des réformes profondes pourtant nécessaires et urgentes,
ce qui peut être lu comme un paradoxe;
- des attentes à l'égard du politique démesurées en regard
des réels pouvoirs qui lui sont laissés;
- une répartition confuse des rôles entre public et privés et
un cloisonnement presque total des décisions des
prestataires, des consommateurs et des financeurs;
- un système de concurrence virtuelle qui conduit à des
surcapacités dans un contexte pourtant de restrictions
financières;
- un système de pilotage opaque et en partie en échec;
- une confusion systématique entre enjeux économiques,
démographiques et sociaux et enjeux de santé publique;
Dans ce contexte, on ferait bien de s'interroger sur ce qu'il
advient des droits du patient (égalité, accessibilité,
information, libre choix, etc.), souvent évoqués dans le rapport
de celui-ci à une institution ou un prestataire, mais qui, face à
un système au pilotage peu cohérent, sans réelle lisibilité, et qui
produit à la fois pénuries et gaspillages, sont finalement assez
malmenés.
Bien-sûr, ces constats font la part belle aux déficiences de
l'organisation. Ils ne sont pas exhaustifs et négligent par
exemple que la Suisse jouit des indicateurs de santé parmi
les plus favorables au monde et que son système se réforme
néanmoins régulièrement. Il paraissait pourtant intéressant de
se pencher sur quelques-unes des lacunes du fonctionnement
actuel, qui expliquent en partie les difficultés à relever les défis
et à affronter les enjeux plus globaux qui attendent notre
système de santé. En elles-mêmes, ces déficiences figurent
peut-être parmi les principaux défis à relever.
J'en viens donc maintenant à quelques enjeux, ou aux autres
enjeux.
3. Quelques enjeux
Et pour débuter, encore un rappel : la santé dépend
davantage de l'environnement (naturel et social) et du
comportement individuel que du système de santé. Ce
rappel permet de souligner l'importance de la promotion de
la santé et de la prévention, encore sous-estimées et qui
héritent souvent de la portion congrue des ressources
consacrées à la santé publique.
L'augmentation du bien-être collectif, comme le contrôle des
coûts de la santé, qui figurent souvent parmi les objectifs
prioritaires des politiques de santé, se résumeront pourtant à
des vœux pieux si une part plus importante des ressources
n'est pas consacrée à des mesures de prévention en amont,
c'est-à-dire justement aux déterminants globaux de la santé
plutôt que, via le système de soins, sur les moyens de son
rétablissement individu par individu.
En examinant ensuite les évolutions de notre société qui
influenceront notre système de santé, on doit, en priorité,
relever l'impact du vieillissement de la population. Chacun
le perçoit assez intuitivement : une population qui vieillit sera
composée d'une proportion plus grande de personnes âgées,
dont l'état de santé est généralement inversement proportionnel
à l'âge. Ce qui apparaît moins, en revanche, c'est la véritable
lame de fond que représente cette évolution, qui traverse
progressivement non seulement l'organisation, mais aussi
toutes les disciplines et toutes les prestations du système de
santé. Prendre en charge une population vieillissante c'est, par
exemple dans les hôpitaux, accueillir des personnes présentant
des affections chroniques ou multiples (polymorbidités), c'est
aussi voir se développer de nouveaux métiers dans le domaine
de la gériatrie, pour lesquels il faut former et obtenir des
nouvelles reconnaissances, c'est se confronter à des
problèmes de santé physique conjugués à des atteintes à la
santé mentale (démences), c'est voir quitter l'hôpital des
personnes souvent dépendantes, qui doivent pouvoir compter
sur des structures d'accueil temporaires ou des prestations
favorisant leur maintien à domicile.
Les prestations de maintien à domicile sont évidemment elles
aussi appelées à croître et évoluer : plus de prestations pour
une population en croissance, qui aspire à rester chez elle plus
longtemps, quand bien même elle subit des atteintes à sa santé
plus fréquentes. Ce développement ne saurait par ailleurs se
concevoir sans une action simultanée sur la conception ou
l'adaptation du logement, les besoins en logements adaptés, ou
protégés, se multipliant également.
Quant aux structures d'accueil temporaires, leur développement
doit répondre non seulement aux besoins de transition entre,
par exemple, l'hôpital et le retour à domicile. Elles font aussi
partie du dispositif permettant une prolongation du maintien à
domicile en offrant des solutions temporaires à des pertes
passagères d'indépendance; ou en venant soulager les proches
qui s'investissent dans l'aide et le soutien à un parent, une
connaissance ou un voisin âgé, mais qui ont, dans cet
engagement, aussi besoin de période de repos; d'autant qu'ils
ont eux-mêmes, généralement, atteint un certain âge aussi.
Toujours au chapitre des conséquences du vieillissement, on
évoquera encore, bien-sûr, la transformation des métiers au
sein des EMS : accueillir une population de 88 ans en moyenne
fait appel à d'autres concepts, à d'autres compétences et à
d'autres prestations que lorsqu'il s'agissait d'offrir gîte, couvert
et animation à des personnes qui venaient de dépasser l'âge
AVS. Les infrastructures doivent aussi être adaptées à cette
évolution de la population accueillie, et certaines institutions
pourraient même devoir se spécialiser dans l'hébergement de
personnes âgées atteintes de troubles psychiatriques ou
encore de personnes âgées handicapées.
Je passe volontairement ici sur les besoins nouveaux en
matière d'animation et de sécurité qui émergent en lien avec le
maintien à domicile, sur les attentes en termes de
reconnaissance, d'échanges et de formation pour les proches
aidants, sur la fréquence croissante avec laquelle se posent
désormais des questions éthiques telles que l'aide au suicide
au sein des institutions, ou encore sur le défi que pose le
vieillissement en termes financiers dans des économies
occidentales dont la croissance économique se ralentit alors
qu'elles doivent consacrer davantage de moyens à la
prévoyance sociale (retraite) et à la santé.
Après l'importance de la promotion de la santé et de la
prévention, et après l'impact du vieillissement de la population,
je citerais, parmi les évolutions majeures en cours, les progrès
de la technique et la pression des coûts qui, tous les deux,
poussent vers le développement de l'ambulatoire. Avec ses
conséquences aussi sur les besoins d'accompagnement à
domicile et de structures d'hébergement temporaire, permettant
la prise en charge de patients qui, indépendamment de leur
âge, n'ont pas toujours retrouvé toutes leur indépendance
lorsqu'ils quittent l'hôpital après y avoir passé quelques heures
seulement.
Mais le développement de l'ambulatoire, c'est aussi des
contraintes nouvelles d'organisation et de gestion pour les
établissements, qui doivent revoir leur organisation
administrative et s'adapter à d'autres logiques de financement,
mais surtout revoir leur architecture et leur organisation
physique. Avec le développement de l'ambulatoire et le
raccourcissement des interventions, la prise en charge des
patients s'assimile de plus en plus à une gestion de production
digne des systèmes industriels les plus performants, où la
rationalisation des flux s'impose comme un élément de
l'efficience et de l'économicité.
Comme quatrième enjeu (j'ai déjà cité la promotion-prévention,
le vieillissement et le développement de l'ambulatoire), je
mentionnerais ensuite la question de la relève médicale. Dans
ses aspects qualitatifs d'abord, où on répétera l'évolution des
métiers déjà évoquée (en lien avec le vieillissement ou le
développement de l'ambulatoire), qui interpelle nos systèmes
de formation et de formation continue. Mais aussi l'évolution
des modes de vie, qui font par exemple plus de place à
l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée, ou qui
conduisent plus de femmes à embrasser une
carrière
médicale; et qui voient ainsi s'affaiblir le modèle du médecin
généraliste indépendant, disponible pour ses patients 6 ou 7
jours sur 7 et à presque toute heure. Il en découle ainsi la
nécessité d'inventer de nouvelles modalités d'organisation
(cabinets de groupe, modèles salariés, etc.) pour développer la
médecine de famille, dans un contexte de pénurie et de
concurrence interrégionale.
Dans ses aspects quantitatifs, cette pénurie renvoie par ailleurs
aux instruments de pilotage permettant d'influencer déjà les
choix d'orientation au moment des études, à la question du
recours aux compétences formées à l'étranger et aux défis de
leur intégration en Suisse (notamment reconnaissance des
diplômes et obstacle éventuel de la langue).
Ce qui nous amène au cinquième enjeu que je souhaiterais
mentionner ici : celui des migrations. Du côté des patients,
cette thématique soulève en particulier la question des
conditions de la migration (situation vécue avant le départ,
contexte de la migration elle-même, éventuels traumatismes
vécus, conditions d'intégration, etc.), avec les conséquences
éventuelles sur la santé, physique ou mentale. Elle remet en
outre en question certains aspects de la politique de promotion
de la santé et de prévention, en particulier lorsque celle-ci est
organisée principalement dans le cadre scolaire et qu'une forte
proportion de migrants arrivent après l'âge de la scolarité. Et du
côté du personnel soignant et médical, la migration permet déjà
depuis de longues années à la Suisse de disposer des
compétences dont elle a besoin mais qu'elle ne parvient pas à
former en suffisance, tout en posant, comme cela a déjà été dit,
la question de l'intégration, de la langue et de la
reconnaissance des diplômes.
Enfin, sixième enjeu, celui du partage du savoir. Dans une
organisation qui est appelée à privilégier le travail en
complémentarité et en réseau (d'un hôpital universitaire à un
hôpital régional, entre hôpital-EMS-MAD, entre médecins de
famille et spécialistes ou institutions), un contexte qui voit le
patient de mieux en mieux informé et avec une évolution
technologique qui permettra une circulation presque
instantanée des données médicales, il paraît évident que
l'organisation de ce partage du savoir constitue dès à présent
un défi important. Quelles données accessibles à quel
intervenant, dans quel but, à quel moment, pour quelle durée et
à quelles conditions ou avec quelles limites ? Voilà autant de
questions déjà complexes en elles-mêmes dans un système de
santé publique centré sur le bien-être du patient, qui deviennent
plus aigües encore dans un système conçu sur une logique de
profit, de concurrence et de marché.
En résumé de cette partie consacrée aux enjeux, et sans
revenir sur l'urgence – évoquée dans la première partie – qu'il y
a à retrouver un véritable pilotage (général ou financier) du
système national et cantonal de santé, je relèverais donc :
- l'importance de mesures de promotion de la santé et de
prévention, aussi bien dans la perspective de
l'amélioration du bien-être que du contrôle des coûts;
- le vieillissement de la population, qui bouleversera tous les
métiers et presque toute l'organisation de notre système
de santé;
- le développement de l'ambulatoire qui, sous l'effet de
l'évolution technique et de la pression des coûts, sera
aussi à l'origine d'importantes transformations des métiers
et des institutions;
- la nécessité d'assurer la relève dans un contexte où
l'image des métiers de la santé n'est pas claire, où les
modes de vie évoluent et où les ressources consacrées à
ce secteur connaîtront des limites toujours plus
pressantes;
- les migrations, qui interrogent autant qu'elle apportent des
réponses à notre organisation sanitaire;
- l'organisation de réseaux et le partage de l'information, qui
apparaissent comme des évolutions incontournables pour
répondre aux autres enjeux, mais qui posent à leur tour de
nouvelles questions.
Voilà pour les constats et quelques enjeux d'un système de
santé dont les premières préoccupations doivent rester de
contribuer au bien-être global de la population, à l'égalité
devant la santé et l'accès aux soins, et à éviter que les atteintes
à la santé conduisent à la pauvreté ou à la précarité
économique et sociale.
Comment, dans ce contexte, peut s'articuler une politique
neuchâteloise de la santé ?
4. Une place pour une politique cantonale de la santé?
Je l'ai dit au chapitre des constats, aucun système ne peut être
conduit si son objectif et sa direction ne sont pas clairement
établis. Pour Neuchâtel, il s'agit donc avant tout de rétablir
la confiance et de fédérer les énergies en rétablissant la
lisibilité des objectifs.
Et en cohérence avec les critiques formulées sur le système
actuel, ces objectifs ne sont pas principalement concentrés sur
l'organisation hospitalière, qui doit certes se réformer, mais doit
cesser de mobiliser toute l'attention et toutes les énergies.
En premier lieu, la politique neuchâteloise de la santé doit
apporter des réponses en termes de coordination :
- coordination avec les autres cantons de Suisse
occidentale et avec la Confédération pour tenter de
développer de véritables outils de pilotage, qui
permettent de retrouver progressivement plus de
cohérence et, là aussi, plus de lisibilité; pour voir
l'emporter, aussi, les buts de santé publique dans la
définition des objectifs plutôt que les intérêts économiques
des uns ou des autres;
- coordination
intercantonale
également,
pour
envisager une organisation régionale, capable par
exemple aussi bien d'imaginer un réseau sanitaire de
l'Arc jurassien, une collaboration étroite avec les
centres universitaires ou la définition d'objectifs
communs pour l'évolution des cursus de formation;
- coordination enfin, à l'intérieur du canton. J'y reviendrai
plus tard, en évoquant les enjeux concernant les
institutions ou les liens à créer entre les différents
secteurs.
En second lieu, ce sont les programmes de promotion de la
santé et les mesures préventives qui figureront parmi les
objectifs prioritaires d'une politique cantonale. A ce titre, nous
proposerons notamment une réorientation de la politique de
santé scolaire, la mise en œuvre du plan de santé mentale et la
poursuite de la lutte contre les maladies transmissibles
(grippes, infections multirésistantes, VIH). Les programmes de
dépistages (cancer du sein, éventuellement du colon), de
vaccination (par exemple le virus du papillome humain) et de
sensibilisation (alimentation et mouvement, prévention des
accidents) seront maintenus ou intensifiés. Idéalement, des
mesures relevant d'autres politiques sectorielles devraient être
engagées aussi avec des objectifs de santé publique :
politiques du sport, de l'environnement et des conditions de
travail.
La prévention et le traitement des dépendances, que je
renonce à développer ici, sont naturellement partie intégrante
de ce volet de politique préventive, quand bien même ils
comportent déjà une composante curative.
Et dans la même philosophie, la détection précoce de
certaines maladies dont la fréquence et les atteintes sont
importantes doit également être renforcée. Neuchâtel mène
depuis quelques années avec le Canton du Jura un programme
de détection du cancer du sein, qui doit être prolongé et
pourrait être étendu à celui du colon ou au diabète, voire à
certaines formes de démence.
En troisième lieu, c'est au renforcement d'une conception en
système et en réseau que je souhaite pouvoir travailler.
Encore trop morcelé, le dispositif neuchâtelois de santé souffre
d'une vision d'ensemble lacunaire et d'un manque de
coordination.
A ce titre, la médecine de premier recours (médecine de
famille et médecine d'urgence) figurera également parmi les
priorités des prochaines années. Avec les communes, je
souhaite que nous puissions envisager les mesures à même
d'encourager la relève dans le domaine de la médecine
générale qui souffre de pénurie, et développer l'attractivité de
nos cités et de nos régions pour la pratique de cette discipline
qui est appelée à jouer un rôle essentiel dans l'organisation
sanitaire des prochaines décennies.
La mise en place d'une prestation digne du 21e siècle pour la
centrale d'appels d'urgence, mais aussi pour la garde médicale
et les urgences hospitalières (hotline pédiatrique notamment),
s'inscrit dans la même volonté de doter notre canton de
solutions de premier recours rationnelles et professionnelles,
qui inspirent confiance, répondent à l'urgence et sont capables
d'orienter de façon adéquate le patient pour la suite de sa prise
en charge. Le réseau des polycliniques devra être repensé
aussi, dans le même état d'esprit.
Quatrièmement, en lien avec le vieillissement de la population,
la mise en œuvre coordonnée des principes adoptés en 2012
par le Grand Conseil en matière de planification médicosociale doit désormais être concrétisée. Cela passe
notamment par :
- le développement quantitatif et qualitatif des prestations de
maintien à domicile;
- le déploiement – là aussi avec les communes – d'une
politique du logement permettant de construire ou
transformer environ un millier d'appartements pour
répondre à la demande d'appartements adaptés ou
protégés;
- l'instauration
et
la
systématisation
progressive
d'entretiens d'orientation pour les personnes dont
l'indépendance s'affaiblit, de façon à retarder l'entrée en
EMS tout en offrant les réponses les plus adaptées à leurs
situations;
- une meilleure reconnaissance – notamment en termes
de lieux d'échanges, de possibilités de formation – pour
les proches aidants;
- la mise en place de structures intermédiaires et d'accueil
temporaire, respectivement d'accueil de jour ou de
nuit, qui contribueront à prolonger le maintien à domicile,
à soulager ponctuellement les proches aidants, à
décharger les hôpitaux dont une proportion excessive de
lits est occupée par des personnes en attente après
traitement;
- la réduction progressive du nombre de lits en EMS.
En cinquième lieu, les institutions, qui constituent en quelque
sorte le dernier recours de l'organisation sanitaire cantonale,
doivent être mieux coordonnées et leur organisation doit
continuer d'être réformée.
En matière de coordination, il faut avant tout souligner la
grande force dont peut profiter aujourd'hui le canton de
Neuchâtel dans trois domaines importants : avec un seul
établissement public de soins physiques (HNe), un seul
établissement public de soins psychiatriques (CNP) et un
seul organisme coordonnant le maintien à domicile
(NOMAD), le canton dispose des outils les plus favorables pour
exploiter les potentiels de synergies et assurer une conduite
cohérente de chacun de ces secteurs.
La coordination peut en revanche encore être accrue dans les
directions suivantes :
a) une meilleure intégration des secteurs dont
l'organisation est encore très éclatée. Je pense en
particulier :
o au domaine des EMS (50 établissements, une
fédération
cantonale
et
3
associations
professionnelles);
o et à celui de la promotion de la santé et de la
prévention, composé de multiples acteurs publics et
privés, dont l'action globale souffre d'un manque de
coordination et de visibilité.
b) une plus grande coordination intersectorielle, chacun
des domaines étant très lié aux autres et certaines
mesures indispensables dans l'un ne pouvant être
envisagées que simultanément à l'évolution du secteur
voisin (par exemple de la PMS : logements adaptés,
maintien à domicile, réduction des lits EMS).
Il faut relever au passage que la meilleure intégration des
deux
secteurs,
encore
très
éclatés
(EMS
et
promotion/prévention), et ce en limitant le nombre de centres
de décisions, favoriserait évidemment la coordination qui est
souhaitable d'un domaine à l'autre.
Par ailleurs, dans les domaines institutionnels déjà fortement
intégrés, des efforts de concentration sont encore attendus.
Certes, l'organisation géographique relativement éparse de
l'HNe et du CNP répond à des logiques historiques et au souci
d'une relative proximité. Cette organisation est néanmoins
dispendieuse, et surtout rend les institutions concernées
inaptes à relever les défis qui les attendent en matière de
recrutement de compétences, de reconnaissance et de taille
critique. Sans compter qu'elle nuit aussi à leur visibilité et à la
lisibilité de leurs prestations.
Il est ainsi prévu que le CNP concentre progressivement ses
activités ambulatoires, aussi bien sur le littoral (projet
Maladière 5) que dans les montagnes neuchâteloises (projet à
élaborer). Les autres activités, en particulier celles développées
sur le site de Perreux, devraient également être
progressivement regroupées.
Du côté de l'HNe, l'organisation en sept sites ne pourra
qu'être interrogée si la volonté subsiste de maintenir, voire
développer dans notre canton des prestations de qualité,
reposant sur un personnel médical et soignant qualifié et
motivé, capable, et reconnu pour former la relève.
Pour les EMS, outre l'effort d'intégration institutionnel qui sera
encouragé, la question de la taille critique se posera
certainement aussi pour certains établissements. Les
incitations de l'Etat semblent toutefois moins urgentes dans
cette direction et on peut dès lors compter sur une évolution
plus naturelle dans ce domaine.
Dans le domaine des institutions, des retards d'entretien des
infrastructures et bâtiments sont aussi à constater dans
plusieurs cas et, en fonction de l'organisation géographique
retenue, donneront lieu à des efforts de modernisation.
Quant au financement des institutions, il fera l'objet d'un
important chantier, en particulier pour HNe et le CNP, dont les
prestations dites "d'intérêt général" devront, dans un délai
relativement bref, être définies, chiffrées et faire l'objet d'un
accord quant à leur financement. A noter toutefois à ce sujet, et
comme relevé dans la première partie de cet exposé, que les
décisions à venir dans ce domaine, d'une part peuvent être
influencées par les décisions prises par d'autres (en particulier
les assurances) en matière de financement des prestations, et
d'autre part pourront avoir des implications sur le mode de
répartition des coûts hospitaliers (selon un mode social – par
l'impôt – ou par tête – primes lamal).
Enfin, les institutions publiques de santé du canton de
Neuchâtel devront assez rapidement aussi relever les défis
suivants :
- travailler intensivement à la confiance inspirée à leurs
partenaires : homologues extracantonaux (inscription dans
-
-
-
-
des réseaux), autres acteurs institutionnels (coordination
intersectorielle), médecins indépendants, patients, etc.
s'adapter aux choix arrêtés par le Grand Conseil
concernant les questions de gouvernance (modes
juridiques) et par le Conseil d'Etat (rétablissement d'une
chaîne cohérente entre politique, administration et organes
des institutions et clarification des rôles de chacun,
commissions comprises);
relancer les négociations concernant les conditions de
travail : la couverture du secteur par une CCT constitue un
atout indéniable pour assurer une concurrence loyale et
une certaine sérénité au personnel confronté à
d'importants changements, mais quelques correctifs
apparaissent comme nécessaires;
contribuer à la réflexion des autorités au sujet du rôle des
institutions privées, qui doit être précisé (quelles missions,
avec quelles servitudes, et quelles limites ?);
se confronter à des questions éthiques de plus en plus
fréquentes : soigner pour guérir ou soigner pour
accompagner ?, assistance au suicide, rationnement des
soins, partage et circulation des informations médicales,
etc.)
Voilà pour le regard que je peux porter après moins de 4 mois
sur les enjeux et les défis de notre système de santé.
Permettez-moi, pour conclure, de terminer sur deux citations :
La première, de Chauvot de Beauchêne (médecin du Roi
Charles X, 1780-1830), dans laquelle vous trouverez peut-être
l'inspiration des progrès que nous avons à réaliser pour
élaborer une véritable politique sanitaire : "La santé est le trésor
le plus précieux et le plus facile à perdre; c'est cependant le
plus mal gardé !"
Et la seconde, de Voltaire, qui traduit assez bien, je trouve,
l'état d'esprit dans lequel je suis depuis 4 mois malgré l'ampleur
des défis qui m'apparaissent : "j'ai décidé d'être heureux, parce
que c'est bon pour la santé !"
Merci de votre attention.
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