Dossier pédagogique SAISON 2013 I2014
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L’idéologie du désir I Colette Godard p. 4
MORT À VENISE/KINDERTOTENLIEDER
Entretien Thomas Ostermeier I Fabienne Pascaud p. 7
«Le théâtre est juste un moyen de comprendre le monde»
Histoire p. 11
Extrait Préface de Jean-Louis Bandet p. 12
Extrait de La Mort à Venise p. 14
Thomas Mann p. 16
Rückert Lieder I Kindertotenlieder p. 19
« Chants pour les enfants morts » p. 21
d’après les poèmes de F. Rückert
Gustav Mahler p. 24
UN ENNEMI DU PEUPLE
Entretien Thomas Ostermeier I Nicolas Truong p. 27
«Le théâtre, l’endroit où poser des questions»
Ibsen et son théâtre p. 28
Résumé p. 30
Extrait p. 31
Erik Ibsen p. 32
Thomas Ostermeier p. 34
Schaubühne Berlin p. 35
À voir p. 36
SOMMAIRE
Mort à Venise/Kindertotenlieder
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Né en 1968, il incarne une génération avide douver-
tures. Européennes. Avignon nest pas le seul festi-
val, ni la France le seul pays à le recevoir, loin de là.
En réponse, dès son arrivée à la Schaubühne, il met
en place le Festival international des Nouvelles Dra -
maturgies, qui accueille les jeunes auteurs et les élèves
des cours d’art dramatique.
Et puis, après avoir hésité, il prend le risque de par-
ticiper au Projet Prospero, fondé « pour le dévelop-
pement de la création européenne » par cinq villes
de différents pays, dont Rennes, c’est à dire le TNB
et son directeur François le Pillouër.
En 2008, Thomas Ostermeier et ses comédiens s’y
installent pour y répéter et y créer John Gabriel
Borkman d’Ibsen « son » auteur, abordé pour la pre-
mière fois en 2002 avec Nora (Maison de poupée) et
dont il laboure le répertoire. Peut-être y trouve-t-il
les échos de sa jeunesse dans la petite bourgeoisie
bavaroise, y reconnaît-il son dégoût des harmonies
sociales mensongères. En tout cas, avec son drama-
turge Marius von Mayenburg, il l’explore, le met à
nu, en creuse les gouffres, l’expurge, le transporte en
notre monde, en notre temps. En dehors de Nora et
de John Gabriel Borkman, il y a eu Solness le construc-
teur, Hedda Gabler, Les Revenants (avec des acteurs
français) et puis… Un ennemi du peuple.
Ici, dans un salon confortable se livre une guerre
familiale et universelle… Ayant découvert que l’eau
de la station thermale qui fait vivre le village est pol-
luée, peut-on, doit-on empêcher le journal local de
révéler l’affaire, d’autant que les travaux sont longs
et lourds… Et que le directeur du journal et le maire
du village sont parents… Peut-on empêcher« La
vérité peut-elle exister dans nos sociétés soumises à la
dictature du marché? » Question fondamentale pour
Ostermeier et sur laquelle repose ce spectacle sans
doute le plus ravageur, le plus brûlant. Le plus
abouti. Qui a fait vibrer tous les publics, notamment
au Festival d’Avignon en 2012.
Suit un travail totalement opposé, l’adaptation de La
Mort à Venise, nouvelle de Thomas Mann avant de
devenir le film culte de Visconti, dont il ne veut rien
savoir. Créé au TNB la saison dernière, un rêve en
musique (de Mahler) fondé sur le doute, fuyant les
recherches formelles. Lidée lui en est venue au cours
d’un séjour à Venise. Il pense alors se trouver au bon
endroit pour explorer les coulisses de la nouvelle.
«Ce qui ma intéressé, c’est le sujet: comment vivre
entre nos abîmes et les règles extérieures? Comment
vivre des désirs aussi sombres? » (entretien radiopho-
nique avec Laure Adler).
Thomas Ostermeier demeure fidèle à ce qu’il consi-
re comme le cœur du théâtre: « l’idéologie du sir ».
Colette Godard
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La première fois en France, cest en 1996 à Dijon, au
Festival Théâtre en mai, dont Dominique Pitoiset
vient alors de prendre la direction. Germanophone,
admirateur des arts allemands, ce dernier fréquente
Berlin, s’intéresse à la prestigieuse École d’art dra-
matique Ernst Busch, assiste aux spectacles de fin de
parcours, se fixe sur Recherche Faust/Artaud, par
Thomas Ostermeier (avec Christoph von Treskow).
Qu’il invite donc, et qui laisse le souvenir d’une
calme beauté, rude et poétique, le tout extrêmement
conten dépit d’une construction déphasée.
En fait Ostermeier a déjà un début de trajet profes-
sionnel: en 1994 avec Manfred Karge, en tant quas-
sistant et acteur. En 1995, une mise en scène person-
nelle: L’Inconnue d’Alexander Block, au Deutsches
Theater, dont le directeur Thomas Langhoff lui pro-
pose dès lannée suivante de diriger la Baracke. Une
vraie baraque tout juste construite au pied du théâ-
tre, auquel elle sert de seconde salle; en quelque
sorte dart et d’essai. Un atelier, pas très grand, bas
de plafond, mais avec sa propre cantine, ce cœur
vivant de toute institution allemande. La Baracke
fonctionne en toute indépendance, Ostermeier ne
doit rendre de comptes à personne, il est totalement
responsable et libre de sa programmation. On le voit
mal, d’ailleurs, demander la permission de quoi que
ce soit à qui que ce soit. Non qu’il se montre spécia-
lement orgueilleux. Simplement, il sait il veut
aller, et tient à tracer lui-même son chemin.
Il ne veut pas être le « jeune de la maison à qui on
offre la petite salle avec un texte contemporain injoua-
ble et les comédiens dont personne ne veut. (Je veux
continuer à savoir pourquoi je fais du théâtre, et pas
uniquement « comment ». Pourquoi ? Pour en re venir
à une forme d’idéologie, à une idéologie du désir », (Le
Monde, 26 septembre 1998).
1998 : en deux ans, Ostermeier a constitsa propre
équipe, imposé ses choix de pièces, généralement
anglo-saxonnes, et toujours révoltées, ses mises en
scène explosives. Le Festival dAvignon, dont il
deviendra un habitué, ne les laisse pas passer,
reconstitue la Baracke pour inviter Des couteaux
dans les poules de David Harrower.
Cest une évidence, Ostermeier est devenu incon-
tournable. La Baracke, élue en 1998 «théâtre de
lannée » par la revue Theater Heutene survivra pas
à son départ. Car il est nommé à la Schaubühne, dont
il prend la codirection en 1999 avec la chorégraphe
Sasha Waltz.
Plus aucun mur visible ne divise Berlin, lîlot de
l’Ouest enfermé dans la RDA apprend à vivre sans
frontières, ni privilèges. Les temps changent, il faut
s’adapter, miser sur les nouvelles générations. Non
sans risques.
Ostermeier est parfaitement conscient du danger.
Double: d’abord, la cohabitation de deux personna-
lités fortes autant qu’intransigeantes. Sasha Waltz
s’en ira d’ailleurs en 2004. Lui reste. D’autre part, il
sait que ceux-là même qui l’ont encensé vont le
démolir. Effet d’un sinon juste, du moins inévitable
retour des choses. Enfin, son travail est sans aucun
rapport avec celui de Peter Stein, dont la Schaubühne
demeure LE théâtre, bien quil en soit définitivement
parti depuis bien longtemps.
En toute lucidité Ostermeier s’engage.
Si quelque chose frappe d’abord chez lui, cest
l’acuité, l’intensité de son regard qu’il travaille: quil
réponde à une interview, ou simplement qu’il dis-
cute, on voit bien que rien ne lui échappe. Il écoute,
anticipe, se projette dans ce que les comédiens pro-
posent, dans ce que lui dit son interlocuteur. Sans
pathos, avec sympathie.
L’IDÉOLOGIE DU DÉSIR
Pour la première fois, Thomas Ostermeier installe son univers déjanté
dans le Théâtre de la Ville et offre à ses publics deux œuvres totalement différentes:
Un ennemi du peuple, Mort à Venise.
Mort à Venise/Kindertotenlieder
Un ennemi du peuple
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« LE THÉÂTRE EST JUSTE UN MOYEN
DE COMPRENDRE LE MONDE »
ENTRETIEN: Thomas Ostermeier réécrit les textes du répertoire, revendique une cer-
taine brutalité, prédit l’effondrement de l’Allemagne… Rencontre avec un metteur
en scène qui n’a peur de rien.
À 44 ans, le géant patron (1,96 m) de la Schaubühne
de Berlin (depuis 1999), au regard bleu acier et à la
carrure militaire, rend en effet charnels et essentiels
tous les auteurs auxquels il s’attaque. De Shakespeare
à Brecht, d’Ibsen à Sarah Kane, de Büchner à
Mayenburg, Thomas Ostermeier a revitalisé la scène
européenne. Pas un de ses spectacles un peu bruts,
un peu sauvages et menés avec une énergie d’enfer
par des acteurs de tous âges, de tous gabarits,l’on
risque de s’ennuyer. Pas un où, même à travers le
grand pertoire d’hier, on ne trouve une réflexion
sur aujour d’hui. L’homme, pragmatique, est présent
au monde, engagé dans le monde. Et ses plateaux
toujours scénographiés de manière spectaculaire
par le vieux complice Jan Pappelbaum sont l’aire
magique où il l’interpelle. Pour être plus proche de la
vie des gens, mieux les concerner, Ostermeier n’hé-
site même pas, parfois, à réécrire la fin de certains
chefs-d’œuvre d’Othello à Maison de poupée.
Apparemment il na peur de rien. Même pas de
répondre en français.
Le théâtre était-il une vocation?
THOMAS OSTERMEIER : Pas du tout. Jeune, je voulais
être musicien. Je jouais de la basse, de la contrebasse,
un peu de rock, surtout du free jazz. Pour moi qui
barquais de Bavière à Berlin en détestant la Bavière,
la scène jazz berlinoise, brillante dans les années
1980, fut un paradis. Je nallais pas au théâtre, rien
qu’aux concerts. Mais je nétais pas un musicien
exceptionnel, et ma meilleure amie avait réussi le
concours d’entrée à une école de mise en scène de
l’ex-Berlin-Est. Ça mavait bouleversé qu’il y ait des
écoles de ce type, moi qui n’imaginais les metteurs
en scène que barbus, quinquagénaires et lisant de
vieux bouquins. Je me suis aussitôt dit : si elle peut
le faire, je peux le faire. Je me suis présenté, j’ai été
pris. Et j’ai vite eu du succès. Que je ne prenais guère
au sérieux. Je ne supportais pas le travail psycholo-
gique qu’on infligeait aux comédiens, cette façon de
casser sa personnalité pour mieux la reconstruire.
J’avais horreur déjà de ces masturbations narcis-
siques, de ce sur-intellectualisme, aussi, qui détruit
le plaisir du jeu. La seule chose qui me passionnait
était de faire un théâtre qui puisse refléter la société.
Pourquoi cette haine de la Bavière?
TH. O. : Le sud de l’Allemagne est une vraie frontière
culturelle. Les régions catholiques du Sud sont com-
plètement différentes des protestantes du Nord. Plus
réactionnaires, moins tolérantes. Mais, dans le Sud,
il y a aussi une vraie passion pour le théâtre. Je viens
d’un village bavarois où, comme dans tous les vil-
lages bavarois, il y a une troupe permanente. Le
théâtre fait partie de la culture là-bas, de la société,
et même de la politique. Mais dans ces théâtres-là
règne un insupportable climat réactionnaire. Qu’on
ne voit heureusement pas à Berlin, la fréquenta-
tion du public, hélas, est aussi moins dense. À Berlin,
la bourgeoisie – et surtout la bourgeoisie juive intel-
lectuelle aujourd’hui non remplacée ne vient plus
au théâtre… Mais moi, de toute façon, je ne suis pas
bourgeois. Mon père était sous-officier, un militaire
de bas niveau, et autoritaire; ma mère était vendeuse;
avec trois fils, la famille nétait pas riche. Même pas
sportif, je souffrais d’un vrai complexe de minori-
taire. Quel endroit trouver pour exister, être diffé-
rent? C’est vrai que j’ai été bouleversé par un succès
facile et inattendu dès l’entrée à l’école, par le respect
que me portaient d’emblée les acteurs.
Une reconnaissance trop rapide n’est-elle pas-
faste?
TH. O. : Attention, j’ai aussi connu pas mal d’échecs !
Mais c’est vrai que je viens de monter Mort à Venise,
d’après Thomas Mann, parce que la crise artistique
qu’y traverse l’écrivain Aschenbach venu se ressour-
cer à Venise et qui y mourra – me touche profondé-
ment. La crise artistique, c’est justement navoir plus
le sentiment d’être en crise permanente, avoir trop
de certitudes. Thomas Mann suggère quon peut être
au sommet de son art et déjà mort ; que la mort est
en nous plus tôt quon ne l’attend. Bizarrement, la
reconnaissance excessive dont je profite en France
mangoisse : ne puis-je pas que décevoir? Que faire
alors? Casser son style, sa forme, monter Thomas
Mann et choisir par exemple Mahler comme musique
et pas du rock; imaginer de grandes parties dansées
pour ce rêve étonnant dAschenbach, homosexuel,
« plurisexuel », qui ma décidé à monter ce texte de
1912.
6
L’HOMME TROUBLÉ
Une histoire d’impossible désir, de remords, de mort. Pour la première fois Thomas
Ostermeier rencontre, raconte les affres de l’incertitude.
À Venise, un homme sur la fin de sa vie, fasciné par un adolescent en vacances… Sans se préoccuper du film
culte qu’en a tiré Visconti, Thomas Ostermeier, à sa manière, raconte la nouvelle de Thomas Mann, dont des
extraits sont dits en français. La scène est lumineuse, des rideaux flottent au vent, l’homme est assis, se force
à lire, à manger. Mais son trouble évident s’empare du garçon, de tous les personnages, de l’espace. Et puis
tout s’efface, c’est la mort qui s’est emparée de l’espace. Alors viennent y danser des Parques déchaînées. Puis
dans le vide, l’homme accompagné à la guitare chante… C’est un côté totalement inattendu de son art que
nous révèle Ostermeier. Grand maître d’un théâtre parfois déconstruit, toujours redoutablement précis, il
fait naître ici la poésie des incertitudes, de l’inquiétude. Il plonge et nous plonge dans le monde des senti-
ments, de leurs ambiguïtés, de leur complexité. Pour la première fois, il nous emmène vers une tendresse
mélancolique, quelque chose de terriblement troublant.
Colette Godard
SCHAUBÜHNE ITHOMAS OSTERMEIR
THOMAS MANN IGUSTAV MAHLER
Mort à Venise/Kindertotenlieder
DAPRÈS Thomas Mann/Gustav Mahler
MISE EN SCÈNE Thomas Ostermeier
ADAPTATION Maja Zade & Thomas Ostermeier
CHORÉGRAPHIE Mikel Aristegui
COMPOSITION Timo Kreuser
SCÉNOGRAPHIE Jan Pappelbaum
COSTUMES Bernd Skodzig
VIDÉO Benjamin Krieg
DRAMATURGIE Maja Zade
LUMIÈRES Erich Schneider
SON Daniel Plewe,Wilm Thoben
RÉGIE DES SURTITRES Katja Krüger
AVEC
GUSTAV VON ASCHENBACH Josef Bierbichler
TADZIO Leon Klose / Maximilian Ostermann
LES SŒURS DE TADZIO Martina Borroni,Marcela Giesche,
Rosabel Huguet
LA GOUVERNANTE Sabine Hollweck
LE SERVEUR Felix Römer
LE GROOME, LE DANSEUR Mikel Aristegui
&Bernardo Arias Porras GUITARE, Timo Kreuser PIANO,
Kay Bartholomäus Schulze (18, 19 & 20 JAN.),
Kay Bartholomäus Schulze (21, 22 & 23 JAN.,
Olivier Le Borgne VOIX FRANÇAISE) NARRATEUR
PRODUCTION Schaubühne Berlin.
COPRODUCTION le Théâtre national de Bretagne, Rennes.
© Arno Declair
EN ALLEMAND SURTITRÉ EN FRANÇAIS
9
Et quand vous montez nombre de pièces d’Ibsen
(né en 1828, mort en 1906), vous pensez qu’il nous
apprend beaucoup sur la société d’aujourd’hui?
TH. O. : Tchekhov est sans doute plus grand qu’Ibsen,
mais j’ai du mal à m’imaginer ses personnages va -
guement aristocratiques et pleins d’un ennui si russe
dans le monde actuel. Nous, on est des bourgeois, petits,
moyens, mais des bourgeois. Et le théâtre d’Ibsen
décrit à merveille les rapports sociaux, émotionnels,
économiques de la bourgeoisie. Voyez les rapports
de propriété, au sein même du mariage, dans Maison
de poupée,l’homme doit gagner sa vie comme un
chasseur et la femme est le trophée de monsieur.
Un modèle machiste qui vous répugne?
TH. O. : À tel point que je suis parti dans cette tribu
matriarcale chinoise de l’Himalaya les femmes diri-
gent tout, choisissent les mâles qui leur plaisent pour
faire l’amour ou avoir des enfants, mais sans dire
jamais qui est le père de qui. Après tout, le mariage
na-t-il pas été voulu par les hommes dans des objec-
tifs purement capitalistes : être sûr que des héritiers
gitimes ritent du patrimoine? Jai adocette tribu
chinoise, ces femmes qui prennent toutes les initia-
tives, ces hommes devenus enfin timides et féminins.
Regardez donc le monde quils nous ont fait, les
hommes, depuis des siècles ! C’est normal qu’ils se
sentent en crise, moi compris. Mais je vous rappelle
que j’ai codirigé la Schaubühne avec la chorégraphe
Sasha Waltz, de 1999 à 2004.
Pourquoi avez-vous refu de diriger nombre de
théâtres en France, y compris l’Odéon, quand on
vous l’a proposé avant Luc Bondy?
TH. O. : Parce que les théâtres nont pas assez de moyens
en France! Parce qu’il n’y existe pas, surtout, Comédie-
Française et Théâtre du Soleil exceptés, de troupe per -
manente comme dans chaque petite ville dAllemagne,
et ce depuis le XIXesiècle ! C’est une vraie tradition
culturelle chez nous. La vôtre est différente, vous avez
de nombreuses compagnies subventionnées et indé-
pendantes sur tout le territoire… Mais vos théâtres,
du coup, sont moins pourvus que les nôtres, et pro-
duisent moins de spectacles. Parce qu’il doit trouver
ses financements, un jeune metteur en scène fran-
çais prépare sa création pendant environ deux ans ;
les Allemands, eux, sont obligés d’en faire cinq par
an pour faire tourner leur théâtre! Forcément, tra-
vailler autant rend meilleur. Et plus léger : faire un
mauvais spectacle devient moins grave, on se rattra-
pera au prochain…
8
Pourquoi?
TH. O. : Parce que c’est un fantasme étonnant de la
part de Thomas Mann, bré chez nous comme le plus
grand écrivain allemand du XXesiècle. Il y an nonce
combien derrière notre façade prussienne nous cachons
de vérités effrayantes, de désirs brutaux, une espèce
danimalité… Ce maître de l’ironie, grand archi tecte de
la langue allemande, et qui s’est moqué lui-même du
pathos kitsch de Mort à Venise, nous laisse pourtant
entendre ici qu’on court à l’abîme si on ne se laisse
pas traverser par le courant vénitien, méditerranéen,
par la sensualité du Sud contre la frigidité allemande.
Vous semblez ne guère aimer l’Allemagne…
TH. O. : Mais parce que vous avez tort de l’ériger en
modèle! Cest à l’Allemagne de prendre modèle sur la
France! Chez nous, aucun plaisir, aucune jouissance
de la vie: trois restaurants corrects à Berlin et pas un
en province! Et la dépression partout! Les chiffres
quon vous donne sur notre prétendue vitalité écono-
mique sont souvent falsifiés ou comptabilisés diffé-
remment. On nous fait croire à nous aussi, ici, que le
bateau est plein, mais il nest pas plein du tout! Dans
cinq ans, l’Allemagne va s’effondrer. La pauvreté est
partout, et le chômage. Seulement notre classe ouvrière
est couchée depuis l’entre-deux-guerres, et corrompue
par la bourgeoisie néolibérale. Elle a été longtemps
si fière, notre classe ouvrière, d’être employée par un
chef et soumise à lui ; depuis vingt ans, elle a même
accepté docilement la stagnation des salaires pour
faire repartir l’économie. En fait, comme toujours, la
droite néolibérale (d’Angela Merkel) a profité des tra -
hisons habituelles de la social-démocratie pdente
En France, au moins quand il y a un conflit social, vous
réagissez, vous faites grève. Jamais chez nous. En fait,
nous nous sommes tous laissé manipuler. À la fin des
années 1980, nos gouvernements européens avaient
encore les moyens de réguler le marché, il restait quel -
ques règles internationales efficaces. Mais sous lem-
prise de Bush, ils ont abandonle terrain à la finance.
Ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils ont abdiqué. On a
laissé faire.
Faites-vous un théâtre engagé?
TH. O. : Pas assez. J’ai milité, jeune, côté anarchisme
radical. Puis, à la chute du mur de Berlin, en 1989, je
me souviens de mêtre précipité à l’Est avec des copains
pour y distribuer des ouvrages de Trotski, Bakounine,
Gramsci longtemps interdits là-bas. J’étais alors à la
gauche de la gauche, je vendais le journal révolu-
tionnaire Spartakus… Aujourd’hui, je suis devenu un
bobo berlinois. Et quand je monte Un ennemi du peu-
ple,d’Ibsen, dans un espace ressemblant à mon propre
appartement, et en actualisant la pièce chez des qua-
dras de ma ration qui ont les mes pratiques que
moi (bonnes bouffes, musique), j’ironise sur ce que
nous sommes devenus. Avec notre cœur à gauche et
notre porte-monnaie à droite.
Vous ne résistez pas?
TH. O. : Mal. Un de mes meilleurs amis, Juliano Mer-
Khamis, metteur en scène et acteur, directeur du
« Théâtre de la Liberté » du camp de réfugiés pales-
tiniens de Jénine, a été assassiné en avril 2011. Fils
d’une femme de théâtre isrlienne, activiste des droits
de l’homme, et d’un arabe israélien communiste, il
avait interrompu une belle carrière dacteur en Israël
pour reprendre à Jénine le théâtre que sa mère avait
créé pour les enfants palestiniens, avec lespoir de tra -
vailler à la coexistence des deux communautés. Mais
Juliano s’était vite mis tout le monde à dos. Le gou-
vernement israélien refusait qu’un Israélien travaille
en Palestine; l’Autorité palestinienne lui reprochait
de s’attaquer à certains thèmes sociétaux, et même de
faire travailler des femmes dans son théâtre ; il n’hé-
sitait pas lui-même à épingler chaque camp dans ses
spectacles. Ils ne lui ont pas pardonné. J’ai pensé un
temps partir continuer son travail, soutenir la troupe
d’acteurs, aller aider les gens là-bas. Et puis j’y ai re -
noncé. Par angoisse, par manque de courage.
Le théâtre ne peut pas changer le monde?
TH. O. : Non! Aucune pensée ne peut changer le monde.
C’est l’action qui le change. Le théâtre est juste un
moyen de le comprendre.
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