Pour une analyse du discours « critique » médiatique

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Pour une analyse du discours « critique »
médiatique
Héloïse Pourtier-Tillinac
Doctorante en Sciences Politiques
Paris I. Sorbonne.
Le champ des analyses médiatiques s’est souvent concentré, s’agissant de la
presse, sur les pages d’information. Si quelques rares travaux ont tenté
d’élargir le domaine d’étude à des journalismes particuliers (le journalisme
économique, le journalisme médical), force est de constater que fort peu de
travaux se sont tournés vers la problématique du journalisme culturel,
autrement dit vers cet espace journalistique que l’on nomme la critique. Or,
limiter l’espace médiatique aux pages d’information nous semble fort
dommageable dans ce sens que, tant du point de vue des producteurs que
des récepteurs, les pages dites « culturelles » renferment d’importantes
problématiques.
Cette présentation a donc pour objet la critique cinématographique dans la
presse française (plus précisément Libération, Le Monde et Le Figaro). Elle a
pour but de mettre à jour les principales problématiques découlant d’une
analyse d’un discours médiatique particulier : le discours critique.
Quelques mots d’introduction sur notre méthode.
Travaillant dans une perspective politiste, l’analyse des textes médiatiques
que nous avons entamée a été motivée par l’hypothèse d’une influence
politique des critiques culturelles sur leurs lecteurs. Le choix de travailler sur
des textes découlant de la presse culturelle nationale plutôt que sur des
magazines spécialisés a donc été motivé par ce but sous-jacent : il s’agissait
d’étudier un ensemble de textes lu par le nombre de lecteurs le plus large
possible et surtout par des lecteurs n’étant pas particulièrement à la
recherche d’une information culturelle (la motivation d’un quotidien reposant
1
rarement sur les pages culturelles). Le fait de prendre la PQN comme objet
est donc lié à notre questionnement sur la potentielle influence des textes
critiques : quelle influence peut avoir la critique culturelle sur un lecteur a
priori dépourvu d’attentes particulières en terme culturel ? Nous avons donc
sélectionné les trois plus grands journaux de PQN du paysage français :
Libération, Le Figaro et Le Monde. Nous avons retenu un laps de temps et un
nombre de films déterminé : 125 films sortis l’année 2003, soit une analyse
de plus de 350 articles.
Cette présentation présente les principales conclusions de l’analyse sémiolinguistique en trois parties. La première rend compte du résultat de
l’analyse sur le plan des représentations : partant de l’hypothèse que la
critique culturelle ne véhicule pas seulement des représentations
esthétiques, nous avons analysé les signes d’éventuelles représentations
socio-politiques. La deuxième présente les résultats de notre analyse portant
cette fois sur la signification politique des représentations esthétiques : les
prises de position artistiques des journalistes, leur travail d’écriture a une
signification politique et sociale. La troisième partie enfin résume les
principales conclusions ayant trait aux problématiques de la réception et à la
question de l’influence des représentations véhiculées par la critique
culturelle sur ses lecteurs.
1) Les représentations socio-politiques
L’analyse sémio-linguistique des quelques 350 articles a laissé apparaître un
certain nombre de formules renvoyant à des représentations non pas d’ordre
esthétique mais d’ordre politique et social. La plupart de ces formules ont été
relevées dans les articles du Monde et de Libération et rarement dans ceux
du Figaro. Une première distinction est alors clairement apparue : les
critiques culturelles des deux premiers quotidiens se distinguent par un
engagement politique assez net alors que Le Figaro se distingue par ce que
l’on pourrait appeler un « non engagement » politique.
L’analyse des articles critiques de Libération et du Monde a pu mettre en
évidence l’existence de thèmes récurrents.
1) un fort anti-capitalisme : les textes critiques des deux quotidiens
donnent régulièrement à lire des formules qui font montre d’un rejet du
système capitaliste et du libéralisme en général. Dans une vision que l’on
peut qualifier de néo-marxiste, les patrons, les industriels, les « chefs » sont
condamnés alors que les travailleurs « aliénés » sont systématiquement
2
présentés comme des figures héroïques. Derrière ce rejet politique du
libéralisme, on trouve un rejet quasi philosophique : l’argent est
systématiquement dépeint de manière négative alors qu’à l’inverse la
pauvreté est mise en valeur. Cela est notamment visible dans le traitement
que les deux journaux font des coûts de production et de distribution : plus
un film a coûté de l’argent, plus il est condamné, alors que le fait qu’un film
ait pu se faire avec un petit budget va être systématiquement souligné
comme argument positif.
2) une ouverture sur la question de la sexualité avec notamment une
mise en valeur des sexualités minoritaires. Cela est surtout le cas dans
Libération où les films qui mettent en scène des personnages homosexuels
sont systématiquement acclamés par la critique. Paradoxalement, la
particularité des pratiques homosexuelles est toujours relativisée par des
formules visant à en montrer l’évidence : ainsi le terme « homosexuel », trop
qualifiant, n’est jamais employé et l’on apprend la situation de couple qu’au
détour de phrases (ex « Régis vit avec Patrick »). La neutralité de ces propos
est compensée par certaines formules dont l’écriture touche à la
pornographie. Les scènes de rapports sexuels de certains films sont ainsi
rapportés dans Libération par des propos dont la crudité fait pencher pour de
la provocation. Il y a donc un mélange de volonté d’assimiler l’homosexualité
comme pratique ne méritant plus d’être soulignée et volonté de provocation
dans des descriptions de scènes plus que crues.
3) un rejet de toute forme d’incarnation de l’autorité. Cela est
visible dans le traitement que les discours critiques de Libération et du
Monde réservent à l’Eglise catholique. Les formules font systématiquement
appel à un imaginaire de l’inquisition avec des figures de l’Eglise dépeintes
comme des tortionnaires. Autre incarnation de l’autorité : la police. Les
« flics », les « CRS », les « gendarmes », même les « gardiens » sont
toujours présentés comme des individus si ce n’est violents, du moins
cherchant toujours à écraser les libertés des individus. Enfin, la société est
elle-même perçue de manière négative, comme système entravant les
relations humaines (les couples amoureux sont ainsi toujours présentés
comme victimes de la société) et les libertés. Face à ce rejet de l’autorité et
de ses incarnations, on trouve une mise en valeur des figures marginales,
déviantes qui refusent de se soumettre à l’ordre.
4) un fort anti-américanisme. Les Etats-Unis sont en effet
systématiquement dépeints sous des traits négatifs. Cela est dans la plupart
des cas lié à des raisons purement politiques : les allusions au gouvernement
Bush sont ainsi fréquentes et les critiques explicites. Mais
cet anti3
américanisme peut être également lié à raisons plus structurantes : sont
vilipendés en même temps l’impérialisme militaire, économique et culturel du
pays, sa philosophie du self made-man, sa juridisation à outrance, son
exubérante force de consommation (alimentaire mais aussi industrielle). Ce
sentiment anti-américain trouve une traduction particulièrement claire dans
un rejet de l’industrie hollywoodienne qui condense impérialisme économique
et culturel.
5) un fort pessimisme social. Enfin, les textes critiques de Libération
et du Monde se caractérisent par la récurrence de formules renvoyant à des
représentations très négatives du monde social. Chaque film est perçu
comme le reflet ou la traduction d’un dysfonctionnement, dysfonctionnement
de l’Etat, de la famille, des relations amoureuses, amicales. Ce pessimisme
touche parfois à un pessimisme quasi existentiel. On a ainsi pu relever une
très forte récurrence du terme « mort » et de toutes ses déclinaisons. Et ce,
même à propos de films qui ne portaient pas, a priori, sur le sujet : « la mort
pour tout le monde», « la Mort en personne », « ronde de vie et de mort »,
« face à face avec la mort », « conjoint la beauté et la mort », etc. Cette
insistance sur la mort est également accompagnée d’une vision très noire de
l’homme ; pour reprendre leur terminologie, de « l’âme humaine » : « l’effroi
mortel qu’inspire à l’homme sa propre destinée », « découverte d’une
souveraineté ontologique du mal », « la noirceur des âmes », « les hommes
et leur lâcheté », « l’incompréhension entre les hommes », etc.
Pour tenter de définir la place de ces représentations sur l’échiquier politique
nous avons pris comme repère les concepts de libéralisme économique et de
libéralisme culturel. Les formules présentes dans les articles de Libération et
du Monde véhiculent des représentations qui associent tout à la fois un
libéralisme culturel positif et un libéralisme culturel négatif. Cette association
signe une position « de gauche ». Il y a donc coïncidence entre la ligne
éditoriale générale de ces deux journaux et leurs critiques culturelles.
En prenant position sur le plan politique, les textes critiques de Libération et
du Monde ne renvoient pas à l’image classique du journaliste qui repose
plutôt sur le mythe d’un justicier objectif. Ils semblent plutôt fait écho à la
figure l’écrivain, et plus particulièrement celle mise en valeur depuis Sartre
de l’écrivain engagé. La façon dont les journalistes des deux quotidiens
aiment à se positionner sur le plan politique, à ne pas hésiter à user de leur
subjectivité est une manière de se détacher de la figure du journaliste
4
(traditionnellement objectif) pour se rapprocher de la figure de l’écrivain.1
L’engagement politique des critiques cinématographiques de Libération et du
Monde pourrait alors être interprété dans la perspective d’une volonté de se
« distinguer » (au sens bourdieusien).
Face à la récurrence des engagements politiques de Libération et du Monde,
les articles du Figaro paraissent comme particulièrement neutres. Un seul un
sujet aboutit à des commentaires politiques : celui des grands évènements
symboliques de la gauche.
Ainsi, les textes critiques du Figaro dressent un portrait particulièrement
négatif des évènements de Mai 68. Les manifestants sont présentés comme
des « idéalistes paumés » et leurs revendications comme de « vagues
utopies sans fond ». Si Mai 68 est traité avec une certaine ironie, les
évènements plus récents sont abordés avec plus de sérieux et plus
d’engagement. C’est ainsi le cas des manifestations anti-mondialistes, et
notamment celle de Genève qui a coûté la vie a un jeune manifestant. Le
discours critique prend alors clairement parti contre les manifestants et pour
les forces de l’ordre et accuse les médias d’avoir manipulé la mort du
manifestant à des fins politiques.
Mis à part ces quelques exemples, on ne peut pas dire que les textes
critiques du Figaro soient engagés politiquement. Comparés aux articles de
Libération et du Monde, les rares formules faisant appel à des
représentations politico-sociales sont anodines. De plus, il apparaît que ces
formules ne sont jamais déclenchées par une volonté d’engagement mais
plutôt par une réaction contre un engagement premier. Nous avons donc
défini la position du Figaro, à la suite des travaux de Claire Blandin sur Le
Figaro Littéraire, de « contre-engagement ». 2
Quant à la vision du monde véhiculée par les critiques culturelles du journal,
on peut dire qu’elle se distingue par son franc optimisme. Contrairement
aux pages du Monde et de Libération, celles du Figaro mettent en valeur les
réussites, les opportunités, les bons côtés. Même face aux situations
difficiles, un mot vient rythmer les textes critiques : l’espoir. Ce
positionnement peut être interprété en terme politique comme penchant du
1
Voir Pourtier Héloïse (Sous la direction), « La critique culturelle, positionnement
journalistique ou intellectuel ? », Quaderni, n°60, printemps 2006
2
Blandin Claire, « Les interventions des intellectuels de droite dans Le Figaro Littéraire.
L’invention du contre engagement », in Vingtième Siècle, n°96, octobre-décembre 2007, p
170-194
5
côté d’une philosophie néo-libérale : sont mis en avant les personnages qui à
force de courage, de volonté, de combat finissent par obtenir ce qu’ils
veulent. Si l’on devait qualifier le positionnement du Figaro on dirait qu’il se
rapproche d’une philosophie à l’américaine du « willing » et du self made
man.
2) La signification politique des représentations esthétiques
Cependant, les enjeux politiques ne se jouent pas seulement dans les
commentaires explicites à propos de sujets politico-sociaux. Ils se jouent
également derrière les positions esthétiques.
En analysant et en comparant les articles tirés des trois quotidiens, nous
avons pu tirer deux grandes « tendances » esthétiques : la première est une
tendance classique d’appréhension de l’art (incarnée par Le Figaro) ; la
deuxième est une tendance avant-gardiste (incarnée par Libération et Le
Monde)
Nous avons tout d’abord concentré notre analyse sur les adjectifs
qualificatifs : ils sont en effet le premier signe, en tant que « qualifiant »,
de l’opinion que les journalistes ont d’un film, et de manière plus générale de
l’art.
Lorsqu’on se tourne du côté des marqueurs qui expriment les qualités d’un
film, il apparaît une grande récurrence, dans le Figaro, d’adjectifs qualificatifs
renvoyant au champ lexical de la règle (« bien construit », « bien mené »),
de la joie (« grâce », « réjouissant », « virtuose », « apaisante»,
« sereine ») et du sens (« fine », « intelligente », « ne renonce pas au
sens »).
Face à cette cohérence du jugement esthétique au sein des pages du
quotidien, apparaît, comme en miroir un tout autre type de cohérence, qui
nous est apparue partagée entre Libération et Le Monde. La manière dont les
journalistes des deux quotidiens envisagent les qualités d’un film est
perceptible, non plus à travers des adjectifs qualificatifs laudatifs, mais plutôt
à travers des adjectifs qui sont au sens premier péjoratifs. A l’opposé du
normé et du réglé, on trouve un rejet des conventions (« antispectaculaire », « à contre courant », « impromptu, risqué, casse-gueule ») ;
à l’opposé du sentiment joyeux, un sentiment de malaise (« dérangeant »,
« discordant », « inconfort », « incertitude », « pénible », « indécidable »,
6
« maudit ») ; à l’opposé du sens, le non sens, voire la folie (« outrancier et
fou », « foldingue », « camisole de force », « asile »).
Alors que Le Figaro emploie des adjectifs « dénotativement » laudatifs,
Libération et Le Monde emploient donc des adjectifs péjoratifs, qui ne
prennent un sens positif que par le contexte.
Cette première conclusion est confirmée par l’analyse des adjectifs qui
qualifient cette fois en quoi un film est mauvais : on retrouve en effet notre
même ligne de démarcation (adjectifs laudatifs contre adjectifs négatifs)
mais inversée. Il peut ainsi arriver qu’un même qualificatif soit employé d’un
côté et de l’autre de cette ligne, avec comme seul changement, l’apposition
d’une certaine valeur. Ainsi le terme « compliqué » a la valeur d’une qualité
dans Libération et Le Monde ; dans Le Figaro d’un défaut.
Nous avons ensuite cherché à interroger la signification politique de ces
deux grandes tendances esthétiques. En revenant sur les derniers
bouleversements qu’a connu l’histoire de l’art nous nous sommes
particulièrement penchés sur le passage au cours du XVIIIè siècle à la
Modernité. C’est en effet à cette période qu’a eu lieu la séparation entre art
classique (la position de l’académie) et un art avant-gardiste (le salon des
refusés). Or, certains travaux d’historiens ont mis en avant le fait que cette
révolution esthétique était liée à des problématiques politiques et sociales.
L’américain César Graña a ainsi montré l’existence d’un lien entre avantgardisme et sentiment anti-bourgeois, lien reposant sur la peur ressentie par
l’ancienne classe aristocratique face à la montée d’une bourgeoisie
moyenne3. L’art Moderne s’est donc construit sur un rejet social de la
bourgeoisie et a pour se faire, adopté une attitude de renversement
systématique des valeurs bourgeoises. Les règles, la symétrie, le sens,
même le beau vont être alors remis en cause.
La collusion entre courant esthétique et courant politique va être
définitivement entérinée lors des évènements de Mai 68. Position politique
et position culturelle se rejoignent alors dans un ensemble de préceptes
« anti » : anti-gouvernement, anti-ordre se mêlent alors avec anti-symétrie,
anti-beau. La folie, déjà fort appréciée sur le plan esthétique par les
surréalistes des années 20, devient réhabilitée à la suite de Foucault sur le
3
Graña César, Bohemian versus Bourgeois, French Society and the French Man of Letters in
the Nineteenth Century, New York, Basic Books, 1964
7
plan philosophique. La marginalité devient une valeur absolue tant sur le
plan esthétique que politique.
Ce bref détour par un siècle d’histoire de l’art a eu pour but de montrer la
coexistence, depuis la fin du XVIIIè siècle entre une vision sociale du monde
et une vision esthétique du monde. Pour résumer, et sans entrer dans le
détail d’un débat par bien des égards propre aux politistes, la tendance
esthétique mise en place avec la Modernité serait une position « de
gauche » alors que la tendance esthétique qui a en quelques sortes survécu
au passage de la Modernité, autrement dit le classicisme, serait « de
droite ».
Les critiques cinématographiques des trois quotidiens de notre corpus
véhiculeraient donc des représentations politiques de manière explicite (à
travers des commentaires étudiés dans notre première partie) mais
également de manière implicite avec tout ce que leurs positionnements
esthétiques peuvent sous-entendre. Le goût pour l’avant-gardisme de
Libération et du Monde ne ferait donc que renforcer leur message sociopolitique libéral sur le plan culturel. Le goût pour le classicisme développé
par le Figaro renforcerait au contraire son relatif silence sur la question
politique mis à part sur les questions de Mai 68.
Mais les positions esthétiques des journalistes sont riches d’un deuxième
enseignement. En effet, au-delà du contenu des représentations, il y a aussi
la forme et notamment la qualité de la rédaction, de l’écriture. Or, là encore
est apparue une distinction entre d’un côté Le Monde et Libération et de
l’autre Le Figaro. En effet, les deux premiers journaux se distinguent par un
travail sur la langue d’ordre poétique : on note de nombreuses allitérations
et assonances, de nombreuses métaphores, de nombreux jeux de mots et
même parfois un travail artistique sur les photos accompagnant le texte.
Dans Le Figaro au contraire, la langue est simple, didactique, peu travaillée.
Cette différence nous a amené à réfléchir en terme de mise en scène des
journalistes : quelle image les critiques donnent-ils d’eux-mêmes et de leur
travail à travers leur manière d’écrire ?
Nous avons vu que les textes critiques de Libération et du Monde faisaient
écho à la figure de l’écrivain engagé. Mais avec ces caractéristiques
d’écriture, c’est à une autre image que les textes font ici appel : celle de
l’artiste. En exerçant un travail poétique sur la langue, les critiques de
Libération et du Monde se détachent en effet de la figure du journaliste pour
se tourner vers la figure du créateur, de l’artiste. Cette analyse se trouve
8
confirmée par la présence de formules qui trahissent une conception du rôle
de critique proche de celui de l’artiste tel que dépeint depuis le romantisme.
On trouve ainsi des allusions à une incompréhension du reste du monde, à
une marginalité économique et sociale, voire à une instabilité psychologique.
Derrière ces caractéristiques trônerait donc l’imaginaire de l’artiste maudit
et avec lui, la possibilité d’un second profit de distinction.
3) La potentielle influence de ces représentations sur le lecteur
L’analyse sémio-linguistique a permis de montrer que les textes critiques
étaient porteurs de représentations explicitement et parfois implicitement
politiques. Or la présence de propos politiques au sein de la critique n’a pas
de sens en soi, si l’on ne considère qu’il s’agit d’un objet médiatique dont les
messages sont destinés à des récepteurs. Que les journalistes insèrent des
positionnements politiques au cœur de leur jugement esthétique n’a
d’importance que parce que ces propos vont être à un moment lus, perçus,
éventuellement retenus. Nous finissons donc cette présentation sur ce
dernier point : la potentielle influence des textes critiques (notamment
leurs représentations politiques) sur leur lectorat.
Le champ des études en réception a décortiqué à maintes reprises le lien
existant entre les médias et leurs récepteurs. Le cas de la critique culturelle
nous semble cependant apporter si ce n’est des réponses, du moins des
hypothèses nouvelles à deux égards : le type d’influence étudiée et la
particularité du format de communication.
1) le type d’influence étudiée
Les chercheurs se sont depuis Lazarsfeld concentrés sur l’influence des
messages médiatiques sur les « actions » des récepteurs : il s’agit en
général de savoir si le vote des électeurs a pu être influencé par une
campagne médiatique. Or, dans le cas de la critique cinématographique,
nous savons que son influence sur les actions est limitée. Les études
montrent régulièrement combien le choix des critiques influence peu la prise
de décision des spectateurs pour aller voir un film. Mais est-ce à dire que la
critique n’a aucune influence ? Ne peut-on pas envisager une influence non
plus sur les actions mais sur les représentations ?
L’hypothèse d’une influence des médias sur les représentations a été en
quelque sorte abordée par le champ de la réception à travers trois notions :
l’effet d’agenda, l’effet de cadrage et l’effet d’amorçage. L’effet d’agenda
postule que les médias peuvent avoir une influence sur la hiérarchisation de
9
l’information, l’effet de cadrage postule qu’ils ont une influence sur
l’imputation publique (qui est coupable) et enfin l’effet d’amorçage postule
que les médias installent certains objets comme des critères d’évaluation.
Si ces trois concepts ont comme utilité de décrire les effets des pages
d’information, il apparaît qu’ils fonctionnent assez bien avec les pages
« critiques » : la critique culturelle propose en effet une hiérarchisation
culturelle en mettant en valeur certains films et en laissant de côté d’autres
et elle a définitivement un effet d’amorçage puisqu’elle fournit les
arguments d’un jugement. Seul l’effet de cadrage semble mal s’accorder
avec le média critique, sauf à considérer qu’un film mauvais est coupable
d’être mauvais.
Mais la critique culturelle comporte d’autres effets sur les représentations qui
lui sont propres. En tant que discours qui traite de « goûts » et qui s’adresse
à un « goût », la critique a un effet que l’on pourrait qualifier de
« personnel » sur ses lecteurs. Pour saisir ces effets, nous avons travaillé
sur un corpus de courriers de lecteurs (plus de 200 mails envoyés à
Libération suite à un article portant sur le Seigneur des Anneaux III).
L’analyse sémio-linguistique de ces courriers a pu mettre en valeur deux
types de réactions traduisant deux types d’effets. Le premier effet joue sur la
« projection de soi » des lecteurs : grâce à la lecture de ces textes
critiques les peuvent avoir un sentiment de « légitimité », voire de
« distinction ». Le deuxième effet est l’envers du premier : les lecteurs
rendent compte d’un « ressenti » négatif lié à une frustration vis-à-vis des
goûts culturels proposés par le journaliste, voire d’une culpabilité vis-à-vis de
leurs propres goûts cinématographiques.
Derrière les effets « cognitifs » relevés par le champ des études en
réception, se trouve dans la critique culturelle des effets d’ordre plutôt
« psycho-sociologiques » qui joue sur l’image et sur la perception que les
lecteurs ont d’eux-mêmes.
2) La particularité du format de communication
Le discours critique présente une autre particularité comparé aux textes
médiatiques classiquement étudiés. Contrairement en effet aux textes
d’information, les textes critiques ne sont pas définis par leur « objectivité »
mais au contraire par leur « subjectivité ». Cette particularité va déboucher
sur deux hypothèses :
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1) La première a trait à la place du journaliste dans le processus de
communication. Avec la subjectivité, les énoncés discursifs de la critique
culturelle placent la personne du journaliste au cœur de la communication.
Ce point nous a amené à formuler l’hypothèse que le format médiatique
critique correspondait plus à une communication de « proche en proche »
plutôt qu’à une communication de « journaliste » à « lecteur ». Le discours
critique créerait ainsi une relation d’intimité avec le lecteur. Cette hypothèse
joue un rôle capital dans une réflexion sur l’influence médiatique. En effet, si
l’on s’en remet au modèle de la « two-step-flow communication », les
individus sont d’autant plus réceptifs à un message que ce dernier leur est
communiqué par un proche.
2) La seconde hypothèse a trait au type de subjectivité exercé par le
critique culturel. Dans la critique, la subjectivité du journaliste est attendue
uniquement sur le plan esthétique, elle n’est donc pas complète mais
partielle. Pour comprendre cette distinction nous prendrons comme point de
comparaison un objet qui se rapproche par bien des aspects du discours
critique, mais qui en est pourtant fortement distinct.
Cet autre registre médiatique, fort semblable à la critique c’est celui de
l’édito. En effet, l’édito partage la caractéristique avec la critique de reposer
sur l’usage d’une subjectivité et qui est plus est sur une subjectivité
revendiquée (comme les critiques, les éditos ne sont d’ailleurs jamais
anonymes). On peut même dire que la critique et l’édito sont les deux seuls
espaces de la presse qui ne repose pas sur le principe essentiel au
journalisme de « l’objectivité ».
Si ces deux espaces médiatiques se rapprochent donc par le partage
commun de l’expression d’une subjectivité, ils sont cependant fortement
distincts. En effet, lorsque le lecteur se trouve face à un édito il sait, parce
que le contrat de lecture le lui indique, que les opinions développées par le
journaliste lui sont propres. Quel que soit le sujet abordé dans l’édito,
chaque mot, chaque phrase sont assumés par la subjectivité de
l’éditorialiste.
Dans le cas de la critique, le contrat de lecture est un peu différent. Certes le
lecteur sait qu’il a à faire à l’opinion, ou plus exactement au jugement
subjectif du journaliste. Mais il ne s’attend à une opinion subjective que sur
le plan cinématographique, culturel, esthétique. En effet, les
représentations socio-politiques véhiculées par les textes critiques ne sont
pas « prévues » dans le contrat de lecture initial : le lecteur n’est donc pas,
contrairement à l’édito, particulièrement « prévenu » de la subjectivité du
11
propos politique. Or, l’on sait que le manque de méfiance vis-à-vis d’un
message rend le récepteur d’autant plus perméable à son influence.
Autrement dit, le lecteur de critique culturelle met en place un mécanisme de
méfiance quant à l’objectivité du propos du critique sur le film mais pas sur
les autres catégories abordées par le discours.
Conclusion
Cette présentation a eu pour but de présenter les principaux résultats de
notre recherche et les principales caractéristiques d’un discours médiatique
« critique ». Nous avons vu que cet espace médiatique se caractérisait par
deux principaux éléments : son objet (esthétique) et sa forme (une
subjectivité partielle). Le caractère esthétique du discours critique mène à
une mise en scène particulière des journalistes qui s’éloignent de la figure du
journaliste pour se rapprocher de celle de l’écrivain et de l’artiste. La
subjectivité partielle a un rôle important à jouer dans l’influence sur le
lectorat, dans ce sens qu’elle crée un espace pour développer des
représentations non esthétiques, en l’occurrence politiques et sociales.
En conclusion, le dispositif communicationnel de la critique culturelle fait
donc de cette dernière, plus encore que les pages d’informations, un lieu
particulièrement propice au développement et à la diffusion de
représentations politiques et sociales.
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Bibliographie
Bourdieu P., La Distinction, Paris, Les Editions de Minuit, 1979
Blandin C., « Les interventions des intellectuels de droite dans Le Figaro
Littéraire. L’invention du contre engagement », in Vingtième Siècle,
n°96, octobre-décembre 2007, p 170-194
Charaudeau P., La presse : produit, production, réception, Paris, Didier
Erudition, 2000
Graña C., Bohemian versus Bourgeois, French Society and the French Man of
Letters in the Nineteenth Century, New York, Basic Books, 1964
Lazarsfeld P., Berelson B., Gaudet H., The people’s choice, New York, Duell,
Sloan and Pearce, 1944
Panofsky E., Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, Les Editions
de Minuit, 1967
Pourtier H. (Sous la direction), « La critique culturelle, positionnement
journalistique ou intellectuel ? », Quaderni, n°60, printemps 2006
13
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