Dossier pédagogique saison 2013 i 2014

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Dossier pédagogique saison 2013 i 2014
SOMMAIRE
L’idéologie du désir i Colette Godard
p. 4
Mort à Venise/KinDertotenLieDer
entretien thomas ostermeier i Fabienne Pascaud
p. 7
« Le théâtre est juste un moyen de comprendre le monde »
Histoire
p. 11
extrait Préface de Jean-Louis Bandet
p. 12
extrait de La Mort à Venise
p. 14
thomas Mann
p. 16
rückert Lieder i Kindertotenlieder
p. 19
« Chants pour les enfants morts »
p. 21
d’après les poèmes de F. rückert
Gustav Mahler
p. 24
un enneMi Du PeuPLe
entretien thomas ostermeier i nicolas truong
p. 27
« Le théâtre, l’endroit où poser des questions »
ibsen et son théâtre
p. 28
résumé
p. 30
extrait
p. 31
erik ibsen
p. 32
thomas ostermeier
p. 34
schaubühne Berlin
p. 35
à voir
p. 36
Mort à Venise/Kindertotenlieder
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Mort à Venise/Kindertotenlieder
Pour la première fois, thomas ostermeier installe son univers déjanté
dans le théâtre de la Ville et offre à ses publics deux œuvres totalement différentes :
Un ennemi du peuple, Mort à Venise.
La première fois en France, c’est en 1996 à Dijon, au
Festival Théâtre en mai, dont Dominique Pitoiset
vient alors de prendre la direction. Germanophone,
admirateur des arts allemands, ce dernier fréquente
Berlin, s’intéresse à la prestigieuse École d’art dramatique Ernst Busch, assiste aux spectacles de fin de
parcours, se fixe sur Recherche Faust/Artaud, par
thomas ostermeier (avec Christoph von Treskow).
Qu’il invite donc, et qui laisse le souvenir d’une
calme beauté, rude et poétique, le tout extrêmement
contrôlé en dépit d’une construction déphasée.
En fait Ostermeier a déjà un début de trajet professionnel : en 1994 avec Manfred Karge, en tant qu’assistant et acteur. En 1995, une mise en scène personnelle : L’Inconnue d’Alexander Block, au Deutsches
Theater, dont le directeur Thomas Langhoff lui propose dès l’année suivante de diriger la Baracke. Une
vraie baraque tout juste construite au pied du théâtre, auquel elle sert de seconde salle ; en quelque
sorte d’art et d’essai. Un atelier, pas très grand, bas
de plafond, mais avec sa propre cantine, ce cœur
vivant de toute institution allemande. La Baracke
fonctionne en toute indépendance, Ostermeier ne
doit rendre de comptes à personne, il est totalement
responsable et libre de sa programmation. On le voit
mal, d’ailleurs, demander la permission de quoi que
ce soit à qui que ce soit. Non qu’il se montre spécialement orgueilleux. Simplement, il sait où il veut
aller, et tient à tracer lui-même son chemin.
Il ne veut pas être le « jeune de la maison à qui on
offre la petite salle avec un texte contemporain injouable et les comédiens dont personne ne veut. (Je veux
continuer à savoir pourquoi je fais du théâtre, et pas
uniquement « comment ». Pourquoi ? Pour en revenir
à une forme d’idéologie, à une idéologie du désir », (Le
Monde, 26 septembre 1998).
1998 : en deux ans, Ostermeier a constitué sa propre
équipe, imposé ses choix de pièces, généralement
anglo-saxonnes, et toujours révoltées, ses mises en
scène explosives. Le Festival d’Avignon, dont il
deviendra un habitué, ne les laisse pas passer,
reconstitue la Baracke pour inviter Des couteaux
dans les poules de David Harrower.
C’est une évidence, Ostermeier est devenu incontournable. La Baracke, élue en 1998 « théâtre de
l’année » par la revue Theater Heute ne survivra pas
à son départ. Car il est nommé à la Schaubühne, dont
il prend la codirection en 1999 avec la chorégraphe
Sasha Waltz.
Plus aucun mur visible ne divise Berlin, l’îlot de
l’Ouest enfermé dans la RDA apprend à vivre sans
frontières, ni privilèges. Les temps changent, il faut
s’adapter, miser sur les nouvelles générations. Non
sans risques.
Ostermeier est parfaitement conscient du danger.
Double : d’abord, la cohabitation de deux personnalités fortes autant qu’intransigeantes. Sasha Waltz
s’en ira d’ailleurs en 2004. Lui reste. D’autre part, il
sait que ceux-là même qui l’ont encensé vont le
démolir. Effet d’un sinon juste, du moins inévitable
retour des choses. Enfin, son travail est sans aucun
rapport avec celui de Peter Stein, dont la Schaubühne
demeure LE théâtre, bien qu’il en soit définitivement
parti depuis bien longtemps.
En toute lucidité Ostermeier s’engage.
Si quelque chose frappe d’abord chez lui, c’est
l’acuité, l’intensité de son regard qu’il travaille : qu’il
réponde à une interview, ou simplement qu’il discute, on voit bien que rien ne lui échappe. Il écoute,
anticipe, se projette dans ce que les comédiens proposent, dans ce que lui dit son interlocuteur. Sans
pathos, avec sympathie.
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Né en 1968, il incarne une génération avide d’ouvertures. Européennes. Avignon n’est pas le seul festival, ni la France le seul pays à le recevoir, loin de là.
En réponse, dès son arrivée à la Schaubühne, il met
en place le Festival international des Nouvelles Dramaturgies, qui accueille les jeunes auteurs et les élèves
des cours d’art dramatique.
Et puis, après avoir hésité, il prend le risque de participer au Projet Prospero, fondé « pour le développement de la création européenne » par cinq villes
de différents pays, dont Rennes, c’est à dire le TNB
et son directeur François le Pillouër.
En 2008, Thomas Ostermeier et ses comédiens s’y
installent pour y répéter et y créer John Gabriel
Borkman d’ibsen « son » auteur, abordé pour la première fois en 2002 avec Nora (Maison de poupée) et
dont il laboure le répertoire. Peut-être y trouve-t-il
les échos de sa jeunesse dans la petite bourgeoisie
bavaroise, y reconnaît-il son dégoût des harmonies
sociales mensongères. En tout cas, avec son dramaturge Marius von Mayenburg, il l’explore, le met à
nu, en creuse les gouffres, l’expurge, le transporte en
notre monde, en notre temps. En dehors de Nora et
de John Gabriel Borkman, il y a eu Solness le constructeur, Hedda Gabler, Les Revenants (avec des acteurs
français) et puis… Un ennemi du peuple.
Ici, dans un salon confortable se livre une guerre
familiale et universelle… Ayant découvert que l’eau
de la station thermale qui fait vivre le village est polluée, peut-on, doit-on empêcher le journal local de
révéler l’affaire, d’autant que les travaux sont longs
et lourds… Et que le directeur du journal et le maire
du village sont parents… Peut-on empêcher… « La
vérité peut-elle exister dans nos sociétés soumises à la
dictature du marché ? » Question fondamentale pour
Ostermeier et sur laquelle repose ce spectacle sans
doute le plus ravageur, le plus brûlant. Le plus
abouti. Qui a fait vibrer tous les publics, notamment
au Festival d’Avignon en 2012.
Suit un travail totalement opposé, l’adaptation de La
Mort à Venise, nouvelle de thomas Mann avant de
devenir le film culte de Visconti, dont il ne veut rien
savoir. Créé au TNB la saison dernière, un rêve en
musique (de Mahler) fondé sur le doute, fuyant les
recherches formelles. L’idée lui en est venue au cours
d’un séjour à Venise. Il pense alors se trouver au bon
endroit pour explorer les coulisses de la nouvelle.
« Ce qui m’a intéressé, c’est le sujet : comment vivre
entre nos abîmes et les règles extérieures ? Comment
vivre des désirs aussi sombres ? » (entretien radiophonique avec Laure Adler).
Thomas Ostermeier demeure fidèle à ce qu’il considère comme le cœur du théâtre : « l’idéologie du désir ».
Un ennemi du peuple
L’IDÉOLOGIE DU DÉSIR
Colette Godard
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SCHAUBÜHNE I THOMAS OSTERMEIR
THOMAS
MANN I GUSTAV MAHLER
Mort à Venise/Kindertotenlieder
D’APRÈS
thomas Mann/Gustav Mahler
thomas ostermeier
ADAPTATION Maja Zade & thomas ostermeier
CHORÉGRAPHIE Mikel aristegui
COMPOSITION timo Kreuser
SCÉNOGRAPHIE Jan Pappelbaum
COSTUMES Bernd skodzig
VIDÉO Benjamin Krieg
DRAMATURGIE Maja Zade
LUMIÈRES erich schneider
SON Daniel Plewe, Wilm thoben
RÉGIE DES SURTITRES Katja Krüger
AVEC
Josef Bierbichler
Leon Klose / Maximilian ostermann
LES SŒURS DE TADZIO Martina Borroni, Marcela Giesche,
rosabel Huguet
LA GOUVERNANTE sabine Hollweck
LE SERVEUR Felix römer
LE GROOME, LE DANSEUR Mikel aristegui
& Bernardo arias Porras GUITARE, timo Kreuser PIANO,
Kay Bartholomäus schulze (18, 19 & 20 JAN.),
Kay Bartholomäus schulze (21, 22 & 23 JAN.,
olivier Le Borgne VOIX FRANÇAISE) NARRATEUR
GUSTAV VON ASCHENBACH
TADZIO
ProDuCtion
entretien : thomas ostermeier réécrit les textes du répertoire, revendique une certaine brutalité, prédit l’effondrement de l’allemagne… rencontre avec un metteur
en scène qui n’a peur de rien.
Pourquoi cette haine de la Bavière ?
À 44 ans, le géant patron (1,96 m) de la Schaubühne
de Berlin (depuis 1999), au regard bleu acier et à la
carrure militaire, rend en effet charnels et essentiels
tous les auteurs auxquels il s’attaque. De Shakespeare
à Brecht, d’Ibsen à Sarah Kane, de Büchner à
Mayenburg, thomas ostermeier a revitalisé la scène
européenne. Pas un de ses spectacles un peu bruts,
un peu sauvages et menés avec une énergie d’enfer
par des acteurs de tous âges, de tous gabarits, où l’on
risque de s’ennuyer. Pas un où, même à travers le
grand répertoire d’hier, on ne trouve une réflexion
sur aujourd’hui. L’homme, pragmatique, est présent
au monde, engagé dans le monde. Et ses plateaux
toujours scénographiés de manière spectaculaire
par le vieux complice Jan Pappelbaum sont l’aire
magique où il l’interpelle. Pour être plus proche de la
vie des gens, mieux les concerner, Ostermeier n’hésite même pas, parfois, à réécrire la fin de certains
chefs-d’œuvre – d’Othello à Maison de poupée.
Apparemment il n’a peur de rien. Même pas de
répondre en français.
en aLLeManD surtitré en Français
MISE EN SCÈNE
« LE THÉÂTRE EST JUSTE UN MOYEN
DE COMPRENDRE LE MONDE »
tH. o. : Le sud de l’Allemagne est une vraie frontière
culturelle. Les régions catholiques du Sud sont complètement différentes des protestantes du Nord. Plus
réactionnaires, moins tolérantes. Mais, dans le Sud,
il y a aussi une vraie passion pour le théâtre. Je viens
d’un village bavarois où, comme dans tous les villages bavarois, il y a une troupe permanente. Le
théâtre fait partie de la culture là-bas, de la société,
et même de la politique. Mais dans ces théâtres-là
règne un insupportable climat réactionnaire. Qu’on
ne voit heureusement pas à Berlin, où la fréquentation du public, hélas, est aussi moins dense. À Berlin,
la bourgeoisie – et surtout la bourgeoisie juive intellectuelle aujourd’hui non remplacée – ne vient plus
au théâtre… Mais moi, de toute façon, je ne suis pas
bourgeois. Mon père était sous-officier, un militaire
de bas niveau, et autoritaire ; ma mère était vendeuse ;
avec trois fils, la famille n’était pas riche. Même pas
sportif, je souffrais d’un vrai complexe de minoritaire. Quel endroit trouver pour exister, être différent ? C’est vrai que j’ai été bouleversé par un succès
facile et inattendu dès l’entrée à l’école, par le respect
que me portaient d’emblée les acteurs.
Le théâtre était-il une vocation ?
Pas du tout. Jeune, je voulais
être musicien. Je jouais de la basse, de la contrebasse,
un peu de rock, surtout du free jazz. Pour moi qui
débarquais de Bavière à Berlin en détestant la Bavière,
la scène jazz berlinoise, brillante dans les années
1980, fut un paradis. Je n’allais pas au théâtre, rien
qu’aux concerts. Mais je n’étais pas un musicien
exceptionnel, et ma meilleure amie avait réussi le
concours d’entrée à une école de mise en scène de
l’ex-Berlin-Est. Ça m’avait bouleversé qu’il y ait des
écoles de ce type, moi qui n’imaginais les metteurs
en scène que barbus, quinquagénaires et lisant de
vieux bouquins. Je me suis aussitôt dit : si elle peut
le faire, je peux le faire. Je me suis présenté, j’ai été
pris. Et j’ai vite eu du succès. Que je ne prenais guère
au sérieux. Je ne supportais pas le travail psychologique qu’on infligeait aux comédiens, cette façon de
casser sa personnalité pour mieux la reconstruire.
J’avais horreur déjà de ces masturbations narcissiques, de ce sur-intellectualisme, aussi, qui détruit
le plaisir du jeu. La seule chose qui me passionnait
était de faire un théâtre qui puisse refléter la société.
tHoMas osterMeier :
Schaubühne Berlin.
le Théâtre national de Bretagne, Rennes.
CoProDuCtion
© Arno Declair
L’HOMME TROUBLÉ
une histoire d’impossible désir, de remords, de mort. Pour la première fois thomas
ostermeier rencontre, raconte les affres de l’incertitude.
À Venise, un homme sur la fin de sa vie, fasciné par un adolescent en vacances… Sans se préoccuper du film
culte qu’en a tiré Visconti, thomas ostermeier, à sa manière, raconte la nouvelle de thomas Mann, dont des
extraits sont dits en français. La scène est lumineuse, des rideaux flottent au vent, l’homme est assis, se force
à lire, à manger. Mais son trouble évident s’empare du garçon, de tous les personnages, de l’espace. Et puis
tout s’efface, c’est la mort qui s’est emparée de l’espace. Alors viennent y danser des Parques déchaînées. Puis
dans le vide, l’homme accompagné à la guitare chante… C’est un côté totalement inattendu de son art que
nous révèle Ostermeier. Grand maître d’un théâtre parfois déconstruit, toujours redoutablement précis, il
fait naître ici la poésie des incertitudes, de l’inquiétude. Il plonge et nous plonge dans le monde des sentiments, de leurs ambiguïtés, de leur complexité. Pour la première fois, il nous emmène vers une tendresse
mélancolique, quelque chose de terriblement troublant.
une reconnaissance trop rapide n’est-elle pas néfaste ?
Attention, j’ai aussi connu pas mal d’échecs !
Mais c’est vrai que je viens de monter Mort à Venise,
d’après Thomas Mann, parce que la crise artistique
qu’y traverse l’écrivain Aschenbach – venu se ressourcer à Venise et qui y mourra – me touche profondément. La crise artistique, c’est justement n’avoir plus
le sentiment d’être en crise permanente, avoir trop
de certitudes. Thomas Mann suggère qu’on peut être
au sommet de son art et déjà mort ; que la mort est
en nous plus tôt qu’on ne l’attend. Bizarrement, la
reconnaissance excessive dont je profite en France
m’angoisse : ne puis-je pas que décevoir ? Que faire
alors ? Casser son style, sa forme, monter Thomas
Mann et choisir par exemple Mahler comme musique
et pas du rock ; imaginer de grandes parties dansées
pour ce rêve étonnant d’Aschenbach, homosexuel,
« plurisexuel », qui m’a décidé à monter ce texte de
1912.
tH. o. :
Colette Godard
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et quand vous montez nombre de pièces d’ibsen
(né en 1828, mort en 1906), vous pensez qu’il nous
apprend beaucoup sur la société d’aujourd’hui ?
tH. o. : Tchekhov
Pourquoi ?
Faites-vous un théâtre engagé ?
Parce que c’est un fantasme étonnant de la
part de Thomas Mann, célébré chez nous comme le plus
grand écrivain allemand du XXe siècle. Il y annonce
combien derrière notre façade prussienne nous cachons
de vérités effrayantes, de désirs brutaux, une espèce
d’animalité… Ce maître de l’ironie, grand architecte de
la langue allemande, et qui s’est moqué lui-même du
pathos kitsch de Mort à Venise, nous laisse pourtant
entendre ici qu’on court à l’abîme si on ne se laisse
pas traverser par le courant vénitien, méditerranéen,
par la sensualité du Sud contre la frigidité allemande.
tH. o. : Pas assez. J’ai milité, jeune, côté anarchisme
radical. Puis, à la chute du mur de Berlin, en 1989, je
me souviens de m’être précipité à l’Est avec des copains
pour y distribuer des ouvrages de Trotski, Bakounine,
Gramsci longtemps interdits là-bas. J’étais alors à la
gauche de la gauche, je vendais le journal révolutionnaire Spartakus… Aujourd’hui, je suis devenu un
bobo berlinois. Et quand je monte Un ennemi du peuple, d’Ibsen, dans un espace ressemblant à mon propre
appartement, et en actualisant la pièce chez des quadras de ma génération qui ont les mêmes pratiques que
moi (bonnes bouffes, musique), j’ironise sur ce que
nous sommes devenus. Avec notre cœur à gauche et
notre porte-monnaie à droite.
tH. o. :
Vous semblez ne guère aimer l’allemagne…
Mais parce que vous avez tort de l’ériger en
modèle ! C’est à l’Allemagne de prendre modèle sur la
France ! Chez nous, aucun plaisir, aucune jouissance
de la vie : trois restaurants corrects à Berlin et pas un
en province ! Et la dépression partout ! Les chiffres
qu’on vous donne sur notre prétendue vitalité économique sont souvent falsifiés ou comptabilisés différemment. On nous fait croire à nous aussi, ici, que le
bateau est plein, mais il n’est pas plein du tout ! Dans
cinq ans, l’Allemagne va s’effondrer. La pauvreté est
partout, et le chômage. Seulement notre classe ouvrière
est couchée depuis l’entre-deux-guerres, et corrompue
par la bourgeoisie néolibérale. Elle a été longtemps
si fière, notre classe ouvrière, d’être employée par un
chef et soumise à lui ; depuis vingt ans, elle a même
accepté docilement la stagnation des salaires pour
faire repartir l’économie. En fait, comme toujours, la
droite néolibérale (d’Angela Merkel) a profité des trahisons habituelles de la social-démocratie précédente…
En France, au moins quand il y a un conflit social, vous
réagissez, vous faites grève. Jamais chez nous. En fait,
nous nous sommes tous laissé manipuler. À la fin des
années 1980, nos gouvernements européens avaient
encore les moyens de réguler le marché, il restait quelques règles internationales efficaces. Mais sous l’emprise de Bush, ils ont abandonné le terrain à la finance.
Ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils ont abdiqué. On a
laissé faire.
tH. o. :
Vous ne résistez pas ?
tH. o. : Mal. Un de mes meilleurs amis, Juliano MerKhamis, metteur en scène et acteur, directeur du
« Théâtre de la Liberté » du camp de réfugiés palestiniens de Jénine, a été assassiné en avril 2011. Fils
d’une femme de théâtre israélienne, activiste des droits
de l’homme, et d’un arabe israélien communiste, il
avait interrompu une belle carrière d’acteur en Israël
pour reprendre à Jénine le théâtre que sa mère avait
créé pour les enfants palestiniens, avec l’espoir de travailler à la coexistence des deux communautés. Mais
Juliano s’était vite mis tout le monde à dos. Le gouvernement israélien refusait qu’un Israélien travaille
en Palestine ; l’Autorité palestinienne lui reprochait
de s’attaquer à certains thèmes sociétaux, et même de
faire travailler des femmes dans son théâtre ; il n’hésitait pas lui-même à épingler chaque camp dans ses
spectacles. Ils ne lui ont pas pardonné. J’ai pensé un
temps partir continuer son travail, soutenir la troupe
d’acteurs, aller aider les gens là-bas. Et puis j’y ai renoncé. Par angoisse, par manque de courage.
Le théâtre ne peut pas changer le monde ?
est sans doute plus grand qu’Ibsen,
mais j’ai du mal à m’imaginer ses personnages vaguement aristocratiques et pleins d’un ennui si russe
dans le monde actuel. Nous, on est des bourgeois, petits,
moyens, mais des bourgeois. Et le théâtre d’Ibsen
décrit à merveille les rapports sociaux, émotionnels,
économiques de la bourgeoisie. Voyez les rapports
de propriété, au sein même du mariage, dans Maison
de poupée, où l’homme doit gagner sa vie comme un
chasseur et où la femme est le trophée de monsieur.
un modèle machiste qui vous répugne ?
À tel point que je suis parti dans cette tribu
matriarcale chinoise de l’Himalaya où les femmes dirigent tout, choisissent les mâles qui leur plaisent pour
faire l’amour ou avoir des enfants, mais sans dire
jamais qui est le père de qui. Après tout, le mariage
n’a-t-il pas été voulu par les hommes dans des objectifs purement capitalistes : être sûr que des héritiers
légitimes héritent du patrimoine ? J’ai adoré cette tribu
chinoise, ces femmes qui prennent toutes les initiatives, ces hommes devenus enfin timides et féminins.
Regardez donc le monde qu’ils nous ont fait, les
hommes, depuis des siècles ! C’est normal qu’ils se
sentent en crise, moi compris. Mais je vous rappelle
que j’ai codirigé la Schaubühne avec la chorégraphe
Sasha Waltz, de 1999 à 2004.
tH. o. :
Pourquoi avez-vous refusé de diriger nombre de
théâtres en France, y compris l’odéon, quand on
vous l’a proposé avant Luc Bondy ?
tH. o. : Parce que les théâtres n’ont pas assez de moyens
en France ! Parce qu’il n’y existe pas, surtout, ComédieFrançaise et Théâtre du Soleil exceptés, de troupe permanente comme dans chaque petite ville d’Allemagne,
et ce depuis le XIXe siècle ! C’est une vraie tradition
culturelle chez nous. La vôtre est différente, vous avez
de nombreuses compagnies subventionnées et indépendantes sur tout le territoire… Mais vos théâtres,
du coup, sont moins pourvus que les nôtres, et produisent moins de spectacles. Parce qu’il doit trouver
ses financements, un jeune metteur en scène français prépare sa création pendant environ deux ans ;
les Allemands, eux, sont obligés d’en faire cinq par
an pour faire tourner leur théâtre ! Forcément, travailler autant rend meilleur. Et plus léger : faire un
mauvais spectacle devient moins grave, on se rattrapera au prochain…
tH. o. : Non ! Aucune pensée ne peut changer le monde.
C’est l’action qui le change. Le théâtre est juste un
moyen de le comprendre.
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Quels sont les moyens de la schaubühne ?
Que pensez-vous de nos théâtres ?
Une troupe de trente acteurs, avec deux dramaturges en résidence, une centaine de techniciens
dont vingt pour les décors, vingt pour les costumes,
quinze pour la lumière… Avec l’administration, nous
sommes deux cents. J’ai besoin de cette troupe. Pour
me nourrir émotionnellement, m’alimenter artistiquement. Molière aurait-il pu écrire sans penser pour
chaque rôle aux acteurs de sa compagnie ? Ces comédiens que j’apprécie depuis des années, qui se renouvellent éventuellement tous les deux ans parce que
leurs contrats sont de deux ans – nous décidons l’un et
l’autre si on continue l’aventure ou pas –, me permettent d’inventer parce que leur talent me rassure. Le
grand danger du théâtre, c’est l’angoisse. Pour monter sur une scène, il faut un sacré courage. Seul, on
ne peut s’attaquer à cette angoisse constitutive du
métier. En travaillant ensemble depuis longtemps,
on peut l’oublier. On a acquis tellement de confiance
en l’autre…
Quand j’observe leur programmation, je suis
étonné de retrouver presque partout le même type de
créations. À cause des coproductions obligées avec les
confrères, auxquelles condamne l’absence de moyens ?
Nous, heureusement, avons de l’argent. Vous comprenez pourquoi je ne veux pas quitter la Schaubühne…
Je ne dis pas que c’est un exemple, je décris les différences. En Europe, et ce n’est pas seulement vrai pour
le théâtre, il faut être fier de nos différences, agir
régionalement mais penser globalement. Il ne faut
pas laisser ce privilège aux grandes entreprises
internationales mondialisées qui nous gouvernent.
Elles se foutent depuis longtemps qu’un nouveau
manager vienne des États-Unis, d’Allemagne ou de
Russie ; leur seul but, c’est le profit, et pour le profit
il n’y a plus de frontières.
tH. o. :
tH. o. :
Quelles sont les différences européennes ?
tH. o. : Nos valeurs ! Celles conjuguées de la Grèce
antique, de la Renaissance italienne, de la
Révolution française, de Kant et de Marx. Et ce sont
ces valeurs-là qu’il faut défendre si on veut préserver
la démocratie ; pas celles de la compétitivité dont on
nous rebat depuis vingt-cinq ans les oreilles !
Finalement, on nous impose peut-être une fausse
crise. Une crise uniquement spéculative, les vraies
ressources matérielles, humaines, intellectuelles, on
les a…
Pourquoi les acteurs vous apprécient-ils ?
tH. o. : Parce que j’ai toujours su que chacun d’eux
était différent, qu’il fallait une parole singulière pour
chacun. Pas besoin de méthode. Il suffit de trouver les
mots spécifiques à chaque comédien ; si on y parvient,
il sera capable de tout faire. En fait, il faut séduire. Je
suis avec les acteurs un grand séducteur et j’y prends
plaisir. Il y a de l’érotique dans ma relation avec eux.
Même leur apparente laideur parfois me plaît. Il n’y
a jamais de beauté sans laideur.
RÉSUMÉ
HISTOIRE
Juste avant la première guerre mondiale, un musicien
allemand, Gustav von Aschenbach, se rend à Venise.
En villégiature à l’hôtel des Bains, il y croise un jeune
adolescent polonais, Tadzio, dont la beauté le fascine
immédiatement. Leur relation demeure distante, uniquement réglée par le jeu des regards échangés. Mais
la beauté de Tadzio trouble le musicien, qui voit peu
à peu ses certitudes morales et esthétiques, et son existence tout entière, remises en question par le désir qu’il
ressent. Il tente de fuir ce désir en quittant Venise, mais
un événement fortuit lui sert de prétexte pour revenir à son hôtel. Il demeure à Venise, malgré l’épidémie
de choléra qui y sévit. Il s’abandonne à la contemplation du jeune homme, tente de nier sa vieillesse et d’oublier la fièvre. Il meurt sur la plage presque désertée de
l’hôtel, le regard tourné vers Tadzio.
En 1951, Luchino Visconti rencontra Thomas Mann
et l’interrogea à propos de sa nouvelle.
http://www2.cndp.fr/tiCe/teledoc/dossiers/dossier_venise.htm
« Rien n’est inventé, le voyageur dans le cimetière de
Munich, le sombre bateau pour venir de l’Île de Pola,
le vieux dandy, le gondolier suspect, Tadzio et sa famille, le départ manqué à cause des bagages égarés,
le choléra, l’employé du bureau de voyages qui avoua
la vérité, le saltimbanque méchant, que sais-je… Tout
était vrai.
L’histoire est essentiellement une histoire de mort,
mort considérée comme une force de séduction et d’immortalité, une histoire sur le désir de la mort. Cependant le problème qui m’intéressait surtout était celui
de l’ambiguïté de l’artiste, la tragédie de la maîtrise
de son Art. La passion comme désordre et dégradation était le vrai sujet de ma fiction.
Ce que je voulais raconter à l’origine n’avait rien
d’homosexuel ; c’était l’histoire du dernier amour de
Goethe à soixante-dix ans, pour Ulrike von Levetzow,
une jeune fille de Marienbad : une histoire méchante,
belle, grotesque, dérangeante qui est devenue La Mort
à Venise. À cela s’est ajoutée l’expérience de ce voyage
lyrique et personnel qui m’a décidé à pousser les choses
à l’extrême en introduisant le thème de l’amour interdit. Le fait érotique est ici une aventure anti-bourgeoise,
à la fois sensuelle et spirituelle.
Stefan George a dit que dans La Mort à Venise tout
ce qu’il y a de plus haut est abaissé à devenir décadent
et il a raison. »
à cause de l’éphémère de votre art, êtes-vous
davantage confronté au tragique ?
si les scènes françaises invitent volontiers vos spectacles, la schaubühne ne rend guère la pareille.
L’allemagne est-elle protectionniste côté artistique?
tH. o. : Depuis que j’ai monté Hamlet, en 2008, la
question essentielle de la pièce n’est pas pour moi
« Être ou ne pas être » mais les premiers mots du
texte : « Qui va là ? » Quelle mort arrive ? L’idée de
la mort ne me quitte pas.
tH. o. : À la Schaubühne, sur dix productions chaque
saison, nous travaillons toujours avec cinq nouveaux
metteurs en scène, souvent étrangers, israéliens, argentins, anglais… Mais la ville, qui nous subventionne à
hauteur de 12 millions (sur un budget de 16) nous
interdit en revanche d’accueillir des spectacles internationaux: l’argent qu’elle nous donne doit être réservé
à nos productions. À Berlin, seul le Théâtre Hebbel
est subventionné pour recevoir des créations étrangères. La situation des théâtres allemands est totalement différente de la vôtre, comme je vous l’expliquais. À Berlin, par exemple, chaque théâtre a son
esprit particulier, sans doute grâce à cette fameuse
troupe permanente et forcément singulière qui l’anime,
et que le public vient retrouver de spectacle en spectacle. Il est attaché à nos spécificités. C’est pourquoi,
aussi, nous y travaillons, côté scénographies, choix
des metteurs en scène, des auteurs… Si l’un de mes
collaborateurs était tenté de travailler avec d’autres
metteurs en scène, dans un autre théâtre, c’en serait
à jamais fini de notre compagnonnage.
Pourquoi ?
tH. o. :
Mourir est humiliant.
Propos reccueillis par Fabienne pascaud, Télérama, décembre
2012
thomas Mann
Prologue de La Mort à Venise,
10
11
PRÉFACE DE JEAN-LOUIS BANDET
thomas Mann/romans et nouvelles tome 2.1904/1924
artistiques au milieu de la mine et de la pourriture,
réveille en lui l’obsession de la mort ; il se sent
malade, à l’automne sa femme, qui souffre d’une
inflammation des bronches, devra faire plusieurs
séjours dans des sanatoriums, et sera de mai à septembre 1912 à Davos ; sa sœur Carla s’est suicidée
l’année précédente, en juillet 1910, et enfin, comme
le rappelle la première phrase de la nouvelle, l’année
1911 semble « menacer gravement la paix de
l’Europe » avec la crise franco-allemande. C’est tout
cela que contient La Mort à Venise.
De toutes les œuvres écrites par Thomas Mann
avant la première Guerre mondiale, La Mort à Venise
est sans aucun doute la plus profondément personnelle, la plus dense, celle où s’exprime, avec l’ironie
la plus corrosive et la plus désespérée toutes les hantises, toutes les angoisses, toutes les interrogations
de l’auteur. On ne peut guère lui comparer, dans la
complexité de tout ce qi s’y exprime, dans cette fiévreuse réflexion sur soi, sur la mort, sur le sens de la
culture, sur la mission et le destin de l’humanité, Sur
tous les problèmes enfin que Thomas Mann n’a jamais
cessé de se poser, que cette autre grande confession,
passionnée, violente, outrancière, souvent incomprise,
les Considérations d’un apolitique Betrachtungen
eines Unpolitischen.
En mai 1911, Thomas Mann, qui se sent épuisé « de
la tête et de l’estomac » part, en compagnie de sa
femme Katja et de son frère Heinrich, pour quelques
jours de vacances dans l’île de Brioni, au large de la
côte d’Istrie. Le 25 mai, les voyageurs retournent à
Pola et s’embarquent pour Venise, où ils étaient déjà
venus à quelques reprises les années précédentes ;
jusqu’au 2 juin, ils séjournent au Grand Hôtel des
Bains, sur le Lido. Le 18 mai, Thomas Mann avait
appris la mort, à Venise, de Gustav Mahler, dont il
avait fait la connaissance l’année précédente ; c’est
aussi à Venise qu’en 1883 est mort Richard Wagner,
dont Thomas Mann a toujours contemplé l’œuvre
avec une admirative perplexité, et à qui, lors de ce
même séjour, il dédie un essai, et c’est dans cette ville
que lui vient l’idée d 'écrire une petite nouvelle, de se
permettre une distraction dans le travail qu’il a en
cours, la rédaction d’un grand roman qu’il projette
alors, et qui deviendra Félix Krull. Mais les choses
prennent une tournure différente, peut-être aussi
parce qu’il aperçoit, sur la plage, un adolescent de
quatorze ans, un jeune baron polonais. Il se produit
un phénomène de cristallisation : son homosexualité
larvée se réveille, d’anciens projets resurgissent,
comme celui, par exemple, qui le hante depuis déjà
longtemps, de montrer la grotesque déchéance du
poète olympien par excellence, Goethe, amoureux à
soixante-dix ans passés d’une jeune fille de dix-sept
ans, l’atmosphère de Venise, cette ville qui est le
symbole même de la décadence, avec ses trésors
« Cela ne se termine pas bien, la dignité du héros, du
poète, s’écroule complètement. C’est véritablement une
tragédie […], et l’on verra que j’évite soigneusement de
« redescendre dans le plat pays de l’optimisme »,
comme on me l’a tellement reproché à propos d’Altesse
royale 1. Je me garderai d’écrire à nouveau une comédie,
où « à fa fin, chacun trouve sa chacune ». À vrai dire,
dans ce cas, il était d’avance peu probable qu’ils se trouvent. »
Dans cette phrase d’une lettre d’octobre 1912 à Hedwig
Fischer, la femme de son éditeur, Thomas Mann définit, non sans un certain cynisme dans l’humour la
caractéristique essentielle de l’œuvre qu’il va publier.
La Mort à Venise est une tragédie en cinq actes, qui,
comme toute tragédie, et comme le titre l’indique
assez explicitement, est une réflexion sur la mort, sur
la situation de l’homme face à la mort et aussi sur la
situation de l’art et de l’artiste.
Un beau jour de cette année 1911 qui donc a failli voir
l’Europe sombrer dans la guerre, un écrivain célèbre,
fêté, anobli, riche, un double du Thomas Mann de
cette époque, entreprend, dans un Munich décrit avec
autant d’exactitude topographique que le Paris, le
Saumur ou l’Angoulême de Balzac, le Berlin de Fontane
ou encore le Munich de Gladius Dei, une promenade
qui, espère-t-il, lui redonnera les forces nécessaires à
l’achèvement d’une œuvre encore hésitante. À l’arrêt
du tram qui doit le ramener chez lui, il contemple
toutes les images qu’à la lumière symbolique du
soleil couchant lui offre le cimetière du Nord ; il voit
la mort telle que la comprend et la présente la religion
chrétienne : des croix, des « images hiératiques », des
« inscriptions symétriques », tout un bel ordonnan-
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cement qui propose à la méditation l’image d’un audelà de lumière, de repos éternel, de retour à la
Maison du Père. Mais voilà que, tout à coup, une tout
autre image se substitue à cet ensemble de représentations courantes, conventionnelles, européennes.
Venu d’on ne sait où, un homme, une vision bien
plutôt, lui impose une présence à la fois étrangère et
familière ; son visage au nez camard, aux dents
découvertes est une tête de mort, son habillement et
sa posture tiennent à la fois du costume et de l’équipement des montagnards bavarois, avec la veste de
loden, le sac à dos, le bâton que l’on appelait encore
alpenstock, mais aussi de l’image que l’Antiquité
donnait de la mort : les pieds croisés, le bâton sur
lequel on s’appuie de la hanche 2. Et cette attitude est
aussi celle du défi : proche et lointain, horrible et
attirant, antique et moderne, cet homme provoque
Aschenbach, l’engage à prendre conscience, au-delà
de ces symboles rassurants, et donc insignifiants, que
propose le christianisme, de la réalité d’une mort indissolublement liée à la vie, d’un mouvement circulaire
éternel de la création et de la destruction, d’un marécage d’où surgissent à chaque instant la naissance et
la décomposition. Une image que proposait déjà
Goethe dans Faust, qui apparaît chez Nietzsche et qui,
dans ce foisonnement de créatures étranges, difformes,
ces fleurs immenses, ces oiseaux bizarres, évoque
tout autre chose que l’au-delà chrétien ; mourir ce
n’est pas revenir au sein du Père, c’est s’engloutir
dans l’exubérance d’une nature éternellement
renaissante, éternellement rajeunie, c’est retomber
dans le grand Tout, absurde et foisonnant.
comme Gustav von Aschenbach, est lui-même, plus
encore peut-être que Madame Bovary n’a jamais été
Flaubert, ce Thomas Buddenbrook qui, dans le premier grand roman de notre auteur, découvre la pensée schopenhauérienne et sa conception de la mort :
« Il sentait tout son être singulièrement dilaté et rempli d’une ivresse pesante et sombre, son esprit obnubilé
et enivré d’une griserie indiciblement neuve, séduisante
et pleine de promesse, analogue à l’espoir d’un premier
désir amoureux. […] Qu’est-ce que la mort ? La réponse
ne lui apparaissait pas en mots misérables et prétentieux : il la sentait, la possédait au tréfonds de lui. La
mort était un si profond bonheur qu’on ne la mesurait
que dans des instants privilégiés comme celui-ci. Elle
était le retour au foyer après une course sans but semée
de peines infinies, la correction d’une lourde faute, la
libération des chaînes et des entraves les plus répugnantes, la réparation d’un lamentable accident. 4 »
À cette brusque révélation de la mort dans sa vérité,
à ce défi qui lui est ainsi lancé, Aschenbach ne
répond d’abord que par une échappatoire, par la tentative de se dissimuler la réalité de cette vision : il
veut croire qu’il est simplement fatigué, qu’il a
besoin de repos, que quelques jours de vacances,
dans quelque lieu touristique européen, le remettront bien vite sur pied. Il affecte de n’y voir qu’une
invitation au voyage, en refusant de comprendre
que, comme l’a vu Baudelaire, toute invitation au
voyage est une invitation à la mort. Mais ces bonnes
raisons qu’il se donne ne sont, même s’il n’ose pas se
l’avouer, que les ruses de son moi le plus profond, de
son inconscient, qui prend le masque de la raison
pour l’arracher à cette vie d’ordre, de mesure, de
volonté et de travail qu’il s’est construite et qui a déjà
volé en éclats.
Dans son étude sur Thomas Mann, Hans Mayer
évoque, à propos de La Mort à Venise, le Werther de
Goethe 3 ; la comparaison va peut-être plus loin
encore qu’il ne le suggère : dans sa lettre du 18 août
Werther relate l’expérience qu’il vient de faire, cette
découverte d’une nature habitée par une « force
dévorante », qui n’est plus pour lui qu’un « monstre
toujours occupé à engloutir, à ruminer 4 »· Mais l’angoisse werthérienne s’accompagne chez le héros de
Thomas Mann d’un « énigmatique désir », l’attirance, la fascination de la mort, qui est certes déjà
bien présente chez Goethe, mais reste masquée
jusqu’à la fin, se déploie avec toute l’ampleur de ce
tableau exotique, tropical, sauvage, qui semble
resurgir d’une autre ère géologique, et, en tout cas,
appartient à un autre continent, à une autre civilisation que cette Europe, cette « âme européenne »
dont Aschenbach se sent responsable.
Ce que ressent Aschenbach à ce moment, c’est ce que
Thomas Mann a éprouvé en automne 1899, c’est ce
qu’il a fait ressentir à cet autre Thomas, qui, tout
1. Le roman paru en 1909, dans lequel Thomas Mann évoquait symboliquement l’aventure de son propre mariage.
2 Dans son ouvrage Statt einer Literaturgeschichte (1958)
l’écrivain et germaniste Walter Jens a établi un parallèle entre
cette image et les représentations antiques de la mort qu’étudie Lessing dans so.n perit traité Comment l’Antiquité représentait la mort (Wïe die Alten den Tod gebildet, 1769). II y a
incontestablement des points communs, et Lessing oppose lui
aussi l’image chrétienne de la mort à l' image antique. Mais
pour Lessing, le christianisme commet l’erreur de représenter
la mort horrible, sous les traits du squelette, de voir en elle le
châtiment pour le péché originel. Pour Thomas Mann, cest
exactemenrt l’inverse : le christianisme cache la réalité de la
mort derrière les images apaisantes, rasurantes de la lumière,
de la vie éternelle.
3 Hans Mayer, Thomas Mann, traduction de Laurent Férec et
Valérie Le Vot, Paris, P. U. F., 1994.
4 Goethe, Werther, lettre du 18 août.
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EXTRAIT I CHAPITRE V pp. 156,157
Cela se passait à midi. Dans l’après-midi, Aschenbach
se rendit en bateau à Venise, par un temps calme et un
soleil accablant ; il était poussé par la manie de poursuivre les enfants polonais qu’il avait vus prendre avec
leur surveillante le chemin du ponton. Il ne trouva pas
son idole à Saint-Marc. Mais tandis qu’il prenait le thé,
assis à une petite table ronde du côté ombragé de la
place, il flaira subitement dans l’air un arôme particulier, qu’il lui semblait maintenant avoir déjà vaguement senti depuis quelques jours sans en prendre
conscience, une odeur pharmaceutique douceâtre, évoquant la misère, les plaies et une hygiène suspecte. Il
l’analysa et la reconnut ; tout pensif, il acheva son
goûter et quitta la place par le côté opposé au temple.
Dans la ruelle étroite l’odeur s’accentuait. Aux coins
des rues étaient collées des affiches imprimées, où
les autorités engageaient paternellement la population à s’abstenir, en raison de certaines affections du
système gastrique, toujours fréquentes par ces temps
de chaleur, de consommer des huîtres et des moules,
et à se méfier de l’eau des canaux. La vérité était un peu
fardée dans l’avis officiel ; c’était évident. Des groupes
silencieux étaient rassemblés sur les ponts et les
places, et l’étranger se mêlait à eux, quêtant et songeur.
Il s’adressa à un boutiquier appuyé au chambranle
de la porte, à l’entrée de son magasin, entre des chapelets de corail et des parures de fausse améthyste, et
demanda des éclaircissements sur la fâcheuse odeur.
L’homme le toisa d’un œil morne, et se remettant prestement: «Mesure préventive, monsieur !, répondit-il avec
une mimique animée. Une décision de la police, qu’on
ne peut qu’approuver. Cette température lourde, ce sirocco
ne sont pas propices à la santé. Bref, vous comprenez,
précaution peut-être exagérée…» Aschenbach le remercia et continua son chemin. Sur le vapeur qui le ramena
au Lido, il sentit encore la même odeur d’antiseptique.
elle doit accueillir avec plaisir tout dérangement du
mécanisme social, tout bouleversement ou fléau affligeant le monde, parce qu’elle peut avoir le vague espoir
d’y trouver son avantage. Ainsi Aschenbach tirait une
obscure satisfaction des événements officiellement
déguisés qui se passaient dans les ruelles malpropres
de Venise – lugubre secret de la ville, qui se confondait avec le secret de son propre cœur, dont lui aussi
redoutait si fort la découverte. Tout à son amour, il ne
craignait rien que la possibilité du départ de Tadzio,
et reconnut, non sans horreur, qu’il ne saurait plus
vivre si ce malheur arrivait.
À présent, il ne se contentait plus de recevoir du train
de vie quotidien et du hasard le bienfait de voir de
près le beau Tadzio ; il le poursuivait, cherchait à le
surprendre le dimanche, par exemple, les Polonais
ne se montraient jamais sur la plage ; il devina qu’ils
se rendaient à la messe à Saint-Marc ; il se hâtait d’y
aller ; sortant de la fournaise de la plage, il entrait
dans le demi jour doré du sanctuaire et trouvait l’objet
de ses regrets assistant à l’office, penché sur un prieDieu. Alors il se tenait debout dans le fond sur les
dalles de mosaïque crevassées, au milieu de la foule
prosternée qui marmottait en faisant le signe de la
croix, et la somptuosité du temple oriental accablait
voluptueusement ses sens. Là-bas, le prêtre, couvert
de riches ornements, allait et venait, chantant et accomplissant les gestes rituels ; des flots d’encens s’élevaient,
voilant les frêles flammes des cierges de l’autel, et à
la douceur du lourd parfum religieux semblait subitement s’en mêler un autre : l’odeur de la ville atteinte
de maladie. Mais à travers les vapeurs de l’encens et
le scintillement des ornements sacerdotaux, Aschenbach
voyait son bel ami, là-bas dans les premiers rangs,
tourner la tête, le chercher et l’apercevoir.
Revenu à l’hôtel, il se rendit aussitôt dans le hall à la
table des journaux et fit des recherches dans les feuilles.
Dans celles de l’étranger, il ne trouva rien. Les journaux du pays enregistraient des bruits, mentionnaient
des chiffres incertains et reproduisaient des démentis officiels, dont ils contestaient la sincérité. Ainsi
s’expliquait le départ du contingent allemand et autrichien. Les nationaux des autres pays ne savaient évidemment rien, ne se doutaient de rien, n’étaient pas
encore inquiets. «La consigne est de se taire !, pensa
Aschenbach irrité, en rejetant les journaux sur la table.
Se taire pour cela !» Mais en même temps son cœur
s’emplit de satisfaction causée par l’aventure où le
monde extérieur se trouvait engagé. Car la passion,
comme le crime, ne s’accommode pas de l’ordre normal, du bien-être monotone de la vie journalière, et
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thomas Mann naît le 6 juillet 1875 à Lübeck, d’un père travaillant dans l’import-export et futur sénateur. En 1891, son
père meurt et l’affaire familiale est abandonnée.
THOMAS MANN
À partir de 1930, il milite contre le nazisme dans un « Appel
à la raison ». Le 11 février 1933, il part en voyage en Europe,
mais les premiers mois du régime nazi le convainquent,
après un moment d’hésitation, de ne pas retourner en
Allemagne. Il émigre en Suisse et s’installe à Küsnacht, près
de Zurich, afin de se tenir éloigné de la tourmente politique
que connaît alors son pays. Le premier tome de sa tétralogie Joseph und seine Brüder paraît. En 1936, dans le journal Neuen Züricher Zeitung il écrit un article contre le nazisme.
Il est déchu de la nationalité allemande et de tous ses titres
honorifiques. Il prend la nationalité tchèque et répond en
1937 aux nazis par son Briefwechsel mit Bonn publié partout
en Europe. Connaissant les œuvres de Sigmund Freud, il dira
d’Hitler : « Comme cet homme doit haïr la psychanalyse ! ».
Plus généralement, il est passionné par la Médecine, et
ses ouvrages regorgent de descriptions symptômatiques
précises (il dira du dernier des Buddenbrooks « qu’il a les
dents striées par la chlorose », par exemple, et La Montagne
Magique regorge de descriptions précises des maladies
dont ses personnages sont atteints).
En 1894, il part pour Munich avec sa mère et ses frères et
sœurs. Il travaille dans une compagnie d’assurances et
publie la même année sa première nouvelle, Gefallen dans
la revue Die Gesellschaft. Devant le succès remporté, il
décide de cesser son travail et s’installe comme écrivain
indépendant tout en suivant des cours à l’école de journalisme de Munich. Il coopère à la revue conservatrice Das
Zwanzigste Jahrhundert éditée par son frère Heinrich. Il
voyage en Italie avec ce dernier de 1896 à 1898 et publie
une ensemble de nouvelles sous le titre Der kleine Herr
Friedemann. Il collabore ensuite à la revue Simplicissimus
et lors d’un voyage au Danemark écrit la nouvelle Tonio
Kröger.
En 1901 paraît son ouvrage Buddenbrooks (il avait prévu
de l’écrire en commun avec son frère), qui remporte un vif
succès auprès de la critique. Contrairement à son frère, il
n’aime pas les thèmes de société mais préfère décrire les
contradictions entre art et vie et brosse des tableaux d’individus qui sont autant d’archétypes sociaux… En 1905, il
épouse Katia Pringsheim avec laquelle il aura six enfants,
dont les écrivains Erika Mann, Klaus Mann et Golo Mann.
À partir de 1938, il vit aux États-Unis, d’abord à Princeton,
où il enseigne à l’université, puis l’année suivante à Pacific
Palisades en Californie. C’est là qu’il compose le complexe
et fort sombre Doktor Faustus (Le Docteur Faustus), paru en
1947, qui évoque métaphoriquement l’âme de l’Allemagne
à travers le portrait d’un compositeur.
En 1912, il publie der Tod in Venedig (La Mort à Venise) que
lui inspirent à la fois un voyage dans cette ville et la mort du
compositeur Gustav Mahler, survenue l’année précédente.
En 1939 paraît Lotte in Weimar et entre 1940 et 1945 il réalise
une émission mensuelle à la BBC destinée aux Allemands.
En 1944, il obtient la nationalité américaine et en 1945 refuse
de retourner en Allemagne, où il revient en 1949.
Accusé en 1952 d’être un agent à la solde du communisme,
il quitte les États-Unis et s’installe à Erlenbach près de Zurich
et non en Allemagne bien qu’on cite alors son nom pour la
présidence de la République fédérale.
En 1954, il achève la première partie de son roman
Bekenntnisse des Hochstaplers Felix Krull. Il meurt le 12
août 1955 à Zürich.
En 1918, en réponse au livre de son frère Heinrich, Zola, il
publie les Considérations d’un apolitique (Betrachtungen
eines Unpolitischen) dans lesquelles il défend l’empire et
la guerre ; il rompt avec son frère, démocrate convaincu. En
1922, il se réconcilie avec Heinrich et dans un discours Von
deutscher Republik soutient la république. Un séjour dans
un sanatorium et la catastrophe de la Grande guerre lui donnent le sujet de son roman le plus célèbre, La Montagne
magique, paru en 1924. Ce roman constitue une étape
importante dans son évolution intellectuelle en ce qu’il marque symboliquement son ralliement aux idées libérales,
après une proximité avec le courant de la Révolution Conservatrice symbolisée par ses Considérations. En 1926, il est
l’un des fondateurs de la section « art poétique » de
l’Académie des Beaux-arts de Prusse.
Parmi les distinctions et récompenses qu’il a reçues, on
peut noter le Prix Nobel de littérature en 1929 et les GoethePreis des villes de Francfort-sur-le-Main et Weimar en 1949.
En 1954, il a été fait citoyen d’honneur de sa ville natale.
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En 1929, il reçoit le prix Nobel de littérature pour son roman
Buddenbrooks.
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GUSTAV MAHLER I RÜCKERT LIEDER I
KINDERTOTENLIEDER
Reik, élève de Freud, note que le fils de Rückert s’appelait Ernst : Mahler aurait pensé à son frère du
même nom, mort tragiquement en 1875… Quoi qu’il
en soit, il ne compose en 1901 que trois Kindertotenlieder sur cinq, met en musique au même moment
d’autres poèmes de Rückert, poursuit parallèlement
les deux « cycles » qu’il cite tous deux dans la
Cinquième, et les termine en 1904 en même temps
que la Sixième, sa « tragique ». Il vit alors des jours
heureux. Une deuxième fille, Anna, lui est née le 15
juin ; l’été se déroule dans le calme, à Maiernigg
comme d’habitude. Alma est frappée par cette
contradiction, qu’elle considère comme un défi au
destin : « Je peux concevoir qu’on se mette à composer
sur des textes aussi horribles quand on est soi-même
sans enfants, ou quand on vient d’en perdre… Mais
peut-on chanter des enfants morts après avoir, une
demi-heure auparavant, serré et embrassé les siens gais
et en bonne santé ?… Pour l’amour de Dieu, tu joues
avec le feu ! Avec les Kindertotenlieder comme avec la
Sixième, il a mis anticipando sa propre vie en
musique ! »
Les différences entre la poésie de Rückert et celle du
« Wunderhorn » se retrouvent dans la musique.
L’ironie subsiste, mais non l’épopée. Sonneries de
trompette, rythmes de marche, orchestration franche
ont cédé devant un ton discret, subjectif, intérieur,
symbolisé par une technique de chambre beaucoup
plus poussée. Les contours sont souples, le volume
sonore, sauf exception, limité. Cette couleur instrumentale est nette dans les cinq Rückert Lieder proprement dits, publiés en 1905 avec les deux derniers
Wunderhorn Lieder, et dont les textes oscillent entre
une profonde mélancolie et des jeux de mots intraduisibles. Ce sont des états d’âme.
Ich bin der Welt abhanden gekommen : le cor anglais,
à qui est confiée la nostalgique mélodie en mi
bémol, intervient avec clarinettes, cors, hautbois,
tous protagonistes immobiles, tandis que cordes et
harpe sont plus librement agitées. Le poète, le musicien, « morts pour le monde », déclarent reposer « dans
mon ciel, dans mon amour, dans mon chant »... Ich
atmet’ einen linden Duft : jeux de mots sur « lind »
(doux) et « Linde » (tilleul). Le monde est là, le poète
dans sa chambre respire un doux parfum de tilleul.
Quand et comment Mahler a-t-il decouvert la poésie
de rückert (1788-1866) ? Nous l’ignorons. Mais en
une dizaine de jours, au cours de l’été 1901, il compose Ich bin der Welt abhanden gekommen (Je me suis
retiré du monde), lch atmet’ einen linden Duft (Je respirais un doux parfum), Blicke mir nicht in die Lieder
(Ne regarde pas dans mes chants), et les trois premiers Kindertotenlieder (Chants pour des enfants
morts).
C’est sous le coup de la perte de ses deux jeunes
enfants que Rückert en 1836 avait écrit les 428
poèmes retrouvés et publiés après sa mort sous le
nom de Kindertotenlieder. Il est difficile avec Mahler
de parler de pressentiment.
Un malheur analogue le frappera en 1907, son année
terrible. Mais il n’est pas marié en juillet-août 1901,
et ne connaît même pas sa future femme ! Theodor
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Ton désincarné, immobile ; la musique d’abord ne
quitte pas ré majeur ou mineur, mais une courte
modulation vers mi bémol précède les dernières
mesures enrichies par les flûtes, qui jusqu’ici se sont
tues... Blicke mir nicht in die Lider : contraste. Ton
plus populaire, enjoué. Regard en arrière vers le
Wunderhorn de Rheinlegendchen… L’instrumentation de Liebst du um Schönheit, chant d’amour
composé pour Alma en 1902 est plus franche (elle
n’est pas de Mahler), le ton assez sentimental… Um
Mitternacht (À minuit) clôt le « cycle », qui culmine
ici. Pas de cordes : harpes et timbales, dans les dernières mesures, se joignent aux seuls vents en une
sorte de choral en ré majeur, unique dans les lieder
de Mahler et proche de ceux de la Cinquième.
Conclusion précédée d’un extraordinaire tableau,
vision extérieure et intérieure... «À minuit j’ai veillé,
j’ai levé vers le ciel mon regard ! Aucune étoile ne m’a
souri à minuit ! À minuit j’ai songé.. À minuit j’ai livré,
ô Homme, le combat de ta souffrance. je n’ai pu le forcer. À minuit j’ai remis ma force entre tes mains !
Seigneur de vie et de mort, c’est toi qui veilles à minuit ! »
Solitude du musicien, recréée par les vents, discrets,
par le dépouillement expressif de la ligne vocale et
l’immensité de la nuit... Peinture haute en couleur,
annonçant la Septième, dont deux mouvements s’appelleront Nachtmusik (Musique nocturne).
Le miracle des Kindertotenlieder, également publiés
en 1905 ? À parlir de l’argument, une douleur contenue, désincarnée, et d’autant plus intense. Le musicien parle par la voix du poète, du père : peu de
contrastes, mais aucune monotonie ! Les Kindertotenlieder progressent, et sur plusieurs plans : contenu
poètique, technique musicale, expression… De la
solitude au désespoir, et à la prise de conscience du
malheur. De l’illusion à la rédemption, en passant
par la révolte… Nun will die Sonn’ so hell aufgehn
(Maintenant dans sa clarté le soleil se lève) : le poète,
blessé, ne se situe d’abord que par rapport au
monde, intact… Nun seh’ ich wohl warum (Je vois bien
maintenant pourquoi) : le malheur, suggéré, n’est pas
défini… Wenn dein Mütterlein tlitt zur Tür herein
(Quand la maman apparaît sur le seuil) : c’est le cœur
du drame, vision douloureuse et obsédante. Oft denk’
ich, sie sind nur ausgegangen (Je pense souvent qu’ils
n’ont fait que sortir) : monde d’illusions. Rien ne
s’est-il passé ?… In diesem Weller, in diesem Braus, nie
hätt’ ich gesendet die Kinder hinaus (Avec ce mauvais
temps, avec cette averse, jamais je n’aurais fait sortir les
enfants) : prise de conscience et révolte, mais promesse de rédemption. Plus même : certitude.
Les cinq lieder diffèrent. Nun will die Sonn’, d’une
facture linéaire, relève par là du style dominant de
l’époque. Superposition tranchante du hautbois et
du cor, opposition mineur (Le malheur m’a frappé
moi seul) – majeur (Partout le soleil brille) ; forme
lied, ton discret encore mais direct, comme il sied à
une « introduction »… La dimension harmonique
est plus nette dans Nun seh’ ich wohl, plus compliqué
formellement et mélodiquement : Nous resterions bien
près de toi, mais le destin ne l’a pas voulu… Contraste
avec Wenn dein Mütterlein, le plus prenant : populaire raffiné, simplicité trompeuse. Deux strophes
presque identiques, quartes (Quand ta maman apparaît sur le seuil... Ce n’est pas sur son visage que,
d’abord, se porte mon regard) ; progression par petits
intervalles (Mais là où ton visage devrait être si comme
autrefois, joyeuse, tu la suivais, ma petite fille !).
Immobilité angoissée, hallucinée ; bois linéaires brûlants comme des fils d’acier… La tension, jusqu’ici, a
été croissante. Avec Oft denk’ ich, l’œuvre pour un
temps respire. L’orchestre sonne plus plein, la mélodie en mi bémol s’écoute elle-même (ils vont bientôt
rentrer !) : ambiguïté fondamentale en fait, musique
désespérée sur des paroles qui se veulent rassurantes (Ils n’ont fait que nous précéder ! Nous les
rejoindrons sur ces hauteurs, dans le soleil ! Le jour est
beau, sur ces hauteurs !). Rêve en suspens… Et la
révolte surgit en ré mineur avec In diesem Wetter, en
deux parties. Violence enfin, secousses orchestrales
annonçant la Sixième (On les a pris, je n’ai rien pu
dire !). Crescendo, arrêt et changement d’éclairage
annoncé par la harpe et le piccolo. Ré majeur : le lied,
le cycle baignent dans une sérénité rédemptrice.
Longues tenues, mélodie céleste des premiers violons, de la voix. C’est toujours la Sixième, mais son
aérien troisième mouvement. Dans ce mauvais temps,
dans ce vacarme, protégés de toute intempérie, couverts
par la main de Dieu, ils reposent comme sous le toit de
leur mère… L’orchestre conclut seul sans que l’émotion, portée à son comble, faiblisse… Mais qui, face à
un tel déchirement, dira de quels pressentiments
était agité le subconscient d’un homme en apparence au faîte du bonheur et, malgré tout, des honneurs ?
in Malher de Marc Vignal – coll. solfèges, éd. seuil
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KinDertotenLieDer
naCH GeDiCHten Von FrieDriCH rüCKert
CHants Pour Les enFants Morts
D’aPrès Des PoèMes De FrieDriCH rüCKert
1. nun will die sonn’so hell aufgehn
1. à présent le soleil radieux va se lever
Nun will die Sonn’so hell aufgehn,
Ais sei kein Unglück die Nacht geschehn
Dos Ungluck geschah nur mir ollein,
Die Sonne, sie scheinet allgemein.
À présent le soleil radieux va se lever
comme si, la nuit, nul malheur n’avait frappé
Le malheur n’a frappé que moi seul,
tandis que le soleil brille à la ronde.
Du mußt nicht die Nacht in dir verschränken,
Mußt sie ins ew’ge Licht versenken.
Ein Lämplein verlosch in meinem Zelt,
Heil sei dem Freudenlicht der Weltl
N’enferme pas la nuit en ton cœur,
plonge-la dons la lumière éternelle.
Une lampe s’est éteinte en ma demeure,
gloire à la lumière – joie du monde.
2. nun seh’ich wohl, warum sa dunkle Flammen
2. Je sais bien désormais pourquoi vos yeux
Nun seh’ich wohl, warum so dunkle Flammen
lhr sprühet mir in manchem Augenblicke,
O Augen !
Gleichsam um voll in einem Blicke
Zu drängen eure gonze Macht zusammen.
Doch ahnt’ich nicht, weil Nebel mich umschwam
Gewoben vom verblendenden Geschicke, [men,
Daß sich der Strahl bereits zur Heimkehr schicke,
Dorthin, von wannen alle Strahlen stammen
Je sais bien désormais pourquoi vos yeux
lançaient souvent vers moi ces sombres flammes,
oh, ces yeux !
Comme si, d’un seul regard, vous vouliez
concentrer tout votre pouvoir
Je ne pressentais pas, alors enveloppé de brumes
tissées par une fatalité aveugle,
que leur clarté allait déja s’en retourner
vers ce lieu où toutes les clartés ont leur source
lhr wolltet mir mit eurem Leuchten sagen :
Wir möchten nah dir bleiben gerne,
Doch ist uns das vom Schicksal abgeschlagen.
Sieh uns nur an, denn bald sind wir dir fernel
Was dir nur Augen sind in diesen Tagen,
ln künft’gen Nächten sind es dir nur Sterne
Votre éclat tentait donc de me dire :
nous aimerions rester à tes côtés,
mais le destin nous l’a refusé.
Regarde-nous bien, car nous serons bientôt loin !
Et ces yeux où tu ne perçois rien en ces jours,
ne seront plus que des étoiles dans ta nuit
3. Wenn dein Mütterlein
3. Quand ta tendre mère
Wenn dein Mütterlein
Tritt zur Tür herein
Und den Kopf ich drehe,
Ihr entgegensehe,
Fällt auf ihr Gesicht
Erst der Blick mir nicht,
Sondern auf die Stelle
Näher nach der Schwelle,
Dort wo würde dein
Lieb Gesichtchen sein,
Wenn du freudenhelle
Trätest mit herein
Wie sonst, mein Töchterlein
Quand ta tendre mère
parait à la porte
et que je tourne la tête
pour regarder vers elle,
mes yeux ne vont pas
d’abord vers son visage,
mais vers cet endroit,
là tout près du seuil,
où je devrais voir
ton doux petit visage
si tu entrais aussi,
rayonnante de joie,
comme autrefois, ma petite fille
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Wenn dein Mütterlein
Tritt zur Tür herein
Mit der Kerze Schimmer,
Ist es mir, als immer
Kämst du mit herein,
Huschtest hinterdrein
Als wie sonst ins Zimmer.
Quand ta tendre mère
paraît à la porte,
à la lueur de sa bougie,
toujours il me semble
que tu vas venir aussi,
te glissant derrière elle,
comme autrefois, dans la pièce.
0 du, des Vaters Zelle,
Ach zu schnelle
Erloschner Freudenschein !
Ô toi, rayon de joie
dans la retraite de ton père,
oh, rayon de joie trop vite éteint !
4. oft denk’ich, sie sind nur ausgegangen
4. souvent je me dis qu’ils sont seulement sortis !
Oft denk’ich, sie sind nur ausgegangen !
Bald werden sie wieder nach Hause gelangenl
Der Tag ist schön ! 0 sei nicht bangl
Sie machen nur einen weiten Gang.
Souvent je me dis qu’ils sont seulement sortis !
Ils vont bientôt rentrer à la maison !
La journée est belle ! Oh, ne sois pas inquiet !
Ils font seulement une longue promenade.
Jawohl, sie sind nur ausgegangen
Und werden jetzt nach Hause gelangen.
0 sei nicht bang, der Tag ist schön !
Sie machen nur den Gang zu jenen Höhn !
Bien sûr, ils sont seulement sortis
et vont maintenant rentrer à la maison.
Oh, ne sois pas inquiet, la journée est belle
Ils se promènent seulement jusqu’aux collines.
Sie sind uns nur vorausgegangen
Und werden nicht wieder nach Haus verlangen !
Wir holen sie ein ouf jenen Höhn im Sannenschein !
Der Tag ist schön ouf jenen Höhn !
Ils nous ont seulement précédés
et ne voudront plus revenir à la maison !
Nous allons les rejoindre, là-haut en plein soleil
sur ces collines ! La journée est belle.
5. ln diesem Wetter, in diesem Braus
5. Par ce mauvais temps, cet ouragan
In diesem Wetter, in diesem Braus,
Nie hätt’ich gesendet die Kinder hinaus ;
Man hat sie getragen hinaus,
lch durfte nichts dazu sagen
Par ce mauvais temps, cet ouragan,
jamais je n’aurais fait sortir les enfants ;
on les a emportés – au dehors
et je n’ai eu le droit de rien dire
ln diesem Wetter, in diesem Braus,
Nie hätt’ich gelassen die Kinder hinaus.
lch fürchtete, sie erkranken,
Das sind nun eitle Gedanken
Par ce mauvais temps, cet ouragan,
je n’aurais jamais laissé sortir les enfants,
j’aurais eu peur qu’ils ne tombent malades,
quelles vaines pensées à présent !
ln diesem Wetter, in diesem Graus,
Hätt’ich gelassen die Kinder hinaus,
lch sorgte, sie stürben morgen,
Das ist nun nicht zu besorgen
Si par ce mauvais temps, ce ciel sinistre,
j’avais jamais laissé sortir les enfants,
j’aurais craint qu’ils ne meurent demain,
inutile de craindre à présent.
ln diesem Wetter, in diesem Graus,
Nie hätt’ich gesendet die Kinder hinaus ;
Man hat sie hinausgetragen,
lch durfte nichts dazu sagen.
Par ce mauvais temps, ce ciel sinistre,
jamais je n’aurais fait sortir les enfants ;
on les a emportés – au dehors
et je n’ai eu le droit de rien dire.
ln diesem Welter, in diesem Saus,
ln diesem Braus,
Sie ruhn als wie in der Mutter Haus,
Von keinem Sturm erschrecket,
Von Gottes Hand bedecket.
Sie ruhn wie in der Mutter Haus.
Par ce mauvais temps, cet ouragan,
ce vent qui hurle,
ils reposent comme dans le sein de leur mère,
ne redoutant nulle tempête,
protégés par la main de Dieu,
ils reposent comme dans le sein de leur mère
22
Traduction 1989 Françoise Ferlan, CD Livret Malher, 1860-1911,
Deutsche Grammaphon
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Le CoMPositeur PostroMantiQue
GUSTAV MAHLER
Compositeur
et chef d’orchestre
autrichien (Kalischt,
aujourd’hui Kaliště,
Bohême, 1860-Vienne 1911).
Chef d’orchestre
au prestige international,
Gustav Mahler fut
en revanche un compositeur
qui eut souvent à souffrir
de l’incompréhension
et même de l’hostilité
de ses contemporains
(« Le créateur est
un archer qui tire dans
le noir », disait-il).
Ses œuvres font de lui
l’un des précurseurs
les plus décisifs
de la musique
contemporaine.
Marié en 1901 à une jeune musicienne, Alma Schindler (18791964), Mahler fait, grâce à elle, la connaissance d’éminents
artistes, tels le peintre Gustav Klimt et le compositeur Arnold
Schoenberg – qui reconnaîtra sa dette artistique envers
son aîné. Toujours pendant ses vacances, il travaille sur
quatre autres symphonies (1901-1906), la Symphonie n° 8
étant dite Des Mille, et compose les Kindertotenlieder
(Chants pour les enfants morts, 1901-1904). Il porte alors à
son apogée le lyrisme postromantique en accordant une large
part aux parties vocales – en solo ou en chœur. Compositeur
désormais reconnu, il dirige ses partitions en Allemagne,
en Autriche et aux Pays-Bas.
Le CHeF D’orCHestre CHarisMatiQue
En 1907, Mahler quitte Vienne pour New York, où, pendant
deux ans, il parachève sa carrière de chef d’orchestre au
Metropolitan Opera – tout en entrant en concurrence avec
Arturo Toscanini. Il ne reviendra plus en Europe que pour
passer l’été dans le Tyrol du Sud, où il composera Das Lied
von der Erde (Le Chant de la Terre, 1908-1909), immense
oratorio en six parties bâti sur des textes du poète chinois
Li Bo, ainsi que la Symphonie n° 9 et le premier mouvement
de la dixième (restée inachevée). Tombé gravement malade
à New York, il meurt quelques jours après son retour à Vienne.
Huit mois auparavant, il avait connu à Munich, lors de la
création de sa Symphonie n° 8, le plus grand triomphe de
sa carrière de compositeur.
Deuxième d’une famille de quatorze enfants, d’origine juive
et de langue allemande, Gustav Mahler apprend très tôt le
piano. Élève du Conservatoire de Vienne de 15 à 18 ans, il
complète sa formation en classes d’harmonie et de composition. Au cours de ses études universitaires (1877-1879),
il se lie avec Anton Bruckner, dont il devient, dans une certaine mesure, le disciple. Il compose en 1880 une cantate
profane, Das klagende Lied, qui rebute les musiciens de la
« vieille garde » comme Brahms. Il opte alors pour une carrière de chef d’orchestre, qui le mène à Bad Hall, près de Linz
(1880), puis à Ljubljana (Slovénie [1881-1882]), à Olomouc
(Moravie [1883]) et à Kassel (Prusse [1883-1885]). Engagé
dès l’âge de 25 ans à l’Opéra de Prague, il y dirige des
œuvres de Wagner, de Mozart et de Beethoven (Symphonie n° 9). À la suite d’un conflit interne, il part en 1886 pour
Leipzig, où il trouve un rival en la personne du brillant Arthur
Nikisch. Sur le plan personnel, ces années-là sont celles
d’amours tumultueuses.
En raison d’un nouveau conflit, Mahler quitte Leipzig en 1888
et prend la direction de l’Opéra de Budapest, où ses mises
en scène et ses conceptions orchestrales font la quasiunanimité. Comme compositeur, il subit un échec avec sa
Symphonie n° 1 (Titan, 1888) et renonce à renouveler l’expérience dans l’immédiat. En 1891, il accepte le poste de premier chef d’orchestre à l’Opéra de Hambourg, où il reste six
ans. Passant l’été près de Salzbourg, il y écrit ses Symphonie n° 2 (Résurrection, 1894) et Symphonie n° 3 (1896), ainsi
que la plupart de ses Lieder aus des Knaben Wunderhorn
(Le Cor merveilleux de l’enfant, 1892-1899). Après s’être
converti au catholicisme, il parvient, en 1897, à se faire nommer directeur de l’Opéra de Vienne, dont il va faire la première scène lyrique du monde occidental. Il y accomplit une
œuvre de musicien-dramaturge qui vise à fusionner en un
tout unique les divers éléments, visuel, dramatique et musical, de la représentation lyrique (Tristan et Ysolde [Wagner],
Fidelio [Beethoven], Don Giovanni et Les Noces de Figaro
[Mozart], Iphigénie en Aulide [Gluck]). Pendant trois ans
(1898-1901), il dirige aussi l’Orchestre philharmonique,
faisant preuve dans tous ses emplois de partis pris qui lui
attirent de solides inimitiés.
Reflet des conflits et des crises qui émaillèrent la vie du musicien, tout autant que de ses aspirations et de ses visions,
son art annonce une esthétique nouvelle, où la polyphonie
acquiert une nouvelle liberté et où l’orchestration est en perpétuelle évolution. Theodor Adorno dit de Mahler qu’il fut
« le compositeur le plus métaphysique depuis Beethoven ».
GustaV MaHLer/asCHenBaCH
et La Mort à Venise
Grand admirateur de Gustav Mahler, l’écrivain allemand
thomas Mann était en voyage à Venise dans la semaine
qui suivit la disparition du musicien à tout juste 50 ans. Il
se plongea alors dans la composition d’une nouvelle qu’il
intitula La Mort à Venise et qui parut en 1912. Dans ce
texte à forte connotation autobiographique, il fait vivre son
lecteur dans l’intimité à la fois sensuelle et esthétique d’un
romancier, Gustav Aschenbach, qui n’est autre pour lui
que… Gustav Mahler.
Le cinéaste Luchino Visconti, qui avait fait la connaissance
de Thomas Mann en 1951, adapta sa nouvelle vingt ans
plus tard. Dans sa version de La Mort à Venise, il poussa
la connivence jusqu’à faire d’Aschenbach un musicien – et
non plus un écrivain – et choisit pour sa bande sonore des
extraits de la Symphonie n° 5 de Mahler.
encyclopédie Larousse
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SCHAUBÜHNE I THOMAS OSTERMEIR
HENRIK
IBSEN
« LE THÉÂTRE, L’ENDROIT
OÙ POSER DES QUESTIONS »
Un ennemi du peuple
Henrik ibsen
& DRAMATURGIE Florian Borchmeyer
MISE EN SCÈNE thomas ostermeier
SCÉNOGRAPHIE Jan Pappelbaum
COSTUMES nina Wetzel
MUSIQUE Malte Beckenbach, Daniel Freitag
LUMIÈRES erich schneider
DESSINS MURAUX Katharina Ziemke
RÉDACTION & RÉGIE DES SURTITRES uli Menke
DE
ADAPTATION
Pourquoi y introduisez-vous des extraits de L’Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), écrit par le
Comité invisible, et dont le succès est retentissant,
notamment en allemagne ?
Quelles sont les grandes œuvres théâtrales qui ont
su représenter la crise ?
tH. o. : Parce que la colère y est forte et la pensée par-
Shakespeare a écrit au moment
où le règne de la reine Elizabeth était en crise. La glorieuse cour britannique avait produit tant de dettes
qu’elle mettait la Grande-Bretagne en grande difficulté économique et donc politique. Toute l’écriture
de Shakespeare est la dramaturgie d’une société en
crise. Comment sauver un royaume décadent, se demande-t-il notamment dans Mesure pour mesure ? La
réponse de Shakespeare à la crise est connue : c’est
le roi sage, le monarque qui pacifie.
Henrik Ibsen (1828-1906) a commencé à écrire au
moment où la bourgeoisie était en face des premiers
échecs du capitalisme de son temps. Car le temps du
partage des profits obtenus grâce à la révolution des
modes de production ou à la colonisation fut suivi
d’un moment de déflagration.
Impossible d’oublier Bertolt Brecht (1898-1956), bien
sûr. Mais je considère que Brecht a voulu donner trop
de réponses et poser trop peu de questions.
Or, selon moi, le théâtre n’est pas l’endroit où l’on
apporte des réponses, mais la scène où s’exposent les
questions.
ticul ièrement puissante. L’Insurrection qui vient montre
comment le « moi » triomphant et le retour à la famille
sont des bulles qui nous protègent de la vision d’une
civilisation en ruine. « L’économie n’est pas en crise,
l’économie, c’est la crise », y est-il écrit. C’est de surcroît
un texte assez théâtral, qui montre les limites de la
démocratie et la tyrannie de la majorité. Mais son
anti-modernisme, comme le recours à une rhétorique
parfois proche de celle de Carl Schmitt ou d’Ernst
Jünger, m’interroge. J’ai tenté de montrer son ambiguïté profonde, sans céder à la pénible habitude de
renvoyer toute pensée radicale au fascisme.
tHoMas osterMeier :
AVEC
stefan stern
ingo Hülsmann
MADAME STOCKMANN eva Meckbach
HOVSTAD Christoph Gawenda
ASLAKSEN David ruland
BILLING Moritz Gottwald
MORTEN KIIL thomas Bading
LE DOCTEUR STOCKMANN
LE CONSEILLER MUNICIPAL
PRODUCTION
Tout comme les jeunes Berlinois végétariens, qui
déambulent à vélo et mangent bio, mais qui se heurtent
au mur du pouvoir, du travail, de la responsabilité.
Le metteur en scène et directeur de la Schaubühne de
Berlin, thomas ostermeier a présenté en juillet 2012
la pièce Ein Volksfeind (Un ennemi du peuple), d’Henrik
ibsen. Il livre ici ses idées sur l’histoire du théâtre, la
crise et son approche pour donner à voir les ambiguïtés de notre époque.
en aLLeManD surtitré en Français
Schaubühne Berlin.
© Arno Declair
QUELQUES QUESTIONS
thomas ostermeier retrouve ibsen, sa vision acide,
ses questions sur la férocité humaine, surtout lorsque les intérêts sont en jeu.
tH. o. : Sur ce point, je n’ai aucune certitude. Sur le pla-
teau, j’utilise la forme de la narration, je suis fidèle au
récit, même si je transplante toujours les œuvres mises
en scène dans des univers contemporains. D’autres
choisissent des formes fragmentées et déconstruites.
Chacune de ces esthétiques comporte des avantages
et des inconvénients. Je m’expose au didactisme et les
autres à une certaine froideur désenchantée.
Le post-dramatique, cette esthétique éclatée, fragmentée, était un écho de la période dominée par l’idée de
la fin de l’Histoire, de l’épuisement du rêve révolutionnaire. Avec la crise, les camps politiques deviennent plus marqués. Il y a un retour des luttes et des
contradictions sociales. Il me semble possible d’opérer
une sorte de restauration de la représentation : réinvestir les récits, les caractères, les personnages et les
héros auxquels on peut s’identifier.
Quelles questions politiques souhaitez-vous poser
dans votre théâtre en général et dans Un ennemi
du peuple en particulier ?
Qui donc est cet ennemi du peuple dont parle ibsen ? Le médecin désireux de dénoncer la pollution des
thermes, qui font le renom et la richesse de la ville ? Ceux qui s’y opposent, dont son frère, M. le maire ? Son
beau-père, propriétaire des tanneries polluantes ? L’auteur ne tranche pas nettement, encore moins le metteur en scène, thomas ostermeier – dont le spectacle fut le triomphe d’Avignon 2012. Il parle au nom de sa
génération, issue de mai 68, effarée par une forme de capitalisme dont elle ne sait comment se débarrasser.
Dans un décor confortablement riche, gardant les traces familiales, les comédiens font vivre avec une terrifiante acuité, une profonde sensibilité, de vrais êtres humains. Ils sont là, avec nous, se posant les questions
de toujours sur nos comportements, nos espoirs, nos angoisses, nos lâchetés, notre honnêteté.
C. G.
26
à quelle esthétique faut-il recourir pour décrire la
crise que nous vivons ?
Celles de notre génération. Celles des jeunes
gens de 30 ou 40 ans des grandes villes européennes.
Cette génération qui a le cœur à gauche et le portefeuille à droite, qui veut changer le monde sans avoir
les mains sales, sans se confronter au pouvoir, par
exemple.
Le héros d’Un ennemi du peuple, le docteur Stockmann,
qui lutte seul contre tous pour faire éclater le scandale de la pollution d’une station thermale, fait preuve
d’un grand courage mais aussi d’une grande naïveté.
tH. o. :
Propos recueillis par nicolas truong, Le Monde, 20 juil. 2012
27
IBSEN ET SON THÉÂTRE
Les exCès De La Passion
Le théâtre d’Ibsen a été qualifié tour à tour de naturaliste, de symboliste, d’anarchiste… En vérité, cette
œuvre, fondée sur des réalités vécues, défend des
théories souvent hardies, incarnées dans des personnages d’une vérité intense. La règle de cet art est la
rigueur. Ibsen était convaincu, c’est une des leçons
qu’il avait tirées de la pensée de Kierkegaard, que le
monde entier est à la recherche d’une foi, d’une
vocation. Cet esprit puritain fréquentant les « âmes
cellulaires » des Scandinaves a été persuadé que tout
homme a une « passion vitale » – une notion proche
de celle la « gloire » cornélienne – qu’il importe de
traduire en actes. Telle est la vérité des hommes et
des femmes qu’il met en scène et qui cherchent à
être libres pour aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, qui
veulent être libres souverainement.
L’inDiViDu et Les ConVentions soCiaLes
En face de ces « chevaliers de la foi en soi », comme
n’aurait pas manqué de dire, Kierkegaard, se dresse,
entre engagement inconditionnel et veulerie, la « majorité compacte » : les lâches, les cupides, les esprits
faibles et bornés surtout. Tous ces médiocres sont les
véritables ennemis d’Ibsen, qui les a violemment
rejetés, à mots couverts parfois, ouvertement d’ordinaire. Bernard Shaw, grand admirateur du dramaturge norvégien, a appelé légitimement « lbsénisme » ce type de contestation de la morale traditionnelle – la peur du qu’en-dira-t-on, le respect des
convenances et de l’ordre établi – qui nous vaut des
héros inflexibles et incontestablement excessifs.
Avec une pareille rigidité morale, en vertu de
laquelle il faut vivre toujours « sur les hauteurs », les
personnages courent à leur perte, ou alors évoluent
dans des zones troubles, justiciables de la psychanalyse ; les grandes héroïnes de ce théâtre se débattent
avec une anxiété pathétique qui les mène souvent à
la destruction d’elles-mêmes. Un manichéisme latent
sous-tend les drames d’Ibsen, leurs jeux d’ombre et
de lumière, de raison et de folie, qui leur donnent si
fréquemment une allure expressionniste, proche de
celle des tableaux d’Edvard Munch son contemporain. Ni réellement individualiste ni anarchiste, Ibsen
28
phosphorescentes se trouvent littéralement incarnées dans des êtres humains d’une stature impressionnante. Le fait que le rôle de Nora dans Maison de
poupée demeure un des plus convoités du répertoire
théâtral et que cette dernière pièce fût jouée au
Théâtre national de Pékin en guise de réouverture à
la culture occidentale témoigne de l’actualité de l’un
des rares écrivains classiques originaires de l’Europe
du Nord.
ne s’en prend jamais aux structures profondes de la
société bourgeoise telle qu’elle est, il ne défend que
l’individu d’exception. Ce misanthrope serait plutôt
coupable d’« aristocratisme ». On ne voit pas assez
que son véritable porte-parole c’est le pasteur Brand,
qui, dans sa folie d’absolu, fait périr sa femme bienaimée et l’enfant chéri qu’il a d’elle. Un pareil magistère était donc insupportable même pour celui qui le
pratiquait.
Michel Corvin in encyclopédie du Théâtre
Le PoiDs De La Destinée
Ce qui détermine la tonalité majeure de l’œuvre et qui
semble être la clé du tragique ibsènien, c’est le doute
vital, qui détruit lentement mais inexorablement un
personnage (Brand, Solness, Rubeck de la dernière
pièce, mais surtout Hedda Gabier, que nous voyons
se dissoudre sous nos yeux tant le doute la ronge).
La vocation, le bonheur, la volonté, l’amour idéal, la
réalité vécue devraient nous permettre d’échapper au
doute, suggère Ibsen. Or nous ne sommes pas maîtres de notre destin, notre passé nous suit : personne
ne peut s’arracher à son propre destin, à ses actes
irréfléchis, aux fautes des générations précédentes
qu’on paie innocemment, ou encore à la condition
humaine, qu’on est bien forcé d’assumer. L’expression
matérialisée de notre fatum. c’est le passé qui nous
donne l’intuition sacrée que nous portons en nous,
que nos nous acharnons à connaître, puis à accepter,
enfin à assumer, et qui est sans conteste le véritable
ressort tragique de ce théâtre. Ibsen retrouve, avec
une maestria et une pertinence surprenantes, l’âme
même de l’ancien paganisme scandinave. Mais l’expression d’une pareille vision du monde, de l’homme
et de la vie ne va pas de soi : d’où le recours presque
constant aux symboles, qui font de son œuvre non
un théâtre symboliste mais bien un art symbolique.
C’est là la raison majeure qui fait que cette grande
œuvre ne se démode pas. Chaque génération nouvelle, avec ses mots d’ordre, ses recherches et ses
acquis, remodèle à sa façon où réinterprètent ces grands
textes.
une œuVre uniVerseLLe
Derrière cette œuvre, Ibsen reste un étonnant
homme de théâtre, qui est parvenu à tirer de luimême non des marionnettes illustrant des théories,
mais des personnages d’une saisissante vérité, des
êtres de chair et de sang comme il nous arrive d’en
côtoyer. et dont in nous paraît possible de faire des
substituts de nous-mêmes. Un tel théâtre pourrait
verser à tout moment dans la littérature dite « à
thèse ». Or cela ne lui arrive à peu près jamaisn
parce que les idées, les grandes passions, les images
29
RÉSUMÉ
EXTRAIT
Médecin d’une station thermale récemment créée et administrée par son frère Peter Stockmann, maire de
la ville, le docteur jouit d’une situation confortable, lui permettant de faire vivre sa famille, une fille institutrice et deux jeunes garçons.
Il découvre pourtant que les eaux, provenant d’une alimentation située trop bas, sont empoisonnées par les
marécages pestilentiels de la vallée.
Enthousiasmé par sa découverte salutaire, il prétend publier les faits qui ruineront momentanément la station. Éclate alors un conflit entre l’intérêt public et une prospérité locale aléatoire. Politiciens, journalistes,
notables, suivis par la foule, se liguent contre le médecin dont l’éloquence enflammée déborde l’événement
et fait le procès de la civilisation moderne et de l’universel mensonge. D’une réunion publique, où il a voulu faire
crier la vérité, Stockmann sort condamné comme « ennemi du peuple ».
Abandonné et ruiné, il envisage un départ pour l’Amérique, puis, subissant les pressions d’odieux chantages, il
se ravise et demeure au pays. Plus décidé que jamais à combattre le mensonge, et seul, dressé contre les chefs
de parti et la « majorité compacte », il fera, dit-il, de ses fils des hommes libres.
LE MAIRE
… Pour sa famille, je le répète, et pour la ville qu’il habite.
LE DR STOCKMANN
C’est moi qui veux le vrai bien de la ville ! Je veux mettre
à jour des défectuosités qui éclateront tôt ou tard.
Oh ! on verra bien si j’aime ma cité malade !
LE MAIRE
Toi qui, par aveugle bravade, l’attaque follement aux
sources mêmes où elle puise le plus clair de sa substance !
LE DR STOCKMANN
Mais, malheureusement, ces sources sont empoisonnées !
Nous vivons d’un trafic d’immondices et de pourritures !
Notre vie sociale ne fleurit qu’en plongeant ses racines
dans un mensonge !
LE MAIRE
Imagination que tout cela, pour ne pas dire pis. L’homme
qui émet d’aussi odieuses insinuations contre sa propre
cité ne peut-être qu’un ennemi public.
LE DR STOCKMANN, marchant sur lui
Tu oses… !
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Le CuLte De L’inDiViDu
HENRIK IBSEN
à compte d’auteur. En 1850, un de ses premiers textes, Les
Combattants de Helgeland (Hennaendene paa Helgeland),
est joué au théâtre de Christiania. L’attention est attirée sur
Ibsen. En ce temps, le romantisme national domine la littérature et les arts. Le théâtre doit, lui aussi, servir à exalter le sens patriotique des Norvégiens. À l’instigation du
poète Oie Bull, un théâtre norvégien va s’ouvrir à Bergen.
Oie Bull fait tout naturellement appel à Ibsen qui deviendra
directeur artistique et poète attitré de la nouvelle salle. Il
devra produire, à intervalles réguliers, des pièces d’inspiration nationale (passé de la Norvège, folklore). Il reçoit une
formation artistique (stages à Copenhague, Dresde), dirige
les acteurs et surveille les répétitions. Il songe aussi à distraire les spectateurs, le vaudeville est alors à la mode
(vaudeville danois et surtout français). Les archives du
théâtre nous prouvent qu’il a dû lire de très près en particulier le théâtre de Scribe.
Auteur dramatique et poète lyrique norvégien, Henrik
ibsen est le fondateur du théâtre norvégien. Dans ce pays
où la pratique du théâtre professionnel était en fait exclue
depuis des siècles, il sent naître en lui la vocation d’auteur
dramatique. Il la suit si bien que son théâtre s’impose en
Norvège et bientôt dans toute l’Europe ; il sera l’auteur le
plus souvent joué dans le monde occidental au xIxe siècle
et au début du siècle suivant.
Ibsen connaît des débuts difficiles. Il est né dans un milieu
bourgeois, mais son père se ruine, le foyer se disloque. Nul
ne peut lui assurer une éducation normale pour son milieu
d’origine, il est mis en apprentissage et devient préparateur en pharmacie. C’est un jeune homme aux réparties
amusantes mais ses camarades le considèrent comme un
révolté. Les événements de 1848 en France font en effet
de lui un révolutionnaire. Sa vocation d’auteur dramatique
lui inspire alors sa tragédie Catilina (1848), qu’il fait éditer
32
social s’ouvre largement sur la société européenne du
temps et connaîtra finalement un extraordinaire succès un
peu partout dans le monde. Les Revenants (Gengangere,
1881) contiennent encore quelques scènes idéologiques
et polémiques. La pièce fait scandale, elle effraie les pudibonds du temps mais, malgré tout, critique et public finissent par admettre qu’il s’agit là d’une véritable tragédie moderne. Un ennemi du peuple (En folkefiende, 1883), extraordinaire scherzo dramatique, satire de la toute petite ville et
des tout petits bourgeois, nous ramène dans le cycle des
pièces sociales. La tranche suivante, Le Canard sauvage
(Vildanden, 1884), Rosmer-sholm (1886), Hedda Gabler
(1890) nous mettent en contact avec un Ibsen moins soucieux d’édifier et de convaincre, moins manichéen, visant
à développer la pure analyse psychologique et soulignant
l’aspect symbolique de son œuvre. Après son retour au pays
natal, fêté par ses compatriotes, Ibsen se sent, malgré tout,
bien isolé. C’est sans doute lui-même qu’on est en droit de
rechercher derrière Le Constructeur Solness (Bygmester
Solness, 1892), l’homme d’affaires J. G. Borkmann (1894)
ou le professeur Rubek de l’Épisode dramatique, Quand
nous nous réveillerons… (Naar vi doede vaagner, 1899).
Chaque fois, nous avons l’impression qu’Ibsen cherche à
dresser son propre bilan.
Même quand il compose des textes inspirés par des motifs
historiques ou folkloriques, Ibsen manifeste qu’il ne cesse
pourtant d’observer la société de son époque, et il prend
position sur les problèmes qui l’agitent. Il campe quelques
personnages soucieux de faire évoluer les hommes qui les
entourent et il les voit dès cette époque se heurter à la résistance des notables. Les obstacles sur quoi achoppent les
novateurs sont évoqués surtout dans le Festin de Solhoug
(Gildet paa Solhoug, 1856). Les héros qui retiennent l’attention d’Ibsen sont d’abord ces grandes individualités
qu’il ne se cache pas d’admirer. Mais déjà, par prédilection, il se penche sur le sort des femmes. Les unes, en cas
de danger, sont prêtes à se saisir des armes et à pratiquer
les vertus « masculines ». Les autres restent douloureusement (ou spontanément) soumises à leur situation subordonnée. Au cours de cette période, Ibsen n’obtient jamais
de triomphe (à part pour Les Combattants de Helgeland).
C’est tantôt le demi-succès, tantôt l’échec de justesse évité.
Il tentera sa chance à Christiania, il y présente les Prétendants à la couronne (Kongs-Emnerne, 1859), pièce où se
déploie déjà magnifiquement le thème de la vocation. À
cette époque cependant, il se laisse un moment envahir
par le doute et se rapproche dangereusement d’un groupe
fluctuant, celui de la bohème. Mais une femme lui redonne
confiance, c’est Suzanne Thoresen, qu’il épousera. Féministe
passionnée, elle exercera sur lui une durable influence ;
elle lui donne le sens de l’économie et la stricte discipline
dans la préparation de ses plans et l’exécution de son travail. D’ailleurs, pour lui l’heure du premier succès vraiment
payant va sonner. Il participe à l’émotion qui s’empare de
tous les Scandinaves en 1864 quand ils apprennent que la
Prusse vient de bousculer brutalement le Danemark sans
que les autres royaumes scandinaves ne fassent le moindre effort pour lui venir en aide. Cette situation dicte à Ibsen
son pamphlet dramatique Brand (1865), ouvrage qui n’était
à l’origine nullement destiné à la scène. En parfait contraste avec Brand, le patriote volontaire, se dresse Peer Gynt
(1867), esthète qui joue avec la vie et ne trouve jamais le
véritable noyau de sa conscience. Le succès en librairie
est si vif que Brand fait d’Ibsen un homme riche et sûr de
lui. Il modifie son mode de vie et son écriture. Il obtient une
bourse d’écrivain et quitte la Norvège.
Les QuaLités DraMatiQues
De nos jours, le public s’attache plus facilement aux études
sociales et aux pures analyses psychologiques d’Ibsen. Il
travaille aussi à discerner les traits communs qui rattachent
les unes aux autres ces pièces de structures en apparence
si diverses. Le drame ibsénien se distingue d’abord par la
rigueur et l’économie de sa construction (ici aucune scène
n’est inutile et jamais Ibsen ne décrit pour le plaisir de décrire), ensuite par la solidité de tous les personnages tous
sont égaux devant le poète. Ils ont tous un passé et ce
passé nous explique, pour l’essentiel, leur comportement
présent. Malheur à celui qui conserve « un cadavre dans
la soute ». Un jour il sera contraint de se dévoiler et il paiera
cher son coupable silence. D’autre part, la pièce d’Ibsen
ne comporte pas, à son début, une « exposition » qui se distinguerait de s’achèvera guère avant le tomber du rideau.
Un mystère (ou une série de mystères) est progressivement
éclairci devant nous. Alors prend-on ici le même plaisir
que lorsque l’on suit les épisodes d’un roman policier ? Non,
il vaudrait mieux penser au développement de la future
psychanalyse – d’ailleurs Freud a consacré à Ibsen de très
belles et riches pages – mais Ibsen ne se contente pas
d’exciter et de satisfaire notre curiosité. Il nous captive surtout
par le don qu’il a de nous replonger au plus profond de
nous-mêmes. C’est un vates, poète quelque peu magicien
et prophète. Il semble s’adresser à chacun de nous et nous
apporter un message. Une conscience qui s’adresse à
une autre conscience, non seulement pour lui plaire mais
pour l’élever vers elle.
un tHéâtre soCiaL
Ici s’ouvre une longue période d’exil (Italie, Allemagne, Autriche). Il ne viendra s’installer de nouveau définitivement à
Christiania qu’en 1891 afin d’assurer la carrière de son fils.
Il vit donc loin de la Norvège mais il pense constamment à
ses compatriotes et c’est pour eux qu’il écrit. Il se lance
d’abord dans la comédie satirique, L’Union des jeunes
(De unges forbund, 1873). Il reste encore tout proche de
la réalité norvégienne et du schéma scribien avec Les
Soutiens de la société (Samfun-dets stoetter, 1875). Mais
avec Maison de poupée (Et dukkehjem, 1879), son théâtre
Michel Corvin, in Encyclopédie du théatre 23
33
THOMAS OSTERMEIER
nique de Meyerhold. De 1996 à 1999, il est directeur artistique de la Baracke au Deutsches Theater Berlin, où il met
en scène de nombreuses pièces : Fat Men in Skirts de
Nicky Silver (1996), Des Couteaux dans les poules de David
Harrower (1997), pour laquelle il est invité au Theatertreffen
Berlin, Homme pour Homme de Bertolt Brecht (1997),
Suzuki d’Alexej Schipenko (1997), Shopping & Fucking de
Mark Ravenhill (1998), Sous la ceinture de Richard Dresser
(1998) et L’Oiseau bleu de Maurice Maeterlinck (1999).
En 1998, la Baracke est primée Théâtre de l’année. En 1998
et 1999 Ostermeier met en scène Disco Pigs d’Enda Walsh
et Visage de Feu de Marius von Mayenburg au Deutsches
Schauspielhaus Hamburg. Suzuki II d’Alexej Schipenko marquera la fin de l’ère de la Baracke. Depuis septembre 1999,
il est membre de la direction artistique et metteur en scène
à la Schaubühne Berlin. De plus, il met en scène La Forte
Race (2002) de Marieluise Fleißer aux Münchner Kammerspiele, Jeune Fille sur un Canapé (2002) de Jon Fosse au
Festival international d’Edimbourgh, Solness le Constructeur
de Henrik Ibsen (2004) pour le Burgtheater de Vienne, Le
Mariage de Maria Braun 2007 (invité au Theatertreffen de
Berlin en 2008) et Susn de Herbert Achternbusch (2009) aux
Münchner Kammerspiele.
En 2004, il est nommé Artiste Associé au Festival d’Avignon.
Il a reçu de nombreux prix internationaux, notamment le
prix européen Nouvelles réalités théâtrales à Taormina
(2002), pour la pièce Nora le Prix Nestroy et le Prix Politika
en 2003. En 2009, John Gabriel Borkman de Henrik Ibsen
reçoit le Grand Prix de la Critique en France et Hamlet de
William Shakespeare est lauréat du Barcelona Critics Prize.
En 2009, Thomas Ostermeier est nommé Officier des Arts
et des Lettres par le Ministre français de la Culture. En mai
2010, il est nommé Président du Haut Conseil culturel franco-allemand. Il obtient le Prix de la critique pour The Cut de
Mark Ravenhill lors du Festival international KONTAKT de
Torun (Pologne) en mai 2010. En 2011, Thomas Ostermeier
a reçu le Lion d’or de la Biennale de Venise pour son œuvre.
Né en 1968 à Soltau, thomas ostermeier passe sa jeunesse
à Landshut. De 1990 à 1991, il participe à un atelier sur
« Faust » d’Einar Schleef à l’université du Künste Berlin.
De 1992 à 1996, il fait des études de mise en scène à la
Hochschule für Schauspielkunst « Ernst Busch » Berlin.
De 1993 à 1994, il est assistant à la mise en scène et comédien chez Manfred Karge à Weimar ainsi qu’au sein du
Berliner Ensemble. Puis en 1995, il met en scène L’Inconnue
d’Alexander Blok d’après les principes de la bioméca-
SES MISES EN SCèNE SONT INVITÉES DANS LE MONDE ENTIER :
Adélaïde, Athènes, Avignon, Barcelone, Bordeaux, Bruxelles,
Caracas, Copenhague, Cracovie, Dublin, Hong-Kong,
Lisbonne, Londres, Madrid, Marseille, Melbourne, Moscou,
Naples, New York, Omsk, Oslo, Ottawa, Paris, Prague,
Québec, Reims, Rennes, Séoul, Sydney, Taipei, Tel Aviv,
Tokyo, Vienne.
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ProDuCtions à La sCHauBüHne
• Catégorie 3.1 de Lars Noren (2000)
• Manque de Sarah Kane (2000)
• Parasites de Marius von Mayenburg (2000)
• Le Nom de Jon Fosse (2000)
• Ceci est une chaise de Caryl Churchill (2001)
• La mort de Danton de Georg Büchner (2001)
• Supermarché de Biljana Srbljanovic (2001)
• Des jours meilleurs de Richard Dresser (2002)
• Une maison de poupée de Henrik Ibsen
• Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare (mise en
sc. et chorégraphie : Th. Ostermeier et Constanza Macras, 2006)
• Liebe ist nur eine Möglichkeit de Ch. Nußbaumeder (2006)
• Product de Mark Ravenhill (2006)
• La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams (2007)
• Room Service de John Murray et Allen Boretz (2007)
• The City/The Cut de Martin Crimp et Mark Ravenhill (2008)
• Hamlet de William Shakespeare (2008)
• John Gabriel Borkman (2008)
• Le Mariage de Maria Braun d’après Rainer Wer ner
(2002, invité au Theatertreffen de Berlin 2003)
• Concert à la carte de Franz Xaver Kroetz (2003)
• Woyzeck de Georg Büchner (2003)
• L’Ange exterminateur de Karst Woudstra (2003)
• Lulu de Frank Wedekind (2004)
• Eldorado de Marius von Mayenburg (2004)
• Anéantis de Sarah Kane (2005)
• Hedda Gabler d’Ibsen (2005, invité au Theatertreffen de Berlin, 2006)
• Le deuil sied à Électre d’Eugene O’Neill (2006)
Fassbinder, scénario : Peter Märthesheimer et Pea Fröhlich (2009,
production des Münchner Kammerspiele reprise à la Schaubühne)
• Démons de Lars Norén (2010)
• Othello de William Shakespeare (2010)
• Mesure pour mesure de William Shakespeare (2011)
• Un ennemi du peuple de Henrik Ibsen (2012)
• La mort à Venise/Kindertotenlieder
d’après Thomas Mann/Gustav Mahler (2012)
LA SCHAUBÜHNE, SUR L’AXE PARIS-BERLIN
En 1962, c’est un théâtre privé, bâtiment frustre à Kreuzberg, quartier alors populaire de Berlin Ouest. En 1970, Peter Stein
s’y installe, avec son « Ensemble », où sont réunis des comédiens exceptionnels, et qu’il dirige avec Klaus Michael Grüber.
La reconnaissance est immédiate et internationale. Depuis 1976, la Schaubühne est régulièrement invitée par le Festival
d’Automne à Paris. Et puis, les temps changent. En 1981, la Schaubühne s’installe dans un ancien cinéma, vaste espace
aux murs blancs, situé Lehniner Platz, sur la Kurfürstendamm, que l’on nommait parfois les Champs-Élysées berlinois.
Stein y reste jusqu’en 1985. Lui succèdent Luc Bondy, Jürgen Gosh, Andrea Breth. Après 1991, dans Berlin réunifié, la
Schaubühne lutte pour sauvegarder sa place. Misant sur le renouvellement générationnel, la cohabitation des disciplines, sont nommés en 1999 le metteur en scène Thomas Ostermeier et la chorégraphe Sasha Waltz. En 2004 elle se
retire, le laissant seul à la direction de la Schaubühne, dont il élargit les activités et à laquelle il redonne son identité.
Le Théâtre de la Ville, en invitant pour la toute première fois la Schaubühne, renforce l’axe théâtral Berlin-Paris,
qu’Emmanuel Demarcy-Mota a souhaité dessiner en offrant déjà hospitalité au Berliner Ensemble. Sous le même toit
parisien se retrouvent ainsi les deux plus prestigieuses institutions théâtrales berlinoises.
C. G.
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À VOIR
http://vimeo.com/61641066
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