Le tabac n est pas une drogue, la nicotine non plus

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Le tabac n’est pas une drogue,
la nicotine non plus (*)
V
editorial
Montagnes bleutées, 1998,
Anne de Colbert Christophorov.
oilà de quoi rassurer les fumeurs. Un titre provocateur
contraint à l’analyse sémantique. En anglais, drug couvre
tout le champ du médicament. Mais “drogue” et “drogué”
évoquent immédiatement l’image d’une sorte de zombie, désinséré
du réel, planant, le regard vide, ou d’un être halluciné, ou excité de
façon pathologique, voire violent. Somme toute, une perturbation du
fonctionnement psychique, du jugement, de l’humeur… Au sens
commun du terme, le tabac n’est donc pas une drogue, un fumeur
n’est pas un drogué. Après trois paquets de cigarettes par jour, il
fonctionne tout à fait normalement. Dans la liste des complications
du tabagisme, on ne trouve que des problèmes somatiques. S’il
existe des troubles psychiques, c’est au sevrage qu’ils apparaissent,
comme si certains en faisaient une automédication.
Pourtant, le tabac induit une dépendance intense, au point que beaucoup de fumeurs ne peuvent
s’abstenir plus de quelques heures nocturnes. Encore certains se lèvent-ils pour fumer. Mais il
faudrait cesser d’assimiler drogué et dépendant. Il est des drogues qui n’induisent pas de dépendance.
On fait un, deux “voyages” au LSD dans sa vie, pas un tous les jours. On le fait par désir
d’expériences psychédéliques, mais sans le besoin compulsif qui caractérise la dépendance. Il en
est de même de la mescaline, des solvants… À l’opposé, hormis le tabac, bien des produits – thé,
café, chocolat, corticoïdes, bêta-bloqueurs – donnent des manifestations de dépendance physique
ou comportementale sans perturber le psychisme. D’autres, tels que héroïne, cocaïne, amphétamines, alcool, associent les deux, ce qui entretient la confusion.
Le souci de précision sémantique devrait nous interroger sur la notion de “substitution nicotinique”. Personne n’appellerait substitution remplacer l’héroïne i.v. par de l’héroïne sniffée. On
remplace un opiacé par un autre de propriétés voisines, mais moins dangereux. Remplacer de la
nicotine par de la nicotine n’est pas une substitution. Le génie du marketing a inventé la “bonne
nicotine” des gommes, timbres et autres préparations galéniques qui devrait remplacer la “mauvaise
nicotine” du tabac. Mais cela sous-entend qu’il existerait une pure dépendance nicotinique. Si l’on
entend par “substitution nicotinique” le fait que la nicotine puisse remplacer le tabac, cela
implique qu’elle soit responsable de l’addiction des fumeurs. Ce pas a été allègrement franchi. En
1988, le rapport célèbre du Surgeon General s’intitulait “Nicotine addiction”. Le raisonnement est
un syllogisme typique : 1. Le tabac induit une puissante dépendance. 2. Le tabac est riche en un
poison neurotrope, la nicotine. 3. Donc la nicotine est responsable de l’addiction au tabac.
Cette théorie nicotinique de la dépendance tabagique ne manque certes pas d’arguments. La nicotine
n’est guère présente que dans le tabac. C’est son principal alcaloïde. Elle stimule à faible dose des
synapses cholinergiques dans tout le système nerveux. À l’instar de tous les produits addictifs, elle
libère de la dopamine dans le système de récompense du cerveau. Différents animaux se l’autoadministreraient. Le fumeur adapterait sa façon de fumer pour obtenir “sa dose” de nicotine au
travers de manipulations de ses cigarettes, raccourcies, raréfiées, ou de rendement modifié, comme
s’il titrait chimiquement sa nicotinémie. De nombreux essais contrôlés ont démontré son efficacité
dans le traitement du syndrome de sevrage tabagique et l’arrêt du tabac.
Cependant, j’ai donné ici les arguments qui me gênent pour adhérer sans réserve à ce consensus
Le Courrier des addictions (4), n° 4, octobre/novembre/décembre 2002
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(1, 2). Tout d’abord quelques observations simples. Contrairement aux autres molécules
isolées de plantes addictives ou de leurs dérivés – morphine, cocaïne, alcool – la nicotine n’a
jamais été utilisée à des fins “toxicomaniaques”. Aucun trafic n’en a été signalé pendant les
guerres où la pénurie de tabac était extrême. L’objection est que sa toxicité aurait dissuadé les
expérimentateurs éventuels. Mais les doses toxiques sont connues, et l’on peut faire confiance
aux toxicomanes pour trouver les concentrations et les voies d’administration optimales. Ils
n’ont pas eu besoin de publicité télévisée ou d’affiches sur les culs de bus pour découvrir que
la codéine ou la buprénorphine haut dosage les aidaient à supporter le manque d’héroïne. Le
prix de la nicotine n’a rien à voir avec celui des substances addictives. Une cigarette en délivre
au fumeur environ 1 mg. On trouve chez les fournisseurs de produits chimiques de la
nicotine très pure pour 350 € le litre. À 0,00035 € la cigarette, ce sont 150 paquets pour un euro.
En 15 ans d’essais avec des centaines de rats, je n’en ai jamais vu s’auto-administrer de la nicotine.
Avec la même technique, la cocaïne marche à tout coup. Il est difficile d’admettre sans réserve la
solidité de résultats qu’on n’a pu reproduire. Souche de rats ? Artifices techniques non décrits dans
les publications ? À force d’ingéniosité, on peut sans doute arriver à dresser un animal à presser un
levier pour s’injecter de la nicotine. Mais est-ce une preuve de son effet chez l’homme, qui ne se
l’administre que sous forme de tabac.
Le phénomène de titrage de la nicotine n’est pas vraiment précis. La nicotinémie de grands
fumeurs s’étale entre 5 à 90 ng par ml. Il existe certes une variation compensatoire d’inhalation
lorsqu’on manipule le rendement des cigarettes. La nicotinémie obtenue avec celles qui délivrent
plus de nicotine, immédiatement plus élevée, ne tend pas à rejoindre au fil de la journée le niveau
atteint avec les cigarettes habituelles, comme le voudrait un véritable titrage. Bien qu’elle soit
théoriquement possible lorsque le rendement est plus faible, aucune compensation n’est visible.
Enfin et surtout, l’utilisation des médicaments à base de nicotine a maintenant un recul qui permet
quelques conclusions. Les sujets qui continuent à prendre des gommes à la nicotine pendant plus
d’un an après avoir arrêté de fumer ne sont pas plus nombreux que les utilisateurs de gommes
placebo. Les effets thérapeutiques de la nicotine dans le sevrage tabagique ne sont manifestes que
dans les premières semaines. Ils ne perdurent que si un suivi psychothérapique est associé et
disparaissent lorsqu’elle est vendue sans l’ordonnance médicale qui garantissait un minimum de
conseils et de suivi. On ne l’utilise en moyenne pas plus d’un mois (3). Tout cela n’est guère
compatible avec l’idée qu’elle soit l’unique responsable de l’addiction au tabac.
En fait, les seuls effets observables de la nicotine sont une diminution de l’inhalation. Les cigarettes
à rendement élevé ne sont pas appréciées car jugées trop fortes. Mais elles retardent le besoin de
prendre une cigarette ultérieure, qui est fumée moins intensément. La nicotine apparaîtrait donc
comme responsable d’un rassasiement lorsque le sujet a trop fumé, plutôt que comme une substance
appétitive recherchée par le fumeur. Cela pourrait rendre compte de l’effet thérapeutique. Mais il
n’est guère supérieur à celui du placebo si la nicotine est utilisée seule dans l’aide à l’arrêt du tabac,
voire dans l’optique d’une réduction du risque (4). La nicotine est un traitement utile mais n’est ni
une drogue, ni un médicament de substitution.
Robert Molimard*
* Centre de tabacologie Paul-Guiraud, Villejuif.
Le Courrier des addictions (4), n° 4, octobre/novembre/décembre 2002
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Références
bibliographiques
1. Molimard R. Technologie de la
cigarette et réduction du risque. Le
Courrier des Addictions 2001 ; 3 :
10-6.
2. Molimard R. Voies possibles pour
la réduction du risque lié à l’usage
du tabac. Le Courrier des Addictions 2002 ; 4 : 54-61.
3. Pierce JP, Gilpin EA. Impact of
over-the-counter sales on effectiveness of pharmaceutical aids for smoking cessation. JAMA 2002 ; 288 :
1260-4.
4. Etter JF, Laszlo E, Zellweger JP,
Perrot C, Perneger TV. Nicotine
replacement to reduce cigarette
consumption in smokers who are
unwilling to quit : a randomized
trial. J Clin Psychopharmacology
2002 ; 22 : 487-5.
(*) Suite à la communication que
R. Molimard a faite lors de la journée
du 26 septembre de la SAF qui a
engagé le débat sur “Intérêts et limites
des traitements de substitution”.
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