Monalisa Carrilho de Macedo
Les fureurs
à la
Renaissance
L'HARMATTAN
La Philosophie en commun
Collection dirigée par Stéphane Douailler,
Jacques Poulain, Patrice Vermeren
Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée,
l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un
individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les
querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément
supplanté tout débat politique théorique.
Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage.
S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage
du jugement le désir de tout soumettre à la critique du vrai y
soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à
l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient
contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les
enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la
falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des
sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de
leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la
philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité
jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le
débat critique se reconnaissait être une forme de vie.
Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les
philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des
institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de
Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de
cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en
commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce
qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la
dénégation et du refoulement de ce partage du jugement.
Dernières parutions
Maria Beatriz GRECO, Rancière et Jaco tot, une critique du
concept d'autorité, 2007.
Eliana HERRERA-VEGA, Trafic de drogues et capitalisme,
2006.
Bruno BESANA et Oliver FELTHAM (directeurs), Écrits
autour de la pensée d'Alain Badiou, 2006.
Jean-Claude BOURDIN (Sous la direction de), Les Lumières et
l'idéalisme allemand, 2006.
Jean-Edouard ANDRE, Heidegger et la politique, 2006.
-1-
Le fond et la forme
Ce travail tourne autour du problème du sujet. Par négation. La fureur
divine est en effet, à l'origine, un raptus de l'esprit. Il s'agit d'un
phénomène le sujet en tant qu'acteur est absent. Moment d'exception,
d'exclusion, d'ekstase où, toutefois, aux dires des philosophes mystiques et
poètes, l'être n'a jamais été aussi présent. Paradoxe qui touche directement
la notion de raison. Enfin, le sujet passible de fureur divine n'est pas
n'importe quel sujet, c'est un être d'exception.
L'époque que nous avons à étudier est, elle aussi, dans l'histoire, une
époque d'exception. Par sa courte durée puisqu'il est convenu d'appeler
"Renaissance" la période qui va de la prise de Constantinople par les Turcs
en 1453 jusqu'en 1600 environ.
D'exception en exception, nous sommes au tour de la marge. Mais la
marge fait si bien son tour qu'à force de la mettre en relief nous retrouvons
au milieu un dessin, le dessin de la norme. C'est en ce sens que le sujet
devient central lorsque l'on étudie l'absence de sujet. C'est Personne, le
Niemand qui, dans la forme, peut le mieux représenter ce lieu mystérieux
que devient l'homme lorsqu'il est habité, sur-habité, par des forces, des
dieux, un désir brûlant qui seul transforme, métamorphose Personne en
quelqu'un ou quelqu'un d'autre. Cette énergie est solaire. Pour essayer de
comprendre la logique de ce phénomène, les Anciens le savaient, il faut
s'armer de symboles, raconter des histoires, suivre le sens des tropismes. La
fureur mérite bien une place dans la philosophie, à condition que celle-ci
puisse danser avant de se mettre à écrire.
Ne faut-il pas, en effet, qu'il y ait des choses au-delà desquelles on
danse et que l'on franchit en dansant ?1
Les philosophies dansantes sont celles qui jaillissent d'une fatigue du
corps plutôt que d'une nécessité de comprendre. La réflexion n'est pas, dans
cette logique là, l'activité fondatrice de l'être humain comme un animal
IFriedrich NIETZSCHE, Zarathoustra, traduction G. Bianquis, Paris: Aubier-Flammarion,
1969, p.l 05.
rationnel. Elle est activité secondaire, c'est le repos après la danse dont elle
garde pourtant la pulsation du mouvement. C'est une philosophie
productrice de scénarios les concepts sont presque des accessoires, et la
noble tâche de l'investigation méticuleuse dont s'investit le philosophe, pris
au piège de raisonner avant de vivre, n'est pour elle qu'un jeu d'enfants
insensés. Philosophie dont le savoir n'est jamais dissocié d'un savoir-vivre,
d'un savoir-faire ou plus exactement, dans le cadre de notre travail, d'un
savoir-croire. La fureur est un instant d'exception qui nous lance dans les
aléas de la Fortune ou de la grâce divine. Elle rencontre dans sa marginalité
l'imagination, fée du logis des magiciens, devenue folle et restée longtemps
au chômage lorsque les messieurs propres sont arrivés sur le marché...
Fureur et imagination ont toujours aimé les recoins et l'imprévu: elles
habitent les faubourgs de l'âme comme dit Jean de la Croix2, faubourgs à
l'époque signifiant fors bourgs, banlieues des villes organisées3 . Avant de
prendre en main la fureur, je vous propose un détour d'imagination et de
marge. Puisque cette recherche est profondément imbriquée dans mon
appartenance à un pays né de ces fureurs renaissantes, quelques explications
s'imposent.
1. L'Acte de Naissance
(Océan Atlantique, avri/1500, dans la Caravelle de Cabral)
Sueur de la terre, -la mer!
EMPÉDOCLE, frag.55
Dans quelques jours, mon pays sera découvert. De l'autre côté de la
mer, l'Europe se trouve en pleine Renaissance. Marsile Ficin est mort
l'année dernière, mais ses traductions et ses commentaires de Platon ne
cessent de se répercuter sur les arts, la littérature et la philosophie. Le
Nouveau Monde a été découvert, il y a déjà huit ans, mais la découverte de
mon pays sera un peu plus tardive. Cette fois-ci, ce n'est pas à Colomb que
reviendra la paternité mais à un Portugais sans grande notoriété, Pedro
Alvares Cabral. Le récit de la découverte a été fait par un secrétaire du roi,
Pero Vaz de Caminha, dans la fameuse Lettre qui le rendra célèbre et qui
fera office d'acte de naissance du Brésil.
2"ces faubourgs sont les sens intérieurs: la fantaisie, l'imagination et la mémoire [...] aussi
nous pouvons donner le nom de faubourgs aux puissances et aux sens de cette partie
sensitive: ce sont les faubourgs hors de la cité" (Jean de la CROIX, Le Cantique spirituel,
trad. du Père Grégoire de Saint-Joseph, Paris: Seuil, 1995, p.198.)
3Si l'on pense à des villes-folles comme Rio de Janeiro, lesforsbourgs de l'imagination sont
dans le bourg et bien placés sur des collines d'où l'on peut tout voir: les favelas.
6
2. Paris, 1992 : l'étonnement du sauvage
Bizarre cette brusque naissance / existence d'un peuple et d'un pays. La
loi est venue d'ailleurs, quelqu'un a dit qu'on existait, avant on ne le savait
pas. Première imposition du dominateur et, peut-être, la plus lourde en
conséquences. On rentre d'un coup au milieu d'une histoire, et ce n'est pas
la nôtre. Comment rentre-t-on dans le temps? Le temps arrive-t-il par la
mer?Il est évident que le temps y était. Mais, c'était un autre temps, un
temps nommé par l'autre «primitif». Temps primitif (ou non-temps) et
temps civilisé, les deux se feront représenter par le futur brésilien4.
Le temps primitif, nous pourrions l'appeler mythique comme le font les
ethnologues et les historiens des religions. Ce temps-là ne se confond pas
avec le temps chronologique, on le sait. La réalité ne se présente donc pas
comme une suite logique de faits, elle est complètement imbriquée avec une
perception imaginative du monde. Le temps non filtré par la raison échappe
à toute causalité.
Seules nous concernent nos propres naissances. Celle de l'Humanité,
celle de la Raison-en-nous, celle de notre corps. Nous, nous de l'autre côté,
nous avons de surcroît une naissance bâtarde: nous sommes nés en tant que
peuple au beau milieu de votre histoire. Éclosion d'une préhistoire dans
l'histoire et dans ce temps arrivé en bateau... Le temps arrivé avec la flotte
de Cabral est le temps civilisé, temps efficace, linéaire et raisonné qui saura
s'imposer sans difficulté. Il apporte son beau cadeau empoisonné, les idées
de progrès, d'évolution, de mort.
S'il s'agissait simplement d'une superposition temporelle, le temps
logique l'emporterait sur le temps mythique, le phénomène serait banal. Ce
qui constitue à mon avis l'intérêt et la complexité du phénomène brésilien,
c'est que le métissage des gens conduira au métissage des temps. Disons
plutôt une greffe du temps, comme pour la raison ou la logique. Nous ne
nous lassons pas de le mener en bateau, ce temps arrivé par la mer...
Puisque l'instant est toujours plus puissant que la durée, nous avons fait
notre pari: Sauvage, Indien ou Brésilien, nous nous mouvons dans l'histoire
au rythme saccadé des percussions. Enfants dionysiaques, seuls comptent
l'éclosion, le spasme, la convulsion, le présent. Goût de l'éphémère et de la
4Marcio Tavares do AMARAL, dans un article sur quelques aspects de la "mentalité"
brésilienne, et notamment sur le rapport à la temporalité, appelle "temporalité naturelle"
"notre" temps l'absence des notions comme I'histoire et le progrès, rend notre être-au-
monde "passablement difficile à comprendre pour un Européen moyen" ("Le Brésil au jour le
jour", trad. Alice Raillard, in Traverses, Paris, 1985, p.127).
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