5MICHEL DEUTSCH & MATTHIAS LANGHOFF CINÉMA APOLLO
ENTRETIEN AVEC
MATTHIAS LANGHOFF
Vous avez été un artiste extrêmement important pour
la Suisse romande: votre réflexion sur l’architecture du
premier Théâtre genevois, la Comédie de Genève, a donné
lieu à un magnifique texte, «Le rapport Langhoff». Puis
votre passage deux ans à la direction de Vidy, de 89 à 91, a
inscrit Lausanne sur la carte des scènes européennes.
Je suis de retour à Lausanne, à la suite de l’invitation du nouveau
directeur. J’ai quitté Lausanne essentiellement pour des raisons
privées, sans aucun conflit avec les autorités et j’y reviens car
une nouvelle équipe me fait signe. Mais je dois dire que je suis
très surpris par la manière dont Lausanne a évolué. La ville
semble avoir explosé au point qu’elle oublierait presque le mot
suisse. On y sent l’attitude d’une métropole qui bouge, qui ose,
qui tente. Tout cela avec un certain chaos intéressant. Avec un
syndic écologiste qui la dirige. Je trouve ça tout à fait réjouissant.
Comme je trouve palpitant de découvrir un élan extraordinaire
du côté de la formation théâtrale. J’adorerais que se mette en
place une collaboration pédagogique avec la Haute école de
théâtre, qui me semble tout à fait fascinante dans sa manière
d’aborder le théâtre.
Quelles sont pour vous les particularités du Théâtre Vidy-
Lausanne?
Vidy est le seul théâtre où on a vue sur le lac depuis son bureau:
je l’avais donc baptisé «Un Théâtre au bord de l’eau». J’aime ce
lac, j’aime penser à ce lac: il est fantastique. En même temps,
il est dangereux. Lorsque je dirigeais ce lieu, j’habitais à Rolle,
face au lac. Mais j’avais dû prendre un bureau de l’autre côté de
la rue, avec vue sur la ville, pour pouvoir me concentrer, parce
que sinon, je tombais dans la fascination et je ne travaillais pas.
Vous êtes basé en France depuis de nombreuses années
maintenant, alors que votre carrière a commencé au
Berliner Ensemble, à la Volksbühne, au Schauspielhaus
de Bochum. N’avez-vous pas eu la tentation de retourner
dans cette Allemagne qui choie ses créateurs, où le théâtre
est un art particulièrement soutenu et valorisé?
Ma relation avec l’Allemagne était celle de chacun avec son pays
d’origine. Par la naissance et la formation. Mais j’ai toujours eu
un problème avec la culture allemande. Je suis juif par ma mère.
Un problème très productif en fait, qui m’a fait aimer et travailler
davantage les artistes ou écrivains qui sont liés à Strasbourg,
plutôt que ceux de la grande littérature nationale. Je me suis
plus penché par exemple sur le «Lenz» de Büchner que sur le
«Goethe» de Weimar. Cela est aussi inscrit dans mon imaginaire,
territorialement. Ainsi à un moment de ma vie, j’ai senti que je
devais rompre avec cette histoire, avec ce pays coupé en deux,
avec la RDA. Je voulais gagner une autre pensée, une autre vie,
et j’ai compris qu’il fallait changer de langue. Etonnamment, si
on voit ce qui est arrivé depuis, la France était à l’époque un des
pays les plus cultivés d’Europe et plein de promesses. J’ai donc
basculé en Suisse et en France. J’ai depuis très peu retravaillé
en Allemagne: j’y reste reconnu et honoré avec des propositions
régulières. Mais je n’ai jamais vraiment renoué. C’est comme
quand il y a eu divorce, c’est difficile de revenir à l’idylle. Même
si on essaie toujours.
Lorsqu’on imagine que vous collaborez avec Michel
Deutsch, qui vient de publier une somme impressionnante
sur Heiner Müller et dont les plus récents travaux
scéniques sont liés à la «Rote Armee Fraktion», on se
plaît à vous voir au travail sur un sujet politique, sur
l’Allemagne, sur Müller. Et on vous trouve affairés sur une
tragédie intime.
Ah! mais cette tragédie intime est tout à fait politique. Je pense,
ironiquement, qu’elle concerne des artistes de gauche, comme
Michel Deutsch et moi. Je travaille le risque. Je ne peux pas
imaginer un théâtre qui ne pose pas problème, qui n’ébranle
pas, qui ne soit pas engagé. Je viens d’une génération qui était
pétrie de cela et qui n’en avait pas peur du tout. Mais je suis
aujourd’hui un dinosaure. Mes compagnons les plus importants
sont morts, Grüber, qui avait exactement mon âge, puis Pina,
plus jeune, et Chéreau, beaucoup plus jeune. Leur disparition
laisse un grand vide en moi, aussi bien au niveau personnel
qu’artistique.
Ce qui me conduit à continuer à travailler est l’idée que j’ai
quelque chose à transmettre. J’ai eu la chance de m’entourer de
nombreuses personnalités et d’artistes du XXème siècle. Il faut
donc continuer à être le facteur, le messager, continuer à faire
passer des idées, des sensations.
Quel est votre auteur du moment?
En ce moment, je suis fasciné par la Première Guerre mondiale,
dont on fête le centenaire cette année. C’est un tel tournant
pour notre société! Un si grand nombre des déterminations
de notre temps actuel sont données par cet événement! Cela
me passionne. Je lis notamment Céline et beaucoup d’autres
romans ou documents. Je n’ai pas encore en tête un spectacle
en particulier, mais je m’attarde. Je pense que la Suisse est un
bon pays pour revivre ce type d’événement historique en passant
uniquement par la langue, sans être affecté par trop d’émotions.
C’est une chance. Peut-être même que la Suisse serait le seul
pays où je pourrais mettre en scène cette pièce-monde qu’est
«Les derniers jours de l’humanité» de Karl Kraus. J’en ai donné
une lecture à Bochum, dans un petit foyer, pour 50 personnes,
il y a quelques années: tous les jours une actrice lisait durant
2 heures. Cela nous a pris dix jours. Je pense qu’on commet
toujours l’erreur de lire l’histoire en lien avec l’actualité et donc
de manière trop brûlante.
On parle d’une réédition du «Rapport Langhoff» publiée
par les Editions Zoé en 1989, très beau texte sur le Théâtre
de la Comédie de Genève, et sur le théâtre tout court. Est-
ce pour bientôt?
Il semble que la revue «Actualités de la scénographie» voudrait
le rééditer et pourquoi pas avec deux autres textes que j’ai
écrits sur l’architecture du théâtre: l’un pour la Belgique, qui
est publié, l’autre pour Rennes, qui n’est pas publié. Mais pour
l’instant, c’est en attente.
Qu’est-ce qu’un théâtre, selon vous? Quelle en est sa
fonction singulière?
Par principe, le théâtre est politique. C’est le lieu où il est possible
de réfléchir sur l’humain et sur son environnement. Le scandale
du monde est mon problème et c’est sur la scène que je peux le
transporter pour le triturer, l’examiner. Le théâtre n’existe que
dans l’instant: il n’y a rien avant, rien après. C’est un moment
que vit le public. Au plus haut temps de ma direction à Vidy,
j’ai imposé de jouer cinq semaines un spectacle. Nous faisions
quatre coproductions par année, tout était répété sur le lieu, ce
qui faisait de ce théâtre une maison très vivante. L’idée était de
jouer avec le public, de l’inviter, de provoquer des mélanges. Et
on a vu arriver la jeunesse vaudoise, qui était en rupture de ban
avec la bourgeoisie. Le Théâtre a organisé la rencontre. En fait,
nous faisions simplement notre travail théâtral, très calmement,
et cette rencontre s’est vraiment faite, dans la salle, pendant les
représentations. Je pense que les grands théâtres allemands
sont toujours très conscients de cette fonction-là. De ce rôle
proprement politique: produire de la rencontre. Mais c’est aussi
peut-être leur faiblesse: ils ne font pas des spectacles, ils font de
l’institutionnel.
PROPOS RECUEILLIS PAR MICHÈLE PRALONG, JANVIER 2014