Socio-anthropologie
31 | 2015
Mortels
L’imaginaire qui panse
Actualité de la socio-anthropologie de Louis-Vincent Thomas
Valérie Souffron
Édition électronique
URL : http://socio-
anthropologie.revues.org/2089
ISSN : 1773-018X
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition imprimée
Date de publication : 10 septembre 2015
Pagination : 9-22
ISBN : 978-2-85944-913-1
ISSN : 1276-8707
Référence électronique
Valérie Souffron, « L’imaginaire qui panse », Socio-anthropologie [En ligne], 31 | 2015, mis en ligne le 10
septembre 2016, consulté le 03 janvier 2017. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/2089
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L’imaginaire qui panse
Actualité de la socio-anthropologie
de Louis-Vincent Thomas
valérie souffron
L’anthropologue Louis-Vincent Thomas est mort il y a vingt ans. Il
a laissé une œuvre qui est à la fois celle d’un africaniste spécialiste
d’anthropologie religieuse et celle d’un socio-anthropologue de
la mort. Ce numéro de Socio-anthropologie ne se veut pas un hom-
mage – celui-ci a été rendu 1 et le sera encore –, mais propose de
reprendre une des voies de son travail, pour nous demander quels
sont aujourd’hui les imaginaires de la mort.
D’Edgar Morin (Morin, 1951, 1956) à Louis-Vincent Thomas,
la thèse anthropologique s’affirme de la part de l’imaginaire et du
mythe en nous, dès lors que nous évoquons la mort. Un imaginaire né
d’une angoisse, celle de la thanatomorphose, et d’un refus, celui de
l’homme devant sa finitude. La fin des grands mythes n’a pas chassé
l’imaginaire. Thomas a cherché à le débusquer dans les mythes afri-
cains, puis dans les récits de science-fiction. Dans ses travaux sur ce
thème 2, il a en particulier travaillé sur les figures de la malmort et des
revenants, sur celles des techniques, des sciences et des machines à
travers l’imaginaire de la catastrophe et de l’apocalypse, et sur celles
du temps. Il a montré l’ambivalence qui alimente ces fantasmagories.
On croise à travers ces recherches, les grandes obsessions de Tho-
mas : l’Afrique, le mythe, la mort, les utopies. C’est ce chantier d’une
fouille des imaginaires de la mort, dont il disait lui-même qu’il ne
l’avait qu’amorcé, qu’on se propose de poursuivre ici.
Il est question de donner à voir quelques-unes des manifestations
de l’angoisse contemporaine face à la mort telle qu’elle se joue, c’est-
à-dire à la fois telle qu’elle se divertit et telle qu’elle se met en jeu. Les
cultures non cultivées, populaires ou non, sont ainsi prises au sérieux,
en tant qu’objets socio-anthropologiques à part entière, sujets de
« bricolages » et de manipulations, de détournements et de mises en
dérision, supports ludiques de questions sérieuses… et inversement.
1 Voir en bibliographie les numéros des revues Quel corps ? et Prétentaine.
2 Voir les références en bibliographie, notamment 1979, 1984 et 1988.
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valérie souffron
Louis-Vincent Thomas (1922-1994)
et la socio-anthropologie de la mort
C’est en 1948 que Louis-Vincent Thomas s’installe au Sénégal pour
y enseigner la philosophie, puis rapidement la sociologie. Le pays
connaît, à ce moment-là, de profonds bouleversements politiques
jusqu’à l’indépendance de 1963 3. La jeune Afrique démocratique est
donc le cadre des premiers travaux de Thomas qui garderont toujours
une dimension politique et critique.
L’Afrique est déjà le terrain de prédilection de l’anthropologie
fonctionnaliste britannique. La thèse de Thomas 4 en porte la marque,
mais son travail est plutôt influencé par Marcel Griaule, qui fut son
maître, donc par une sensibilité ethnographique certaine et « une
volonté d’appréhender le système de représentation religieuses et
métaphysiques des sociétés étudiées en tant que totalités signifiantes,
fournissant à l’organisation sociale comme aux activités rituelles les
principes d’ordre repérables en premier lieu au niveau des discours
mythiques 5 ». Thomas fait donc dès ce moment des mythes, des sys-
tèmes symboliques et de pensée, les éléments essentiels de l’analyse
de la culture, au contraire des africanistes fonctionnalistes. Et c’est
en se référant à Griaule, sans lequel il n’aurait « jamais su parler de
l’Afrique 6 » que s’impose à lui le fait que « [l]a réalité sociale n’est
pas seulement ce qu’elle apparaît à l’œil froid du “savant” qui la met
à distance ; elle est aussi ce que les sujets qui la vivent en pensent (ce
que Marcel Griaule nommait le savoir indigène) et ce pour quoi ils la
reproduisent 7 ».
C’est en enquêtant en Casamance que Thomas est frappé par la
place qu’occupent, dans l’univers africain, les rites funéraires et le
culte des ancêtres, mais aussi le vitalisme dans la pensée. Il décide
dès lors « d’aborder le problème à l’envers 8 » et la mort devient son
principal objet de recherche.
Les travaux de Thomas montrent et affirment la puissance de la
mort, « puissance en tant qu’elle est angoisse, horreur, moyen de
chantage ou d’évasion et de ce fait à l’origine de tout pouvoir et de
toute vie sociale 9 ». Il ne cesse de rappeler que la mort est niée par
3 L’indépendance de la Fédération du Mali, dont fait partie le Sénégal, est procla-
mée en 1960, après une loi-cadre ayant introduit la semi-autonomie en 1956.
4 Thomas L.-V. (1958-1959), Diola, essai d’analyse fonctionnelle sur une population
de Basse-Casamance (2 tomes), Dakar, l’IFAN.
5 Houseman M. (2001), « Les études africanistes », dans Segalen M. (dir.), Ethno-
logie. Concepts et aires culturelles, Paris, Armand Colin, p. 191-192.
6 Thomas L.-V. (2000), Les chairs de la mort : corps, mort, Afrique, Paris, Éditions
Sanofi-Synthélabo, p. 50.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 40.
9 Urbain J.-D. (1999), « Kratos et thanatos », préface à Thomas L-V., Mort et pou-
voir, réédition, Paris, Payot.
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limaginaire qui panse dossier
les hommes, plus particulièrement par nous qui vivons exactement
comme si elle n’existait pas 10, ce qui est une forme d’aliénation. Inter-
roger la mort conduit donc à interroger le pouvoir, et c’est grâce
au concept de « déni de mort 11 », emprunté à la psychanalyse que
Thomas se livre à l’examen des sources et des ressorts du pouvoir de
la mort 12. Il situe les sources du déni dans l’individuation exacerbée
et l’individualisme matérialiste, la civilisation aliénante et l’urbani-
sation envahissante, la praxis technologique et la société de consomma-
tion. Il affirme que ce déni s’exprime sur deux plans qui se fécondent
réciproquement : le plan philosophique de la conception de la mort, le
plan concret et vécu des attitudes.
Dénier c’est supprimer, et non pas éviter ou rejeter. À partir de ce
travail sur le déni, qui se réfère au Foucault de La volonté de savoir
(1976), Thomas élabore ce qu’il appelle une « thanatologie polé-
mique », à la fois approche transdisciplinaire, et socio-anthropologie
critique – comme le rappelle Patrick Baudry dans l’entretien qui figure
dans ce numéro. Thomas est un hétérodoxe, un socio-anthropologue
pour qui la coupure entre sociologie et anthropologie est un « faux
problème 13 ». S’il revendique la transdisciplinarité, c’est pour partir à
la recherche des invariants – par comparaisons spatiales, culturelles,
historiques – et pour cerner les écarts et en rendre compte ; pour
étudier les franges et les périphéries du monde social. C’est encore
pour prendre en compte, dans une perspective maussienne, toutes
les dimensions de l’homme devant la mort : le physiologique, le phi-
lologique, le social, le psychologique ; homo sapiens, homo demens et
homo ludens.
Thomas développe, à partir des années 1960, une anthropologie
qui affirme que la mort est, comme l’écrit Jean-Marie Brohm (2000),
« le fondement ontologique de la société ». Ses « préoccupations
intellectuelles majeures : la vie, la mort, le corps, le temps, les mythes
et l’idéologie, les dérives de l’imaginaire » (Thomas, 2012/1992,
p. 64) ont été posées en Afrique et servent de fond à une comparaison
avec l’Occident. Pour autant, Thomas ne propose pas un système de
pensée 14 ; son travail a cependant valeur heuristique.
10 Voir, à ce propos, l’entretien avec Patrick Baudry dans ce numéro.
11 « Mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité
d’une perception traumatisante » défini dans Laplanche J., Pontalis J.-B. (2007),
Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, p. 115.
12 Le concept de déni de mort n’appartient pas à la seule pensée de l’anthropologue
Louis-Vincent Thomas. Des analystes comme Goffrey Gorer ou Philippe Ariès en
ont donné les premiers des critères sans doute bien plus radicaux et durables.
Thomas les a repris en une approche plus nuancée.
13 Thomas L.-V. (1989), « Sociologie et ethnologie ou réflexions sur un faux pro-
blème », Quel corps ?, 38/39.
14 Voir l’entretien avec Patrick Baudry dans ce numéro.
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valérie souffron
Pouvoir de l’imagination 15
L’anthropologie de la religion, celle de Griaule en particulier qui
s’attache à l’analyse des représentations et des productions symbo-
liques, inspire les recherches de Thomas 16. C’est aussi le cas du travail
de Roger Bastide, l’anthropologue des acculturations, celui qui relie
anthropologie, sociologie et psychanalyse. L’interprétation psychana-
lytique des mythes prend au sérieux les contenus, les significations
mythiques, en tant que symbolisation des fantasmes inconscients 17.
Cette orientation, opposée à celle que prendra le structuralisme pour
lequel seule la structure importe, situe Thomas sur des orientations
théoriques qui le relient à Gaston Bachelard – un autre de ses maîtres.
Celui qui admirait les mythes et a longtemps travaillé sur le lien qui
les unit aux quatre éléments 18, fut sans doute l’initiateur chez Thomas
des interprétations psychanalytiques, issues notamment de la théo-
rie jungienne des archétypes. Thomas affirme que la psychanalyse a
comme « remis à neuf, en en faisant une exigence fondamentale de
l’inconscient 19 » son approche de l’immortalité.
Si l’imagination est « dynamisme organisateur de l’être »
(Bachelard), les archétypes qui en sont en quelque sorte le fond
commun profond – mais pas prélogique comme il l’écrit dans sa
préface à la réédition du travail de Lucien Lévy-Bruhl 20 – peuvent
être définis comme « images primordiales, fondatrices et univer-
selles qui tout en se faisant figures, héritent des schèmes leur dyna-
mique 21 » et « grandes catégories fixes de l’appropriation du monde »
(Wunenburger, 2011). Comme Bachelard et Gilbert Durand 22, Thomas
insiste sur un imaginaire qui se dresse contre deux angoisses : celle de
la finitude (le temps) et celle de la mort.
15 En référence à l’expression tirée du long article de L.-V. Thomas (1982), « Mort
découverte, mort escamotée », Cahiers de Saint Maximin. La mort aujourd’hui.
16 Dans Socio-anthropologie des religions (2003), Claude Rivière, écrit à ce propos
que Thomas a fourni de « remarquables synthèses » sur les religions africaines.
17 Roheim G. (1950), Psychanalyse et anthropologie, Paris, Gallimard ; Devereux G.
(rééd. 1998), Psychothérapie d’un Indien des plaines : réalités et rêves, Paris, Fayard.
18 Bachelard G. (1968, 4e éd.), La poétique de la rêverie ; id. (1976, 13e éd.) L’eau et les
rêves. Essai sur l’image de la matière ; id (1990, 17e éd.), L’air et les songes. Essai sur
l’imagination du mouvement ; id. (1965), La terre et les rêveries de la volonté, Paris,
J. Corti ; id. (1971), La terre et les rêveries du repos, Paris, J. Corti ; id. (rééd.1994), La
psychanalyse du feu, Paris, Gallimard.
19 Thomas L.-V. (1975), Anthropologie de la mort, Paris, Payot, p. 505.
20 Voir à ce propos Baudry P. (1992), « Sociologie des imaginaires thanatiques »,
Galaxie anthropologique, Transversalités, 1.
21 Sauvageot A. (2009, 3e éd.), « Archétypes », dans Dictionnaire des méthodes qua-
litatives en sciences humaines, Paris, Armand Colin, p. 109.
22 Durand G. (1969), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas.
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