oilà de quoi rassurer les fumeurs. Un titre provocateur
contraint à l’analyse sémantique. En anglais, drug couvre
tout le champ du médicament. Mais “drogue” et “drogué”
évoquent immédiatement l’image d’une sorte de zombie, désinséré
du réel, planant, le regard vide, ou d’un être halluciné, ou excité de
façon pathologique, voire violent. Somme toute, une perturbation du
fonctionnement psychique, du jugement, de l’humeur… Au sens
commun du terme, le tabac n’est donc pas une drogue, un fumeur
n’est pas un drogué. Après trois paquets de cigarettes par jour, il
fonctionne tout à fait normalement. Dans la liste des complications
du tabagisme, on ne trouve que des problèmes somatiques. S’il
existe des troubles psychiques, c’est au sevrage qu’ils apparaissent,
comme si certains en faisaient une automédication.
Pourtant, le tabac induit une dépendance intense, au point que beaucoup de fumeurs ne peuvent
s’abstenir plus de quelques heures nocturnes. Encore certains se lèvent-ils pour fumer. Mais il
faudrait cesser d’assimiler drogué et dépendant. Il est des drogues qui n’induisent pas de dépendance.
On fait un, deux “voyages” au LSD dans sa vie, pas un tous les jours. On le fait par désir
d’expériences psychédéliques, mais sans le besoin compulsif qui caractérise la dépendance. Il en
est de même de la mescaline, des solvants… À l’opposé, hormis le tabac, bien des produits – thé,
café, chocolat, corticoïdes, bêta-bloqueurs – donnent des manifestations de dépendance physique
ou comportementale sans perturber le psychisme. D’autres, tels que héroïne, cocaïne, amphéta-
mines, alcool, associent les deux, ce qui entretient la confusion.
Le souci de précision sémantique devrait nous interroger sur la notion de “substitution nicoti-
nique”. Personne n’appellerait substitution remplacer l’héroïne i.v. par de l’héroïne sniffée. On
remplace un opiacé par un autre de propriétés voisines, mais moins dangereux. Remplacer de la
nicotine par de la nicotine n’est pas une substitution. Le génie du marketing a inventé la “bonne
nicotine” des gommes, timbres et autres préparations galéniques qui devrait remplacer la “mauvaise
nicotine” du tabac. Mais cela sous-entend qu’il existerait une pure dépendance nicotinique. Si l’on
entend par “substitution nicotinique” le fait que la nicotine puisse remplacer le tabac, cela
implique qu’elle soit responsable de l’addiction des fumeurs. Ce pas a été allègrement franchi. En
1988, le rapport célèbre du Surgeon General s’intitulait “Nicotine addiction”. Le raisonnement est
un syllogisme typique : 1. Le tabac induit une puissante dépendance. 2. Le tabac est riche en un
poison neurotrope, la nicotine. 3. Donc la nicotine est responsable de l’addiction au tabac.
Cette théorie nicotinique de la dépendance tabagique ne manque certes pas d’arguments. La nicotine
n’est guère présente que dans le tabac. C’est son principal alcaloïde. Elle stimule à faible dose des
synapses cholinergiques dans tout le système nerveux. À l’instar de tous les produits addictifs, elle
libère de la dopamine dans le système de récompense du cerveau. Différents animaux se l’auto-
administreraient. Le fumeur adapterait sa façon de fumer pour obtenir “sa dose” de nicotine au
travers de manipulations de ses cigarettes, raccourcies, raréfiées, ou de rendement modifié, comme
s’il titrait chimiquement sa nicotinémie. De nombreux essais contrôlés ont démontré son efficacité
dans le traitement du syndrome de sevrage tabagique et l’arrêt du tabac.
Cependant, j’ai donné ici les arguments qui me gênent pour adhérer sans réserve à ce consensus
Montagnes bleutées, 1998,
Anne de Colbert Christophorov.
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