MISSOFFE Prune Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne UFR 10 : Philosophie (Master 1) Parcours Philosophie et Société La pertinence du critère d'irrégularité dans la définition de la figure du terroriste Jean-François KERVEGAN Mai 2015 L’Université n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans le mémoire ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur. SOMMAIRE Sommaire ………………………………………………………………………… p. 2 Remerciements …………………………………………………………………… p. 3 Propos préliminaires ……………………………………………………………... p. 5 Introduction ………..…………………………………………………………...… p. 9 Première partie : L'irrégularité, un critère central dans la définition de la figure du terroriste ………………………………………………………………………….. p.21 Deuxième partie : L'irrégularité, un critère intimement lié à l'évolution des intérêts géopolitiques des instances régulières …………………………………………… p.35 Troisième partie : L'irrégularité, un critère qui occulte l'expression d'un jugement de valeur …………………………………………………………………….………. p.50 Conclusion ………...………………………………………………………….….. p.66 Bibliographie ……………………………………………………………….……. p.68 2 REMERCIEMENTS Les premières lignes de ce mémoire sont dédiées à toutes les personnes qui m'ont accompagnée dans ce travail. Mes premiers remerciements vont à Monsieur le Professeur Jean-François Kervegan qui accepta spontanément de suivre l'évolution de mes réflexions et me guida dans mes premières lectures vers ce qui fut à la fois mon point de départ –la lecture de Carl Schmitt– et l'aboutissement de ces réflexions –les interrogations exposées dans son article « Une autre guerre, ou d'autres dieux ? ». Je souhaiterais également remercier ici Laurent Lavaud et Stephen Pethick, professeurs de philosophie, qui ne liront probablement jamais ce travail mais qui ont fait naître en moi une véritable envie de m'adonner plus avant à des réflexions philosophiques. Ils n'ont eu de cesse d'encourager leurs étudiants à adopter une approche éminemment personnelle et une vision mettant en perspective, par une application concrète au monde qui nous entoure, les idées développées. Je remercie chaleureusement mes ami-e-s qui ont accepté, voire même parfois souhaité, relire ces quelques réflexions. Je pense tout particulièrement à Tom Deschamps, Anaïs Galy, Anaïs Lambert, Alice Lepeuple et Sophie Malliarakis. Je n'oublie pas mes compagnons de travail qui ont su rendre ces journées agréables. Je pense ici en particulier à Amna Aounallah, Emma Danède, Agathe Foucault, Musa 3 Gueye et Ségolène Reynal. Je ne remercierai jamais assez mes parents. Au-delà de leur enthousiasme constant à relire mes travaux, c'est surtout leurs encouragements incessants et leur foi en moi que je souhaiterais ici saluer. Un dernier et tout particulier merci à mon frère, Quentin Missoffe, qui initia cette réflexion en m'offrant le livre de Noam Chomsky, 11/9 : Autopsie des terrorismes, dont la lecture a nourri de nombreuses interrogations ici posées. 4 PROPOS PRELIMINAIRES A titre préliminaire, je souhaiterais consacrer ici quelques lignes à l'explicitation du cheminement réalisé et de la méthodologie adoptée au cours de ce travail. Étudiante en droits de l'homme en parallèle de mes études de philosophie, il me semblait tout d'abord évident de consacrer ce travail à un sujet de philosophie du droit, aux teintes de philosophie politique. Comment, philosophiquement, peut-on appréhender l’organisation sociale qui est la nôtre, et dans quelle mesure le juridique est-il pertinent et acceptable comme encadrement d’une telle organisation de la société ? Tel était mon questionnement initial. Plus précisément, il s'agissait d'aborder la notion de terrorisme sous l'angle des interrogations suivantes : quelle éthique pour l’approche juridique du terrorisme, notion pourtant difficilement définissable en ellemême (i.e. sans implication du fait social, notamment par la détermination de l’entité au pouvoir) ? Quelles implications d’un tel « concept » juridique sur le corps social ? Une approche uniquement juridique n'aurait pu permettre à elle seule la mise en perspective de la palette d'intérêts du sujet. Plongée dans mes lectures aux approches volontairement diversifiées (philosophique, juridique, sociologique, sciences politiques), j'ai rapidement pu constater l'étendue des questionnements qui en découlaient. Il m'a dès lors semblé très important de circonscrire précisément le sujet, pour éviter de tomber dans l'écueil d'un résumé des ouvrages étudiés. Débutant mes lectures par Carl Schmitt, et gardant en tête mon sujet 5 initial qui avait fortement stimulé ma poursuite d'études en philosophie, c'est assez naturellement que j'en suis arrivée à m'interroger sur un critère de définition en particulier : celui de l'irrégularité. Une telle délimitation du sujet, dont je redoutais alors presque la précision, s'est pourtant encore révélée extrêmement vaste. J'ai ainsi fait le choix, tout en tentant de conserver un esprit critique sur la circonscription du sujet au cours des développements, de lui consacrer toute la réflexion que j'estimais nécessaire afin de rendre compte de son intérêt. Notamment, il m'a semblé essentiel, en dépit de la place qu'elles prenaient, de conserver l'ensemble des références utilisées dans les notes de bas de page. De même, une large place a été volontairement accordée à l'introduction qui joue le difficile rôle d'explicitation du sujet et de la problématique qui l'accompagne, tout en se gardant d'exposer une définition du terrorisme, au vu de la difficulté d'une telle tâche et de l'effet sclérosant que l'adoption d'une définition dès l'introduction aurait pu avoir sur l'ensemble des développements. J'espère néanmoins que la longueur de ces propos n'auront ni ennuyé mon lecteur, ni retiré au sujet l'intérêt de la précision de son intitulé ou aux propos leur pertinence. Bien entendu, un travail scientifique comme celui de l'écriture d'un mémoire impose à son auteur une recherche d'objectivité, dans le sens où le constat doit primer sur le jugement. La finalité même de ce travail m'a ainsi semblé être l'explicitation sous la forme d'un raisonnement construit, et le plus objectif possible, d'une idée pressentie qui apparaissait extraite du champ de vision de la société. Cependant, je me permettrai de reprendre ici les propos de Magali Uhl qui termineront ces quelques lignes pour indiquer mon sentiment relatif à l'existence nécessaire d'une part de subjectivité dans le travail abordé et qui aura, je l'espère, été honnêtement assumée : 6 « « La société est subjective, écrit Theodor W. Adorno, parce qu'elle renvoie aux hommes qui la forment – et parce que ses principes d'organisation renvoient à la conscience subjective ». Il en découle que les sciences humaines doivent considérer cette subjectivité-là non pas comme un obstacle à neutraliser, éliminer, refouler – au nom de la fameuse distanciation objectivante et de la neutralité scientifique –, mais comme la substance, la vie, la force et la finalité mêmes de la recherche ».1 1 M. Uhl, Subjectivité et sciences humaines : essai de métasociologie, Beauchesne, 2005, p.22, citant Theodor W. Adorno, « Introduction », in De Vienne à Francfort, La querelle allemande des sciences sociales (collectif d'auteurs), op. cit., pp.32-33 7 « Saint Augustin raconte l'histoire de ce pirate capturé par Alexandre le Grand, qui lui demanda comment il osait « molester la mer ». L'autre répondit : « Et toi, comment oses-tu molester le monde entier ? Comme je n'ai qu'un petit navire, on m'appelle voleur ; et toi, qui possèdes une vaste flotte, on t'appelle empereur » Noam Chomsky, terrorisme Pirates international et Empereurs : dans le Le monde contemporain2 2 N. Chomsky, Pirates et empereurs : Le terrorisme international dans le monde contemporain, traduit par J. Maas, Fayard, 2003, « Introduction à la première édition (1986) », p.39 8 INTRODUCTION Le 16 mai 2014, Alexandr Koltchenko, étudiant et militant syndical criméen connu pour ses engagements en faveur des droits humains et du droit de chaque peuple à décider de son avenir, a été enlevé par la police russe et accusé de faire partie d'un groupe terroriste suite à l'organisation de manifestations pacifiques de protestation contre l'occupation militaire.3 Ces faits dont nous commémorons le premier anniversaire illustrent le seul consensus qui semble aujourd'hui entourer la notion de « terrorisme » : l'absence de définition sociologique consensuelle dans la sphère académique.4 Les propositions de définitions, particulièrement larges, insistent alternativement ou concomitamment sur la fin poursuivie –forcer l'avènement de visées politiques, à la différence d'organisations criminelles–, les moyens utilisés – tout acte violent ou menaçant dirigé contre des non-combattants et visant à l'intimidation– et les effets psychologiques –qui forment un grand écart avec les effets réels, le terrorisme agissant comme un « multiplicateur de rendement »5 notamment par la mobilisation médiatique qui l'entoure. Face à une telle abondance, nombreux sont les constats d'une définition impossible.6 3 4 5 6 Voir notamment le tract réalisé par la Ligue des Droits de l'Homme : http://www.ldhfrance.org/liberte-alexandr-koltchenko-antifasciste-crimee-kidnappe-emprisonne-letat-russe3/ Voir C. Marchetti, Les discours de l'antiterrorisme : Stratégies de pouvoir et culture politique en France et en Grande-Bretagne, Thèse pour le doctorat en Science Politique de l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris I), sous la direction de P. Braud, présentée et soutenue publiquement le 6 janvier 2003, p.3 : « Divisés, les spécialistes ne semblent d'accord que pour souligner le caractère fort peu satisfaisant d'un concept sans cesse mouvant et protéiforme » J-F. Gayraud et D. Sénat, Le terrorisme, Que sais-je?, PUF, 1982, p.23 Voir K. Zulaika et W.A. Douglass, Terror and Taboo : The Follies, Fables and Faces of Terrorism, New York, Routledge, 1996, p.92 : « The quest for quintessential distillation by which 'terror' could be encapsulated, diagnosed under laboratory conditions, defined in 9 Juridiquement, la volonté d'incrimination –autant symbolique que stratégique– rend nécessaire le passage définitionnel. Le défi7 est dès lors de déterminer l'essence de cette notion, de saisir sa singularité en dépit de la pluralité des visages qu'elle donne à voir.8 Un défi que la Société des Nations a tenté de relever dans sa Convention pour la prévention et la répression du terrorisme, en définissant les « actes de terrorisme » comme « des faits criminels dirigés contre un État et dont le but ou la nature est de provoquer la terreur chez des personnalités déterminées, des groupes de personnes ou dans le public ».9 Cependant, la Convention n'est jamais entrée en vigueur, notamment en raison semble-t-il des insatisfactions relatives à une telle définition qui « ne permet pas de se représenter précisément les comportements constitutifs du terrorisme ».10 Les rédacteurs avaient pourtant pris soin d'ajouter un deuxième article « énumérant des actes susceptibles d'une qualification terroriste lorsqu'ils remplissent les conditions de l'article 1er ».11 Dans le même sens, les années 1970 ont vu le Comité spécial sur le terrorisme international de l'Organisation des Nations Unies dresser le constat de l'impossibilité à définir une telle notion, et la carence sur 7 8 9 10 11 precise terms, and finally be conquered and extinguished for the benefit of manking, is an academic illusion ». Voir également J.-F. Gayraud, « Définir le terrorisme, est-ce possible, est-ce souhaitable ? », RICPT, 1988, n°2, p.188 Voir L. Hennebel et G. Lewkowicz, « Le problème de la définition du terrorisme », in Juger le terrorisme dans l’État de droit, L. Hennebel et D. Vandermeersch (dir.), Bruylant, Bruxelles, 2009, pp.17-59, p.18 : « certains n'ont pas hésité à comparer la recherche d'une […] définition [universelle légale du terrorisme] à la quête du Saint Graal », se référant à G. Levitt, « Is Terrorism Worth Defining ? », Ohio Northern University Law Review, vol. 13, 1986, p.97 Voir M. Delmas-Marty et G. Timsit, « Préface », Modèles et mouvements de politique criminelle, Paris, Economica, 1983, p.7 Convention pour la prévention et la répression du terrorisme, Genève, 16 novembre 1937, Société des Nations, Article 1, alinéa 2 : http://dl.wdl.org/11579/service/11579.pdf J. Alix, Terrorisme et droit pénal, Etude critique des incriminations terroristes, Thèse pour le doctorat en droit de l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris I), sous la direction de G. Giudicelli-Delage, présentée et soutenue publiquement le 9 décembre 2008, Nouvelle bibliothèque de thèses, Dalloz, 2010, p.29 Ibid, p.29 10 ce point en droit international semble dès lors avoir été admise 12 face, notamment, aux reconnaissances controversées du droit à l'autodétermination 13 et du terrorisme d’État.14 L'absence de consensus sur une définition légale unique n'abolit pas tout régime et toute définition juridiques du terrorisme, mais favorise l'adoption d'une méthode de liste descriptive.15 Les actes terroristes désignés renvoient à des comportements déjà prohibés par le droit commun,16 tout en formant une catégorie sui generis. Ainsi, en droit français, ils sont définis comme les faits commis « intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ».17 Cette pluralité d'actes matériels constitutifs est alternative, créant dès lors, « sous couvert d'unicité, une pluralité d'incriminations terroristes, et tradui[sant] le caractère artificiel d'une incrimination unique ».18 Sont ainsi combinées les méthodes déductive et inductive. La première renvoie à une définition générale incluant l'ensemble des actes 12 13 14 15 16 17 18 Voir J. Sorel, « Existe-t-il une définition universelle du terrorisme ? », in C. Bannelier, T. Christakis, O. Corten et al, Le droit international face au terrorisme, Editions A. Pedone, Paris, 2002, p.44 : résume « l'attitude concrète de la communauté internationale » au fait de « punir sans réellement définir » Voir notamment la Convention de l'Organisation de l'Unité Africaine sur la prévention et la lutte contre le terrorisme du 14 juillet 1999 et la Convention de lutte contre le terrorisme adoptée par la Ligue Arabe le 22 avril 1998, qui excluent expressément de la définition du terrorisme la lutte pour l'autodétermination Voir I. Sommier, Le terrorisme, Paris, Flammarion, 2000, p.64 Ce fut notamment celle de la Convention européenne pour la répression du terrorisme adoptée le 27 janvier 1977 à Strasbourg par le Conseil de l'Europe Par exemple : assassinat, meurtre, enlèvement, prise d'otage, vol, dégradation, etc. Articles 421-1 et 421-2 du code pénal, issus de l'article 1, alinéas 1 et 2 de la loi du 22 juillet 1996, modifiés par l'article 18 de la loi du 14 mars 2011. Voir Y. Mayaud, Le terrorisme, Paris, Dalloz, 1997, p.37 sur le régime juridique de l'infraction J. Alix, supranote 10, pp.37-38, précisant cependant en note de bas de page n°123 que « Sans être identiques, les techniques d'incrimination retenues en matière de crimes contre l'humanité et de terrorisme s'éloignent de la technique d'incrimination classique et, à la vérité, créent moins des incriminations que des catégories d'infractions » 11 considérés terroristes. La seconde consiste en la criminalisation d'actes en particulier, communément considérés terroristes, sans élaboration d'une définition générale, voire sans utilisation du terme lui-même.19 Là où la première favorise l'intention –et donc la distinction entre infraction de droit commun et infraction terroriste au seul prisme de l'existence d'un dol spécial–, la seconde privilégie l'élément matériel, et par conséquent l'inflation normative et l'adoption de conventions internationales sectorielles excluant l'exigence de dol spécial20. L'ensemble de ces éléments n'est pas sans heurter les principes de l’État de droit, 21 et plus particulièrement le principe de légalité des délits et des peines qui exige une définition précise des incriminations.22 C'est notamment le cas de la Convention de l'Organisation de la Conférence islamique pour combattre le terrorisme, adoptée à Ouagadougou le 1er juillet 1999, laquelle incrimine un nombre particulièrement important de comportements sur le seul fondement de l'élément intentionnel, dont des activités légales et légitimes dans des sociétés démocratiques : « actions sociales, 19 20 21 22 Voir L. Hennebel et G. Lewkowicz, supranote 7, pp.31-32. Voir également pp.36-37 : l'approche mixte est ainsi celle adoptée par la décision-cadre du Conseil de l'Union Européenne relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, adoptée le 13 juin 2002 en application du titre VI du Traité sur l'Union européenne, et la plupart des approches nationales ; elle est « caractérisée par deux éléments : la gravité de la mise en danger et l'intention spécifique (dol spécial) » Ibid, pp.29-36. Sur l'absence de dol spécial, voir p.35 : « Entrent donc dans le champ d'application de ces conventions, des actes non terroristes, tels que le détournement d'avion par « confusion mentale », « l'assassinat d'un diplomate par un mari jaloux » ou d'autres cas, manifestement exclus par le sens commun de la notion de terrorisme » Ibid, p.43 Voir J. Alix, supranote 10, p.36 : souligne « la difficulté d'interpréter strictement une incrimination qui considère comme terroriste tout acte de violence dirigé contre l’État, les personnes ou les biens, et visant à faire régner la terreur parmi tout ou partie de la population ». Voir également A. Petropoulou, Liberté et sécurité : Les mesures antiterroristes et la Convention européenne des droits de l'homme, Thèse pour le doctorat en droit de l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris I), sous la direction de E. Jouannet et A. Linos Sicilianos, présentée et soutenue publiquement le 28 janvier 2013, p.32 : « la Cour […] n'hésite pas à censurer les dispositifs antiterroristes sur le terrain de l'article 10, dont la violation n'est en réalité que le produit de l'application d'une incrimination vague de formes d'expression, qui constituent le plus souvent des formes de discours politiques légitimes » 12 grèves, désobéissance civile ».23 Qui plus est, si de nombreuses distinctions sont proposées, notamment entre le terrorisme et l'organisation criminelle –la finalité du premier étant politique, et donc altruiste et intrinsèquement dirigée contre l’État, là où celle de la seconde serait économique, et donc égoïste–, 24 elles apparaissent finalement poreuses. En effet, la terreur et l'organisation font également figure de moyens d'action dans le grand banditisme et les mafias, et la finalité politique est partagée par les auteurs d'infractions contre la sûreté de l’État. 25 Plus encore, la fin de la guerre froide a cédé la place à la criminalisation d'acteurs dits politiques et à la politisation des organisations criminelles.26 Cette complexité à définir le terrorisme s'impose comme la conséquence immédiate du constat de l'hétérogénéité de la notion. Les différents enjeux semblent en effet mener à un nécessaire pluriel : idéologique, révolutionnaire, nationaliste, anticolonialiste, indépendantiste, résistant, religieux, transnational sont autant d'adjectifs accolés au terme. Une telle diversité rend difficilement pertinente leur regroupement sous une étiquette commune qui « condui[rait] inévitablement à une 23 24 25 26 L. Hennebel et G. Lewkowicz, supranote 7, p.44, précisant cependant que « le plus souvent, les instruments et législations faisant appel à la méthode déductive ou à une méthode mixte prévoient spécifiquement de larges exceptions afin d'exclure ces cas de leur champ d'application [...] afin de garantir les principes de l’État de droit » Voir B. Hoffman, La mécanique terroriste, traduit par B. Dietz, Calmann-Lévy, 1999, pp.5253. Voir L. Shelley et J. Picarelli, « Methods not Motives : Implications of the Convergence of International Organized Crime and Terrorism », Police Practice and Research, 3 (4), 2002, 305-318. Voir également S. Leman-Langlois, « Terrorisme et crime organisé, contrastes et similitudes », in Repenser le terrorisme : concept, acteurs et réponses, C.-P. David et B. Gagnon (dir.), Les Presses de l'Université Laval, 2007, pp. 91-109, pp.98-101 Voir J. Alix, supranote 10, p.33 J-F. Gayraud et D. Sénat, supranote 5, pp.6-7, agrémentant cet argument d'exemples : « Forces armées révolutionnaires de Colombie, Front Libération nationale de la Corse, Liberation Tigers of Tamil Eelam, Parti des travailleurs du Kurdistan » pour ce qui concerne la « criminalisation » ; « Cosa Nostra, cartels de la drogues en Amérique latine, Triades » pour ce qui est de la « politisation ». Voir également p.18 : évoquant des « puissances criminelles symbiotiques et hybrides » 13 ostracisation de l'hétérogénéité propre au phénomène ».27 La multiplicité est également celle des victimes28 et des moyens. Plus encore se dessine l'impossibilité d'une définition intemporelle : « cette diversité, loin d'être figée, est mouvante et évolutive ».29 Certains, et notamment le Centre de prévention de la criminalité internationale des Nations Unies, définissent dès lors le terrorisme comme « l'équivalent en temps de paix des crimes de guerre ».30 Une telle pluralité ne devrait toutefois pas faire figure d'obstacle à l'élaboration d'une définition unique affirment d'autres,31 puisque le travail définitionnel « tend, par essence, à réduire la diversité d'un phénomène à la singularité d'un concept ».32 Longtemps poursuivie,33 la recherche d'une définition consensuelle semble avoir cédé la place à l'étude d'éléments définitionnels. C'est ainsi qu'une étude a été réalisée pour établir la fréquence de ces différents éléments parmi cent-neuf définitions du « terrorisme » : à la « violence, force » (83,5%) succèdent la « politique » (65%), la « terreur, peur, crainte » (51%), suivies de la « menace » (47%) et des « effets 27 28 29 30 31 32 33 V. Martin Vanasse et M-O. Benoît, « La définition du terrorisme : un état des lieux », in Repenser le terrorisme : concept, acteurs et réponses, C.-P. David et B. Gagnon (dir.), Les Presses de l'Université Laval, 2007, pp. 25-47, p.32 Voir J. Alix, supranote 10, p.32 : « est terroriste l'acte qui vise une victime symbolique, élue à raison de ses fonctions – un chef d’État, par exemple – mais également celui qui a pour cible des victimes indiscriminées. Le nombre et la qualité des victimes ne sont [...] pas à eux seuls des spécificités du terrorisme » Ibid, p.31 Cité par F. Andreu-Guzman (ed), « Terrorisme et droits de l'homme », International Commission of Jurists, 2002-2003, pp.21-22 J. Alix, supranote 10, p.31 D. Duez, « De la définition à la labellisation : le terrorisme comme construction sociale », in K. Bannelier, T. Christakis, O. Corten, B. Delcourt (dir), Le droit international face au terrorisme, Paris, Pedone, Cahiers internationaux, 2002, pp.105-118, p.106 Voir M. Wieviorka, « Terrorism in the Context of Academic Context », in M. Crenshaw (ed.), Terrorism in Context, University Park (PA), Pennsylvania State Univ. Press, 1995, p.598 : « au lieu de constituer le point de départ des analyses, la définition devrait se présenter comme leur résultat : la conclusion plutôt que le postulat », 14 (psychologiques) et réactions (anticipées) » (41,5%).34 L'ensemble de ces tâtonnements définitionnels mène à un emploi apparemment abusif du terme, faisant du terrorisme et de la violence politique des synonymes, 35 le terrorisme désignant alors la violence exercée par un groupe non étatique contre un État, par un État contre des civils, ou encore entre instances étatiques.36 Difficile en effet de distinguer le terrorisme, parfois qualifié de mode de combat 37 ou de lutte,38 d'autres formes de conflits. Guérilla et terrorisme, tout d'abord, sont source d'une importante confusion. 39 Souvent présentés comme équivalents,40 notamment du fait d'une asymétrie commune,41 et de tactiques et buts semblables,42 ces termes étaient dès lors réunis au sein d'une même catégorie : celle de groupe irrégulier.43 Alors que la guérilla est souvent présentée comme l'ancêtre du terrorisme, d'importantes différences existent : 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 Voir A. P. Schmid and A. Jongman, Political Terrorism : A New Guide to Actors, Concepts, Data Bases, Theories and Literature, (2nd ed) Amsterdam, Transaction Books, 1988 W. Laqueur, Le terrorisme, traduit par P. Verdun, Presses Universitaires de France, 1979, p.243. Voir I. Sommier, supranote 14, pp.73-82 Voir A. Merari, « Du terrorisme comme stratégie d'insurrection », traduit par J. Minces, in Les stratégies du terrorisme, G. Chaliand (dir.), Desclée de Brouwer, 1999, nouvelle éd. 2002, pp.73-111, p.73 J. Krieber, « Insurrection et Terrorisme, La nouvelle configuration du champ de bataille », in Terrorisme et Insurrection, Evolution des dynamiques conflictuelles et réponses des États, A. Campana et G. Hervouet (dir.), Presses de l'Université du Québec, 2013, pp.19-35, p.19 A. Merari, supranote 36, p.73 Ibid, p.104 : cela s'explique d'autant plus que, « dans de nombreux cas, les groupes insurgés mélangent systématiquement les deux stratégies », par exemple, « au Pérou, le Sentier lumineux a utilisé une stratégie de guérilla classique dans la région montagneuse d'Ayacucho, où il a occupé des villes, attaqué des postes de police et des convois militaires et contrôlé de vastes zones. En même temps, cependant, il a mené une campagne typiquement terroriste dans les villes, où il a commis des assassinats, des attentats à la bombe et a enlevé des personnes » B. Hoffman, supranote 24, p.51 Voir S. Moulain, « Stratégies révolutionnaires : lutte armée, guérilla et terrorismes », in Révolution, Lutte armée et Terrorisme, Dissidences (dir.), L'Harmattan, 2005, Volume 1, pp.41-68, p.58 Voir B. Hoffman, supranote 24, p.51 Ibid, p.51 15 au-delà d'une catégorie souvent considérée plus objective, la première mène des actions au mode d'opération similaire à celui d'une armée régulière. 44 Ainsi, ce terme renvoie généralement à un groupe au nombre important d'individus, utilisant des armes de type militaire et contrôlant physiquement un territoire, même partiellement, comme étape vers la constitution d'une armée régulière, 45 là où le groupe terroriste serait par essence un acteur clandestin. Guerre conventionnelle et terrorisme, ensuite, n'en sont pas moins difficiles à distinguer. Traditionnellement, la première désigne un affrontement institutionnalisé entre des entités politiques reconnues comme telles et clairement identifiées, avec une nette distinction entre combattants et non-combattants, et une fin définitive raisonnablement poursuivie.46 Pourtant, « répandre la terreur au sein d'une population civile est une manière de faire la guerre relativement répandue depuis toujours », comme le montre l'exemple le plus incontestable de la seconde guerre mondiale :47 les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki ne répondent-ils pas aux éléments définitionnels du terrorisme proposés plus haut ? 48 Plus encore, et cela fera l'objet de développements ultérieurs, la guerre interétatique présente de moins en moins les caractéristiques qui lui valaient le qualificatif de conventionnelle. La fragilité de la distinction entre terrorisme et guerre conventionnelle se dessine tout 44 45 46 47 48 Voir A. Merari, supranote 36, pp.79-81 Voir B. Hoffman, supranote 24, p.51. Voir également A. Merari, supranote 35, pp.80-81, notamment : « en termes de taille des unités opérationnelles, les limites supérieures des terroristes sont les limites inférieures de la guérilla » P. Dumouchel, « Le terrorisme entre guerre et crime ou de l'empire », in Enjeux philosophiques de la guerre, de la paix et du terrorisme, S. Courtois (dir.), Les Presses de l'Université Laval, 2003, pp.25-39, p.25 S. Moulain, supranote 41, p.58 Voir A. Merari, supranote 36, pp.76-77 16 particulièrement avec l'affirmation héritée de Carl von Clausewitz, à savoir « la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens »,49 autrement dit « toute guerre est pour partie politique ».50 De même le terrorisme ne peut-il pas être appréhendé de manière décontextualisée.51 C'est en ce sens que le terrorisme a pu être qualifié de « guerre post-clausewitzienne par excellence ».52 La qualification courante de « guerre contre le terrorisme », sur laquelle nous reviendrons dans les développements qui suivent, ne vient que confirmer une telle fragilité. De la constatation de cette dernière émerge « la question fondamentale concernant la légitimité d'user de la violence à des fins politiques ».53 Le terrorisme est aujourd'hui régulièrement et communément circonscrit à ce qu'une instance étatique –et donc supposée légitime à user de la violence– désigne comme tel, à savoir une violence exercée par un individu ou un groupe d'individus au caractère irrégulier et dont la portée politique est édulcorée, sinon niée. Le terme renvoie dès lors à une violence insurrectionnelle, « révolutionnaire ou antigouvernementale, dont les acteurs sont des entités non étatiques ou d'instances d'un niveau inférieur à l’État »,54 alors même que l'origine du terme « terrorisme » s'inscrit dans la violence étatique et la politique répressive du régime de la Terreur dans les années 1793 et 1794.55 Le terrorisme est ainsi attribué à un groupe marginal, 49 50 51 52 53 54 55 C. Clausewitz, De la guerre (édition abrégée), Paris, Perrin, 1999, p.46 P. Dumouchel, supranote 46, p.26, reprenant l'interprétation proposée par R. Aron, Penser la guerre, Clausewitz, I : L'âge européen, Paris, Gallimard, 1976 Ibid, p.27 J-F. Gayraud et D. Sénat, supranote 5, p.8 V. Martin Vanasse et M-O., Benoît, supranote 27, p.27 B. Hoffman, supranote 24, p.18. Voir I. Sommier, supranote 14, p.97 : le département d’État américain « class[e] sous le vocable « terrorisme » toutes les initiatives violentes dirigées contre les États » Voir S. Moulain, supranote 41, p.56. Voir A. Rey (dir.), « Terreur », Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1998 17 clandestin, non étatique en somme, luttant contre un État dans une relation duelle aux moyens disproportionnés.56 Cette vision semble si bien établie que le « terrorisme » est communément désigné comme « l'arme par excellence du faible contre le fort » : c'est un conflit dit asymétrique,57 qui a pour particularité de donner lieu à une « guerre totale » « transform[ant] la société tout entière en champ de bataille ».58 Comme le suggère la tendance dégagée par les définitions et distinctions proposées, subsiste aujourd'hui un mouvement majoritaire qui consiste à exclure l’État des auteurs éventuels d'actes terroristes.59 Pourtant, le terrorisme peut émerger tant de l'instance étatique, le terrorisme serait alors dit répressif, que du simple citoyen, le terrorisme étant alors dit insurrectionnel. Le premier « est exercé par l’État contre sa population afin de maintenir certains groupes ou individus au pouvoir », contrairement au second qui « est exercé par des groupes exclus ou à la marge du pouvoir politique qui désirent soit exercer une influence, soit remplacer les actuels dirigeants ».60 Les purges réalisées sous Joseph Staline, les « escadrons de la mort », et de nombreuses dictatures, sont autant de formes de terrorisme d’État.61 Plus encore, 56 57 58 59 60 61 Voir D. Bigo et D. Hermant, « Un terrorisme ou des terrorismes ? », Esprit, Paris, n° 94-95, 1986, pp.70-72, in X. Crettiez, « Le terrorisme, Violence et politique », Problèmes politiques et sociaux, Paris, La Documentation française, n°859, 29 juin 2001, pp.19-20 Voir B. Courmont et D. Ribnikar, Les guerres asymétriques, Conflits d'hier et d'aujourd'hui, terrorisme et nouvelles menaces, 2e ed, Iris, Dalloz, 2009, p.35 : « La symétrie caractérise la « juste proportion » […]. L'asymétrie est l'absence volontaire de symétrie, et la dissymétrie est un défaut de symétrie (généralement par erreur […]). Ainsi, l'asymétrie semble plus catégorique que la dissymétrie, car la « juste proportion » y est absente et ne peut être corrigée » J. Krieber, supranote 37, p.24 Voir L. Hennebel et G. Lewkowicz, supranote 7, p.52. A la différence de ce qu'a pu affirmer Benito Mussolini, dont les propos sont rapportés par B. Hoffman, supranote 24, p.29 : « « Terreur ? Jamais », précisait Mussolini, qualifiant avec une fausse pudeur des actes d'intimidation de « simple … hygiène sociale, dont le but est de mettre ces individus hors d'état de nuire, comme un médecin lutterait contre un bacille » » J. Krieber, supranote 37, p.21 Voir B. Hoffman, supranote 24, pp.30-31. Voir, à titre d'exemple L. Hennebel et G. Lewkowicz, supranote 7, p.53 : « en utilisant de manière détournée le pouvoir de l’État et en 18 certains vont jusqu'à affirmer que le fait pour l'auteur de l'acte terroriste d'être étatique n'est qu'une circonstance et ne peut toucher à l'essence de la définition de la notion. Qui plus est, « rares sont les États, mêmes démocratiques, qui peuvent, à un moment ou à un autre de leur histoire, échapper à cette accusation ».62 Également, rares semblent avoir été les mouvements terroristes qui n'ont pas, à un moment de leur histoire, été soutenus par des instances étatiques, le lien entre groupe irrégulier et instance régulière ne tenant dès lors qu'à un fil. C'est en ce sens que Carl Schmitt affirme que la figure du partisan est une entité en cours de formation dans le cadre de laquelle la reconnaissance d'instances régulières existantes lui est nécessaire. À partir de la distinction ami / ennemi élaborée dans la Notion du politique, et qui guide l'ensemble de ses développements, cet auteur met en exergue la place du partisan –défini comme le combattant irrégulier contre des gouvernements ou armées régulières. Cette irrégularité signifie pour Carl Schmitt la confirmation de la permanence de la politique, nécessaire à la conceptualisation de l’État. En ce qu'elle participe pleinement de la perméabilité grandissante de notions jusque là opposées –guerre et paix, civil et militaire, combattant et non-combattant–, la figure du partisan semble proposer une nouvelle manière de considérer l'intensité d'un conflit politique mondial que donne à voir le phénomène terroriste. L'interrogation qui guidera ces développements est ainsi celle de la pertinence qu'il convient de reconnaître au critère d'irrégularité dans la définition de la figure du 62 organisant à un niveau interétatique les disparitions forcées et tortures, le Paraguay s'est rendu coupable de « terrorisme d'État » […] pour lequel il doit voir engagée sa responsabilité internationale aggravée [Cour interam. dr. h., 22 septembre 2006, Goiburu et autres c/ Paraguay, §66] » J-F. Gayraud et D. Sénat, supranote 5, p.43 19 terroriste. Les réflexions dépasseront le cadre posé par Carl Schmitt, mais le critère précité constituera le cœur de la démonstration proposée. Le critère d'irrégularité est central dans la définition de la figure du terroriste, celle-ci étant opposée à l'instance étatique, structure régulière par excellence. Mais il est également intimement lié à l'évolution des intérêts géopolitiques de ces mêmes instances régulières. Dès lors, l'irrégularité est un critère qui apparaît comme étant l'expression d'un jugement de valeur, élément subjectif que l'auteur de la qualification stigmatisante de terroriste cherche précisément à occulter pour lui donner l'apparence d'un visage neutre autorisant la juridicisation de la notion. 20 PREMIERE PARTIE : L'IRREGULARITE, UN CRITERE CENTRAL DANS LA DEFINITION DE LA FIGURE DU TERRORISTE « Il faut prendre garde de ne pas laisser croire, au nom d'un consensus momentané face à une violence aveugle, que la seule violence admissible serait celle des États, quels qu'ils soient. Le terrorisme [...] n'a pas de signification politique hors du temps et de l'espace »63 La figure du terrorisme est définie par opposition à ce qui est régulier, institutionnalisé, étatique. Le partisan schmittien a en effet ceci de singulier qu'il combat en irrégulier et se confronte dès lors au monopole de la violence légitime détenu par l’État, cocontractant du pacte social. Niant un tel monopole, la figure de l'irrégulier se voit dénié le statut légal reconnu aux protagonistes du droit international de la guerre. C'est précisément ce qui permet à l'entité régulière de justifier de l'usage –auto-déclaré légitime– de la violence. *** Puisque « la différence entre combat régulier et combat irrégulier est fonction de la 63 E. Plénel, « Police et terrorisme », in Esprit, novembre 1986, n°6, p.19 21 nette définition de ce qui est régulier »,64 il convient de revenir sur ce qui caractérise l'instance régulière : le monopole de la violence légitime, résultante du contrat social tel que présenté par Thomas Hobbes. Le pouvoir étatique trouve sa légalité et sa légitimité dans la crainte mutuelle des hommes, ce qui a valu une large renommée à la formule hobbesienne selon laquelle « l'homme est un loup pour l'homme ».65 Se trouve ainsi à la fondation de toute formation étatique une volonté de protection de soi : le pouvoir étatique apparaît propre à canaliser les comportements guerriers des hommes dans l'état de nature par la crainte que son existence inspire. Le contrat social, de nature synallagmatique, impose alors à l’État une fonction de conservation de la vie des citoyens, en échange de l'abandon par l'individu-citoyen de sa liberté politique. C'est le sens de l'affirmation de Bertrand Badie selon laquelle, « culturellement et rationnellement, l'obéissance civile trouve sa contrepartie dans les prestations qu'offre l’État en matière de sécurité physique, économique et sociale ».66 Ainsi, armé pour accomplir sa fonction de défense des individus-citoyens, l’État désarme ces derniers.67 Partant, les conditions de la paix sont assurées par l'instance étatique, écartant la menace d'une mort violente.68 Pour que l’État puisse accomplir son obligation contractuelle, il est nécessaire qu'il détienne le monopole de la violence légitime. Une telle prérogative 64 65 66 67 68 C. Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, traduit par M.-L. Steinhauser, Champs classiques, Flammarion, 1992, p.207 Voir T. Hobbes, Le Citoyen ou les fondements de la politique, Paris, Gallimard, 1982, p.93 B. Badie, « Terrorisme et État », Etudes polémologiques, Paris, Institut français de polémologie, n°1/1989, pp.7-12 (extraits), in X. Crettiez, « Le terrorisme, violence et politique », Problèmes politiques et sociaux, Paris, La Documentation française, n°859, 29 juin 2001, pp.48-50, p.49 G. Haarscher, Les démocraties survivront-elles au terrorisme?, Collection Quartier Libre, Editions Labor, 2002, p.10 D. Rosenfield, « Terreur et Barbarie », in J.-F. Mattéi et D. Rosenfield (dir.), Civilisation et barbarie, Réflexions sur le terrorisme contemporain, Presses Universitaires de France, 2002, pp. 27-49, p.38 22 lui est légalement reconnue et l’État renvoie dès lors à la « forme institutionnalisée du pouvoir ».69 Comme l'indique la définition weberienne de l’État, si « la violence n'est évidemment pas l'unique moyen normal de l’État, [...] elle est son moyen spécifique ».70 Le monopole étatique de la violence légitime s'exprime encore dans le monopole étatique de la détermination du « droit » à la violence : l’État est seul décisionnaire dans le droit d'entités non étatiques d'user de la violence. 71 L'appellation est dès lors le fait d'une instance régulière : sont « terroristes » ceux qui sont nommés comme tels par les autorités étatiques. Ainsi, s'il existe un droit de résistance comme le suggère la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950, la reconnaissance de son exercice est « quasi fictive ».72 En d'autres termes, ce n'est que dans la mesure où ceux qui revendiqueraient un droit à l'autodétermination renonceraient à la violence qu'une telle autodétermination pourrait éventuellement être reconnue.73 La question de l'exclusion des « combattants de la liberté » des groupements désignés comme terroristes, notamment dans le cadre de conventions internationales, a ainsi été particulièrement débattue. Certains, comme Antonio Cassese, estiment qu'un tel débat est « davantage idéologique ou psychologique que véritablement juridique »,74 ce qui renforce l'hypothèse d'une 69 70 71 72 73 74 Y. Michaud, Violence et politique, Paris, Gallimard, 1978, pp.171-176 (extraits), in X. Crettiez, « Le terrorisme, Violence et politique », Problèmes politiques et sociaux, Paris, La Documentation française, n°859, 29 juin 2001, pp.51-53, p.51 M. Weber, Le savant et le politique, traduit par J. Freund, Paris, Plon, 1959, pp.112-113 Ibid, pp.112-113. Voir J. Krieber, supranote 37, p.32 A. Petropoulou, supranote 22, p.37 Ibid, p.38 L. Hennebel et G. Lewkowicz, supranote 7, p.54. En effet, « le droit international humanitaire ne protèg[e] pas davantage les acteurs terroristes que ne le ferait le droit pénal international applicable en temps de paix ». A. Cassese « prône la combinaison du droit international humanitaire – dans le cas où les actes réputés terroristes sont commis contre des combattants au cours d'un conflit armé – et des règles internationales relatives au 23 labellisation. Ce processus de labellisation prend sa source dans la détermination de la figure schmittienne de l'ennemi à l'intérieur de l'unité politique qu'est censé assurer l’État. Selon Carl Schmitt, l’État de l'époque moderne est en effet l'instance qui désigne l'ennemi. La politique est le lieu de discrimination de l'ami et de l'ennemi, et cette distinction dessine la frontière entre les différentes communautés politiques. 75 Le terrorisme consiste précisément en « une tentative de faire passer la distinction ami/ennemi à l'intérieur de l'entité politique ».76 Pour le terroriste, une telle division est déjà présente au sein de cette entité politique. Contrairement à la figure du criminel à laquelle il est souvent renvoyé, et « qui recourt à la violence par effraction à l'intérieur de l'ordre politique existant, le terroriste [...] remet en cause cet ordre même ».77 La finalité du terrorisme est « méta-politique » : il s'agit de « changer les règles mêmes qui définissent le jeu politique ».78 Ainsi, la figure du terroriste s'inscrit dans une dynamique de négation de l’État en place dont il rejette le monopole de la violence légitime :79 le recours à une violence privée vient en ce sens interroger un tel monopole.80 Parce qu'il refuse ce dernier, le terroriste cherche à s'extraire des règles sociales qui le justifient, souhaitant 75 76 77 78 79 80 terrorisme – lorsque ces actes touchent les civils, au cours d'un conflit armé. Cette position est celle adoptée par la Convention sur le financement du terrorisme, la législation canadienne, certaines Cours italiennes et le Ministre israélien des Affaires Etrangères Tzipi Livni » (pp.56-57). Voir A. Cassese, « The Multifaced Criminal Notion of Terrorism in International Law », Journal of International Criminal Justice 4 (2006), 933-958, Oxford University Press, 2006, http://ejournal.narotama.ac.id/files/The%20Multifaceted %20Criminal%20Notion%20of%20Terrorism%20in%20International%20Law.pdf [consulté le 12 mai 2015] C. Schmitt, supranote 64 P. Dumouchel, supranote 46, p.28 Ibid, p.29 Ibid, p.33 Voir B. Badie, supranote 66, pp.48-49 A. Petropoulou, supranote 22, p.30 24 ainsi « échapp[er] à la logique étatique ».81 Ses actes se veulent donc diamétralement opposés à ceux qui respecteraient la structure sociale telle qu'elle émane du contrat hobbesien : ils « contredisent la raison même qui pousse les hommes à entrer dans une relation étatique ».82 Guy Haarscher affirme ainsi que la figure contemporaine du terrorisme semble aller jusqu'à rechercher l'anéantissement du contrat social, 83 comme Carl Schmitt écrivait en son temps que le partisan trouvait dans la destruction de l'ordre social à la fois la raison d'être et le but de sa lutte. 84 En effet, une conception pleinement pacifiste de l'acte révolutionnaire semble difficilement tenable : « qui envisage de renverser le pouvoir établi prend le risque de s'affronter avec lui ».85 Pour le terroriste, la paix n'est en réalité qu'une apparence qu'il se doit de dissiper, fut-ce par la violence.86 *** Cette négation du monopole étatique de la violence légitime n'est pas sans conséquence : le statut légal en droit international est dénié à la figure du terroriste, qui voit ses actions qualifiées de « forme illégale de guerre ».87 En temps de guerre, des droits sont accordés à l'ennemi : « la guerre ne signifie pas l'absence d'un statut légal, mais uniquement un statut légal différent de celui existant 81 82 83 84 85 86 87 D. Rosenfield, supranote 68, p.38 Ibid, p.38 G. Haarscher, supranote 67, p.10 C. Schmitt, supranote 64, p.280 S. Moulain, supranote 41, p.45 G. Andréani, « Le concept de geurre contre le terrorisme fait-il le jeu des terroristes ? », in Justifier la guerre ? De l'humanitaire au contre-terrorisme, G. Andréani et P. Hassner (dir.), 2e édition, Sciences Po les Presses, 2013, pp.197-219, p.199 A. Merari, supranote 36, p.86 25 en temps de paix ».88 Traditionnellement associé à l'exercice de la violence légitime, 89 le droit de la guerre ne s'applique en effet qu'aux puissances souveraines. 90 C'est ainsi que Jean-Jacques Rousseau affirme que la guerre est une affaire entre personnes publiques.91 Dès lors, le droit de la guerre ne s'applique qu'aux armées régulières et « ne laisse pas de place au partisan au sens moderne, [...] criminel particulièrement méprisable et […] tout simplement [...] hors la loi ».92 Le droit international a néanmoins évolué depuis la Seconde Guerre mondiale en étendant ces droits aux combattants d'armées irrégulières,93 cependant conditionnés « au respect par les intéressés des lois de la guerre ».94 Mais le partisan semble précisément remettre en cause cet encadrement qui consiste à « ni[er] l'hostilité absolue ».95 Ainsi Carl Schmitt affirmait-il que « la clandestinité et l'ombre sont ses armes les plus fortes, auxquelles il ne saurait honnêtement renoncer sans quitter le domaine de l'irrégularité, c'est-à-dire sans cesser d'être un partisan ».96 Selon le droit de la 88 89 90 91 92 93 94 95 96 F. Hacker, Terreur et terrorisme, traduit par G. Cornilleau, Flammarion, 1976, p.206 Voir J. Krieber, supranote 37, p.26 Voir E. de Vattel, Le droit des gens, ou Principes de la loi naturelle (1773), Neuchatel, Société typographique, Livre III, chapitre I, paragraphe 4 Voir J-J. Rousseau, L'État de guerre (1756-1758), Les Philosophiques (Arles), Actes Sud, 2000 C. Schmitt, supranote 64, pp.212-213 Ibid, p.226 : « L'évolution qui a abouti aux Conventions de Genève de 1949 a ceci de caractéristique qu'elle admet des assouplissements de plus en plus larges du droit des gens européen, exclusivement étatique jusqu'alors. Des catégories de plus en plus nombreuses de participants aux hostilités ont dès lors statut de combattants réguliers ». Voir également S. Moulain, supranote 41, p.61 Ibid, p.227 : les Conventions de Genève imposent en effet « quatre conditions [...] pour une assimilation des partisans aux forces armées régulières (« avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ; avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ; porter ouvertement les armes ; se conformer dans leurs opérations aux lois et coutumes de la guerre ») ». Voir également S. Moulain, supranote 41, p.61 C. Schmitt, supranote 64, p.300. Voir J. Krieber, supranote 37, pp.22-23 : il convient ici de préciser que de telles règles légales répondent à « un code particulier à l'histoire de l'Occident qui, petit à petit, suivant la généralisation du modèle de souveraineté étatique, s'est répandu partout sur la planète. […] Dans les faits, la menace, la ruse, la surprise, la terreur et l'assassinat sont des tactiques très fréquentes dans l'histoire des conflits entre groupes humains. En dehors de la civilisation occidentale, c'est une façon normale de faire la guerre » C. Schmitt, supranote 64, p.244 26 guerre, aujourd'hui droit international humanitaire, les actes de guerre doivent être nécessaires, proportionnels à l'objectif recherché –notamment dans le type d'armes utilisées–, et discriminer les combattants et les non-combattants.97 L'obligation de distinction comprend celle de porter ouvertement les armes, notamment par le port d'un signe distinctif –généralement un uniforme, « démonstration d'une certaine domination de la vie publique ».98 Doivent également être respectées, entre autres, les règles relatives à la souveraineté des pays neutres, à l'intégrité des organisations ou structures arborant des emblèmes protecteurs, et au traitement des prisonniers. 99 Sur ce dernier point, le soldat peut en effet « être détenu jusqu'à la cessation des hostilités, mesure non punitive mais de précaution, destinée à éviter qu'il ne retourne prendre part au combat ».100 Un simple examen factuel semble montrer une violation générale de ces règles par les terroristes.101 Bruce Hoffman va ainsi jusqu'à affirmer que le refus d'être lié par les règles du droit de la guerre serait « l'une des raisons d'être essentielles du terrorisme transétatique ».102 Deux explications à cela sont avancées. Souvent présentées comme opposées, elles semblent en réalité complémentaires. Selon la première, c'est par principe et pour « rester « libre » » que la figure du terroriste « ne peut et ne veut accepter aucune règle, ne connaît et ne reconnaît aucun accord qu'il devrait 97 98 99 100 101 102 Voir J. Krieber, supranote 37, p.27. Voir également C. Schmitt, supranote 64, p.212 : « le droit classique de la guerre […] comporte des distinctions nettes, principalement entre guerre et paix, entre combattants et non-combattants, entre un ennemi et un criminel. La guerre y est conduite d’État à État en tant que guerre des armées étatiques régulières entre sujets souverains d'un jus belli, qui se respectent jusque dans la guerre en tant qu'ennemis sans se discriminer mutuellement comme des criminels, de sorte que la conclusion d'une paix est possible et même demeure l'issue normale et toute naturelle de la guerre » C. Schmitt, supranote 64, p.217. Voir G. Andréani, supranote 86, p.202 Voir F. Hacker, supranote 88, p.206 G. Andréani, supranote 86, pp.202-203 Voir B. Hoffman, supranote 24, p.43 Ibid, p.44 27 respecter ».103 La deuxième puise dans l'infériorité du groupe terroriste, en termes de nombre, d'armement et de ressources, pour affirmer qu'il n'a pas d'autre moyen que d'opérer ainsi, à savoir clandestinement.104 Les défenseurs de cette dernière explication poursuivent parfois en expliquant que la figure du terroriste voudrait pourtant « avant tout être considér[ée] et reconnu[e] comme des groupes souverains menant une guerre légitime ».105 Le terroriste, tout en rejetant tout cadre légal, revendiquerait d'être en guerre et de pouvoir se voir attribuer le statut de combattant qui en est le corollaire. Estimant être des combattants (de la liberté), ils revendiquent le droit de bénéficier du statut de prisonnier de guerre, et notamment de ne « pas être poursuivis, comme des criminels de droit commun ».106 Alors que « la guerre est une affaire sérieuse », le traitement juridique du terrorisme comme une forme de criminalité participe du processus de labellisation.107 Comme évoquée précédemment, cette distinction est pourtant fragile. En particulier, il est difficile de persister dans la volonté de singularisation du terrorisme lorsque 103 104 105 106 107 F. Hacker, supranote 88, p.207. Voir B. Courmont et D. Ribnikar, supranote 57 p.41 B. Hoffman, supranote 24, p.42. Voir A. Merari, supranote 35, p.86 : « Les règles de conduite de chacune des deux parties dérivent des capacités et des nécessités et subissent des changements pour des raisons qui sont essentiellement pragmatiques ». Voir également S. Moulain, supranote 41, p.61 : « tenir son arme en évidence équivaut pour lui à renoncer à son principal avantage tactique » F. Hacker, supranote 88, p.207 B. Hoffman, supranote 24, p.42. Voir G. Andréani, supranote 86, p.199 : « C'est vrai, d'abord, des mouvements de libération nationale ou des nationalismes minoritaires, qui estiment être en guerre avec une puissance extérieure, le colonisateur, ou le pouvoir étatique dont ils veulent s'affranchir. Leur objectif est de faire reconnaître qu'il existe avec eux un état de guerre, prélude logique à leur but ultime : la reconnaissance internationale de leur existence en tant que nation indépendante. C'est vrai aussi du terrorisme interne […] : leur violence est une action en légitime défense en réponse à la violence sociale » G. Andréani, supranote 86, p.200, illustrant : « Face à ces déclarations de guerre, l'autorité étatique répond invariablement que les terroristes sont des criminels et non des guerriers : […] la France qualifiait la guerre d'Algérie d' « opérations de maintien de l'ordre en Afrique du Nord » » 28 celui-ci vise des non-combattants.108 Les États ne sont en effet pas toujours respectueux des principes issus des conventions de droit international humanitaire auxquelles ils sont pourtant parties :109 dans l'histoire moderne, les violations les plus importantes du droit de la guerre, et des droits de l'homme plus généralement, semblent ainsi avoir été commises par des entités étatiques. Tout particulièrement, les non-combattants paraissent avoir été intentionnellement pris pour cible par ces mêmes entités.110 Dès lors, le caractère artificiel propre au processus de labellisation est mis en exergue par une politique de distinction bancale entre légalité et illégalité. En effet, il semble difficile de concevoir que soient déclarées illégales « les méthodes de combat utilisées par des mouvements de libération nationale » mais légale « la politique de terrorisme infligée à certains peuples [par les forces armées d'États établis] ».111 S'il est parfois reconnu que certaines instances étatiques ont pratiqué du « terrorisme d’État », une telle formule ne semble être retenue qu'à l'encontre de régimes totalitaires et dictatoriaux, « à la condition qu'ils soient lointains ou passés ».112 Certains répondent à cela que, lorsque les instances étatiques violent ces règles, leurs actes sont qualifiés de crime de guerre ou de crime contre l'humanité, et qu'en dépit des imperfections dans les réponses juridiques apportées à ces crimes, leur responsabilité est reconnue...113 *** 108 109 110 111 112 113 Voir A. Merari, supranote 36, p.86 Voir B. Hoffman, supranote 24, p.41, citant notamment « le principe d' « équilibre de la terreur », présidant à la politique nucléaire stratégique mise en œuvre après guerre par les deux superpuissances, dont les objectifs visaient délibérément la population civile ennemie » A. Merari, supranote 36, p.86 B. Hoffman, supranote 24, p.42, citant les propos tenus par le représentant de Cuba lors de débats à l'Organisations des Nations Unies C. Marchetti, supranote 4, p.520 B. Hoffman, supranote 24, p.44 29 L'exclusion du phénomène terroriste du droit international humanitaire et la négation du statut de combattant légal de ses acteurs mènent à l'élaboration de politiques étatiques anti-terroristes. Comme cela a été évoqué plus avant, pour conserver l'intégrité de son entité politique, l’État use de son monopole dans la détermination du « droit » à la violence. En effet, l’État procède à une labellisation, dans laquelle l'apparente scientificité du concept dissimule une idéologie pourtant prégnante. La désignation de terroriste permet tout à la fois la stigmatisation comme « ennemi officiel de l'État » avec lequel « on ne saurait pactiser ni même dialoguer », et le discrédit cautionné par la plus large partie de l'opinion publique.114 Finalement, l'appellation terroriste semble être la manifestation « de l'état des rapports de force sociaux et politiques ».115 Le pouvoir de labellisation constitue en cela « le plus grand privilège des pouvoirs », et ce d'autant plus qu'il « parvient à occulter ses propres mécanismes d'étiquetage ».116 En réalité, l'importance de l'auteur de l'acte terroriste supplante la nature de l'acte : c'est la lutte politique qui est labellisée. 117 En d'autres termes, l'enjeu des phénomènes terroriste et anti-terroriste est la légitimation pour l'acteur irrégulier, la disqualification de son ennemi pour l'instance régulière.118 Une telle disqualification permet de justifier l'emploi de tous les moyens, aux premiers rangs duquel figure le 114 115 116 117 118 C. Marchetti, supranote 4, p.4 Ibid, p.4 Ibid, p.4. Par exemple, « Bien des recherches partent [...] de ce présupposé selon lequel l'Irish Republican Army (IRA) est un mouvement terroriste. Plus rares en revanche, sont celles qui interrogent la raison pour laquelle l'IRA est présentée comme terroriste » Voir C. Marchetti, supranote 4, p.519 Voir S. Moulain, supranote 41, p.62 30 recours à la violence, afin de combattre cet ennemi. 119 En effet, l’État de droit n'aurait d'autre solution, pour honorer son contrat, –c'est-à-dire « rétablir le principe de l'ordre public et [...] protéger ses citoyens en les mettant à l'abri d'une mort violente »–, que « d'exercer son autorité par l'utilisation de la force ».120 Dès lors, « quel meilleur moyen [...] que d'utiliser le biais du droit pénal, symbole de la souveraineté étatique, et instrument de la violence légitime dont l’État est l'unique détenteur ? ».121 Ainsi, face à une violence insurrectionnelle, l’État édicte des lois d'exceptions voire un état d'urgence offrant aux forces étatiques la possibilité d'user de la violence et de la coercition d'une manière et dans une mesure « qui serai[ent] en temps normal considérée comme immorale ».122 La société civile accueille majoritairement un tel régime dérogatoire au droit commun avec bienveillance, y voyant l'expression de la légitime défense, 123 quand bien même ce régime est porteur de nombreuses violations des droits humains.124 Pourtant, en répondant de la sorte au phénomène terroriste, l’État sonne le glas de sa victoire. En effet, « l'entreprise terroriste tend à vider de sa substance le pacte social sur lequel reposent la construction de l’État et l'obéissance civile »,125 et c'est précisément cette substance qui est atteinte par un tel régime dérogatoire. Ainsi, la violation de droits fondamentaux par l'entité étatique semble témoigner du succès de l'entreprise terroriste : dans leur réponse au terrorisme, les États procèdent eux-mêmes à 119 120 121 122 123 124 125 Voir C. Marchetti, supranote 4, p.181 D. Rosenfield, supranote 68, p.39 J. Alix, supranote 10, p.27 A. Merari, supranote 36, p.87 Voir C. Marchetti, supranote 4, pp.532-533 Voir A. Petropoulou, supranote 22, p.35. Voir également l'actualité relative au projet de loi relatif au renseignement, n°2669, enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 19 mars 2015, et présenté comme une réponse aux attentats terroristes de janvier 2015 B. Badie, supranote 66, p.49 31 l'anéantissement du contrat social que le terrorisme visait. C'est précisément un tel succès de l'action terroriste que le Premier ministre norvégien Jens Stoltenberg refuse en déclarant, après les attentats tristement connus comme la tuerie d'Utoya du 22 juillet 2011, qu'il faut « répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance ». Par ailleurs, en concédant, même partiellement, son impuissance à contrer le phénomène terroriste, et donc son incapacité à exécuter ses obligations contractuelles issues du pacte social –à savoir garantir la sécurité des individus-citoyens, l’État délégitime son action et, partant, le fondement de l'obéissance civile.126 Bertrand Badie suggère dès lors que « tous ces effets de délégitimation, voire de destruction de la logique étatique, sont conscients, c'est-àdire perçus par les acteurs des mouvements terroristes et utilisés explicitement dans leur stratégie ».127 Qui plus est, le caractère dérogatoire du régime adopté au titre d'une légitime défense offerte à la population civile dénote avec l'appellation de guerre. Dans un premier temps rejetée,128 elle est aujourd'hui communément utilisée pour désigner le conflit qui opposent les États aux violences terroristes. La qualification du conflit comme guerre semble répondre à une raison politique : une rhétorique valorisante pour l'équipe politique en place qui souligne notamment la dimension planétaire du conflit.129 Pourtant, ce « vocabulaire de guerre […] grandi[t] inutilement l'ennemi et valoris[e] de façon démesurée, et presque ridicule, sa créativité idéologique et ses 126 127 128 129 Ibid, pp.49-50 Ibid, p.50 Voir B. Stora, La gangrène et l'oubli – La mémoire de la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1998, p.15, citant F. Mitterrand, alors ministre de l'Intérieur : « Nous éviterons tout ce qui pourrait apparaître comme une sorte d'état de guerre » (1954) G. Andréani, supranote 86, p.201 32 capacités stratégiques ».130 Un tel vocabulaire n'apparaît pas non plus davantage propre à sauvegarder les droits humains. Ainsi, ceux qui emploient cette terminologie revendiquent « toutes les facilités de la guerre dans le traitement de leurs adversaires, tout en leur en refusant le bénéfice. Ils se veulent en guerre, tout en déniant à leurs ennemis le droit de l'être eux-mêmes avec eux ».131 Notamment, il semble difficile de ne pas évoquer ici le sort réservé par les autorités américaines à ceux qu'ils qualifient de terroristes, alors même que subsiste souvent une incertitude que la présomption d'innocence devrait couvrir. De nombreux suspects nationaux et étrangers ont ainsi été détenus sans jugement et sans limite de temps jusqu'à la paix – à ceci près que la lutte antiterroriste n'entrevoit pas une telle limite. 132 En effet, si la paix définit l'horizon de libération « les prisonniers [seront] condamnés à la prison à vie, quelle que soit la gravité de leur délit », en violation directe du principe de proportionnalité des peines.133 *** Ainsi le critère d'irrégularité est-il central dans la définition de la figure du terroriste : opposée à l'entité étatique, régulière, cette figure du terroriste se voit logiquement 130 131 132 133 Ibid, p.202 Ibid, p.204 Ibid, pp.203-204. A noter cependant que la Cour suprême des États-Unis a censuré la politique américaine en reconnaissant en 2004 le bénéfice de l'habeas corpus aux personnes détenues à Guantanamo, et en 2006 la protection des Conventions de Genève aux présumés terroristes (p.205) M. J. Glennon, « Un combat sui generis » (trad. par Nathalie Savary), in Justifier la guerre ? De l'humanitaire au contre-terrorisme, G. Andréani et P. Hassner (dir.), 2 e édition, Sciences Po les Presses, 2013, pp.239-252, p.242, précisant : si l'acte de terrorisme était considéré comme un crime de droit commun, l'auteur « devrait être libéré à la fin de sa peine. Selon les principes de base de la justice criminelle, personne ne doit être incarcéré simplement parce qu'il est « mauvais », mais uniquement pour un délit caractérisé et pour une durée déterminée à l'avance » 33 écartée de l'usage d'une violence légitime dont l’État a le monopole du fait du pacte social, alors même que c'est précisément cette répartition binaire du légitime et de l'illégitime usage de la violence qu'elle remet en cause. Plus encore, une telle répartition binaire apparaît intimement liée à l'évolution des intérêts géopolitiques des instances étatiques. 34 DEUXIEME PARTIE : L'IRREGULARITE, UN CRITERE INTIMEMENT LIE A L'EVOLUTION DES INTERETS GEOPOLITIQUES DES INSTANCES REGULIERES « Pour se libérer de l'état de nature, les hommes devaient choisir l’État. Ici ils ont les deux à la fois : la terreur et la règle »134 Le critère d'irrégularité est intimement lié à l'évolution des intérêts géopolitiques des instances régulières. En effet, ce critère a ceci de particulier qu'il participe d'une singularisation temporelle de la figure du terrorisme. Cette temporalité apparaît étroitement liée aux intérêts géopolitiques des entités étatiques. Cela laisse suggérer que le phénomène terroriste constituerait en réalité la nouvelle forme de guerre menée de manière officieuse entre celles-ci. *** Le critère d'irrégularité, central dans l'attribution de la qualification de terroriste, laisse place à la possibilité d'une évolution dans une telle attribution. Dès lors, la figure du terroriste, loin d'être immuable, suit les variations que connaît le critère de régularité. 134 Y. Michaud, supranote 69, p.53 35 L'évolution du caractère régulier ou irrégulier d'un mouvement exerçant un phénomène de violence a un impact extrêmement important sur la qualification de terrorisme. Une telle temporalité de la qualification, qui rend poreuse la limite de la définition du phénomène terroriste, pose la question de la clarté –voire de la pertinence– de la distinction entre acte terroriste d'une part, et acte de violence considéré légitime d'autre part. En effet, la seconde formulation semble incarner une « institutionnalisation » a posteriori d'actes qualifiés dans un premier temps de terroristes. Cette « institutionnalisation » par des instances régulières accompagne la « régularisation » de groupements à l'origine irréguliers. Selon la formule consacrée, « les terroristes d'hier deviennent parfois les résistants de demain, pour peu que la suite des événements leur donne raison, ce qui arrive parfois ».135 C'est ainsi, par exemple, que Yasser Arafat, dirigeant du Fatah puis président de l'Organisation de libération de la Palestine, a été qualifié de terroriste avant d'être considéré comme partenaire légitime et officiel de négociations dans le processus de paix israélopalestinien, de devenir président de la nouvelle Autorité palestinienne, et enfin de se voir décerner le prix Nobel de la Paix en 1994. Il suffit d'évoquer également le cas de Nelson Mandela pour souligner l'absence du caractère exceptionnel d'une telle évolution dans le statut.136 Ainsi Isabelle Sommier parle-t-elle de « guerre psychologique » :137 « loin d'être un concept, le terrorisme est une « construction » ».138 Le statut de Georges Ibrahim Abdallah autour duquel a eu lieu 135 136 137 138 S. Moulain, supranote 41, p.58 J-F. Gayraud et D. Sénat, supranote 5, p.33 « La remarque vaut pour la plupart des Premiers ministres israéliens du fait de leur participation aux combats fondateurs de l’État d'Israël : Ben Gourion (Haganah), Yitzhak Shamir (Lehi ou groupe Stern), Menahem Begin (Irgoun), Ehud Barak, Ariel Sharon (Forces spéciales), etc » I. Sommier, supranote 14, p.90 S. Moulain, supranote 41, p.58 36 le 1er mai 2015 un énième rassemblement de soutien illustre, de manière plus contemporaine encore, la difficulté de qualifier une figure irrégulière de terroriste. Militant communiste libanais condamné en France à la réclusion à perpétuité pour des actes terroristes en tant que chef de la Fraction armée révolutionnaire libanaise, Georges Ibrahim Abdallah a acquis le triste statut de plus ancien prisonnier politique d'Europe. La condamnation de Johan Teterisa, leader du mouvement indépendantiste local République des Moluques du Sud, à une peine de prison à vie en 2008 pour avoir agité un drapeau du mouvement séparatiste lors de la visite du président de la République unitaire d’Indonésie – fait qualifié de haute trahison– mérite également d'être ici mentionnée. Au vu des développements précédents, ces deux derniers exemples mettent en exergue la fragilité de la qualification de terroriste et une future légitimation politique ne peut être exclue –si tant est qu'elle ne soit pas déjà souhaitable. Sur la scène internationale, la délimitation entre acte terroriste d'une part, et acte de violence considéré légitime d'autre part, est tout particulièrement floue lorsque sont considérés les mouvements de lutte pour le droit à l'autodétermination. En effet, l'objectif de la lutte n'atténue nullement –s'il n'y participe pas pleinement– le fait qu'il s'agisse d'« autant d'actes de violence commis à des fins de désorganisation institutionnelle ou sociale ».139 L'exemple topique est celui des peuples qui se sont soulevés face à la puissance coloniale, comme le fit le peuple algérien. Qualifiés de terroristes alors qu'ils étaient encore sous la coupe du colonisateur, les mêmes groupements devenaient des « combattants de la liberté » une fois l'indépendance 139 J. Alix, supranote 10, p.36 37 acquise. Le terroriste serait donc l'éventuelle future figure du régulier. En ce sens, la règle qui a prévalu dans le cadre des luttes de libération nationale est « la réintégration de l'ennemi dans le domaine de la loi. [...] Le terroriste d'hier est alors devenu le partenaire d'aujourd'hui ».140 Cette « terminologie « politiquement correcte » » de combattant de la liberté offre à ceux qu'elle désigne « la marque de la légitimité politique [...] accordée par la communauté internationale ».141 C'est ainsi que devant l'assemblée générale des Nations Unies en 1974, Yasser Arafat identifie « « la différence entre le révolutionnaire et le terroriste [...] dans les motifs pour lesquels chacun se bat. Car il est impossible d'appeler terroriste celui qui soutient une cause juste, qui se bat pour la liberté, pour la libération de sa terre des envahisseurs, des colons et des colonialistes » ».142 La porosité d'une telle distinction a contribué à l'avortement des tentatives d'élaboration d'un outil international de lutte contre le terrorisme, en dépit de l'ajout de clauses excluant de la qualification de terroriste les actes voués à défendre l'autodétermination des peuples.143 Tout aussi topique est l'illustration française des actes de résistance lors de la Seconde Guerre mondiale. Les mouvements de résistance face à l'occupation allemande en France sont fréquemment présentés comme des exceptions axiomatiques aux 140 141 142 143 H. Laurens, « Conclusions – Du terrorisme à une histoire de la peur », in Terrorismes, Histoire et droit, H. Laurens et M. Delmas-Marty (dir.), Bibli, 2010, pp.329-333, p.333 B. Hoffman, supranote 24, p.31 Y. Arafat, Discours prononcé devant l'assemblée générale des Nations Unies le 13 novembre 1974 Voir notamment la résolution 3166 (XXVIII) du 14 décembre 1973 par laquelle l'assemblée générale des Nations Unies adopte la Convention sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d'une protection internationale, §4 : « les dispositions de la Convention […] ne pourront en aucun cas porter préjudice à l'exercice du droit légitime à l'autodétermination et à l'indépendance, conformément aux buts et principes de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies, par les peuples luttant contre le colonialisme, la domination étrangère, l'occupation étrangère, la discrimination raciale et l'apartheid » 38 qualifications de terroristes. Pourtant, comme le souligne Ariel Merari, une telle réserve n'est pas si manifeste pour un observateur aguerri : si les actes de résistance n'étaient perpétrés que contre « l'appareil militaire et officiel de l'ennemi », c'est en raison de l'absence de « civils de même nationalité que l'ennemi sur le théâtre des opérations ».144 En outre, ces mouvements se soulevaient contre des civils partageant leur nationalité, « collaborateurs réels ou supposés », et la communauté résistante, qui opérait sans signe distinctif et en qualité de non-combattant, s'est vue affublée de la qualification de terroriste par les autorités officielles, qu'elles relèvent de la puissance ennemie occupante ou du régime collaborationniste de Vichy. La perméabilité des notions entre terrorisme et résistance s'observe notamment au travers des débats ayant eu lieu à l'occasion de la loi n°86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme. 145 De manière plus contemporaine, la prégnance d'une telle porosité favorise l'inquiétude face à l'adoption le 5 mai 2015 par l'Assemblée Nationale en première lecture du projet de loi sur le renseignement. En effet, le projet d'article L.811-3 du code de la sécurité intérieure ainsi formulé « Les services spécialisés de renseignement peuvent, dans l'exercice de leurs missions, être autorisés à recourir aux techniques prévues au titre V du présent livre pour le recueil des renseignements relatifs aux intérêts publics suivants : […] 4° La prévention du terrorisme […] 6° La prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique »146 n'est pas sans rappeler les débats relatifs à la loi précitée de 1986, lesquels avaient déjà mis en évidence la possible et risquée 144 145 146 A. Merari, supranote 36, p.105 Journal officiel de la République française, 26 juin 1986, « Débats parlementaires – Assemblée nationale », intervention de J.-F. Deniau lors de la première séance du 25 juin 1986, p.2466 http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/projets/pl2669.pdf, p.16 [consulté le 8 mai 2015] 39 confusion entre terrorisme d'une part, et mouvement syndical ou social d'autre part.147 *** Le caractère évolutif de l'appellation de terroriste en fonction du critère d'irrégularité, lequel participe de la porosité entre les notions d'acte terroriste d'une part, et acte de violence considéré légitime d'autre part, apparaît intimement lié aux intérêts géopolitiques des instances régulières. Irrégularité et régularité semblent dès lors intrinsèquement dépendantes. « Pour le partisan combattant les armes à la main, la coordination avec une organisation régulière demeure indispensable ».148 Ainsi Carl Schmitt affirmait-il sans hésitation aucune la constance du soutien d'instances régulières aux groupes terroristes. Il semble alors que le terrorisme, qualification classiquement attribuée à celui ou ceux qui n'ont pas le statut d'instance régulière qui offre le monopole de la violence légitime, ne puisse pas exister sans « terrorisme d’État ». L'expression « terrorisme d’État » s'entend ici, non pas d'actes qui seraient directement effectués par des autorités étatiques, mais au sens de collaboration –plus ou moins directe– des États à la survivance d'organisations terroristes. Nombreux sont les exemples historiques qui témoignent d'un soutien accordé par des puissances étatiques à l'action terroriste.149 Walter Laqueur fixe aux années 1920 le début de « l'implication massive 147 148 149 Journal officiel de la République française, 25 juin 1986, « Débats parlementaires – Assemblée nationale », intervention de G. Ducoloné lors de la deuxième séance du 24 juin 1986, pp.2429-2430 C. Schmitt, supranote 64, p.220 J. Krieber, supranote 37, p.29 40 et systématique des gouvernements dans les mouvements terroristes à l'étranger »,150 et au début des années 1970 le « zénith » du « terrorisme multinational » qui « entraîn[e] une étroite coopération entre des groupuscules terroristes un peu partout dans le monde ».151 Le soutien d'instances étatiques, qui se retrouve dans les deux illustrations précédemment proposées aux niveaux national –la résistance– et international –la lutte pour l'autodétermination–, peut être idéologique, financier, militaire, opérationnel, voire consister en une initiative des attaques terroristes. Une telle initiative est parfois qualifiée de « sponsoring », comme l'illustre notamment la « liste [américaine] des États à l'initiative desquels sont perpétrés [des] actes terroristes ».152 Du simple soutien diplomatique à la « collaboration active »,153 en passant par l'assistance en qualité de terre de refuge ou d'asile, ou encore le refus d'accorder l'extradition,154 le panel des différentes formes de soutien offre ainsi des couleurs extrêmement variées. Entre simple encouragement politique et fourniture de moyens matériels, un tel panel propose une gradation dont il est difficile de distinguer les éléments : complaisance, aide, soutien, initiative… autant de propositions qui soulignent de nouveau la difficulté à définir le phénomène terroriste. Le concours d'autorités étatiques est tout particulièrement saisissant dans la participation financière à la perpétration d'actes terroristes. Alors que le 19 e siècle 150 151 152 153 154 W. Laqueur, supranote 35, p.125 Ibid, p.127 L. Richardson, « Terrorist as transnational Actors », Terrorism and political violence, Londres, Frank Cass & Co. Ltd., vol. 11, n°4, hiver 1999, pp.210-214 (extraits), in X. Crettiez, « Le terrorisme, Violence et politique », Problèmes politiques et sociaux, Paris, La Documentation française, n°859, 29 juin 2001, pp.44-47, p.44 W. Laqueur, supranote 35, p.124 Ibid, p.125, illustrant : « L'un des conspirateurs de Sarajevo, Mehmedbasic, passa au Monténégro; lorsque l'Autriche demanda son extradition, le gouvernement fit ouvertement entreprendre une minutieuse enquête, mais en sous-main lui permit de fuir » 41 témoignait davantage de groupes terroristes aux financements modestes, les groupes contemporains bénéficient largement d'apports financiers conséquents par les instances régulières. Ce phénomène de financement se répandit après la Première Guerre mondiale avant de se généraliser après la Seconde Guerre mondiale. C'est ainsi que l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) participa allègrement au financement de divers groupements terroristes, « soit directement, soit par l'entremise de ses satellites de l'Europe de l'Est », en leur fournissant par ailleurs « des armes [et] une assistance technique ». De même, « la Libye, l'Algérie et d'autres pays arabes ont, dans l'ensemble, distribué de l'argent à pleines mains – parfois, comme en Ulster, en soutenant dans un conflit les deux partis. L'IRA n'a jamais cessé de recevoir de l'argent des États-Unis et les groupes terroristes palestiniens touchent des centaines de millions de dollars des pays producteurs de pétrole ».155 Des sources israéliennes estiment entre 150 et 200 millions de dollars les revenus du Fatah en 1975 provenant de dons de pays arabes producteurs de pétrole. 156 Cela pose la question de la responsabilité des instances étatiques dans la perpétration des actes terroristes : tracer l'origine du financement révèlerait les ramifications internationales de responsabilité de tels actes. C'est pourquoi les origines des financements sont souvent dissimulées afin « de permettre de repousser avec indignation les accusations de complicité » ou présentées comme le fruit d'un « acte humanitaire motivé par le désir de sauver des vies humaines ».157 La responsabilité est encore indirecte mais entière lorsque des instances régulières collaborent à 155 156 157 Ibid, p.98. Il est également possible de citer, au rang des financeurs de groupements terroristes, l'Inde, l'Iran, le Pakistan, la Syrie et la Turquie Ibid, p.100, précisant que : « les chiffres donnés par la presse du « Front du Refus » et les porte-parole[s] syriens (240 millions de dollars) sont plus élevés. Si on inclut les dépenses pour la propagande politique et les dons en nature plutôt qu'en espèces (armes, équipement, camp d'entraînement, etc.) les chiffres supérieurs peuvent bien être proches de la vérité » Ibid, p.127 42 l'expansion du phénomène terroriste par compromission. C'est le cas notamment du paiement de rançons ou d'échanges de libérations, qui sont autant de « concessions condui[sant] à de nouvelles actions et à de nouvelles victimes de la terreur ».158 Ainsi le soutien étatique apparaît indispensable au développement de mouvements terroristes. Ce soutien participe pleinement du changement de dénomination du mouvement, en ce qu'il favorise son passage de groupement irrégulier à structure régulière. Un tel passage d'une qualification de « terroriste » à celle de « combattant de la liberté » est dès lors intimement corrélé aux intérêts géopolitiques des États : il accompagne l'évolution d'une structure irrégulière vers la régularité, et donc l'exercice légal et légitime de la violence. Cette évolution est directement dépendante du soutien d'instances étatiques, lui-même intimement lié à la découverte d'intérêts géopolitiques communs par ces dernières. Inversement, la qualification de « terroriste » par les États correspond à l'absence d'intérêt géopolitique ou succède à la perte de tels intérêts pour ceux-ci à soutenir des groupements, ou à la perte de mainmise sur ces derniers. Dès lors, l'absence d'intérêt géopolitique de puissances étatiques condamne certains mouvements à la pauvreté, comme c'est le cas du mouvement SudMoluquois : « parce que leurs aspirations ne coïncident pas avec les intérêts d'une grande puissance […], [i]ls sont le prolétariat du monde terroriste ».159 Partant, la gradation du soutien par des instances étatiques au phénomène terroriste a mené à une « différenciation de classes » au sein des groupes terroristes, entre « aristocratie terroriste avec de riches et puissants protecteurs, et […] prolétariat terroriste ».160 La 158 159 160 Ibid, pp.240-241 Ibid, p.239 Ibid, p.98 43 variation temporelle dans la manière de désigner la violence est particulièrement prégnante dans le cas d'Oussama Ben Laden : de « combattant de la liberté » dans le cadre de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan, et bénéficiant alors d'un soutien, notamment financier, par les services secrets américains, il est devenu l'emblème du phénomène terroriste international. C'est ainsi une figure terroriste dont la formation et l'efficacité ont directement été servies par la puissance américaine, veillant alors à ses intérêts à court terme. Enfin, l'importance de l'influence des instances étatiques sur le jeu de légitimation de la violence est fonction de l'ampleur du contrôle que celles-ci opèrent sur les groupes qualifiés de terroristes. Se dessinent ainsi différents niveaux d'influence décrits par Louise Richardson, dont le cinquième et dernier niveau est « celui où un État-sponsor décide que les actions d'un mouvement terroriste vont servir ses propres intérêts », et la tentative par ces groupes de bénéficier cumulativement de plusieurs États « sponsors » afin de conserver leur indépendance.161 *** Ce lien étroit qu'entretiennent instances régulières d'une part, et soutien et légitimation de groupements terroristes d'autre part, a valu au phénomène terroriste la qualification de « guerre par agents interposés ».162 L'hypothèse est celle du terrorisme comme nouvelle forme de guerre, à savoir une guerre officieuse entre instances régulières. 161 162 L. Richardson, supranote 152, pp.46-47 C. Artero, Le terrorisme contre les droits de l'homme, Mémoire soutenu à l'Université Panthéon-Assas Paris II sous la direction de F. Haut pour le DEA de droit pénal et sciences pénales, 2001/2002, p.17 44 La guerre au sens traditionnel du terme, i.e. la guerre conventionnelle, n'est plus considérée admissible par la communauté internationale. La Seconde Guerre mondiale et, dans une moindre mesure, l'émergence de l'Union européenne, ont favorisé cette intolérance à la guerre conventionnelle. Dès lors, les instances étatiques n'assument plus d'y participer, ce qui a mené entre autres à l'utilisation grandissante de la menace nucléaire. En ce sens, Henry Laurens parle de « malaise dans la guerre ».163 Parmi les buts des Nations Unies, exposés dans la Charte des Nations Unies signée le 26 juin 1945 et entrée en vigueur le 24 octobre 1945, 164 se trouve au premier rang celui de « maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d'écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d'agression ou autre rupture de la paix, et réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l'ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix » (article 1, alinéa 1). La Charte continue en indiquant que « les Membres de l'Organisation règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice ne soient pas mises en danger » (article 2, alinéa 3). Ainsi, le recours à la force au niveau international est fondamentalement prohibé : les instances étatiques se doivent de recourir à des processus diplomatiques et de garantir la paix. Si des États soutiennent les groupes terroristes dont les causes rejoignent leurs 163 164 H. Laurens, supranote 140, p.332 http://www.un.org/fr/documents/charter/pdf/charter.pdf [consulté le 9 mai 2015] 45 intérêts géopolitiques, tant matériellement qu'en leur reconnaissant –quoique plus rarement– le statut de groupe politique, c'est souvent dans le but « d'éviter des guerres conventionnelles déclarées, soit par crainte des nouvelles technologies, et par conséquent de l'ampleur que pourrait avoir une telle guerre, soit par manque de moyens ».165 En effet, la menace de l'emploi de l'arme nucléaire a mené à une impasse dans la confrontation entre puissances étatiques. Le manque de moyens est également un argument pertinent dès lors que, aujourd'hui, aucun État ne semble pouvoir « prétendre rivaliser de manière conventionnelle avec la puissance militaire d'un pays comme les États-Unis ».166 Utiliser le terrorisme comme instrument de politique étrangère est au contraire grandement avantageux :« les coûts sont faibles, et si le groupe atteint son objectif, les profits sont gigantesques. Si à l'inverse ils échouent, l’État peut facilement, et en toute vraisemblance, les désavouer ».167 Les superpuissances qui s'affrontaient dans le cadre de la guerre froide auraient ainsi « cherché à utiliser des moyens détournés », au rang desquels les « guerres par procuration » ou le « « sponsoring » terroriste ».168 L'expression de « guerre contre le terrorisme » communément adoptée depuis les événements du 11 septembre 2011, renforce l'idée de politiques terroristes et anti-terroristes se présentant comme les 165 166 167 168 C. Artero, supranote 162, p.16. Voir C. Schmitt, supranote 63, pp.282-283 : « le progrès ininterrompu des moyens techniques du combat fait que le partisan ne saurait se passer de l'aide constante d'un allié dont la capacité technique et industrielle l'approvisionne et l'équipe en armes et en machines des plus modernes » S. Moulain, supranote 41, p.60 L. Richardson, supranote 152, p.45 Ibid, p.45, illustrant : « Le gouvernement américain avait de bonnes raisons de vouloir destabiliser les régimes de Santiago, de Managua et de la Havane, et il disposait de la capacité militaire pour y parvenir. En agissant ouvertement, il aurait sans doute provoqué une tempête de protestations, à la fois nationale et internationale. Il a donc choisi de venir en aide aux groupes locaux animés des mêmes intentions que lui. Les gouvernements du bloc de l'Est ont avancé le même raisonnement, ce qui explique sans doute le dialogue de sourds qui s'est instauré à cette époque entre la droite, qui voyait une conspiration terroriste communiste dirigée par les Soviétiques, et la gauche, qui voyait quant à elle une conspiration terroriste anti-socialiste dirigée par les Américains » 46 deux adversaires d'une nouvelle forme de guerre qui viendrait remplacer la guerre conventionnelle traditionnelle. Plus encore, la guerre contre le terrorisme apparaîtrait comme un prétexte à certaines puissances étatiques afin de mener des guerres autrefois qualifiées de conventionnelles sans avoir à affronter l'opprobre de la communauté internationale. La guerre en Irak menée par les forces américaines a ainsi pu être fortement critiquée par certains, qualifiée de prétexte permettant aux américains de satisfaire leurs intérêts politiques et économiques. De manière plus contemporaine, l'hypothèse mérite d'être transposée aux événements qui ont été qualifiés d'invasion, annexion ou coup d’État, par la puissance russe en mars 2014, alors que cette dernière désignait comme terroristes ceux qui refusaient le rattachement à la Russie et qui étaient, pour d'autres, des résistants criméens.169 Walter Laqueur parle ainsi du « nouveau terrorisme multinational » comme d'« une guerre subrogatoire entre gouvernements », « un labyrinthe presque impénétrable de liaisons, d'intrigues, d'intérêts communs et conflictuels, de collaboration publique et clandestine avec des gouvernements étrangers qui préféraient rester dans l'ombre ».170 Carl Schmitt évoque quant à lui la vision du groupe irrégulier comme « simple matériel sacrifié des batailles, [...] dépossédé de tout ce pour quoi il a engagé le combat, de ce en quoi s'enracinait son caractère tellurique, légitimité de son irrégularité de partisan ».171 En d'autres termes, cette guerre par agents interposés que semble être le terrorisme et l'anti-terrorisme participerait pleinement d'une nouvelle manière pour les États de mener leur politique étrangère. Une telle 169 170 171 La Crimée avait acquis, en 1991 après la chute de l'URSS, le statut de République autonome au sein de l'Ukraine indépendante W. Laqueur, supranote 35, p.127 C. Schmitt, supranote 64, p.282 47 politique est pourtant menée en dépit des obligations étatiques découlant de la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies, à savoir notamment « de s'abstenir d'organiser, d'aider, de fomenter, de financer, d'encourager ou de tolérer des activités armées subversives ou terroristes destinées à changer, par la violence, le régime d'un autre État ainsi que d'intervenir dans les luttes intestines d'un autre État ».172 La confusion entre instances régulières et groupes irréguliers serait dès lors complète. Si certains groupes irréguliers tentent de conserver leur indépendance, notamment en acceptant ou sollicitant le soutien de diverses instances étatiques,173 d'autres « serv[ent] presque exclusivement des intérêts extérieurs ».174 L'idée d'une manipulation, consciente ou non, des groupes terroristes par les puissances étatiques a ainsi pu être suggérée, 175 tout particulièrement lors de la guerre froide où s'était répandue la vision des « attentats terroristes isolés, accomplis par des groupes différents disséminés à la surface du globe » comme les « éléments d'un gigantesque complot clandestin, dirigé par le Kremlin et élaboré par les pays membres du Pacte de Varsovie, visant la destruction du monde libre ».176 *** 172 173 174 175 176 https://textesdipannotes.files.wordpress.com/2013/02/a_res_2625_xvx-1.pdf [consulté le 9 mai 2015] : Annexe, p.9. Voir également p.6 : « Chaque État a le devoir de s'abstenir d'organiser ou d'encourager l'organisation de forces irrégulières ou de bandes armées, notamment de bandes de mercenaires, en vue d'incursions sur le territoire d'un autre État » ainsi que « d'organiser et d'encourager des actes de guerre civile ou des actes de terrorisme sur le territoire d'un autre État, d'y aider ou d'y participer, ou de tolérer sur son territoire des activités organisées en vue de perpétrer de tels actes, lorsque les actes mentionnés dans le présent paragraphe impliquent une menace ou l'emploi de la force » Voir C. Schmitt, supranote 64, p.283 : « Quand plusieurs tiers intéressés sont en concurrence, le partisan dispose d'une marge de manœuvre pour sa politique à lui » W. Laqueur, supranote 35, p.127 Ibid, p.238 C. Starling, The Terror Network : The Secret War of International Terrorism, New York, Holt, Rinehart et Winston, 1981 48 Central dans la définition de la figure du terroriste, le critère d'irrégularité est ainsi intimement lié à l'évolution des intérêts géopolitiques des entités étatiques et participe de la porosité d'une apparente bicatégorisation, suggérant dès lors une conception du phénomène terroriste comme nouvelle forme de guerre dans le cadre de laquelle s'affronteraient les puissances régulières par agents interposés. Un tel constat appelle la mise en exergue du caractère subjectif inhérent à ce critère dont la neutralité est pourtant largement revendiquée. 49 TROISIEME PARTIE : L'IRREGULARITE, UN CRITERE QUI OCCULTE L'EXPRESSION D'UN JUGEMENT DE VALEUR « On prétend que le mot terrorisme est « un terme politiquement chargé » qui devrait être abandonné [...]. C'est tout à fait exact »177 La centralité qu'occupe le critère d'irrégularité dans la qualification d'une entité de terroriste occulte enfin l'expression d'un jugement de valeur. En effet, l'instance régulière, étatique, est celle-là même qui est maître d'une telle qualification. C'est précisément la légitimité de cette instance à décider de cette qualification par l'exercice de son monopole de la violence légitime que le groupe irrégulier remet en cause, rendant le processus de qualification dès lors pleinement subjectif. Le risque de généralisation de la violence à des fins politiques pose cependant de nouvelles questions tant en termes d'acceptation d'un statu quo que de la pertinence d'une prise en compte juridique, puisque c'est la légitimité même de la violence exercée par l’État qui semble pouvoir être interrogée. *** Est qualifié de terroriste le groupe qui se définit par sa lutte contre l'instance étatique. 177 W. Laqueur, supranote 35, p.235 50 Celle-ci, qui revêt le critère fondamental de régularité, se targue d'une entière légitimité à user de son monopole de violence contre ce groupe. Selon elle en effet, celui qui conteste violemment la structure étatique est automatiquement terroriste du fait même de son irrégularité. Cette objectivité revendiquée imprègne les codes pénaux, et la qualification de « terroriste » est dès lors extraite de la sphère politique pour venir envahir le domaine juridique. Si l’État se présente comme œuvrant à une répartition des rôles pleinement objective en application du contrat social et de la légitimité politique qui en découle, le groupe irrégulier remet précisément en question une telle légitimité. C'est ainsi la qualification de terroriste, présentée comme en découlant naturellement, qu'il convient ici de questionner. Au vu de l'ensemble des développements précédents, la répartition des rôles ainsi effectuée apparaît comme le résultat de l'exercice d'une subjectivité. Les évolutions historiques dans l'assignation du critère de régularité à celui qui a pu antérieurement être qualifié de terroriste doivent ici être tout particulièrement soulignées. C'est ainsi que « la signification et l'usage du mot ont changé selon les périodes, pour faire correspondre le discours politique et le vocabulaire de chaque époque ».178 Une telle subjectivité semble inhérente au concept même de terrorisme –si tant est que le terme de concept soit jugé satisfaisant à caractériser le terrorisme– puisque la qualification de terroriste, « éminemment polémique et passionnelle »,179 porte en elle une charge émotionnelle négative.180 Toute définition du terrorisme est en effet politisée 181 et répond aux intérêts politiques de celui qui impose sa labellisation. 182 Plus encore, elle 178 179 180 181 182 B. Hoffman, supranote 24, p.35 I. Sommier, supranote 14, p.71 Voir A. Merari, supranote 36, p.73 Voir V. Martin Vanasse et M-O. Benoît, supranote 27, p.31 Voir F. Légaré, Terrorisme : peurs et réalités, coll. « Sécurité », Outremont : Athéna éditions, 51 est, de fait, « occidentalo-centrée ».183 L'emploi du mot, qui se veut scientifique alors même que « la perception du terrorisme est directement influencée par le contexte politique dans lequel il s'insère »,184 n'est en réalité que le produit d'un parti pris. Ainsi, est terroriste ce que la puissance étatique, forte de son monopole de la violence légitime, définit comme tel, définition à laquelle elle parvient à conférer une apparence objective. En ce sens, il est communément question d'« attaques » palestiniennes et de « représailles » israéliennes, sans que l'emploi de ces termes ne soit véritablement questionné. Le caractère offensif du premier terme accolé au peuple qui se revendique opprimé contraste pourtant grandement avec le caractère défensif du second, associé au peuple représenté par la puissance étatique. À la fois juge et partie, les instances étatiques et les analyses dominantes qu'elles font prospérer « ont pour priorité non pas de rendre compte de la réalité sociale, mais de prendre position dans le conflit en faveur des intérêts gouvernementaux ».185 C'est en ce sens que Michel Wieviorka a pu affirmer qu'« on est terroriste [...] presque toujours sous le regard de l'autre »,186 conduisant Clotilde Marchetti à suggérer que « dénoncer des attentats comme étant de nature terroriste témoigne avant tout d'un processus de construction sociale des représentations ».187 Enfin, la partialité inhérente à la qualification de terrorisme est soulignée par le refus d'une telle qualification par le groupe irrégulier. Ainsi, si la dénomination n'a pas toujours été rejetée par les groupes remettant en cause l’État, elle l'est aujourd'hui largement : celui qui est qualifié de terroriste se livre à un jeu de miroirs sans fin dans lequel il 183 184 185 186 187 2002, p.20. Voir également S. Best et A. J. Nocella, « Defining Terrorism », Animal Liberation Philosophy and Policy Journal, vol. 2, n°1, 2004, p.4 V. Martin Vanasse et M-O. Benoît, supranote 27, p.44 F. Légaré, supranote 182, p.24 C. Marchetti, supranote 4, p.532 M. Wieviorka, Sociétés et terrorisme, Paris, Fayard, 1988, p.15 C. Marchetti, supranote 4, p.516 52 renverra cette qualification à l'instance étatique contre laquelle il se soulève. 188 Une telle qualification est dès lors pleinement relative, en ce sens qu'elle dépend directement de celui qui procède à son attribution. Le groupe irrégulier tangue en réalité entre deux craintes : celle de se voir qualifier de terroriste –terme porteur d'une connotation émotionnelle fortement négative– et celle d'être relégué au rang de criminel –et donc de voir sa dimension politique niée. Le choix est intrinsèquement politique et, dans les deux cas, il s'agit pour la puissance étatique qui en use de discréditer les actions du groupement ainsi qualifié. L'absence de définition précise et unanime du terrorisme favorise ce que certains vont jusqu'à présenter comme une propagande.189 Dans le même temps, cette absence de définition se nourrit d'une telle subjectivité, puisque le terme est précisément employé au service d'une délégitimation.190 « Catégorie artificielle, médiatique, [...] arme polémique », le terrorisme serait ainsi avant tout un instrument étatique aux fins de disqualification de toute action anti-étatique, certains appelant dès lors de leurs vœux l'exclusion du terme de tout travail qui se revendiquerait scientifique. 191 En effet, véritable vecteur idéologique, le terrorisme se voit offrir une définition servant davantage « la dénonciation que la compréhension ».192 Denis Duez dit ainsi de la notion qu'elle « dénonce, [...] discrédite et [...] accuse, mais en aucun cas [...] n'explique ».193 C'est ce processus de stigmatisation que l'expression de « guerre contre le terrorisme » vient menacer, comme cela a été suggéré dans les 188 189 190 191 192 193 B. Hoffman, supranote 24, pp.36-38. Voir M. Begin, The Revolt, Londres, 1951, p.9 Voir notamment A. Merari, supranote 36, p.75 S. Moulain, supranote 41, p.57 D. Bigo et D. Hermant, supranote 56, p.19 X. Crettiez, « Le terrorisme, Violence et politique », Problèmes politiques et sociaux, Paris, La Documentation française, n°859, 29 juin 2001, p.5 D. Duez, supranote 32, p.118 53 développements antérieurs : le risque est d'accorder aux dits terroristes une dignité et une légitimité traditionnellement propre aux soldats au service de la puissance étatique.194 Combinant les différentes voies de délégitimation à sa portée, la puissance étatique accompagne généralement la qualification de terrorisme de sa criminalisation. C'est en ce sens que Jacques Chirac, alors Premier ministre, avait évoqué « la création dans le Code pénal d'un crime de terrorisme ».195 Loin d'être érigé en infraction politique, afin d'exclure tout privilège dans le régime applicable, 196 le terrorisme se voit au contraire « considéré comme un élément dénotant l'infamie particulière »197 et attribuer un régime dérogatoire extrêmement sévère et répressif. 198 Cette volonté paradoxale « de banalisation par rapport aux infractions politiques et de spécification par rapport aux infractions de droit commun »199 souligne l'instrumentalisation politique de la qualification de terrorisme. Le discours politique, loin de revêtir la neutralité qu'il revendique, est « constitutif » de la réalité en ce sens qu'il impacte la définition des réalités sociales et politiques dans lesquelles s'inscrivent les protagonistes du conflit.200 Dès lors, le groupe irrégulier ne tangue plus entre les deux craintes précédemment évoquées : il y est simultanément exposé. 194 195 196 197 198 199 200 Voir J.-P. Derriennic « Violence instrumentale et violence mimétique : l'estimation des effets politiques des actes terroristes », in Enjeux philosophiques de la guerre, de la paix et du terrorisme, Stéphane Courtois (dir.), Les Presses de l'Université Laval, 2003, pp.40-57 Journal Officiel de la République Française du 21 mars 1986, Discours de politique générale du 9 avril 1986, p.4863 Voir Convention européenne d'extradition signée le 13 décembre 1957 à Paris, article 3. Voir également Convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale signée le 20 avril 1959 à Strasbourg, article 2a. Voir enfin Conseil d’État, Assemblée, Koné, 3 juillet 1996, n°169219, Rec. Lebon, p.255 : reconnaît à l'interdiction de l'extradition dans un but politique le statut de principe fondamental reconnu par les lois de la République, ayant dès lors une valeur constitutionnelle A. Petropoulou, supranote 22, p.34 Voir M. Moucheron, « Délit politique et terrorisme en Belgique : du noble au vil », Cultures et Conflits, 2006, pp.77-100 J. Alix, supranote 10, p.43 R. Jackson, « Security, Democracy and the Rhetoric of Counter-Terrorism », Democracy and Security, vol.1, 2005, Philadelphie : Taylor & Francis, Inc., p.148 54 Parvenir à faire reconnaître la labellisation de terroriste à la population civile et à la communauté internationale, c'est en réalité les « persuader [...] d'adopter son point de vue moral »,201 afin de répandre l'idée d'une lutte antiterroriste nécessaire et, partant, légitime.202 La labellisation, résultante d'un jugement moral qu'elle vise à généraliser, s'avère alors bien plus aisée que d'essayer d'« expliciter son choix sans recourir [à un tel] jugement ».203 Cette difficulté d'explicitation est dissimulée par un discours émotionnel –auquel participent pleinement les médias– qui favorise un « univers bicolore et sans compromis », aux « couleurs contrastées pour dépeindre les extrêmes ».204 Pourtant, la distinction manichéenne entre bien et mal est loin d'être absolue : « ces catégories restent ouvertes : chacun peut déterminer, jusqu'à un certain point, ce qui entre ou non dans telle ou telle nomenclature ».205 La notion de terrorisme elle-même semble dès lors être un prétexte à une présentation binaire des relations géopolitiques, en décrivant par exemple « d'un côté le monde civilisé, de l'autre la barbarie ».206 Cette apparente dichotomie trouve dans les listes américaines des États et groupes terroristes une illustration saillante : c'est en sa qualité de puissance mondiale que les États-Unis s'arrogent la liberté d'opérer une répartition morale et de constituer la liste des entités relevant de l'« axe du mal ». Cette « réduction sémantique » des États ou groupes terroristes à « une caractéristique ponctuelle et discutable » vise à « une mise au ban de la communauté 201 202 203 204 205 206 B. M. Jenkins, The Study of terrorism : definitional problem, Santa Monica : Rand Corporation, décembre 1980, p.10 Voir C. Marchetti, supranote 4, p.6 I. Sommier, supranote 14, p.7 C. Marchetti, supranote 4, p.174 Ibid, p.8 S. Moulain, supranote 41, p.41 55 internationale ».207 Sans être assumé dans sa subjectivité, le jugement moral imprègne la gestion politique des affaires internationales : qualifier une action de terroriste, c'est faire entrer dans le domaine du politique le jugement moral assignant à l'action son illégitimité. Cette « confusion, toujours dangereuse, entre l'interprétation morale d'une action politique et l'action elle-même » semble volontairement invisibilisée.208 C'est précisément ce camouflage qu'il convient ici de mettre en exergue : la neutralité de la définition est fictionnelle. *** L'élaboration d'un tel jugement moral mène à la distinction –tout particulièrement subjective– entre « combattant de la liberté » et « terroriste ». Pourtant, la finalité recherchée par l'auteur d'actes violents remettant en cause l'intégrité étatique semble être la même. La recherche d'un idéal sociopolitique visant à réformer, remplacer ou détruire un système accusé de violer certains principes s'impose en effet comme constante dans la définition du terrorisme. La finalité de l'acte terroriste relève pour son auteur d'un idéal. Face au pouvoir en place et au système juridique qu'il instaure, la figure du terroriste semble alors opposer des principes juridiques et moraux supérieurs. Se dessine la distinction entre positivisme et jus naturalisme. Tandis que le partisan du premier estime qu'il existe une obligation absolue d'obéissance au droit positif, le jus naturaliste défend 207 208 J-F. Gayraud et D. Sénat, supranote 5, p.37 G. Chaliand et A. Blin (dir.), Histoire du terrorisme. De l'Antiquité à Al-Quaida, Paris : Bayard, 2006, p.18 56 l'existence de principes relevant d'un idéal de justice auxquels le droit doit se conformer. Ainsi le second admet-il l'émission d'un jugement de valeur sur le droit positif. La souveraineté reconnue à la loi par la République française qui transformait, selon Carl Schmitt, « l'irrégularité du partisan en une illégalité mortelle »,209 semble aujourd'hui offrir plus de place à une position jus naturaliste. La philosophie et la défense des droits de l'homme conduisent à la mise en lumière de revendications impliquant un écart toujours moindre entre droit positif et justice. Lorsque de telles revendications ne peuvent être entendues face à une majorité qui soutient le pouvoir étatique en place, ceux qui soutiennent une telle philosophie, par exemple au travers du droit à l'autodétermination ou du droit de résistance à l'oppression, en viennent parfois à user de la violence. Charlotte Corday, guillotinée en 1793 pour avoir assassiné le jacobin Jean-Paul Marat, semble ainsi correspondre à une figure moderne du terrorisme : dès lors que le caractère scientifique serait rendu à la notion de terrorisme, et tout jugement moral et politique exclu de sa définition, une telle action serait terroriste au même titre que les actes perpétrés par les groupes djihadistes contemporains. Au même titre qu'un tyrannicide, l'acte terroriste cherche à permettre l'épanouissement de revendications pleinement légitimes aux yeux de leurs auteurs. La figure du terroriste est « intimement convainc[ue] que le légal est illégal et que l'illégal est légal et justifié ».210 Dans le même sens, le jus naturaliste revendique, au nom de valeurs et principes supérieurs, une inversion des catégories « légal » et « illégal » en vertu de ce qui est « légitime » et « illégitime » moralement. L'opposition entre « combattant de la liberté » et « terroriste » s'inscrit directement 209 210 C. Schmitt, supranote 64, p.292 F. Hacker, supranote 88, p.207, citant G. Frank, The Deed, New York, 1963 57 dans la continuité de cette distinction entre jus naturalisme et positivisme qui rend particulièrement difficile une présentation manichéenne de l'exercice de la violence politique. Le jugement moral porté sur la finalité de l'action violente colore indéniablement celui porté sur cette action, faisant du même coup varier son appellation. Si le but consiste en la défense de celui qui est opprimé par la puissance étatique, le principe supérieur de justice appellerait donc au soutien de l'auteur de l'action violente. C'est ainsi que Friedrich Hacker parle de l'action terroriste individuelle avant tout comme d'« un acte de foi qui exprime l'espoir en une renaissance de soi-même et en la création de quelque chose de nouveau ».211 C'est en ce sens également qu'une jeune personne juive appartenant au groupe « Stern » a pu déclarer, avant d'être condamnée à mort par pendaison : « Notre action découle de nos motifs, nos motifs sont inspirés par nos idéaux. Si nous arrivons à prouver que nos idéaux sont justes et équitables, alors ce que nous faisons est également juste et équitable ».212 Se profile ici la distinction opérée par John Langshaw Austin entre excuse et justification : ce n'est pas la reconnaissance d'une excuse, mais celle d'une justification, que la jeune personne en question revendique. Alors que l'excuse joue individuellement et allège la responsabilité, déportée sur une agentivité extérieure, la justification est généralisable –i.e. indépendant des qualités individuelles– et constitue un passage de la désapprobation à l'approbation de l'acte commis, ou du moins à l'indulgence à l'égard de ce dernier. L'acte excusé conserve son caractère illégal mais l'agent se trouve désengagé de la trame causale directe, là où l'acte justifié, nullement 211 212 Ibid, p.214 Ibid, pp.93-94 : « Les deux jeunes terroristes juifs, âgés de dix-sept et de vingt et un ans, appartenaient au groupe extrémiste « Stern » […] qui était décidé à mettre fin à la cruelle limitation que la terreur employée par la police britannique imposait à l'immigration juive en Palestine. Les deux jeunes hommes avaient assisté à l'explosion du bateau de réfugiés « Patria » et vu les corps déchiquetés de leurs compatriotes, auxquels les autorités britanniques avaient refusé le droit d'asile, que l'on repêchait dans les eaux du port » 58 nié par son auteur, devient légal.213 Dans le même sens, la résistance ainsi opposée à un régime ignorant les revendications de justice portées par des minorités opprimées semble pouvoir revêtir la qualification de légitime défense, fait justificatif en droit. L'article 122-5 du code pénal prévoit en effet l'irresponsabilité pénale de la personne qui, « devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte » (alinéa 1) ou qui, « pour interrompre l'exécution d'un crime ou d'un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu'un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l'infraction » (alinéa 2). La « juste mesure » qui pourrait être trouvée dans l'exercice de la violence semble également permettre de pénétrer le jugement moral. C'est ainsi que Max Weber distingue éthique de conviction et éthique de responsabilité. 214 La première se veut catégorique, indifférente à une éventuelle contextualisation : celui qui adhère à une éthique de conviction applique les principes, sans que les circonstances ne puissent être invoquées pour justifier une éventuelle dérogation. La seconde trouve au contraire dans la contextualisation un potentiel important de justification. Un acte comme l'acte violent à visée politique peut alors être estimé illégitime du point de vue de la première tout en étant légitime du point de vue de la seconde. 215 Face à ces deux éthiques considérées par leur concepteur comme deux extrêmes, il conviendrait 213 214 215 Voir J. L. Austin, « A plea for excuses », in Proceedings of the Aristotelian Society, New Series, Vol. 57 (1956-1957), pp.1-30, http://www.ditext.com/austin/plea.html [consulté le 12 mai 2015] M. Weber, supranote 70 Voir G. Haarscher, supranote 67, p.74 59 d'opérer une combinaison mesurée, afin de ne pas cautionner un ordre injuste par son inactivité, sans abandonner pour autant ses valeurs supérieures qui fondent l'acte violent.216 C'est précisément la position que semble adopter le Juste camusien : « même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites ».217 En effet, ce dernier accepte la violence comme instrument de l'action politique en dernier recours, et avec la volonté de réduire l'emploi de cet instrument à ce qu'il estime être la juste proportion aux fins de parvenir à la réalisation de son action politique.218 En ce sens, celui qui accepterait d'assassiner le détenteur du pouvoir étatique mais refuserait l'assassinat d'enfants, figure ultime de l'innocence, aurait conservé « un sens de la dignité humaine ».219 Plus encore, l'acte violent à des fins politiques devrait rester exceptionnel et en soi inadmissible puisqu'il viole à la fois le droit à un procès équitable et le principe de séparation des pouvoirs, fondamentaux à toute société démocratique.220 Ce dernier principe est en effet « essentiellement (et non par accident) bafoué par l'acte de terreur » dès lors que l'auteur de l'action violente s'impose simultanément en législateur, juge et bourreau.221 Face à cette philosophie de la « juste mesure », est présenté à l'extrémité opposée l'acte de terreur djihadiste contemporain qui vise délibérément des non-combattants, statut qui confère automatiquement aux victimes le caractère innocent, et s'inscrirait dans une volonté de banalisation de la violence au service de fins politiques.222 216 217 218 219 220 221 222 Ibid, p.75 A. Camus, Les Justes, coll. Folio, Gallimard, Paris, 1950, p.62 G. Haarscher, supranote 67, p.76 Ibid, p.13 G. Haarscher, « Le terrorisme et les valeurs de la démocratie libérale », in Juger le terrorisme dans l’État de droit, L. Hennebel et D. Vandermeersch (dir.), Bruylant, Bruxelles, 2009, pp.477-513, p.487 Ibid, p.487 Ibid, pp.488-489 60 *** Le danger d'une telle automaticité et généralisation dans le recours à la violence interroge la possibilité pour un usage mesuré de la violence de ne pas se faire le complice du statu quo maintenu par les puissances étatiques. La difficulté à parvenir à une position équilibrée, qui se voudrait scientifique et dépourvue d'une coloration moralisatrice, semble ainsi imposer l'abandon de l'utilisation de la notion de terrorisme dans la sphère juridique. Précisément, la présentation manichéenne de l'usage de la violence à des fins politiques ne satisfait pas à l'analyse de cet usage par des régimes pourtant démocratiques. L'abandon de tout jugement moral est souvent redouté à la vue du passage « d'un moindre mal (la violence en ultime instance, pour des idéaux humanistes) au pire des maux (la violence banalisée) ».223 La « juste mesure » ainsi proposée afin de justifier moralement les actes de violence entrepris n'est cependant pas évidente. Il est effectivement possible de s'interroger sur la possibilité pour une telle mesure de permettre la remise en cause du statu quo contre lequel se dresse l'entité irrégulière. Il est intéressant d'étudier en ce sens la critique qui a pu être faite du Juste camusien : un acte à la violence démesurée aurait potentiellement permis, en dépit de l'assassinat de victimes non-combattantes, de sauver un nombre bien plus conséquent de victimes indirectes de l'oppression de l'instance régulière. Ainsi, en évitant la mort de deux enfants, symboles de l'innocence, l'auteur d'une violence mesurée a laissé subsister l'oppression de millions d'individus. Sous couvert de conserver une certaine pureté 223 Ibid, p.484. Sur la banalisation du mal dans une perspective plus large, voir H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 1966 61 dans la violence employée, il se fait finalement complice du statu quo.224 La banalisation de la violence semble également être produite par le recours à des justifications dans l'analyse des actes terroristes tels qu'ils se donnent à voir aujourd'hui. Ce serait ainsi le cas de l'explication des actes terroristes djihadistes –et notamment ceux du 11 septembre 2001– par la condamnation du système néo-libéral et capitaliste américain, ou de la relativisation des différences culturelles. Le danger serait dès lors de renoncer à tout jugement moral dans l'exercice du politique alors même que la société démocratique s'est caractérisée par l'émergence de principes universels, notamment via l'épanouissement des doctrines relatives aux droits humains.225 Il ne s'agit cependant pas ici d'abdiquer tout jugement moral qui serait porté sur les actes de violence politique, mais d'assumer le caractère normatif de la qualification de « terroriste ». Face à une appellation présentée comme découlant naturellement du caractère irrégulier de la structure recourant à la violence à des fins politiques, il conviendrait de reconnaître qu'elle relève d'un jugement subjectif, moral et éthique, et de refuser ainsi la fiction selon laquelle il s'agirait d'une notion objective qui pourrait recouvrer une certaine scientificité et être dès lors utilisée à des fins notamment juridiques. L'idée n'est donc pas de justifier une violence politique au mépris d'autres, mais de remettre en cause la distinction communément admise comme évidente entre la figure du résistant et celle du terroriste. En d'autres termes, est ici suggérée l'absence d'une différence autre que celle d'un jugement exclusivement moral. L'emploi du terme 224 225 Ibid, p.485 Voir D. Rosenfield, « Terreur et Barbarie », in D. Rosenfield, Civilisation et barbarie, Réflexions sur le terrorisme contemporain, Presses Universitaires de France, pp. 27-49 62 « terroriste » à usage « scientifique » paraît donc dénué de sens. La conséquence directe d'une telle constatation semble être l'abandon de la qualification juridique de terrorisme. Cette proposition apparaît d'autant plus rationnelle que, comme cela fut indiqué dès l'introduction, l'incrimination du terrorisme consiste en réalité en la reprise de faits déjà incriminés. C'est en ce sens que Mireille Delmas-Marty a déclaré que le « concept » de terrorisme « est juridiquement inadapté à remplir la fonction d'incrimination pénale qui implique, au sens étymologique du terme, de séparer […] le bien du mal, les coupables des innocents, de manière précieuse et univoque ».226 Préférer l'incrimination des différents comportements repris dans la description juridique du terrorisme revient à privilégier la condamnation de la nature de l'acte plutôt que « l'identité de ses auteurs ou la nature de leur cause ».227 Afficher une telle préférence et lui donner une réalité juridique revient à consacrer l'absurdité de conférer de facto, mais aussi de jure, la légitimité au détenteur du pouvoir. Au moins conviendrait-il de donner corps à l'incrimination des mêmes faits de violence lorsqu'ils sont réalisés par une entité étatique. Il semble opportun de rappeler ici les propos tenus par Victor Hugo lors de son discours du 15 septembre 1848 devant l'Assemblée constituante : « Que voulez-vous enseigner avec votre exemple ? Qu'il ne faut pas tuer. Et comment enseignez-vous qu'il ne faut pas tuer ? En tuant ». En faisant à son tour usage d'une violence qui ne saurait être acceptée « en temps normal », non seulement l'instance régulière satisfait les fins de la figure irrégulière, mais elle participe également dangereusement à sa délégitimation contre le détenteur du monopole de la violence. 226 227 M. Delmas-Marty, « Conclusions – Le terrorisme comme concept juridique de transition », in Terrorismes, Histoire et droit, H. Laurens et M. Delmas-Marty (dir.), Bibli, pp.323-329, p.323 B. M. Jenkins, supranote 201, p.2 63 Certains défendent l'idée selon laquelle le fondement de la différence entre résistance et terrorisme se trouverait dans la nature du régime dont ils contestent la légitimité. Ainsi, disent-ils, la résistance renverrait à la violence exercée contre un régime dictatorial, tyrannique, ou plus généralement autoritaire ou oppressif, alors que le terrorisme s'exercerait contre un régime démocratique. Néanmoins, il convient de souligner que cette position est proposée par des auteurs qui s'inscrivent précisément dans des sociétés dites démocratiques. Dès lors, semble être de nouveau reproduite une distinction empreinte d'un jugement moral qui découle directement des positions respectives des protagonistes du conflit : ce sont les partisans du régime démocratique qui décrivent leurs opposants comme des terroristes. Qui plus est, réduire tout mouvement de résistance contre l'oppression dans un tel régime à un acte terroriste apparaît difficilement tenable. En effet, quel gouvernement n'a jamais usé de la violence dans une mesure qui dépasse, pour un regard averti, le seuil de légitimité acceptable ? Il semble qu'il ne soit nul besoin de recourir à des exemples historiques anciens : la mort des personnes migrantes du fait du naufrage de leur bateau de fortune dans la mer Méditerranée résulte indirectement de la politique relative à l'immigration menée par l'Union européenne. La responsabilité des démocraties européennes est entière et les personnes dont le droit à la vie est ainsi bafoué pourrait –légitimement semble-t-il– opposer à celles-ci un droit de résistance à une telle oppression. A cela est encore opposée l'idée d'une immoralité inhérente à ceux qu'on appelle terroristes, et dont l'exemple topique est celui des groupes djihadistes : le terroriste est celui qui tue « n'importe qui », peu importe la responsabilité que ce dernier porte. Mais tout individu-citoyen n'est-il pas responsable des politiques d'oppression et de non-respect des droits humains des gouvernements démocratiques 64 dès lors qu'il est à l'origine du pacte social et participe pleinement au processus politique, notamment par l'élection de ses représentants ? Loin de chercher à légitimer la violence, il s'agit ici de questionner la pertinence de la distinction entre violence exercée à l'encontre d'un corps étatique, à savoir l'armée, et celle commise contre la population civile. Subsiste en effet une ultime question, celle posée par Albert Camus dans son essai L'Homme révolté : « Nous ne saurons rien tant que nous ne saurons pas si nous avons le droit de tuer cet autre devant nous ou de consentir qu'il soit tué ».228 228 A. Camus, L'homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p.14 65 CONCLUSION Les développements proposés se sont ainsi vus attribuer le rôle délicat d'interroger la pertinence de la prise en compte du critère d'irrégularité dans la définition de la figure du terrorisme et dans l'usage qui est fait de sa qualification comme telle. Partant du critère tel qu'il a été présenté par Carl Schmitt –personnage qui inspire peu de considération par ailleurs–, le raisonnement s'est ainsi consacré à mettre en exergue ce que la centralité du critère semblait occulter, à savoir l'exercice d'un jugement éthique inhérent à une telle qualification dès lors qu'il se dévoile comme étant le produit d'un lien intime entretenu avec les intérêts géopolitiques des instances régulières qui l'exercent. Ces développements n'ont nullement vocation à encourager l'abdication devant tout jugement moral qui pourrait porté sur l'usage de la violence à des fins politiques. Il s'agit bien plutôt d'insister sur la nécessité d'assumer le caractère éminemment subjectif, et dans le même temps normatif, que revêt l'appellation de « terroriste ». Un tel constat mène à interroger sérieusement la pertinence de lui donner une réalité juridique, laquelle consiste en réalité à conférer, tant de facto que de jure, une légitimité absolue à l'entité détentrice du pouvoir. Au-delà d'une présentation manichéenne de l'exercice de la violence politique dont nous avons ici cherché à démontrer l'inconvenance, semble pouvoir être questionnée la possibilité de négliger l'idée d'une violence inhérente à l'émergence de l'ordre 66 politique.229 Si la thèse schmittienne est communément exposée comme réduisant la politique à son inscription dans l’horizon de la guerre, une telle présentation semble ici pouvoir être remise en cause. C'est ce que propose Jean-François Kervegan en interrogeant la possibilité pour la politique d'être définie sans que soit présupposée la forme étatique qu'elle a revêtue dans l'Europe moderne, et donc « sans admettre que la politique s’inscrit nécessairement dans l’horizon des rapports de subordination supposés légitimes ».230 Il s'agit alors de souligner la nécessité de s'extirper de la conception de la politique telle qu'elle s'est communément donnée à voir, à savoir comme monopole de l’Etat souverain, « la politique n’a[yant] pas de contenu spécifique » et « tout [étant] potentiellement politique ».231 Dès lors, l'application de la bicatégorisation légitime / illégitime à l’État souverain –structure régulière– et au partisan –par essence irrégulier– semble hautement questionnable, tout particulièrement à l'aune de ce que Carl Schmitt nomme lui-même une guerre civile mondiale, totale. 229 230 231 Voir F. Fukuyama, The Origin of Political Order : From Prehuman Times to the French Revolution, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011 J.-F. Kervegan, « Une autre guerre, ou d'autres dieux ? », Le Nouvel Observateur, numéro spécial « La guerre des Dieux », janvier 2002 Ibid 67 BIBLIOGRAPHIE Les documents sont classés par ordre alphabétique dans chaque catégorie, excepté les documents juridiques et politiques qui sont classés par ordre chronologique. 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