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« LE THÉÂTRE EST JUSTE UN MOYEN
DE COMPRENDRE LE MONDE »
ENTRETIEN: Thomas Ostermeier réécrit les textes du répertoire, revendique une cer-
taine brutalité, prédit l’effondrement de l’Allemagne… Rencontre avec un metteur
en scène qui n’a peur de rien.
À 44 ans, le géant patron (1,96 m) de la Schaubühne
de Berlin (depuis 1999), au regard bleu acier et à la
carrure militaire, rend en effet charnels et essentiels
tous les auteurs auxquels il s’attaque. De Shakespeare
à Brecht, d’Ibsen à Sarah Kane, de Büchner à
Mayenburg, Thomas Ostermeier a revitalisé la scène
européenne. Pas un de ses spectacles un peu bruts,
un peu sauvages et menés avec une énergie d’enfer
par des acteurs de tous âges, de tous gabarits, où l’on
risque de s’ennuyer. Pas un où, même à travers le
grand ré pertoire d’hier, on ne trouve une réflexion
sur aujour d’hui. L’homme, pragmatique, est présent
au monde, engagé dans le monde. Et ses plateaux
toujours scénographiés de manière spectaculaire
par le vieux complice Jan Pappelbaum sont l’aire
magique où il l’interpelle. Pour être plus proche de la
vie des gens, mieux les concerner, Ostermeier n’hé-
site même pas, parfois, à réécrire la fin de certains
chefs-d’œuvre – d’Othello à Maison de poupée.
Apparemment il n’a peur de rien. Même pas de
répondre en français.
Le théâtre était-il une vocation?
THOMAS OSTERMEIER : Pas du tout. Jeune, je voulais
être musicien. Je jouais de la basse, de la contrebasse,
un peu de rock, surtout du free jazz. Pour moi qui
débarquais de Bavière à Berlin en détestant la Bavière,
la scène jazz berlinoise, brillante dans les années
1980, fut un paradis. Je n’allais pas au théâtre, rien
qu’aux concerts. Mais je n’étais pas un musicien
exceptionnel, et ma meilleure amie avait réussi le
concours d’entrée à une école de mise en scène de
l’ex-Berlin-Est. Ça m’avait bouleversé qu’il y ait des
écoles de ce type, moi qui n’imaginais les metteurs
en scène que barbus, quinquagénaires et lisant de
vieux bouquins. Je me suis aussitôt dit : si elle peut
le faire, je peux le faire. Je me suis présenté, j’ai été
pris. Et j’ai vite eu du succès. Que je ne prenais guère
au sérieux. Je ne supportais pas le travail psycholo-
gique qu’on infligeait aux comédiens, cette façon de
casser sa personnalité pour mieux la reconstruire.
J’avais horreur déjà de ces masturbations narcis-
siques, de ce sur-intellectualisme, aussi, qui détruit
le plaisir du jeu. La seule chose qui me passionnait
était de faire un théâtre qui puisse refléter la société.
Pourquoi cette haine de la Bavière?
TH. O. : Le sud de l’Allemagne est une vraie frontière
culturelle. Les régions catholiques du Sud sont com-
plètement différentes des protestantes du Nord. Plus
réactionnaires, moins tolérantes. Mais, dans le Sud,
il y a aussi une vraie passion pour le théâtre. Je viens
d’un village bavarois où, comme dans tous les vil-
lages bavarois, il y a une troupe permanente. Le
théâtre fait partie de la culture là-bas, de la société,
et même de la politique. Mais dans ces théâtres-là
règne un insupportable climat réactionnaire. Qu’on
ne voit heureusement pas à Berlin, où la fréquenta-
tion du public, hélas, est aussi moins dense. À Berlin,
la bourgeoisie – et surtout la bourgeoisie juive intel-
lectuelle aujourd’hui non remplacée – ne vient plus
au théâtre… Mais moi, de toute façon, je ne suis pas
bourgeois. Mon père était sous-officier, un militaire
de bas niveau, et autoritaire; ma mère était vendeuse;
avec trois fils, la famille n’était pas riche. Même pas
sportif, je souffrais d’un vrai complexe de minori-
taire. Quel endroit trouver pour exister, être diffé-
rent? C’est vrai que j’ai été bouleversé par un succès
facile et inattendu dès l’entrée à l’école, par le respect
que me portaient d’emblée les acteurs.
Une reconnaissance trop rapide n’est-elle pas né -
faste?
TH. O. : Attention, j’ai aussi connu pas mal d’échecs !
Mais c’est vrai que je viens de monter Mort à Venise,
d’après Thomas Mann, parce que la crise artistique
qu’y traverse l’écrivain Aschenbach – venu se ressour-
cer à Venise et qui y mourra – me touche profondé-
ment. La crise artistique, c’est justement n’avoir plus
le sentiment d’être en crise permanente, avoir trop
de certitudes. Thomas Mann suggère qu’on peut être
au sommet de son art et déjà mort ; que la mort est
en nous plus tôt qu’on ne l’attend. Bizarrement, la
reconnaissance excessive dont je profite en France
m’angoisse : ne puis-je pas que décevoir? Que faire
alors? Casser son style, sa forme, monter Thomas
Mann et choisir par exemple Mahler comme musique
et pas du rock; imaginer de grandes parties dansées
pour ce rêve étonnant d’Aschenbach, homosexuel,
« plurisexuel », qui m’a décidé à monter ce texte de
1912.
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L’HOMME TROUBLÉ
Une histoire d’impossible désir, de remords, de mort. Pour la première fois Thomas
Ostermeier rencontre, raconte les affres de l’incertitude.
À Venise, un homme sur la fin de sa vie, fasciné par un adolescent en vacances… Sans se préoccuper du film
culte qu’en a tiré Visconti, Thomas Ostermeier, à sa manière, raconte la nouvelle de Thomas Mann, dont des
extraits sont dits en français. La scène est lumineuse, des rideaux flottent au vent, l’homme est assis, se force
à lire, à manger. Mais son trouble évident s’empare du garçon, de tous les personnages, de l’espace. Et puis
tout s’efface, c’est la mort qui s’est emparée de l’espace. Alors viennent y danser des Parques déchaînées. Puis
dans le vide, l’homme accompagné à la guitare chante… C’est un côté totalement inattendu de son art que
nous révèle Ostermeier. Grand maître d’un théâtre parfois déconstruit, toujours redoutablement précis, il
fait naître ici la poésie des incertitudes, de l’inquiétude. Il plonge et nous plonge dans le monde des senti-
ments, de leurs ambiguïtés, de leur complexité. Pour la première fois, il nous emmène vers une tendresse
mélancolique, quelque chose de terriblement troublant.
Colette Godard
SCHAUBÜHNE ITHOMAS OSTERMEIR
THOMAS MANN IGUSTAV MAHLER
Mort à Venise/Kindertotenlieder
D’APRÈS Thomas Mann/Gustav Mahler
MISE EN SCÈNE Thomas Ostermeier
ADAPTATION Maja Zade & Thomas Ostermeier
CHORÉGRAPHIE Mikel Aristegui
COMPOSITION Timo Kreuser
SCÉNOGRAPHIE Jan Pappelbaum
COSTUMES Bernd Skodzig
VIDÉO Benjamin Krieg
DRAMATURGIE Maja Zade
LUMIÈRES Erich Schneider
SON Daniel Plewe,Wilm Thoben
RÉGIE DES SURTITRES Katja Krüger
AVEC
GUSTAV VON ASCHENBACH Josef Bierbichler
TADZIO Leon Klose / Maximilian Ostermann
LES SŒURS DE TADZIO Martina Borroni,Marcela Giesche,
Rosabel Huguet
LA GOUVERNANTE Sabine Hollweck
LE SERVEUR Felix Römer
LE GROOME, LE DANSEUR Mikel Aristegui
&Bernardo Arias Porras GUITARE, Timo Kreuser PIANO,
Kay Bartholomäus Schulze (18, 19 & 20 JAN.),
Kay Bartholomäus Schulze (21, 22 & 23 JAN.,
Olivier Le Borgne VOIX FRANÇAISE) NARRATEUR
PRODUCTION Schaubühne Berlin.
COPRODUCTION le Théâtre national de Bretagne, Rennes.
© Arno Declair
EN ALLEMAND SURTITRÉ EN FRANÇAIS