Santé publique à Neuchâtel et en Suisse : Un système peu avenant, des défis motivants ! Laurent Kurth, Institut du droit de la santé, Neuchâtel, le 19 septembre 2013 Seules les paroles prononcées font foi "Salutations" 1. Propos introductifs En préambule, permettez-moi de remercier l'Institut du droit de la santé de l'opportunité offerte au généraliste que je suis d'exposer une vision politique sur les enjeux du système de santé et sur les défis qui nous attendent et ainsi de pouvoir développer dans un cadre indépendant quelques axes de cette vision générale. J'apprécie d'autant plus que la vision systémique me paraît aujourd'hui faire défaut dans la plupart des débats sur la politique de santé et que les occasions sont trop rares de pouvoir débattre d'enjeux généraux en dehors de toute contingence liée à une décision à prendre, à un arbitrage à rendre ou à une crise à juguler. Evidemment, l'exercice est difficile après l'exposé du professeur Tanner, dont l'expérience internationale risque vite de rendre anecdotiques les préoccupations nationales ou cantonales. Son intervention nous permet néanmoins de mettre nos préoccupations en perspective et, au besoin, d'en relativiser quelques-unes. Intervenant à sa suite, je souhaite toutefois prendre quelques précautions : je m'exprime aujourd'hui devant un public pour l'essentiel composé de spécialistes alors que je suis à la tête du département cantonal de la santé depuis moins de 4 mois. Cela m'incite d'abord à solliciter votre indulgence face aux lacunes ou imprécisions qui vous heurteront. Ensuite, je me dois de préciser que la vision exposée est un regard encore personnel, développé au cours des 4 mois écoulés avec les collaborateurs qui m'entourent et au gré des rencontres avec les acteurs du secteur, regard auquel il manque encore sur certains points l'enrichissement et la perception de mes collègues, et qui ne peut donc à ce stade se prévaloir de toute la légitimité d'une conception de l'ensemble du collège gouvernemental. Enfin, vous me pardonnerez également d'évoquer avant tout les enjeux du système neuchâtelois, dont nombre de questions renvoient néanmoins à des problématiques plus larges et connues ailleurs. Ces précautions exprimées, je vous propose un regard en trois parties : - une première partie consacrée à quelques constats, essentiellement critiques et liés à l'organisation politique et économique de notre système de santé; - une deuxième partie, où je mettrai en évidence quelques enjeux, davantage reliés, eux, à l'évolution de notre société et aux défis qu'elle lance à notre système de santé; - et une troisième, où je tenterai d'esquisser quelques pistes d'une politique cantonale de la santé, dans les limites posées par les constats et enjeux préalablement évoqués. 2. Quelques constats Pour débuter le chapitre des constats, permettez-moi d'évoquer une interpellation qui m'a été adressée à plusieurs reprises depuis l'annonce de la répartition des départements au début de la législature, en apparence anecdotique, mais qui, à mes yeux, en dit long du regard porté sur le domaine de la santé. Ainsi, alors que le gouvernement venait d'annoncer qu'il m'avait confié la responsabilité du département de la santé, nombreux sont ceux venus me dire "tu as repris les hôpitaux ?". Et d'ajouter : "tu es courageux !". A entendre ces commentaires, la politique de la santé se résumerait donc à la gestion des hôpitaux. Et le domaine étant si sensible, la population si peu préparée à affronter des choix dans ce domaine, qu'il faudrait être un peu inconscient (poliment exprimé par "courageux") pour oser s'y atteler. Ce qui saute pourtant immédiatement aux yeux – et qui est d'ailleurs souvent énoncé par les spécialistes – au vu des multiples enjeux qui sont devant nous dans ce domaine (promotion, prévention, médecine de 1er recours, coordination, vieillissement, pénurie, financement, etc. – autant d'éléments sur lesquels nous reviendrons), c'est que la politique de santé ne se résume pas à la gestion d'un système de soins, que le système de soins ne se résume pas à l'hôpital, et que l'hôpital ne se résume pas à ses missions aigües ou à ses disciplines de chirurgie. Dans notre canton comme dans bien d'autres lieux pourtant, ce sont ces dernières qui monopolisent le débat politique, souvent l'attention du public et souvent aussi une part importante des ressources. Le deuxième constat qui s'impose aussi très clairement, c'est la nécessité de réformes fondamentales dans notre système de santé et l'urgence de certaines d'entre elles. La principale difficulté que j'ai pu identifier à ce jour est d'ailleurs la conjonction de ces deux dimensions, les changements profonds nécessitant généralement temps, concertation et mûrissement (d'autant plus si la population n'est pas préparée à être confrontée à des choix), que l'urgence n'accorde évidemment pas. En outre, si entreprendre dans l'urgence des réformes profondes semble déjà difficile en soi, le climat qui règne à l'heure actuelle à Neuchâtel en matière de santé rend l'exercice impossible. Un climat où les clivages politiques alimentent les traditionnels clivages régionaux et réciproquement, où des pratiques internes à certaines institutions s'apparentent à celles de la guerre civile, où l'absence de direction claire et de visibilité sur les enjeux, les rôles, les limites et les choix à venir entrave toute initiative. Cette ambiance délétère s'érige en obstacle infranchissable pour emmener des réformes, mais pénalise aussi gravement l'ensemble du système. Qu'il s'agisse de susciter des vocations dans la formation, de recruter des compétences et des talents, d'attirer de nouveaux médecins, de motiver les collaborateurs des institutions, de favoriser ou décider des investissements ou de susciter des collaborations nouvelles, le défaut de confiance apparaît presque dans toutes les situations et pénalise gravement toute nouvelle dynamique. Le retour à plus de sérénité et de confiance apparaît donc comme une condition préalable à toute tentative de réforme. A ce constat relativement pessimiste, on ajoutera encore ce que j'appellerai les nombreuses incohérences du système de pilotage. Alors que notre système fédéraliste accorde par principe une importante responsabilité aux autorités cantonales dans l'organisation sanitaire, on a en réalité progressivement privé le politique des moyens d'actions essentiels. Quelques exemples : - le pouvoir politique cantonal ne peut que très marginalement décider d'une approche sociale (par le budget) de la prise en charge des coûts des soins et se voit imposer un modèle "par tête" (cotisations lamal). L'échec de celui-ci impose toutefois aux cantons des correctifs sociaux via les subsides accordés sur les primes d'assurances, dont le coût à Neuchâtel avoisine 60% du coût hospitalier dans le budget cantonal; - toute tentative de limiter les coûts par le contrôle de l'offre est vouée à l'échec : les acteurs privés ne connaissent (presque) pas de limites (voir activité des infirmières à domicile lorsque l'activité de NOMAD est limitée) et l'accès aux prestations des cantons voisins a été largement libéralisé. Chaque tentative de limitation de la quantité chez nous conduit ainsi systématiquement à une même conséquence : le développement des prestations endehors du système neuchâtelois de santé publique, la perte de substance économique et d'emplois et le développement de prestations hors canton, à charge néanmoins du système de financement cantonal; A eux deux, les subsides pour les primes d'assurancemaladie et les hospitalisations hors canton coûtent ainsi à l'Etat de Neuchâtel environ 150 millions de francs par an, soit presque autant que l'ensemble de l'HNe, en échappant toutefois à tout contrôle public sur les prestations qu'ils financent. - à cela s'ajoute, sans que le canton ne puisse s'y opposer, le transfert en cours, de prestations jusqu'ici financées sur le mode facultatif des assurances complémentaires, en direction de l'assurance-obligatoire, c'est-à-dire à charge d'un système de financement par tête, et de l'impôt (voir explosion des hospitalisations hors canton dans le cadre lamal); - et, dernier exemple que je mentionnerai ici, l'impossibilité d'orienter l'offre par la structure tarifaire en direction des domaines dont l'efficacité est pourtant reconnue pour réduire les coûts globaux et dans lesquels les manques d'effectifs sont criants et durables (notamment les généralistes) : la structure des tarifs est décidée entre prestataires et assurances et les cantons, dont on attend qu'ils apportent des réponses et des solutions, ne participent pas à la négociation. Conséquence, le système continue d'orienter les jeunes diplômés vers des carrières spécialisées et les incitations à embrasser une carrière de généraliste font défaut. L'organisation sanitaire de notre pays entretient par ailleurs une énorme confusion des rôles et des responsabilités entre acteurs publics et privés : - un financement public pour des prestations publiques et privées (hôpitaux, soins à domicile, EMS); - un financement public (lamal = prélèvement obligatoire) organisé par des privés (assurances); - des acteurs privés exonérés de servitudes (urgences, formation, gardes, etc.), qui privent néanmoins le public de sa taille critique et de revenus; - des responsabilités de planification au public dans un système voulu comme un marché concurrentiel et ouvert, avec des interventions influentes de multiples acteurs qui ne sont pas liés aux planificateurs (assurances, critères de qualité fixés par des organismes privés, attribution de missions par organismes intercantonaux, etc.) Ajoutez à ces difficultés de pilotage une organisation basée sur une pseudo-concurrence qui conduit avant tout à un surinvestissement, à un développement excessif de l'offre et engage le système dans une dynamique inflationniste. C'est un classique de l'économie publique chaque fois que l'on néglige de remplacer la contrainte de la dépense (qui agit en principe comme restriction face au désir de consommer) par une compétence de planification et de limitation, fondée sur des choix démocratiques. Ce travers est toutefois triplement aggravé dans notre système national de santé : - premièrement, parce que l'absence de rationalité dans nos choix de consommation est exacerbée lorsqu'il s'agit de questions de santé, - deuxièmement, parce que la concurrence ne peut pas non plus – et c'est tant mieux – s'exercer sur le catalogue de prestations remboursables (imposé à chaque assurance), - et troisièmement, parce que les décisions d'investissements, s'agissant de tâches d'intérêt public, sollicitent les budgets publics plutôt que le potentiel d'un véritable marché (une décision d'investir n'est que rarement motivée par une étude de marché), et sont stimulées par les décisions des voisins, considérés comme concurrents plutôt que comme partenaires d'une planification globale. Je relèverai encore, sans toutefois développer ce point, que la concurrence est d'autant plus un leurre dans ce système que l'une de ses conditions essentielles n'est pas remplie : celui de la transparence. Le patient ne dispose que de très peu d'indicateurs lui permettant d'orienter ses choix, les critères de qualité sont encore très flous et souvent non pertinents (qualité de l'accueil, de la prestation hôtelière, mais très peu de la prestation de soin à proprement parler) et la responsabilité en cas d'irrespect de ces maigres critères est proche de zéro. Et c'est sans compter non plus sur des données chiffrées aux mains des assurances, qui ne parviennent pas à fournir des indications fiables et consolidées permettant la transparence ou le pilotage du système (exemple de l'évolution des primes par canton). Enfin, pour terminer ce chapitre des constats, je relèverai encore que la confusion règne souvent entre aspects : - économiques : revenus, emplois - démographiques : impact de la démographie médicale et des emplois sur la démographie et la vie sociale d'une région - sociaux : aspects de répartition des charges - et de santé publique : réponse à un besoin de santé d'une population donnée. En résumé de ce chapitre consacré à quelques constats : - une perception de la politique de santé lacunaire, bien trop centrée sur les hôpitaux et leurs missions aigües; - un climat peu propice au changement; - des réformes profondes pourtant nécessaires et urgentes, ce qui peut être lu comme un paradoxe; - des attentes à l'égard du politique démesurées en regard des réels pouvoirs qui lui sont laissés; - une répartition confuse des rôles entre public et privés et un cloisonnement presque total des décisions des prestataires, des consommateurs et des financeurs; - un système de concurrence virtuelle qui conduit à des surcapacités dans un contexte pourtant de restrictions financières; - un système de pilotage opaque et en partie en échec; - une confusion systématique entre enjeux économiques, démographiques et sociaux et enjeux de santé publique; Dans ce contexte, on ferait bien de s'interroger sur ce qu'il advient des droits du patient (égalité, accessibilité, information, libre choix, etc.), souvent évoqués dans le rapport de celui-ci à une institution ou un prestataire, mais qui, face à un système au pilotage peu cohérent, sans réelle lisibilité, et qui produit à la fois pénuries et gaspillages, sont finalement assez malmenés. Bien-sûr, ces constats font la part belle aux déficiences de l'organisation. Ils ne sont pas exhaustifs et négligent par exemple que la Suisse jouit des indicateurs de santé parmi les plus favorables au monde et que son système se réforme néanmoins régulièrement. Il paraissait pourtant intéressant de se pencher sur quelques-unes des lacunes du fonctionnement actuel, qui expliquent en partie les difficultés à relever les défis et à affronter les enjeux plus globaux qui attendent notre système de santé. En elles-mêmes, ces déficiences figurent peut-être parmi les principaux défis à relever. J'en viens donc maintenant à quelques enjeux, ou aux autres enjeux. 3. Quelques enjeux Et pour débuter, encore un rappel : la santé dépend davantage de l'environnement (naturel et social) et du comportement individuel que du système de santé. Ce rappel permet de souligner l'importance de la promotion de la santé et de la prévention, encore sous-estimées et qui héritent souvent de la portion congrue des ressources consacrées à la santé publique. L'augmentation du bien-être collectif, comme le contrôle des coûts de la santé, qui figurent souvent parmi les objectifs prioritaires des politiques de santé, se résumeront pourtant à des vœux pieux si une part plus importante des ressources n'est pas consacrée à des mesures de prévention en amont, c'est-à-dire justement aux déterminants globaux de la santé plutôt que, via le système de soins, sur les moyens de son rétablissement individu par individu. En examinant ensuite les évolutions de notre société qui influenceront notre système de santé, on doit, en priorité, relever l'impact du vieillissement de la population. Chacun le perçoit assez intuitivement : une population qui vieillit sera composée d'une proportion plus grande de personnes âgées, dont l'état de santé est généralement inversement proportionnel à l'âge. Ce qui apparaît moins, en revanche, c'est la véritable lame de fond que représente cette évolution, qui traverse progressivement non seulement l'organisation, mais aussi toutes les disciplines et toutes les prestations du système de santé. Prendre en charge une population vieillissante c'est, par exemple dans les hôpitaux, accueillir des personnes présentant des affections chroniques ou multiples (polymorbidités), c'est aussi voir se développer de nouveaux métiers dans le domaine de la gériatrie, pour lesquels il faut former et obtenir des nouvelles reconnaissances, c'est se confronter à des problèmes de santé physique conjugués à des atteintes à la santé mentale (démences), c'est voir quitter l'hôpital des personnes souvent dépendantes, qui doivent pouvoir compter sur des structures d'accueil temporaires ou des prestations favorisant leur maintien à domicile. Les prestations de maintien à domicile sont évidemment elles aussi appelées à croître et évoluer : plus de prestations pour une population en croissance, qui aspire à rester chez elle plus longtemps, quand bien même elle subit des atteintes à sa santé plus fréquentes. Ce développement ne saurait par ailleurs se concevoir sans une action simultanée sur la conception ou l'adaptation du logement, les besoins en logements adaptés, ou protégés, se multipliant également. Quant aux structures d'accueil temporaires, leur développement doit répondre non seulement aux besoins de transition entre, par exemple, l'hôpital et le retour à domicile. Elles font aussi partie du dispositif permettant une prolongation du maintien à domicile en offrant des solutions temporaires à des pertes passagères d'indépendance; ou en venant soulager les proches qui s'investissent dans l'aide et le soutien à un parent, une connaissance ou un voisin âgé, mais qui ont, dans cet engagement, aussi besoin de période de repos; d'autant qu'ils ont eux-mêmes, généralement, atteint un certain âge aussi. Toujours au chapitre des conséquences du vieillissement, on évoquera encore, bien-sûr, la transformation des métiers au sein des EMS : accueillir une population de 88 ans en moyenne fait appel à d'autres concepts, à d'autres compétences et à d'autres prestations que lorsqu'il s'agissait d'offrir gîte, couvert et animation à des personnes qui venaient de dépasser l'âge AVS. Les infrastructures doivent aussi être adaptées à cette évolution de la population accueillie, et certaines institutions pourraient même devoir se spécialiser dans l'hébergement de personnes âgées atteintes de troubles psychiatriques ou encore de personnes âgées handicapées. Je passe volontairement ici sur les besoins nouveaux en matière d'animation et de sécurité qui émergent en lien avec le maintien à domicile, sur les attentes en termes de reconnaissance, d'échanges et de formation pour les proches aidants, sur la fréquence croissante avec laquelle se posent désormais des questions éthiques telles que l'aide au suicide au sein des institutions, ou encore sur le défi que pose le vieillissement en termes financiers dans des économies occidentales dont la croissance économique se ralentit alors qu'elles doivent consacrer davantage de moyens à la prévoyance sociale (retraite) et à la santé. Après l'importance de la promotion de la santé et de la prévention, et après l'impact du vieillissement de la population, je citerais, parmi les évolutions majeures en cours, les progrès de la technique et la pression des coûts qui, tous les deux, poussent vers le développement de l'ambulatoire. Avec ses conséquences aussi sur les besoins d'accompagnement à domicile et de structures d'hébergement temporaire, permettant la prise en charge de patients qui, indépendamment de leur âge, n'ont pas toujours retrouvé toutes leur indépendance lorsqu'ils quittent l'hôpital après y avoir passé quelques heures seulement. Mais le développement de l'ambulatoire, c'est aussi des contraintes nouvelles d'organisation et de gestion pour les établissements, qui doivent revoir leur organisation administrative et s'adapter à d'autres logiques de financement, mais surtout revoir leur architecture et leur organisation physique. Avec le développement de l'ambulatoire et le raccourcissement des interventions, la prise en charge des patients s'assimile de plus en plus à une gestion de production digne des systèmes industriels les plus performants, où la rationalisation des flux s'impose comme un élément de l'efficience et de l'économicité. Comme quatrième enjeu (j'ai déjà cité la promotion-prévention, le vieillissement et le développement de l'ambulatoire), je mentionnerais ensuite la question de la relève médicale. Dans ses aspects qualitatifs d'abord, où on répétera l'évolution des métiers déjà évoquée (en lien avec le vieillissement ou le développement de l'ambulatoire), qui interpelle nos systèmes de formation et de formation continue. Mais aussi l'évolution des modes de vie, qui font par exemple plus de place à l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée, ou qui conduisent plus de femmes à embrasser une carrière médicale; et qui voient ainsi s'affaiblir le modèle du médecin généraliste indépendant, disponible pour ses patients 6 ou 7 jours sur 7 et à presque toute heure. Il en découle ainsi la nécessité d'inventer de nouvelles modalités d'organisation (cabinets de groupe, modèles salariés, etc.) pour développer la médecine de famille, dans un contexte de pénurie et de concurrence interrégionale. Dans ses aspects quantitatifs, cette pénurie renvoie par ailleurs aux instruments de pilotage permettant d'influencer déjà les choix d'orientation au moment des études, à la question du recours aux compétences formées à l'étranger et aux défis de leur intégration en Suisse (notamment reconnaissance des diplômes et obstacle éventuel de la langue). Ce qui nous amène au cinquième enjeu que je souhaiterais mentionner ici : celui des migrations. Du côté des patients, cette thématique soulève en particulier la question des conditions de la migration (situation vécue avant le départ, contexte de la migration elle-même, éventuels traumatismes vécus, conditions d'intégration, etc.), avec les conséquences éventuelles sur la santé, physique ou mentale. Elle remet en outre en question certains aspects de la politique de promotion de la santé et de prévention, en particulier lorsque celle-ci est organisée principalement dans le cadre scolaire et qu'une forte proportion de migrants arrivent après l'âge de la scolarité. Et du côté du personnel soignant et médical, la migration permet déjà depuis de longues années à la Suisse de disposer des compétences dont elle a besoin mais qu'elle ne parvient pas à former en suffisance, tout en posant, comme cela a déjà été dit, la question de l'intégration, de la langue et de la reconnaissance des diplômes. Enfin, sixième enjeu, celui du partage du savoir. Dans une organisation qui est appelée à privilégier le travail en complémentarité et en réseau (d'un hôpital universitaire à un hôpital régional, entre hôpital-EMS-MAD, entre médecins de famille et spécialistes ou institutions), un contexte qui voit le patient de mieux en mieux informé et avec une évolution technologique qui permettra une circulation presque instantanée des données médicales, il paraît évident que l'organisation de ce partage du savoir constitue dès à présent un défi important. Quelles données accessibles à quel intervenant, dans quel but, à quel moment, pour quelle durée et à quelles conditions ou avec quelles limites ? Voilà autant de questions déjà complexes en elles-mêmes dans un système de santé publique centré sur le bien-être du patient, qui deviennent plus aigües encore dans un système conçu sur une logique de profit, de concurrence et de marché. En résumé de cette partie consacrée aux enjeux, et sans revenir sur l'urgence – évoquée dans la première partie – qu'il y a à retrouver un véritable pilotage (général ou financier) du système national et cantonal de santé, je relèverais donc : - l'importance de mesures de promotion de la santé et de prévention, aussi bien dans la perspective de l'amélioration du bien-être que du contrôle des coûts; - le vieillissement de la population, qui bouleversera tous les métiers et presque toute l'organisation de notre système de santé; - le développement de l'ambulatoire qui, sous l'effet de l'évolution technique et de la pression des coûts, sera aussi à l'origine d'importantes transformations des métiers et des institutions; - la nécessité d'assurer la relève dans un contexte où l'image des métiers de la santé n'est pas claire, où les modes de vie évoluent et où les ressources consacrées à ce secteur connaîtront des limites toujours plus pressantes; - les migrations, qui interrogent autant qu'elle apportent des réponses à notre organisation sanitaire; - l'organisation de réseaux et le partage de l'information, qui apparaissent comme des évolutions incontournables pour répondre aux autres enjeux, mais qui posent à leur tour de nouvelles questions. Voilà pour les constats et quelques enjeux d'un système de santé dont les premières préoccupations doivent rester de contribuer au bien-être global de la population, à l'égalité devant la santé et l'accès aux soins, et à éviter que les atteintes à la santé conduisent à la pauvreté ou à la précarité économique et sociale. Comment, dans ce contexte, peut s'articuler une politique neuchâteloise de la santé ? 4. Une place pour une politique cantonale de la santé? Je l'ai dit au chapitre des constats, aucun système ne peut être conduit si son objectif et sa direction ne sont pas clairement établis. Pour Neuchâtel, il s'agit donc avant tout de rétablir la confiance et de fédérer les énergies en rétablissant la lisibilité des objectifs. Et en cohérence avec les critiques formulées sur le système actuel, ces objectifs ne sont pas principalement concentrés sur l'organisation hospitalière, qui doit certes se réformer, mais doit cesser de mobiliser toute l'attention et toutes les énergies. En premier lieu, la politique neuchâteloise de la santé doit apporter des réponses en termes de coordination : - coordination avec les autres cantons de Suisse occidentale et avec la Confédération pour tenter de développer de véritables outils de pilotage, qui permettent de retrouver progressivement plus de cohérence et, là aussi, plus de lisibilité; pour voir l'emporter, aussi, les buts de santé publique dans la définition des objectifs plutôt que les intérêts économiques des uns ou des autres; - coordination intercantonale également, pour envisager une organisation régionale, capable par exemple aussi bien d'imaginer un réseau sanitaire de l'Arc jurassien, une collaboration étroite avec les centres universitaires ou la définition d'objectifs communs pour l'évolution des cursus de formation; - coordination enfin, à l'intérieur du canton. J'y reviendrai plus tard, en évoquant les enjeux concernant les institutions ou les liens à créer entre les différents secteurs. En second lieu, ce sont les programmes de promotion de la santé et les mesures préventives qui figureront parmi les objectifs prioritaires d'une politique cantonale. A ce titre, nous proposerons notamment une réorientation de la politique de santé scolaire, la mise en œuvre du plan de santé mentale et la poursuite de la lutte contre les maladies transmissibles (grippes, infections multirésistantes, VIH). Les programmes de dépistages (cancer du sein, éventuellement du colon), de vaccination (par exemple le virus du papillome humain) et de sensibilisation (alimentation et mouvement, prévention des accidents) seront maintenus ou intensifiés. Idéalement, des mesures relevant d'autres politiques sectorielles devraient être engagées aussi avec des objectifs de santé publique : politiques du sport, de l'environnement et des conditions de travail. La prévention et le traitement des dépendances, que je renonce à développer ici, sont naturellement partie intégrante de ce volet de politique préventive, quand bien même ils comportent déjà une composante curative. Et dans la même philosophie, la détection précoce de certaines maladies dont la fréquence et les atteintes sont importantes doit également être renforcée. Neuchâtel mène depuis quelques années avec le Canton du Jura un programme de détection du cancer du sein, qui doit être prolongé et pourrait être étendu à celui du colon ou au diabète, voire à certaines formes de démence. En troisième lieu, c'est au renforcement d'une conception en système et en réseau que je souhaite pouvoir travailler. Encore trop morcelé, le dispositif neuchâtelois de santé souffre d'une vision d'ensemble lacunaire et d'un manque de coordination. A ce titre, la médecine de premier recours (médecine de famille et médecine d'urgence) figurera également parmi les priorités des prochaines années. Avec les communes, je souhaite que nous puissions envisager les mesures à même d'encourager la relève dans le domaine de la médecine générale qui souffre de pénurie, et développer l'attractivité de nos cités et de nos régions pour la pratique de cette discipline qui est appelée à jouer un rôle essentiel dans l'organisation sanitaire des prochaines décennies. La mise en place d'une prestation digne du 21e siècle pour la centrale d'appels d'urgence, mais aussi pour la garde médicale et les urgences hospitalières (hotline pédiatrique notamment), s'inscrit dans la même volonté de doter notre canton de solutions de premier recours rationnelles et professionnelles, qui inspirent confiance, répondent à l'urgence et sont capables d'orienter de façon adéquate le patient pour la suite de sa prise en charge. Le réseau des polycliniques devra être repensé aussi, dans le même état d'esprit. Quatrièmement, en lien avec le vieillissement de la population, la mise en œuvre coordonnée des principes adoptés en 2012 par le Grand Conseil en matière de planification médicosociale doit désormais être concrétisée. Cela passe notamment par : - le développement quantitatif et qualitatif des prestations de maintien à domicile; - le déploiement – là aussi avec les communes – d'une politique du logement permettant de construire ou transformer environ un millier d'appartements pour répondre à la demande d'appartements adaptés ou protégés; - l'instauration et la systématisation progressive d'entretiens d'orientation pour les personnes dont l'indépendance s'affaiblit, de façon à retarder l'entrée en EMS tout en offrant les réponses les plus adaptées à leurs situations; - une meilleure reconnaissance – notamment en termes de lieux d'échanges, de possibilités de formation – pour les proches aidants; - la mise en place de structures intermédiaires et d'accueil temporaire, respectivement d'accueil de jour ou de nuit, qui contribueront à prolonger le maintien à domicile, à soulager ponctuellement les proches aidants, à décharger les hôpitaux dont une proportion excessive de lits est occupée par des personnes en attente après traitement; - la réduction progressive du nombre de lits en EMS. En cinquième lieu, les institutions, qui constituent en quelque sorte le dernier recours de l'organisation sanitaire cantonale, doivent être mieux coordonnées et leur organisation doit continuer d'être réformée. En matière de coordination, il faut avant tout souligner la grande force dont peut profiter aujourd'hui le canton de Neuchâtel dans trois domaines importants : avec un seul établissement public de soins physiques (HNe), un seul établissement public de soins psychiatriques (CNP) et un seul organisme coordonnant le maintien à domicile (NOMAD), le canton dispose des outils les plus favorables pour exploiter les potentiels de synergies et assurer une conduite cohérente de chacun de ces secteurs. La coordination peut en revanche encore être accrue dans les directions suivantes : a) une meilleure intégration des secteurs dont l'organisation est encore très éclatée. Je pense en particulier : o au domaine des EMS (50 établissements, une fédération cantonale et 3 associations professionnelles); o et à celui de la promotion de la santé et de la prévention, composé de multiples acteurs publics et privés, dont l'action globale souffre d'un manque de coordination et de visibilité. b) une plus grande coordination intersectorielle, chacun des domaines étant très lié aux autres et certaines mesures indispensables dans l'un ne pouvant être envisagées que simultanément à l'évolution du secteur voisin (par exemple de la PMS : logements adaptés, maintien à domicile, réduction des lits EMS). Il faut relever au passage que la meilleure intégration des deux secteurs, encore très éclatés (EMS et promotion/prévention), et ce en limitant le nombre de centres de décisions, favoriserait évidemment la coordination qui est souhaitable d'un domaine à l'autre. Par ailleurs, dans les domaines institutionnels déjà fortement intégrés, des efforts de concentration sont encore attendus. Certes, l'organisation géographique relativement éparse de l'HNe et du CNP répond à des logiques historiques et au souci d'une relative proximité. Cette organisation est néanmoins dispendieuse, et surtout rend les institutions concernées inaptes à relever les défis qui les attendent en matière de recrutement de compétences, de reconnaissance et de taille critique. Sans compter qu'elle nuit aussi à leur visibilité et à la lisibilité de leurs prestations. Il est ainsi prévu que le CNP concentre progressivement ses activités ambulatoires, aussi bien sur le littoral (projet Maladière 5) que dans les montagnes neuchâteloises (projet à élaborer). Les autres activités, en particulier celles développées sur le site de Perreux, devraient également être progressivement regroupées. Du côté de l'HNe, l'organisation en sept sites ne pourra qu'être interrogée si la volonté subsiste de maintenir, voire développer dans notre canton des prestations de qualité, reposant sur un personnel médical et soignant qualifié et motivé, capable, et reconnu pour former la relève. Pour les EMS, outre l'effort d'intégration institutionnel qui sera encouragé, la question de la taille critique se posera certainement aussi pour certains établissements. Les incitations de l'Etat semblent toutefois moins urgentes dans cette direction et on peut dès lors compter sur une évolution plus naturelle dans ce domaine. Dans le domaine des institutions, des retards d'entretien des infrastructures et bâtiments sont aussi à constater dans plusieurs cas et, en fonction de l'organisation géographique retenue, donneront lieu à des efforts de modernisation. Quant au financement des institutions, il fera l'objet d'un important chantier, en particulier pour HNe et le CNP, dont les prestations dites "d'intérêt général" devront, dans un délai relativement bref, être définies, chiffrées et faire l'objet d'un accord quant à leur financement. A noter toutefois à ce sujet, et comme relevé dans la première partie de cet exposé, que les décisions à venir dans ce domaine, d'une part peuvent être influencées par les décisions prises par d'autres (en particulier les assurances) en matière de financement des prestations, et d'autre part pourront avoir des implications sur le mode de répartition des coûts hospitaliers (selon un mode social – par l'impôt – ou par tête – primes lamal). Enfin, les institutions publiques de santé du canton de Neuchâtel devront assez rapidement aussi relever les défis suivants : - travailler intensivement à la confiance inspirée à leurs partenaires : homologues extracantonaux (inscription dans - - - - des réseaux), autres acteurs institutionnels (coordination intersectorielle), médecins indépendants, patients, etc. s'adapter aux choix arrêtés par le Grand Conseil concernant les questions de gouvernance (modes juridiques) et par le Conseil d'Etat (rétablissement d'une chaîne cohérente entre politique, administration et organes des institutions et clarification des rôles de chacun, commissions comprises); relancer les négociations concernant les conditions de travail : la couverture du secteur par une CCT constitue un atout indéniable pour assurer une concurrence loyale et une certaine sérénité au personnel confronté à d'importants changements, mais quelques correctifs apparaissent comme nécessaires; contribuer à la réflexion des autorités au sujet du rôle des institutions privées, qui doit être précisé (quelles missions, avec quelles servitudes, et quelles limites ?); se confronter à des questions éthiques de plus en plus fréquentes : soigner pour guérir ou soigner pour accompagner ?, assistance au suicide, rationnement des soins, partage et circulation des informations médicales, etc.) Voilà pour le regard que je peux porter après moins de 4 mois sur les enjeux et les défis de notre système de santé. Permettez-moi, pour conclure, de terminer sur deux citations : La première, de Chauvot de Beauchêne (médecin du Roi Charles X, 1780-1830), dans laquelle vous trouverez peut-être l'inspiration des progrès que nous avons à réaliser pour élaborer une véritable politique sanitaire : "La santé est le trésor le plus précieux et le plus facile à perdre; c'est cependant le plus mal gardé !" Et la seconde, de Voltaire, qui traduit assez bien, je trouve, l'état d'esprit dans lequel je suis depuis 4 mois malgré l'ampleur des défis qui m'apparaissent : "j'ai décidé d'être heureux, parce que c'est bon pour la santé !" Merci de votre attention.