Monalisa Carrilho de Macedo Les fureurs à la Renaissance L'HARMATTAN La Philosophie en commun Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain, Patrice Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parutions Maria Beatriz GRECO, Rancière et Jaco tot, une critique du concept d'autorité, 2007. Eliana HERRERA-VEGA, Trafic de drogues et capitalisme, 2006. Bruno BESANA et Oliver FELTHAM (directeurs), Écrits autour de la pensée d'Alain Badiou, 2006. Jean-Claude BOURDIN (Sous la direction de), Les Lumières et l'idéalisme allemand, 2006. Jean-Edouard ANDRE, Heidegger et la politique, 2006. -1Le fond et la forme Ce travail tourne autour du problème du sujet. Par négation. La fureur divine est en effet, à l'origine, un raptus de l'esprit. Il s'agit d'un phénomène où le sujet en tant qu'acteur est absent. Moment d'exception, d'exclusion, d'ekstase où, toutefois, aux dires des philosophes mystiques et poètes, l'être n'a jamais été aussi présent. Paradoxe qui touche directement la notion de raison. Enfin, le sujet passible de fureur divine n'est pas n'importe quel sujet, c'est un être d'exception. L'époque que nous avons à étudier est, elle aussi, dans l'histoire, une époque d'exception. Par sa courte durée puisqu'il est convenu d'appeler "Renaissance" la période qui va de la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 jusqu'en 1600 environ. D'exception en exception, nous sommes au tour de la marge. Mais la marge fait si bien son tour qu'à force de la mettre en relief nous retrouvons au milieu un dessin, le dessin de la norme. C'est en ce sens que le sujet devient central lorsque l'on étudie l'absence de sujet. C'est Personne, le Niemand qui, dans la forme, peut le mieux représenter ce lieu mystérieux que devient l'homme lorsqu'il est habité, sur-habité, par des forces, des dieux, un désir brûlant qui seul transforme, métamorphose Personne en quelqu'un ou quelqu'un d'autre. Cette énergie est solaire. Pour essayer de comprendre la logique de ce phénomène, les Anciens le savaient, il faut s'armer de symboles, raconter des histoires, suivre le sens des tropismes. La fureur mérite bien une place dans la philosophie, à condition que celle-ci puisse danser avant de se mettre à écrire. Ne faut-il pas, en effet, qu'il y ait des choses au-delà desquelles on danse et que l'on franchit en dansant ?1 Les philosophies dansantes sont celles qui jaillissent d'une fatigue du corps plutôt que d'une nécessité de comprendre. La réflexion n'est pas, dans cette logique là, l'activité fondatrice de l'être humain comme un animal I Friedrich NIETZSCHE, Zarathoustra, traduction G. Bianquis, Paris: Aubier-Flammarion, 1969, p.l 05. rationnel. Elle est activité secondaire, c'est le repos après la danse dont elle garde pourtant la pulsation du mouvement. C'est une philosophie productrice de scénarios où les concepts sont presque des accessoires, et la noble tâche de l'investigation méticuleuse dont s'investit le philosophe, pris au piège de raisonner avant de vivre, n'est pour elle qu'un jeu d'enfants insensés. Philosophie dont le savoir n'est jamais dissocié d'un savoir-vivre, d'un savoir-faire ou plus exactement, dans le cadre de notre travail, d'un savoir-croire. La fureur est un instant d'exception qui nous lance dans les aléas de la Fortune ou de la grâce divine. Elle rencontre dans sa marginalité l'imagination, fée du logis des magiciens, devenue folle et restée longtemps au chômage lorsque les messieurs propres sont arrivés sur le marché... Fureur et imagination ont toujours aimé les recoins et l'imprévu: elles habitent les faubourgs de l'âme comme dit Jean de la Croix2, faubourgs à l'époque signifiant fors bourgs, banlieues des villes organisées3. Avant de prendre en main la fureur, je vous propose un détour d'imagination et de marge. Puisque cette recherche est profondément imbriquée dans mon appartenance à un pays né de ces fureurs renaissantes, quelques explications s'imposent. 1. L'Acte de Naissance (Océan Atlantique, avri/1500, dans la Caravelle de Cabral) Sueur de la terre, - la mer! EMPÉDOCLE, frag.55 Dans quelques jours, mon pays sera découvert. De l'autre côté de la mer, l'Europe se trouve en pleine Renaissance. Marsile Ficin est mort l'année dernière, mais ses traductions et ses commentaires de Platon ne cessent de se répercuter sur les arts, la littérature et la philosophie. Le Nouveau Monde a été découvert, il y a déjà huit ans, mais la découverte de mon pays sera un peu plus tardive. Cette fois-ci, ce n'est pas à Colomb que reviendra la paternité mais à un Portugais sans grande notoriété, Pedro Alvares Cabral. Le récit de la découverte a été fait par un secrétaire du roi, Pero Vaz de Caminha, dans la fameuse Lettre qui le rendra célèbre et qui fera office d'acte de naissance du Brésil. 2 "ces faubourgs sont les sens intérieurs: la fantaisie, l'imagination et la mémoire [...] aussi nous pouvons donner le nom de faubourgs aux puissances et aux sens de cette partie sensitive: ce sont les faubourgs hors de la cité" (Jean de la CROIX, Le Cantique spirituel, trad. du Père Grégoire de Saint-Joseph, Paris: Seuil, 1995, p.198.) 3 Si l'on pense à des villes-folles comme Rio de Janeiro, lesforsbourgs de l'imagination sont dans le bourg et bien placés sur des collines d'où l'on peut tout voir: les favelas. 6 2. Paris, 1992 : l'étonnement du sauvage Bizarre cette brusque naissance / existence d'un peuple et d'un pays. La loi est venue d'ailleurs, quelqu'un a dit qu'on existait, avant on ne le savait pas. Première imposition du dominateur et, peut-être, la plus lourde en conséquences. On rentre d'un coup au milieu d'une histoire, et ce n'est pas la nôtre. Comment rentre-t-on dans le temps? Le temps arrive-t-il par la mer? Il est évident que le temps y était. Mais, c'était un autre temps, un temps nommé par l'autre «primitif». Temps primitif (ou non-temps) et temps civilisé, les deux se feront représenter par le futur brésilien4. Le temps primitif, nous pourrions l'appeler mythique comme le font les ethnologues et les historiens des religions. Ce temps-là ne se confond pas avec le temps chronologique, on le sait. La réalité ne se présente donc pas comme une suite logique de faits, elle est complètement imbriquée avec une perception imaginative du monde. Le temps non filtré par la raison échappe à toute causalité. Seules nous concernent nos propres naissances. Celle de l'Humanité, celle de la Raison-en-nous, celle de notre corps. Nous, nous de l'autre côté, nous avons de surcroît une naissance bâtarde: nous sommes nés en tant que peuple au beau milieu de votre histoire. Éclosion d'une préhistoire dans l'histoire et dans ce temps arrivé en bateau... Le temps arrivé avec la flotte de Cabral est le temps civilisé, temps efficace, linéaire et raisonné qui saura s'imposer sans difficulté. Il apporte son beau cadeau empoisonné, les idées de progrès, d'évolution, de mort. S'il s'agissait simplement d'une superposition temporelle, où le temps logique l'emporterait sur le temps mythique, le phénomène serait banal. Ce qui constitue à mon avis l'intérêt et la complexité du phénomène brésilien, c'est que le métissage des gens conduira au métissage des temps. Disons plutôt une greffe du temps, comme pour la raison ou la logique. Nous ne nous lassons pas de le mener en bateau, ce temps arrivé par la mer... Puisque l'instant est toujours plus puissant que la durée, nous avons fait notre pari: Sauvage, Indien ou Brésilien, nous nous mouvons dans l'histoire au rythme saccadé des percussions. Enfants dionysiaques, seuls comptent l'éclosion, le spasme, la convulsion, le présent. Goût de l'éphémère et de la 4 Marcio Tavares do AMARAL, dans un article sur quelques aspects de la "mentalité" brésilienne, et notamment sur le rapport à la temporalité, appelle "temporalité naturelle" "notre" temps où l'absence des notions comme I'histoire et le progrès, rend notre être-aumonde "passablement difficile à comprendre pour un Européen moyen" ("Le Brésil au jour le jour", trad. Alice Raillard, in Traverses, Paris, 1985, p.127). 7 mobilité. Notre devise pourrait être, entre autres, pourquoi faire du définitif si l'on peut faire du provisoire? Si le sauvage a servi et sert encore aux chercheurs pour essayer d'élucider le problème du sujet - le primitif demeure un outil de travail et de réflexion - nous ne savons de lui que ce qui résonne en nous-mêmes de sauvage - ce n'est pas négligeable! Le XVIe siècle témoigne de la première rencontre de l'homme avec son équivalent primitif. Depuis, l'Occident n'a pas cessé d'osciller entre un certain paternalisme et un émerveillement devant celui qui se trouve au stade du «encore ». Entre la nostalgie d'un vague bonheur perdu et l'assurance de la toute-puissante raison, nous regardons de loin ces pareils qui ne sont « pas encore» comme nous. Hélas ou heureusement pour eux, voilà que les opinions se partagent... La rencontre de l'autre fait basculer l'identité, mais une chose ne peut pas être ébranlée: la raison. Nos pareils de l'autre côté seront donc rationnels, comme nous, car ce sont des hommes. Disons plutôt qu'ils seront passibles de raison ou, pour être dans l'air du temps, qu'ils raisonnent différemment. Mais, il ne sera jamais question de leur ôter cette faculté. Dire que le primitif n'a pas de raison signifierait d'abord se heurter au tabou de l'égalité et ensuite défaire le nœud sur lequel repose, depuis plus de deux mille ans, l'identité humaine. Il me semble que le primitif subit le même préjugé que l'inconscient: sa tendance doit être de devenir conscient, comme celle du primitif serait de devenir rationnel. On admettra la différence jusqu'au moment où elle ne peut pas interférer dans l'identité générale du genre humain, cette identité étant fondée sur la raison. Pour comprendre cette raison, qui est autre, on a récupéré le mythe. La pensée sauvage sera donc la pensée mythique que la Grèce nous a léguée (pour continuer dans des repères occidentaux). On peut ainsi tracer l'histoire de notre mentalité: au début il y avait le mythe, l'image, le signifiant, puis est née la raison. Les primitifs ne feront plus peur, on est rassuré, ils sont à l'âge mythique. Comme de bons parents, on veillera leur sommeil. Comme des parents modernes, on les observera, on voudra "apprendre" avec eux. Ainsi naît l'ethnologie, nourrice bienveillante avec ces enfants qu'il faut éduquer, préparer et, surtout, préserver. Du même coup et avec la même fonction, naît le psychanalyste: il sera l'ethnologue de l'individu. Ce sont des médiateurs, des veilleurs entre l'identité que nous connaissions et l'étrange que, désormais, on ne pourra éviter. On voit se dérouler, dans le psychisme, le même scénario de la rencontre de l'autre à l'époque des grandes découvertes. Encore une fois la raison gagnera car c'est elle l'élément normatif de la société/civilisation. 8 Si nous nous attardons dans ces réflexions, qui n'ont en commun avec notre recherche que l'époque, c'est pour expliquer le contexte à partir duquel nous avons abouti aux fureurs. Puisque nous traiterons ce problème d'un point de vue explicitement subjectif, et que cette subjectivité comporte des éléments étrangers, il n'est peut-être pas inutile de faire une espèce de "divan philosophique" au seuil de ce travail, car, après-coup, nous nous sommes rendu compte qu'il y a, qu'il doit y avoir, un fil qui relie tout cela. 3. Des diachronies et des diatopies Jupiter pourra bien faire partie de notre Art, mais nous ne l'accepterons pas nu, anachronique, les cheveux longs, comme l'acceptent les Parnassiens. Nous ne voulons pas nous mêler à des scandales et avoir des comptes à régler avec les flics. Le père des dieux, pour déambuler ici, devra passer avant chez le coiffeur... Menotti DEL PICCHIA5 L'Indien trouvé par Caminha est beau, sain et, fondamentalement nu. Comme un pied de nez à la morale chrétienne, la figure de l'Indien renforce chez le civilisé l'idée d'avoir perdu quelque chose, ce péché originel qui, en fin de compte, n'est autre chose que la privation de sexe. Pour Caminha, l'Indien est parfaitement pur et sans péché. Problème théologique: si les Indiens étaient dans cet état de pureté absolue, à quoi bon les baptiser? Quel est le sens d'apporter l'absolution à celui qui n'a pas de péché? L'innocence de l'Indien n'est pas comparée à celle de l'enfant, mais explicitement à celle d'Adam: Vraiment, Sire, l'innocence de ces gens est telle que celle d'Adam ne pouvait être plus grande pour ce qui est de la pudeur. Que Votre Altesse juge donc si les êtres qui vivent dans une telle innocence, pour peu qu'on leur enseigne ce qui convient à leur salut, se convertiront ou nod. Il semble clair que Caminha parle d'Adam avant qu'il ait commis le péché originel. Or, si les Indiens se trouvent dans la même situation, c'est-àdire, sans péché, la conversion ne pourrait signifier qu'une conversion au 5 Conférence pour la Semaine d'Art Moderne de Sâo Paulo de 1922 (tiré de Aracy AMARAL, Artes Plasticas na Semana Moderna de 1922, Sâo Paulo: Perspectiva, 1979, p.275. 6 Lettre de Pero Vaz de Caminha, XI, 2, trad. Jacqueline Penjon et Anne-Marie Quint in Lisbonne hors les murs, Paris, 1990. 9 péché! Ce problème ne pouvait se poser pour Caminha parce qu'il n'a probablement pas pensé à la diachronie du temps de l'Indien; le voyage dans l'espace n'a pas impliqué un voyage dans le temps, ce qui fait que si l'innocence d'Adam était celle des Indiens, le temps d'Adam était loin, tandis que celui des Indiens était quand même, pour Caminha, l'an 1500 après Jésus-Christ. L'opinion selon laquelle l'Indien ne possédait pas la faculté de se représenter des idées abstraites faisait l'unanimité chez les Jésuites. La question était de savoir si cela constituait un handicap ou non à l'évangélisation. L'idée du dieu chrétien s'introduirait-elle mieux dans un cerveau vierge de toute idée de dieu ou, au contraire, ceci constituerait-il une difficulté supplémentaire pour la catéchisation ? Parmi les moins optimistes, on retrouve le Père Manuel da Nobrega, qui expose ainsi le problème: Ces gens n'adorent aucune chose, ni connaissent Dieu; seulement ils nomment les tonnerres Tupana, que c'est comme quiconque dit chose divine. De la sorte nous n'avons pas d'autre vocable plus convenable pour les amener à la connaissance de Dieu, que de l'appeler Père Tupana7. On imagine l'embarras des missionnaires à surnommer leur Dieu ToutPuissant, Père Tupana, notamment dans les prières: Notre Père Tupana qui êtes aux cieux... Mais, on connaît néanmoins le caractère anthropomorphique de la représentation de dieu chez les Indiens: Leur habitude du concret, leur fait par exemple demander si Dieu a un corps et une tête et une femme; comment Il est vêtu, ce qu'Il mange. Le manque de représentation mentale fait que le monde est, pour l'Indien, plutôt ce qu'il touche, que ce qu'il voit. Perception tactile, gestuelle, chorégraphique du monde. Lucien Febvre, reprenant Lévy-Bruhl, comme bien d'autres après, fait le pont entre les sauvages et l'air du temps de la Renaissance: Il n'est personne, vivant depuis longtemps avec les hommes du XVIe siècle, qui ne soit frappé, lorsqu'il étudie leurs façons de penser et de sentir, de tout ce qui en eux évoque cette 'mentalité primitive' [...] 7 Pero Vaz de CAMINHA, Lettre, éd. cit. 8 cité par C.-M. FRECHES, "De l'indien et du Brésil à la fin du XVIe siècle" in Arquivos do Centro Cultural Português, vol. X, Paris, 1976. '\ 10 Fluidité d'un monde où rien n'est strictement délimité, où les êtres euxmêmes, perdant leurs frontières, changent en un clin d'œil, sans provoquer autrement d'objection de forme, d'aspect, de dimension..: De qui parle-t-il, à la [m, Lucien Febvre? siècle" ou bien du Brésil dont il dira ailleurs: Des "hommes du XVIe Tant de Brésils dans ce BrésiL.. - Voir tout cela, posséder tout cela, on n'en [mirait pas. Et sitôt la promenade terminée, il faudrait recommencer . Avec des bonnes boussoles, car tout aurait changé dans l' intervallel0. L'Indien de Léryll et le Brésilien de Lévi(-Strauss) ont des ressemblances. C'est avec Léry dans sa poche que Lévi se promenait dans les rues de Rio. Et ses observations sur les cariocas sont à mon avis encore plus pertinentes que ses études sur les Indiens. Le polythéisme africain viendra renforcer, dans son culte dansé et sa tradition orale, la primauté du lanf:age du corps. Leur religion établira une sorte de pont entre le concrétisme 2 des Indiens et la mystique occidentale. Avec cette dernière, ils auront en commun précisément l'extase, l'aboutissement du culte, jalonné toutefois par une tout autre ascèse. Le Noir ne se livre pas à l'introspection comme une sainte Thérèse pour nous décrire les diverses demeures de son' château intérieur'. Il lui manque pour cela l'écriture. Il a pourtant un autre langage [...] c'est le langage par gestes13. La magie des chamans et celle des savants du XVIe siècle se retrouvent comme une métaphysique pratique pour utiliser la jolie formule de Bacon. Art de la croyance qui ne diffère que quant au but: les chamans restent dans une magie du quotidien tandis que les mages occidentaux jouent leur 9 Lucien FEBVRE, Le problème de l'incroyance au XV! siècle, Paris: Albin Michel, 1988 (1942), p.404. 10 Dans la Préface de Maîtres et Esclaves de Gilberto FREYRE, Paris: Gallimard, 1974. La Renaissance nous donne curieusement la même impression. Plus on essaye de la "comprendre", plus elle se dérobe aux synthèses, thèses, hypothèses, réductions. 11Jean de LÉRY, Histoire d'un voyage fait en Terre de Brésil (1578), éd. LESTRINGANT, Paris: Le Livre de Poche, 1994. 12Mouvement littéraire brésilien du début du XXe siècle. 13 BASTIDE, Roger, "Le Château intérieur' de I'Homme noir" in Le rêve, la transe et la folie, Paris: Flammarion, 1972, p.59. Il plasticité sur un fond de durée, d'éternité, d'Unité. Cela dit, les règles du jeu sont les mêmes. L'individu se pense en termes dynamiques et exprime sa subjectivité à travers le désir, l'éros, une imagination débordante et créatrice. Son rapport au monde passe par la fascination [...] le réel doit être reconstruit et non seulement lu14. Ce que dit Hélène Védrine de l'imaginaire de la Renaissance vaut pour les sauvages, à cette différence près, que chez nous l'individu ne se pense pas, il ne s'arrête pas pour penser, son sens du mouvement ne le lui permet pas. Une chanson brésilienne, appelée, fort à propos, Amour d'Indien, commence par la phrase: Tout ce qui se meut est sacré... Dans ce tourbillon de la vie, la transcendance n'a pas le temps de s'installer, ni le regard de se poser, ni une philosophie de naître. 4. La pensée du sauvage (Toujours dans / 'At/antique, mais dans un radeau cette fois-ci, tentant de regagner / 'Europe...) Lorsque nous étudions les Indiens, une identification profonde est née. Particulièrement dans ce rapport au concret qui nous est, ô combien, familier au Brésil. Curieusement, la Renaissance éveille le même sentiment de familiarité que le Moyen Âge, qui survit étonnamment dans certaines régions du Brésil. La "littérature de cordel" (colportage), sortes de fabliaux improvisés par deux poètes qui discourent sur un sujet, abonde de thèmes médiévaux. Gilles Lapouge raconte cette anecdote savoureuse: Dans une région du Nordeste, dans un village très isolé du Rio Grande du Norte [...], un paysan assez âgé, quand il a su que je venais de France, m'a demandé des nouvelles de Roland. Cela ne m'étonne pas [...]. Chaque soir, les paysans du Nordeste chantent des complaintes: I'histoire des douze preux de Charlemagne, du traître Ganelon..., d'Amadis de Gaule. Le paysan se montrait soucieux. La 14 , Hélène VEDRINE, Les grandes conceptions de l'imaginaire, Paris: Le Livre de Poche, 1990, pp.45-46. 12 dispute entre Roland et Olivier ne lui disait rien de bon. Il n'aurait pas misé cher sur le bonheur de la belle Audel5. Le Nordeste regorge ainsi de thèmes et valeurs médiévaux, comme l'a si bien montré Ligia Vassallo, dans son étude16sur la survivance du Moyen Age dans cette région du Brésil, aussi bien dans la culture populaire que dans la production artistique. S'il est certain que le Brésilien d'aujourd'hui n'est plus celui trouvé par la flotte de Cabral, les points communs sont tels que l'on peut penser à une sorte de structure profonde, qui aurait été maintenue malgré ses cinq siècles d'histoire, ce qui - il faut le dire - n'est tout de même pas bien long... Mais dans cette courte histoire, colonisés par le Portugal et culturellement par la France, l'art, la littérature et la philosophie ont connu, au Brésil, les mêmes courants que de ce côté-ci de l'Atlantique. Si bien que notre drapeau, créé lors de l'indépendance en 1882, porte la devise positiviste "d'ordre et progrès" qui annonce paradoxalement le dernier de nos soucis, surtout en ce qui concerne l'ordre. Le vert et le jaune du drapeau viennent d'ailleurs symboliquement et par inadvertance le confirmer: c'étaient les couleurs attribuées aux fous au Moyen Agel7! De paradoxe en paradoxe, une personnalité finit toutefois par se forger. Le terme sauvage a été choisi volontairement. C'est politiquement incorrect, mais nous ne sommes pas là pour faire de la diplomatie! L'opposition à civilisé, policé, raisonnable nous convient parfaitement. Qu'il soit clair toutefois que nous, Brésiliens, ne revendiquons nullement d'être sauvages, dans le but de vouloir minimiser nos faiblesses, encore moins d'apparaître comme une victime qui venant d'un pays n'ayant pas la même tradition intellectuelle que l'occidentale chercherait à utiliser son infériorité comme atout. Non! Ces idées sont bien éloignées de nous: ni inférieurs ni victimes encore que sauvages... Cela nous sert tout simplement à désigner une manière de penser qui n'est pas intégrée à la tradition académique. Une manière de penser qui est profondément la mienne, avec ce qu'elle porte de maladroit, d'enfantin (de féminin, peut-être ?), de brésilien, de sauvage, d'indien. Cela n'exclut ni la connaissance, ni une 15 , Gilles LAPOUGE, Equinoxiales, Paris: Flammarion, 1977, p.168; cité par Pierre JONIN dans son édition de La Chanson de Roland, Paris: Gallimard, 1995 (1979), p.437. 16 Ligia VASSALLO, 0 Sertêio Medieval, Rio de Janeiro: Francisco Alves, 1993. Ce livre n'a pas encore été traduit en français. 17 cf. l'article de Michel PASTOUREAU, "Formes et couleurs du désordre: le jaune et le vert" in Médiévales, 4, mai1983, pp.62-73. 13 méthode, ni des moments où nous avons suivi - par mimétisme, sans doute, ou bien par mégarde... - la tradition cartésienne. Une recherche académique est l'antithèse de ce qu'aurait, a priori, envie de faire un sauvage. Il préférerait certainement "palper la vie et laisser monsieur Lévy-Bruhl étudier la mentalité prélogique" comme disait Oswald de Andrade, sauvage avisé, dans son Manifeste Anthropophage18. Mais le thème que nous avons choisi se prête à ces sauvageries intellectuelles. Étant lui-même un phénomène de marge, il supporte et exige même, parfois, une approche non systématisée. La complexité du problème - dégagé de son contexte historique - reste entière et aucune discipline ne lui a apporté un abordage - grille d'interprétation, disent les psychiatres aujourd'hui satisfaisant. Nous n'avons pas la prétention, ni l'intention, d'apporter des réponses nouvelles au problème posé par la fureur. Le simple fait de vouloir traiter la diversité des fureurs dans leur ensemble relève presque de la témérité. Notre idée de départ était qu'il y avait un sens dans l'association amour-art-mystique-magie. N'étudier qu'un seul de ces aspects viendrait infirmer cette idée. Il n'y aurait pas de sens non plus de travailler un seul auteur, ne fût-ce que Ficin, puisque l'intéressant était pour nous de voir bouger cette notion, entre l'Antiquité et Ficin d'abord, et ensuite, à partir de Ficinjusqu'à la fin de la Renaissance. Il faut l'avouer: au départ la complexité n'était pas aussi évidente. Quatre fureurs divines, une idée platonicienne récupérée comme tant d'autres au XVe siècle. De l'extérieur, du point de vue historique, cela semblait ne pas poser de problème majeur. Il suffirait de commencer par la mania/furor gréco-latine, Platon et Cicéron en tête, d'analyser ensuite les changements conceptuels apportés par Ficin dans son interprétation de Platon, et conclure en montrant les effets de la doctrine des fureurs dans la littérature, les arts et dans la philosophie de Giordano Bruno en particulier. Mais la distance que nous aurions voulu garder n'a pas duré longtemps: l'époque et le thème se sont avérés beaucoup trop séduisants pour que nous nous limitions au travail intellectuel du chercheur, d'autant plus que l'Indien-en-nous, toujours vivant, s'enfonçait joyeux dans un univers qu'il ressentait si proche du sien. Cet Indien a choisi sa Renaissance à lui, laissant de côté ce qui ne lui parlait pas aux entrailles (inquisitions et guerres, querelles philosophiques interminables, etc.) saisissant ce qui lui était familier ou résonnait comme 18 Oswald de ANDRADE, Manifeste Anthropophage, traduit par Jacques Thieriot (Revue d'Anthropophagie n° l, Première dentition, mai 1928) in Catalogue de l'Exposition Art Brésilien du 20e siècle, Paris: Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, déc.1987-fév.1988, pp.94-97. 14 tel (croyances farfelues, éclats de rire et fêtes, emportements et mythes). L'objectivité était encore une fois sacrifiée, mais le chemin tordu de l'Indien dans sa quête des fureurs aura peut-être, à la fin, quelque chose qui ressemble à du sens. 5. Le coup du Soleil Nous ne considérons la nature ni comme un réservoir de matières premières ni comme une source d'énergie: nous ne la concevons pas comme un capital productif. Elle est pour nous un lieu de fête et de culte, le lieu du soleil et de la beauté, et certainement la demeure des dieux. M.T. do AMARAL19 Les navigateurs n'ont pas cessé de se plaindre de cette chaleur intenable, de ce soleil dont on dirait, avec Chico Buarque, dans une chanson2o, qu'il ne se couchera plus jamais. Ne pas connaître les quatre saisons, être condamné à l'été pour toujours, nous oblige à reconnaître une filiation solaire et à en assumer les conséquences. D'abord la paresse, grande paresse, intercalée de grands élans presque héroïques, mais aussi le rire, l'enjouement, la légèreté (due à la transpiration ?..). De là, lorsqu'on se met à penser, on traduit une logique issue de cette omniprésence solaire. Difficile de dire, comment on pense différemment, mais c'est un fait. Puisqu'il n'y a rien de moins philosophique que ce type d'argumentation et rien de plus réel que ce constat - nous avions autrefois appelé tropicanalyse cette autre manière - Rabelais aurait sans doute trouvé mieux. .. Nous sommes depuis cinq siècles à la naissance, l'enfance ou l'adolescence, n'importe quoi, sauf à l'âge adulte. Tandis que par ici les plus belles utopies s'écrivaient, les tropes s'installaient là-bas comme la forme d'expression21. Le rythme solaire n'ayant rien à voir avec le rythme saturnien, nos génies arrivent et repartent en vingt-quatre heures. Les convictions aussi. Cela dépend de la chaleur - comment faire comprendre 19 AMARAL, art. cU., p.128. 20 Chico Buarque, Bye-bye Brasil, MPB (=Musique Populaire Brésilienne; nous utiliserons ce sigle pour désigner les citations extraites des chansons brésiliennes et dont nous ne possédons pas les références complètes). 21 l'image, la parabole est la forme d'expression que les gens simples comprennent et utilisent (Frank LESTRINGANT: "l'homme de la rue s'exprime par tropes, tout comme Jésus dans la synagogue à Capharnaüm", Une Sainte Horreur, Paris: PUF, 1996, p.17. 15 cela à un Européen? Le Soleil doit vraiment créer un sentiment d'appartenance. Je pense à une chanson de Milton Nascimento: Je viens du Soleil j'ai passé ma vie au soleiL.. je suis un enfant du Soleil et d'un Nouveau Monde [...] mais c'est dans le Vieux monde que je recherche le meilleur moyen d'utiliser la force que ce soleil m' apporte22. Les fureurs divines sont également solaires. C'est ApollonlPhébus/Soleil qui dira le dernier mot, après s'être accouplé à Dionysos. L'enfant du Soleil est téméraire. Il joue avec le feu et non seulement il brûle mais met en péril la terre entière. Traduction mythique: Phaéton, fils d'Apollon, voulant conduire à tout prix le char de son père (le Soleil luimême) le prend sans autorisation. Ne pouvant le contrôler il tombe et meurt. Son épitaphe: Ci-gît Phaéton, conducteur du char de son père; s'il ne réussit pas à le gouverner, du moins il est tombé victime d'une noble audac~3. La pulsion, à la fois enfantine et héroïque de Phaéton, concerne les furieux qui tenteront le pari fou d'être, eux-mêmes, les conducteurs de la fureur, et tomberont tragiquement de l'attelage. Folie. Tellement plus simple de se laisser conduire avec art24,de négocier une place dans le char, en copilote... C'est l'intelligence de la fureur, maîtrisée par la magie, dont l'exemple nous sera donné par les génies, Agrippa et Bruno. 22 Milton NASCIMENTO, 23 "Filho do Sol", MPB. OVIDE, Les Métamorphoses, Livre II, 325-328, Paris: 24 Les Belles Lettres, p.48. par ex. ces mots de Pic de la MIRANDOLE: "Laissons-nous conduire par les transports socratiques, qui peuvent nous placer hors de notre esprit afin de placer notre esprit et nousmêmes en Dieu" (De hominis dignitate, cité par Edgar WIND, Mystères païens à la Renaissance, trade Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris: Gallimard, 1992, p.189; traduction française du discours "Sur la dignité de l'homme" in PIC DE LA MIRANDOLE, Oeuvres philosophiques, Paris: PUF, 1993, p.29). 16 6. À propos de méthodes... Je ne vois qu'un moyen de savoir jusqu'où l'on peut aller: c'est de se mettre en route et de marcher. Henri BERGSON25 Le vaste champ, que recouvre la notion de fureur à la Renaissance, explique peut-être l'absence d'une étude générale sur ce thème. Il est pour le moins téméraire de ne pas restreindre ce champ à un ou deux auteurs ou bien à une ou deux acceptions de ce terme dont la polysémie ne facilite guère l'approche. Mais, restreindre le champ pour mieux cerner l'objet ne semble pas une méthode applicable au domaine de la fureur, car sa nature même est d'extrapoler, d'apparaître là où on ne l'attend pas, et sa fonction est toujours de repousser les limites, de cerner les marges pour se placer audehors, au-delà, ailleurs. Aussi, vouloir la cerner par un seul bout équivaudrait à ne rien cerner du tout. Un seul tentacule d'une pieuvre, que peut-il montrer de la pieuvre elle-même? Si on ne peut pas vaincre l'ennemi... il faut jouer avec ses armes. Une approche pluridisciplinaire s'impose donc avec tout ce que cela comporte de risque. Si l'aventure mérite d'être tentée c'est que la discipline de fond reste la philosophie, cet art du baladeur pour qui tout paysage est un paysage à prendre, à ne pas négliger, à parcourir et à essayer de comprendre. La pluridisciplinarité ne fonctionne plus que comme ces lunettes aux verres teintés que l'on peut choisir ou non de mettre à un moment donné. 7. Mania et furor: approche philo logique L'apparition du signifiant furor dans le sens de délire divin peut être datée: c'est Cicéron qui l'inaugura pour traduire le sens de la theia mania de Platon26. Puisque le terme subsiste encore de nos jours, et que son sens a naturellement subi des modifications, il n'est pas inutile de situer d'ores et déjà ces différences. Dans le Littré, nous trouvons neuf significations pour le mot fureur: 1) folie frénétique; 2) passion excessive pour une personne; 3) passion excessive pour une chose; 4) habitude inopportune de faire quelque chose (familièrement); 5) colère extrême; 6) emportement, violence; 7) agitation 25 26 Henri BERGSON, L'énergie spirituelle, Paris, 1949, p.2. , CICERON, Tusc., III, 5. Voir infra p. 60. 17 violente de choses inanimées; 8) transport qui ravit l'âme, fureur divine; 9) au pluriel, se dit des emportements, des transports de tout genre. Nous retenons de cette liste trois notions générales: folie, passion excessive, emportement. Ces trois sens sont déjà présents dans le mot latin furor que, selon Panofsky27, Cicéron aurait inventé. S'il ne l'a pas vraiment créé, on lui devra quand même l'ingéniosité de l'avoir rendu aussi complexe. La signification de passion excessive, celle qui prédomine de nos jours, est aussi donnée par Cicéron, quoiqu'elle soit absente de la mania grecque. Celle-ci garde le double sens de folie et emportement de l'âme. La notion de fureur divine s'est limitée, à la Renaissance, aux cercles cultivés et toujours en rapport à la théorie platonicienne. Il est curieux d'observer que le Vocabulaire des Académiciens de la Crusca (1612), guide sémantique pour la Renaissance, ne retient pas le sens positif de la fureur. Le furore est: furia, impeto imoderato predominante la ragione, pazzia (lat. furor, insania )28. Malgré son ambiguïté, les auteurs de l'époque n'ont pas hésité à nommer furor le délire divin29.Le furor ou fureur ou furore, retrouvé ça et là dans la littérature du XVIe, a dû embarrasser plus d'un traducteur français. Ainsi, Jean Servier, dans sa traduction d'Agrippa remplace furor par transe. Leur intention devait être la meilleure: la fureur aujourd'hui ne renvoie pas à l'inspiration divine. Comme nous venons de le montrer, le double sens de la fureur existait à la Renaissance, si bien que, souvent, on retrouve, chez le même auteur, tantôt une fureur platonicienne tantôt une fureur 'vulgaire' sans autre précision que le sens même du texte3o. 27 E. PANOFSKY, F. SAXL et R. KLIBANSKY, Saturne et la mélancolie, Paris: Gallimard, 1989, p.397. Suivant l'usage devenu courant nous nous référerons simplement à Panofsky comme auteur de cet ouvrage. 28 Vocabolario degli Accademici della Crusca, con tre indici delle voci, locuzioni et proverbi Latini e Greci, posti per entro l'Opera, Venise, Giovanni Alberti, 1612, p.373. (Cité désormais 'Crusca'). 29 Ajoutant ou non l'adjectif qualifiant la fureur de divine, héroïque ou d'Apollon, Vénus, etc. Quelques exemples: chez Agrippa, les moyens de vaticiner dans l'absence de l'esprit sont lefuror, le rêve... 30 Par exemple Les Regrets de Du Bellay, Ronsard et même Ficin chez qui la fureur est si liée à Platon qu'elle se passe de l'adjectif "divine" ; on la retrouve également dans son sens négatif comme qualité des emportements martiens. 18 Chez ceux qui ont repris le thème de l'inspiration divine, la fureur a fait assez de ravages pour passer inaperçue. Solidaires d'un monde, recréé de manière tout à fait insolite, les fureurs divines ont connu leur renaissance, apogée et mort, main dans la main avec ce monde nouveau. L'un ne va pas sans l'autre. Le monde configuré31 par les humanistes n'aurait pas été aussi fécond sans les fureurs divines lui donnant l'élan pour s'élargir; de même, les fureurs n'auraient pu entreprendre leur envol en dehors d'un monde d'espaces infinis, car elles poussent à la rupture des limites, tout en se créant à chaque fois des limites nouvelles: dynamique prométhéenne du vivant philosophe. 8. L'arrière-plan philosophique: cannibalisme et théophagie Le Portugal a habillé le sauvage. Il faut le remettre à poi/. Pour qu'il se baigne à nouveau dans son 'innocence joyeuse' perdue et que le mouvement anthropophage maintenant lui restitue. L'homme Oe parle de l'homme européen, vade retro) s'est mis à chercher l'homme en dehors de l'homme. Et lanterne à la main: philosophie.{..]Nous voulons l'homme sans le doute, sans même la présomption de l'existence du doute: nu, naturel, anthropophage32. On sait combien peut changer une notion selon le contexte philosophique dans lequel elle se déploie. Par philosophique, nous entendons ici la vision générale du monde ou, plus précisément, les variations possibles de la manière de les voir présentes dans chaque époque. Les fureurs, en tant que phénomène, impliquent toujours une relation à l'autre et cet autre est, la plupart du temps la divinité. Dans l'Antiquité, les sujets porteurs de sens, c'est-à-dire les dieux, étaient perçus en dehors de la personne. Heureusement, ces dieux transitaient sans cesse parmi les hommes grâce à la perméabilité dont nous avons déjà parlé, et le savoir était ainsi parfaitement accessible. La proximité se déployait dans le jeu des métamorphoses qui permettait concrètement le rapport du divin à l'humain. La Renaissance a su récupérer la proximité perdue, ou effacée, pendant les siècles où Dieu dématérialisé (non plus anthropomorphe) jouait à cachecache, obligeant l'homme à se dématérialiser, lui aussi, s'il voulait Le rencontrer. Ramenant sur scène les divinités grecques, on les tutoyait à nouveau mais, à cette différence près, que désormais c'est l'homme qui donnait du sens aux dieux. C'est lui qui façonnait le lieu de rencontre, dans 31 voir François ROUST ANG (Qu'est-ce que I 'hypnose?, Paris: Minuit, 1994, p.31) qui reprend l'expression de Heidegger, "L 'homme configurateur de monde". 32 Oswald de ANDRADE, Revista de Antropofagia, ano 1, n° 1, primeira dentiçào, mai 1928. 19 la mesure où c'est lui qui a su rétablir le lien. Il y a là tout un travail de mise de symboles pour que la communication se rétablisse. Mettre en place des symboles signifie redonner un statut de corps à une chose. Nous faisons la différence entre corps et chose en ceci que le corps est une chose capable d'être animée, tandis que la chose reste un pur objet. Par exemple, en regardant la Lune nous reconnaissons l'astre, la chose qui compose l'univers. Ou bien, nous y voyons Sélène ou Diane. La Lune devient alors, dans ce dernier cas, un corps que l'on peut habiter de sens et, à partir de là, établir des liens. Dans l'exercice de cet art de marier choses et symboles, le concret et l'abstrait n'ont aucun mal à coexister. La perméabilité - entre le haut et le bas, le dehors et le dedans - se joue d'une tout autre manière qu'en Grèce, parce que maintenant l'homme qui n'était corps - habité - que dans le contact avec la divinité, a avalé la divinité (théophagie) et deviendra à part entière un corps-sujet33. Il n'attend plus, du dehors, le savoir divin puisqu'il le porte en lui. Mais, la connaissance n'est pas possible pour le corps s'il ne se met pas en rapport avec autre chose. Et le dehors - les divinités du dehors - étant plus grandes en taille que celles du dedans (l'homme-miniature) c'est en lui qu'on se projette pour accéder à la connaissance. Il faudrait maintenant situer le terme philosophique que nous avons employé plus haut comme vision du monde. La philosophie qui se produit dans le contexte qui vient d'être décrit, si l'hypothèse est juste, ne peut se limiter à une vision ni même à une manière de voir car la vision garde de la distance avec ce qu'elle voit. La philosophie de la Renaissance ne s'arrête pas au regard, elle absorbe ce qu'elle voit avec l'appétit d'un mage: le plaisir de transformer. Tout ce qu'on voit à l'extérieur et que l'on dignifie en tant que corps est ingurgité et prend place à l'intérieur (dans le corps-âme de l'homme). Mais, on ne se débarrasse pas aussi facilement de l'idée de l'âme pure, chose intouchable et pont avec le dieu intouchable: on finit par avaler l'âme, elle aussi, et elle devient lieu dans le corps. De là toutes ces représentations spatiales, métaphoriques certes, mais qui font, tout de même, de l'âme un lieu d'action: châteaux, forteresses, anatomies ou théâtres de l'âme. Les fureurs seraient alors la mise en branle de ce monde de relations. C'est l'état thymique34 à travers lequel les liens prennent vie et font bouger - ou remise - en place 33 Dans le dernier et apocryphe repas de Rabelais, on retrouve dans le menu, entre autres, "le veau de la vache 10 mal gardée jadis par Argus [...], "le cygne en qui se transforma Jupiter pour l'amour de Léda", "le cerf en quoi fut transformé Actéon..." (Cinquième Livre, Chap.32 bis, éd. Guy Demerson, Paris: Le Seuil, 1997, p.355). 34 l'expression appartient au vocabulaire psychiatrique et renvoie à la qualité d'une émotion. 20 les lieux. C'est l'émotion qui crée, c'est l'imagination dans le comble de son art. C'est le résultat d'un bon repas, c'est-à-dire lorsque, après la pleine absorption des grands symboles, le petit corps de l'homme (ou de l'âme, c'est pareil) se dilate, grossit et finit par enfanter de manière plus ou moins parfaite les archétypes divins du dehors. Lorsque la magie de la fureur n'est pas active, on pourrait avoir l'impression d'un repas mal réussi: comme chez Léonard qui se plaignait de la dissemblance entre son disegno mental et son oeuvre; mais quand c'est la fureur qui mène la rencontre des deux mondes (homme/cosmos) c'est l'extase, la mort, la plus-que-vie. En ce sens la fureur se cache derrière le désir et dévoile pour chacun la taille de son appétit: Que l'appétit bouillant en l'homme, Est son principal Dieu en somme?5 9. Plan du voyage Tout compte fait, sentir est la meilleure façon de voyager... Fernando PESSOA36 Lorsque l'on part du Nouveau Monde, à radeau et en solitaire, pour retrouver ses ancêtres on n'est pas moins à l'abri des intempéries et détours de parcours que les navigateurs qui ont fait le parcours inverse. Avant d'arriver en Italie au début du Xye siècle, nous nous sommes retrouvés à Athènes, au lye siècle avant Jésus-Christ (fallait-il préciser encore que tout déplacement se fait aussi dans le temps ?). Nous sommes arrivés le jour d'une promenade de Socrate avec Phèdre et, de là avons laissé le radeau pour parcourir à pied les divins délires grecs, jusqu'à leur aboutissement latin. Le séjour a duré une centaine de pages et nous avons failli y laisser notre peau. Non pas que les Grecs aient voulu nous manger comme les Tupinambas mais leur rapport avec les dieux était si séduisant et rappelait tellement le syncrétisme brésilien que nous nous sommes sentis un peu chez nous. Des dieux et des démons qui nous pénètrent et nous guident, qui se transforment pour mieux nous féconder, et nous métamorphosent dans une infinité de possibles à vivre: que des similitudes avec le Brésil, la Connaissance en moins. 35 , Jean de LERY paraphrasant Virgile (in Histoire d'un voyage fait en Terre de Brésil (1578), éd. LESTRINGANT, Paris: Le Livre de Poche, 1994, p.91). 36 Fernando PESSOA, "Salut à Walt Whitman" in Oeuvres poétiques d'Alvaro de Campos, trad. M. Chandeigne et P. Léglise-Costa, Paris: Christian Bourgois, 1988, p.116. 21 Nous sommes enfin arrivés aux environs de 1500 en Europe occidentale, mais au lieu de Ficin, il y avait Personne au port. Et au lieu des fureurs divines, il nous a fait rencontrer toutes sortes de folies. Nous avons dû faire avec: d'abord la folie et ensuite la fureur (d'abord le fie1...). Folies burlesques et littéraires que nous avons placées sous la forme d'Intermède, comme le moment du repos après la randonnée grecque. Personne est le sujet qui esquive son identité. Jongleur, espiègle, fou, bouffon il nous a présenté une partie de sa noble famille: des chevaliers Don Quichotte et Orlando, des artistes comme Eulenspiegell, des marins qui embarquaient dans la Nef des Fous, et d'autres qui, accusés d'avoir un grain de folie, les pauvres, devaient se laisser ouvrir la tête pour extirper le corps étranger. Ayant compris que les symboles étaient des repères fondamentaux nous avons jugé utile de cataloguer les plus courants utilisant pour cela les Mythologies de l'époque. Sans la compréhension de leur force et de leurs interférences dans la structure même de la pensée, on ne pourrait jamais aborder par exemple les Fureurs Héroïques de Bruno. Actéon est-il transformé en cerf et mangé par ses propres chiens parce qu'il a surpris Diane dans son bain? On est là bien au-delà de la simple fable dont Ovide nous régalait. Les mythes grecs ne sont plus un jeu d'enfants. Le troisième chapitre s'ouvre avec le sage Ficin et son monumental travail pour redonner aux hommes le platonisme perdu. On y retrouvera non seulement la théorie des fureurs divines mais les semences de cette magnifique forêt artistique, ésotérique et philosophique que l'on verra cultivée en Europe après lui. L'un des plus féconds débordements des fureurs divines de Ficin s'est manifesté en France. Les poètes/prophètes ont bu avec avidité les nouveaux breuvages de l'amour, du savoir hermétique, de la musique et de l'inspiration. La France devint un carrefour de l'Europe et dans cette intersection on assistera aux premiers ballets de cour. Un chapitre leur a été dédié. Ensuite la notion de mélancolie, au XVIe siècle, est passée rapidement en revue. La folie du Tasse illustre les débuts de l'enfermement des fous dans les asiles. Agrippa de Nettesheim, personnage faustien, a compilé tous les savoirs hermétiques de l'époque dans son livre, La Philosophie Occulte ou la Magie, où l'on retrouve la fureur à la charnière entre l'emportement passif et l'élan actif du mage par le biais de ce que nous pourrions appeler une philosophie de la croyance. Ce personnage est connu des littérateurs à travers la parodie rabelaisienne du Herr Trippa et considéré par les occultistes contemporains comme le père de leur art. 22