Le sujet de la sociologie - Université catholique de Louvain

Recherches sociologiques 1996/3
A. Franssen: 99-113
Le sujet de la sociologie par Abraham Franssen
*
Nés avec la société industrielle, les paradigmes de la sociologie en ont
épousé les catégories et les postulats, en particulier celui de la primauté du so-
cial sur l'individu. Aujourd'hui, l'analyse sociologique est confrontée àune
mutation sociale dont une des catégories centrales est précisément celle de sujet
individuel - jadis honni et rejeté dans les marges. D'où la tentation de s'en-
gouffrer dans le sujet, d'en faire la clinique, de l'accompagner dans ses états
d'âme. Ce faisant, on reste prisonnier de catégories idéologiques et culturelles
(hier celles de raison sociale, aujourd'hui celle de sujet individuel). Alors que
précisément J'analyse de leur production sociale concrète dans les rapports so-
ciaux devrait être l'objet même de la sociologie. Pour ce faire, le travail socio-
logique peut s'appuyer sur une double tradition critique et herméneutique, vi-
sant à la fois à une conscience accrue des logiques de production et de gestion
sociale des identités individuelles et collectives, et àune compréhension de la
manière dont les individus se construisent comme sujets dans une société en
mutation.
Portraits de famille
D'illustres professeurs m'ont enseigné les règles de la méthode socio-
logique: l'objet de la sociologie est le fait social, le social s'explique par
le social. Il y a la sociologie de Durkheim qui traite les faits sociaux com-
me des choses, et vise à reconstituer leur enchaînement causal. Il y a la so-
ciologie de Max Weber qui s'efforce de comprendre, de manière idéal-
typique, le sens visé subjectivement par le sujet. Et il y a Marx: la société
résulte de ses rapports sociaux, en particulier ceux qui réunissent et oppo-
sent classes sociales, l'une dominante, l'autre aliénée.
Illustrons. La religion protestante, au travers d'un degré de cohésion
sociale plus faible que la religion catholique, permet d'expliquer la pro-
pension plus grande des protestants au suicide (dixit Durkheim) tandis
que, par homologie des dispositions culturelles (ascétisme, tension vers le
futur), elle permet de comprendre l'essor du capitalisme (dixit Weber).
Elle voile d'un nuage mystique la réalité des rapports sociaux de produc-
tion (dixit Marx).
*
100 Recherches Sociologiques, 1996/3 - Jeunes sociologues
Conscience collective, solidarité organique, solidarité mécanique, ratio-
nalité en finalité (versus rationalité en valeurs), résidus, circulation des
élites, communauté et société, aliénation, rapports sociaux de production:
toutes les catégories de la société nationale, moderne et industrielle sont
là. L'émergence d'un savoir sociologique tantôt positif, compréhensif ou
critique a ainsi accompagné les idéologies constitutives de la société in-
dustrielle.
Ajoutons-y les enquêtes de l'École de Chicago dans les clubs de Jazz,
les chômeurs de Marienthal, l'influence des anthropologues et l'on aboutit
à la constitution d'une nouvelle discipline. Incertaine pourtant, encore et
toujours. C'est pour cela peut-être qu'elle pratique avec déférence le culte
des pères fondateurs et qu'elle n'a de cesse d'affirmer sa spécificité, sa
distinction. Celle-ci tient à la particularité du "regard" sociologique.
Contre les illusions des sens communs, il s'agit d'opérer la rupture so-
ciologique : voyez ce joli couple convaincu que leur relation résulte de
cette inexplicable alchimie des sentiments, histoire de coup de foudre et
d'atomes crochus. Examinez plutôt la Golf décapotable dans laquelle ils
se bécotent, jaugez l'alliance de leur capital culturel et économique, la
position de leurs parents dans l'espace social, leurs stratégies respectives,
les codes de leurs effusions.
Bref, les conduites sociales résultent de rôles différents (intériorisés
et/ou joués), exercés à partir d'un ou plusieurs statuts (acquis ou conquis).
L'agencement des rôles et des statuts constitue la structure sociale dont le
maintien est légitimé par les valeurs et les normes du système culturel.
L'intégration (fonctionnelle, cybernétique, adaptative ... ) de la personna-
lité au système social est ainsi assurée. Au faîte la sociologie américaine,
ordonnancée comme un pavillon de banlieue Upper Middle Class, la so-
ciologie de Talcott Parsons illustre cette volonté quasi normative de con-
tribuer à la cohésion sociale: «Une société ne peut être autonome que
dans la mesure elle peut compter sur les contributions de ses membres
pour contribuer à son fonctionnement».
Puis, il y a eu les 3 mousquetaires - tous contre un, un contre tous:
Bourdieu, Boudon, Touraine, auteurs prométhéens qui veulent rendre aux
hommes la maîtrise de leur histoire, le premier, en leur faisant prendre
conscience des habitus qui les habitent et qu'ils habitent - structures
structurantes structurées - le second plus modestement, en indiquant que
les effets agrégés de leurs rationalités individuelles aboutissent au même
résultat, et le troisième en révélant aux acteurs, au prix d'une conversion
analytique, le sens véritable de leur action. Àces trois types d'explications
sociologiques, il faut ajouter un quatrième paradigme que l'on peut quali-
fier de paradigme de la domination et auquel on peut associer les travaux
de Michel Foucault. Le sujet y est négativement défini comme aliéné, sou-
mis, et l'analyse sociologique va dès lors se centrer sur les mécanismes de
pouvoir qui le constituent comme tel. Mais quelle que soit la porte d'en-
trée, c'est bien de la société, de sa reproduction et de son changement, et
A. Franssen 10I
non des sujets, de leur histoire et de leur expérience, que traite la grande
sociologie.
Dans les recoins de ces macrothéories, dans les couloirs des asiles et les
salles à café de la bureaucratie, il reste toujours aux acteurs la possibilité
de se livrer à des adaptations secondaires ou à poursuivre leurs microstra-
tégies de représentation et de pouvoir.
En gros, c'est ce que nos maîtres nous ont enseigné. Àleur mérite, il
leur revient de nous avoir initié à la "problématisation multiple", aux
"tableaux à plusieurs entrées", à la "matrice de questionnement" à partir
de laquelle le problème est défini comme la manière de poser le problème.
Dans toute cette histoire, l'ennemie, c'est l'anomie. Tocqueville déjà le
pressentait, lui qui craignait que «chacun se préoccupe plus de sa petite
société personnelle que de la grande société». Weber, tout en rendant
compte des tensions subjectives de la modernité, a la hantise de la cage de
fer d'une raison instrumentale débarrassée de la référence aux valeurs.
Durkheim résiste au suicide auquel conduit la perte de cohésion sociale.
Depuis, cela n'a guère changé. Considéré à partir des paradigmes de la so-
ciologie, l'individu apparaît toujours comme une menace ou un résidu. La
socialisation est définie comme la mise en correspondance des conduites
individuelles et des exigences collectives, que ce soit en jouant ses rôles,
en occupant une position de classe, en poursuivant rationnellement ses in-
térêts, ou en s'engageant dans des actions collectives. C'est à partir du pri-
mat du social qu'est posé "le problème de l'individu" et qu'est ignorée la
dimension du sujet. Que craint le sociologue? La dissolution du lien so-
cial. Il suffit pour s'en convaincre de considérer les représentations de la
jeunesse qui se dégagent des paradigmes de la sociologie. Anomiques et
désocialisés, exclus et sans ressources, aliénés par les institutions de con-
trôle, dépourvus de conscience de classe, ils apparaissent souvent comme
l'expression même des "troubles sociaux", comme les mauvais sujets de
la raison sociale.
Incrédule
Heureuse sociologie, quand la société était une et antagonique, et les
hommes inconsciemment sociaux. Cette sociologie évoque à la fois le
monde des choses de Perec (où tout est à sa place), et celui des militants et
des honnêtes citoyens (pour qui on va construire une société meilleure) :
un monde que nous - génération 80 - comprenons encore, mais qui ne
nous comprend déjà plus: il y a une fêlure de distance. Cette sociologie,
qui parlait de la société, et qui avait le pouvoir normatif de définir notre
expérience, ne nous parle plus. On a beau affirmer qu'elle reste vraie, rap-
peler qu'il y a plus que jamais des rapports sociaux, et des classes socia-
les, que nos pratiques s'inscrivent toujours dans des logiques de champs,
elle a perdu de son pouvoir corrosif, se dissolvant dans la "réflexivité" des
individus et la "complexité" du social. C'est-à-dire que d'une part, les in-
dividus revendiquent réflexivement leur expérience comme propre et per-
102 Recherches Sociologiques, 1996/3 - Jeunes sociologues
sonnelle, que d'autre part, la "société" se laisse moins facilement réduire
de façon unitaire à un espace de positions socioculturelles, à un terrain de
jeu et de stratégies, à une scène historique, ou un quadrillage d'appareils
idéologiques d'État. Laissez-moi faire mes courses en paix, et, après tout,
si j'aime les Golf GTI aux sièges en cuir blond, c'est bien mon droit. Je
joue mon rôle comme je l'entends. Vous n'allez pas me le reprocher?
J'affiche mon statut autant que le sociologue - ce dernier complexé
social - qui, d'ailleurs, ne sait plus en quoi rouler: quand même pas en
Mercédès, quand même plus en 2 CV. Oser la Twingo ? Qu'en dira-t-on?
Heureusement qu'il y a la bicyclette.
"Ne me mets pas dans une boîte avec une étiquette". Cette revendica-
tion du sujet est d'autant plus difficile à rencontrer qu'elle s'effectue au
delà - et pas en deçà - de l'analyse sociologique. Les macrothéories qui
nous surplombaient sont désormais rangées dans la boîte à outils des inter-
venants et conseillers en marketing, pire même, dans la boîte
à
idées de
Monsieur Tout le monde. C'est énervant à la fin, ces interviewés qui font
eux-mêmes la théorie de leurs pratiques. La rupture sociologique devient
la rupture du sociologue.
"II" est ("Je" suis là...)
Les digues normatives de la raison sociale ont lâché. Malgré les com-
bats d'arrière-garde pour résoudre les contradictions culturelles du capita-
lisme, pour en dénoncer la montée dans les années '80, "il" est là : "Je"
est là, l'individualisme. Honni, prophétisé, triomphant, encensé enfin,
l'individu «est de retour», sur fond d' «ère du vide», de «crise» et de «mu-
tation». Il faut abandonner ses anciennes positions, laisser les morts sur le
champ de bataille, redéfinir une stratégie. Et puisque l'individu est par-
tout, réconcilions-nous avec lui. Désormais, le pauvre petit individu autre-
fois rejeté dans la marge anomique est au centre: au centre du modèle
culturel, au centre des cités auxquelles il se réfère pour justifier ses ac-
tions, au centre des logiques d'action qu'il articule réflexivement pour se
construire. Pour l'occasion, on l'a relooké. Ce n'est plus un individu, c'est
un Sujet. Mieux même: un mouvement social à lui tout seul. Comme le
disait un jeune interviewé auquel le sociologue préoccupé demandait s'il
était militant: «Je suis militant de moi-même». Et dès lors, la relation
amoureuse peut être considérée comme le lieu par excellence d'affirma-
tion de la résistance à l'emprise sociale. Et le sociologue peut enfin décla-
rer sans honte à sa compagne (psychologue) : «Je t'aime, Mon Amour».
Puisque le sujet est le nouveau principe de sens et d'analyse, rappro-
chons-nous de lui et du travail qu'il effectue sur lui et sur les au-
tres. Pratiquons alors en quelque sorte "une sociologie individuelle" tantôt
actionnaliste (la vie que je me fais), tantôt structuraliste (la vie qu'ils me
font, me transformant en victime structurale). La dernière décennie a ainsi
vu la floraison d'une multiplicité de figures du sujet individuel, poussant
comme herbes folles sur les décombres du sujet de la Raison sociale. Sans
A. Franssen 103
prétendre àl'exhaustivité, on peut en distinguer les principales: celles du
sujet instrumental, narcissique, postmoderne, de l'authenticité, comme
mouvement social, réflexif, de la souffrance sociale
1.
Le discours postmoderne consiste précisément àaffirmer cet éclatement
des différentes figures du sujet individuel. Émergeant sur les ruines du
sujet moderne de la Raison sociale (être moral, rationnel et unifié), l'in-
dividu postmoderne affiche sa virtualité, sa fractalité, son instantanéité,
son ubiquité, jouant de la multiplicité de son moi sans prétendre en faire
une cohérence. «Je suis un petit flux émotionnel» pense l'héroïne virtuelle
de Jean-François Lyotard dans l'avion qui l'emmène àTokyo.
Une seconde réponse peut être qualifiée de "néo-moderne" et consiste à
inscrire la figure du sujet individuel dans le projet de la modernité, que ce
soit en le posant comme deuxième jambe, trop longtemps à la traîne de la
raison (science et conscience, subjectivité et objectivité), ou que ce soit à
partir de l'idée de raison procédurale. La raison n'est plus posée comme
un a priori auquel doit se soumettre le sujet, mais comme condition même
de la réalisation du sujet. On n'a plus affaire àun sujet de la raison sub-
stantielle-formelle (qui définit le beau, le bien, le vrai), mais de la raison
procédurale (comment va-t-on se mettre d'accord pour définir le bien, le
beau, le bon), admettant que la reconnaissance de l'autre est la condition
de la communication (Ferry, 1987) et de son propre épanouissement (Tay-
lor,1994).
Une troisième réponse àcet éclatement des figures du sujet part de la
notion d'expérience et de sujet réflexif pour construire une sociologie de
l'expérience ou de la gestion relationnelle de soi. Ce qui définit le sujet, ce
sera précisément le travail incessant qu'il effectue sur lui pour articuler les
différents dimensions de son expérience (Dubet, 1994). Le sociologue va
dès lors s'intéresser à la boîte noire qui processe les relations entre moi et
les autres, identifier les compétences réflexivement mises en œuvre par les
individus pour structurer leurs relations et du même coup, (re)produire le
système social (Bajoit/Franssen, 1995).
Enfin, poussée dans ses retranchements, l'attention au sujet individuel
devient sociologie clinique. L'attention àla singularité conduit ainsi, si-
multanément ou en ordre dispersé, àreporter l'origine sociale des tensions
psychiques sur une génération (victime structurale) ou plusieurs (névrose
de classe). Combinées aux concepts de la psychanalyse, les catégories de
Bourdieu vont dès lors être appliquées aux histoires singulières. Effec-
tuant sa socio-analyse, l'individu s'efforcera, par exemple, d'assumer sa
névrose de classe (Gaulejac, 1987).
Ces différentes approches du sujet, parfois contradictoires et antagoni-
ques, font osciller la sociologie entre la philosophie sociale et la psycha-
nalyse, et le sociologue devient dès lors tour à tour témoin des subjectivi-
1Le recul et une information plus approfondie nous manquent pour bien discerner les différents
courants de ce «retour du sujet». La présente typologie n'a pas prétention à l'exhaustivité. Elle est une
invitation
à
poursuivre ce travail de clarification.
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Le sujet de la sociologie - Université catholique de Louvain

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