INTRODUCTION GÉNÉRALE
Toute la carrière de Wilfrid Baumgartner le désigne comme un financier :
inspecteur des Finances aux lendemains de la Première Guerre mondiale,
grand commis au Trésor durant la longue dépression économique des années
1930, président du Crédit national quand vinrent la guerre et l’Occupation,
gouverneur de la Banque de France sous la IVeRépublique au temps de la
reconstruction, ministre des Finances aux commencements de la République
suivante quand s’est pleinement épanouie la croissance, avant de passer à la
tête de la première société holding française, Rhône-Poulenc SA, dont il
assura la présidence jusqu’aux ruptures économiques conjoncturelles et
structurelles des débuts des années 1970. Belle traversée, tout entière placée
sous le signe des finances, de l’histoire économique en mouvement rapide
de la France au XXe siècle.
Du financier, Wilfrid Baumgartner semble en effet avoir concentré tous les
traits, si souvent fixés pour la postérité : « Toujours de noir vêtu, l’œil
sombre, le front préoccupé, il marche vers ses pensées, sans un regard pour
l’entourage. Sa minceur qu’allongent encore un col glacé – qu’il est le seul
à porter de la sorte à Paris – et de longs cheveux d’argent soigneusement
apprêtés, lui confère une austère élégance [...]. Mais qu’il parle, et la statue
du Commandeur s’anime : l’œil bleu s’éclaire, fouille l’interlocuteur, la
beauté du langage s’allie à la rigueur du raisonnement pour convaincre,
expliquer, convaincre encore »1. Tel est le portrait en pied, parmi tant
d’autres similaires, dressé par France-Observateur en janvier 1960, au
moment où le gouverneur de l’Institut d’émission, « incarnation parfaite de
ce style de grand financier à la française »2, était nommé ministre de
l’Économie et des Finances et entrait par là même dans la grande histoire.
1. « Wilfrid Baumgartner : ministre des Finances et prince de la Régence », France-Observateur
du 24 janvier 1960.
2. Ibid.
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2Wilfrid Baumgartner, un grand commis des finances
REPRÉSENTATIONS
ET RÉALITÉS DU FINANCIER AU XXe SIÈCLE
L’homme apparaît alors à la croisée de multiples pouvoirs, doté d’une capa-
cité d’influence d’autant plus grande qu’elle est réputée discrète, voire occulte,
fruit d’une longue présence aux sommets de l’État, à une époque globalement
marquée par la croissance continue du poids de la puissance publique sur
l’économie et la société. Le grand commis passe ainsi pour avoir exercé,
depuis sa nomination, âgé de vingt-sept ans à peine, à la tête du cabinet de Paul
Reynaud en 1930, un véritable magistère sur les hommes politiques qui
s’étaient depuis succédé au gouvernement du pays, aussi bien à gauche, de
Vincent Auriol à Paul Ramadier, qu’à droite, de Paul Reynaud à Antoine
Pinay. Sans oublier, au centre d’une certaine manière, Edgar Faure, resté
notamment dans les mémoires comme le destinataire malheureux de la lettre
publique de remontrances écrite en 1952 par le gouverneur de la banque
d’émission au chef d’un gouvernement aux abois. Raymond Barre, en 1978
encore, quelques semaines avant la disparition de Baumgartner et au moment
précis où s’amorçait en France le tournant historique de la désinflation, avait
cité au Sénat le passage de cette lettre demeuré fameux : « C’est le sentiment
profond du Conseil général que l’État, comme les particuliers, vivent au-
dessus de leurs moyens »3.
Allié par sa mère, Mathilde Clamageran, au milieu des grands industriels
et portuaires du Havre, devenu par son mariage en 1930 le gendre d’Ernest
Mercier, grand patron de l’électricité et des pétroles, et protestant comme lui,
le brillant technicien des finances publiques et de la monnaie passait pour
entretenir des liens étroits avec le monde des affaires, encore nourris et
renforcés au cours des longues années passées à la direction du Crédit
national et de la Banque de France, institutions situées à l’intersection de la
chose publique et des intérêts privés. Le nom de Wilfrid Baumgartner n’était-
il pas d’ailleurs très souvent associé, comme dans l’article que lui consacra
en 1970 le Dictionnaire du capitalisme, à celui de son frère Richard, poly-
technicien, qui avait épousé la deuxième fille d’Ernest Mercier avant
d’entamer une brillante carrière industrielle qui le conduisit, entre autres, à
la tête du groupe de constructions mécaniques Hispano-Alsacienne puis à la
présidence de Lille-Bonnières et Colombe4?
3. Le Monde du 11 mai 1978.
4. Mathieu (Gilbert), « Wilfrid et Richard Baumgartner », Bleton (Pierre), Lecuir (Jean) et Mathieu
(Gilbert) (dir.), Dictionnaire du capitalisme, Paris, Éditions Universitaires, 1970, p. 118-119.
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Introduction générale 3
On prêtait enfin à Wilfrid Baumgartner un vaste réseau de connaissances dans
le milieu financier international où, selon une opinion commune, semblaient
jouer de profondes solidarités perçues et redoutées comme précisément
« cosmopolites ». Cette dimension trouvait à s’illustrer par l’audience certaine
dont paraissait bénéficier le haut fonctionnaire au sein des institutions moné-
taires internationales, fondées sur la part qu’il avait été amené à prendre depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale dans les négociations financières interna-
tionales, tant avec les bailleurs de fonds américains que sous l’égide de l’Union
européenne des paiements ou du Fonds monétaire international.
Au pouvoir déjà considérable qui paraissait attaché à ce vaste réseau profes-
sionnel d’influence s’ajoutait également la réputation mondaine qu’on lui attri-
buait alors tout aussi volontiers. Elle se nourrissait aussi bien de sa fréquentation
régulière des milieux cinématographiques – n’avait-il pas été membre du jury du
festival de Cannes en 1963 ?5 – que de son introduction dans les meilleurs salons
parisiens, où le grand financier, « athlète complet de l’intelligence », pour
reprendre le mot de Jean Fayard dans l’hommage appuyé que lui rendit Le Figaro
à l’occasion de son élection en 1965 à l’académie des Sciences morales et poli-
tiques6, pouvait tout autant faire valoir ses dons de tennisman ou de skieur, qu’un
goût marqué, servi par une infaillible mémoire, pour Victor Hugo ou Baudelaire.
Ces images d’Épinal, très tôt accolées au nom de Wilfrid Baumgartner, ne
valent pas seulement pour l’anecdote. Elles posent d’emblée le problème histo-
rique principal de la biographie : alors que les financiers ont depuis longtemps
été pris en compte et étudiés pour l’époque moderne7, leur rôle à l’époque
contemporaine, singulièrement pour le XXe siècle, demeure encore largement
méconnu. Et pourtant, par un apparent paradoxe dont l’histoire à vrai dire est
familière, le monde de la finance et des financiers n’a pas cessé d’occuper une
5. Sous la présidence d’Armand Salacrou et aux côtés, entre autres, de Robert Hossein, l’ancien
ministre de l’Économie et des Finances avait cette année-là attribué la palme d’or au Guépard de
Luchino Visonti. Cf. www.festival-cannes.com.
6. Le Figaro du 30 mars 1965.
7. La connaissance de l’histoire financière de la France de l’Ancien Régime demeure largement
fondée sur les très nombreux travaux qui lui furent consacrés tout au long du XIXesiècle. Les vastes
Histoires financières de la France dues par exemple à Jacques Bresson (1829), Augustin Bailly
(1830) ou encore Marcel Marion (1914), plusieurs fois rééditées, ont ainsi servi de base à l’abondante
bibliographie qui tant en France qu’à l’étranger a continué, au cours du XXesiècle et jusqu’à nos
jours, à démontrer la fertilité de ce champ de la recherche. Cf. Félix (Joël), Économie et finances sous
l’Ancien Régime, guide du chercheur, 1523-1789, Paris, CHEFF, 1994. Que Joël Félix, qu’il m’a été
donné de côtoyer durant les quelques précieuses années passées au sein du Comité pour l’histoire éco-
nomique et financière de la France, soit ici remercié pour les échanges que nous avons pu avoir alors
sur l’histoire moderne et contemporaine de la finance et des financiers.
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4Wilfrid Baumgartner, un grand commis des finances
place importante et spécifique dans ce qu’on peut bien appeler, au sens
Jacques Le Goff avait dessiné, il y a trente, ans les contours de ce « nouvel
objet », les mentalités8. Le fait, comme l’a souvent relevé Jean Bouvier9, semble
plus particulièrement accusé dans le cas de la société française, depuis au moins
« l’expérience » fondatrice de Law et jusqu’à nos jours10. L’ensemble de ces
représentations collectives du financier constitue ainsi un objet d’étude en soi,
profondément enraciné dans l’histoire de la France contemporaine, touchant à
ces « prisons de longue durée » qu’ont longtemps été l’Église catholique, la rura-
lité et une certaine idée de la République. Et, assurément, la biographie de
Wilfrid Baumgartner commande, à partir du cas à bien des égards exemplaire
qu’elle constitue, d’intégrer cette approche. Mais elle ne saurait pour autant s’y
réduire. Que valent les mentalités coupées des réalités qui les fondent et les
nourrissent ? L’ambition demeure bien, comme l’avait formulé, en manière de
regret, Fernand Braudel, en conclusion de l’Histoire économique et sociale de la
France, de tenter d’insérer « le jeu des mentalités, des sentiments, des fantasmes,
des idéologies », dans le tissu serré des décisions et des faits économiques11. Le
pari à l’échelle de la biographie semble envisageable : quelle fut à proprement
parler l’action de Wilfrid Baumgartner au XXe siècle ? Quelle fut la pesée véri-
table du financier – l’homme et la catégoriedans la grande et profonde muta-
tion qui aura marqué l’économie et la société française des lendemains de la
Première Guerre mondiale à la fin des Trente Glorieuses et qui, bien en avance
sur les mentalités, constitue l’incontestable « modernité » de l’époque ?
HISTOIRE FINANCIÈRE, HISTOIRE POLITIQUE
Il est revenu à l’un d’entre eux de tracer avec une singulière netteté les
contours de la place et du rôle du « financier moderne ». Ce croquis était des-
tiné à prendre place aux côtés du « politique », du « savant », de « l’écrivain »
ou du « diplomate », au nombre des « caractères de ce temps » dont la librairie
Hachette, avait entrepris la publication à l’orée des années 1930, au moment
précis où Baumgartner entrait de plain-pied dans la carrière des Finances12.
8. Le Goff (Jacques), « Les mentalités, une histoire ambig », Le Goff (Jacques) et Nora (Pierre),
sous la dir., Faire de l’histoire, vol. 3, Nouveaux objets, Paris, Gallimard, 1974, p. 76-94.
9. Cf. par exemple Bouvier (Jean), « Pour une analyse sociale de la monnaie et du crédit (XIXe-
XXesiècles) », Annales ESC, juillet-août 1974, p. 813-826.
10. Cf. Rey (Jean-Michel), Le temps du crédit, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
11. Braudel (Fernand) et Labrousse (Ernest) (dir.), Histoire économique et sociale de la France,
Paris, PUF, 1982, t. IV/3, p. 1678-1679.
12. Piétri (François), Le financier, Paris, Hachette, [1931].
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Introduction générale 5
Il est dû à François Piétri, inspecteur des Finances de la promotion 1906, chef
de cabinet avant 1914 de cet autre financier exemplaire que fut Joseph
Caillaux, puis directeur général des Finances du Maroc de 1917 à 1924, élu
député modéré de la Corse en 1924, ministre du Budget sous Laval en 1931-
1932, puis des Finances sous Daladier au début de 1934, mais aussi ambas-
sadeur du régime de Vichy à Madrid de 1940 à 1944. À l’en croire – et les
orfèvres parlent d’or –, un trait avant tout autre caractériserait « la catégorie
des financiers véritables ». C’est qu’au XXesiècle, comme sous l’Ancien
Régime, le mot comme la chose fondamentalement « ramène à la chose
publique » : « le financier ne saurait en effet échapper à une sorte de vocation
de principe qui est de dominer l’État ou de le servir, mais jamais de se passer
de lui »13. Par là, le financier se distinguerait nettement du banquier ou de tout
autre métier touchant au simple commerce de l’argent. La continuité avec la
monarchie, de ce point de vue, est évidente, qui indissolublement associe la
finance et les financiers au maniement des deniers du roi14.
C’est dire que l’histoire des financiers, pas plus pour l’époque contempo-
raine que pour l’Ancien Régime, ne peut être appréhendée sans prendre en
compte les liens qui les rattachent, fonctionnellement, à la politique, au sens
large du terme. Entendons par-là, classiquement, tout ce qui concerne les
formes historiquement variables de l’organisation du pouvoir et de son
exercice au sein d’une société donnée. L’« État », notion commune et immé-
diate mais réalité changeante et protéiforme, exprime parfaitement cette
dimension. Elle constitue d’ailleurs le critère qui préside au choix des exem-
ples de « financiers véritables » cités par François Piétri : le gouverneur et les
régents de la Banque de France, les grands commis du ministère des Finances
et notamment le directeur du Mouvement général des fonds, c’est-à-dire du
Trésor, mais aussi les plus grands banquiers de la place dans la mesure
précisément où il leur « arrive de traiter, sans intermédiaire, avec l’État, ses
filiales et ses agents »15. Quoi d’étonnant, dès lors, si l’inspection des Finances
qui serait « aux finances ce que le grand État-major est à la guerre », soit alors
présentée par l’ancien chef de cabinet de Caillaux à la fois comme « une école
et une sorte de pépinière » des grands financiers français16 ?
13. Ibid., p. 21.
14. Cf. Bouvier (Jean) et Germain-Martin (Henry), Finances et financiers de l’Ancien Régime,
Paris, PUF, 1964, p. 5-14.
15. Piétri (François), Le financier…, op. cit., p. 17.
16. Ibid., p. 79 et 83.
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