FÉTICHISME, PHILOSOPHIE, LITTÉRA TURE Collection La Philosophie en commun dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écrÎture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. II est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Collection «La Philosophie en commun» dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren Laurent Fedi FÉTI CHISME, PHILOSOPHIE, LITTÉRA TURE L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France L'HarmattanHongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE (Q L'Harmattan, 2002 ISBN: 2-7475-2000-5 Introduction Le concept de fétichisme paraît intervenir dans différents domaines de la connaissance et parcourir, de la science des religions à la psychanalyse, les marges de la philosophie. Puisque chaque domaine du savoir élabore les concepts qu'il utilise au sein d'une stratégie d'explication spéciale, on est en droit de se demander ce qui assure l'unité du concept de fétichisme. Que serait, d'ailleurs, un concept sans unité? La question se pose de savoir si l'on peut parler de concept de fétichisme sans être automatiquement renvoyé à une constellation de notions diverses, encloses dans les domaines de la connaissance où elles sont employées. En outre, la philosophie n'a-t-elle pas intérêt à se débarrasser, par une analyse critique, des concepts trop synthétiques (factices et récapitulatifs) qui ne renvoient à rien de précis, et à former, comme le voulait Bergson, des concepts ajustés à la réalité? Pour qui s'intéresse aux devenirs conceptuels, le cas du fétichisme offre un intérêt particulier. Ce concept s'est transporté d'un domaine du savoir à un autre, changeant de sens, répondant à des perspectives et à des problèmes nouveaux. Le "nomadisme" du concept a retenu l'attention de J.-B. Pontalis : "Métaphore, car il existe peu d'exemples aussi remarquables de migration conceptuelle: tout comme le type d'objets qu'il prétend étiqueter, le terme de fétichisme vient toujours d'ailleurs! Il se déplace, emprunté, sans connaître de terre natale, toujours renvoyé à son émissaire qui le renie, sans jamais non plus, passant d'un domicile d'adoption à un autre, aller jusqu'à disparaître. Notion ou étiquette, le fétichisme circule entre une théorie des religions héritée d'Auguste Comte et une sociologie héritée de Marx, entre l'ethnologie qui tend de plus en plus à la récuser, et la sexologie qui aimerait pouvoir 5 classer l'anomalie dans son répertoire"l. Disons-le dès à présent: l'un des enjeux de cet essai sera de proposer une théorie de ces circulations et migrations, et de restituer les parcours du concept sous l'éclairage de cette théorie. La recherche peut, au départ, emprunter deux voies, qui s'ouvrent comme les branches d'un dilemme: ou bien considérer la migration du concept comme accidentelle et voir dans les emplois successifs du mot "fétichisme" des usages métaphoriques (expression sur laquelle on reviendra) tirés d'une origine commune - la forme initiale du concept - ou bien envisager la migration conceptuelle comme constitutive, et identifier le concept de fétichisme aux avatars du fétichisme. Jean Pouillon penche pour la seconde possibilité: "[...] Faut-il alors conclure à la diversité irréductible des significations successivement attachées à ce mot? Les auteurs qui les ont formulées ne se seraient-ils emprunté qu'un label? Mais pourquoi celui-ci? Qu'avait-il donc de commode ou de séduisant pour que positivistes, marxistes, psychanalystes, entre bien d'autres, l'aient emprunté directement ou non, consciemment ou non, à un philosophe de l'époque des Lumières et, à travers lui, aux navigateurs portugais qui pourtant, en forgeant le terme, ne montraient guère que mépris et incompréhension pour des cultes et des modes de pensée étrangers aux leurs? Il est clair que l'histoire de cette notion est celle de malentendus, d'oublis, de glissements de sens, mais les glissements de sens ont aussi un sens"2. On aura bien sûr à s'interroger sur le sens de ces glissements de sens, question non moins cruciale sans doute que celle des héritages et conflits doctrinaux qui meuble encore la scène de l'histoire de la philosophie. Pour le moment, justifions le choix de considérer dans la présente recherche, la migration du concept de fétichisme comme constitutive de celui-ci. En premier lieu, il convient de s'entendre sur l'idée de métaphorisation du discours conceptuel. Qu'est-ce en effet, qu'une métaphore? Aristote, qui n'a pas inventé le mot ni le concept de métaphore, en a proposé la première mise en place systématique, celle qui fut retenue comme telle: "La métaphore est l'application d'un nom impropre, par déplacement 1 Nouvelle Revue de psychanalyse, n02, automne 1970, Paris, Gallimard, Pp, 1?-13. Ibzd., pp. 136-137. 6 soit du genre à l'espèce, soit selon un rapport d'analogie ,,3. Tout nom courant, pris comme signifiant, se trouve lié à un signifié, et l'application de ce signifiant à ce signifié fournit l'usage "propre" du nom; néanmoins le même signifié peut être le point d'application d'un signifiant autre, non propre, déplacé; ce transfert d'application délimite la métaphore. L'impropriété constitutive de la métaphore se manifeste par rapport au contexte, lequel circonscrit un paradigme de noms; la métaphore est l'importation, dans un paradigme de noms, d'un nom qui, préalablement, n'y figurait pas. Or précisément l'importation d'un mot dans un domaine de la philosophie (y compris dans un domaine marginal de la philosophie) ne fait qu'enrichir le mot d'une signification (philosophique). Le mot "fétichisme", pris dans un sens nouveau, n'est ni impropre, ni déplacé: il est au contraire à sa place, il coïncide avec un moment de l'évolution par laquelle il se continue, mouvant, mais saisissable. L'être du concept de fétichisme s'identifie à son devenir. Comme l'écrit dans un autre contexte Karl Popper, "si le principe d'une chose, qui reste identique ou inchangé quand la chose change, est son essence (ou idée, 0u forme, ou nature, ou substance), alors les changements auxquels est soumise la chose mettent en lumière des côtés, ou aspects, ou possibilités différents de la chose et par conséquent de son essence"4. Ce qui vaut pour les choses vaut également pour le concept, qu'on étudiera à travers ses changements, ceux-ci n'étant pas moins intéressants à étudier que le concept lui-même. En second lieu, on chercherait en vain dans la forme initiale du concept de fétichisme, la consécration d'une figure transparente, équivalente à un sens propre. Les auteurs utilisant ce concept en un sens nouveau supposent presque toujours, pour établir et justifier la transfiguration du concept, une figure originelle dont les titres n'auraient pas à être interrogés. Citons deux cas exemplaires, la présentation d'Alfred Binet et celle de Freud. Alfred Binet présente la notion de "fétichisme amoureux" comme un déplacement de sens opéré à partir d'un sens primitif conçu comme conforme à l'étymologie du mot "fétiche" : 3 Aristote, La Poétique, ch. 21, 57 b 6-9. 4 K. Popper, Misère de l'historicisme, tr. fr. H. Rousseau, Pocket, 1988, pp. 43-44. 7 "Le fétichisme religieux consiste dans l'adoration d'un objet matériel auquel le fétichiste attribue un pouvoir mystérieux; c'est ce qu'indique l'étymologie du mot fétiche; il dérive du portugais fetisso, qui signifie chose enchantée, chose fée, comme on disait en vieux français; fetisso provient luimême de fatum, destin. Pris au figuré, le fétichisme a un sens un peu différent. On désigne généralement par ce mot une adoration aveugle pour les défauts et les caprices d'une personne. Telle pourrait être, à la rigueur, la définition du fétichisme amoureux. Mais cette définition est superficielle et banale; elle ne peut nous suffire. Pour la préciser un peu, nous nous bornerons à mettre sous les yeux du lecteur certains faits qui peuvent être considérés comme la forme pathologique, c'est-à-dire exagérée, du fétichisme de l'amour" . Freud, quant à lui, rapporte le fétichisme comme "aberration sexuelle" au sens religieux du mot, défini allusi vement: "Particulièrement intéressants sont les cas dans lesquels l'objet sexuel normal est remplacé par un autre en rapport avec lui et qui n'est nullement approprié au but sexuel normal. Il eût été préférable, pour plus de clarté dans la division, d'étudier ce groupe fort intéressant de déviations en même temps que celles de l'objet sexuel. Mais nous en avons reculé l'étude jusqu'à avoir considéré la surestimation sexuelle, de laquelle dépendent ces phénomènes, qui conduisent à renoncer au but sexuel. Le substitut de l'objet sexuel est généralement une partie du corps peu appropriée à un but sexuel (les cheveux, les pieds) ou un objet inanimé qui touche de près l'objet aimé et, de préférence, son sexe (des parties de ses vêtements, son linge). Ces substituts peuvent, en vérité, être comparés au fétiche dans lequel le sauvage incarne son dieu"6. En réalité, la forme historiquement première du concept de "fétichisme" correspond déjà à un glissement de sens par rapport au sens étymologique du mot "fétiche". Le mot "fétiche" vient du portugais feitiço (ou fetisso, ou encore feitizo) lequel vient à son tour du latin facticius, qui signifie artificiel et s'applique à ce qui est le produit conjoint de l'habileté technique et de la nature. Il signifie soit fabriqué, soit 5 A. Binet, "Le fétichisme dans l'amour", Revue philosophique, 1887, p. 143 ; réédition: Petite bibliothèque payot, Préface d'André Béjin, Paris, Payot et Rivages, 2000, p. 30. 6 Freud, Trois essais sur la théorie ck la sexualité, tr. fr., Paris, Gallimard, 1962, pp. 38-39. 8 faux, pastiche, ou encore imité. Feitiço signifie objet fée, enchanté7. Jean Baudrillard note que "faire" au sens d"'imiter par des signes", comme on "fait le dévot" par exemple, est identique à maken qui a donné le mot "maquillage" et qui appartient à la famille de machen et de to make; les mêmes connotations d'artificialité se retrouvent dans les mots espagnols afeitar, "farder, parer, embellir", et afeite "apprêt, parure, cosmétique", et français "feint"g. "Fétiche" est le nom donné par les Européens aux objets de culte des civilisations de Guinée et d'Afrique occidentale aux XVème et XYlème siècles. "Fétichisme" n'apparaît qu'en 1760 dans l'essai anonyme publié par le président Charles de Brosses, Du Culte des dieux fétiches. Or l'inventeur du fétichisme présente explicitement la signification du terme comme élargie, généralisée par rapport à l'usage courant du mot "fétiche". Par "fétichisme", de Brosses désigne ce qu'il considère comme le culte primordial de l'humanité: "Je demande que l'on me permette de me servir habituellement de cette expression: et quoique dans sa signification propre, elle se rapporte en particulier à la croyance des Nègres de l'Afrique, j'avertis d'avance que je compte en faire également usage en parlant de toute autre nation quelconque, chez qui les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l'on divinise [...] ,,9. Ainsi déconnecté de son support étymologique, le concept porte, dès sa naissance, la marque du glissement transfigurant. Cela n'échappera pas à Charles Renouvier qui, pour mettre en cause la thèse de de Brosses, invoquera l'étymologie et citera l'analyse étymologique de Max Müller: "Pour ce qui est du mot feitiço, dit-il, on sait qu'il répond au latin facticius. Facticius, du sens de fait à la main, passa au sens d'artificiel, surnaturel, magique, enchanté et qui enchante. Une fausse clef s'appela en portugais chave feitiça, et le mot feitiço devint un terme technique pour les amulettes et autres bimbeloteries 7 Cf. A.M. Iacono, Le Fétichisme. Histoire d'un concept, Paris, PUF, coll. Philosophies, 1992, p. 5. g J. Baudrillard, Pour une économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, p. 99. 9 De Brosses, Du Culte des dieux fétiches [1760], corpus des œuvres de philosophie en langue française, Fayard, p. Il. Précisons que le mot fétichisme apparaît chez de Brosses dès 1756, mais employé dans une acception floue. Le fétichisme comme concept intervient pour la première fois dans l'ouvrage de 1760. 9 religieuses. Le commerce de cet article était parfaitement reconnu en Europe durant le moyen âge, comme il l'est encore à présent chez les nègres d'Afrique. Un fabriquant ou un marchand dans la partie s'appelait un feiticero, mot qui d'ailleurs s'employait aussi au sens de magicien, sorcier. On peut voir combien le mot était commun par l'emploi de son diminutif comme terme de caresse: meu feiticinho signifie mon petit fétiche, mon chéri [...] Ceci n'est pas seulement un éclaircissement portant sur les mots; car le sens des mots indique fort bien l'esprit de la chose"1O. On s'efforcera de voir dans la migration du concept de fétichisme aux marges de la philosophie (histoire des religions, psychologie, ethnologie, etc.) des transferts en eux-mêmes significatifs. On tentera d'établir que ces transferts témoignent de glissements de problématique liés à des contextes de pensée marqués d'un fort indice "européen". Le moyen le plus sûr d'accéder au sens de ces glissements, est peut-être en effet de renvoyer le concept à l'usage qui, à chaque reprise, le stabilise provisoirement, lui conférant une portée et une valeur explicative déterminée. On est ainsi renvoyé à une question de fond, celle de savoir à quels usages se prêtent les concepts en philosophie. Or cette question, à bien y regarder, nous oriente vers le rapport que la philosophie entretient à l'égard des problèmes. Une histoire des théories trop linéaire, où les doctrines se succéderaient à la surface de leurs discours, suivant le tracé simple de leurs arêtes maximales, risquerait de faire oublier ce qui motive, en amont, l'acte de philosopher. Affirmons-le brièvement, car on y reviendra: chaque philosophie répond à des questionnements qui n'ont de sens qu'à l'intérieur d'une séquence historique, sociale et culturelle donnée. Le propre de la philosophie est de s'approprier ces questionnements selon une dynamique précise qui consiste dans une problématisation singulière opérant des agencements inédits à partir de déplacements conceptuels. Pour ressaisir les glissements de sens du concept de fétichisme dans leur signification essentielle, il faut restituer ce concept dans les agencements spéciaux correspondant à chacun de ses usages, mais aussi remonter aux problèmes que ces agencements permettent, chacun, de résoudre, étant entendu qu'ils existent principalement pour 10 Renouvier, des religions", "Le fétichisme, sa définition, La Critique philosophique, 10 1880, I. sa place dans l'his toire remplir cette fonction résolutive. Et les problèmes exigent à leur tour d'être rapportés à la séquence qui leur donne sens et acuité. La "conceptuologie" proposée dans cet essai passe donc par une "problématologie", en un sens qui sera précisé le moment venu! . Dit simplement, le concept de fétichisme a été requis, à chaque étape de son parcours, pour alimenter des réponses à des problèmes que l'historien des religions, le psychologue ou l'ethnologue a rencontrés sur sa route et qu'il a été sommé de résoudre en tenant compte bien sûr de ce qui avait été dit avant lui sur le sujet. Il s'ensuit que les pérégrinations du concept ne sont pas nécessairement guidées par l'existence d'un corrélat objectif. Sur ce point encore, le cas du fétichisme est exemplaire: de Charles de Brosses (acte de naissance du fétichisme) à Marcel Mauss (acte de décès d'une notion jugée européocentriste) en passant par Charles François Dupuis, Jacques Antoine Dulaure, Benjamin Constant, Auguste Comte, Charles Renouvier, Alfred Binet, les reprises du "fétichisme" dans des domaines théoriques différents répondent à des stratégies explicatives qui enrichissent le concept en le déplaçant, sans la garantie qu'il existe un corrélat objectif correspondant à ce dernier. Il est vrai que d'une certaine manière, le concept implique un objet; et les définitions d'un tel objet ne manquent pas. Mais il se pourrait bien que cet objet n'existe pas, ou n'existe qu'idéalement, c'est-à-dire qu'il n'y ait rien dans la réalité qui réponde à ce concept. Pour la présente étude, cela importe peu, puisqu'on s'intéresse ici non au fétichisme même, mais aux représentations du fétichisme, fussent-elles illusoires. Que le fétichisme soit un concept fossile, soit. On propose ici justement une sorte d'archéologie, non une ontologie ou une anthropologie; une théorie des représentations, non une doctrine de l'être ou de la nature humaine. Toutefois, cette non-existence n'est pas sans conséquences, car, du point de vue des auteurs, c'est un vide combler. La philosophie produit alors, malgré elle, des images qui corroborent fictivement des thèses dont le corrélat objectif n'est pas garanti. Par exemple, une théorie de l'histoire affirmant que l'humanité a d'abord été fétichiste projettera sur les civilisations primitives l'image correspondante (en Ïnterprétant Il Que le lecteur veuille bien m'excuser pour cette terminologie barbare que je n'ai pas inventée et que j'utilise par commodité, sans pédanterie. Il de biais les récits de voyageurs), et justifiera du même coup un schème comparatiste. Le fétichisme nous offre un exemple (parmi d'autres) de ce trop-plein des savoirs qui, à la fin, se déverse dans l'imaginaire (voire dans le fantasme; d'aucuns diraient même dans l'idéologie). Phénomène bien connu des épistémologues de l'école française, auxquels mes préoccupations sont peut-être redevables. Les séquences prises en considération dans cette enquête se caractérisent, comme on le verra, par l'émergence de problèmes liés à la représentation d'une unique ligne historique, à la mission civilisatrice de l'Europe dans le monde, à la révolution industrielle et aux mythes de la société marchande, à la catégorisation des individus au sein du "corps social". Elles dessinent par leurs chevauchements un champ culturel relativement homogène et circonscrit. On se concentrera sur les développements internes à la philosophie française, ceux-ci ayant souvent joué un rôle initiateur en matière de fétichisme. Et cela, pour la période qui s'étend de la fin du XVlllème au début du XXème siècle, période couvrant l'intervalle qui va de la naissance de l'observation anthropologique à l'institutionnalisation de la sociologie scientifique et de la psychologie expérimentale. Ce livre n'a pas pour ambition de faire l'archéologie de ces disciplines, mais seulement de donner un coup de sonde dans la protohistoire des sciences de l'homme, dans les strates qui ont précédé l'autonomisation de ces sciences par rapport à la philosophie. Dans les mêmes séquences, la littérature a accompagné, ou suivi, ou devancé les philosophies du fétichisme. De là une question qui m'a toujours fasciné, naïvement, de mon point de vue de liseur de nouvelles et de romans: comment expliquer que les déplacements conceptuels aient un parallèle attesté dans l'imaginaire romanesque? Pourquoi les "manitous" entrent-ils en littérature peu de temps après Du Culte des dieux fétiches? Que signifie le parallélisme entre La Chevelure de Maupassant et les théories d'Alfred Binet et de Freud élaborées à la même époque? D'où vient l'intérêt de Balzac pour les talismans, qu'il découvre dans les boutiques un peu avant que Marx ne parle du "fétichisme de la marchandise" ? Comment se fait-il que Pierre Loti, grand voyageur, réduise les fétiches des Africains à de simples amulettes, à l'inverse des missionnaires de la génération précédente qui ne se lassaient pas de décrire les rituels de populations religieusement fétichistes, 12 tandis que le même mouvement s'observe dans les théories ethnologiques et anthropologiques? De telles images ne sont pas dépourvues d'efficacité. En mettant pour ainsi dire en scène le fétichisme, ou une vision du fétichisme, elles engendrent, sous la couche de leur forme onirique initiale, de la conceptualité, qu'on ne peut déceler toutefois qu'après coup, dans la lumière du présent; ce qui veut dire, en passant, qu'on devra s'interroger sur les procédés utiles pour faire parler en ce sens la littérature. Celle-ci n'est pas à la remorque de la philosophie. Si l'on devait, par souci de justice ou par simple curiosité, nommer celui qui fut le premier penseur du fétichisme sexuel, n'aurait-on pas raison de choisir Restif de La Bretonne? Comment Restif a-t-il pu, un siècle avant Binet et Freud, et sur un mode différent de leurs discours, produire une représentation si stimulante du fétichisme de la chaussure? Dira-t-on que le romancier s'est contenté de décrire un phénomène transhistorique, phénomène qu'il avait lui-même vécu comme tant d'autres? Mais alors comment expliquer que sa conceptualisation intervienne si tard? On pressent ici qu'il faut interroger ce vers quoi les représentations littéraires et philosophiques font signe, à un siècle de distance, plutôt que d'invoquer de possibles mais improbables filiations. Si l'on cherche à quelles investigations se prête la littérature, on entrevoit schématiquement deux questions, l'une classiquement réservée à la compétence des études littéraires, l'autre livrée au philosophe qui se demande "à quoi pense la littérature" ; d'un côté: comment les images s'organisent-elles pour former un récit, une fiction? De l'autre: que donnentelles à voir au-delà de leur finalité propre? Et entre les deux, cette question qu'on ne sait, au départ, formuler, tant les mots sont piégés: ces images, qu'expriment-elles? Ou plutôt: quelle réalité saisissable passe en elles? Cette interrogation sur leur liaison à une séquence historique, sociale et culturelle donnée rend indispensable ce que je nommerai une "iconologie" . De là, en résumé, le chiasme des images et des concepts que voici: la philosophie produit malgré elle des images (de l'imaginaire) qui corroborent fictivement des thèses dont le corrélat objectif n'est pas garanti, tandis que de son côté, la littérature produit des concepts (de la conceptualité) que le regard analytique, parce qu'il est ancré dans le présent, décèle sous le voile onirique de leur forme initiale. Dans ce chiasme 13 où les images littéraires croisent l'imaginaire philosophique et où les concepts philosophiques se posent en regard de la conceptualité des romans, peut-on dire que les images se correspondent, et peut-on dire qu'il en va de même des concepts? Pour aborder cette question, on propose une théorie générale dont voici, par anticipation, la ligne directrice. L'idée qui gouverne cet essai revient à référer les concepts et les images, par un jeu de corrélations fonctionnelles - et non pas suivant un schéma causal - à un même substrat, que l'on envisagera comme un ensemble complexe de conditions objectives (sociales, culturelles, économiques , psychologiques) s'exprimant tantôt dans des problématiques philosophiques (lesquelles requièrent, pour leur traitement, des choix conceptuels qui vont engendrer de l'imaginaire) tantôt dans des représentations littéraires (lesquelles suscitent parallèlement non pas des concepts mais des images-récits qui vont, secondairement, engendrer de la conceptualité). Dans ce jeu de corrélations, on considère les images et les concepts comme intégrés au substrat, au lieu de les traiter comme de simples traductions ou comme des épiphénomènes: car, à l'évidence, la production littéraire peut exploiter, consciemment, des données philosophiques, et réciproquement, les philosophes exploitent des fictions. Le diagramme, simplifié dans cette courte présentation, suppose une définition rigoureuse des notions de problématisation, d'image-récit et de substrat multifonctionnel, et même plus: une conception générale du mode de liaison des représentations (littéraires et conceptuelles) au substrat que je qualifie sommairement de multifonctionnel et qui coïncide, quant à ses bords, avec l'idée, énoncée plus haut, de séquence. La théorie ci-dessus annoncée demande d'abord à être étayée. Ensuite, son application à l'étude des déplacements de représentations en matière de fétichisme dans la philosophie et la littérature, en révélera le degré d'efficacité. Pour la "problématologie" et surtout pour l'''iconologie'' qu'elle contient, cette théorie s'appuie sur quelques doctrines célèbres, soit en leur empruntant des éléments méthodologiques significatifs, soit en prenant position par rapport à ce qu'elles affirment. La première partie, théorique, peut être considérée comme un préalable méthodologique. Vient ensuite l'application: l'analyse des représentations du fétichisme dans les philosophies et les littératures françaises du XIXème siècle. 14 Ce livre est un essai pour construire sans prétention mais avec quelques convictions, une théorie "épistémologique" des représentations culturelles concrètes, visant à rendre compte de leur mode de structuration dans des domaines de production déterminés. 15 PREMIÈRE THÉORIE PARTIE. DES REPRÉSENTATIONS CHAPITRE 1. POSITIONS Section 1. L'énigme des corrélations Les représentations et leur substrat On peut légitimement s'étonner des correspondances que l'on observe chaque jour entre les images littéraires d'une époque et les concepts utilisés par les philosophes à la même époque. Plusieurs hypothèses se présentent à l'esprit. On peut penser à une transposition. Il existerait un pont entre la littérature et la philosophie, de sorte que les concepts et les images se traduiraient les uns dans les autres, par abstraction et par schématisation. L'hypothèse n'est pas absurde, mais elle se heurte à quelques objections. D'une part, pour valider cette hypothèse, il faudrait montrer quels liens assurent le passage des concepts aux images. S'il s'agit d'affirmer que les romanciers exploitent un stock d'informations directement puisé dans le corpus philosophique de leur temps, il est clair que de nombreux textes littéraires du plus haut intérêt philosophique échappent à ce mode direct d'utilisation, et que l'hypothèse ne couvre qu'un nombre limité de cas. D'autre part on présuppose, dans cette hypothèse, que les images sont des sortes d'illustrations de concepts, et que leur lecture s'opère par reconnaissance immédiate. Or dans la pratique, la conceptualité des images littéraires est induite par le regard analytique qui dépiste quelque chose qui était peut-être un impensé de la production littéraire. On peut considérer, autre possibilité, que les images et les concepts ont un référent commun. Aussitôt la question surgit: quel genre de référent? Si les concepts et les images ont des finalités différentes, s'ils s'inscrivent dans des champs 19 différents de représentations culturelles, quelle peut être leur zone de rencontre? On peut penser que ces représentations culturelles ont un référent culturel: par exemple la culture occidentale ou dans une partie bien circonscrite de celle-ci. Mais cela revient à considérer que la philosophie obéit à un fonctionnement interne qui renvoie les systèmes à d'autres systèmes, espace auto-constitutif dans lequel les théories s'élaborent en se référant à des théories antérieures par rapport auxquelles la philosophie du présent se pose à la fois en héritière et en critique. Cela revient à considérer les textes littéraires à des degrés divers comme des palimpsestes et à privilégier dans l'interprétation l'intertextualité. Ces conceptions, largement répandues sous des formes d'adhésion tacite, me paraissent manquer les fondements essentiels de ces deux régimes de production: le rapport à la réalité. Certes, il n'est pas question de nier la réalité de la culture, encore moins de contester l'efficacité des textes, des images ou des idées; à cet égard, il me semble que toute approche sérieuse de l'histoire doit reconnaître l'impact des événements de pensée au lieu de considérer la culture comme un espace lisse et représentatif, et en écrivant ce livre j'ai le sentiment d'explorer une couche de la réalité qui ne compte pas moins à mes yeux que le fonctionnement d'un système économique. Mais la philosophie procède d'un questionnement et il n'y a de questionnement que sur fond de résistance, d'opacité. La philosophie n'étant pas un jeu - pas plus que la science -, elle doit se référer d'une manière ou d'une autre à quelque chose qui lui est extérieur, fût-ce pour se l'approprier rationnellement dans un cas-limite en montrant que la chose est le concept en acte. De même pour la littérature: bien qu'elle n'ait pas à répondre à des questionnements, elle ne peut se passer du réel. Pour suggérer cela, j'utilise le terme d'images, car les images sont des transmutations d'un rapport au réel qui n'est donné que virtuellement et qui ne peut s'actualiser qu'en se monnayant selon une grammaire complexe dont on est encore loin d'avoir discerné les principes fondamentaux. Deux axes: rapport au substrat et conceptualité En invoquant la médiation du réel, on soulève d'autres problèmes, échelonnés sur deux axes qui reviendront constamment dans les théories revisitées. 20