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Thesis
Le statut juridique du régime de Vichy: de Vichy à Sigmaringen: d'un
statut l'autre
SAULNIER BLOCH, Marie
Abstract
La fiction gaulliste qui déclare la nullité de principe des actes de « l’autorité de fait se disant «
gouvernement de l’Etat français » » est-elle soutenable juridiquement? Ce travail en analyse
les implications et les contradictions, participant à sa mesure à un travail de mémoire. Il
soutient que le prisme de Sigmaringen révèle ce qu'est en droit le gouvernement du régime
de Vichy : non pas un gouvernement de façade qui opère une rupture avec l’ordre juridique
précédent et qui chute brutalement, mais le système politique du gouvernement légalement
institué de l’Etat français jusqu’au 7 septembre 1944, héritier d’une évolution lente et
discontinue, qui s’évanouit de ses propres contradictions et du fait du succès de son
concurrent dans la guerre civile non déclarée : la France Libre. S’intéresser à Sigmaringen
permet ainsi de dissocier Sigmaringen et Vichy et de reconnaître la responsabilité de l’Etat
concernant les actes de Vichy.
Reference
SAULNIER BLOCH, Marie. Le statut juridique du régime de Vichy: de Vichy à
Sigmaringen: d'un statut l'autre. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2016, no. D. 925
DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:94021
URN : urn:nbn:ch:unige-940215
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:94021
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L E S T A T U T J U R ID IQ U E D U R E G IM E D E
V IC H Y : D E V IC H Y A S IG M A R IN G E N
D’UN STATUT L’AUTRE
MARIE SAULNIER BLOCH
Thèse de Doctorat
sous la direction du Professeur Victor Monnier
(Références à jour au 1er décembre 2016)
Faculté de droit de l’Université de Genève
Imprimatur No 925
2
Remerciements
Cette thèse est le résultat de plusieurs années de recherches et de maturation, en
parallèle d’un long parcours professionnel et personnel. Maintes fois, j’ai défait et repris
mon ouvrage. Arrivée au terme de sa rédaction, je tiens à adresser mes plus vifs
remerciements à plusieurs personnes sans lesquelles ce travail n’aurait jamais vu le jour.
Je tiens, en premier lieu, à remercier chaleureusement mon Directeur de thèse, Monsieur
le Professeur Victor Monnier, qui a su m’offrir sa confiance, son soutien et sa disponibilité.
J’adresse, de même, mes remerciements à Messieurs les Professeurs Eric Gasparini,
Christian Bruschi et Nicolas Levrat qui me font l’honneur de faire partie de mon jury de
thèse, ainsi qu’à Madame la Professeure et Doyenne de la Faculté Christine Chappuis qui
l’a présidé.
Toute ma gratitude de même à Roger-François et Fatima Dudenhoeffer qui m’ont donné
un accès privilégié aux documents de Roger Dudenhoeffer, alias Lieutenant-Colonel
Pontcarral, témoignant de l’importance de son engagement.
Les relectures attentives et chaleureuses de Francine Saulnier, de Maia Müller et de
Céline Lorenzi m’ont aidée à faire de ce texte un ensemble cohérent et je les en remercie
du fond du cœur.
J’adresse ici, une fois encore, toute mon affection à mes parents, Marlis Jacobs, ma
famille et mes amis pour leur soutien. Pensées à Louis et Paulette Laurent qui ont suivi
les avancées de ce travail avec gentillesse et amour, ainsi qu’à Marcelle Saulnier.
Pensées de même aux familles de Fradla Rosalia Rosenfeld et de Ernst Bloch,
assassinées pendant la guerre.
Merci à Micha, qui suit avec moi le courant naturel des choses. Cet homme exceptionnel
permet à ce document d’exister.
A Lucrèce…
3
Par souci de lisibilité, les erreurs grossières de ponctuation et d’accord des citations
(présentes notamment en grande quantité dans les articles de journaux à Sigmaringen)
ont été corrigées ; toutefois, les choix typographiques ont été conservés.
4
« L’oubli, et je dirais même l’erreur historique,
sont un facteur essentiel de la création d’une nation,
et c’est ainsi que le progrès des études historiques
1
est souvent pour la nationalité un danger. »
« Il ne faut pas voir les choses telles qu’elles sont. Les mots historiques n’ont jamais été
prononcés. C’est tant pis pour ceux à qui on les attribue. Ils auraient dû être dits. La vérité
historique, c’est la légende. C’est l’histoire telle qu’elle aurait dû se dérouler. La seule à laquelle on
doit croire et qui élève un peu l’âme. Foin des érudits et des critiques.
2
Ils minimisent en rétablissant le réel. »
« Il est toujours difficile d’affronter la réalité de l’Histoire et c’est ce dont il s’agit
aujourd’hui. […] Il s’agit aujourd’hui de mettre un terme à ces difficultés, de
tourner la page de l’Etat français sans nier son existence. Il faut savoir affronter
3
l’Histoire avec ses contradictions. »
1
Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une Nation ? et autres essais politiques. Paris : Presses Pocket,
1992, p. 41.
2
Maurice Garçon, Journal 1939-1945. France : Les belles lettres, 2015, p. 621.
3
Interventions de Jean-Pierre Dufau (Socialiste) : in Compte-rendu n°81 de la Commission
des affaires étrangères de l’Assemblée nationale du 27 mai 2015 "Etats-Unis : indemnisation
de certaines victimes de la Shoah déportées depuis la France, non couvertes par des
programmes français (n°2705)", p. 6.
5
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION.........................................................................................................................................9
CHAPITREI-Lesconditionsjuridiquesdel’existencedurégimedeVichyau19août
1944...........................................................................................................................................................14
Section1–LestatutdurégimedeVichyendroitinternational:lestatutd’un
gouvernementd’unEtatoccupé.......................................................................................................14
A–Lestatutjuridiquedel’Etatfrançaisentantqu’Etatoccupéendroitinternational.........15
a) Lareconnaissancedel’Etatfrançaisentantqu’Etatendroitinternational
17
b) Lestatutdel’Etatfrançaisentantqu’Etatsousoccupatiobellica
19
c) Lestatutdel’Etatfrançaisentantqu’Etatsousoccupatiomixta
23
B–LestatutjuridiquedurégimedeVichyentantquegouvernementdel’Etatoccupéen
droitinternational......................................................................................................................................................25
a) LegouvernementdeVichycommegouvernementdel’Etatsouveraindurantebello26
1. Ungouvernementpréalablementétabliinvestiparl’occupantdelagestiondesaffaires
courantes...............................................................................................................................................................................26
2. LesréactionsdiplomatiquesfaceaugouvernementdurégimedeVichy.......................................33
b) LegouvernementdeVichycommegouvernementdel’Etatsouverainenguerrecivile
41
1. LaguerrecivileendroitinternationalentrelegouvernementdeVichyetleGouvernement
provisoiredelaRépubliquefrançaise......................................................................................................................41
2. LareconnaissancedebelligérancedesforcesduGouvernementprovisoireetses
conséquences......................................................................................................................................................................46
2–a Liminairessurlareconnaissancedebelligérance..................................................................................47
2–b Lareconnaissanceanglo-saxonnedebelligérance................................................................................50
2–c Ledépassementdelareconnaissancedebelligérance:lareconnaissanceprématuréede
gouvernementdefacto....................................................................................................................................................57
2–d Lanon-reconnaissancedelaRésistanceintérieure...............................................................................61
CONCLUSIONDELASECTION1.....................................................................................................................................65
Section2–LestatutdurégimedeVichyendroitinterne:ungouvernementenpertede
statut..........................................................................................................................................................67
A–LestatutjuridiquedurégimedeVichyendroitconstitutionnel:ungouvernement
investi...............................................................................................................................................................................68
a) L’assiseconstitutionnelledurégimedeVichyetdesondroit
69
b) LasouverainetédurégimedeVichy:un«coup»d’untyrannusabexercitio?
78
B–LestatutjuridiquedurégimedeVichyendroitinterne:ungouvernementcontesté.....86
a) DuconstatdelasouverainetélimitéedurégimedeVichyàlaremiseenquestiondesa
légitimité
86
b) LadéclarationdenullitéjuridiquedesactesdeVichyetl’instaurationd’unordre
juridiqueconcurrent
91
1. LathèsedurégimedeVichysansstatutlégal.............................................................................................92
2. Unnouvelordrejuridiqueconcurrentprovisoire.....................................................................................94
c) LapertedesouverainetédurégimedeVichy:uncoupd’Etatdedroit?
100
CONCLUSIONDELASECTION2...................................................................................................................................106
CONCLUSIONDUCHAPITREI...........................................................................................................108
6
CHAPITREII-Lesconditionsjuridiquesdel’existencedurégimedeVichyàpartirdu
20août1944.........................................................................................................................................110
Section1–LestatutdurégimehorsdeVichy:lestatutd’ungouvernementempêché
...................................................................................................................................................................112
A–L’empêchementdel’exécutifsanstransfertdusiègedugouvernement..............................113
a) Lesconditionsdesempêchementsdeschefsd’Etatetdegouvernement
113
1.
2.
3.
4.
Leprécédentdefin1943...................................................................................................................................113
Lebaldesstratégiesduprintemps–été1944........................................................................................119
LesaccélérationssuiteaudébarquementenProvence.......................................................................130
L’empêchementdel’exécutif...........................................................................................................................137
1.
2.
3.
4.
Lasystématisationdelaprised’otagedepersonnalités.....................................................................141
Lesenjeuxjuridiquesdelacrisedeconceptiondelasouveraineté...............................................144
Lesconséquencessurleprincipeetlapratiquedelacontinuitédel’Etat..................................148
Latransitiondel’exercicedupouvoiràVichy.........................................................................................150
b) Lesenjeuxjuridiquesdel’empêchementdel’exécutif
141
B–Lessursautsdereprésentativitédeschefsdelacollaboration..................................................158
a) L’étapedeBelfort:uneoccasionderedistributiondesrôles
158
b) LesrencontresdeRastenburg:unprojetgouvernemental
161
c) LaDélégationfrançaisepourladéfensedesintérêtsnationaux
165
C–Unexécutifremplacé:uncoupd’Etatrégularisé..............................................................................168
a) L’autoritédefaitdugouvernementprovisoiregaulliste
169
b) Lesréactionsdiplomatiquesetlareconnaissancedejureendroitinternational 175
c) Lesopérationsmilitairesducommandementsuprêmedeseptembreànovembre
1944
180
CONCLUSIONDELASECTION1...................................................................................................................................181
Section2–LestatutdurégimeàSigmaringen:lestatutindividueld’anciensmembres
d’ungouvernement.............................................................................................................................184
A–L’aporiejuridiquedugouvernementcaptifenexil..........................................................................185
a) LechoixdeSigmaringen
186
b) Ladisqualificationdegouvernementenexil
191
1. Laqualificationjuridiquedeleurprésence...............................................................................................192
2. LaCommissiongouvernementalev.leComitédelibérationfrançaise........................................197
2–a LaCommissiongouvernementale..............................................................................................................197
2–b LeComitédelibérationfrançaise...............................................................................................................203
3. Desentitéspolitiquesenexil...........................................................................................................................207
B–Lesobjetsdelaprésencedesanciennespersonnalitéspolitiquesfrançaisesen
Allemagne.....................................................................................................................................................................212
a) LeprétextedelaprotectiondesintérêtsfrançaisenAllemagne
212
b) Lapropagandeetlamobilisation
219
C–LesstatutsindividuelsdesanciensmembresdurégimedeVichyaprèsSigmaringen..226
a) Lachroniqued’unevictoiremilitaireetsesconséquencessurleterrain
226
1. LaprisedeSigmaringenparla1èrearmée.................................................................................................226
2. Lagestionhumanitaireadhocdelazoned’occupationetlerôledelaSuisse..........................231
b) Lesresponsabilitésindividuellesdesvichystesetdescollaborationnistes
237
1. LecasPhilippePétain.........................................................................................................................................238
1–a D’unotage…..........................................................................................................................................................238
1–b …àunjusticiablefrançaisprenantsesresponsabilités....................................................................241
2. Lecasdescollaborationnistes.........................................................................................................................246
c) LaHauteCourdeJustice
252
CONCLUSIONDELASECTION2...................................................................................................................................260
CONCLUSIONDUCHAPITREII.........................................................................................................262
CONCLUSIONGENERALE...................................................................................................................264
7
NOTICES BIOGRAPHIQUES....................................................................................................................288
SIGLES......................................................................................................................................................300
FRANCE LIBRE : DIFFERENTES APPELLATIONS ET STRUCTURES.................................................301
CHRONOLOGIE 1944 – 1945................................................................................................................302
CARTES....................................................................................................................................................305
ILLUSTRATIONS.......................................................................................................................................307
ANNEXES..................................................................................................................................................313
BIBLIOGRAPHIE.......................................................................................................................................319
1. Sourceshistoriques....................................................................................................................319
1.1 Sourcesprimaireshistoriques...............................................................................................................319
1.1.1 Suisse
319
1.1.2 France
320
1.1.3 Allemagne
321
1.1.4 Alliés
321
1.1.5 Belgique
322
1.1.6 International
322
1.2 Mémoires..........................................................................................................................................................323
1.3 Sourcessecondaireshistoriques...........................................................................................................326
1.3.1 Vichyetlacollaboration
326
1.3.2 Allemagneetoccupation
330
1.3.3 FranceLibre
331
1.3.4 Libération
333
1.3.5 Alliés
334
1.3.6 SigmaringenetMainau
335
1.3.7 Suisse
336
1.3.8 Autres
337
2. Sourcesjuridiques......................................................................................................................338
2.1 Sourcesjuridiquessecondairesdel’époqueconcernée............................................................338
2.1.1 Droitinternationaldel’époqueconcernée
338
2.1.2 Droitfrançaisdel’époqueconcernée
342
2.1.3 Autre
343
2.2. Sourcesjuridiquessecondairescontemporaines........................................................................344
2.2.1 Droitinternationalcontemporain
344
2.2.2 Droitfrançaiscontemporain
345
2.2.3 Autres
348
3. Autressourcessecondaires.....................................................................................................349
8
INTRODUCTION
Le 20 août 1944, devant la progression rapide des Alliés sur le territoire métropolitain
français, les membres du régime de Vichy installés dans la ville d’eau depuis le 1er juillet
1940 quittent leur capitale provisoire4 escortés par les armées allemandes5. Après une
halte à Belfort, ils sont installés début septembre 1944 à Sigmaringen, dans le BadenWürttemberg allemand. Ils ne quittent la région qu’en avril 1945 par leurs propres
moyens, fuyant l’avancée de la 1ère armée française de Jean de Lattre de Tassigny.
Parallèlement, face à la débâcle des armées de l’Axe et à l’avancée des troupes alliées
sur le territoire métropolitain, Charles de Gaulle6 parvient à instaurer un Gouvernement
provisoire de la République française reconnu à l’intérieur comme à l’extérieur des
frontières étatiques dès la fin du mois d’octobre 1944. Est alors consacrée une « certaine
idée de la France » gaulliste7. Le Gouvernement provisoire de la République française,
concurrent depuis juin 1940 du gouvernement du régime de Vichy, restera en fonction
jusqu’à l’avènement d’un nouveau gouvernement, à la suite de l’adoption de la nouvelle
Constitution de la IVème République en octobre 1946. Dans cette perspective, le
gouvernement du régime de Vichy ne serait alors qu’un gouvernement de façade
maintenu par la volonté des forces étrangères d’occupation et qui, dès que celles-ci
décident d’emmener ses représentants avec elles hors des frontières françaises, perdrait
son statut formel. Certes, la légalité et la légitimité du régime de Vichy et celles du
Gouvernement provisoire de la République française sont des questions déjà abordées
4
Pierre Laval et certains autres acteurs du régime de Vichy, quant à eux, sont évacués de
Paris dans des conditions similaires : cf. infra, section 1 du chapitre 2.
5
« Le régime, hissé au pouvoir par la foudroyante entrée en France des Allemands à l’été
1940, prit fin opportunément, quand au milieu d’un départ presque aussi précipité ceux-ci
prirent Vichy sous le bras pour l’emporter vers Sigmaringen » : in Peter Novick, L’épuration
française 1944-1949, op. cit., p. 44.
6
Général de brigade à titre temporaire, il est nommé sous-secrétaire d’Etat à la Défense
nationale le 5 juin 1940 par Paul Reynaud, alors Président du Conseil. Charles de Gaulle est
porteur d’un patronyme symboliquement chargé : « De Gaulle ! N’ayant rien lu de cet
écrivain militaire, ce nom m’était phonétiquement connu que par Amadis de Gaule, ce
ème
siècle par Montalvo, et dont Cervantès, cinquante ans
chevalier errant imaginé au XVI
plus tard, s’inspirera pour camper son immortel Don Quichotte de la Manche… » : in Pierre
Ordioni, Tout commence à Alger 40-44. Paris : Stock, 1972, p. 59.
7
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France » : in Charles de Gaulle,
Mémoires. ch.1 : L’Appel. Paris : Gallimard, 2000, p. 5. A rapprocher de la phrase de
Maurice Barrès : « Donner de la France une certaine idée, c’est aussi nous permettre de
jouer un certain rôle. » : in Maurice Barrès, Mes Cahiers : janvier 1896 – décembre 1923. t.
12 : 1919-1920. Paris : Plon, 1949, p. 4.
9
par des juristes et historiens depuis les années 19408. Cependant, les analyses juridiques
du statut du régime de Vichy au travers de la perspective de son refuge à Sigmaringen
font encore défaut. Nous serions tentée de penser qu’en raison de cet exil, cette question
paraît être caduque et sans objet. En effet, dans les quelques écrits historiques
s’intéressant à Sigmaringen9, nul ne porte de sérieuse considération aux anciens
représentants du régime de Vichy. Tout porte à croire que seuls des collaborationnistes10
convaincus ou quelques fantaisistes puissent soutenir qu’ils aient jamais représenté l’Etat
français et qu’ils conservent une certaine représentativité. Ainsi, l’auteur d’une thèse de
doctorat en droit sur le statut international des gouvernements en exil et le cas de la
France Libre, soutenue en mai 1950, écrit dans un article critiquant une étude d’un
chercheur allemand11 que l’« on peut s’étonner d’une mention, même très brève, du
gouvernement de Vichy réfugié à Sigmaringen ; personne n’a jamais considéré
sérieusement que les quelques hommes déportés avec le maréchal Pétain constituaient
encore un gouvernement »12. Suivant cet argument, nous devrions déduire que l’épisode
de Sigmaringen est à considérer comme l’expression de la prééminence des
contingences politiques (en termes de rapport de force militaire) sur le droit et que, dès
lors, il n’y a aucun intérêt à l’étudier sous l’angle juridique.
Une telle conclusion semble pourtant insatisfaisante. Au contraire, nous formulons ici
l’hypothèse selon laquelle le prisme de Sigmaringen agit comme un révélateur des
institutions et nous fait percevoir que la période de Vichy, jusqu’en août 1944, ne
correspond pas à l’image d’une parenthèse de l’histoire de la France et de la
8
Voir infra section 2 du chapitre 1, mais aussi : René Cassin, "Vichy or Free France ? ",
Foreign Affairs, 1941, n°20, pp. 102ss. ; Joseph Vialatoux, Le problème de la légitimité du
pouvoir, Vichy ou de Gaulle ? Paris : éd. du Livre Français, 1945.
9
En particulier : Henry Rousso, Un château en Allemagne. La France de Pétain en exil,
Sigmaringen 1944-1945. Paris : Ramsay, 1980 et, du même auteur, Pétain et la fin de la
collaboration, Sigmaringen 1944-1945. Belgique : Complexe, 1984. Voir également : JeanPaul Cointet, Sigmaringen : une France en Allemagne (septembre 1944 - avril 1945). Paris :
Perrin, 2003.
10
Nous entendons par « collaborationniste » les militants d’une collaboration avec l’Allemagne
par adhésion idéologique politico-sociale à un régime autoritaire anti-parlementariste et à la
création d’une « Europe nouvelle » anti-bolchévique. Voir en ce sens notamment : JeanPierre Azéma et François Bédarida [Dir.], 1938-1948 : les années de tourmente : de Munich
à Prague : dictionnaire critique. [Paris] : Flammarion, 1995, pp. 615ss. Concernant le terme
et le concept d’« Europe nouvelle », voir : Bernard Bruneteau, "L'Europe nouvelle" de Hitler :
une illusion des intellectuels de la France de Vichy. Monaco : éd. du Rocher, 2003.
11
Karl-Heinz Mattern, Die Exilregierung. Tübingen : Mohr, 1953, pp. 1-77.
12
Maurice Flory, "Critique de Mattern Karl H., Die Exilregierung", Revue internationale de droit
comparé, vol. 6, n°4, 1954, pp. 872-973.
10
République13. Effectivement, si l’épisode de Sigmaringen représente un non-lieu (un hors
sujet) pour les gaullistes et les grandes puissances alliées, il ne dévoile pas moins ce que
le régime de Vichy représente pour eux avant même le départ pour l’Allemagne, soit une
aberration qui n’a jamais été représentative pour les premiers et qui ne l’est plus depuis
novembre 1942 pour les seconds. Cette question se pose également pour les anciens
tenants du régime de Vichy ainsi que pour l’Axe, qui considèrent de même cet épisode
comme anecdotique ; cependant, pour ceux-ci, il s’agit plutôt d’une parenthèse de
l’histoire du régime de Vichy14, dans l’attente de la victoire de l’Allemagne qu’ils appellent
de leurs vœux et qui, pourtant, n’aura jamais lieu.
A notre sens, s’interroger sur les conséquences du départ et des activités des Français à
Sigmaringen présente donc l’avantage d’apporter un nouvel éclairage sur la qualification
juridique du gouvernement du régime de Vichy et de ses implications. Pour ce faire, nous
chercherons à identifier plusieurs intérêts : celui qu’avait la diplomatie allemande à
emporter avec elle des gouvernants officiellement récalcitrants, celui de ces gouvernants
à coopérer et s’organiser à Sigmaringen, sans oublier celui des forces alliées à les laisser
s’y installer. L’un des objectifs du gouvernement allemand peut-il être de se donner les
moyens de négocier une paix séparée ? Les Français de Sigmaringen pensent-ils à une
alternative à leur chute évitant des condamnations à mort pour haute trahison ? Quel
intérêt Alliés et résistants ont-ils à ce que Philippe Pétain, les membres de l’ancien
gouvernement et les collaborationnistes partent à Sigmaringen et quelles en sont les
implications juridiques ? Le souci de chacun à respecter le plus scrupuleusement possible
les formes juridiques est également un aspect révélateur tant de leurs logiques
argumentatives que de leurs besoins de justifier leurs actions par des éléments rationnels
et opposables.
Contrairement aux recherches qui se fondent principalement sur le droit constitutionnel
français, notre étude sur le statut juridique du régime de Vichy d’août 1944 à avril 1945 va
13
« La République n’a jamais cessé d’être. La France Libre, la France Combattante, le Comité
français de la libération nationale [sic], l’ont, tour à tour, incorporée. Vichy fut toujours et
demeure nul et non avenu. Moi-même suis-je le Président du gouvernement de la
République. Pourquoi irais-je la proclamer ? » : Déclaration de Charles de Gaulle au balcon
de l’Hôtel de ville à Paris le 26 août 1944, in Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité.
Paris : Gallimard, 2000, p. 570.
14
« Je suis obligé de partir pour une destination inconnue. Vous devez rester et continuer à
faire fonctionner vos Services. Faites comme moi, ayez confiance. Je reviendrai je ne sais
pas quand, mais peut-être bientôt. Je veux que tout continue ici comme avant » : Philippe
Pétain à ses collaborateurs, le 20 août 1944, in Rapport du Général Blasselle du 19 août
1944, Archives privées de Roger Dudenhoeffer alias Lieutenant-Colonel Pontcarral, Chef
F.F.I. de Vichy, mises gracieusement à notre disposition pour consultation, 3 A e.
11
s’ancrer tant en droit public international et qu’en droit public français, ce qui permettra de
donner un éclairage nouveau. Pour ce faire, nous articulerons notre travail autour de deux
temps juridiques simultanés et complémentaires : celui du temporaire et celui de la
continuité. En outre, nous examinerons la question du statut du régime de Vichy sous
l’angle des notions classiques du droit telles que celles de la reconnaissance, de la
souveraineté, de l’état d'exception, du principe de nécessité, de la légitimité et de la
légalité. Ce faisant, s’affrontent des conceptions diamétralement opposées au sujet des
conséquences de la défaite de la France en juin 1940 et des alliances à nouer en lien
avec les rapports de force mouvants entre anciens et nouveaux Empires hégémoniques.
Nous sommes consciente des enjeux de notre démarche. Ouvrir à nouveau les dossiers
relatifs au régime de Vichy pourrait être perçu comme étant motivé par un révisionnisme
latent ou assumé. Or, notre intention est différente. A nos yeux, le système politique et
social du régime de Vichy est sans conteste moralement et politiquement hautement
condamnable. Cependant, nous nous sommes efforcée de poser un regard critique et
lucide sur cette période afin d’éclairer les rouages en droit qui ont pu avoir pour effet
d’esquiver la responsabilité de l’Etat et des individus pendant si longtemps. A ce titre,
nous soutenons que les arguments juridiques qui disqualifient le régime de Vichy comme
étant illégal nous paraissent fragiles. Partant, nous avons voulu analyser le régime de
Vichy pour le comprendre, globalement mais aussi dans ses nuances, dans le contexte
de son implantation dans la IIIème République. Nous mettons ainsi à jour le fait que,
contrairement à une interprétation qui considère que le régime de Vichy s’impose
brutalement et illégalement dans le paysage politique français jusqu’alors républicain et
non autoritaire, ce dernier est héritier d’une évolution au rythme discontinu, parfois lent et
parfois rapide. Ainsi, notre analyse en histoire du droit permet d’identifier les
dysfonctionnements structurels institutionnels qui permettent au régime de Vichy
d’instaurer un gouvernement aux accents favorables au nazisme et au fascisme. Par là,
notre travail entend dissocier la puissance publique et le régime politique. Il tend ainsi à
démontrer que les défaillances de la puissance publique qui participent à ce que le
régime de Vichy s’implante légalement (de par un manque d’anticipation des dérives
totalitaires et une constitution trop souple notamment) ne peuvent rendre l’Etat
irresponsable et que ce dernier doit assumer les dommages causés par ce régime
politique en son nom. Dès lors, en ce qui concerne la période 1940-1945, nous plaidons
en faveur du fait que l’Etat assume enfin clairement l’existence de la guerre civile entre
l’autorité de la France Libre et le gouvernement du régime de Vichy, que la raison d’Etat
tente jusqu’à ce jour d’étouffer.
12
Concrètement, nous avons décidé de procéder par étapes pour qualifier le statut juridique
du régime de Vichy à Sigmaringen. Nous déterminerons d’abord le statut juridique de
l’Etat français et du gouvernement du régime de Vichy avant le départ pour l’Allemagne
de ses anciens hommes forts. Ce faisant, nous identifierons deux moments-clés : celui
d’avant le départ pour Belfort, le 20 août 1944, et celui d’avant le départ pour
Sigmaringen, le 7 septembre 1944. En puisant dans les sources juridiques du droit
international public ainsi que du droit interne français en vigueur à cette période, nous
chercherons à démontrer que le statut juridique du gouvernement du régime de Vichy est
indépendant des contingences militaires. Nous chercherons à démontrer les raisons pour
lesquelles le régime de Vichy est le système politique du gouvernement légal de l’Etat
français avant le 20 août 1944 malgré le caractère anti-démocratique, inique et autoritaire
de ses principes et de ses pratiques, notamment administratives, judiciaires et policières.
Ensuite, notre objectif sera de mettre l’accent sur le fait que son statut légal est
brutalement remis en question le 20 août 1944 quand surgit un point de rupture dans
l’évolution lente de l’assise du gouvernement du régime de Vichy : perturbé par la force
exercée par la puissance occupante allemande sur les personnes du chef de l’Etat et du
chef de gouvernement, sa perte d’exercice de souveraineté est manifeste. D’un statut
clair, en dépit du fait qu’il est contesté dès son établissement, à un statut troublé, ce n’est
pas du fait de par ses propres failles que le gouvernement du régime de Vichy choit, mais
parce que son concurrent dans la guerre civile non avouée prend l’avantage et le
renverse grâce au soutien des gouvernements alliés. Le statut du gouvernement du
régime de Vichy à Sigmaringen en est la conséquence : il est alors inexistant, relique d’un
temps passé. Les échecs de ses tentatives de représentativité témoignent du fait de la
non-survivance de son investiture en droit, contrairement aux gouvernements en exil. Il
est dorénavant tombé en désuétude, ses tenants n’exerçant plus de pouvoir et répondant
dorénavant personnellement et individuellement de leurs actes.
13
CHAPITRE I - LES CONDITIONS JURIDIQUES DE L’EXISTENCE DU REGIME DE VICHY AU
19 AOUT 1944
En date du 19 août 1944, soit à la veille du départ des acteurs du régime de Vichy pour
l’est de la France, les armées alliées de la Libération gagnent du terrain sur le territoire
métropolitain et les Commissaires de la République commencent à asseoir leur autorité
dans les zones contrôlées. Dans ce contexte, nous proposons d’identifier le statut du
régime à travers deux prismes : celui du droit international dans un premier temps, pour
qualifier le statut du régime de Vichy en droit international de l’époque comme celui d’un
gouvernement d’un Etat occupé (1), puis de celui du droit français interne dans un second
temps, afin de savoir s’il est encore justifié de le considérer comme représentant légal de
l’Etat français (2).
SECTION 1 – LE STATUT DU REGIME DE VICHY EN DROIT INTERNATIONAL : LE STATUT D’UN
GOUVERNEMENT D’UN ETAT OCCUPE
En renonçant à exiger que le droit soit respecté, l’Etat faible s’incline
15
devant la force et suit son adversaire dans l’illégalité où celui-ci s’est placé.
Tout d’abord, du point de vue du droit international, il convient d’analyser le statut de l’Etat
français en tant que personnalité internationale (A) avant de nous pencher sur le statut
représentatif du gouvernement du régime (B). Ainsi, l’examen du statut du régime en droit
international nécessitera une double approche : une première qualification du régime en
tant que pouvoir ainsi qu’une seconde en tant que gouvernement face à une entité
concurrente, ledit Gouvernement provisoire de la République française, qui verra
consacré son avènement. Nous ne chercherons pas ici à démontrer que la puissance
allemande et le régime de Vichy n’ont pas respecté leurs obligations internationales. Que
les régimes de terreur allemand et français n’aient pas, chacun à sa mesure, respecté
leurs engagements internationaux, notamment ceux de la Convention de la Haye IV dont
15
Jean-Pierre Ritter, "Remarques sur les modifications violentes de l’ordre international",
Annuaire français de droit international, vol. 7, 1961, p. 87.
14
nous ferons état dans la présente section, ne prête pas à discussion16. Notre objectif dans
la présente section est de qualifier le statut du régime de Vichy et son lien avec l’Etat
français sous l’angle du droit international quels qu’aient pu être ses abus de droit,
notamment en matière d’initiative et de relative autonomie de gestion des affaires civiles.
A – Le statut juridique de l’Etat français en tant qu’Etat occupé en droit
international
Le 11 novembre 1942, la Wehrmacht (qui, depuis l’armistice17, contrôle toute la partie
nord du territoire métropolitain français) franchit la ligne de démarcation et occupe
l’ensemble de la métropole. La ligne de démarcation est maintenue mais ses règles sont
assouplies18. Le commandement militaire allemand se structure alors autour de deux
pôles principaux : un pôle militaire ainsi qu’un pôle civil supervisant les autorités
françaises. L’ambassadeur allemand à Paris a alors pour fonction de coordonner les
activités centrales et locales ainsi que les relations avec les principales autorités
françaises. Le pouvoir législatif du régime de Vichy, quant à lui, s’étend sur tout le
territoire occupé car le régime de Vichy dispose encore d’une armée d’armistice
résiduelle19. Si l’Alsace et la Lorraine ont un régime d’occupation assimilateur, avec à leur
16
Notamment depuis les travaux de Robert Paxton, La France de Vichy : 1940-1944. Paris :
Seuil, 1973. Voir de même Danièle Lochak "La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du
positivisme", in Danièle Lochak [Dir.], Les usages sociaux du droit. France : Presses
Universitaires de France, 1989.
17
Concernant l’armistice, cf. Collection Mémoire et citoyenneté, Archives Nationales de France
(ci-après Arch. Nat.), AJ/40/1 à 1685.
18
Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe: Laws of Occupation, Analysis of
Government, Proposals for Redress. [Washington : Carnegie Endowment for International
Peace, Division of International Law, 1944]. New Jersey : The Lawbook Exchange, 2008,
p. 174 ; Enrico Serra, L'occupazione bellica germanica : negli anni 1939-1940. Milan : Istituto
per gli Studi di Politica Internazionale, 1941.
19
Sur la question de la violation de l’armistice et l’occupation de tout le territoire métropolitain :
on trouve la lettre du 26 novembre 1942 d’Adolf Hitler à Philippe Pétain dans Ambassadeur
Ritter T-120/935/298859-871, Archives du Ministère allemand des affaires étrangères et
pour les justifications militaires dans Oberkommando der Wehrmacht OKW T-77/OKW-133,
Archives du Ministère allemand des affaires étrangères ; le 10 décembre 1942, Philippe
Pétain assure à Gerd von Rundstedt qu’il accepte de contribuer à la lutte contre le
bolchévisme du moment où est reconnue à la France sa « souveraineté pleine et entière »,
avec une armée : T-120/110/115452-5. Voir aussi T-120/935/298782-8, 298763-4, Archives
du Ministère allemand des affaires étrangères ; l’entrevue Laval-Ribbentrop permet à Vichy
d’obtenir une bien modeste armée (la Phalange africaine, petite compagnie intégrée dans la
ème
division allemande en Tunisie : T-120/935/298684-7 & T-77/OKW-999/5, 632, 984334
90, Archives du Ministère allemand des affaires étrangères ; cf. T-120 Records Of The
German Foreign Office Received By The Department Of State 2839, 2889, 2990 et 5811
15
tête un Gauleiter, « chef de l’administration civile » (Zivilverwaltung)20, le reste du territoire
tombe sous le coup d’un commandement militaire allemand (Militärbefehlshaber in
Frankreich) installé à Paris et accompagné d’un représentant des affaires étrangères
chargé des questions politiques dans la zone occupée comme des relations avec le
gouvernement de Vichy et les mouvements collaborationnistes. Il s’agit d’Otto Abetz,
ambassadeur allemand dès le mois d’août 1940, qui devient le partenaire officieux de
Vichy non accrédité auprès du gouvernement de l’État français (aux côtés de Roland
Krug von Nidda, consul plénipotentiaire à Paris). En parallèle, divers services
d’occupation indépendants du pouvoir militaire se sont rapidement développés aux côtés
de la Geheime Staats-Polizei, dite Gestapo21.
Le 19 août 1944, la France est donc un Etat occupé par des forces ennemies. Or, une
seconde occupation est simultanément en cours à cette date : celle des forces alliées,
dont la zone de contrôle armée se déploie depuis le 6 juin 1944, date du premier
débarquement allié sur le territoire métropolitain. L’occupation se révèle ainsi multiple :
coexistent sur le territoire les forces administratives ou proto-administratives de l’Axe, des
Alliés, ainsi que du Gouvernement provisoire de la République française. Ces occupations
posent la question de la pérennité de la souveraineté de l’Etat français, en droit
international et particulièrement en droit de la guerre. Afin d’y répondre, nous nous
proposons de déterminer le statut de la reconnaissance de l’Etat français et ses
conséquences (a). Il nous faudra ensuite définir si l’occupation entière du territoire depuis
novembre 1942 a sonné le glas de l’armistice et quelles en sont les conséquences en
dans les Archives Nationales des Etats-Unis (National Archives) + T-77 Records Of The
Headquarters Of The German Armed Forces High Command 998 et 1687.
20
L’annexion, comme destitution unilatérale par la force des compétences gouvernementales
comportant un transfert de souveraineté, est pourtant interdite en droit international de
l’époque. En effet, la règle d’interdiction d’annexer un territoire ennemi en temps de guerre a
été bien instituée en droit international : 8 avril 1925, Affaire de la Dette publique ottomane
(Bulgarie, Irak, Palestine, Transjordanie, Grèce, Italie et Turquie), Recueil des sentences
arbitrales des Nations-Unies, vol. 1, pp. 529-614 ; voir aussi Paul Fauchille, Traité de Droit
ème
édition, t. 2, 1921, p. 1157. Tandis qu’un régime
international public. Paris : Rousseau, 8
spécial de zone interdite est établi au long des côtes et des frontières, ainsi que dans les
villes de Marseille et Toulon, est instauré un régime d’incorporation de l’Alsace et de la
Lorraine aux districts allemands sous l’autorité de Gauleiters. Ces territoires prennent ainsi
le statut de territoires annexés de facto, ce que relève par ailleurs le Général Giraud dans
son allocution à la presse : « L’Alsace et la Lorraine, de fait, viennent d’être incorporées à
l’Allemagne. Aucune voix en France ne s’est élevée pour protester. Ici, nous protestons. Le
monde entier doit savoir que la France n’accepte pas cette annexion. L’Alsace et la Lorraine
redeviendront françaises dans une France complètement libérée. » : in Pour la Victoire :
Journal français d’Amérique. New York : Notre Paris, 20 mars 1943, vol. 2, p. 2.
21
La Gestapo est une police intérieure, par extension ce terme a été repris dans les pays
d'occupation. A son sujet, voir : La France et la Belgique sous l’occupation allemande 1940–
1944. Les fonds allemands conservés aux Centre historique des Archives nationales.
Inventaire de la sous-série AJ40. Paris : Centre Historique des Archives nationales, 2002,
pp. 16ss.
16
droit, en août 1944 (b). Enfin, nous nous interrogerons sur les implications en droit
international du statut étatique de la France, face à l’avance des forces alliées sur son
territoire (c).
a)
La reconnaissance de l’Etat français en tant qu’Etat en droit international
Un indice classique relatif à la persistance d’une souveraineté étatique est sa
reconnaissance. Il s’agit de se pencher sur la nature de la reconnaissance de l’Etat de la
part des Etats engagés dans les conflits ainsi que des Etats neutres, dans l’ordre juridique
international. Or, à l’époque, la reconnaissance de l’Etat n’a pas encore fait l’objet de
codification. En effet, ce n’est qu’en novembre 1947 que la Commission de Droit
International charge son Secrétariat général de compiler les normes, les usages
internationaux ainsi que les doctrines, dans le but de codifier les normes et coutumes
internationales. Le Secrétariat rendra ses observations deux ans plus tard, formulant ainsi
sans ambages sa position sur le sujet qui nous intéresse :
« Au point de vue pratique, la question de la reconnaissance des Etats,
comme celle de la reconnaissance des gouvernements et des insurgés
belligérants, est une des questions les plus importantes du droit
international. Cependant, aucune tentative n'a été faite jusqu'ici pour lui
réserver la place qu'elle mérite dans l'œuvre de codification. »22
Ainsi, force est de constater qu’en 1949, et a fortiori en 1944, le statut juridique de la
reconnaissance des Etats (comme celle des gouvernements et des insurgés belligérants)
n’est pas issue de la lege lata (ius conditum, selon le droit constitué) mais bien de la lege
ferenda (ius condendum, selon le droit qu’il faudrait constituer). En août 1944, si les
conditions et les conséquences juridiques de la reconnaissance des Etats sont donc
floues et sujettes à interprétation, elles expriment néanmoins des positionnements
militaro-politiques de premier ordre.
En ce qui concerne la question de la reconnaissance de l’Etat français, celle-ci semble
pourtant ne pas poser de difficulté juridique23. Prima facie, l’Etat français est un Etat
22
Examen d'ensemble du droit international en vue des travaux de codification de la
Commission du droit international (mémorandum du Secrétaire général), Extrait de
l'Annuaire de la Commission du droit international, New York, A/CN.4/1/Rev.1, Publication
des Nations Unies, 1949, vol. 1 (1), pp. 29ss.
23
Voir notamment Hersch Lauterpacht, "Recognition of States in International Law", The Yale
Law Journal, vol. 53, n°3, juin 1944, pp. 385-458 ; ainsi que l’analyse juridique de Julien
ème
éd, 1947, pp.
Laferrière, Manuel de droit constitutionnel. Paris : Domat-Montchrestien, 2
842-844. Pour un historique de la notion, cf. John Fischer Williams, "The New Doctrine of
17
anciennement établi : il ne revendique donc aucunement une reconnaissance qui ne
concerne que les nouveaux Etats24. En outre, l’Etat français correspond à la définition
classique retenue : l’Etat est une institution politique et juridique effective fondée sur le
principe de la continuité, qui agit sur une population et sur un territoire25. Par cette
qualification, l’Etat a acquis la personnalité internationale26. La Convention de
Montevideo, dont l’autorité dépasse depuis longtemps le champ d’action régional
américain, précise dans ses articles 6 et 7 que la reconnaissance de l’Etat, expresse ou
tacite, signifie une acceptation inconditionnelle et irrévocable de la personnalité de l’autre
en droit27. En d’autres termes, la reconnaissance est un acte discrétionnaire, l’objet d’un
libre choix politique d’un Etat28. Par la reconnaissance, le corps diplomatique tend à
déclarer en droit l’existence de la personnalité juridique internationale d’un Etat29. En
outre, la doctrine et les normes internationales préservent la continuité légale de l'État :
l'État et ses obligations restent les mêmes malgré tout changement constitutionnel ou
gouvernemental ; c'est un principe qui remonte à Hugo Grotius30.
“Recognition”", Transactions of the Grotius Society, vol. 18, Problems of Peace and War,
Papers Read before the Society in the Year 1932, pp. 109-129.
24
Comme le souligne à propos Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France
(1940-1945). Paris : LGDJ, 2005, p. 233.
25
Pour l’ordre juridique international, l’Etat est défini comme un pouvoir politique organisé
s’exerçant de manière souveraine et indépendante sur une population et un territoire donné,
capable d’entrer en relation avec les autres Etats : c’est ce qu’on peut notamment déduire
de la Convention de Montevideo sur les droits et les devoirs des États, 26 décembre 1933,
Recueil des traités de la Société des Nations, 1936, n°3802, art. 1. et 2. Voir de même
Georges Scelle, Manuel élémentaire de droit international public. Paris : DomatMontchrestien, 1944, p. 120.
26
Sur le sujet de la personnalité légale internationale de l’Etat, voir Hans Aufricht, "Personality
in International Law", The American Political Science Review, vol. 37, n°2 (avril 1943), pp.
217-243.
27
Convention de Montevideo sur les droits et les devoirs des États, 26 décembre 1933, op.
cit., art. 6 et 7.
28
Pour une bibliographie détaillée sur la reconnaissance : Jean Charpentier,
reconnaissance internationale et l’évolution du droit des gens. Paris : Pedone, 1956.
29
C’est par ailleurs en ce sens que statue l’Institut de droit international le 23 avril 1936 au
er
sujet de la reconnaissance d’Etats nouveaux : notamment l’article 1 de la Résolution sur la
reconnaissance de nouveaux Etats et gouvernements, Institut de droit international,
rapporteur Philip Marshall Brown, session de Bruxelles, Annuaire de l’Institut de droit
international, 1936, III, p. 300. La résolution est en accord avec la décision du Tribunal
er
arbitral mixte germano-polonais de l’Affaire Deutsche Continental Gasgesellschaft, 1 avril
1929, Recueil des décisions des Tribunaux arbitraux mixtes institués par les traités de paix,
vol. 9, pp. 336ss. ; voir de même Philip Marshall Brown, "The Legal Effects of Recognition",
The American Journal of International Law, vol. 44, n°4 (Oct., 1950), pp. 617-640.
30
« Neque refert quomodo gubernetur... Idem enim est populus Romanus sub regibus,
consulibus, imperatoribus. » : in Hugo Grotius, De iure belli ac pacis libri tres : in quibus ius
naturae & Gentium : item iuris publici praecipua explicantur. Hildesheim : G. Olms, 2006
[1625], livre 2, c. IX, § VIII.
18
La
Quant à la problématique du retrait de la reconnaissance du statut d’Etat, il apparaît que,
du constat que l’établissement de liens diplomatiques est constitutif de la reconnaissance
de jure de l’Etat français31, nous pouvons considérer que la rupture diplomatique de
certains Etats n’est pas de nature à remettre en question la reconnaissance de l’Etat
français en tant que tel, mais uniquement à ne plus être activement en lien avec le
gouvernement établi.
b)
Le statut de l’Etat français en tant qu’Etat sous occupatio bellica
Le cas de l’occupation en temps de guerre ne disqualifie pas pour autant un Etat même
s’il le prive de certains de ses attributs. En effet, si la sentence arbitrale de 1928 dite de
l’Ile de Palmas32 a consacré le principe de la compétence exclusive de l’Etat en ce qui
concerne son propre territoire, l’occupation en est l’exception33. Aussi l’occupation n’estelle qu’un état de fait reconnu par le droit34. Prévaut, dès lors, l’usage établissant la
validité des engagements pris par un Etat occupé en temps de guerre35.
L’occupation du territoire, soit la perte de l’exercice de la souveraineté partielle ou
intégrale, n’implique pas la disparition de l’Etat. Tant que le territoire reste occupé et non
31
Articles 3 et 4 de la Résolution sur la reconnaissance de nouveaux Etats et gouvernements,
Institut de droit international, op. cit., p. 300.
32
Affaire de l’Ile de Palmas (ou Miangas), Recueil des sentences arbitrales des Nations-Unies,
vol. 2, pp. 838ss. : l’arbitre Max Huber considère que la souveraineté dans les relations
internationales entre Etats signifie l’indépendance, particulièrement territoriale. Sur ce sujet,
cf. Fernand de Visscher, "L'arbitrage de l'île de Palmas", Revue de droit international et de
législation comparée, vol. 10, 1929, pp. 735ss.
33
Il est même possible de considérer que l’occupation puisse être librement consentie au
travers d’un traité. Le principe des bornes librement contractées de la souveraineté, même si
en l’occurrence le champ du consentement est limité, a été posé par la Cour permanente de
justice internationale, dans l’Affaire du vapeur Wimbledon, arrêt du 17 août 1923,
Publications de la Cour permanente de Justice internationale, série A, n°1, p. 25 : « La Cour
se refuse à voir dans la conclusion d’un traité quelconque, par lequel un État s’engage à
faire ou à ne pas faire quelque chose, un abandon de sa souveraineté. Sans doute, toute
convention engendrant une obligation de ce genre apporte une restriction à l’exercice des
droits souverains de l’État, en ce sens qu’elle imprime à cet exercice une direction
déterminée. Mais la faculté de contracter des engagements internationaux est précisément
un attribut de la souveraineté de l’État ».
34
Frantz Despagnet, Cours de droit international public. Paris : L. Larose, 3
pp. 414ss.
35
Si le Pacte Briand-Kellogg de 1928 condamne le recours à la guerre, ce traité de valeur
morale n’est pas encore sanctionné juridiquement en droit positif, donc tous les actes y
relatifs demeurent valables en 1944 : Traité de Paris Briand-Kellogg, en annexe du
Protocole pour la mise en vigueur, sans délai, du Traité de Paris du 27 août 1928 relatif à la
renonciation à la guerre en tant qu'instrument de politique nationale, Recueil des Traités de
la Société des Nations, 1929, n°2137, pp. 57-64.
19
ème
éd., 1905,
annexé, le droit considère que l’Etat persiste36 : sa souveraineté n’est pas abolie mais
juste suspendue ipso facto37. Les normes existantes sont maintenues38 et le droit de
l’occupant n’est en aucune manière absolu39. La puissance occupante ne succède pas au
souverain légal, elle consiste en un pouvoir fondé sur la force et exercé comme une
mesure de guerre. Si, en politique, l’impuissance40 des représentants du régime peut être
propre à discréditer leur représentativité, en droit international, la personnalité juridique de
l’Etat français demeure ; seule son incarnation a été modifiée. Ses composantes (territoire
et population) n’ont été incorporées dans aucune autre personne juridique. En d’autres
termes, la souveraineté ne sera acquise par l’occupant qu’en temps d’assujettissement41
36
Maurice Flory, Le statut international des gouvernements réfugiés et le cas de la France
Libre 1939-1945. Paris : Pédone, 1952, p. 17.
37
Fritz Ernst Oppenheimer, "Governments and Authorities in Exile", The American Journal of
International Law, vol. 36, n°4, octobre 1942, p. 571. Fritz Ernst Oppenheimer y relève
notamment que le principe a même été reconnu par la Cour Suprême allemande de Leipzig
le 26 juillet 1915 (Supreme Court of Germany, Leipzig, 26 juillet 1915, Fontes Iuris Gentium,
Ser. 1, sec. II, vol. 1, p. 486).
38
Ludwig von Köhler, The Administration of the Occupied Territories. vol. 1 : Belgium.
Washington : Carnegie Foundation for International Peace, 1942, p. 8.
39
D’une part, le droit international interdit l’arbitraire, l’administration martiale ne devant pas se
transformer en oppression martiale : Lassa Oppenheim, "The legal relations between an
occupying power and the inhabitants", Law Quarterly Review, n°33, 1917, p. 364 ; d’autre
part, non seulement l’occupant ne doit modifier ni la Constitution ni les normes tenant à la
nationalité, mais encore certains champs du droit devraient échapper à la sanction de
l’occupant : aussi John Westlake relève-t-il les considérants de la Cour de Nancy qui
disposent qu’« il est de principe que l’occupation du territoire par l’ennemi n’entraîne pas la
suspension du droit politique ou privé du pays occupé ; que les lois civiles et pénales
conservent au contraire tout leur empire, à moins qu’elles n’aient été l’objet d’abrogations
expresses et spéciales commandées par les exigences de la guerre. Telle est l’opinion des
auteurs les plus accrédités qui ont écrit sur le droit international » : Nancy, 27 août 1872,
Recueil périodique et critique mensuel Dalloz, 1872, II, p. 185 ; Journal du droit international
(Clunet), 1874, p. 126 : in John Westlake, International Law - Part II : War. [Cambridge :
University Press, 1907]. Royaume-Uni : Adamant Media Corporation, 2000, p. 97.
40
Walter Stucki, témoin privilégié, relève notamment « l’impuissance absolue » de Philippe
Pétain, chef de l’Etat, en 1944 et le dépeint comme un personnage manquant de volonté
comme de fermeté : in Walter Stucki, La fin du régime de Vichy. Neuchâtel : La Baconnière,
1947, p. 16.
41
Soit possession effective du territoire avec manifestation de l’intention claire d’une annexion
définitive, l’adversaire ayant été réduit à l’impuissance ou soumission, voire étant
pratiquement annihilé, sans résistance (les conditions de la debellatio étant remplies) : cf.
Lassa Oppenheim, International Law, A Treatise - vol. 2, Disputes, war and neutrality.
ème
éd, 1944, p. 466 ; Coleman Philipson,
London : Ed. Lauterpacht / Longmans Green, 6
Termination of War and Treaties of Peace. [New York : E.P. Dutton & Co., 1916] Lawbook
Exchange, 2008, p. 9 ; Josef Kunz, "The Status of Occupied Germany under International
Law: A Legal Dilemma", Western Political Quarterly, 3:4, décembre 1950, pp. 538ss. ; Alfons
Klafkowski, "Les formes de cessation de l’état de guerre en droit international (les formes
classiques et non classiques)", Recueil des cours à l’Académie de Droit International de La
Haye, vol. 149, Martinus Nijhoff Publishers, 1976, p. 267.
20
ou de cession par traité de paix42. Tant que l’occupation perdure, l’Etat souverain envahi,
quelles que soient ses maigres perspectives de ne jamais pouvoir expulser l’envahisseur,
persiste par conséquent en droit43. Nous ne pouvons dès lors considérer, à l’instar de
certains historiens de l’occupation, que « l’Etat français n’existe plus »44.
Il s’agit bien d’une occupatio bellica puisque, aucun traité de paix ni de capitulation
n’ayant été signé, l’Etat français est encore en guerre contre l’Allemagne après sa
déclaration de guerre du 3 septembre 193945. Certes, pendant la validité de la convention
d’armistice46 du 22 juin 1940, on pourrait qualifier l’occupation allemande sur le territoire
français d’occupatio mixta47. En effet, après une débâcle militaire et civile caractérisée et
malgré l’accord franco-britannique sur l’interdiction de signer une paix séparée48, la
France, représentée par le gouvernement du régime de Vichy, signe cet armistice. En
nous référant aux articles 36 à 41 du Règlement annexe de la Quatrième Convention de
42
Lassa Oppenheim, International Law, A Treatise - vol. 2, Disputes, war and neutrality, op.
cit., p. 466.
43
Thomas Baty, The Canons of International Law. Londres : Murray, 1930, p. 476 ; Ministère
de la guerre de la France, Manuel de droit international à l'usage des officiers de l'armée de
ème
éd., p. 93.
terre: ouvrage autorisé pour les écoles militaires. Harvard : L. Baudoin, 1884, 3
44
Comme le relève Pierre Bourget, Un Certain Philippe Pétain. Paris : Casterman, 1966,
p. 220.
45
Depuis le 3 septembre 1939 par la note adressée aux Puissances étrangères par le
gouvernement français, reproduit dans le Journal officiel de la République française, Lois et
Décrets, 4 septembre 1939, p. 11086.
46
Les différentes conventions entre belligérants : Riccardo Monaco, "Les conventions entre
belligérants", Recueil des cours à l’Académie de Droit International de La Haye, vol. 75,
1949, pp. 309ss.
47
Frederick Llewellyn-Jones, "Military Occupation of Alien Territory in Time of Peace",
Transactions of the Grotius Society, vol. 9, Problems of Peace and War, Papers Read
before the Society in the Year 1923, p. 150.
48
Il s’agit de l’accord du 28 mars 1940 négocié par Paul Reynaud – cf. notamment Winston S.
Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale. t. 2 : L’Heure tragique, vol. 1 - La
Chute de la France mai – décembre 1940. France : Plon, 1948, p. 118 et pp. 191ss. Le 13
juin 1940, à Tours, Winston Churchill fait part de sa « compréhension apitoyée » et accepte
que la France demande un armistice tout en cherchant certaines garanties (au sujet de la
flotte française et des prisonniers aviateurs allemands) : in Charles de Gaulle, Mémoires.
ch.1 : L’Appel, op. cit., pp. 60ss. A noter toutefois la déclaration radiophonique de M.
Baudouin, alors Ministre des affaires étrangères de Philippe Pétain, le lundi 17 juin, disant
qu’il faut continuer à combattre sur tous les fronts, voire que la France continuera la lutte si
les conditions de l’armistice se trouvent contraires à l’honneur ou à l’indépendance
nationale : in Jean-Raymond Tournoux, Pétain et de Gaulle. France : Plon, 1965, p. 431.
21
la Haye de 1907, rappelons que l’armistice n’est pas la capitulation49 ni la paix, mais une
cessation (ou suspension) temporaire des hostilités en temps de guerre, clausula rebus
sic stantibus. En effet, la convention d’armistice prévoit dans son article 24 qu’elle reste
« valable jusqu’à la conclusion du traité de paix [et qu’elle] peut être dénoncée à tout
moment pour prendre fin immédiatement par le gouvernement allemand si le
gouvernement français ne remplit pas les obligations par lui assumées dans la présente
convention »50. Or, elle est dénoncée le 11 novembre 1942 par Adolf Hitler lui-même qui
constate que « les données premières et les fondements de la convention d’armistice se
trouvent supprimées »51, à la suite du débarquement des alliés en Afrique du Nord deux
jours plus tôt et particulièrement au manquement du gouvernement français de n’avoir su
empêcher Charles de Gaulle de s’allier avec les forces anglo-américaines, contrairement
aux termes de l’armistice. L’armistice est donc caduc depuis novembre 1942 et l’Etat
français est un Etat en guerre dont le territoire métropolitain est la proie d’une occupatio
bellica52.
ème
ème
49
Louis-Henri Parias, Histoire du peuple français– De la III
à la IV
République. Paris :
Nouvelle Librairie de France, t. 4, 2000, pp. 524ss : Philippe Pétain considère le régime
républicain, et non pas l’état-major, comme la cause de la défaite : il s’agit d’un armistice et
non pas d’une capitulation. Il semble que Philippe Pétain ne se présente pas comme un chef
d’Etat mais plutôt comme un père et un chef militaire qui prend une posture sacrificielle,
avec un patriotisme fort qui accepte la perte de la liberté nationale. Sur ce sujet, voir aussi :
ème
République. Paris : Gallimard, 1968, pp. 47-52. Voir aussi
Emmanuel Berl, La fin de la III
Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale. t. 2 : L’Heure tragique,
vol. 1 - La Chute de la France mai – décembre 1940, op. cit., pp. 212ss. qui fait référence au
précédent de la capitulation hollandaise qui permet à l’Etat de conserver « son droit
souverain de continuer la lutte par tous les moyens en son pouvoir ». Selon Winston
Churchill, Paul Reynaud ne réussit pas à imposer à Maxime Weygand, commandant en chef
de l’armée, le parti de la capitulation. Au contraire, Maxime Weygand, soutenu par Philippe
Pétain, pense que la reddition doit être celle « du gouvernement et de l’Etat » et ne pas
entacher de « honte » la force militaire.
50
Ministère des affaires étrangères, Documents diplomatiques français, Les armistices de juin
1940. Bruxelles [etc.] : Peter Lang, 2003, n°69, p. 88. Cette formulation est conforme au
ème
Convention concernant les lois et coutumes de la
chapitre V (articles 36 à 41) de la IV
ème
Conférence internationale de la Paix, La Haye 15 juin - 18 octobre
guerre sur terre : cf. II
1907, Actes et Documents, La Haye, 1907, vol. 1, pp. 626-637
51
Note d’Adolf Hitler à Philippe Pétain du 11 novembre 1942, Arch. Nat., AJ/41/613.
52
Et ce, malgré les assurances politiciennes qu’Adolf Hitler donne à Philippe Pétain : « Je dois
vous indiquer ici, Monsieur le Maréchal, que l’action des troupes allemandes n’est pas
dirigée contre vous, Chef de l’Etat et Chef révéré des vaillants soldats français de la guerre
mondiale, ni contre le Gouvernement français, non plus que contre tous les Français qui
désirent la paix et qui, surtout, veulent éviter que leur beau pays soit une fois de plus le
théâtre de la guerre. Enfin, cette action ne sera pas dirigée contre l’administration française
qui, je l’espère, continuera à remplir sa mission comme jusqu’ici, car l’unique objet de notre
décision est d’empêcher qu’une situation analogue à celle qui s’est produite en Afrique du
Nord ne se répète sur les côtes méridionales de la France » : in Pierre-Jean Rémy,
Diplomates en guerre, La Seconde Guerre mondiale racontée à travers les archives du Quai
d’Orsay. France : Lattès, 2007, pp. 675-678.
22
c)
Le statut de l’Etat français en tant qu’Etat sous occupatio mixta
L’Etat français est aussi, en date du 19 août 1944, un Etat occupé par les armées des
Etats tiers alliés dont l’objectif est la capitulation inconditionnelle des forces de l’Axe.
L’opération, entamée concrètement depuis le débarquement normand du 6 juin 1944, est
de grande envergure et entraîne avec elle l’image de la libération de la France des mains
de ses bourreaux53.
Il est difficile de définir précisément le statut de cette occupation militaire et civile par les
Alliés. Contrairement à d’autres territoires, comme celui de l’Italie, les Alliés renoncent à
établir un A.M.G.O.T., acronyme anglo-saxon pour Gouvernement Militaire Allié des
Territoires Occupés54, sur le territoire français qu’ils entendent libérer. En effet, sur le
terrain, les armées alliées sont accompagnées de troupes françaises ainsi que de
fonctionnaires du tout nouveau Gouvernement provisoire de la République française,
prêts à prendre les affaires courantes en main, en lieu et place des administrateurs en
fonction de Vichy. En droit, la libération d’un territoire occupé par un allié du souverain ne
rétablit pas nécessairement l’autorité du gouvernement reconnu par celui établi avant
l’occupation : l’allié libérateur peut tout à fait, à cause des nécessités militaires, établir un
gouvernement militaire55. Toutefois, compte tenu de son évaluation des circonstances, il
peut également prendre d’autres mesures, comme s’accorder avec un gouvernement
53
Extrait du discours de Charles de Gaulle à Alger du 14 juillet 1943 : « La France n’est pas
cette princesse endormie que le génie de la libération viendra doucement réveiller. La
France est une captive torturée qui, sous les coups, dans son cachot, a mesuré une fois
pour toutes les causes de ses malheurs comme l’infamie de ses tyrans. La France a
d’avance choisi un chemin nouveau ! » : in Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op.
cit., p. 388.
54
Voir Pierre-Jean Rémy, Diplomates en guerre, La Seconde Guerre mondiale racontée à
travers les archives du Quai d’Orsay, op. cit., pp. 739-759 ; Lord Rennell of Rodd, "Allied
Military Government in Occupied Territory", International Affairs (Royal Institute of
International Affairs 1944-), vol. 20, n°3, juillet 1944, pp. 307- 316 ; Kelly Edwards et Steven
Still, "Dubious Liberators : Allied Plans to Occupy France, 1942-1944", éd. Ted Rall, 1991,
consulté
sur http://rall.com/1991/11/05/dubious-liberators-allied-plans-to-occupy-france1942-1944 le 21 janvier 2009 ; Raymond Aubrac, "Débats", in Fondation Charles de Gaulle,
Le rétablissement de la légalité républicaine (1944) : actes du Colloque de Bayeux des 6, 7
et 8 octobre 1994. Paris : Complexe, 1996, pp. 245-259 ; Régine Torrent, La France
américaine. Controverses de la Libération. Bruxelles : Éditions Racines, 2004, pp. 75-221 ;
Bruno Bourliaguet, L’AMGOT, contingence militaire ou outil de politique étrangère ?,
mémoire de M. A. en Histoire, Université de Laval, 2009, consulté sur
http://www.theses.ulaval.ca/2009/26972/26972.pdf le 12 septembre 2015, notamment
pp. 154-155.
55
Ernst H. Feilchenfeld, The International Economic Law of Belligerent Occupation.
Washington : Columbia University Press, Monograph Series of the Carnegie Endowment of
International Peace, n°6, 1942, p. 7 ; Henry W. Halleck, Halleck’s International Law or Rules
ème
Regulating the Intercourse of States in Peace and War. Londres : K. Paul, 1996, vol. 2, 4
éd., p. 538.
23
provisoire pour lui déléguer l’exercice du pouvoir civil de fait sur les territoires libérés,
menant ainsi ses opérations militaires sans administration décentralisée durable sur le
territoire, ce qui lui permet entre autre de s’affranchir de complications parasitaires non
essentielles à l’accomplissement de sa mission, à savoir l’objectif de l’annihilation de la
machine de guerre de l’Axe.
Cette occupation militaire n’est pas pour autant une occupatio pacifica, qui, elle, ne
concerne que les temps de paix. Elle est assimilée à une occupatio bellica par l’Ecole des
Civil Affairs de Wimbledon pour qui :
« Sans doute reconnaît-on que les territoires libérés ne sont pas des
territoires ennemis, mais l’on considère que l’assimilation est possible
parce qu’il n’y a pas dans le pays un [sic] gouvernement national. Les
gouvernements existant à l’extérieur ne seront pris en considération que le
jour où ils auront été autorisés à réintégrer leurs territoires nationaux. »56
La formule militaire ici ne s’encombre pas de rigueur juridique. Si l’assimilation semble
possible pour les officiers des Civil Affairs, en droit cependant, il ne s’agit pas de
catégories juridiques similaires. Le juriste ne doit pas perdre de vue que les Alliés ne sont
pas en guerre contre l’Etat français, malgré le fait que la collaboration a été perçue
comme un élément probant de « l’alliance » entre la France et l’Allemagne57. Ainsi, en
1941, peut-on lire dans la presse anglaise que si le gouvernement de Vichy, persévérant
dans sa politique déclarée de collaboration avec l’ennemi, agit ou permet des actions au
détriment de la conduite de la guerre ou en faveur de l’assistance de l’effort de guerre
ennemi, les Alliés devront naturellement se considérer libres d’attaquer l’ennemi où qu’il
se trouve et, ce faisant, ne se considèreront plus tenus d’opérer de distinction entre
territoire occupé et non occupé dans l’exécution de leurs plans militaires58.
56
Voir le rapport du Contrôleur de l’Armée P. Laroque, Chef du Service militaire d’études
administratives à M. le Général Mathenet, chef de la Mission militaire française s/c de M. le
Commandant, chef du service des liaisons, le 14 septembre 1943, in Pierre-Jean Rémy,
Diplomates en guerre, La Seconde Guerre mondiale racontée à travers les archives du Quai
d’Orsay, op. cit., p. 741.
57
« Whatever doubts there may have been about Vichy’s policy of conciliating the Reich
vanished on June 10 when Darlan broadcast a speech in which, speaking for Pétain, he
urged the necessity of collaborating with Germany as the only alternative to national
suicide » : in Cyril Black, "Vichy Puppet Show", Current History, vol. 1, n°1, septembre 1941,
p. 58.
58
« If the Vichy government, in pursuance of their declared policy of collaboration with the
enemy, take action or permit action detrimental to our conduct of the war or designed to
assist the enemy's war effort, we shall naturally hold ourselves free to attack the enemy
wherever he may be found, and in so doing we shall no longer feel bound to draw any
distinction between occupied and unoccupied territory in the execution of our military
plans. » : The Times, 23 mai 1941, p. 4.
24
Toutefois, quelles que soient les considérations d’ordre politique gouvernemental, les
alliances interétatiques ne sont pas modifiées. Nous rappelons que le territoire est
interprété comme un élément constitutif de l’Etat, non du gouvernement. L’Etat français
étant reconnu et n’étant pas considéré comme ennemi, nous ne sommes effectivement
pas confrontés à une terra nullius sous occupatio bellica mais plutôt à notre sens à un cas
d’occupatio mixta dont les contours restent néanmoins mal circonscrits.
B – Le statut juridique du régime de Vichy en tant que gouvernement de l’Etat
occupé en droit international
Penchons-nous sur la question centrale de la reconnaissance du régime de Vichy en droit
international en tant que représentant de l’Etat français, du fait de l’occupation d’une part
et face à la reconnaissance de l’entité gaulliste concurrente d’autre part.
Rappelons ici les travaux de la Commission de Droit International de novembre 1947 :
d’après le droit international en vigueur en 1944, la distinction de jure et de facto dans la
pratique de la reconnaissance des gouvernements n’est pas encore clarifiée. Le
Secrétariat de la Commission, ne suivant pas les conclusions de son Comité d’experts
(pour lequel la reconnaissance d'un gouvernement n'est pas une matière qui puisse être
réglée juridiquement, étant exclusivement d'ordre politique), dénotera au contraire qu’il y a
lieu de règlementer juridiquement le sujet de la reconnaissance des gouvernements,
« qui, du point de vue pratique, semble être plus urgent encore que celui de la
reconnaissance des Etats ».59
Dès lors, les questions suivantes se posent : comment le droit international envisage-t-il le
statut du gouvernement du régime de Vichy dans le contexte où la puissance allemande
détient entre ses mains l’exercice de la souveraineté de l’Etat français (a) ? Nonobstant,
sachant qu’un seul gouvernement représente l’Etat, comment qualifier le statut du
gouvernement, après la reconnaissance du Gouvernement provisoire de la République
française comme belligérant et insurgé, voire comme autorité de facto, tant sur les
territoires métropolitains et des colonies que sur les régions dites libérées par les armées
alliées ? Le gouvernement du régime de Vichy, officiellement en guerre contre les
59
Examen d'ensemble du droit international en vue des travaux de codification de la
Commission du droit international (mémorandum du Secrétaire général), Extrait de
l'Annuaire de la Commission du droit international, New York, A/CN.4/1/Rev.1, Publication
des Nations Unies, 1949, vol. 1 (1), pp. 29ss.
25
puissances de l’Axe malgré son choix de collaboration active, est-il concurremment en
guerre civile contre le Gouvernement provisoire de la République française (b)?
a)
Le gouvernement de Vichy comme gouvernement de l’Etat souverain
durante bello
En principe, pour le droit international de l’époque, l’invasion d’un territoire par des forces
armées contre la volonté de l’autorité souveraine exerçant le contrôle dans le pays envahi
implique un état de guerre, que les forces de ce pays résistent activement ou non, que le
souverain annonce l’état de guerre ou non et que des objectifs limités soient proclamés
ou non par l’envahisseur60. Il s’agit dès lors d’étudier le statut du gouvernement dont le
territoire est occupé par l’ennemi dans un premier temps (1), puis les réactions
diplomatiques dans un second (2).
1.
Un gouvernement préalablement établi investi par l’occupant de la gestion des
affaires courantes
Dans l’état de guerre, non seulement l’Etat occupé mais aussi le gouvernement qui
auparavant était reconnu comme porteur de la souveraineté légitime existent toujours en
droit. C’est la raison pour laquelle le droit international considère que l’occupation
belligérante n’implique pas que l’occupant reçoive le pouvoir de souveraineté sur le
territoire occupé ; de par l’occupation belligérante, le gouvernement légal est rendu
incapable d’exercer son autorité et n’est que substitué, pour le temps de l’occupation, par
l’autorité occupante : ainsi, nous pouvons établir que la souveraineté est un titre, non pas
une faculté en soi61.
60
Thomas Baty, "Abuse of Terms: “Recognition” : “War”", The American Journal of
International Law, vol. 30, n°3, juillet 1936, p. 398.
61
Comme en doctrine germanique, où est posée la distinction entre le titre de souveraineté
(Souveränitätsrecht) d’une part, et la suprématie, ou les prérogatives attachées à la
souveraineté, en droit interne comme externe, qui peuvent être cédées et qui précèdent
historiquement la souveraineté (Hoheitsrecht), d’autre part : sur ce sujet, voir notamment
ème
éd., 1914, ch. 14, p. 451 et
Georg Jellinek, Allgemeine Staatslehre. Berlin : O. Häring, 3
p. 486.
26
Il s’ensuit que le gouvernement préalable de l’Etat occupé, et particulièrement son chef
d’Etat, pourra choisir l’exil62 ou être expulsé du territoire occupé et établir son siège sur le
territoire d’un allié. De même, les membres du gouvernement et, en premier lieu, le chef
de l’Etat pourront aussi être faits prisonniers de guerre. Le droit international ne
règlemente pas stricto sensu le destin du gouvernement d’un territoire étatique occupé en
tant que tel63. Il s’intéresse plutôt à l’autorité en place sur le territoire occupé, qui est
dorénavant et temporairement entre les mains de l’occupant en raison d’une
« convergence d’intérêts »64 entre les occupants et les habitants. Le principe est fondé sur
le constat simple qu’il ne s’agit pas d’une annexion de la partie contrôlée : en effet, si un
belligérant n’a pas l’intention de réduire à néant son adversaire en tant qu’Etat dans le
sens du droit international, il ne doit pas abolir son gouvernement65. Il en découle dans le
cas d’espèce un statut juridique quelque peu ambigu, qui n’est pas celui de territoire d’un
Etat annexé (hormis le cas de l’Alsace et de la Lorraine) ni de territoire strictement envahi
(où ne font que combattre des armées, qui ne mettent sur pied aucune administration)66.
Les normes édictées par la Quatrième Convention de la Haye de 1907 et son Règlement
annexe ont été ratifiés notamment par l’Allemagne, la France, les Etats-Unis et la GrandeBretagne67. En vertu de ses articles 42 et 43, le Règlement annexe de la Quatrième
Convention de la Haye prévoit :
62
Soit le gouvernement, connu pour incarner la souveraineté d’un Etat, est sur le champ civil
et/ou militaire, soit il ne l’est pas. S’il a été entièrement ruiné, cadit quaestio. A moins qu’il ne
continue la lutte hors de son sol tel un gouvernement en exil. « If it continued to rule a
shrunken territory it still carried on the existence of the state, as an embodied idea, although
a new sovereign state might be formed by rebels in its lost lands. And it still carried on the
existence of the state, as an embodied idea, and did not even lose the sovereignty of
territory occupied by foreign invaders, however securely the latter were seated in control. » :
in Thomas Baty, "The Trend of International Law", The American Journal of International
Law, vol. 33, n°4, octobre 1939, p. 657 ; voir aussi Andrée Jumeau, Le refuge du
gouvernement national à l’étranger. Aix-en-Provence : P. Roubaud, 1941.
63
La question de savoir si l’occupation du territoire est totale ou partielle ne présente ici
aucune importance ; la conservation d’un lambeau de sol national ou colonial n’est que
symbolique : cf. Georges Scelle, Droit international public. Manuel élémentaire avec les
textes essentiels. Paris : Domat-Montchrestien, 1943, p. 133.
64
Law of Belligerent Occupation. Ann Arbor Michigan : The Judge Advocate General's School,
1944, n°11, pp. 33ss.
65
S’il le faisait, la question reste ouverte quant à savoir si l’Etat pourrait rester souverain et
ainsi exister en droit international : pour la thèse positive voir Hans Kelsen, "The Legal
Status of Germany According to the Declaration of Berlin", The American Journal of
International Law, vol. 39, n°3, juillet 1945, p. 521 ; pour une thèse contraire, voir Max
Rheinstein, "The Legal Status of Occupied Germany", Michigan Law Review, vol. 47, n°1,
novembre 1948, p. 25.
66
Alberic Rolin, Le droit moderne de la guerre. Bruxelles : A. Dewit, 1920-1921, pp. 439ss.
67
Voir en particulier les articles 42 à 56 du Règlement concernant les lois et coutumes de la
ème
Convention concernant les lois et coutumes de la guerre
guerre sur terre, annexe de la IV
27
Article 42 : « Un territoire est considéré comme occupé lorsqu'il se trouve
placé de fait sous l'autorité de l'armée ennemie. L'occupation ne s'étend
qu'aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s'exercer. »68
Article 43 : « L'autorité du pouvoir légal ayant passé de fait entre les mains
de l'occupant, celui-ci prendra toutes les mesures qui dépendent de lui en
vue de rétablir et d'assurer, autant qu'il est possible, l'ordre et la vie publics
en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans le
pays. »69
ème
sur terre : cf. II
Conférence internationale de la Paix, La Haye 15 juin - 18 octobre 1907,
Actes et Documents, La Haye, 1907, vol. 1, pp. 626-637 ; James Brown Scott [Dir.], The
Hague Conventions and Declarations of 1899 and 1907 (1915), accompanied by tables of
signatures, ratifications and adhesions of the various powers, and texts of reservations.
New-York : Oxford University Press American Branch, 1915 ; Ludwig von Köhler, The
Administration of the Occupied Territories. vol. 1, Belgium, op. cit., pp. 4ss. Notons que
ladite Convention de 1907 a été reconnue déclaratoire du droit international coutumier en
1921, mais seulement « pour le cas d’espèce » (Recueil des sentences arbitrales des
Nations-Unies, août 1921, Affaire Navigation on the Danube, vol. 1, pp. 97ss.). Ce n’est que
er
le jugement de Nuremberg, rendu le 1 octobre 1946, qui considèrera, en substance, que
les normes de La Haye de 1907, reconnues par tous les Etats, étaient en date de 1939
déclaratoires des droits et coutumes internationales en temps de guerre pour tous les Etats
et que le pouvoir de l’Allemagne sur les territoires étrangers qu’elle a pu contrôler était
nécessairement un pouvoir d’une occupation belligérante (Cmd. 6964, 1946, p. 65, reproduit
notamment dans American Journal of International Law, n°41, 1947, pp. 172-333). Voir de
même la présentation des fondements légaux internationaux faite par Georg
Schwarzenberger, "The Law of belligerent occupation : Basic issues", Nordisk Tidsskrift for
International Ret, n°30, 1960, pp. 10ss.
68
Il s’agit là d’une reprise mot pour mot de l’article 1 du Projet d'une Déclaration internationale
concernant les lois et coutumes de la guerre. Bruxelles, 27 août 1874, Actes de la
Conférence de Bruxelles. Bruxelles : F. Hayez, 1874, pp. 297-305 et pp. 307-308 ; ainsi que
ème
Convention
de l’article 42 du Règlement de la Convention de La Haye de 1899 : II
concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe, Règlement concernant
les lois et coutumes de la guerre sur terre. La Haye, 29 juillet 1899 : Conférence
internationale de la Paix 1899. La Haye : Martinus Nijhoff, 1907, pp. 19-28. La formule
rappelle aussi le Manuel des lois de la guerre sur terre d’Oxford, 9 septembre 1880. Institut
de droit international, Tableau général des résolutions (1873-1956). Bâle : Hans Wehberg,
1957, pp. 180-198, qui prévoyait, dans la première partie, article 6 : « Aucun territoire envahi
n'est considéré comme conquis avant la fin de la guerre ; jusqu'à ce moment, l'occupant n'y
exerce qu'un pouvoir de fait essentiellement provisoire. »
69
Il s’agit là encore d’une reprise mot pour mot non seulement des articles 2 et 3 fondus du
Projet d'une Déclaration internationale concernant les lois et coutumes de la guerre.
Bruxelles, 27 août 1874, Actes de la Conférence de Bruxelles, op. cit., pp. 297-305 et
pp. 307-308 ; mais aussi de l’article 43 du Règlement de la Convention de La Haye de
ème
1899 : II Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe,
Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre de La Haye, 29 juillet
1899 : Conférence internationale de la Paix 1899, op. cit., pp. 19-28. Enfin, cet article n’est
pas non plus sans rappeler les articles II A 41, II B 43, II B 44 et II C a du Manuel des lois de
la guerre sur terre d’Oxford, 9 septembre 1880. Institut de droit international, Tableau
général des résolutions (1873-1956), op. cit., pp. 180-198. Pour un commentaire, voir
Edmund H. Schwenk, "Legislative Power of the Military Occupant under Article 43, Hague
Regulations", The Yale Law Journal, vol. 54, n°2, mars 1945, pp. 393-416 qui fait une mise
au point terminologique de l’article 43, notamment en rapport avec la version anglaise
erronée ; John Westlake, International Law - Part II : War, op. cit., pp. 95ss. ; Arthur
ème
Berriedale Keith, Wheaton’s Elements of International Law. London : Stevens and Sons, 6
éd., 1929 ; Ernst H. Feilchenfeld, The International Economic Law of Belligerent Occupation,
ème
op. cit., p. 89 ; William Hall, A Treatise on International Law. Oxford : Clarendon Press, 8
éd., 1924 ; Lassa Oppenheim, International Law, A Treatise - vol. 2, Disputes, war and
28
Dans cette situation « généralement dictatoriale et de confusion des pouvoirs »70, ce n’est
donc que l’autorité du pouvoir légal qui est, dès lors, temporairement transmise de facto
« entre les mains » de la puissance occupante, non le pouvoir en soi71. Effectivement,
selon les normes de La Haye, en prenant le contrôle du territoire, l’occupant doit faire en
sorte que les lois existantes restent en vigueur pour autant qu’elles soient compatibles
avec les buts de l’occupation.
Ainsi et comme nous l’avons présenté, la puissance occupante, investie pour le temps de
l’occupation de l’exercice de la souveraineté de l’Etat occupé, peut opérer un choix : soit
prendre en main ses nouvelles fonctions par ses propres moyens, soit déléguer l’exercice
de l’administration civile. Les hypothèses pour cerner les motivations de l’Allemagne à
choisir une option sont nombreuses. Est-ce la considération du Führer Adolf Hitler pour
Maréchal Philippe Pétain qui influence ce choix ? Est-ce plutôt l’idée selon laquelle une
communauté de vue peut à terme se dessiner avec ces représentants soumis (français
certes, mais tout de même « aryens » selon les critères nazis), dont les opinions
politiques et les visions sociales sont potentiellement compatibles avec les intérêts du
Reich ? Est-ce, sinon, l’intérêt pratique d’instrumentaliser ces volontaires, tout en sachant
conserver, grâce à une savante propagande, une autorité et crédibilité certaine sur la
grande majorité de la population ? Quelles qu’en soient les causes, le gouvernement
allemand décide de maintenir sur place le gouvernement français, en qualité d’agent
soumis à ses directives et son contrôle72. Quoi qu’il en soit, il est patent qu’un régime
neutrality, op. cit. ; Georges Grafton Wilson, Handbook on International Law. Saint Paul
ème
Minn. : West Publishing Co, 2
éd., 1927 ; Graf Stauffenberg, "Vertragliche Beziehungen
des Okkupanten zu den Landeseinwohnern", Zeitschrift für Ausländisches Öffentliches
Recht und Völkerrecht, 1931, n°2, pp. 86-119 ; Arnold Mac Nair, "Municipal Effects on
Belligerent Occupation", Law Quarterly Review, n°57, 1941, pp. 33ss. ; Ernst Wolff,
"Municipal Courts of Justice in Enemy Occupied Territory", Transactions of the Grotius
Society, vol. 29, Problems of Peace and War, Papers Read before the Society in the Year
1943, pp. 99-118.
70
Comme Scelle définit les situations des gouvernements de fait : Georges Scelle, "Théorie et
pratique de la fonction exécutive en droit international", Recueil des cours à l’Académie de
Droit International de La Haye, vol. 55, Martinus Nijhoff Publishers, 1936, p. 109.
71
D’aucuns soutiennent que l’article 43 du Règlement a été violé, en particulier parce que les
proclamations des forces allemandes occupantes n’avaient pas fait mention desdites
Régulations et que, par ailleurs, leurs contenus étaient incompatibles avec ces dernières :
Eyal Benvenisti, The International Law of Occupation. New Jersey : Princeton University
Press, 1993, pp. 64ss.
72
« En dernière analyse, l’Allemagne a conservé la fiction d’un gouvernement français
autonome dans l’intérêt du maintien de l’ordre » : in Robert Paxton, La France de Vichy, op.
cit., p. 301.
29
sous occupation reste par définition limité, car il n’exerce d’autorité que par la délégation
et sous l’autorité de l’occupant73.
Par voie de conséquence, de par l’occupation effective (que l’on a pu légitimer par la loi
de nécessité74), l’occupant est en droit de suspendre l’exercice de certains droits, tels le
droit de réunion, de suffrage et celui de porter les armes75. L’expression des opinions de
la population du pays occupé, si elle est susceptible d’entrer en conflit avec les intérêts de
la puissance occupante, n’est pas protégée en droit international76. En effet, l’occupation
belligérante77 est une phase des opérations militaires issue de la force et maintenue par la
force78. L’objectif primordial et immédiat de la puissance occupante qui dicte tous ses
actes et auquel elle sacrifie toute son énergie et son potentiel est celui de « gagner la
guerre »79 : il s’agit bien d’un gouvernement d’urgence80 qui se limite aux actions en la
matière strictement nécessaires. Dès lors, pour des raisons autant pratiques que
juridiques, l’occupant adopte des mesures qui s’appuient sur l’appareil administratif
73
En effet, il semble qu’il soit intéressant pour la puissance occupante de superviser et
sanctionner un gouvernement préalablement établi plutôt que de se substituer à un tel
gouvernement, comme d’ailleurs l’édicte la coutume colonisatrice britannique : cf. Robert
Wells, "Interim governments and Occupation Regimes", Annals of the American Academy of
Political and Social Science, vol. 257, Peace Settlements of World War II, mai 1948, p. 71 ;
Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe: Laws of Occupation, Analysis of
Government, Proposals for Redress, op. cit., pp. 171ss.
74
Au sujet de la notion de l’état de nécessité et de la spécificité de la définition germanique
(Notstand – Notrecht / Kriegsräson) sur les autres systèmes de droit, voir Karl Strupp, Das
völkerrechtliche Delikt. Berlin/Stuttgart [etc.] : Kohlhammer, 1920, pp. 122ss. ; Paul
Weidenbaum, "Necessity in International Law", Transactions of the Grotius Society, vol. 24,
Problems of Peace and War, Papers Read before the Society in the Year 1938, pp. 105132 ; Georges Scelle, "Théorie et pratique de la fonction exécutive en droit international", op.
cit., p. 108.
75
Percy Bordwell, The Law of War between Belligerents : A History and Commentary.
Chicago : Callaghan & Co, 1908, p. 301. Soulignons que les lois politiques et privilèges
constitutionnels sont suspendus durant l’occupation. Ces normes sont, en règle générale,
inconsistantes vis-à-vis de la situation factuelle créée par l’occupation : William Hall, A
Treatise on International Law, op. cit., p. 561 ; Alberic Rolin, Le droit moderne de la guerre,
op. cit., pp. 444ss.
76
Georg Schwarzenberger, "The Law of belligerent occupation : Basic issues", op. cit., p. 20.
77
Wyndham Legh Walker, "Recognition of Belligerency and Grant of Belligerent Rights",
Transactions of the Grotius Society, vol. 23, Papers read before the Society in the Year
1937, pp. 177-210.
78
« Occupation […] is a belligerent act, maintained by belligerent methods and for belligerent
purposes » : in Colby Elbridge, "Occupation Under the Laws of War", Columbia Law Review,
n°25, 1925, p. 910.
79
Lassa Oppenheim, "The legal relations between an occupying power and the inhabitants",
op. cit., pp. 363ss.
80
D’après l’expression de Carl J. Friedrich, "Military Government as a Step Toward Self-Rule",
The Public Opinion Quarterly, vol. 7, n°4, hiver 1943, p. 531.
30
existant81 (la tendance essentielle des gouvernements d’occupation étant d’attacher une
valeur primordiale à la stabilité et à l’ordre). Ainsi, laissant sciemment une certaine
autonomie au gouvernement du régime de Vichy pour les affaires courantes tout au
moins, les autorités occupantes n’ont de cesse de rappeler aux autorités françaises que le
gouvernement doit être géré de façon à assister leurs opérations ou, du moins, à ne pas
les entraver82. Cette considération est à mettre en parallèle avec l’analyse selon laquelle
le Reich, dans l’optique de conserver un relatif ordre public et de ne pas perturber les
actions en cours de son administration et de sa police83, souhaite éviter à tout prix une
éventuelle démission du chef de l’Etat Philippe Pétain en œuvrant pour le maintenir à la
tête du régime de Vichy. Il s’agit, pour conclure ce point, d’une tutelle gouvernementale et
policière (avec la Gestapo), pouvant discrétionnairement établir des régimes spéciaux le
long des côtes et frontières (zones interdites) comme à Marseille et Toulon, dans l’intérêt
de la sécurité martiale et de la stratégie de guerre.
Le statut du gouvernement du régime de Vichy est donc celui d’un gouvernement
anciennement effectif qui a perdu l’exercice de la souveraineté du fait de l’occupation
belligérante dont il est la victime consentante84. Ayant refusé l’exil, il ne reste actif sur le
territoire que par la volonté de l’occupant. Nous pouvons résumer cette situation en
établissant que le gouvernement du régime de Vichy est l’autorité de fait seconde de par
la volonté de l’autorité de fait première de l’occupant car c’est, et nous insistons,
l’occupant qui, investi de l’exercice de la souveraineté, est l’autorité de fait en droit
international. En d’autres termes, le gouvernement du régime de Vichy est dans cette
optique l’organe auquel l’Allemagne, première autorité de facto85 du fait de sa propre
81
Wolfgang H. Kraus, "Law and Administration in Military Occupation : A Review of Two
Recent Books", Michigan Law Review, vol. 43, n°4, février 1945, p. 747.
82
Carl J. Friedrich, "Military Government as a Step Toward Self-Rule", op. cit., p. 528.
83
Michèle Cointet, Pétain et les Français, 1940-1951. Paris : Perrin, 2002, p. 255.
84
Thomas Baty analyse d’ailleurs cette situation sans concession et pousse la logique à son
paroxysme. Il considère qu’un souverain, s’il devient faible et défait, doit être traité comme
ayant perdu sa souveraineté et qu’il est incongru d’annoncer qu’il la retienne de jure. « In the
law of nations « de jure » means nothing. A British politician remarks that it does mean
something – « it means that he is entitled to get his sovereignty back if he can » ; but
anybody is entitled to acquire sovereignty « if he can ». The international test of legal right is
success. » : in Thomas Baty, "The Trend of International Law", op. cit., p. 656. Cette position
nous paraît erronée, au vu de ce que nous avons développé dans le présent paragraphe : à
notre sens, la souveraineté n’est pas cessible du fait de l’occupation.
85
Voir notamment dans cette optique Everett P. Wheeler, "Governments de Facto", The
American Journal of International Law, vol. 5, n°1, janvier 1911, pp. 66-83 ; au contraire,
existe aussi l’interprétation non dénuée d’ironie selon laquelle l’occupation belligérante ne
fait pas de l’occupant un gouvernant de facto : Thomas Baty, "So-called « De Facto »
Recognition", The Yale Law Journal, vol. 31, n°5, mars 1922, p. 488.
31
carence, a délégué la majeure partie de cet exercice86. En droit international de l’époque,
le gouvernement du régime de Vichy ne doit pas être compris comme un nouveau
gouvernement de facto, mais plutôt comme une institution indirecte subordonnée aux
nouveaux gouvernants étatiques ad hoc flagrante bello. L’occupant exerce donc l’autorité
à l’exclusion du gouvernement préalablement établi à l’instar d’un locum tenens.
Précisons, par ailleurs, que le Reich est en mesure de prononcer la destitution des
gouvernants en fonction pour leur en substituer d’autres. Toutefois, l’inclination des
membres du régime de Vichy, prompts à collaborer activement, lui convient et c’est
discrétionnairement qu’il décide de les maintenir à leurs postes, sous sa supervision
transitoire87.
Telle est la situation en droit international en vigueur à l’époque. Mais outre le droit
international, nous nous devons de prendre en considération l’interprétation et l’usage des
normes du droit international ainsi que le contexte des événements civils comme militaires
– ce que d’aucuns traduisent en termes radicaux, dénonçant le droit international comme
un mythe, voire un instrument politique88. Nous permettant quelque conjecture, nous
supposons que si le gouvernement de Vichy n’avait pas opté pour une politique de
collaboration active et radicale, le Reich n’aurait pas hésité à s’en dispenser89. Or, réduit à
n’être que sa propre caricature, par enthousiasme réel ou par intérêt, le régime de Vichy,
qui a opté « pour la victoire de l’Allemagne »90, s’aliène définitivement ses interlocuteurs
86
En d’autres termes, le gouvernement légal, dès l’instant où il n’a plus la force de gouverner,
se trouve avoir perdu compétence, car la détention de la force est une des conditions
juridiques de l’attribution des compétences gouvernementales : voir Georges Scelle,
"Théorie et pratique de la fonction exécutive en droit international", op. cit., p. 109.
87
« Possessed of exclusive power to enact laws and administer them, the occupant must
regard the exercise by the hostile government of legislative or judicial functions (as well as
those of an executive or administrative character) as in defiance of his authority, except
insofar as it is undertaken with his sanction or cooperation » : in Charles Hyde, International
Law Chiefly as Interpreted and Applied by the United States. Boston : Little, Brown and Co.,
1922, vol. 2, 1922, p. 366 ; Charles E. Magoon, Reports on the Law of Civil Government in
Territory Subject to Military Occupation by the Military Forces of the United States,
Submitted to Hon. Elihu Root, Secretary of War, Washington Government Printing Office,
1902, p. 198 ; S.E.B., "Review", in The Yale Law Journal, vol. 12, n°1, 1902, pp. 50ss.
88
« I believe that what is being taught as international law now is largely a myth, whereas what
is taught as international law by the Totalitarian States is just a political instrument, and
nothing else » : in Wolfgang Gaston Friedmann, "International Law and the Present War",
Transactions of the Grotius Society, vol. 26, Problems of Peace and War, Papers Read
before the Society in the Year 1940, p. 233.
89
« Hitler avait coutume de soutenir que la politique de collaboration visait surtout à obtenir de
l’Allemagne des concessions unilatérales. » : Otto Abetz, Histoire d'une politique francoallemande : 1930-1950 : mémoires d’un ambassadeur. Paris : Delamain et Boutelleau, 1953,
p. 285.
90
Selon le mot de Pierre Laval lors de son discours à la Radio de Vichy du 22 juin 1942, à
l'occasion du premier anniversaire de l'attaque de l'U.R.S.S. bolchevique par l'Allemagne
32
alliés. Au 19 août 1944, le camp des futurs vainqueurs semble avoir déjà choisi
officieusement sinon le Gouvernement provisoire de la République française tout au
moins de rayer le gouvernement du régime de Vichy des potentiels prétendants crédibles
à sa propre succession91. L’argument de préférence politique supplanterait-il le juridique ?
Le fait d’opérer un choix entre des entités est en conformité avec le droit international
mais ne renseigne pas encore sur l’éventuelle qualification du statut du régime de Vichy.
2.
Les réactions diplomatiques face au gouvernement du régime de Vichy
Face à l’occupation effective du territoire d’un Etat par les armées d’un Etat ennemi, les
réactions diplomatiques diffèrent en fonction des prévisions que les gouvernements des
Etats tiers peuvent émettre sur l’issue de la guerre.
Soulignons à cet égard que nous ne trouvons nulle trace, dans la doctrine contemporaine,
d’un commentaire sur la qualification du statut de la reconnaissance diplomatique du
gouvernement du régime de Vichy en droit international. Nous ne relevons que des
analyses très sommaires et peu documentées qui définissent le gouvernement du régime
de Vichy uniquement par la négative, c’est-à-dire par ce qu’il n’est pas. Nous apprenons,
en effet, qu’il ne s’agit assurément d’aucun type de gouvernement reconnu par le droit
international, i.e. ni d’un gouvernement constitutionnel établi, ni d’un gouvernement
insurgé soutenu par la population et cherchant à se légitimer. Que le gouvernement du
régime de Vichy ne soit pas considéré comme un gouvernement insurgé ne prête pas à
débat. Or, il est admis par la majorité des Etats que ce dernier répond aux conditions d’un
gouvernement souverain jusqu’en 1942 au moins. En outre, les Etats neutres
entretiennent des relations diplomatiques avec lui jusqu’à son départ de Vichy92.
Toutefois, à l’été 1944, il semble qu’il soit alors d’une certaine manière sous le coup de
quelque forclusion publique, dans le sens où il aurait laissé prescrire son droit à être
reconnu comme gouvernement légal et établi. Que justifie un si radical changement de
perspective?
nazie : « Je souhaite la victoire de l'Allemagne, parce que, sans elle, le bolchévisme
s’installerait partout… » : in Louis Noguères, Le véritable procès du Maréchal Pétain. Paris :
Fayard, 1955, p. 397.
91
Après la décision des Etats-Unis de reconnaître de facto le Gouvernement provisoire de la
République française sur les territoires libérés, comme nous le verrons dans la prochaine
section : Hersch Lauterpacht, "Recognition of Governments : II. The Legal Nature of
Recognition and the Procedure of Recognition", Columbia Law Review, vol. 46, n°1, janvier
1946, pp. 59-60.
92
Maurice Flory, Le Statut international des gouvernements réfugiés et le cas de la France
Libre : 1939-1946, op. cit., pp. 45-99.
33
Avant de nous intéresser aux différents cas de reconnaissance en l’espèce, relevons que
la reconnaissance d’un gouvernement peut non seulement avoir lieu formellement ou
non, être retirée formellement ou non, mais surtout qu’elle peut être partielle – cas de
figure très fréquent en cas de guerre. En effet, nous avons qualifié le gouvernement de
Vichy comme nouveau gouvernement de l’Etat souverain durante bello. Or, si nous
revenons aux dispositions de la Résolution de Bruxelles dont nous avons déjà fait état93,
nous observons que celle-ci prévoit deux cas de figure :
« La reconnaissance du gouvernement nouveau d'un Etat déjà reconnu est
l'acte libre par lequel un ou plusieurs Etats constatent qu'une personne ou
un groupe de personnes sont en mesure d'engager l'Etat qu'elles
prétendent représenter et témoignent de leur volonté d'entretenir avec elles
des relations. »
et
« La reconnaissance est, soit définitive et plénière (de jure), soit provisoire
ou limitée à certains rapports juridiques (de facto). »94
Ainsi, la reconnaissance de jure est la conséquence d’une déclaration expresse ou d’un
fait positif univoque définitif, alors que la reconnaissance de facto serait caractérisée par
une déclaration expresse, la signature d’accords ou l’entretien de relations en vue
d’affaires courantes avec une optique limitée : soit dans le temps (dans une visée
provisoire), soit dans le contenu (pour certains actes seulement). Par voie de
conséquence, tandis que la première implique la reconnaissance de la compétence des
organes judiciaires, administratifs ou autres, la seconde ne la prévoit pas nécessairement.
De cette distinction découle un éventail de diverses réactions diplomatiques possibles
face au gouvernement dont le territoire est occupé. C’est la raison pour laquelle les
positions des Etats tiers diffèrent et évoluent.
Rappelons dans un premier temps la chronologie des évènements. Quand, en 1940, le
gouvernement français – qui a perdu toute effectivité de souveraineté dans la zone
occupée – quitte Bordeaux pour s’établir à Vichy, le corps diplomatique le suit. Ainsi,
l’ensemble des légations étrangères est délogé de la zone, ce qui par voie de
93
Résolution sur la reconnaissance de nouveaux Etats et gouvernements, Institut de droit
international, rapporteur Philip Marshall Brown, session de Bruxelles, Annuaire de l’Institut
de droit international, op. cit. : cf. note 29.
94
Articles 10 et 11 de la Résolution sur la reconnaissance de nouveaux Etats et
gouvernements, Institut de droit international, op. cit., p. 300.
34
conséquence perturbe grandement les activités consulaires95. Les gouvernements des
Etats de tous les continents entretiennent ainsi des relations diplomatiques avec le
gouvernement du régime à Vichy. Il est donc bel et bien reconnu par ses pairs dès son
intronisation en 1940, en dépit de l’occupation de sa capitale et d’une partie de son
territoire. Aussi, mis à part l’Etat britannique et le Canada, qui rappellent leurs
ambassadeurs en juillet 194096 (le Canada laissant néanmoins sur place son Consul et le
Consul de France étant maintenu dans l’exercice de ses fonctions à Londres), les autres
puissances manifestent leur volonté de maintenir des relations diplomatiques avec le
régime97. De surcroît, c’est le gouvernement du régime de Vichy qui décide de rompre ses
relations diplomatiques avec l’U.R.S.S. en juin 194198, comme avec les gouvernements
en exil de Belgique, de Norvège, des Pays-Bas, de Pologne et de Yougoslavie. Quant au
Canada et aux Etats-Unis, ils ne rompent définitivement leurs relations diplomatiques
qu’en novembre 1942, après l’invasion de la zone libre par les troupes allemandes (les
Etats-Unis, qui ont rappelé leur ambassadeur l’amiral William D. Leahy en avril 1942, date
du retour au pouvoir de Pierre Laval, gardent néanmoins un chargé d’affaires jusqu’à
cette date99). Ainsi, au début de 1944, le corps diplomatique reconnaissant le
gouvernement du régime de Vichy comme représentant légal de l’Etat français est réduit
aux Etats de l’Axe et aux Etats neutres d’Europe et d’Amérique. Il est intéressant de
préciser que la Suisse y représente notamment les intérêts diplomatiques des Etats-Unis,
de la Grande Bretagne et de 17 autres Etats, soit presque la moitié de la population
mondiale100 : une certaine effectivité du gouvernement du régime de Vichy demeure donc.
95
En juin 1940, le corps diplomatique se réunit à Bordeaux pour décider s’il suivrait le
gouvernement français en Afrique, cas échéant ; il rejette cette option avec une certaine
mollesse, selon Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., pp. 132ss.
96
Concernant la Grande-Bretagne : cf. Charles de Gaulle, Mémoires. ch.1 : L’Appel, op. cit.,
p. 82 et Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale. t.2 : L’Heure
tragique, vol. 1 - La Chute de la France mai – décembre 1940, op. cit., p. 253.
97
C’est notamment le cas du Ministre de la légation suisse Walter Stucki, du nonce
apostolique Valerio Valeri, l’Amiral Leahy, ambassadeur des Etats-Unis et d’Aleksandr
Bogomolov, ambassadeur de l’U.R.S.S. : in Charles de Gaulle, Mémoires. ch.1 : L’Appel, op.
cit., p. 76.
98
Communiqué de Vichy du 30 juin 1941 annonçant la rupture des relations diplomatiques
avec l'U.R.S.S, Arch. Nat., Haute Cour de justice, vol. 7 et 9, 3W/284, III 2A1.
99
Il s’agit de Pinkney Tuck, dit Kippy Tuck, qui sera interné comme otage à Baden-Baden à
partir de novembre 1942. C’est là que son homologue suisse le rencontrera, comme ce
dernier le relate dans ses mémoires : Claude Caillat, Les coulisses de la diplomatie. France :
Le Publieur, 2007, p. 60.
100
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 23. De surcroît, selon le témoignage de
Walter Stucki, au 20 août 1944, 13 Etats sont représentés par des missions diplomatiques à
Vichy, dont la Suisse, le Vatican, la Turquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la
Finlande, ainsi que l’Australie, qui garde jusqu’en août 1944 ses relations diplomatiques
avec le régime de Vichy parallèlement aux autres relations diplomatiques qu’elle tisse avec
le Gouvernement provisoire de la République française : in Ibid., p. 130.
35
La position helvétique ne souffre pas de remise en question : pour elle, il ne fait pas de
doute que la souveraineté française demeure aux mains du gouvernement du régime de
Vichy, malgré l’occupation de la zone libre par les forces allemandes en novembre 1942.
Pour preuve, la légation de Suisse est toujours sur place et refuse l’invitation allemande
du 17 août 1944 à quitter Vichy pour la zone nord, au motif qu’il serait ainsi contraire à la
souveraineté que le siège de l’Etat soit transféré dans l’ancienne zone dite « occupée »,
d’autant plus que Philippe Pétain déclare qu’il ne quitterait pas volontairement Vichy et
que, ce dernier étant prisonnier, la présence du Ministre suisse n’aurait plus d’objet101.
Contrairement à la Suisse, les Etats alliés retirent leur reconnaissance au gouvernement
de Vichy. Or, il apparaît que la raison de ce changement de position n’est pas à trouver
dans le simple fait de l’occupation entière du territoire métropolitain. Certes, nous pouvons
considérer qu’« à partir de 1943 […] la France occupée n’a plus de politique étrangère
propre »102, notamment puisque le gouvernement n’a d’autre choix que de céder à la
puissance occupante l’usage du chiffre et des courriers diplomatiques, attributs de tout
gouvernement indépendant103. Cependant, au niveau interétatique, ce sont deux autres
considérations qui motivent un revirement de reconnaissance : l’engagement nettement
collaborationniste du gouvernement du régime de Vichy, mené par les personnalités
101
Ibid., p. 81.
102
Jean-Baptiste Duroselle, Histoire diplomatique de 1919 à nos jours. France : Dalloz, 1993,
p. 358. Le même auteur considère que l’appareil diplomatique de Vichy s’écroule à la fin
1943 in L’abîme 1939-1945. Paris : Imprimerie nationale, 1983, pp. 449ss.
103
Adolf Hitler avait lui-même exprimé l’intention selon laquelle « la souveraineté française sera
reconnue, mais dans la seule mesure où elle servira nos intérêts. Elle sera supprimée dès
l’instant où elle ne pourra plus être conciliée avec les nécessités militaires » : conférence à
l’Oberkommando der Wehrmarcht du 23 décembre 1942, Document du Tribunal
international de Nuremberg, in Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler. Paris :
Fayard, 1968, cité d’après Raymond Tournoux, Le Royaume d’Otto. France : Flammarion,
1982, p. 264. Un an après, Joachim von Ribbentrop confirme cette position dans la lettre
adressée à Philippe Pétain le 29 novembre 1943 : « le gouvernement allemand doit exiger
catégoriquement que les dirigeants de l’Etat français engagent activement l’autorité qu’ils ne
tiennent que de la générosité allemande […] » : in Le Ministre de Suisse à Vichy, Walter
Stucki, au chef du Département politique fédéral, Marcel Pilet-Golaz du 8 décembre 1943,
Arch. féd., document diplomatique non numérisé J I.131 1000/1395 Bd : 9 et Documents
diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°53.
36
extrémistes, d’une part104 et l’empêchement d’exercer ses fonctions de son chef d’Etat
Philippe Pétain, d’autre part105.
L’attitude des Etats-Unis est alors à mettre en exergue : ils considèrent ne pas être prêts
à reconnaître le gouvernement du régime de Vichy comme le gouvernement de la France
mais ils annoncent qu’ils ne reconnaîtront aucune autre entité tant que les choses restent
en l’état. Sous prétexte d’objectifs de guerre et de non intervention dans les affaires d’un
Etat tiers, les Etats-Unis, depuis la fin de 1942, sont déterminés à ne pas trancher et, dès
lors, à considérer qu’à leurs yeux l’Etat français est dépourvu de gouvernement propre106.
Le 21 novembre 1942, Franklin Roosevelt interpelle pour la dernière fois Philippe Pétain
en le nommant d’égal à égal dans son message officiel l’informant du débarquement des
armées alliées en Afrique du Nord107. Le Président des Etats-Unis considère
effectivement le gouvernement du régime Vichy comme dorénavant faisant partie
intégrante du système nazi :
« Il est de notoriété publique que le territoire de la France
métropolitaine, contrairement à la volonté du peuple français, est utilisé
dans un degré toujours croissant pour les opérations militaires actives
contre les Etats-Unis et que le régime de Vichy est désormais partie
intégrante du système nazi. Le Gouvernement des États-Unis ne
reconnaît pas Vichy ni ne reconnaîtra ou négociera avec un
104
« Ce qui vicie les actes du gouvernement de Vichy c’est son caractère de gouvernement de
fait et plus encore son étroite subordination à l’Allemagne » : in Maurice Flory, Le Statut
international des gouvernements réfugiés et le cas de la France Libre : 1939-1946, op. cit.,
p. 53.
105
« Pétain n’a plus d’importance politique dans le sens actif du terme » : cette expression est
récurrente dans la plupart des transmissions de l’O.S.S. au Président des Etats-Unis ; à titre
d’illustration, cf. Document a54n01–a54n013, Office of Strategic Services March. 1944
Index, Box 4, Memo, William J. Donovan to the President, April 3, 1944, President's
Secretary's Files, Safe Files : State Dept., 1944, Franklin D. Roosevelt Digital Archives.
106
A propos des territoires nord-africains sous contrôle des armées alliées : « People in the
United Nations likewise would never understand the recognition of a reconstituting of the
Vichy Government in France or in any French territory. We are opposed to Frenchmen who
support Hitler and the Axis. No one in our Army has any authority to discuss the future
Government of France and the French Empire. The future French Government will be
established, not by any individual in metropolitan France or overseas but by the French
people themselves after they have been set free by the victory of the United Nations. The
present temporary arrangement in North and West Africa is only a temporary expedient,
justified solely by the stress of battle. The present temporary arrangement has accomplished
two military objectives. The first was to save American and British lives on the one hand, and
French lives on the other hand. » : President Franklin D. Roosevelt's Statement on Political
Arrangements in North Africa made by Lieut. Dwight D. Eisenhower, Allied Commander in
Chief in North Africa, Department of State Bulletin, 17 novembre 1942, vol. 7, p. 935.
107
« Marshall Pétain, I am sending this message to you as the Chef d'Etat of the United States
to the Chef d'Etat of the Republic of France » : Department of State Bulletin, 21 novembre
1942, vol. 7, n° 177, reproduit in International Law Studies series U.S. Naval War College,
1942, pp. 23-25.
37
représentant français dans les Antilles qui reste subordonné ou qui
maintient le contact avec le régime de Vichy. »108
Dans ce contexte, la doctrine du gouvernement fantoche ou de marionnettes pourrait être
invoquée109. Cette expression désigne un gouvernement qui tire son existence
uniquement de par la volonté de l'occupant et doit ainsi être considéré comme un simple
organe de l'occupant. Par voie de conséquence, le gouvernement de marionnettes n'a
pas de plus grand droit dans le territoire occupé que celui de l'occupant lui-même110.
Toutefois, nous ne pouvons invoquer cet argument pour invalider le régime. En droit
international, les actes du gouvernement du régime de Vichy ne sont pas entachés
d’illégalité du fait de sa non-marge de manœuvre en politique extérieure. Au regard du
droit international, toute forme gouvernementale peut être l’objet d’influences politiques de
la part d’une autre entité et l’on ne peut ainsi retenir la théorie des vices du
consentement111. Comme nous l’avons déjà envisagé, quand bien même les actes
seraient imposés par la violence, ils créent, à tout le moins, des situations de fait que le
droit ne peut ignorer112. Ainsi, la thèse selon laquelle la nullité des actes du gouvernement
108
« It is a matter of common knowledge that the territory of Metropolitan France, contrary to
the wish of the French people, is being used in an ever-increasing degree for active military
operations against the United States and that the Vichy regime is now an integral part of the
Nazi System. The Government of the United States does not recognize Vichy nor will it
recognize or negotiate with any French representative in the Antilles who remains
subservient to or maintains contact with the Vichy regime. » : Department of State Bulletin,
er
1 mai 1943, vol. 8, n°201, reproduit in International Law Studies series U.S. Naval War
College 1943, pp. 81-82 (notre traduction).
109
« The war fully unmasked and cast into the dust-heap of history the fiction of « puppet
governments » : in Eugene Korovin, "The Second World War and International Law", The
American Journal of International Law, vol. 40, n°4, octobre 1946, p. 745.
110
« The creation of puppet states or of puppet governments does not give them any special
status under international law in the occupied territory. These organizations derive their
existence from the will of the occupant and thus ought to be regarded as organs of the
occupant. Therefore the puppet governments and puppet states have no greater rights in the
occupied territory than the occupant himself. Their actions should be considered as actions
of the occupant and hence subject to the limitations of the Hague Regulations » : in Raphaël
Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe : Laws of Occupation, analysis of government,
proposals for redress, op. cit., p. 11.
111
En l’absence de pressions observées sur les personnes, les pressions d’ordre politique ne
sont pas constitutives de nullité des actes de gouvernement : Albert de Geouffre de
Lapradelle, Principes généraux du Droit International, conférences / novembre 1928 - juin
1929. Paris : Centre européen de la dotation Carnegie pour la Paix internationale – 1930 ;
Jan De Louter, Le droit international public positif. Oxford : Impr. de l'Université, 1920, vol. 2,
p. 316.
112
Malgré la théorie contraire de la non-validité des traités imposés par la violence : Louis Le
Fur, "Le développement historique du droit international", Règles générales du droit de la
paix. Recueil des cours à l’Académie de Droit International de La Haye n°54. Martinus
Nijhoff Publishers, 1935, pp. 21-194 et Georges Scelle, Précis de droit des gens - Principes
et systématique. Paris : Sirey, t. 2, 1934, p. 60. A noter que la majeure partie de la doctrine
ème
siècle considère que le terme de « souveraineté »,
de la fin de la première partie du XX
tout à fait adéquat dans sa connotation purement interne comme descriptif de la relation
38
du régime de Vichy remontent dès la formation du cabinet de Philippe Pétain (soit le 16
juin 1940 puisque ce dernier a comme intention première de demander l’armistice) ne
peut pas être soutenue du point de vue du droit international. Elle présume effectivement
que le gouvernement du régime de Vichy ne serait plus libre car passé sous statut de
vassal ou d’entité sous protectorat.113 Or, nous pensons que le terme de vassalité n’est
pas une appellation qui convienne au gouvernement du régime de Vichy du fait qu’il n’est
pas, en droit, un fief du Reich114.
Enfin, nous ne pouvons ignorer la thèse selon laquelle il importe peu, en droit
international de l’époque, que le gouvernement établi d’un Etat « commette des actes
contraires aux règles humanitaires ou à la morale internationale, ou même commette des
actes illégaux : il est toujours le gouvernement légal »115. Le gouvernement, amputé de
ces qualités proprio motu, ne cesse néanmoins pas de conserver sa représentativité
internationale et s’ancre toujours dans la tradition de continuité juridique. A l’appui de
cette position, citons l’Arbitrage Tinoco à l’occasion duquel, en 1923, l'arbitre américain
William Taft estime que tous les engagements d’un régime lient l'Etat et ce même si le
régime politique est constitutif d’un gouvernement de facto. Aussi William Taft peut-il
considérer, en se fondant sur le principe coutumier de continuité de l’Etat, que tout
engagement pris par un gouvernement qui, par la suite, cesse d’exister continue de lier
l’Etat au nom duquel cet engagement est pris, même si le régime de ce gouvernement est
le fait d’usurpateurs arrivés au pouvoir en violation des normes constitutionnelles116.
entre un supérieur et un inférieur entre l'état et ses sujets, est toutefois inapplicable aux
relations entre des Etats indépendants et égaux et doit être banni de la littérature du droit
international, la théorie traditionnelle devant être révisée et reformulée pour se conformer à
la pratique internationale réelle : voir l’abondante bibliographie citée par James W. Garner,
"Limitations on National Sovereignty in International Relations", The American Political
Science Review, vol. 19, n°1 (février 1925), p. 2.
113
Maurice Flory, Le Statut international des gouvernements réfugiés et le cas de la France
Libre : 1939-1946, op. cit., p. 53. Pour la définition de la vassalité, voir Henry Bonfils et Paul
ème
éd.,
Fauchille, Manuel de droit international public (droit des gens). Paris, A. Rousseau, 7
1914, pp. 122ss.
114
Quand bien même ce serait une notion retenue, nous indiquons, subsidiairement, que la
vassalité ne détruit pas la souveraineté externe d’un gouvernement et n’invalide point les
actes qu’il a pu émettre : voir Frantz Despagnet, Cours de droit international public, op. cit.,
p. 82.
115
Cezary Berezowski, "Les sujets non souverains de caractère transitoire – 1. Des guerres
civiles", Recueil des cours à l’Académie de Droit International de La Haye, vol. 65, 1938/III,
Martinus Nijhoff Publishers, p. 41.
116
Arrêt Grande Bretagne c. Costa Rica, 18 octobre 1923, Recueil des sentences arbitrales des
Nations-Unies, vol. 1, p. 369 – à propos de la non reconnaissance du gouvernement
révolutionnaire du Costa Rica par divers Etats, dont la Grande Bretagne ; « To hold that a
government which establishes itself and maintains a peaceful administration, with the
acquiescence of the people for a substantial period of time, does not become a de facto
government unless it conforms to a previous constitution, would be to hold that within the
39
La posture internationale de Philippe Pétain, dès le 11 novembre 1942, suit cette optique.
Il se présente alors comme le chef d’un Etat occupé, donc exceptionnellement « en exil
partiel » et en « semi-liberté »117. Le choix terminologique est d’importance. Si la France
combattante ou France Libre considère que 1942 sonne le glas de l’entière liberté du chef
de l’Etat et de son gouvernement (car étant prisonnier et ne pouvant plus édicter d’acte
valide, il entre ainsi dans une sorte de coma politico-institutionnel), Philippe Pétain
soutient cependant une autre position selon laquelle il serait temporairement et
limitativement, et surtout non-essentiellement, empêché. Il adopte, par conséquent, une
posture sacrificielle qui n’est pas sans rappeler, sinon celle de Léopold III, le roi-prisonnier
belge118, tout du moins celle du président de la République tchécoslovaque Emil Hácha,
devenu président du protectorat de Bohême – Moravie après le démantèlement de son
Etat, à la même période119.
L’incapacité du gouvernement de Vichy, qui s’est déjà manifestée précédemment à
diverses reprises, culmine après l’échec de la tentative de « grève du pouvoir » de
novembre à décembre 1943120. Face à l’attitude de résistance de Philippe Pétain, Adolf
Hitler parvient à imposer que la puissance occupante, déjà responsable du maintien de
l’ordre et du calme public en France, instaure le devoir de soumettre toutes les
modifications d’ordre législatif à l’approbation du Reich ainsi qu’un remaniement
ministériel favorable à la collaboration, en invitant Philippe Pétain à démissionner s’il
n’était pas prêt à s’y soumettre ou s’il se considérait comme empêché d’exercer ses
fonctions. Philippe Pétain cède alors une fois encore et accepte de représenter l’Etat
français auprès de l’occupant, aux côtés de Pierre Laval, en adoptant une politique
officielle soumise à l’Allemagne. Cet épisode précurseur de la fin d’année 1943 illustre
déjà les deux notions clés de l’épisode de Sigmaringen : la cessation des fonctions de
rules of international law a revolution contrary to the fundamental law of the existing
government cannot establish a new government » : in "Judicial Decisions Involving
Questions of International Law - Arbitration between Great Britain and Costa-Rica", The
American Journal of International Law, 1924, vol. 18, n°1, p. 154.
er
117
Message du jour de l’An du 1 janvier 1942, cité in Philippe Pétain, Quatre années au
pouvoir. Paris : La Couronne littéraire, 1949, pp. 125ss. ; Raymond Tournoux, Le Royaume
d’Otto, op. cit., pp. 129ss.
118
Thomas J. Knight, "Belgium Leaves the War, 1940", The Journal of Modern History, vol. 41,
n°1, mars 1969, pp. 46-67.
119
Hubert Beuve-Méry, "De l'accord de Munich à la fin de l'État tchéco-slovaque ?", Politique
étrangère, 1939, vol. 4, n°2, pp. 135-154.
120
Concernant la crise politico-institutionnelle du gouvernement du régime de Vichy des
novembre et décembre 1943, voir infra : chapitre 2, section 1.
40
chef de l’Etat sous la pression de l’occupant et le transfert des membres du régime en
Allemagne.
b)
Le gouvernement de Vichy comme gouvernement de l’Etat souverain en
guerre civile
Suivant Roger Pinto, le juriste se doit avant toute chose de classer tout conflit armé
complexe parmi les guerres civiles ou internationales121. Or, cette tâche est bien souvent
difficile à accomplir, puisqu’il n’est pas exclu qu’un conflit, eu égard à sa complexité,
puisse se transformer d’une guerre civile en une guerre internationale ou s’avérer être
simultanément une guerre civile et une guerre internationale. L’aspect international de la
guerre et ses effets concernant le statut de l’Etat français et du gouvernement du régime
de Vichy ont été abordés. Il s’agit dès lors de se pencher sur la question de la qualification
de guerre civile entre le gouvernement de Vichy et le Gouvernement provisoire de la
République française selon le droit international en vigueur (1). Dans un second temps,
nous présenterons la pratique de reconnaissance de belligérance de l’armée française (2)
qui, à un moment donné, cristallise les ambiguïtés liées au statut de l’autoproclamé
Gouvernement provisoire de la République française qui revendique le fait de mener la
guerre au côté des Alliés au nom de la France.
1.
La guerre civile en droit international entre le gouvernement de Vichy et le
Gouvernement provisoire de la République française
Une première source pour qualifier le conflit en question se trouve dans les normes de
droit codifiées par la Société des Nations. Or, le Pacte de la Société des Nations ne
prévoit pas expressément le cas d'une guerre civile. Certes, alors que son article 10 vise
une guerre entre Etats en la déclarant explicitement illégale, l’artiche 11, quant à lui, traite
de questions relatives aux conséquences d’une guerre civile, sans la nommer
expressément. On a pu en déduire une contradiction entre les normes fondamentales du
droit des gens, l’article 10 admettant implicitement la légalité de la guerre civile122. A
l’occasion du Conseil de la Société des Nations du 11 mai 1938, Lord Halifax reconnaît
121
Voir en particulier Roger Pinto, "Les règles du droit international concernant la guerre civile",
Recueil des cours à l’Académie de Droit International de La Haye, vol. 114, Martinus Nijhoff
Publishers, 1965, p. 455.
122
Georges Scelle, "Théorie et pratique de la fonction exécutive en droit international", op. cit.,
pp. 117ss.
41
par conséquent qu’il faut se laisser guider par des principes généraux, le corpus juridique
de la Société des Nations démontrant son incapacité à prévenir les agressions d’Etat et à
encadrer efficacement les guerres civiles internes123, d’autant que les parties ne font pas
appel à ses instances dans le cas d’espèce puisque les Etats de l’Axe ne font plus partie
de la Société des Nations. Partant, il nous faut, pour identifier le statut de guerre civile du
régime de Vichy en droit international, puiser dans d’autres sources du droit que celles
codifiées dans le cadre de la Société des Nations.
Considérant que la guerre civile est une lutte entre une autorité établie en fait qui entend
se substituer à un gouvernement établi en droit en revendiquant sa sécession ou sa
légitimation124, notre tâche est de déterminer si le face-à-face entre le gouvernement du
régime de Vichy et celui du Gouvernement provisoire de la République française peut être
qualifié de guerre civile125. Pour ce faire, il convient de déterminer si le Gouvernement
provisoire de la République française est reconnu comme une autorité établie en fait qui
vise à faire reconnaître sa légitimité en suppléant le gouvernement du régime de Vichy à
la tête de l’Etat français.
Comme nous l’avons précédemment observé, le droit international et la pratique des Etats
instaurent une présomption de reconnaissance de jure en faveur du gouvernement établi.
En l’occurrence, le Gouvernement provisoire de la République française ne peut acquérir
un statut légal de représentant de l’ensemble de la République. Cependant, sur les
territoires d’Outre-mer comme sur les quelques territoires progressivement libérés en
France métropolitaine, il y est le pouvoir effectif, indépendamment de l’autorité des autres
Etats : il constitue donc une autorité de fait. A ce titre, comme tout occupant, il n’est qu’un
administrateur transitoire ou un gestionnaire des affaires courantes sur un plan local126.
Nous pouvons en conclure que, d’une manière générale, l'exercice de sa compétence
devrait être soumis au contrôle hiérarchique, contrairement à celle du gouvernant. Dès
123
Journal officiel de la Société des Nations, mai-juin 1938, p. 330.
124
Cezary Berezowski, "Les sujets non souverains de caractère transitoire – 1. Des guerres
civiles", op. cit., p. 29.
125
Pour les éléments de constitution de la définition d’une guerre civile, voir Hans Wehberg, "La
guerre civile et le droit international", Recueil des cours à l’Académie de Droit International
de La Haye, vol. 63, Martinus Nijhoff Publishers, 1938, p. 39.
126
« Le gouvernement de fait n'est en somme, comme tout occupant, qu'un administrateur
précaire, ou, si l'on veut, un expéditeur des affaires courantes » in Georges Scelle, "Règles
générales du droit de la paix", Recueil des cours à l’Académie de Droit International de La
Haye, vol. 46, Martinus Nijhoff Publishers, 1933, p. 384. La transformation du gouvernement
de fait local en gouvernement de fait général est présentée par Albert Geouffre de la
Pradelle, Recueil des arbitrages internationaux, tome I : 1798-1855. Paris : Pédone, 1905,
p. 466.
42
lors, il doit obéir au principe de contrôle d'opportunité qui implique le droit de réformer,
voire d’interdire, les actes juridiques qu’il pourrait émettre. En l’occurrence, l’autorité qui
lui est supérieure reste, en territoire combattant libéré, la puissance militaire alliée. En ce
qui concerne le territoire non-combattant, le souverain qui lui est supérieur sera en
principe le corps électoral et les pouvoirs institués car il se prévaut de principes
républicains.
C’est grâce à la notion de nécessité que le gouvernement de fait127 verra son vice
originaire ultérieurement régularisé par une « constitutionnalisation » ou une ratification
des gouvernés128. Par voie de conséquence, le Gouvernement provisoire de la
République française ne jouit pas de statut stable similaire à celui d’un gouvernant en
août 1944, bien qu’il bénéficie d’une certaine reconnaissance des Etats alliés. Rappelons
ici que le gouvernement du régime de Vichy ne peut pas bénéficier de son côté du statut
de gouvernement de fait, mais reste en principe le gouvernement de jure privé
temporairement de ses compétences en temps de guerre et en particulier d’occupation129.
Le pouvoir de facto est dès lors passé entre les mains de l’occupant qui exerce encore en
août 1944 sa puissance de contrainte et entre celles du Gouvernement provisoire de la
République française sur les territoires qu’il contrôle effectivement130. L’affrontement entre
les deux entités révèle de ce fait la fragilité de leurs positions respectives.
Cette conception dualiste transitoire des pouvoirs locaux, ressemblant à des systèmes
fédéralistes, nous paraît en profonde rupture avec la conception française désormais
établie d’un pouvoir centralisé et ne peut satisfaire ni le Gouvernement provisoire de la
127
Le gouvernement de fait est le gouvernement qui a autorité sur un territoire en contradiction
avec la Constitution en vigueur : Gemma Scipione, "Les gouvernements de fait", Recueil des
cours à l’Académie de droit international de La Haye, t. 4, 1924, III, p. 307.
128
« Les actes accomplis pendant la période de gouvernement de fait […] reçoivent des
circonstances elles-mêmes une valeur juridique, au moins dans de certaines limites » : in
Georges Scelle, "Théorie et pratique de la fonction exécutive en droit international", op. cit.,
pp. 108-109. Après la Commune de Paris, la Cour de Cassation a elle-même défini qu’« en
droit, le gouvernement légal qui triomphe d’une insurrection est seul investi du droit de
reconnaître ou d’annuler, autant qu’il le jugera utile pour le bien public, les actes accomplis
par les insurgés » : Cass. Req., Affaire S., 27 novembre 1872, Recueil périodique et critique
mensuel Dalloz, 1873, I, p. 203.
129
Contrairement à l’interprétation d’Emmanuel Cartier, qui comprend le gouvernement de
Vichy comme un « gouvernement de fait légitime local » à mesure que les autorités du
Gouvernement provisoire de la république française prennent possession du territoire. Il
relève même que ces dernières deviennent dès lors un « gouvernement de fait général » in
Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France (1940-1945), op. cit., p. 216.
130
Hersch Lauterpacht, "De Facto Recognition, Withdrawal of Recognition, and Conditional
Recognition", British Yearbook of International Law, n°22, 1945, p. 171 ; du même auteur,
"Recognition of Governments : I", Columbia Law Review, vol. 45, n°6, novembre 1945,
pp. 825ss.
43
République française, ni le gouvernement du régime de Vichy. En outre, d’autres critères,
nécessaires pour que la reconnaissance de jure de l’autorité de fait soit pleine et entière,
ne sont pas encore remplis en août 1944. Seulement si ces conditions, c’est-à-dire
l’acceptation du nouveau régime par la majeure partie de la population et la volonté de
respecter les engagements internationaux, se réalisent, la reconnaissance de jure pourra
être accordée. Dans le cas contraire, il faut entendre la reconnaissance de facto comme
une reconnaissance limitée qui devrait à terme être retirée131. Aussi peut-on comprendre
que la reconnaissance de facto est autant une consécration qu’une menace
conditionnelle puisqu’elle est relative à un état qui devrait prendre fin. En l’occurrence, il
s’agit donc d’un véritable cas-limite de la reconnaissance de pouvoir de facto, car il y a
lieu d’appréhender les entités qui occupent une zone territoriale et s’y font obéir comme
en possession d’une compétence similaire à une occupatio bellica sur le plan
international132.
Quant à la question de la revendication de légitimité de l’autorité de fait, si elle reste
importante au niveau symbolique, elle a perdu sa pertinence entre-deux-guerres.
Pourtant, elle a été dans le passé une condition nécessaire à la qualification de la guerre
civile en reconnaissant l’autorité installée de facto, permettant à terme celle de sa
reconnaissance de gouvernement de jure133. Toutefois, ce critère de revendication de
légitimité est abandonné après la Première Guerre mondiale. Dans cette période pendant
laquelle, en Europe et ailleurs, des systèmes de gouvernement autoritaires s’instaurent
tout en respectant scrupuleusement les procédures légales voire démocratiques, le
standard de reconnaissance de gouvernement en droit international devient celui de
l’effectivité du pouvoir, concurremment avec un degré suffisant de stabilité et de
131
Hersch Lauterpacht, "De Facto Recognition, Withdrawal of Recognition, and Conditional
Recognition", op. cit., p. 171.
132
Georges Scelle, "Théorie et pratique de la fonction exécutive en droit international", op. cit.,
p. 117.
133
Cette revendication devait être présente au préalable (l’entité ayant comme objectif d’être
reconnue comme légitime en droit international), mais aussi a posteriori, comme
sanctionnée par le droit positif (l’entité ayant été légitimée en droit interne). Rappelons que
ème
République avait lui-même connu l’obstacle de cette condition
le gouvernement de la III
de légitimation : en effet, lorsque le Gouvernement provisoire de la République française
nouvellement proclamé le 4 septembre 1870 avait cherché à être reconnu par les Etats tiers,
la Grande-Bretagne lui avait opposé de n’avoir aucune sanction légale tant qu'il n'avait pas
été élu par l'Assemblée Constitutive, même si la Suisse suivant les Etats-Unis s’était
empressée de reconnaître le nouveau régime ; « La Suisse a toujours reconnu le droit de
libre constitution des peuples. La France s’étant constituée en République aux acclamations
du pays tout entier, le Conseil Fédéral n’hésite pas un instant à appliquer ce principe au
nouveau Gouvernement de la France. » : in Le Ministre de Suisse à Paris, J. C. Kern au
Conseil fédéral du 9 septembre 1870, in Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 2
(1866-1872), n°287.
44
perspective raisonnable de permanence et non plus, principalement, la volonté de
respecter les obligations internationales de l’Etat ou la légitimité de son origine134. Comme
l’exprime le juriste Luis A. Podestà Costa :
« Dans le droit public international moderne, le concept de la légitimité a
été remplacé par celui de l’effectivité du gouvernement à l’effet de subsister
et d’accomplir comme tels les ordres de la nation et les devoirs de la vie
commune internationale. Le gouvernement de facto est une autorité de fait
qui émane expressément de la volonté nationale, quelle que soit la forme
dans laquelle celle-ci se sera manifestée. »135
En conséquence, c’est conformément au seul test d'efficacité que le Comité français de
libération nationale, formellement fondé à Alger le 3 juin 1943136, est reconnu par les
Etats-Unis et la Grande-Bretagne en août 1943 comme administrateur de territoires
reconnaissant son autorité137. Il n’est ainsi pas reconnu comme l’unique gouvernement
provisoire de l’Etat français et ceci malgré le nom de Gouvernement provisoire de la
République française qu’il utilise dès avant la libération du territoire138. La revendication
de légitimité reste donc un argument politique pour le Gouvernement provisoire de la
134
Hersch Lauterpacht, "Recognition of Governments : II. The Legal Nature of Recognition and
the Procedure of Recognition", op. cit., p. 37 ; Georges Scelle, "Chronique des faits
internationaux : Mexique", Revue générale de droit international public, n°21, 1914, pp. 117132. C’est ainsi qu’en 1938 les Etats-Unis reconnaissent de jure le gouvernement
révolutionnaire de l’Equateur sur le fondement qu’il semble « apparemment fermement
établi », les changements internes ne produisant pas d’effet dans les relations diplomatiques
entre Etats (Hersch Lauterpacht, "Recognition of Governments : I", op. cit., pp. 858). Il n'y a,
de même, aucune référence au consentement de la majorité de la population quand en
1939, à la fin de la guerre civile espagnole, la Grande-Bretagne reconnaît de jure le
gouvernement nationaliste de Franco : le consentement formel de la population à
l’établissement et à l’autorité d’un gouvernement devient, entre les deux guerres, implicite
voire ambigu (Ibid, pp. 860-861).
135
Luis A. Podestà Costa, "Règles à suivre pour la reconnaissance d'un gouvernement de facto
par des états étrangers", Revue générale de droit international public, n°29, 1922, pp. 52ss.
136
« Le comité est le pouvoir central français […] il exerce la souveraineté française […] il
assume la gestion de la défense de tous les intérêts français dans le monde […] jusqu’à ce
que le comité ait pu remettre ses pouvoirs au futur Gouvernement provisoire de la
République française de la République, il s’engage à rétablir toutes les libertés françaises,
les lois de la République, le régime républicain et à détruire entièrement le régime
d’arbitraire et de pouvoir personnel imposé aujourd’hui au pays » : in Charles de Gaulle,
Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., pp. 370ss.
137
Departement of State Bulletin, vol. 9, n°218, 28 août 1943 reproduit in International Law
Studies series U.S. Naval War College, 1943, p. 74 ; voir de même Alfred Vagts, "Military
Command and Military Government", Political Science Quarterly, vol. 59, n°2, juin 1944, p.
250.
138
Voir les débats à l’Assemblée consultative provisoire du 15 mai 1944, Journal officiel de la
er
République française, 1 juin 1944 ; Ordonnance transformant le Comité français de
libération nationale en Gouvernement provisoire de la République française du 3 juin 1944 ;
cf. Documents des Foreign Relations of the United States (FRUS), United States
Department of State Foreign Relations of the United States diplomatic papers, 1944. The
British Commonwealth and Europe, U.S. Government Printing Office, 1944, col. 3,
pp. 685ss.
45
République française. Cette référence est laissée temporairement de côté par les grandes
puissances alliées. Or, celles-ci auraient dû rester attentives à concilier le droit
fondamental de chaque Etat à déterminer sa propre forme de gouvernement et le droit
des autres Etats individuellement comme de la communauté des Etats vue comme un
ensemble de pouvoir être lié à des gouvernements responsables qui représentent la
volonté de leur population et non d’un groupe minoritaire139.
2.
La reconnaissance de belligérance des forces du Gouvernement provisoire et ses
conséquences
Il est à noter que, malgré la convention d’armistice qui considère les troupes armées
françaises comme des francs-tireurs non protégés par le droit de la guerre140 et le fait que
le Comité français de libération nationale et ses formes ultérieures n’ont jamais été
reconnus par les puissances de l’Axe comme combattant légitime141, le Comité
International de la Croix Rouge obtient pendant toutes les hostilités que, sur le terrain,
ceux qui luttent « aux côtés d’un État reconnu par l’ennemi comme belligérant régulier »
obtiennent le statut de prisonniers de guerre142. Afin de comprendre comment la
reconnaissance de belligérance s’est construite, nous allons en présenter le principe (a)
avant d’en présenter la pratique par les Alliés anglo-saxons (b). Ensuite, nous mettrons en
évidence la manière dont l’ambiguïté de la reconnaissance a été utilisée par d’autres
Etats parties au conflit pour anticiper la reconnaissance de gouvernement de facto du
139
D’après les débats relatifs à la Résolution du Comité de Défense Nationale, prise à
Montevideo le 24 décembre 1943 : voir Charles G. Fenwick, "The Recognition of New
Governments Instituted by Force", The American Journal of International Law, vol. 38, n°3,
juillet 1944, p. 452.
140
Lester Nurick et Roger W. Barrett, "Legality of Guerrilla Forces Under the Laws of War", The
American Journal of International Law, vol. 40, n°3, juillet 1946, pp. 580ss. : l’article conclut
que la doctrine n’est pas uniforme au sujet de la nature précise des forces combattantes de
guérillas ; Richard R. Baxter, "So-called “Unprivileged Belligerency” : Spies, Guerrillas, and
Saboteurs", British Yearbook of International Law, n°28, 1951, pp. 333ss.
Le texte de l’armistice est le suivant : « Le Gouvernement français interdira aux
ressortissants français de combattre contre l'Allemagne au service d'États avec lesquels
l'Allemagne se trouve encore en guerre. Les ressortissants français qui ne se
conformeraient pas à cette prescription seront traités par les troupes allemandes comme
francs-tireurs » : in article 10 al. 3, Ministère des affaires étrangères, Documents
diplomatiques français, Les armistices de juin 1940. Bruxelles [etc.] : Peter Lang, 2003,
n°69.
141
Eugène Martres, "Points de vue allemands sur Résistance et Maquis", in François Marcot
[Dir.], La Résistance et les Français: lutte armée et maquis : actes du colloque international
de Besançon 15-17 juin 1995. France : Presses Universitaires de Franche-Comté, 1996, vol.
617, pp. 193-194.
142
Jean Pictet [Dir.], Commentaire de la Troisième convention de Genève relative au traitement
des prisonniers de guerre. Genève : Comité International de la Croix-Rouge, 1958, p. 70.
46
Gouvernement provisoire de la République française et comment cette vision s’est
imposée (c), tout en soulignant enfin que la Résistance n’a jamais pu accéder à une
reconnaissance pleine et entière et par voie de conséquence à une protection
internationale de plein droit (d).
2 – a Liminaires sur la reconnaissance de belligérance
Tout d’abord, il convient de souligner la possible confusion qui provient du fait que « la
reconnaissance de belligérance » a parfois été désignée « reconnaissance de facto »
parce qu’il y a, ex hypothesi, reconnaissance de personnes se comportant de facto
comme des belligérants et de ce fait comme détenant quelques attributs de structure de
l'État143. Or, comme nous l’avons précisé, il est admis que dans le cas d'une guerre civile
ou d’une guerre de sécession, il est contraire au droit international de l’époque d’accorder
la reconnaissance pleine à la partie qui s’oppose au gouvernement en place. En effet, la
reconnaissance de facto est, et c’est une tautologie, fondée sur un fait, non pas sur une
spéculation de réussite des insurgés. De là, la crainte des reconnaissances
prématurées144 : tant que la question n'a pas été réglée définitivement en faveur du parti
indocile, la reconnaissance est considérée comme hâtive et de ce fait illégale145. En
d’autres termes, jusqu'à ce que l’une des parties s’impose et que l'on puisse
raisonnablement s'attendre à ce que sa position soit solide et permanente, ceux qui
s’opposent aux institutions en place restent légalement soumis au gouvernement de l'Etat
qu’ils cherchent justement à combattre146.
Pour savoir en quoi consiste la reconnaissance de belligérance, il convient de se référer
au Règlement de l’institut de droit international concernant les conflits armés non
143
Thomas Baty, "So-Called « De Facto » Recognition", op. cit., pp. 470ss.
144
Hersch Lauterpacht, "Recognition of Insurgents as De Facto Government", The Modern Law
Review, vol. 3, n°1, juin 1939, pp. 6ss. ; Hersch Lauterpacht, "Recognition of Governments :
I", op. cit., pp. 22ss. ; « La reconnaissance, pas seulement de la possession par intérim,
mais de l’indépendance définitive d’un peuple en insurrection illégitime ou de celle d’un
usurpateur, serait un outrage fait au souverain légitime, tant qu'il n'a pas renoncé ou qu'il ne
doit être censé avoir renoncé à ses droits de souveraineté » : in Jean-Louis Klüber, Droit des
gens moderne de l’Europe. Tome 1. Paris : Aillaud, 1831, paragr. 23.
145
Cette reconnaissance prématurée, qui préjuge du dénouement de la guerre civile, constitue
un abus du pouvoir de reconnaissance aux yeux de Hersch Lauterpacht, "Recognition of
Governments : I", op. cit., p. 823.
146
William Hall, A Treatise on International Law, op. cit., p. 105.
47
internationaux dits mouvements insurrectionnels ou guerres civiles de 1900147. Celui-ci
opère, d’une part, une distinction entre insurgés et belligérants et pose, d’autre part, le
principe de non-intervention dans une guerre civile148. Ainsi, selon son article 8, une partie
révoltée doit, pour être reconnue comme belligérante par les Etats tiers, contrôler une
partie du territoire national, agir comme un gouvernement souverain sur celui-ci et mener
des combats dans le strict respect de la discipline militaire et du droit de la guerre. En
d’autres termes, tant qu’elle n’est qu’insurgée, elle ne dispose d’aucun droit reconnu en
droit international malgré la lutte sur le terrain contre l’autorité instituée. Cependant, dès
qu’elle est reconnue explicitement voire implicitement comme belligérante, c’est-à-dire
dès qu’elle a acquis une certaine stature et qu’elle est mise en place, elle devient sujet de
droit et de devoir international et les Etats tiers peuvent à ce moment-là s’impliquer dans
le conflit.
La reconnaissance est envisageable, cependant est-elle pour autant due ? Pour une
partie de la doctrine, elle ne va pas de soi et n’est pas non plus un droit pour les
insurgés149. D’aucuns insistent toutefois sur la gravité de la situation et soutiennent qu’il
n’y a pas de demi-reconnaissance, toute reconnaissance devant être claire et complète
puisque le droit international ne reconnaît aucun état de « chrysalide » ; d’après ce point
de vue strict, si l’entité concurrente au gouvernement institué n'a pas complètement
remplacé le gouvernement précédent, elle ne doit pas être reconnue du tout, mais si elle
l'a complètement remplacé elle constitue de ce fait un gouvernement comme tous les
autres150. Selon cette opinion, la reconnaissance de belligérance de la part d’Etats tiers
implique par conséquent un pas, sinon tout à fait définitif tout au moins non-équivoque, en
faveur de la reconnaissance de la guerre civile dans un Etat donné. En état de cause,
pour une autre partie de la doctrine suivant Georges Scelle, la reconnaissance de
belligérance des Etats tiers serait due car elle serait une compétence liée qui « ne pourrait
être refusée que si les insurgés, par leur conduite ou par leurs déclarations, répudiaient
les normes générales du droit des gens, se mettaient eux-mêmes hors de la communauté
147
Règlement sur les Droits et devoirs des Puissances étrangères, au cas de mouvement
insurrectionnel, envers les gouvernements établis et reconnus qui sont aux prises avec
l’insurrection, Institut de droit international, rapporteurs : Arthur Desjardins et Marquis de
Olivart, session de Neuchâtel, Annuaire de l’Institut de droit international, 1900, vol. 18,
p. 229.
148
Pour Louis Erasme Le Fur, ce dernier principe prévaut autant que celui de la neutralité face
à une guerre entre Etats : voir Louis Erasme Le Fur, La Guerre d’Espagne et le droit. Paris :
éd. internationales, 1938, pp. 33ss.
149
Vernon O’Rourke, "Recognition of Belligerency and the Spanish War", The American Journal
of International Law, vol. 31, n°3, juillet 1937, p. 402.
150
Thomas Baty, "So-Called « De Facto » Recognition", op. cit., p. 470.
48
internationale »151. En l’absence de traces écrites, nous nous permettons d’interpréter le
silence de la quasi-totalité des Etats tiers face aux rebelles en Espagne en 1936 comme
un refus de reconnaissance motivé par ces mêmes justifications. Effectivement, hormis
l’Italie et l’Allemagne qui ont reconnu le gouvernement révolutionnaire en novembre
1936152, la majorité des grandes nations ne leur reconnaissent pas le statut de
belligérants153 et ce jusqu’au 27 février 1939 où la France reconnaît le régime franquiste
de jure. La conduite inadéquate des insurgés ne leur aurait, par conséquent, pas permis
d’être reconnus préalablement.
C’est aussi parce que les gains de la reconnaissance de belligérance sont inégaux que
son usage s’est révélé de plus en plus limité. En effet, la reconnaissance de belligérance
de la part d’Etats tiers ne confère pas seulement aux insurgés les droits de belligérance :
elle les confère en même temps au gouvernement légitime154. Si un tel statut attribue à
l’autorité insurgée une autorité morale, pour le gouvernement établi au contraire, il met en
évidence que ce dernier est contesté et n’a pas la puissance de rétablir l’ordre public. En
outre, les Etats tiers sont en mesure de saper l'indépendance des Etats en œuvrant à
paralyser les efforts que ces derniers entreprennent pour réprimer une révolte155.
Quant à la teneur de l’implication des Etats tiers, la doctrine est unanime sur le principe
que leur gouvernement se doit d’adopter une stricte neutralité et de s’abstenir de toute
participation active à la lutte : en principe, un secours d’ordre militaire est interdit en droit
international156. Cependant, ils peuvent intervenir de diverses manières, comme accueillir
des réfugiés sur leur territoire et, pour des raisons pratiques, entretenir des liens avec une
autorité insurgée sans pour autant que cela implique une reconnaissance de facto de
cette dernière entité. Il n'y a, dès lors, aucune objection légale au maintien des canaux
normaux de communication avec une autorité qui s'est établie dans une partie
151
Georges Scelle, "Théorie et pratique de la fonction exécutive en droit international", op. cit.,
pp. 117ss.
152
New-York Times, 19 novembre 1936, p. 1.
153
Vernon O’Rourke, "Recognition of Belligerency and the Spanish War", The American Journal
of International Law, vol. 31, n°3, juillet 1937, p. 399.
154
Hans Wehberg, "La guerre civile et le droit international", op. cit., p. 85.
155
Voir sur ce dernier aspect l’opinion du rapporteur Arthur Desjardins in Annuaire de l’Institut
de droit international, vol. 17, 1898, p. 76.
156
« Toute intervention dans une guerre civile constitue une atteinte au droit des peuples de
régler eux-mêmes leurs propres affaires avec une entière indépendance. Le fait que l'une
des parties sollicite l'intervention n'est nullement de nature à la rendre légitime, alors même
que la demande émanerait du gouvernement établi. » : in Carlos Wiesse, Le droit
international appliqué aux guerres civiles. Lausanne : B. Benda, 1898, p. 86.
49
considérable du territoire du pays concerné et dont les activités, notamment marchandes,
affectent les intérêts d'Etats étrangers. Dans le pays déchiré par une guerre civile, nul ne
peut contester qu’il y ait deux autorités effectives ; néanmoins, on ne peut identifier le
maintien régularisé de relations diplomatiques et commerciales avec un processus
significatif de reconnaissance157. En réalité, plus encore que la reconnaissance d’un
gouvernement de facto, la reconnaissance de belligérance est surtout celle de l’existence
de la guerre civile158. Le gouvernement de facto local ne possède pas de personnalité
internationale comme s’il était gouvernement de jure. Pourtant, par le biais de la
reconnaissance de belligérance, il acquiert une subjectivité internationale limitée et
transitoire, pour autant qu’il poursuive la lutte159.
2 – b La reconnaissance anglo-saxonne de belligérance
Concrètement, dès le 27 juin 1940, Winston Churchill reconnaît Charles de Gaulle comme
« chef des Français libres »160, avant que ce dernier ne se proclame « chef de la France
Libre » puis « gérant provisoire des intérêts de la nation », à Brazzaville161. Le 7 août
1940, la Grande-Bretagne reconnaît plus précisément la France Libre comme seule
organisation qualifiée pour représenter la France en guerre dans un accord fondateur
Churchill – de Gaulle signé par René Cassin et William Strang162. Cet accord permet la
création d’une force navale, de terre et aérienne sous le commandement des forces
157
Hersch Lauterpacht, " Implied recognition", British Yearbook of International Law, n°21,
1944, p. 147.
158
Herbert Arthur Smith, "Some Problems of the Spanish Civil War", British Yearbook of
International Law, n°18, 1937, p. 18.
159
Cezary Berezowski, "Les sujets non souverains de caractère transitoire – 1. Des guerres
civiles", op. cit., pp. 45ss.
160
Winston Churchill interpelle Charles de Gaulle le 13 juin 1940 en le nommant en français
« l’homme du destin » et le considère même, le 16 juin 1940, comme le « Connétable de
France » : in Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale. t. 2 :
L’Heure tragique, vol. 1 - La Chute de la France mai – décembre 1940, op. cit., p. 192 et
p. 226. Voir également La reconnaissance du général de Gaulle par le Gouvernement
britannique, 27 juin 1940, Bulletin officiel des Forces Françaises Libres, n°1, 15 août 1940,
p. 1.
161
Accord du 7 août 1940, Bulletin officiel des Forces Françaises Libres n°1 du 15 août 1940,
p. 2. La France Libre comme « gérante inébranlable » des intérêts de la France se
transformera en France combattante pour intégrer tous les combattants en France
métropolitaine et dans l’Empire : in Charles de Gaulle, Mémoires. ch.1 : L’Appel, op. cit.,
p. 218. A relever toutefois que la Grande-Bretagne ne refuse pas pour autant de rompre ses
relations diplomatiques avec Vichy : voir Pierre Queuille, Histoire diplomatique de Vichy :
Pétain diplomate. Paris : Albatros, 1976, pp. 9ss.
162
Bulletin officiel des Forces Françaises Libres, n°1, Londres, 15 août 1940 ; Charles de
Gaulle, Mémoires. ch.1 : L’Appel, op. cit., p. 167.
50
britanniques163 et d’une administration française distincte164. « Charte de la France Libre »
pour Cassin165, les accords du 7 août 1940 ont une portée politique, symbolique et
diplomatique sous la tutelle militaire et juridique britannique et sont ainsi une première
étape de reconnaissance de belligérance166.
Dès lors, les différentes structures successives de la France Libre (le Comité national de
la France Combattante en 1942, puis le Comité français de libération nationale en 1943 et
enfin le Gouvernement provisoire de la République française avant le débarquement de
1944) acquièrent une personnalité internationale temporaire167. En effet, à partir du
moment où, dès le 10 septembre 1941, la Grande-Bretagne reconnaît en Charles de
Gaulle le chef de tous les Français libres où qu’ils soient168, elle peut, 16 jours plus tard,
considérer le Comité national français169 comme représentant de tous les Français libres
soutenant la cause des Alliés. L’expression met un point d’orgue à la reconnaissance de
belligérance : elle permet aux Alliés d’être en mesure de demander l’assistance de la
France Libre, notamment d’un point de vue militaire, dans leur effort de guerre. C’est ainsi
qu’il nous faut interpréter la position du gouvernement des Etats-Unis quand, les 11 et 24
novembre 1941, il annonce que la défense des territoires français sous le contrôle des
er
163
Selon le mémorandum d’accord du 1 juillet 1940 annexé aux échanges de lettres du 7
juillet 1940 entre Winston Churchill et Charles de Gaulle : Great Britain, Treaty Series,
France n°2, 1940, Cmd. 6220.
164
Minute by R. M. Makins, Archives nationales de Grande-Bretagne, Londres, FO
371/26451/C6163/G, 7 juin 1941.
165
René Cassin, Les Hommes partis de rien : le réveil de la France abattue (1940-41). Paris :
Plon, 1974, pp. 105-116
166
Selon les termes du Règlement sur les Droits et devoirs des Puissances étrangères, au cas
de mouvement insurrectionnel, envers les gouvernements établis et reconnus qui sont aux
prises avec l’insurrection, Institut de droit international, rapporteurs : Arthur Desjardins et
Marquis de Olivart, session de Neuchâtel, Annuaire de l’Institut de droit international, op. cit.,
p. 229. Voir aussi Hersch Lauterpacht, Recognition in International Law. Cambridge
University Press, 1947, p. 175 et du même auteur, "Recognition of Governments : I", op. cit.,
p. 864 et "Recognition of Governments : II. The Legal Nature of Recognition and the
Procedure of Recognition", op. cit., pp. 52ss.
167
Il s’agit d’une reconnaissance de belligérance qui attribue une personnalité juridique
internationale à l’entité contrôlant de facto une partie du territoire s’y comportant comme un
gouvernement régulier. Au sujet du statut des belligérants en droit international à l’aube de
la Deuxième Guerre mondiale, voir en particulier Cezary Berezowsky, "Les sujets non
souverains de caractère transitoire – 1. Des guerres civiles", op. cit., pp. 27ss.
168
Anthony Eden, 10 septembre 1941 devant le Parlement, Parliamentary Debates : Official
Report n°374, 1940-1941 (House of Commons), p. 159.
169
Parliamentary Debates : Official Report n°376, 1940-1941 (House of Commons), p. 727 - A
l’occasion de la Première puis de la Deuxième Guerre mondiale, le droit voit apparaître en
effet de nouvelles entités : les Comités nationaux. A l’instar du Comité national tchèque et
du Comité national polonais, établis en France, le Comité national français s’installe à
Londres en 1941.
51
forces des Français Libres est vitale pour la défense des Etats-Unis170. La
reconnaissance de belligérance se révèle donc être un élément de stratégie militaire des
Alliés anglo-saxons. On comprend aisément que, le 9 juillet 1942, le gouvernement des
Etats-Unis reconnaisse « la contribution du général de Gaulle et les efforts du Comité
national français afin de maintenir vivant l’esprit traditionnel de la France et de ses
institutions, percevant le Comité national français comme symbole de la résistance
française contre l’Axe »171, tout en précisant prudemment que, pour les États-Unis comme
pour la Grande-Bretagne, le destin et l’organisation politique de la France doivent être
déterminés par l’expression de l’opinion de la majorité des Français sans aucune forme
de coercition et que les Etats-Unis, poursuivant des objectifs militaires communs,
continueront à traiter avec les Français Libres sur les territoires que ces derniers
contrôlent effectivement, portant assistance aux forces militaires et navales, sans préjuger
de la légitimité de la représentation de la France Libre pour l’Etat français conformément
au principe d’efficacité172.
Les Etats-Unis conservent cette attitude mesurée173 quand ils déclarent, le 26 août 1943,
uniquement considérer le Comité français de libération nationale comme administrateur
des territoires d’Outre-mer qui reconnaissent son autorité, en lui soumettant la condition
170
« For the purposes of implementing the authority conferred upon you as Lend-Lease
Administrator by Executive Order n°8926, dated Oct. 28, 1941, and in order to enable you to
arrange for lend-lease aid to the French Volunteer Forces (Free French) by way of retransfer
from His Majesty's Government in the United Kingdom or their allies, I hereby find that the
defence of any French territory under the control of the French Volunteer Forces (Free
French) is vital to the defence of the United States. » : in Times, Nov. 25, 1941, p. 1 ; U.S.
Department of State, Publication 1983, Peace and War: United States Foreign Policy, 19311941. Washington, D.C.: U.S., Government Printing Office, 1943, pp. 98-117.
171
Departement of State Bulletin, vol. 7, n°159, 11 juillet 1942 reproduit in Naval War College
(US), International Law Studies series U.S. Naval War College. Newport : Naval War
College, 1942, pp. 160-161 ; Communiqué du Gouvernement des Etats-Unis publié à
Washington le 9 juillet 1942, reproduit in Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre. t. 2 :
L’Unité, documents. Paris : Plon, 1956, pp. 337-339.
172
Charles de Gaulle remarque en 1944 qu’« il est avantageux [aux yeux de la GrandeBretagne] que la souveraineté française demeure quelque peu nébuleuse. » : in Charles de
Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 451.
173
Pour une étude plus nuancée des attitudes des protagonistes nord-américains, voir Chantal
Morelle et Maurice Vaïsse, "La reconnaissance internationale : des enjeux contradictoires" in
Fondation Charles de Gaulle, Le rétablissement de la légalité républicaine (1944) : actes du
Colloque de Bayeux des 6, 7 et 8 octobre 1994, op. cit., pp. 855-878.
52
qu’il doive continuer à se soumettre aux exigences militaires des commandants alliés174.
La Grande-Bretagne adopte le même jour ce modèle175. Depuis le ralliement des Antilles
au Comité français de libération nationale176, les évènements militaires s’accélèrent
assurément : le 25 juin 1943, Benito Mussolini est arrêté et du 10 au 17 août, les Alliés
débarquent en Sicile. Le Comité français de libération nationale n’est pas invité lors de la
cérémonie de signature de l’armistice de l’Italie (dit de Cassibile) du 8 septembre 1943
auprès des Alliés souverains177. En effet, bien que, fin 1943, quarante Etats (dont les
gouvernements des Etats en exil : la Norvège, la Grèce, la Pologne, le Chili et la
Belgique) reconnaissent le Comité français de libération nationale comme l’autorité de fait
menant la guerre au nom de la France et des Français178, le Comité n’est toujours pas
l’égal des gouvernements tiers. De même, le Gouvernement provisoire de la République
française qui le remplace n’est pas considéré comme belligérant régulier au sens du droit
international au même titre que les représentants d’Etat, c’est-à-dire qu’il ne bénéficie pas
d’une reconnaissance internationale comme gouvernement de jure malgré le succès de
son initiative. A peine est-il reconnu comme autorité locale de facto sur certaines parties
174
« Cette déclaration ne constitue pas de reconnaissance d'un gouvernement de France ou de
l'Empire français par le Gouvernement des États-Unis. Il constitue véritablement la
reconnaissance du Comité français de libération nationale comme fonctionnant dans des
limitations spécifiques pendant la guerre. Plus tard le peuple de la France, librement et sans
entrave, continuera en temps utile à choisir son propre gouvernement et ses propres
représentants officiels pour l'administrer. » [notre traduction] : in Departement of State
Bulletin, vol. 9, n°218, 28 août 1943 reproduit in Naval War College (US), International Law
Studies series U.S. Naval War College. Newport : Naval War College, 1943, p. 74 ; voir de
même Alfred Vagts, "Military Command and Military Government", op. cit., p. 250.
175
« Aux yeux de la Grande-Bretagne, le Comité est l’organisme qualifié pour exercer la
conduite de l’effort français dans la guerre » : in Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 :
L’Unité, op. cit., p. 400.
176
« Le ralliement des Antilles achevait l’accomplissement d’un grand dessein national, entrevu
ème
République, adopté par la
au cours du désastre par le dernier gouvernement de la III
France Libre immédiatement après les « armistices » et, depuis lors, poursuivi coûte que
coûte, mais auquel les gouvernants de Vichy, répondant, consciemment ou non, aux
intentions de l’ennemi, s’étaient opposés sans relâche. Sauf l’Indochine, que le Japon tenait
à sa merci, toutes les terres de l’Empire avaient maintenant repris la guerre pour la libération
de la France. » : in Ibid., p. 393.
177
Ruggero Zangrandi, 1943 : 25 luglio - 8 settembre. Milan : Feltrinelli, 1964, p. 1183 ; « Tout
en constatant volontiers notre redressement, tout en s’entendant avec nous lorsque cela est
utile, Washington affectera, aussi longtemps que possible, de considérer la France comme
une jachère et le gouvernement de Gaulle comme un accident incommode, auquel n’est pas
dû, en somme, ce que l’on doit à un Etat. » : in Albert N. Garland et al., Sicily and the
surrender of Italy. Washington : Office of the chief of military history Department of the Army,
1965, pp. 450ss.
178
André Kaspi et Ralph Schor, La Deuxième Guerre mondiale : chronologie commentée.
Bruxelles : Complexe, 1995, p. 371.
53
du territoire français179, malgré l’ambiguïté de cette terminologie, en contradiction
notamment avec la tradition du pouvoir français centralisé. Suivant les intérêts de leur
objectif stratégique militaire, les Alliés anglo-saxons reconnaissent donc ses diverses
formes sans jamais toutefois être nettement explicites quant à la nature juridique exacte
de leur reconnaissance.
Néanmoins, nous pouvons observer que le Gouvernement provisoire de la République
française bénéficie implicitement et très rapidement d’une personnalité juridique
internationale avec des droits d’un pouvoir souverain sur le plan militaire180 ainsi que
d’autres attributs particulièrement étendus tels un régime d’immunité diplomatique et des
invitations à se faire représenter lors de certaines conférences interalliées181. Il obtient
ipso facto un statut partiel de belligérant.
A l’appui de cette interprétation, nous pouvons faire appel au Règlement concernant les
lois et coutumes de la guerre sur terre182, dans lequel la qualité de belligérant est
reconnue aux milices et aux corps de volontaires réunissant quatre conditions : avoir à
leur tête un commandement clairement identifié et responsable, disposer d’un signe
179
Depuis 1942, les Etats-Unis précisent que « c’est avec les autorités françaises qui ont le
contrôle effectif des territoires français dans le Pacifique que ce gouvernement a traité et
continuera de traiter sur la base de leur administration présente des territoires en question.
Ce gouvernement reconnaît en particulier que les îles françaises dans cette zone sont sous
le contrôle effectif du Comité national français établi à Londres, et les autorités des ÉtatsUnis coopèrent pour la défense de ces îles avec les autorités établies par le Comité national
français et avec nulle autre autorité française. » : Lettre de Mac Vitty au Haut-Commissaire
d’Argenlieu, 25 février 1942 : Arch. nat., Papiers Thierry d’Argenlieu, 517/AP/14, cité in
Thomas Vaisset, "Une défense sous influence", Revue historique des armées, n°257, 2009,
pp. 113-114.
180
Notamment car il constitue des forces armées autonomes qui font partie intégrante du
système allié. En outre, le droit de la guerre lui a été appliqué dès 1942 quand le
gouvernement des Etats-Unis étend son système d’aide prêt-bail : voir l’ordonnance du 3
juin 1944 substituant au nom du Comité français de libération nationale celui de
Gouvernement provisoire de la République française, Journal officiel de la République
française n°47 du 8 juin 1944, p. 449. René Pleven a réussi à obtenir qu’elle serait aussi
accordée aux F.F.I. : in Des Hommes Libres, film de Daniel Rondeau et Alain Ferrari d’après
les entretiens filmés par Roger Stéphane, DVD Editions Montparnasse, 2004, DVD2, 0 : 27.
181
Maurice Flory, Le Statut international des gouvernements réfugiés et le cas de la France
Libre : 1939-1946, op. cit., p. 98. Voir de même Fritz Ernst Oppenheimer, "Governments and
Authorities in Exile", op. cit., p. 575, qui considère que l’Armée française de la Libération est
organisée et impliquée dans la guerre contre l’Axe aux côtés des Alliés. Les troupes de la
France Libre remplissent par ailleurs les conditions de la qualification de belligérants aux
termes de la Convention de La Haye de 1907.
182
Section I, chapitre 1 du Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre,
ème
Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre : cf.
annexe de la IV
ème
Conférence internationale de la Paix, La Haye 15 juin - 18 octobre 1907, Actes et
II
Documents, La Haye, 1907, vol. 1, pp. 626-637 ; voir de même Fritz Ernst Oppenheimer,
"Governments and Authorities in Exile", op. cit., p. 575.
54
distinctif fixe et reconnaissable, porter les armes ouvertement et respecter les lois et
coutumes de la guerre. Certes, l’article vise apparemment plutôt les milices et autres
corps francs. Or, l’armée française de libération, sous ses différentes appellations
précédentes, est bien une force hiérarchisée distincte, en uniforme, qui s’efforce de
respecter les règlements et coutumes militaires en vigueur et non un corps d’armée
incorporé aux autres troupes alliées. Nous insistons sur le fait que la reconnaissance de
belligérance de l’Armée française de la libération n’est pas explicite mais ne peut que se
déduire des faits et, précisément, du long bras de fer entre le Gouvernement provisoire de
la République française et les Alliés. En effet, Charles de Gaulle, ayant réussi à arracher
des « accords de débarquement », parvient à faire reconnaître l’Armée française de la
libération comme l’héritière des forces du Comité, malgré les grandes réticences
alliées183.
Les gouvernements des Etats-Unis et de Grande-Bretagne reconnaissent donc la
belligérance du Comité (et par voie de conséquence du Gouvernement provisoire de la
République française qui lui succède) sur la base qu’il est une autorité de fait sur un
territoire métropolitain de plus en plus étendu au fil de l’avancée des troupes alliées. Ce
principe d’efficacité sur le terrain de l’autorité de fait est couronné de succès dans le
courant de juillet 1944, avec l’établissement de structures civiles soumises au
Gouvernement provisoire de la République française sur le territoire métropolitain
progressivement libéré. Jusqu’à cette libération quasi-complète du territoire métropolitain
français, le Gouvernement provisoire de la République française, sous ses différentes
formes, n'a effectivement pas exercé de contrôle de la population dans son ensemble et,
à la différence des gouvernements en exil, ne peut se présenter comme garant de la
continuité
légale
en
qualité
de
successeur
constitutionnel
du
gouvernement
précédemment reconnu mais non libre car sous occupation ennemie. A partir du moment
où les forces alliées gagnent Paris et où la population accueille positivement l’action des
préfets et commissaires de la République gaulliste, les Etats-Unis, qui auparavant
n’étaient pas enclins à accorder une reconnaissance en tant que Gouvernement
183
Sur le sujet, voir Jean-Baptiste Duroselle, "Le dernier « calvaire » du général de Gaulle en
1944. Les « accords de débarquement »", Politique étrangère, n°4, 1982, pp. 1021-1033.
L’article relève que la déclaration des Etats-Unis du 12 juillet 1944 (selon laquelle le Comité
français de libération nationale est « qualifié pour exercer l'administration de la France »)
refuse sciemment de prendre acte que le Comité s’est transformé en Gouvernement
provisoire de la République française depuis lors. Le nouvel intitulé semblerait trop
prétentieux aux yeux des forces alliées.
55
provisoire de la République française légal de la France184, abandonnent leurs projets
d’A.M.G.O.T. et décident le 12 juillet 1944 de reconnaître le Comité français de libération
nationale comme « de facto l'autorité pour l'administration municipale de France »185.
Insistons toutefois sur le fait que les Etats-Unis ne se prononcent toujours pas quant au
statut de la nouvelle forme de Gouvernement provisoire de la République française, se
gardant par conséquent toute une marge de manœuvre vis-à-vis de cette structure, ne
concédant donc qu’une autorité fortement limitée au pouvoir gaulliste186.
Quant à la Suisse, déclarée neutre dans le conflit, la position de son Conseil fédéral est
fort prudente vis-à-vis des différentes formes de la France Libre. Ainsi, le chef de la
Division des affaires étrangères du Département politique fédéral, Pierre Bonna, annonce
le 17 octobre 1941 au Ministre de Suisse à Londres Walter Thurnheer que le Conseil
fédéral ne saurait « entrer en relations officielles avec le Comité national français »,
précisant que les relations officieuses peuvent continuer dans les territoires contrôlés par
le Comité français de libération nationale « par la force des choses », mais qu’« ailleurs,
et notamment à Londres », il s’agit d’« adopter une attitude compatible avec la prudente
réserve qui doit être celle du gouvernement suisse » et « éviter tout ce qui pourrait être
une cause de complication entre Berne et Vichy, où [la Suisse a] à ménager de légitimes
184
Quand, lors d’un entretien avant le débarquement début juin 1944, Eisenhower communique
à de Gaulle une proclamation pour le peuple français, de Gaulle la refuse puisqu’il n’y est
alors pas fait mention d’une « autorité française » : in Charles de Gaulle, Mémoires. Paris :
Gallimard, 2000, Chronologie, 4 juin 1944, p. CIX ; à rapprocher de la critique qu’opère de
Gaulle en 1944 du positionnement des Etats-Unis : « comment prendre au sérieux les
scrupules affichés par Washington, qui affectait de tenir à distance le général de Gaulle sous
prétexte de laisser aux Français la liberté de choisir un jour leur gouvernement et qui, en
même temps, conservait des relations officielles avec la dictature de Vichy ? » : in Charles
de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 288.
185
Jean-Baptiste Duroselle, "Le dernier « calvaire » du général de Gaulle en 1944. Les
« accords de débarquement »", op. cit., p. 1033 ; Hersch Lauterpacht, "Recognition of
Governments : II. The Legal Nature of Recognition and the Procedure of Recognition", op.
cit., pp. 59-60 ; « De la part de ces chefs [anglo-saxons], une telle attitude répondait, sans
doute, à l’utilité immédiate […]. Il leur fallait, en effet, dans leurs rapports avec de Gaulle,
surmonter une surprise à vrai dire bien compréhensible. Ce chef d’Etat, sans Constitution,
sans électeurs, sans capitale, qui parlait au nom de la France ; cet officier portant si peu
d’étoiles, dont les ministres, généraux, amiraux, gouverneurs, ambassadeurs de son pays
tenaient les ordres pour indiscutables ; ce Français, qui avait été condamné par le
gouvernement « légal », vilipendé par beaucoup de notables, combattu par une partie des
troupes et devant qui s’inclinaient les drapeaux, ne pouvait manquer d’étonner le
conformisme des militaires britanniques et américains. Je dois dire qu’ils surent passer outre
et voir la France où elle était. » : in Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit.,
pp. 525-526.
186
« […] jamais les Anglo-saxons ne consentirent à nous traiter comme des alliés véritables.
Jamais ils ne nous consultèrent, de gouvernement à gouvernement, sur aucune de leurs
dispositions. » : in Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 522.
56
susceptibilités »187. La Confédération reste sur cette position en 1943 ; si la Suisse a un
Consul à Alger, il n’en reste pas moins qu’il ne s’agit que du résultat d’un simple constat :
en Algérie s’affairent des « autorités de fait » et c’est pourquoi la Suisse y mène de
« bonnes relations de fait ». Elle ne reconnaît par conséquent pas le Comité français de
libération nationale (qu’elle nomme incidemment « le nouveau Pouvoir français d’Alger »)
et souligne que le Consul ne doit pas outrepasser ses compétences, c’est-à-dire ne pas
intervenir dans le champ de la politique diplomatique même s’il en a l’inclination188. C’est
ainsi que, en réponse à la demande adressée par le Comité français de libération
nationale à la Suisse afin que celle-ci transfère sa représentation diplomatique de Vichy à
Alger, Berne agit discrètement et prudemment, se limitant à décréter la nomination d’un
conseiller de légation à Alger avec pour mission d’assurer le contact avec les autorités
militaires interalliées en Afrique du nord, mais surtout d’assurer la représentation des
intérêts étrangers et les relations entre « les autorités civiles françaises » de libération
nationale, « ne serait-ce que par courtoisie […] toute reconnaissance de jure étant
exclue »189. Peu après, le Conseil fédéral insiste auprès de son consul à Alger et précise
que « pour raisons évidentes déjà exposées [la Suisse doit] éviter à tout prix
reconnaissance formelle ou prématurée d'un Gouvernement français dissident »190, ce qui
est exemplaire vis-à-vis du droit international en vigueur.
2 – c Le dépassement de la reconnaissance de belligérance : la reconnaissance
prématurée de gouvernement de facto
Dès sa création, certains n’hésitent pas à considérer l’organe directeur de la France Libre
non pas comme une entité en exil mais, avec le ralliement des colonies, comme « un
187
Le chef de la Division des affaires étrangères du Département politique fédéral, Pierre
Bonna, au Ministre de Suisse à Londres, Walter Thurnheer du 17 octobre 1941 : Arch. féd.,
Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°117.
188
La Division des affaires étrangères du Département politique fédéral au Consul de Suisse à
Alger, Jules Arber du 8 juin 1943, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 14
(1941-1943), n°372.
189
Procès-verbal de la séance du Conseil fédéral du 11 juin 1943, Arch. féd., Documents
diplomatiques suisses, vol. 14 (1941-1943), n°373.
190
La Division des affaires étrangères du Département politique fédéral au Consul de Suisse à
Alger, Jules Arber, annexe du 16 juillet 1943, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses,
vol. 15 (1943-1945), n°384. Le Conseil fédéral exprime quelques jours plus tard son
agacement face au coup de force tenté par les représentants civils et militaires français
d’Alger, insistant pour que la Suisse renonce à représenter « les intérêts privés de Vichy »
auprès des pays reconnaissant Alger : in Le Consul de Suisse à Alger, Jules Arber, à la
Division des affaires étrangères du Département politique fédéral du 27 juin 1943, Arch. féd.,
Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°384.
57
véritable gouvernement insurrectionnel, disposant d’une assise territoriale »191. A ce
propos, le Gouvernement provisoire de la République française s’insurge devant
l’assimilation de son mouvement à celui d’une partie insurrectionnelle en guerre civile.
Dans sa forme première dès le 1er juillet 1940, il avait bien précisé que les Forces
Françaises Libres (F.F.L.) ne combattraient jamais les troupes de Vichy192. Il refuse ainsi
de se voir qualifier comme un mouvement en sédition193, rejetant d’être présenté comme
dissident : c’est tout l’objet de la conception défendue par René Cassin qui considère le
statut légal de la France Libre comme indépendant de la légalité du gouvernement du
régime de Philippe Pétain194. L’objectif de cette vision est clair : faire reconnaître la
France
Libre
comme
détentrice
de
l’unique
légitimité,
voire
de
la
légalité
gouvernementale. Or cette position nécessite un dépassement de la reconnaissance de
belligérance afin que la France Libre, jusqu’à ce qu’elle prenne sa forme de
Gouvernement
provisoire
de
la
République
française,
soit
reconnue
comme
gouvernement de facto puis de jure.
Cette conception est soutenue par certains Etats non anglo-saxons qui cherchent à faire
reconnaître les entités gaullistes non pas comme une faction en guerre civile interne mais
comme un gouvernement de fait représentatif de la France et des Français. En effet,
l’U.R.S.S. qui avait déjà, le 28 septembre 1942, considéré la France combattante comme
« l’ensemble des citoyens et des territoires français qui, par tous les moyens en leur
pouvoir, contribuent, où qu’ils se trouvent, à la libération de la France » et le Comité
national comme « l’organe directeur de la France Combattante, ayant seul qualité pour
organiser la participation des citoyens et des territoires français à la guerre »195, va encore
191
Yves-Maxime Danan, "La nature juridique du conseil de défense de l'Empire (Brazzaville,
octobre l940) - Contribution à la Théorie des Gouvernements Insurrectionnels", Publications
de la Faculté de Droit et d'Economie d'Amiens, n°4, 1972-1973, pp. 145-149.
192
Accord du 7 août 1940, Bulletin officiel des Forces Françaises Libres, n°1 du 15 août 1940,
p. 2 ; d’autant que, sur le terrain, très peu de conflits entre formes armées françaises des
deux camps ont eu lieu, comme le souligne Olivier Wieviorka, "Guerre civile à la
française ? Le cas des années sombres", Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, n°85, janviermars 2005, pp. 5-9.
193
Hersch Lauterpacht, Recognition in International Law, op. cit., p. 270.
194
René Cassin, "Vichy or Free France ?", op. cit., p. 102 ainsi que l’Avis du Commissariat
National à la Justice, Londres le 21 juillet 1942, après H. Tahsin-Adam, "Le statut
international de la France Libre", mémoire, Paris, 1942, Service des études législatives,
Londres le 6 février 1942, in Arch. Nat., Fonds René Cassin, AN 382/AP/31, Dossier 1, p. 2.
Voir de même Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France (1940-1945), op.
cit., pp. 251ss. qui considère que la France Libre possède un statut sui generis jusqu’à sa
reconnaissance formelle par les Alliés qui n’est ni celui d’un Etat indépendant issu d’un
mouvement de dissidence, ni d’un gouvernement de fait insurrectionnel, ni d’un
gouvernement en exil.
195
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 301.
58
plus loin dans son interprétation l’année suivante. Effectivement, l’U.R.S.S. reconnaît le
Comité français de libération nationale le 26 août 1943 comme ayant seul qualité pour
coordonner la poursuite de la guerre au nom de la France196. Les gouvernements en exil
ont par ailleurs tendance à considérer le Gouvernement provisoire de la République
française comme leur égal. Le 29 septembre 1942, le Président de la Tchécoslovaquie
Edvard Beneš déclare ainsi qu’il considère le Comité national français, sous la direction
du général de Gaulle, « comme le véritable gouvernement de la France »197. Le 3
septembre 1943, Charles de Gaulle compte vingt-six Etats reconnaissant le Comité198.
Fort de ce soutien, Charles de Gaulle cherche à asseoir sa légitimité internationale à
diverses reprises. A Winston Churchill, lors d’une rencontre de Gaulle-Churchill révélant
leur différence de points de vue concernant le Levant et Madagascar, en septembre 1942,
qui lui lance : « Non, vous n’êtes pas la France. Je ne vous reconnais pas pour la France,
vous n’êtes que la France combattante », Charles de Gaulle répond habilement par
« Pourquoi discutez-vous avec moi si je ne suis pas la France ? »199. Tentant ainsi un
coup de force politique, le 19 juin 1943, Charles de Gaulle interpelle Dwight Eisenhower
en lui disant : « je suis ici […] en ma qualité de Président du gouvernement français »200,
alors même que les Etats-Unis ont tendance à nier l’existence d’une France souveraine et
la représentativité du Comité, en cette même période201.
Dès lors, Charles de Gaulle considère que « la formalité de reconnaissance n’intéress[e]
plus le gouvernement français. Ce qui lui import[e, c’est] d’être reconnu par la nation
française. Or le fait [est] acquis » et Charles de Gaulle de faire référence à la fiction
196
Le Comité « représente les intérêts de l’Etat de la République française » et il est le « seul
organisme dirigeant et le seul qualifié de tous les patriotes français en luttant contre
l’hitlérisme » : Ibid., p. 400.
197
Ibid., p. 300.
198
Ibid., p. 400.
199
« "Vous dites que vous êtes la France ! Vous n’êtes pas la France ! Je ne vous reconnais
pas comme la France ! […] La France ! Où est-elle ? Je conviens, certes, que le général de
Gaulle et ceux qui le suivent sont une partie importante et respectable de ce peuple. Mais
qui pourra, sans doute, trouver en dehors d’eux une autre autorité qui ait, elle aussi, sa
valeur." Je le coupai : "Si, à vos yeux, je ne suis pas le représentant de la France, pourquoi
et de quel droit traitez-vous avec moi de ses intérêts mondiaux ?" Churchill garda le
silence. » : in Ibid., p. 297. Ces affirmations sont à relever en contraste la phrase de Henri
Giraud qui assure en juillet 1943 devant la presse britannique : « Personne n’a le droit de
parler au nom de la France ! » : in Ibid., p. 383.
200
Ibid., p. 377.
201
Le 10 juillet 1943, Franklin Roosevelt déclare, au sujet de l’invitation donnée à Henri Giraud
(et non à Charles de Gaulle, dont ils cherchent à réduire l’influence) concernant la question
de l’armement des troupes, que ce n’est qu’une visite « d’un soldat français combattant pour
la cause des Alliés, puisque dans le moment présent la France n’existe plus. » : in Ibid.,
p. 383.
59
juridique d’une France « une et indivisible »202. C’est dans cette circonstance que le
Comité français de libération nationale devient Gouvernement provisoire de la République
française, dont de Gaulle est nommé président le 3 juin 1944. D’ailleurs, malgré le
désaccord des Etats-Unis203, le Conseil des ministres belge en exil reconnaît le Comité
français de libération nationale comme gouvernement légitime de jure de la France204 et
les autres gouvernements en exil à Londres ne tardent pas à reconnaître le
Gouvernement provisoire de la République française205. Certains gouvernements restent
quant à eux plus mesurés mais prennent néanmoins position en faveur de la France libre,
à l’instar des gouvernements hollandais206, égyptien207 et brésilien208.
A peine trois jours après le débarquement, le 6 juin 1944, débute l’offensive alliée en
Normandie. En Provence, le second débarquement a lieu le 15 août 1944. Le 14 juin
1944, Charles de Gaulle prononce son discours à Bayeux209 et l’administration du
Gouvernement provisoire de la République française est mise en place210. Le 12 juillet
1944, comme nous l’avons observé, les Etats-Unis déclarent reconnaître le Comité
comme autorité de facto pendant la période d’avancée des troupes alliées sur le territoire
français dite de libération du territoire, pour diriger les affaires civiles211. Dès lors, le
202
Ibid., p. 483.
203
Note de Anthony Eden à Lancelot Oliphant, 23 mai 1944, Archives nationales de GrandeBretagne, Londres, FO 371/38890.
204
Lettre de Spaak à Dejean du 9 juin 1944 : Académie Royale de Belgique, Documents
Diplomatiques Belges 1941-1960, t. 1, n°135, p. 343.
205
Reconnaissances belge, tchécoslovaque et luxembourgeoise : Archives diplomatiques
françaises, Guerre Londres-Alger, vol. 646, Télégramme Londres/Diplofrance du 13 juin
1944 – reconnaissances polonaise et yougoslave : Télégramme du 14 juin 1944 –
reconnaissances norvégienne et grecque : Télégrammes des 20 et 23 juin 1944. A noter
que la Grèce recule ensuite pour surseoir à sa reconnaissance, dans l’attente de la position
des Grands : Télégramme Baelen/Diplofrance des 16, 21 et 23 juin 1944 : Archives
diplomatiques françaises, Guerre Londres-Alger, vol. 648.
206
Télégramme du 20 juillet 1944 : Archives diplomatiques françaises, Guerre Londres-Alger,
vol. 649.
207
Lettre de Nahas Pacha à René Massigli du 20 juillet 1944 : Archives diplomatiques
françaises, Guerre Londres-Alger, vol. 646.
208
Télégramme Blondel (Rio)/Diplofrance du 29 juin 1944 : Archives diplomatiques françaises,
Guerre Londres-Alger, vol. 647.
209
Jean-Louis Quermonne, "Le retour de l’Etat légitime", in Françoise Decaumont [Dir.], Le
Discours de Bayeux, hier et aujourd’hui. France : Presses universitaires d’Aix-Marseille /
Paris, 1991, pp. 113ss.
210
Jean-Baptiste Duroselle, L’abîme, 1939-1945, op. cit., p. 497. Le Rapport Guizot confirme la
préparation des préfets et commissaires de la République un mois avant le débarquement
grâce à l’ordonnance du 21 avril 1944 in Rapport Guizot (Laffont), 28 mai 1944, Arch. Nat.,
AN AG2/397.
211
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut. Paris : Gallimard, 2000, p. 629.
60
Gouvernement provisoire de la République française s’affirme plus que jamais et son
positionnement ne peut qu’impressionner les observateurs internationaux. On trouve ainsi
un rapport confidentiel suisse relevant « le succès de la mission du général de Gaulle qui
se transforme visiblement d’un chef de la dissidence qu’il était jusqu’à présent en chef
d’Etat régulier » qui note qu’ « il paraît donc certain qu’il faille compter, après la libération
de la France ou d’une grande partie de ce pays, avec Charles de Gaulle et son
gouvernement comme la Puissance française déterminante »212.
Ne pouvant ni ne voulant se prétendre gouvernement d’un Etat dissident, ni
gouvernement de facto, ni gouvernement de facto insurrectionnel, ni gouvernement en
exil, le Gouvernement provisoire de la République française acquiert un statut
international sui generis, qui reconnaît son autorité fonctionnelle213.
2 – d La non-reconnaissance de la Résistance intérieure
Refusant l’occupation du territoire métropolitain, les exigences et abus de droit perpétrés
par les forces policières et militaires allemandes comme, progressivement, la répression
ainsi que la politique d’exclusion du régime de Vichy, la Résistance intérieure est une
entité diffuse qui comprend différents mouvements menant des combats par intermittence
contre l’occupant sans contrôler effectivement le territoire. Les organisations politisées,
les maquis et les autres réseaux à la mi-1944 ne sont pas des partisans isolés pratiquant
une rébellion voire une guérilla, mais bien des membres d’une structure complexe,
polymorphe et organisée dont l’action se concentre autour de sabotages, harcèlements et
autres embuscades214. Nous sommes à nouveau en présence d’un cas-limite : celui d’une
guerre civile ayant lieu dans le contexte d’une guerre internationale et engagée au sein de
celle-ci. Dans ce cas de figure, le droit international de l’époque ne considère pas ces
combattants dits intermittents qui continuent la guerre dans un territoire occupé comme
des belligérants que les lois et les coutumes de la guerre sont en mesure de protéger
212
Note de Ernst Schlatter à la Division des affaires étrangères du Département politique
fédéral de Paris, le 4 août 1944, Arch. féd., Document diplomatique non numérisé E 2200.41
1000/1691 Bd: 1a (1945).
213
Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France (1940-1945, op. cit., pp. 251ss.
214
Sur la multiplicité de la Résistance, voir : Peter Davis, France and the Second World War :
occupation, collaboration and résistance. Londres /New-York : Taylor & Francis, 2001, p. 36.
De surcroît, la Résistance est aussi composée de certains membres qui ne sont pas tous
hostiles au régime de Vichy : voir à ce sujet Denis Peschanski, « La Résistance française
face à l’hypothèque Vichy », in David Bidussa et Denis Peschanski, La France de Vichy.
Milan : Feltrinelli, 1996, pp. 3-42.
61
mais comme des rebelles de guerre215.
Le rebelle de guerre, depuis le Code américain Lieber de la Guerre Civile aux EtatsUnis216, est considéré comme illégitime et, à ce titre, n’est pas protégé en droit
international. Si l’on suit l’esprit du Code Lieber, qui alors a pris force de coutume selon la
doctrine en droit international, ceux qui se lèvent en masse ou organisent la levée en
masse contre l’occupation d’un territoire par les forces d’un Etat ennemi ne sont pas
assimilables à des insurgés, voire combattants de droit commun, mais entrent dans cette
catégorie :
« 85. - Les rebelles de guerre sont des personnes qui, à l'intérieur d'un
territoire occupé, prennent les armes contre l'armée d'occupation ou
d'invasion ou contre les autorités établies par elle. S'ils sont pris, ils
peuvent être mis à mort, qu'ils se soient soulevés spontanément, en
bandes plus ou moins nombreuses, ou à l'appel de leur propre
gouvernement expulsé. Ils ne sont pas prisonniers de guerre, et il en va de
même s'ils sont découverts avant que leur conspiration n'ait eu pour effet
un soulèvement effectif ou des violences armées. »217
Par voie de conséquence, l’Etat tiers qui soutient un rebelle de guerre entre en état de
guerre contre l’Etat concerné218. Dans le même esprit, les débats de la Conférence de
Bruxelles de 1874 ne donnent naissance à aucun consensus international afin d’assimiler
215
Richard R. Baxter, "The Duty of Obedience to the Belligerent Occupant", British Yearbook of
International Law, n°27, 1950, p. 253 ; Francis Lieber, Guerilla Parties Considered in
Reference to the Laws and Usages of War, Written at the request of Major-General Henry
W. Halleck, General-in-Chief of the Army of the United States. New York : D. van Nostrand,
1862 : Richard Shelly Hartigan, Lieber’s Code and the Law of War. Chicago : Precedent
Publishing, 1983.
216
Si le Code, qui est concrètement le règlement préparé par Francis Lieber en 1863 pendant
la Guerre Civile des Etats-Unis, n’est pas un document de droit positif de droit international,
il est pourtant considéré comme une source de droit et est notamment l’un des documents
fondamentaux auxquels les puissances européennes font référence lors de la Conférence
de Bruxelles de 1874 : Waldemar A. Solf, "Protection of Civilians against the Effects of
Hostilities under Customary International Law and under Protocol 1", American University
Journal of International Law & Policy, n°1, 1986, p. 121 ; Burrus M. Carnahan, "Lincoln,
Lieber and the Laws of War : The Origins and Limits of the Principle of Military Necessity",
The American Journal of International Law, vol. 92, n°2, avril 1998, pp. 213-231 ; Jordan J.
Paust, "War and Enemy Status after 9/11 : Attacks on the Laws of War", Yale Journal of
International Law, n°28, 2003, pp. 326ss. ; Ben Clarke, "Juridical Status of Civilian
Resistance to Foreign Occupation under the Law of Nations and Contemporary International
Law", University of Notre Dame Australia Law Review, vol. 7, 2005, pp. 1-22.
217
Richard R. Baxter, "The Duty of Obedience to the Belligerent Occupant", op. cit., p. 253 ; voir
aussi "Instructions for the Government of Armies of the United States in the Field", prepared
by Francis Lieber, LL.D., Originally Issued as General Orders n°100 by President Lincoln on
24 April 1863, Adjutant General's Office, 1863, Washington 1898 : Government Printing
Office. Reproduit par Dietrich Schindler and Jiří Toman, The Laws of Armed Conflicts, The
laws of armed conflicts : a collection of conventions, resolutions and other documents.
Genève : Henry Dunant Institute, 1988, pp. 3-23.
218
Roger Pinto, "Les règles du droit international concernant la guerre civile", op. cit., p. 468.
62
les résistants révoltés aux belligérants de droit. Au contraire, précisant la distinction entre
combattants et non-combattants, la
conférence
n’aboutit qu’à
une
Déclaration
internationale concernant les lois et les coutumes de la guerre non contraignante et non
ratifiée par de nombreux gouvernements, selon laquelle les rebelles usant de la force sur
un territoire qu’ils ne contrôlent pas ne sont pas protégés219. Cela étant, la doctrine, grâce
au Manuel d’Oxford220, conserve ce texte et pérennise les enjeux de la définition du
combattant. Les conventions et déclarations postérieures ne leur sont pas plus
favorables221. Ainsi, les résistants métropolitains ne peuvent être assimilés à la population
d'un territoire non occupé qui, à l'approche de l'ennemi, prend spontanément les armes
pour combattre les troupes d'invasion sans avoir eu le temps de s'organiser et qui, elle,
peut être considérée comme belligérante, à la condition de porter les armes ouvertement
et de respecter les lois et coutumes de la guerre222.
Aussi insatisfaisant que cela puisse paraître, non reconnue comme combattante régulière,
la Résistance ne peut être comprise par la coutume du droit international d’alors
219
Actes de la Conférence de Bruxelles. Bruxelles : F. Hayez, 1874, pp. 158ss. et pp. 297-308.
La thèse de la violation du droit international par ces criminels de guerre est défendue
notamment par Lassa Oppenheim, International Law, A Treatise - vol. 2, Disputes, war and
neutrality, op. cit., p. 343 ; Jean de Breucker, "La Déclaration de Bruxelles de 1874", Revue
de Droit Pénal Militaire et de Droit de la Guerre, Bruxelles, Société internationale de droit
pénal militaire et de droit de la guerre, 1975, pp. 47-48 ; voir aussi du même auteur : "La
déclaration de Bruxelles de 1874 concernant les lois et coutumes de la guerre", Chronique
de Politique Etrangère, vol. 28, n°1, Bruxelles, Institut Royal des Relations Internationales,
janvier 1974, p. 47.
220
Manuel des lois de la guerre sur terre, Oxford, 9 septembre 1880, Institut de droit
international, Tableau général des résolutions (1873-1956), op. cit., pp. 180-198.
221
James Brown Scott [Dir.], The Hague Conventions and Declarations of 1899 and 1907
(1915), op. cit. ; Antoine Pillet, Les conventions de La Haye du 29 juillet 1889 et du 18
octobre 1907, étude juridique et critique. Paris : Pedone, 1918 ; Ben Clarke, "Juridical Status
of Civilian Resistance to Foreign Occupation under the Law of Nations and Contemporary
International Law", op. cit., pp. 1-22.
222
Section I, chapitre 1 du Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre,
ème
Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre : cf.
annexe de la IV
ème
Conférence internationale de la Paix, La Haye 15 juin - 18 octobre 1907, Actes et
II
Documents, La Haye, 1907, vol. 1, pp. 626-637 ; voir de même Fritz Ernst Oppenheimer,
« Governments and Authorities in Exile », op. cit., p. 575. Concernant la levée en masse
comme résistance spontanée de la population à l’invasion étrangère, voir John Horne,
"Populations civiles et violences de guerre : pistes d'une analyse historique", Revue
internationale des sciences sociales, 4/2002, n°174, pp. 535-541 et du même auteur,
"Defining the enemy : War, law and levée en masse in Europe, 1870-1945", in Daniel Moran,
Arthur Waldron [Dir.], The People in Arms, Military Myth and National Mobilization since the
French Revolution. Cambridge : Cambridge University Press, 2002, pp. 200-223.
63
autrement que comme un agrégat de francs-tireurs223. C’est la raison pour laquelle la
doctrine de l’état-major allemand considère les résistants comme des « terroristes » ou
des « bandes de partisans » et les fait exécuter224. En réaction, le 9 juin 1944, le
Gouvernement provisoire sous sa forme de Comité français de libération nationale, vise à
attribuer unilatéralement aux Forces Françaises de l’Intérieur (F.F.I.) un statut juridique225
sans que pour autant cette bien tardive tentative (car postérieure au débarquement allié
en Normandie) modifie le droit positif226. D’une certaine manière, c’est pour le moins cette
réalité du combat de la résistance et des F.F.I. en particulier que la doctrine cherchera à
reconnaître lors des débats de la Troisième Conférence de Genève, après-guerre. C’est
ainsi que la Convention de Genève du 12 août 1949 protègera, sinon les résistants isolés,
du moins la résistance collective227, conformément à la clause Martens qui prévoit la
223
Richard R. Baxter, "So-called « Unprivileged Belligerency » : Spies, Guerrillas, and
Saboteurs", op. cit., pp. 333ss ; Jean-Pierre Besse et Thomas Pouty, Les fusillés: répression
et exécutions pendant l'occupation, 1940-1944. France : Atelier, 2006, pp. 123ss. Pour une
analyse de l’image du franc-tireur dans la perspective germanique, voir : Jean Solchany,
« Le commandement militaire en France face au fait résistant : logiques d'identification et
stratégies d'éradication », in Laurent Douzou et al. [Dir.], "La Résistance et les Français :
Villes, centres et logiques de décision", supplément au Bulletin de l'IHTP, n°61, Paris, IHTP,
1996, pp. 511-530.
224
Pour une étude des écrits des états-majors de la Wehrmacht et des comptes rendus
diplomatiques du Reich concernant la résistance armée intérieure, voir notamment : JeanNicolas Pasquay, "De Gaulle, les F.F.L. et la Résistance vus par les responsables de la
Wehrmacht", Revue historique des armées, n°256, 2009, pp. 43-65.
225
« Ces forces armées font partie intégrante de l'armée française et bénéficient de tous les
droits et avantages reconnus aux militaires par les lois en vigueur. Elles répondent aux
conditions générales fixées par le règlement annexé à la convention de La Haye du 18
octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. » : article 1 de
l’Ordonnance du 9 juin 1944 fixant le statut des Forces françaises de l'intérieur, Journal
officiel de la République française, n°48 du 10 juin 1944, p. 467.
226
La Wehrmacht communique notamment le 24 juillet 1944 qu’elle continue à considérer les
F.F.I. comme des francs-tireurs en s’appuyant sur la convention d’armistice ainsi que sur le
fait que les combattants n’agissent que de manière clandestine : Otto Abetz, Histoire d'une
politique franco-allemande : 1930-1950 : mémoires d’un ambassadeur, op. cit., p. 312. Ce
n’est que le 23 septembre 1944 que le Haut Commandement de l’Ouest allemand publie
l’ordre selon lequel : « les membres de la Résistance française combattant en unités
constituées aux côté des troupes ennemies, et dont la qualité de combattants est attestées
par des brassards ou autres signes distinctifs, doivent désormais être traités en
combattants, aux termes de la convention de la Haye. » : Ibid, p. 314.
227
Odile Debbasch, L’occupation militaire : pouvoirs reconnus aux forces armées hors de leur
territoire national. Paris : L.G.D.J., 1962, p. 237.
64
validité de la coutume et la possibilité d’adopter de nouvelles dispositions de droit
international relatives aux conflits armés228.
CONCLUSION DE LA SECTION 1
Au terme de cette première section consacrée au statut du régime de Vichy en droit
international de l’époque, il apparaît que ce dernier revêt concurremment, en date du 19
août 1944, deux statuts juridiques. Il est, d’une part, l’autorité préalablement établie à
laquelle le gouvernement de facto occupant allemand a confié la gestion des affaires
courantes de l’Etat en guerre : cette position de dépendance acceptée, voire assumée
politiquement, n’invalide pas pour autant le statut de ce régime qui garde sa
représentativité en droit international en tant que gouvernement de l’Etat français occupé.
Il est aussi, d’autre part, le gouvernement de jure belligérant face au Gouvernement
provisoire de la République française, belligérant concurrent reconnu par les Etat alliés
qui le soutiennent, sous occupation mixte. Cet aspect de guerre civile est patent à
l’analyse du point de vue du droit international. Or, plus que complémentaires, les deux
statuts sont intrinsèquement liés. C’est d’ailleurs l’un des points particulièrement saillants
à souligner : en droit international de l’époque, la désintégration du gouvernement du
régime de Vichy du fait de l’occupation aurait entraîné l’illégalité pour le Gouvernement
provisoire de la République française en guerre civile, car la guerre civile en soi aurait pris
fin. Dans le cas de la chute prématurée du gouvernement du régime de Vichy, le
Gouvernement provisoire de la République française n’aurait pas pu se prévaloir de base
légale pour asseoir son autorité sur les régions métropolitaines libérées par les Alliés.
Malgré le fait qu’il se défende d’être en guerre civile, c’est donc paradoxalement la
qualification de sa belligérance qui lui a servi de tremplin politique sur la scène
internationale. En d’autres termes, il bénéficie des effets juridiques d’un statut qu’il nie.
Dans ce cadre, il est dès lors extrêmement important pour le Gouvernement provisoire de
228
« En attendant qu'un Code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes
Parties contractantes jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans les
dispositions réglementaires adoptées par Elles, les populations et les belligérants restent
sous la sauvegarde et sous l'empire des principes du droit des gens, tels qu'ils résultent des
usages établis entre nations civilisées, des lois de l'humanité et des exigences de la
conscience publique » : Préambule des deux règlements de la Haye de 1899 et 1907 :
ème
Convention concernant les lois et
Règlement de la Convention de La Haye de 1899 : II
coutumes de la guerre sur terre et son Annexe, Règlement concernant les lois et coutumes
de la guerre sur terre. La Haye, 29 juillet 1899 : Conférence internationale de la Paix 1899.
La Haye : Martinus Nijhoff, 1907, pp. 19-28 ; voir de même le Règlement concernant les lois
ème
Convention concernant les lois et
et coutumes de la guerre sur terre, annexe de la IV
ème
Conférence internationale de la Paix, La Haye 15
coutumes de la guerre sur terre : cf. II
juin - 18 octobre 1907, Actes et Documents, La Haye, 1907, vol. 1, pp. 626-637.
65
la République française de démontrer qu’il est sous commandement responsable et
respectueux du droit et des usages de la guerre229. Cette position lui permet en effet de
prendre part au conflit et surtout au débarquement et à la libération du territoire aux côtés
des Alliés. Il peut dès lors arguer d’une légitimité prioritaire à étendre sa puissance civile
administrative sur les territoires progressivement libérés. Il s’oppose ainsi au régime de
Vichy et se prépare à instaurer dans les faits un pouvoir civil et administratif concurrent
sur le territoire libéré par les troupes alliées. En cet été 1944, ce n’est concrètement plus
tant sur le terrain mondial que se pose la question du statut du régime de Vichy que sur le
terrain local. C’est la raison pour laquelle nous proposons d’aborder la qualification
juridique du régime de Vichy en droit interne dans une seconde section.
229
Lassa Oppenheim, International Law, A Treatise - vol. 2, Disputes, war and neutrality, op.
cit., section 60.
66
SECTION 2 – LE STATUT DU REGIME DE VICHY EN DROIT INTERNE : UN GOUVERNEMENT EN
PERTE DE STATUT
« Ainsi va le droit : le pouvoir conditionne l’autorité, ce qu’on nomme aussi la légitimité,
mais sans légitimité le pouvoir est condamné à disparaître.
230
Le régime légal devient illégal, l’autorité légitime pouvoir de fait. »
D’un côté, dès août 1944 s’instaure sur le territoire métropolitain un Gouvernement
provisoire de la République française auto-légitimé sur le principe qu’il incarne la
République française « qui n’a pas cessé d’exister »231. De l’autre, le camp vichyste
s’octroie une image concurrente, celle d’un gouvernement provisoirement empêché
incarnant l’Etat français qui, dès lors, ne cesse d’exister. La question se pose alors de
savoir si le régime de Vichy, à la veille de son départ de la capitale provisoire le 19 août
1944, est en droit interne le représentant légal de l’Etat français. La réponse à cette
interrogation fait l’objet d’une longue controverse depuis près de 70 ans : en politique, en
doctrine mais aussi en jurisprudence, le débat s’est ouvert et refermé par à-coups232.
Deux positions s’opposent : d’une part, celui qui estime que le régime de Vichy n’a pas à
l’époque de statut légal en droit interne et que l’Etat n’est pas engagé par ses actions et
exactions car la Constitution de la IIIème République ne saurait valider son existence
juridique. C’est la thèse de René Cassin et de Pierre Tissier, conseillers juridiques
influents de Charles de Gaulle233, qui a été majoritairement consacrée durant cinquante
années, jusque dans les années 1990. D’autre part, nous trouvons la thèse qui admet que
la continuité des institutions s’est imposée car le nouveau régime n’a pas violé la
Constitution de la IIIème République. Le statut juridique du régime de Vichy et son ordre
juridique sont ainsi intrinsèquement liés à sa correspondance avec les normes
constitutionnelles alors en vigueur.
230
Jean-Marc Varaut, Le Procès Pétain, 1945-1995. Paris : Perrin, 1995, p. 17.
231
Article 1 de l’ordonnance du 9 août 1944 dont il sera fait état ultérieurement. Voir infra dans
la présente section : B b 2.
232
Voir en particulier les synthèses d’Olivier Duhamel, Histoire constitutionnelle de la France.
France : Seuil, 1995, pp. 105ss. et de Michel Verpeaux, "L’affaire Papon, la République et
l’État. ‘Ceux qui ont su trahir leur pays sans cesser de respecter la loi’ Albert Camus", Revue
Française de Droit Constitutionnel, 2003/3, n° 55, pp. 513-526.
233
En ce qui concerne l’influence du légiste Pierre Tissier, voir l’intervention dans le Colloque
organisé par l’E.H.E.S.S. et le Conseil d’État les 21, 22 et 23 février 2013, en Sorbonne et à
l’E.H.E.S.S. de Matthieu Schlesinger et Aurélien Rousseau, "Pierre Tissier, un homme de
l’Etat", in Marc-Olivier Baruch [Dir.], Faire des choix ? Les fonctionnaires dans l’Europe des
dictatures 1933-1948. Paris : La Documentation française, 2014, pp. 225ss.
67
En droit interne, nous entendons par statut juridique d’une entité ses actes constitutifs
comportant les objectifs et règles de fonctionnement. En ce qui concerne un Etat, ce
statut est traditionnellement constitutionnel, la Constitution définissant la dévolution du
pouvoir et son exercice. Si l’on conçoit la Constitution comme un ensemble matériel et
formel de normes supérieures aux autres normes internes, on comprend qu’elle véhicule
un projet politique légitimant un certain ordre établi, consacrant une idéologie
sociopolitique. Or, selon la position de René Cassin, l’idéologie de la IIIème République est
et ne peut qu’être républicaine234 : le régime de Vichy étant notamment dépourvu de
caractère républicain, il ne saurait être considéré comme le pouvoir légitime et légal de
l’Etat français, conformément à l’adage romain ex injuria non oritur ius. Seule l’entité
concurrente gaulliste, qui se réclame de la continuité juridique et politique de la IIIème
République, serait statutairement légalement instituée. Or, si la république désigne la
chose publique commune, en opposition à la chose de quelques uns ou d'un seul, elle fait
ainsi référence au but du pouvoir qui est l'intérêt général ou bien commun. Certes, le
régime de Vichy assume son caractère antidémocratique et si la démocratie désigne le
peuple comme titulaire du pouvoir, le régime de Vichy est caractérisé par son aspect
autoritaire235. Cependant le régime de Vichy est-il pour autant antirépublicain et par là
anticonstitutionnel ? Afin d’analyser en droit constitutionnel et des libertés publiques de la
IIIème République la légalité du régime de Vichy sous les angles d’incarnation de la
continuité des institutions et de la légitimité du pouvoir, nous allons aborder dans un
premier temps son statut en droit constitutionnel (A) puis dans un second paragraphe la
contestation de son statut (B).
A – Le statut juridique du régime de Vichy en droit constitutionnel : un
gouvernement investi
A plusieurs reprises depuis la Révolution française, les pouvoirs institués ont violé les
normes constitutionnelles avec succès. A titre d’exemple, le Sénat de l’Empire met en
place le 1er avril 1814 un Gouvernement provisoire de la République française « chargé
234
Article 2 de la Loi du 14 août 1884 portant révision partielle des lois constitutionnelles : « La
forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet de révision. – Les membres des
familles ayant régné sur la France sont inéligibles à la présidence de la République. » : in
Jacques Godechot [Prés.], Les Constitutions de la France depuis 1789. Paris : G.
Flammarion, 1979, p. 337.
235
« L’autorité ne vient plus d’en bas. Elle est proprement celle que je confie et que je
délègue. » : in Message du 12 août 1941 au peuple français, cité in Philippe Pétain, Quatre
années au pouvoir, op. cit., p. 112.
68
de pourvoir aux besoins de l’administration et de présenter au Sénat un projet de
Constitution qui puisse convenir au peuple français »236, avant de proclamer deux jours
plus tard avec le Corps législatif la déchéance des Bonaparte puis d’installer par décret
Louis XVIII sur le trône. Ce faisant, le gouvernement usurpe ses pouvoirs originairement
limités237. L’investiture du gouvernement du régime de Vichy est-elle tout autant
inconstitutionnelle, par suite d’un coup d’Etat politique ou, au contraire, est-elle conforme
au droit interne ? Afin de qualifier l’articulation entre rupture et continuum législatif de
Vichy avec la IIIème République238, nous proposons de présenter l’assise constitutionnelle
du régime de Vichy (a) avant d’envisager son aspect autoritaire en particulier (b).
a)
L’assise constitutionnelle du régime de Vichy et de son droit
En droit interne, la légalité de la constitution du gouvernement le 16 juin 1940 (date de la
formation du Cabinet Pétain avec l’intention déclarée de demander l’armistice239) ne prête
pas à discussion depuis la position du Conseil d’Etat240. Toutefois, la doctrine
236
Jean Vidalenc, La Restauration (1814-1830). Paris : Presses Universitaires de France,
1966, p. 7.
237
Pour une revue historique des abus de pouvoir des organes institués, voir Emmanuel
Cartier, "Les petites Constitutions : contribution à l'analyse du droit constitutionnel
transitoire", Revue française de droit constitutionnel, 2007/3, n°71, pp. 519ss.
238
En reprenant l’expression de Jean-Pierre Le Crom, "Droit de Vichy ou droit sous Vichy ? Sur
l'historiographie de la production du droit en France pendant la Deuxième Guerre mondiale",
Histoire@Politique, Politique, culture, société, 2009/3, n°9, p. 7.
239
« […] je déclare en ce qui me concerne que hors du gouvernement, s’il le faut, je me
refuserai à quitter le sol français. Je resterai parmi le peuple français pour partager ses
peines et ses misères – L’armistice est à mes yeux la condition nécessaire à la pérennité de
la France » : intervention de Philippe Pétain devant le Conseil des Ministres du 13 juin 1940,
in Jean-Jacques Chevallier et Gérard Conac, Histoire des institutions et des régimes
ème
éd., 1991, pp. 492-493.
politiques de la France, de 1789 à nos jours. Paris : Dalloz, 8
240
Le gouvernement que Philippe Pétain constitue le 16 juin 1940 est « régulier à tous
égards » : arrêt Entreprise Chemin, Conseil d’Etat, 4 juin 1947, Recueil Lebon, p. 246 ;
Jurisclasseur périodique, 1947, II, 3673, concl. Célier. Pourtant, Maurice Flory (Le Statut
international des gouvernements réfugiés et le cas de la France Libre : 1939-1946, op. cit.,
p. 54) et Anne Simonin (Le déshonneur de la République. Une histoire de l’indignité 17911958. Paris : Grasset, 2008, pp. 373-381) sont d’avis contraire. En particulier, Anne Simonin
argue que le décret voté à la hâte par Paul Reynaud et Georges Mandel le 16 juin 1940
modifiant la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège, marque l’inconstitutionnalité du régime de
Vichy car il maintient « les pouvoirs de police dévolus à l’autorité militaire » au pouvoir civil
du Ministre de l’intérieur, sachant que le gouvernement n’a pas levé l’état de siège déclaré le
er
1 septembre 1939. Ce régime d’exception a pourtant des fondements trop fragiles
relativement au principe de parallélisme des formes : un décret ne saurait modifier une loi,
d’autant plus une loi de cette importance.
69
contemporaine comme postérieure à la guerre241 reste divisée quant à la constitutionnalité
des actes du gouvernement du régime de Vichy à partir de la loi du 10 juillet 1940 par
laquelle l’Assemblée nationale confie les pleins pouvoirs au gouvernement sous l'autorité
et la signature de Philippe Pétain pour prendre toutes les mesures nécessaires à l'effet de
promulguer une nouvelle Constitution de l'État français242. Avant de nous pencher sur les
questions inhérentes au débat sur la constitutionnalité des actes émis par le
gouvernement du régime de Vichy et sur le fondement de cette loi du 10 juillet 1940, il
nous semble au préalable utile de procéder à un rappel succinct de la chronologie des
évènements.
Le socle du régime de Vichy est le projet de loi du 9 juillet 1940, qui est soumis aux deux
chambres séparément pour qu’elles considèrent, à la majorité absolue des voix, s'il y a
lieu de réviser la constitution conformément à la loi constitutionnelle du 25 février 1875. Le
9 juillet 1940, le Sénat (par 225 voix favorables) et la Chambre le 10 juillet (par 395 voix)
décident d’adopter le projet. En conséquence, le 10 juillet 1940, les deux chambres
réunies en Assemblée nationale à Vichy adoptent formellement la loi par 569 voix contre
seulement 20 abstentions et 80 oppositions243. Cette loi, promulguée par le Président de
la IIIème République Albert Lebrun, est complétée par les trois actes consécutifs
mentionnés ci-après qui forment avec elle l’arsenal constitutionnel du régime de Vichy.
Philippe Pétain, chef du gouvernement français et autoproclamé chef de l’Etat français,
s’arroge la compétence constituante sans plus de formalisme par l’acte constitutionnel
n°1 du 11 juillet 1940. Par la suite, il fait adopter les actes constitutionnels n°2 et 3 qui
abrogent presque la totalité de la Constitution de 1875, alors que les deux Chambres, qui
subsistent, se retrouvent ajournées et que le Président de la République, quant à lui,
241
Opposant les courants dogmatiques, positivistes, jusnaturalistes et décisionnistes
juridiques ; voir à ce sujet l’approche d’Olivier Camy, "Le positivisme comme moindre mal ?
Réflexions sur l’attitude des juristes français face au droit antisémite de Vichy", Revue
interdisciplinaire d'études juridiques, 1997, n° 39, pp. 1-25.
242
Pour une revue des arguments relatifs à l’inconstitutionnalité présumée du gouvernement de
Vichy, voir Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France (1940-1945), op. cit.,
pp. 50ss. Voir aussi Odile Rudelle, "Le général de Gaulle et le retour aux sources du
constitutionalisme républicain", in Fondation Charles de Gaulle, Le rétablissement de la
légalité républicaine (1944) : actes du Colloque de Bayeux des 6, 7 et 8 octobre 1994, op.
cit., pp. 29-54.
243
Annales de l’Assemblée nationale, Séance du 10 juillet 1940, pp. 826-827. Les 569 voix
représentent donc la majorité absolue des sièges (932 au total), mais aussi celle des
parlementaires effectivement en exercice (850) et nettement celle des suffrages exprimés
(649) : Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France (1940-1945), op. cit.,
pp. 64-65.
70
prend la décision de se retirer244. En particulier, l’acte constitutionnel n°2 du 11 juillet
1940, qui fixe les pouvoirs du chef de l’Etat français, octroie à celui-ci l’exercice du
pouvoir législatif en Conseil de Cabinet jusqu’à la formation de nouvelles assemblées,
voire ultérieurement en cas de « tension extérieure ou crise intérieure grave »245. Dès lors
et jusqu’au 17 novembre 1942, Philippe Pétain cumule les fonctions de chef de l’Etat et
de chef de gouvernement, concentrant ainsi en ses mains l’exclusivité du pouvoir
gouvernemental. Le Président du Conseil, Pierre Laval, François Darlan, puis de nouveau
Pierre Laval, exécute ses décisions et rend compte de leur application. Du 17 novembre
1942 au 19 août 1944, la compétence législative du chef de l’Etat est exercée
concurremment avec le chef de gouvernement en vertu de l’acte constitutionnel n°12 et
n°12 bis (article unique) des 17 et 26 novembre 1942246.
Deux questions se posent : de par la loi du 10 juillet 1940 et malgré un exercice de
souveraineté limité, le régime de Vichy bénéficie-t-il ainsi originairement d’un transfert de
pouvoir constituant, conformément aux normes constitutionnelles, prenant ainsi la forme
du seul représentant de l’Etat français dès sa mise en place ? De surcroît, son exercice
du pouvoir jusqu’au 19 août 1944 est-il toujours conforme au droit constitutionnel ? En
l’absence d’ordre juridique avec Constitution écrite détaillée et de contrôle de
constitutionnalité des normes dans l’ordre juridique de la IIIème République, nous sommes
contraints de nous pencher sur les analyses de la doctrine pour nous prendre position. En
effet, la Constitution de la IIIème République consiste en un ordre juridique souple dans
lequel les modifications des normes constitutionnelles comme infra-constitutionnelles sont
peu formalisées. Selon les actes constitutionnels de la IIIème République, le pouvoir
constituant est dévolu aux deux chambres réunies247. Or, la loi du 10 juillet 1940,
conformément au droit constitutionnel interne en vigueur, a-t-elle transféré le pouvoir
constituant ou en a-t-elle transféré l’exercice ? Et plus en amont : y a-t-il anéantissement
244
Jean-Jacques Chevallier et Gérard Conac, Histoire des institutions et des régimes politiques
de la France, de 1789 à nos jours, op. cit., p. 496.
245
Journal officiel de la République française du 12 juillet 1940, p. 4517.
246
Journal officiel de l’Etat français des 19 novembre 1942, p. 3834 et 27 novembre 1942,
p. 3922.
247
Comme le précise Charles Lefebvre, Étude sur les lois constitutionnelles de 1875. Paris : A.
Maresca aîné, 1882, p. 59.
71
de la Constitution antérieure et donc rupture avec l’ordre juridique en vigueur248 ou
délégation régulière de l’usage de pouvoirs constituants dérivés249 ?
Selon la France Libre, le pouvoir constituant dérivé est intransmissible car seule
l’Assemblée nationale a la compétence de modifier la Constitution et ne peut disposer de
ce pouvoir en le délégant250. Face à ce solide argument, deux éléments sont à
considérer : le principe de la continuité de l’Etat et celui non pas de la délégation de
compétence mais de la délégation d’usage de la compétence, en analogie avec la notion
d’usufruit en droit civil.
En tout premier lieu et en l’absence de référence en droit écrit, c’est la doctrine de la
continuité de l’Etat251 en « circonstances exceptionnelles » ou d’ « état de nécessité » qui
peut s’imposer252, d’autant qu’aucun contrôle de constitutionnalité des lois n’est prévu.
Contrairement aux constitutions postérieures253, il est patent qu’aucune limitation à la
procédure de révision constitutionnelle n’existe dans les normes et principes
constitutionnels de la IIIème République. C’est, par conséquent, une certaine conception de
248
Selon le concept de Carl Schmitt, Théorie de la Constitution. Paris : PUF, [1927] 1993,
pp. 231ss.
249
Comme l’entend Christophe Chabrot, "Ceci n'est pas une V
de droit constitutionnel, 2010/2, n°82, p. 261.
250
Déclaration organique du 16 novembre 1940, Journal officiel de la France Libre n°8 du 20
janvier 1941, p. 4 et René Cassin, "Un coup d'Etat juridique. La soi-disant Constitution de
Vichy", Première partie publiée dans La France Libre, décembre 1940, vol. 1, n°2 ; seconde
partie publiée dans La France Libre, janvier 1941, vol. 1, n°3, in Revue du droit public et de
la science politique en France et à l’étranger, 20 octobre 2010, n°3, pp. 646ss. Voir aussi in
Arch. Nat., Fonds René Cassin, AN 382/AP/47. C’est aussi la conclusion de Julien
Laferrière, Le nouveau gouvernement de la France : les actes constitutionnels de 19401942. Paris : Sirey, 1942, p. 147 ; voir aussi Georges Berlia, "La loi constitutionnelle du 10
juillet 1940", Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 1944,
ème
pp. 46-57 et Maurice Prélot, Précis de droit constitutionnel. Paris : Dalloz, 1955, 3 éd.
251
L’ordonnancement juridique se transmet dans le sens où le contenu des normes persiste,
malgré l’hypothèse du changement de fondement de la validité de ces normes. Sur la
continuité de l’Etat fondée sur la théorie fonctionnelle de l’Etat et de son droit : Léon Duguit,
Traité de droit constitutionnel. T.1 : La règle de droit. Paris : E. de Boccard, 1921-1925, pp.
17ss. Selon la conception de Hans Kelsen, la continuité de l’ordonnancement juridique
antérieur s’applique sinon à la forme sinon au contenu des normes : Hans Kelsen, Théorie
générale du droit et de l’Etat. Paris/Bruxelles : LGDJ/ Bruylant, 1997, p. 171.
252
Pour une présentation de la distinction, en droit administratif et constitutionnel, voir François
Saint-Bonnet, L’état d’exception. Paris : Presses Universitaires de France, 2001, pp. 15ss.
253
Article 94 Titre XI de la Constitution du 27 octobre 1946 : « Au cas d’occupation de tout ou
partie du territoire métropolitain par des forces étrangères, aucune procédure de révision ne
peut être engagée ou poursuivie » : Décret du 27 octobre 1946 promulguant la Constitution
de la République française, Journal officiel de la République française du 28 octobre 1946,
p. 9166 ; article 89 Titre XVI de la Constitution du 4 octobre 1958 : « Aucune procédure de
révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du
territoire » : Journal officiel de la République française du 5 octobre 1958, p. 9151.
72
ème
République", Revue française
la souveraineté du régime qui se révèle, dans laquelle le souverain est libre d’agir
temporairement conformément au droit ou de s’en détacher. C’est en ce sens que le
décrit Carl Schmitt : « est souverain celui qui décide de l’état d’exception »254. Comme
toutes les souverainetés constituées, la souveraineté du régime de Vichy révèle ainsi un
paradoxe juridique : le souverain serait le garant du respect de l’ordre juridique, mais il en
serait aussi la source255. La question du statut constitutionnel de Vichy comme souverain
absolu de l’Etat français dans des circonstances d’exception serait, dans cette acception,
un cas-limite juridique, une anomalie.
En second lieu, la doctrine favorable au régime n’hésite pas à affirmer la validité de la loi
du 10 juillet 1940 comme révisant légalement la procédure constitutionnelle en délégant
le pouvoir constituant sous condition de procédure de ratification256. Selon cette
interprétation, il ne s’agit pas d’une délégation du pouvoir constituant mais d’une
délégation de l’exercice de ce pouvoir, compte tenu des circonstances et de la volonté de
la majorité des parlementaires. Une doctrine de l’époque qui ne peut être taxée de
collaborationniste appuie cette position : Maurice Duverger257 considère ainsi que si
l’Assemblée peut déléguer son pouvoir législatif avec l’usage de décrets lois dans l’entredeux guerres (alors-même que cet exercice n’est pas prévu par les lois constitutionnelles
de 1875), elle peut, en conséquence, déléguer ses pouvoirs constituants. A l’instar de
Georges Vedel258, nous pouvons, de même, envisager que si l’Assemblée ne pouvait pas
déléguer son pouvoir, elle pouvait néanmoins décider de réviser la procédure de révision.
254
Carl Schmitt, Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität. München
ème
éd., p. 13. Relevons que Schmitt fait
und Leipzig : Duncker & Humblot, [1922] 2004, 8
référence à l’état de siège créé par le décret impérial de Napoléon du 24 décembre 1811
pour fonder sa doctrine, en écho avec l’acception d’état exception généralisée développée
par Walter Benjamin. A ce sujet, la réception des thèses de Carl Schmitt en théorie juridique
française de l’époque est encore un sujet à développer.
255
« The paradox of sovereignty consists in the fact that the sovereign is, at the same time,
outside and inside the juridical order » : in Giorgio Agamben, Homo Sacer. Sovereign Power
and Bare Life. Stanford : Stanford University Press, 1998, p. 15.
256
Roger Bonnard, "Les actes constitutionnels de 1940", Revue du droit public et de la science
politique en France et à l’étranger, 1942, pp. 46ss. (concernant le caractère antidémocrate
de la pensée de Roger Bonnard, voir Grégoire Bigot, "Vichy dans l’œil de la Revue de Droit
Public", in Bernard Durand et al. [Dir.], Le Droit sous Vichy, op. cit., pp. 415ss.) ; Louis
Delbez, "La révision constitutionnelle de 1942 " Revue du droit public et de la science
politique en France et à l’étranger, 1943, p. 93 ; Georges Burdeau, Traité de Science
politique, t.3 La dynamique politique. Paris : LGDJ, 1968, p. 147.
257
Maurice Duverger, "La situation des fonctionnaires depuis la Révolution de 1940", Revue du
droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 1941, n°4, pp. 417ss. et
Manuel de droit constitutionnel et de science politique. Paris : PUF, 1948, pp. 294-297 ;
258
Georges Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel. Paris : Sirey, 1949, pp. 70ss.
73
Georges Berlia259 va même plus loin en considérant que l’on pourrait valablement penser
qu’il s’agit d’une déconstitutionnalisation des lois constitutionnelles de 1875, la loi du 10
juillet 1940 modifiant la hiérarchie des normes. Par ailleurs, à l’appui de la validité de la loi
du 10 juillet 1940, l’argument du consentement du Président de la République est patent.
Selon les lois constitutionnelles de la IIIème République, le Président de la République
aurait pu en refuser la promulgation rapide, notamment en choisissant de la retarder, ce
qui n’a pas été le cas.
Quant à la question de savoir si la procédure de révision constitutionnelle totale est légale
en période de guerre ou d’occupation, il apparaît à l’étude que, en l’absence d’autres
normes en droit positif, l’article 8 de la loi du 25 février 1875 portant révision des lois
constitutionnelles en tout ou en partie qui porte sur la délibération législative permet cette
révision260. Certes, la loi Tréveneuc du 15 février 1872261 est la seule référence en droit
positif qui concerne l’impossibilité matérielle de réunion des chambres. Or, nous ne
saurions la retenir dans le cas d’espèce, car non seulement elle est antérieure aux lois
constitutionnelles de 1875 mais encore elle vise à l’impossibilité de se réunir et non à
l’impossibilité de se réunir dans le siège officiel prévu par temps de guerre. Par
conséquent, la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 relative aux rapports des pouvoirs
publics qui précise dans son article 2 que l’ajournement des Chambres par le président de
la République « ne peut excéder le terme d’un mois ni avoir lieu plus de deux fois dans la
même session » n’est plus valable. Par l’acte constitutionnel n°3 du 11 juillet 1940
prorogeant et ajournant les Chambres qui prévoit que le Sénat et la Chambre des
députés subsistent mais sont ajournées sine die, Philippe Pétain signe l’abrogation
explicite de l'article 1er de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, rendant caducs les
autres articles sans les viser expressément. Par la suite, en août 1942, est promulguée
259
Malgré le fait qu’il opte en fin de compte pour l’inconstitutionnalité de la loi du 10 juillet 1940 :
Georges Berlia, "La loi constitutionnelle du 10 juillet 1940", op. cit., p. 48.
260
« Le Sénat a, concurremment avec la Chambre des députés, l’initiative et la confection des
lois ». Loi constitutionnelle du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics article 8 : « Les Chambres auront le droit, par délibérations séparées prises dans chacune à
la majorité absolue des voix, soit spontanément, soit sur la demande du Président de la
République, de déclarer qu’il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. – Après que
chacune des deux Chambres aura pris cette résolution, elles se réuniront en Assemblée
nationale pour procéder à la révision. – Les délibérations portant révision des lois
constitutionnelles, en tout ou en partie, devront être prises à la majorité absolue des
membres composant l’Assemblée nationale. […] » : article 8 de la Loi constitutionnelle du 24
février 1875 relative à l’organisation du Sénat. Pour une présentation des débats doctrinaux
quant à savoir si la révision constitutionnelle peut être valable « en tout ou en partie » après
la loi du 14 août 1884 portant révision partielle des lois constitutionnelles qui protège la
forme républicaine du régime, voir Adhémar Emstein, Eléments de droit constitutionnel
français et comparé. Paris : Sirey, 1914, pp. 501-511.
261
Journal officiel de la République française du 23 février 1872, p. 1281.
74
une loi mettant fin à « l’activité » des bureaux des deux chambres. Jules Jeanneney,
Président du Sénat, et Edouard Herriot, Président de l’Assemblée nationale, protestent.
Edouard Herriot renvoie sa légion d’honneur – il sera arrêté, rejoignant notamment sous
les verrous Paul Reynaud, Edouard Daladier, Léon Blum, Georges Mandel et Maurice
Gamelin262.
Subsidiairement, la question de forme de la légalité de la tenue de l’Assemblée nationale
à Vichy ne semble pas poser de question majeure. Effectivement, les arguments de René
Cassin ne nous paraissent pas convaincants : il considère que l’Assemblée ne s’est pas
réunie dans les formes constitutionnelles car elle n’a pas tenu sa session à Versailles263
et qu’elle a débattu sous la pression conjuguée des troubles extérieurs et d’intrigues
intérieures, sans que des élections libres soient rendues possibles264 : partant, il ne prend
pas en compte l’article 59 de la loi du 11 juillet 1938 portant organisation de la Nation en
temps de guerre qui permet le transfert temporaire du siège des institutions265. Quant à
l’argument de pression externe comme interne, il ne nous paraît pas être un argument
juridique suffisamment fort pour entacher d’illégalité le vote : aussi est-il plus un
raisonnement symbolique. Nous en concluons que le fait que l’Assemblée siège à Vichy
est conforme au droit constitutionnel, et qu’elle peut ainsi valablement transmettre
262
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 301. Sur le procès de Riom, voir
notamment : James de Coquet, Le procès de Riom. Paris : Fayard, 1945 ; Henri Michel, Le
procès de Riom. Paris : A. Michel, 1979 ; Julia Bracher [Prés.], Riom 1942 : le procès.
Paris : Omnibus, 2012.
263
Conformément à la loi organique du 22 juillet 1879 qui précise que le Congrès continue de
se réunir à Versailles : loi du 22 juillet 1879 relative au siège du pouvoir exécutif et des
Chambres à Paris à compter du 3 novembre 1879, Recueil Duvergier, p. 300, malgré les
modifications antérieures. En effet, la loi constitutionnelle du 25 février 1875 relative à
l’organisation des pouvoirs publics dans son article 9 fixait « le siège du pouvoir exécutif et
des deux Chambres (…) à Versailles. ». Or la loi du 21 juin 1879 qui révise l’article 9 de la
loi constitutionnelle du 25 février 1875 avait, quant à elle, transféré à Paris le siège du
pouvoir exécutif et législatif (Journal officiel de la République française du 22 juin 1879).
Soulignons que les lois constitutionnelles n’avaient pas prévu l’occupation du territoire
métropolitain.
264
René Cassin, "Un coup d'Etat juridique. La soi-disant Constitution de Vichy", op. cit.
265
Loi dite « Paul-Boncour » du 11 juillet 1938 relative à l’organisation générale de la nation en
temps de guerre, Journal officiel de la République française du 13 juillet 1938, p. 8330. Le
décret du 7 juillet 1940, sur son fondement, transfère provisoirement le siège des pouvoirs
publics à Vichy, Journal officiel de la République française du 8 juillet 1940, p. 4503 et
décret du 8 juillet 1940, Journal officiel de la République française du 13 juillet 1940, p.
4505. Sur l’interprétation extensive de la loi du 11 juillet 1938 qui ne vise expressément que
le gouvernement, voir Julien Laferrière, Le nouveau gouvernement de la France : les actes
constitutionnels de 1940-1942, op. cit., p. 25.
75
l’exercice des pouvoirs constituants dérivés au gouvernement du régime de Vichy, si l’on
prend en compte la faiblesse des remparts constitutionnels de la IIIème République266.
Si l’on retient cette thèse, l’utilisation de pouvoirs constituants dérivés n’aboutit cependant
pas à la ratification nationale des actes constitutionnels ni à la promulgation d’une
nouvelle Constitution. Philippe Pétain, qui pourrait justifier ce fait par l’état de siège,
spécifie que l’occupation l’en empêche :
« Elle était prête depuis longtemps. Si je ne l’ai pas promulguée, c’est en
raison de l’occupation. On ne donne pas une constitution nouvelle à un
pays sous l’occupation. »267
Quelles que soient les tentatives de Philippe Pétain pour se dégager de sa responsabilité
de ne pas avoir fait promulguer de nouvelle Constitution, il s’agit de s’intéresser aux
raisons pour lesquelles l’occupation semble incontestablement avoir été un obstacle.
Etait-ce le fait du refus du régime de Vichy pour préserver l’Etat occupé, comme le laisse
entendre la dernière citation, ou bien plutôt celui de l’occupant, qui a cherché à la
contrecarrer jusqu’aux derniers instants268? Si nous revenons à ce que nous avons établi,
à savoir que le gouvernement de fait en temps de guerre est la puissance occupante qui
ne laisse le régime de Vichy aux commandes des affaires courantes que par sa propre
volonté, nous sommes quoiqu’il en soit d’avis que le principe, comme d’ailleurs la lettre
fort républicaine269 de la nouvelle Constitution émise par Vichy, ne correspondent
principalement pas aux enjeux stratégiques de la puissance occupante.
266
Cette conception va dans le sens d’une récente thèse qui examine le droit de Vichy : Thi
Hong Nguyen, La notion d'exception en droit constitutionnel français, thèse dactylographiée
de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. [s.l.] : [s.n.], 2013, consultée le 12 novembre
2014 sur http://www.theses.fr/2013PA010284/document, pp. 109ss.
267
« D’étroits contacts entre le Gouvernement et la Nation ont été prévus dans la Constitution.
Cette Constitution sera bientôt prête, mais elle ne peut être datée que de Paris et ne sera
promulguée qu’au lendemain de la libération du territoire. » : affirme Philippe Pétain dans
er
son Message du jour de l’An du 1 janvier 1942, in Philippe Pétain, Quatre années au
pouvoir, op. cit., p. 123.
268
Allocution de Philippe Pétain du 13 novembre 1943 concernant l’achèvement de sa nouvelle
Constitution : Ibid., pp. 142ss. Cette allocution n’a jamais été radiodiffusée suite aux
interventions des Allemands sur manœuvre de Pierre Laval. Elle a néanmoins circulé ; les
pays étrangers la connaissent par la Suisse où Henry du Moulin de Labarthète, attaché
financier à l’ambassade de Berne (ex-directeur du cabinet de Philippe Pétain), la fait
diffuser. André Payot en parle à la radio suisse et, en France, la Légion française des
combattants, Jean Jardel, Lucien Romier et Bernard Ménétrel répandent l’appel dans
plusieurs départements : Michèle Cointet, Pétain et les Français, 1940-195, op. cit., pp. 252255 et p. 264.
269
Jacques Godechot [Prés.], Les Constitutions de la France depuis 1789, op. cit., pp. 343ss.
76
Reste à aborder la question de la validité constitutionnelle du droit émis par Vichy. En
effet, le droit discriminatoire, à l’instar des lois antisémites de Vichy, peut-il être considéré
comme un monstre juridique270 car contraire, en son principe même, au concept d’un
système de droit protégeant les personnes ? Ce serait un anti-droit271, un para-droit, un
pseudo-droit. Si, pour des raisons intellectuelles et morales, nous sommes sensibles à
cette critique, nous ne pouvons que rejeter cette position d’un point de vue de la logique
juridique de l’époque, vu son absence de fondement en droit public, et considérer cette
position comme étant méta-juridique. Effectivement, les lois constitutionnelles de 1875
n’incluent ni libertés et droits fondamentaux et ne se réfèrent à aucun « Etat de droit ». Il
est patent que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 n’a aucune
force normative car elle ne fait pas partie du corpus de droit positif de la IIIème République.
Subsidiairement, le principe de l’écran législatif empêche d’interpréter le droit émis sous
l’autorité du régime de Vichy à l’aide des principes généraux constitutionnels. Le Conseil
d’Etat de la IIIème République, dans son arrêt Arrighi en 1936 avait clairement précisé son
incompétence à opérer un contrôle de constitutionnalité d’un acte réglementaire pris en
application d’une loi et, par conséquent, de contrôler la conformité d’une loi aux principes
généraux du droit272 ; ce qui, dans son arrêt Vincent au printemps 1944, lui avait permis
de rappeler sa même incompétence face aux décrets de Vichy exécutés comme loi d’Etat
comme des lois parlementaires273. En conséquence, il est difficile de nier la validité
juridique du droit de Vichy.
Concrètement, nous ne pouvons que déplorer le fait que l’émission de droit propre à
discriminer des personnes en fonction de ce qu’elles sont (ou, plus exactement, de ce que
le droit prescrit qu’elles sont) et ainsi à les rendre incapables et indésirables, menant à
des situations d’atteinte grave portée aux biens et surtout aux personnes, n’est donc pas
contraire au droit de la IIIème République. Nous soulignons ici que la constitution souple et
lacunaire de la IIIème République permet la violence des institutions à l’encontre de la vie
d’individus. Le régime de Vichy a, par conséquent, le statut d’un système inique de
gouvernement d’Etat ; reste à s’interroger si l’aspect autoritaire du régime est susceptible
de questionner son statut de gouvernement investi.
270
Pour reprendre l’interprétation d’Eric Loquin, in "Le juif « incapable »", Le Genre Humain,
1996, n°30-31, pp. 173-188.
271
Comme le nomme Philippe Fabre, Le Conseil d’Etat et Vichy : le contentieux de
l’antisémitisme. Paris : Publications de la Sorbonne, 2001, pp. 71ss.
272
Arrêt Arrighi du Conseil d’Etat du 6 novembre 1930, Recueil Lebon, p. 966.
273
Arrêt Vincent du Conseil d’Etat du 22 mars 1944, Recueil Lebon, p. 417 et Recueil Sirey,
1945, III, pp. 53-55 avec note Edouard Charlier p. 54.
77
b)
La souveraineté du régime de Vichy : un « coup » d’un tyrannus ab
exercitio ?
La nature politique du régime de Vichy, notamment la question de son aspect
potentiellement antirépublicain, pose la question de sa souveraineté en droit interne.
Ainsi, sur le fondement de la loi constitutionnelle de 1884 qui nie le droit de modifier la
nature républicaine du régime à l’Assemblée nationale274, les gaullistes considèrent que le
régime de Vichy est inconstitutionnel car il leur semble patent qu’il veuille abolir la
République275. Le régime de Vichy n’est dans cette optique qu’un tyrannus absque titulo
car il fait usage du pouvoir sans titre juridique. Cependant, bien qu’elle soit fort
séduisante, cette position ne tient pas à l’analyse juridique276. En effet, Philippe Pétain se
défend d’avoir tenté de changer la forme du régime277 et considère que l’utilisation du
terme « Etat français » est due à l’application stricte de l’expression de l’Assemblée
nationale qui le charge de « promulguer (par un ou plusieurs actes) une nouvelle
274
Loi constitutionnelle du 14 août 1884 portant révision partielle des lois constitutionnelles
(Journal officiel de la République française, 15 août 1884, p. 4361) modifie l’article 8 de la loi
du 25 février 1875 relative aux pouvoirs publics par son article 2 à la suite de l’amendement
Wallon et dispose comme suit : « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet
d'une proposition de révision ». Pour une étude de la loi constitutionnelle de 1884, voir
Nathalie Droin, "Retour sur la loi constitutionnelle de 1884 : contribution à une histoire de la
limitation du pouvoir constituant dérivé", Revue française de droit constitutionnel, 4/2009,
n°80, pp. 725-747 et Olivier Jouanjan, "La forme républicaine du gouvernement, norme
supraconstitutionnelle ?", in Bertrand Mathieu et Michel Verpeaux [Dir.], La République en
droit français : actes du colloque de Dijon, 10 et 11 décembre 1992. France : Economica,
1996, pp. 267-287. Sur la question de la dérogation au respect de la forme républicaine du
gouvernement en cas de circonstances exceptionnelles, voir Serge Arné, "La prise de
pouvoir par le Maréchal Pétain (1940) et le Général de Gaulle (1958) – Réflexions sur la
dévolution du pouvoir", Revue du droit public et de la science politique en France et à
ème
l’étranger, 1969, pp. 48-99. Relevons enfin que l’article 95 de la Constitution de la IV
République reprend textuellement l’article 2 de la loi du 14 août 1884.
275
S’appuyant sur la thèse de Maurice Hauriou qui considère que la limitation de la loi de 1884
a une force juridique supra-constitutionnelle : cf. Maurice Hauriou, Précis de droit
ème
éd., 1929, p. 276.
constitutionnel. Paris : Sirey, 2
276
Comme certains protagonistes le reconnaissent une fois les armes posées : certains
gaullistes admettent plus tard que la thèse de Cassin de l’illégalité de Vichy était une « thèse
d’opportunité », à l’instar de François Quilici, éditeur du journal La Marseillaise, devant
l’Assemblée nationale (Journal officiel de la République française, débats de l’Assemblée
Nationale du 4 novembre 1950, p. 7452). Raymond Aron écrit de même que « Vichy était
légal et probablement légitime » : in L’Opium des intellectuels. Paris : Calmann-Levy, 1955,
p. 130.
277
« En ce qui concerne mon attitude vis-à-vis des institutions républicaines, je puis dire que je
n’ai jamais eu aucune ambition politique : je n’ai jamais eu même l’idée de me servir des
évènements pour renverser un régime vis-à-vis duquel j’ai toujours observé la plus grande
loyauté. J’ai cherché simplement, à la demande de l’Assemblée nationale, des moyens de
l’améliorer » : Message du 12 août 1941 au peuple français in Philippe Pétain, Quatre
années au pouvoir, op. cit., pp. 107ss.
78
constitution de l’Etat français »278. D’ailleurs, il suspend certains articles des lois
constitutionnelles de 1875279 par ses actes constitutionnels, non les lois dans leur
ensemble ; aucun de ces actes n’abolit officiellement la République280. Relevons que le
Président de la République Albert Lebrun, qui s’est retiré, n’a en outre élevé aucune
objection à l’usage qui est fait des termes « Etat français ». Aussi Philippe Pétain se
targue-t-il d’avoir refusé la dictature :
« Je me rappelle que la révision de la constitution a été souhaitée par la
quasi-unanimité du parlement. Car, parmi ceux-là mêmes qui devaient
voter contre le projet de loi, le 10 juillet, un certain nombre ayant à leur tête
Paul-Boncour m’ont déclaré qu’ils souhaitaient me voir conférer les pleins
pouvoirs comme à un dictateur romain. J’ai refusé ce présent. J’ai
répondu : « Je ne suis pas un César et je ne veux point l’être »281.
Ainsi, nous ne disposons pas d’élément objectif qui montre que la République soit
formellement abolie. Or, comme les lois constitutionnelles de la IIIème République ne
précisent pas de critères aux contours suffisamment clairs et précis, nous sommes dans
l’impossibilité d’effectuer un examen plus approfondi relativement à la question du respect
du caractère républicain de l’Etat par Vichy. Nous ne pouvons pas non plus établir, par
voie de conséquence, si la République est alors abolie dans les faits, ou si une telle
abolition est inscrite dans l’agenda caché du gouvernement de Vichy. Aucune source ne
nous donne de piste à cet égard et les opinions des sources secondaires, partisanes, ne
nous permettent pas de nous prononcer. A notre sens, cela est dû au fait que les lois
constitutionnelles restent marquées par l’ambiguïté de la volonté de ses constituants à
278
Jacques Isorni (qui se trouve être l’un des défenseurs de Philippe Pétain), Mémoires 19111945. Paris : Laffont, 1984, p. 41.
279
Comme par exemple l’article 3 de l’acte constitutionnel n°3 du 11 juillet 1940 abrogeant
er
l’article 1 de la loi du 16 juillet 1875 : Journal officiel de la République française, 12 juillet
1940, p. 4518.
280
Comme le remarque le président Edouard Herriot d’après Francis Leenhardt lors de la
deuxième séance de l’Assemblée constituante du 18 avril 1946, Journal officiel de la
République française du 19 avril 1946, pp. 2016-2017. D’ailleurs, l’article 14 de la
Constitution du régime de Vichy qui n’a pas été adoptée précise que le chef de l’État porte le
titre de Président de la République : Jacques Godechot [Prés.], Les Constitutions de la
France depuis 1789, op. cit., p. 345. D’ailleurs, force est de constater que, dans les faits, la
République demeure car aucun autocrate héréditaire ne prend le pouvoir et par voie de
conséquence le régime de Vichy reste conforme aux prescriptions constitutionnelles, comme
le relève Georges Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, op. cit., p. 278.
281
Philippe Pétain, Quatre années au pouvoir, op. cit., p. 34. Toutefois, l’orgueil de Philippe
Pétain et son ambition personnelle sont souvent soulignés par les observateurs, à l’instar de
la légation suisse : « Le Maréchal, ainsi que le prouvent les événements, est fermement
décidé à rester à la tête de l’Etat, coûte que coûte. Il y est poussé non seulement par le sens
qu’il a de ses responsabilités et par son entourage, mais aussi par un sentiment intime
puissant : l’amour du pouvoir. » : in Lettre du chargé d’affaires a.i. de la légation de Suisse
en France à la Division des affaires étrangères du Département politique fédéral, de Vichy,
le 11 janvier 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
79
leur origine qui n’entérinaient pas de République forte, permettant à des velléités
légitimistes, orléanistes et bonapartistes d’éventuellement refaire surface282.
Or, même si nous considérons alors que le régime de Vichy n’abolit pas la République, il
est loisible de se demander s’il a pour autant le droit de modifier la nature démocratique
de la République, car tel un tyrannus ab exercitio, le gouvernement du régime de Vichy
est devenu par rejet du parlementarisme un gouvernement autoritaire centré sur le
pouvoir exécutif283. Il est patent que Philippe Pétain cherche jusqu’au 20 août 1944 à faire
reconnaître qu’il incarne la souveraineté française284. Avec cette individualisation du
pouvoir285 et avec l’assentiment de la majeure partie de la population286, fusionnent les
deux personnes qui ne se confondaient plus depuis la monarchie absolue c’est-à-dire la
personne morale et la personne physique du représentant de l’Etat287. Il n’y a plus de
garantie que la loi soit l’expression de la volonté générale et non pas celle de la volonté
282
A ce sujet, voir en Odile Rudelle, La République absolue : aux origines de l’instabilité
constitutionnelle de la France républicaine 1870-1889. Paris : Publications de la Sorbonne,
1982, pp. 41ss.
283
« La France est soumise à un régime qui emprunte la forme républicaine jusqu’aux premiers
actes constituants du Maréchal le 11 juillet 1940 puis une forme autoritaire à partir de cette
date » : Emmanuel Cartier, "Histoire et droit : rivalité ou complémentarité ?", Revue française
de droit constitutionnel, 2006/3, n°67, p. 524. Cette formule est à rapprocher de celle du
procureur général André Mornet qui affirme : « Aux termes du second acte, Pétain
concentrait en lui tous les pouvoirs : pouvoir exécutif, pouvoir législatif, en attendant que,
plus tard, il exerçât le pouvoir judiciaire. Il nommait les ministres, qui n’étaient responsables
que devant lui. Or, cela, c’est le principe fondamental du gouvernement démocratique dont
on faisait purement et simplement abstraction. » : in Réquisitoire du procureur général
Mornet, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du Maréchal Pétain devant la
Haute Cour de Justice, Dix-huitième audience, samedi 11 août 1945, Paris : Imprimerie des
Journaux officiels, 1945, p. 325, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
284
Ainsi, misant sur le soutien populaire, Philippe Pétain tente de déclarer encore le 12
novembre 1943 qu’il « incarne aujourd’hui la légitimité française » : cf. Jean-Raymond
Tournoux, Pétain et de Gaulle, op. cit., p. 312 ; Henry Rousso, Pétain et la fin de la
collaboration, op. cit., p. 72 ; « sur le plan de l’opinion, la dissidence africaine a augmenté le
trouble dans les esprits. C’est pourquoi, en toutes occasions, j’ai proclamé la légitimité d’un
pouvoir que je suis seul à tenir légalement du peuple français. » : in Lettre de Pétain du 11
décembre en réponse à la lettre de von Ribbentrop du 29 novembre 1943, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9 ; dans le procès-verbal de la séance du Conseil des Ministres du 17
novembre 1942, Philippe Pétain et Pierre Laval relèvent que Philippe Pétain continue
« comme chef de l’Etat, à incarner la souveraineté française et la permanence de la
Patrie » : in Raymond Tournoux, Le Royaume d’Otto, op. cit., pp. 244ss.
285
Pour reprendre l’expression d’Albert Mabileau qui distingue notamment l’individuation du
pouvoir de la personnification du pouvoir dans son article "La personnalisation du Pouvoir
dans les gouvernements démocratiques", Revue française de science politique, 1960, vol.
10, n°1, p. 40.
286
« Le gouvernement dit «gouvernement de Vichy » est donc bien factuellement et
juridiquement le gouvernement de la France pendant cette période, ainsi qu’en témoignent
son acceptation par la majorité des Français sur le plan interne » : in Emmanuel Cartier,
"Histoire et droit : rivalité ou complémentarité ?", op. cit., p. 524.
287
Pour reprendre le concept développé par Ernst Kantorowicz dans son ouvrage Les deux
corps du roi. Paris : Gallimard, 1989.
80
personnelle du chef de l’Etat288. Le régime prescrit effectivement dès ses débuts que le
principe de la volonté générale s’impose à celui de la volonté de la majorité arithmétique
pour produire le droit, en utilisant les pleins pouvoirs attachés à l’état d’exception avec
prétention à la légalité289, comme le précise Philippe Pétain :
« Je voudrais, enfin, rappeler à la grande République américaine les
raisons qu’elle a de ne pas craindre le déclin de l’idéal français. Certes,
notre démocratie parlementaire est morte. Mais elle n’avait que peu de
traits communs avec la démocratie des Etats-Unis. »290
Le régime de Vichy a-t-il pour autant opéré un coup d’Etat ? La formule est de René
Cassin, pour qui les manœuvres politiciennes de Philippe Pétain ne sont qu’« un coup
d’État intérieur, coloré seulement d'une apparence juridique » ; se fondant sur l’adage
selon lequel la fraude et la violence vicient tout, René Cassin considère ainsi que la
délégation de pouvoirs inconstitutionnelle de l’Assemblée est de nullité d'ordre public291.
288
Julien Laferrière, Le nouveau droit public de la France. Paris : Sirey, 1941, p. 9,
contrairement à l’opinio juris majoritaire personnifiée par Roger Bonnard : voir Marc-Olivier
Baruch, Servir l’Etat français : l’administration en France de 1940 à 1944. France : Fayard,
1997, p. 58 et, du même auteur, "A propos de Vichy et de l’état de droit", Bulletin du Centre
de recherche français à Jérusalem, n°6, printemps 2000, pp. 53-68.
289
Tel que le décrit Mercier-Josa concernant les principes de Carl Schmitt in Solange MercierJosa, "A propos de la légalité et légitimité de Carl Schmitt" in Carlos-Miguel Herrera [Dir], Le
droit, le politique : autour de Max Weber, Hans Kelsen, Carl Schmitt ; colloque organisé par
l’URA 1394 CNRS-Université de Paris X « Philosophie politique, économique et sociale ».
Paris : Ed. L'Harmattan, 1995, pp. 89-98.
290
Message du 12 août 1941 au peuple français, cité in Philippe Pétain, Quatre années au
pouvoir, op. cit., pp. 107-108.
291
René Cassin, "Un coup d'Etat juridique. La soi-disant Constitution de Vichy", op. cit.
81
De surcroît, lors du procès de Philippe Pétain, l’expression de coup d’Etat est employée
plusieurs fois pour qualifier l’action de l’ancien chef de l’Etat français292.
En l’absence de théorie juridique du coup d’Etat, nous nous appuyons pour répondre à
cette question sur les sources doctrinales de l’entre-deux guerres. En effet, celles-ci
considèrent le coup d’Etat de deux manières : soit comme étant une transgression
juridique, un fait hors du droit293, soit comme un événement qui fasse perdre toute ou une
partie de sa force juridique à la Constitution antérieure, car de nouveaux gouvernants
292
L’expression est notamment reprise par Edouard Herriot, Président de la Chambre des
députés, pendant le procès de Philippe Pétain : « L’acte constitutionnel numéro 1 dit : "Nous
déclarons assumer les fonctions de chef de l’Etat". Entre le premier texte voté par
l’Assemblée et le premier acte constitutionnel, il y a le coup d’Etat ; c’est là qu’il se place […]
la dictature est réalisée » : in Déposition d’Edouard Herriot, Compte-rendu in extenso des
audiences du Procès du Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Septième
audience, lundi 30 juillet 1945, Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 112. De
même, le procureur général Mornet utilise le même jour l’expression « coup d’Etat » en
visant les trois actes constitutionnels promulgués le 11 juillet 1940 : in Déposition d’Edouard
Herriot, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du Maréchal Pétain devant la
Haute Cour de Justice, Septième audience, lundi 30 juillet 1945, Paris : Imprimerie des
Journaux officiels, 1945, p. 118. Une joute verbale entre le premier président Paul
Mongibeaux et Pierre Laval est aussi axée sur ce terme : « Ce coup d’Etat a-t-il été fait par
le Maréchal seul… - Jamais je n’ai fait de "coup d’Etat". – Mettons, si vous le voulez, cette
"opération politique" si le mot vous déplaît. – Le mot "coup d’Etat" me choque dans la
mesure où je n’ai jamais rien fait pour l’accomplir […] il ne pouvait pas être question de coup
d’Etat », in Déposition de Pierre Laval, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès
du Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Onzième audience, vendredi 3 août
1945, Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, pp. 188-189, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9. Le procureur André Mornet clame enfin : « Attentat contre la République,
c’est ainsi qu’a commencé l’affaire Pétain » : in Réquisitoire du procureur général Mornet,
Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du Maréchal Pétain devant la Haute
Cour de Justice, Dix-huitième audience, samedi 11 août 1945, Paris : Imprimerie des
Journaux officiels, 1945, p. 319, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9. C’est en ce sens que
l’arrêt de la Haute Cour considère que « Pétain en arrivait bientôt à supprimer les institutions
républicaines, donnait au régime politique qu’il imposait à notre pays une ressemblance de
plus en plus grande avec le régime allemand et le régime italien, c’est-à-dire avec le régime
des pays dont la victoire lui avait facilité la révolution intérieure qu’il avait accomplie et qu’il
n’hésitait pas, par une sorte de dérision verbale, à appeler "notre révolution nationale" » : in
Arrêt de la Haute Cour de Justice, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du
Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Vingtième audience, mardi 14 août 1945,
Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 385, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
293
Carré de Malberg déclare ainsi que par le fait même du coup d’Etat « il n’y a plus ni
principes juridiques ni règles constitutionnelles : on ne se trouve plus ici sur le terrain du
droit, mais en présence de la force » ou encore « il n’y a point de place dans la science du
droit public pour un chapitre consacré à une théorie juridique des coups d’Etat ou des
révolutions et de leurs effets » : Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie
générale de l’Etat. Paris : Sirey, 1920-1922, pp. 497ss.
82
prennent la tête de l’Etat en violation des règles préexistantes de dévolution du pouvoir294.
Si l’on comprend le coup d’Etat comme un acte que le droit peut appréhender, on peut le
qualifier comme cet « attentat contre la liberté publique, qui réside essentiellement dans
l’équilibre des pouvoirs organisés. L’acte est brusque, et toujours il se revêt de formes
légales, car l’agresseur, quel qu’il soit, possède des pouvoirs réguliers, puisqu’il fait partie
d’un corps constitué »295. Ce qui retient notre attention, c’est que la définition correspond
à la prise du pouvoir par le régime de Vichy, d’autant plus qu’il a utilisé la violence à
l’encontre de toute résistance296. Ceci étant, la prise de pouvoir comme le maintien du
régime de Vichy aux rênes de l’Etat français pendant quatre ans est-elle plutôt le fait d’un
coup de force297 que celle d’un coup d’Etat ? D’après la distinction opérée par Marcel
Prélot, le coup de force ou putsch est mené de l’intérieur du système institutionnel par un
individu qui détient déjà l’essentiel du pouvoir ou qui y dispose de puissants complices,
tandis que le coup d’Etat n’est pas le fait de particuliers mais d’un corps public
subordonné qui s’approprie l’autorité de l’Etat, hors des voies constitutionnelles298. En ce
sens, le régime de Vichy s’est imposé par la volonté de Pierre Laval, Philippe Pétain et
leur entourage, avec l’assentiment nécessaire des forces d’occupation et non uniquement
du corps de l’armée et de la police : il s’agirait dès lors non pas d’une usurpation de
pouvoir mais d’un coup de force. Toutefois, il est utile de relever que ce coup de force ne
s’opère pas en complète rupture avec l’ordre juridique antérieur : ainsi, si elle trouve une
certaine inspiration dans les droits nazis et fascistes, la législation et l’administration
294
Adhémar Emstein, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, op. cit., pp. 501511. La définition de prise illégale du pouvoir est notamment celle reprise par le Dictionnaire
Capitant : Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique. Paris : Presses Universitaires
de France, 2000, article Coup d’Etat. Relevons que l’exécutif est ainsi l’organe de
prédilection des coups d’Etat, comme le relève Hauriou : « toute la force gouvernementale
se trouve concentrée dans le pouvoir exécutif » in Maurice Hauriou, Précis de droit
constitutionnel, op. cit., pp. 304-383.
295
Georges Pariset, "La Révolution (1792-1799)", in Ernest Lavisse [Dir.], Histoire de France
contemporaine : depuis la Révolution jusqu'à la paix de 1919. Paris : Hachette, 1921, t. 2, p.
112.
296
Notamment via les cours martiales de 1944 après la Cour de Riom : sur ce sujet, voir
notamment Alain Bancaud, "La magistrature et la répression politique de Vichy ou l’histoire
d’un demi-échec", Droit et Société, n°34, 1996, pp. 557ss. ; Virginie Sansico, La justice du
pire, Les cours martiales sous Vichy. Paris : Payot, 2003 ; de la même auteure : "France,
1944 : maintien de l’ordre et exception judiciaire. Les cours martiales du régime de Vichy",
Histoire@Politique, Politique, culture, société, n°3, novembre-décembre 2007.
297
Ou, comme le formule André Mornet, un « abus de confiance » : « A côté de la haine du
régime, à côté de l’empressement à accepter la défaite, à côté de la souveraineté de la
France annihilée, il y a quelque chose qui a une qualification dans le Code pénal et qui
s’appelle "l’abus de confiance". » : in Réquisitoire du procureur général Mornet, Compterendu in extenso des audiences du Procès du Maréchal Pétain devant la Haute Cour de
Justice, Dix-huitième audience, samedi 11 août 1945, Paris : Imprimerie des Journaux
officiels, 1945, p. 325, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
298
Marcel Prélot, Institutions politiques et droit constitutionnel. Paris : Dalloz, 1963, p. 186.
83
discriminatoire notamment xénophobe, antisémite, raciste et sexiste de Vichy est
l’héritière d’une politique et d’une pratique d’exclusion bien identifiée dans les décennies
précédentes tant dans l’opinion publique que dans les rangs parlementaires299. Le fait que
Vichy ait conservé la quasi-totalité du personnel de la police de la IIIème République300
participe, d’ailleurs, à asseoir l’interprétation d’un Vichy « face cachée » de la
République301. C’est ainsi que l’on peut considérer que « la singularité [de Vichy] n’est pas
d’avoir "cessé d’être un Etat de droit" même s’il est vrai qu’il use toujours plus de
méthodes administratives et policières, toujours plus de législations et de juridictions
d’exception »302 : régime autoritaire et répressif303, il cherche via l’image de son
attachement à la tradition légaliste française à lutter contre la Résistance et imposer
l’assise de son autorité alors-même que son impuissance se développe. L’exemple de la
modification de la législation relative à l’état de siège est significatif : la loi du 14
septembre 1941304 instaure un « état de guerre fictif civil » prolongé par l’acte du loi du 10
juin 1944 prorogeant l’activité des cours martiales jusqu’à la fin de l’année305.
299
A titre d’exemple : « L’Allemagne ne fut pas à l’origine de la législation antijuive de Vichy.
Cette législation fut, si j’ose dire, spontanée, autochtone. » : Henry du Moulin de Labarthète,
Le temps des illusions. Genève : éd. du cheval ailé, 1946, p. 267. Voir de même Dominique
Gros, "Le « statut des juifs » et les manuels en usage dans les facultés de Droit (19401944) : de la description à la légitimation", Cultures & Conflits, n°9-10, 1993, pp. 139-154 ;
ème
Marie-Claire Laval-Reviglio, "Parlementaires xénophobes et antisémites sous la III
République", Le Genre Humain, Le Droit antisémite de Vichy, n°30-31, mai 1996, pp. 85114 ; Michael Marrus et Robert Paxton, Vichy et les juifs. France : Calmann-Lévy, 1981 ;
Hugues Moutouh, "Le Bon Grain de l'Ivraie. Brève histoire de la préférence nationale en
droit français", Recueil Dalloz, 1999, pp. 419-429 ; Gérard Noiriel, Les Origines
républicaines de Vichy. Paris : Hachette, 1999, pp. 85ss. ; Denis Peschanski, La France des
camps. L’internement 1938-1946. France : Gallimard 2002, pp. 32ss. ; Mattias Guyomar et
Pierre Collin, "Les décisions prises par un fonctionnaire du régime de Vichy engagent la
responsabilité de l'Etat", note sous l’arrêt du Conseil d’Etat Ass. Papon du 12 avril 2002,
L'actualité juridique du droit administratif, 2002, n°5, Chroniques, p. 427 ; Bernard Laguerre,
"Les dénaturalisés de Vichy (1940-1944)", Vingtième Siècle, Revue d’Histoire, n°20,
octobre-décembre 1988, pp. 3-15 ; Anne Simonin, Le déshonneur de la République. Une
histoire de l’indignité 1791-1958, op. cit.
300
Jean-Marc Berlière, "« La Cour du 19 août 1944 » : essai sur la mémoire policière", Crime,
Histoire & Sociétés, 1999, vol. 3, n°1, pp. 105-127.
301
Selon l’expression de Régis Meyran, "Vichy ou la « face cachée » de la République",
L’Homme, 106 / 2001, pp. 177-184.
302
Alain Bancaud, "Vichy et les traditions judiciaires", CURAPP – Questions sensibles, PUF,
1998, p. 172. Concernant les juridictions d’exception du régime de Vichy, voir en particulier :
Louis Noguères, Le véritable procès du Maréchal Pétain, op. cit., pp. 317-350.
303
Alain Bancaud, "La magistrature et la répression politique de Vichy ou l’histoire d’un demiéchec", op. cit., pp. 560ss.
304
Journal officiel de l’Etat français, 18 septembre 1941, p. 3991.
305
Anne Simonin, Le déshonneur de la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, op.
cit., p. 384.
84
En particulier, il est utile de rappeler que Vichy n’a pas innové en créant une gestion de
l’exception juridique et judiciaire, mais s’inscrit dans une « tradition de recours à
l’exception » et des « prédispositions autoritaires » de l’organisation de la justice et de
l’administration (discipline d’Etat, sévérité), notamment républicaines306. C’est pourtant
cette qualification de droit d’exception qui, de manière erronée nous semble-t-il, permet à
la doctrine majoritaire actuelle de rejeter le droit de Vichy comme non-conforme aux
principes d’équité et de justice307, car la démarche impliquerait de rejeter aussi, par
conséquent, le droit de la IIIème République (qui considère, à titre d’exemple, les
"indigènes" et les femmes comme incapables).
Enfin, pour reprendre la notion abordée précédemment, nous ne pouvons pas considérer
le régime de Vichy comme un gouvernement qui bénéficie d’un « état d’exception ». En
effet, si nous nous fondons sur le iustitium (notion à origine de l’« état d’exception » en
droit romain308), ce dernier ne peut pas être réalisé par des autorités à l’exercice de la
souveraineté limitée. Si le régime nazi laisse formellement subsister la constitution de
Weimar sans l’abroger de manière explicite, c’est pour la vider de son sens en lui
superposant une structure parallèle qui créé un tout nouveau droit, réalisant là le iustitium.
Or, c’est un régime souverain. Le régime de Vichy ne va pas aussi loin et reste dans une
continuité d’un cadre positiviste légaliste classique, quitte à mettre au jour des législations
et règlements fortement discriminatoires.
Par son coup de force, le régime de Vichy est ainsi celui d’un gouvernement investi en
droit interne depuis l’été 1940 qui s’inscrit dans une certaine continuité institutionnelle
avec la IIIème République. Il est à noter, quoi qu’il en soit, que le coup de force n’est pas
une catégorie juridique applicable en droit de l’époque. Toutefois, elle permet de qualifier
la nature de l’exercice de la souveraineté qu’effectue le régime de Vichy. Ainsi, son statut
306
Alain Bancaud, "Vichy et les traditions judiciaires", op. cit., pp. 179-180.
307
Maurice Duverger, "La perversion du droit", in Religion, société et politique : mélanges en
hommage à Jacques Ellul. Paris : P.U.F., 1983, pp. 704-718 ; Danièle Lochak, "Le juge doitil appliquer une loi inique ?", Le Genre Humain, 1994, n°28, pp. 33ss. ; Dominique Gros, "Le
droit antisémite de Vichy contre la tradition républicaine", Le Genre Humain, 1994, n°28, pp.
17-26, ainsi que du même auteur "Un droit monstrueux ?", Le Genre Humain, 1996, n°3031, pp. 561-576 ; Daniel Vergely, La notion d’exception en droit, thèse dactylographiée,
Université Paris X-Nanterre. [s.l.]: [s.n.], 2006, pp. 37ss. ; Sophie Attali, Le droit antisémite
de Vichy : un droit politique d’exception, thèse dactylographiée, Université Toulouse I. [s.l.] :
[s.n.], 2008, pp. 150ss.
308
William Seston, Scripta varia. Mélange d’histoire romaine, de droit, d’épigraphie et d’histoire
du christianisme. Rome : Ecole française, 1980, pp. 155-173 ; voir aussi Giorgio Agamben,
L'Etat d'exception. Homo Sacer II. Paris : Seuil, 2003.
85
juridique est fragilisé par le fait qu’il est un régime politique contesté depuis sa
constitution ; c’est la critique de son manque de contrôle et d’ordre juridique que nous
proposons d’envisager dans une seconde partie.
B – Le statut juridique du régime de Vichy en droit interne : un gouvernement
contesté
En dépit de son investiture, le gouvernement du régime de Vichy est vivement contesté.
Après une revue des arguments de la France Libre qui réfutent sa légitimité (a), nous
aborderons comment l’ordre juridique concurrent allègue la nullité tant de son assise que
de ses actes (b), avant de mettre à jour les contours de la perte de l’exercice de la
souveraineté pour chacun des camps (c).
a)
Du constat de la souveraineté limitée du régime de Vichy à la remise en
question de sa légitimité
Le régime de Vichy ne jouit pas de toutes les prérogatives de la souveraineté française au
19 août 1944. Effectivement, depuis le 17 novembre 1942 tout au moins, date des actes
constitutionnels n°11, 12 et quinquies par lesquels le chef de l’Etat délègue au chef de
gouvernement le pouvoir de promulgation des lois et décrets à durée indéterminée
(hormis certains actes comme la déclaration de guerre et la promulgation d’actes
constitutionnels), Philippe Pétain est contraint de partager le pouvoir avec Pierre Laval
dans un Etat occupé par les forces allemandes. Dès lors, prisonnier volontaire de sa
propre mystique de rester sur le territoire au côté des Français309, Philippe Pétain garde
l’apparence d’un pouvoir, mais il ne peut cacher que ce pouvoir est maintenu grâce à
maintes compromissions310. En outre, la tentative de « légaliser » l’Etat, en formant de
nouveau l’Assemblée nationale à la mi-août 1944, est un échec311.
309
A la Commission d’enquête parlementaire qui l’interroge le 10 juillet 1947 à l’Ile d’Yeu :
« pourquoi ne pas avoir rejoint Alger ? – Pendant que les Allemands occupaient la France,
je m’étais fait un devoir de ne pas quitter le pays… je crois avoir rendu service aux Français,
mais j’aurais peut-être rendu service à la France si j’étais passé de l’autre côté » in
Raymond Tournoux, Le Royaume d’Otto, op. cit., p. 229.
310
Comme le relève Pierre Bourget, Un Certain Philippe Pétain, op. cit., p. 222.
311
Voir notamment : Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 76 et pp. 85ss. et
infra : chapitre 2, section 1.
86
La faiblesse du gouvernement du régime de Vichy est soulignée par ses adversaires, qui,
s’ils ne bénéficient pas d’une investiture constitutionnelle, ont néanmoins pour objectif d’y
apporter une alternative. Sur le plan rhétorique en effet, les discours des deux camps
s’opposent avec la même arme symbolique, celle de la légitimité. Quand Charles de
Gaulle appelle à la continuation de la guerre et à la résistance, sur un fondement légitime
basé sur le « bien commun »312, Philippe Pétain parle tout autant d’honneur, de dignité,
de bien commun et d’intérêts permanents de la France313. Il s’agit là de l’impasse de la
coexistence de deux gouvernements auto-déclarés légitimes314. Certes, en droit interne, il
ne peut y avoir qu’un gouvernement ; la légitimité d’un gouvernement est néanmoins
indépendante de sa conduite de la politique315 et a priori seul le gouvernement de fait, et
non celui de droit, pourrait être considéré comme illégitime316. Or, si l’on reconnaît être en
présence de la coexistence de deux entités se présentant comme pouvoirs de fait, la
distinction de Gaston Jèze peut être utile. Celui-ci souligne notamment, dans l’entre-deuxguerres, la différence entre les gouvernements de fait légitimes et les gouvernements de
fait usurpateurs : selon lui, contrairement aux seconds, les premiers sont approuvés par la
population317. Reste à définir les contours de la population concernée318 et, à savoir ce
que nous devons retenir pour qualifier son expression : que son approbation soit
manifeste et formelle ou qu’elle soit plutôt implicite, c’est-à-dire qu’elle consiste en
l’absence de manifestation contraire ? Le témoignage de popularité est ainsi un indice
312
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., pp. 370ss.
313
Cf. les appels de Philippe Pétain, en particulier celui du 25 juin 1940 reproduit in Philippe
Pétain, Quatre années au pouvoir, op. cit., pp. 51ss.
314
Maurice Flory, Le statut international des gouvernements réfugiés et le cas de la France
Libre 1939-1945, op. cit., p. 33.
315
Georges Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, op. cit., p. 279.
316
Maurice Duverger, "Contribution à l’étude de la légitimité des Gouvernements de fait", Revue
du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, janvier-mars 1945, n°60,
p. 76.
317
Gaston Jèze, Les Principes généraux de droit administratif. Paris : Giard, 3
pp. 343ss.
318
La notion de population revêt plusieurs réalités. La population française est en effet divisée à
divers titres : sur le plan territorial, d’abord, ce qui implique qu’elle ne réponde pas aux
mêmes commandements civils et surtout militaires, mais aussi sur le plan de la capacité. La
population française d’avant 1945, est sous un régime de suffrage dit universel masculin qui
n’est autre que très restreint dans la pratique ; une très grande partie de la population est
discriminée, le statut civique étant lié au statut personnel et civil et non pas à la nationalité
des individus. Ainsi, non seulement toutes les femmes mais aussi la plupart de ceux qui sont
appelés indigènes hors de la métropole sont privés de droits civiques : voir notamment
Christian Bruschi, "La nationalité dans le droit colonial", Procès, Cahiers d’analyse politique
et juridique, n°18, 1987-1988, pp. 29-83 ; Emmanuelle Saada, "Une nationalité par degré ;
civilité et citoyenneté en situation coloniale" in Patrick Weil et Stéphane Dufoix [Dir.],
L’esclavage, la colonisation, et après... Paris : PUF, 2005, p. 209 ; Hervé Andres, "Droit de
vote : de l’exclusion des indigènes colonisés à celle des immigrés", Revue Asylon(s), n°4,
mai 2008, p. 6.
87
ème
éd., t. 2, 1930,
séduisant mais, sans définition claire, il ne peut être convaincant. Il est pourtant utilisé par
certains protagonistes pour valider la légitimité de l’un des deux camps. Aussi, le
gouvernement du régime de Vichy serait-il devenu impopulaire à partir de la rencontre
Hitler – Pétain à Montoire319, comme a pu le soutenir le procureur du procès d’Angelo
Chiappe320, lors du retour de Pierre Laval en avril 1942, à partir de novembre 1942 ou dès
les lendemains des premiers jours de la libération du territoire métropolitain ? Ce qui n’est
pas opposable, c’est qu’à l’armistice Philippe Pétain est acclamé et qu’à la Libération, il
ne l’est plus. Quant à la France Libre, à quel moment est-elle considérée comme
populaire321 : dès sa création d’un « gouvernement provisoire », accompagné d’une
« Assemblée »322 ou dès les premiers jours de la libération du territoire, les forces alliées
décidant
d’abandonner
leur
projet
d’A.M.G.O.T.,
vu
l’accueil
favorable
de
la
population323 ? En l’occurrence, il est patent que l’adhésion populaire sur le territoire
métropolitain au gouvernement de Vichy en 1940 est à mettre en parallèle à l’adhésion à
l’entité gaulliste dès le débarquement de l’été 1944324.
Selon Charles de Gaulle lui-même, la légitimité de la France Libre est une légitimité « qui
procède du salut public et que, toujours, reconnaît la France au fond de ses grandes
319
Charles de Gaulle déclare, dès cet instant : « désormais, d’évidentes raisons me
commandent de dénier, une fois pour toutes, aux gouvernements de Vichy le droit de
légitimité, de m’instituer moi-même comme le gérant des intérêts de la France, d’exercer
dans les territoires libérés les attributions d’un gouvernement. A ce pouvoir, comme tenant
et comme aboutissant, je donnai : la République, en proclamant mon obédience et ma
responsabilité vis-à-vis du peuple souverain et en m’engageant, d’une manière solennelle, à
lui rendre des comptes dès que lui-même aurait recouvré sa liberté. » : in Charles de Gaulle,
Mémoires. ch.1 : L’Appel, op. cit., pp. 121-122.
320
Combat, 23 décembre 1944. De même, dans la zone sud occupée, le Comité national des
juristes, avec l’avocat Paul Vienney, diffuse une brochure à la fin de l’année 1943 qui sous
entend que la souveraineté politique n’appartient plus au gouvernement et suggère son
illégitimité : cf. Me Portalis [Pierre Garraud], Le gouvernement de Vichy est-il légitime ?
Brochure clandestine éditée par le Comité national des juristes (zone nord), France, 1943.
321
Charles de Gaulle dans ses mémoires fait remonter à 1942 ses hésitations : « Ce chef, que
n’avaient investi nul souverain, nul parlement, nul plébiscite, et qui ne disposait en propre
d’aucune organisation politique, serait-il longtemps suivi par le peuple le plus mobile et
indocile de la terre ? » : in Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 629, à
propos des divisions de la population et des pressions diverses, telle celle des forces
communistes.
322
L’Assemblée consultative provisoire, inaugurée le 3 novembre 1943, siège jusqu’à la
Libération plus de cinquante fois, surtout en Commissions, pour traiter de sujets divers
comme l’épuration et l’établissement des pouvoirs publics à la Libération : cf. Charles de
Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 416.
323
« En somme, c’est l’Etat qu’on voyait reparaître dans les faits et dans les esprits avec
d’autant plus de relief qu’il n’était pas anonyme. Dès lors que Vichy ne pouvait plus faire
illusion, les enthousiasmes ou les consentements, sans parler des ambitions, se portaient
vers de Gaulle d’une manière automatique. » : in Ibid., p. 385.
324
Robert Paxton, La France de Vichy 1940-1944, op. cit., p. 225 ; Pierre Laborie, L’opinion
française sous Vichy. Paris : Seuil, 1990, p. 286.
88
épreuves, quelles que fussent les formules dites « légales » du moment »325. Dès 1940 et
malgré le soutien de la majeure partie des chambres parlementaires comme de la
population de la métropole, Charles de Gaulle considère effectivement que Vichy « n’est
pas du tout la France » : selon sa vision, le gouvernement du régime de Vichy ne
représente qu’une France résiduelle, c’est-à-dire une « France officielle » dissociée de la
« France réelle »326. C’est ainsi qu’à Brazzaville il déclare qu’« il n’existe plus de
gouvernement proprement français. En effet, l’organisme sis à Vichy, et qui prétend porter
ce nom, est inconstitutionnel et soumis à l’envahisseur »327. En d’autres termes, pour la
France Libre, c’est notamment parce qu’il est dépourvu de liberté328 et servile329 que le
325
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 385. Charles de Gaulle est en effet
persuadé être investi par la nation du pouvoir d’assurer le calme et l’ordre, jusqu’à
l’épuisement des menaces : c’est la légitimité de salut public (Charles de Gaulle, Mémoires.
ch. 3 : Le Salut, op. cit., pp. 608ss.). Voir de même : « Cette légitimité de salut public,
donnée par la voix du peuple, reconnue sans réserve, sinon sans murmure, par tout ce qui
était politique, ne se trouvait contestée par aucune institution. Il n’y avait, dans
l’administration, la magistrature, l’enseignement, non plus que dans les armées, aucune
réticence à l’égard de mon autorité. » : in Ibid., p. 608 ; ainsi que : « La légitimité naît des
victoires remportées par les armes dans la défense de la patrie. L’amendement Wallon, estce que cela compte ? à côté de la légitimité apportée par Gambetta ? » : propos de Charles
de Gaulle notés par Pierre Messmer, Les écrits militaires, cité Charles de Gaulle, Mémoires,
op. cit., Notes et variantes, note 25, pp. 1291-1292.
326
Les expressions sont citées in Charles de Gaulle, Mémoires. ch.1 : L’Appel, op. cit., p. 83.
L’expression « Etat officiel » pour désigner le gouvernement du régime de Vichy se situe
dans Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 631.
327
Manifeste de Brazzaville du 27 octobre 1940 relatif à la direction de l’effort français dans la
guerre ainsi que l’ordonnance n°1 du 27 octobre 1940 organisant les pouvoirs publics durant
la guerre et instituant le Conseil de Défense de l’Empire, Journal officiel de la France Libre,
Afrique équatoriale française le 27 octobre 1940, p. 1 et Journal officiel de la France Libre
n°1 du 20 janvier 1941, p. 3.
Il nous semble intéressant de relever que si de la légitimité de la France Libre, Charles de
Gaulle déduit la transition d’une entité militaire à une entité politique, ce n’est pas au goût de
tous ses membres : certains protagonistes s’opposent à ses velléités de prise de pouvoir en
ne retenant que la légitimité combattante. Voir par exemple : Henri de Kerillis, De Gaulle
dictateur, une grande mystification de l’histoire. Montréal : Beauchemin, 1945, pp. 13ss.
328
« Il ne peut y avoir de gouvernement légitime qui ait cessé d’être indépendant. » : in Charles
de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 583. De même, « La légitimité authentique,
c’est le refus du joug de l’occupant » : in Raymond Tournoux, Pétain et de Gaulle, op. cit.,
p. 235 ; Voir Charles de Gaulle, Discours du 23 juin 1940 au Royal Institute of International
Affairs in Documents on International Affairs, 1939-1946, Vol. II : Hitler’s Europe. Londres :
Margaret Carlyle éd., 1954, p. 166 ; Dominique Rousseau, "Vichy a-t-il existé ?", Le Genre
Humain, n°28, été-automne 1994, pp. 97-106.
89
régime de Vichy est illégitime. Le gouvernement du régime de Vichy dans cette optique a
une assise légale de façade mais aucune légalité effective et, de ce fait, il perd le crédit
que la légalité lui apporte330. De surcroît, il est, toujours selon cette conception, un
gouvernement de facto complice d’un pouvoir ennemi d’occupation331. Par opposition,
Charles de Gaulle clame à Bayeux : « C’est ici que sur le sol des ancêtres, apparaît l’Etat,
l’Etat légitime »332. En 1944, en effet, il déclare solennellement :
« Un appel venu du fond de l’Histoire, ensuite l’instinct du pays, m’ont
amené à prendre en compte le trésor en déshérence, à assumer la
souveraineté française. C’est moi qui détiens la légitimité. C’est en son
nom que je puis appeler la nation à la guerre et à l’unité, imposer l’ordre, la
loi, la justice, exiger au-dehors le respect des droits de la France. »333
Sur le terrain de l’éloquence, la légitimité s’impose ainsi comme un argument clé de
l’opposition à la validité du statut juridique du gouvernement du régime de Vichy. Du côté
de la Résistance intérieure, dès juin 1942, l’Organisation civile et militaire (O.C.M.)334 fait
écho à cette vision dans ses Cahiers335 en postulant qu’il faut déclarer Vichy illégitime car
commettant des actes en faveur du pouvoir occupant.
329
La servilité est en quelque sorte la faute originelle du gouvernement du régime de Vichy : les
choses auraient été différentes si le gouvernement de la France en 1940 n’avait pas accepté
l’armistice mais s’était rendu en Afrique du Nord pour prévoir la lutte, selon Charles de
Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 373. Par voie de conséquence, a pu être
retenue l’accusation de « trahison contre la République » comme l’a soutenu Léon Blum lors
du procès de Philippe Pétain : in Jacques Isorni, Mémoires 1911-1945, op. cit., p. 469 ;
enfin, voir Courrier de Jean Simon à René Cassin, fin 1940 : « La France Libre a tout intérêt
à démontrer que Vichy n’est pas le gouvernement régulier de la France, mais un instrument
de l’ennemi » : Arch. Nat., Fonds René Cassin, AN 382/AP. Il semble que la servilité est due
en particulier à l’évanouissement de sa volonté qui frappe Philippe Pétain avant même sa
sénescence : sur ce sujet, voir Raymond Tournoux, Le Royaume d’Otto, pp. 107ss.
330
« En juin 1940, le gouvernement de Vichy est légal mais, dépourvu de liberté, il est
illégitime ». L’un et l’autre sont insuffisants seuls, et doivent être indissociables pour de
Gaulle, d’après les auteurs : in Marcel Prélot et Georges Lescuyer, Histoire des idées
politiques. France : Dalloz, 1997, pp. 492-493.
331
François de Menthon à l’Assemblée Consultative le 10 juillet 1944 : Journal officiel de la
République française, débats de l’Assemblée Consultative Provisoire, 27 juillet 1944,
pp. 147-154.
332
Jean-Louis Quermonne, "Le retour de l’Etat légitime", dans Françoise Decaumont (Dir), Le
Discours de Bayeux, op. cit.
333
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 583.
334
Pour plus d’information concernant l’O.C.M., voir Arthur Calmette, L'Organisation civile et
militaire. Histoire d'un mouvement de Résistance, de 1940 à 1946. Paris : PUF, 1961 ;
Guillaume Piketty, "Organisation civile et militaire", dans François Marcot [Dir.], Dictionnaire
historique de la Résistance : Résistance intérieure et France Libre. Paris : Laffont, 2006 et
Marc Sadoun, Les Socialistes sous l'Occupation. France : Presses de la Fondation nationale
des sciences politiques, 1982.
335
Les Cahiers de l’O.C.M. sont publiés dans Maxime Blocq-Mascart, Chroniques de la
Résistance. Paris : Corréa, 1945.
90
A cet égard, force est de constater que, dans les arcanes mêmes du pouvoir, il est aussi
fait référence à cette légitimité. En effet, le 5 juillet 1944, face à l’avancée des troupes
alliées sur le territoire, les quatre membres du gouvernement Abel Bonnard, Marcel Déat,
Jean Bichelonne et Fernand de Brinon se distinguent en signant une déclaration avec
plusieurs collaborationnistes, dont Jean Luchaire, Jacques Doriot, Charles Platon,
Jacques Benoist-Méchin, Charles Lesca, Pierre Drieu la Rochelle, Lucien Rebatet et
Alphonse de Châteaubriant à l’attention de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris Otto Abetz
les dissociant de la politique de Pierre Laval et de Philippe Pétain336. Cette tentative
préfigure les alliances de Sigmaringen. En substance, les signataires, considérant la
désagrégation de l’Etat français et l’inéluctabilité du chaos politique qui y est liée,
considèrent que les membres du gouvernement se sont personnellement discrédités tant
auprès des Allemands que des Anglo-américains. Ils demandent dès lors un remaniement
gouvernemental et le retour des institutions à Paris.
Nous retenons de ce qui précède que la rhétorique autour de la question de la légitimité
est ainsi un élément de légitimation (comme de contestation, quand sa lacune est
dénoncée) invoqué de part et d’autre, qui permet d’ouvrir une brèche dans la
démonstration juridique de la France Libre menant à l’établissement d’un ordre juridique
s’opposant à celui de Vichy.
b)
La déclaration de nullité juridique des actes de Vichy et l’instauration d’un
ordre juridique concurrent
Afin d’asseoir l’autorité de sa production légale, la France Libre dépasse la dénonciation
de l’illégitimité de Vichy en affirmant la nullité juridique de Vichy (1), ce qui lui permet
d’élaborer un corpus juridique différent (2).
336
Déclaration commune sur la situation politique du 5 juillet 1944, Arch. Nat., AN/2AG/80 et
Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348 ; pour une mise en relief de la déclaration et le rapport
qui la précède d’octobre 1943 de Marcel Déat, de Jean Luchaire et de Joseph Darnand
notamment, voir Jean Tracou, Le Maréchal aux liens. France : éd. André Bonne, 1948,
pp. 325ss. et Raymond Tournoux, Le Royaume d’Otto, op. cit., pp. 241ss. ; Marcel Déat,
Mémoires politiques. Paris : Denoël, 1989, pp. 747-750.
91
1.
La thèse du régime de Vichy sans statut légal
Alors que la législation vichyste prévoit très tôt la déchéance de la nationalité française
des combattants de la France Libre337, le Gouvernement provisoire de la République
française (sous ses différentes formes depuis son annonce de la poursuite de la guerre
au nom de la France) tâche de s’imposer comme entité politique distincte et légitime
s’opposant au gouvernement du régime de Vichy qu’il considère être une « dictature »338,
« pseudo-gouvernement » non seulement illégitime mais encore dénué de statut
juridique, ayant usurpé le pouvoir avec un « coup d’Etat »339. Il considère que le régime
n’est qu’un état de fait dépourvu de statut, car la Constitution de la IIIème République ne
saurait valider son existence juridique et en conclut la nécessité de construire une autorité
capable transitoirement de maintenir sauve et tangible la souveraineté de la France.
Selon l’argument de la France Libre, l’Etat républicain ne répond pas de l’« Etat français »
qui en est la négation. Il est à relever que cette fiction juridique340 permet de régler la
question de la continuité de l’Etat en établissant le principe de la légitimité de la France
Libre contre celui de la nullité de Vichy, s’appuyant sur la nécessité de défendre des
intérêts nationaux. Il n’est, par voie de conséquence, pas nécessaire que le
Gouvernement provisoire abroge les actes du gouvernement de Vichy par des actes de
même valeur. C’est ainsi que ce raisonnement permet d’exonérer longtemps la
responsabilité de l’Etat français, partant que la responsabilité de l’Etat ne peut être
engagée par des actes réalisés sous l’administration du gouvernement de Vichy en
partant du principe qu’ils sont commis sous l’autorité de l’occupant allemand341 jusqu’à de
337
Loi du 23 juillet 1940 relative aux individus ayant quitté les territoires nationaux entre le 10
mai et le 30 juin 1940 sans ordre de mission régulier émanant de l’autorité compétente ou
sans motif légitime (Journal officiel de la République française, 24 juillet 1940, p. 4569) et loi
du 10 septembre 1940 relative à la déchéance de la nationalité à l'égard des Français qui
auront quitté les territoires d'outre-mer (Journal officiel de la République française, 13
septembre 1940, p. 4983 et Dalloz Périodique 1940, 4, p. 334) et loi du 8 mars 1941 visant
les personnes se rendant sans autorisation gouvernementale « dans une zone dissidente »
(Journal officiel de la République française, 11 mars 1941, p. 1100) ; sur ce sujet, voir
Bernard Laguerre, "Les dénaturalisés de Vichy (1940-1944)", op. cit., pp. 3-15.
338
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 288.
339
René Cassin, "Vichy or Free France ?", op. cit., pp. 106ss.
340
Guillaume Wicker, "Fiction", in Denis Alland et Stéphane Rials [Dir.], Dictionnaire de la
culture juridique. Paris : PUF, Lamy, 2003, p. 717.
341
Arrêt Sieur Quin, Conseil d’État, 12 novembre 1948, Recueil Lebon, 1948, p. 427 ; Arrêt
Epoux de Persan, Conseil d’État, 13 juillet 1951, Recueil Lebon, 1951, p. 822 ; Arrêt Epoux
Giraud, Conseil d’Etat Ass., 4 janvier 1952, Recueil Lebon, 1952, p. 14 ; Arrêt Demoiselle
Remise, Conseil d’Etat Sect., 25 juillet 1952, Recueil Lebon, 1952, p. 401 ; Arrêt Turin de
Montmel, Conseil d’État, 12 mai 1954, Recueil Lebon, 1954, p. 888.
92
récents et importants revirements jurisprudentiels342.
La France Libre, cherchant à se fonder en droit positif, se réfère en outre à l’article 75 du
Code pénal français343, ce qui lui permet de discréditer le gouvernement de Vichy comme
coupable d’intelligence avec l’ennemi en vue de favoriser ses objectifs propres et de
prendre dès lors l’initiative de créer une législation de droit public et de droit pénal en vue
d’une prise de pouvoir effective344. C’est tout l’objet du débat doctrinal prompt à légitimer
la résistance intérieure et extérieure qui ruine les fondements légaux du régime de Vichy
et prépare l’après-Libération345. René Cassin précise :
« Le précédent de l'Assemblée Nationale de Bordeaux s'offre aussitôt à
l'esprit, car le 17 février 1871 elle a, par une loi en un article, nommé
« M. Thiers, chef du pouvoir exécutif de la République Française » et
décidé « qu'il exercera ses fonctions sous l'autorité de l'Assemblée
Nationale, avec le concours des ministres qu'il aura choisis et présidera ».
Plusieurs autres voies étaient ainsi possibles : vote immédiat d'une loi
342
Cf. le revirement fondamental de 2001, de manière implicite, par le Conseil d’Etat dans
l’arrêt Pelletier et autres, Conseil d’Etat Ass. du 6 avril 2001, n°224945, Revue française de
droit administratif, mai-juin 2001, p. 712, concl. Stéphane Austry, Recueil Lebon, 2001,
p. 173 et de manière explicite par l’arrêt Papon consacrant le principe de continuité de
l’Etat : conclusions de Sophie Boissard sur l’arrêt Papon, Conseil d’Etat Ass. 12 avril 2002,
Les Petites Affiches, 2002, n°106, pp. 12-25.
343
République (Code
Par un décret-loi du 29 juillet 1939, l’article 75 du Code Pénal de la III
pénal - livre III - Chapitre premier, in Journal officiel de la République française du 30 juillet
1939) :
« Sera coupable de trahison et puni de mort :
1° Tout Français qui portera les armes contre la France ;
2° Tout Français qui entretiendra des intelligences avec une puissance étrangère en vue de
l’engager à entreprendre des hostilités contre la France, ou lui en fournir les moyens, soit en
facilitant la pénétration des forces étrangères sur le territoire français, soit en ébranlant la
fidélité des armées de terre, de mer ou de l’air, soit de toute autre manière ;
3° Tout Français qui livrera à une puissance étrangère ou à ses agents, soit des troupes
françaises, soit des territoires, villes, forteresses, ouvrages, postes, magasins, arsenaux,
matériels, munitions, vaisseaux, bâtiments, ou appareils de navigation aérienne,
appartenant à la France, ou à des pays sur lesquels s’exerce l’autorité de la France ;
4° Tout Français qui, en temps de guerre, provoquera des militaires ou des marins à passer
au service d’une puissance étrangère, leur en facilitera les moyens ou fera des enrôlements
pour une puissance en guerre contre la France ;
5° Tout Français qui, en temps de guerre, entretiendra des intelligences avec une puissance
étrangère ou avec ses agents, en vue de favoriser les entreprises de cette puissance contre
la France. »
344
Voir à ce sujet : Jacques Charpentier, Au service de la liberté. Paris : Fayard, 1949, p. 210 ;
René Hostache, Le Conseil National de la Résistance : Les Institutions de la clandestinité.
Paris : PUF, 1958, pp. 344-346 ; Henri Michel, Les courants de pensée de la Résistance.
France : PUF, 1962, pp. 347-348 ; Peter Novick, L’épuration française 1944-1949, op.cit.,
p. 232.
345
Pour une présentation de ces efforts de légitimation : voir Liora Israël, "Résister par le droit ?
Avocats et magistrats dans la résistance (1940-1944)", L'Année sociologique, 2009/1, vol.
59, pp. 167-170.
ème
93
simple de pleins pouvoirs, suspension momentanée ou abrogation de tels
ou tels textes de la Constitution de 1875, etc. »346
Le Gouvernement provisoire de la République de 1870 s’était effectivement auto-investi
de la mission de convoquer des élections générales et avait dès lors formé une
Assemblée qui s’était doté sui generis de la compétence constituante en dehors de la
procédure de révision prévue par la Constitution de l’Empire. Reproduisant cette logique,
le Gouvernement provisoire de la République française créé à Alger le 3 juin 1943 prévoit,
en cas de succès et en dehors des formes prévues par les lois constitutionnelles de 1875,
un référendum en vue de décider le rétablissement desdites lois constitutionnelles ou
l’investissement d’une Assemblée constituante347.
Or, la question de la déclaration de la nullité des actes de Vichy est délicate. En effet, les
normes internes ne prévoient pas, lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, le cas de
figure de la nullité des actes de son gouvernement préalablement institué. De plus,
conformément à ce que nous avons préalablement établi, cette position selon laquelle le
régime de Vichy et le droit qu’il émet ne seraient pas légaux car contraires aux libertés et
droits fondamentaux n’est pas conforme à la lege lata en droit interne de l’époque. Cette
interprétation est plutôt déduite de la lege ferenda, qui ne saurait produire un
raisonnement juridique rigoureux en droit interne car, en d’autres termes, elle signifie que
Vichy est dépourvu de statut car Vichy devrait être dépourvu de statut. Nous identifions ici
une manifestation de la performativité du droit348 : en opérant son œuvre de qualification,
en catégorisant, la France Libre institue le réel et crée du droit.
2.
Un nouvel ordre juridique concurrent provisoire
Pour rappel, le 27 octobre 1940 avec le manifeste de Brazzaville, est créé le Conseil de
Défense de l’Empire (qui sera reconnu par le gouvernement britannique le 24 décembre
1940) et c’est toujours dans la même ville que sera émise la Déclaration organique du 16
346
René Cassin, "Un coup d'Etat juridique. La soi-disant Constitution de Vichy", op. cit.
347
Emmanuel Cartier, "Les petites Constitutions : contribution à l'analyse du droit
constitutionnel transitoire", op. cit., p. 521.
348
« Le droit est par excellence du discours agissant » : Pierre Bourdieu, "La force du droit.
Eléments pour une sociologie du champ juridique", Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 64, 1986, p. 13.
94
novembre 1940, « Au nom du peuple et de l’Empire français »349, qui proclame
« l’illégalité » et « l’inconstitutionnalité » du gouvernement de Vichy. En tout état de
cause, le manifeste, les deux ordonnances et la déclaration organique forment pour
Charles de Gaulle « la charte de [s]on action »350. La première ordonnance du 27 octobre
1940 est en quelque sorte la « première constitution matérielle de la France Libre »351 car
elle porte sur l’exercice de compétence de souveraineté interne de l’Etat : le Conseil de
Défense de l’Empire est chargé de la « direction de l’effort de guerre » et de « l’activité
économique » ainsi que de « traiter avec les puissances étrangères des questions
relatives à la défense des possessions françaises et aux intérêts français »352.
Formellement, il n’a alors qu’un rôle consultatif auprès du chef des Français libres, mais il
préfigure le Comité français de libération nationale du 3 juin 1943. Les ordonnances
postérieures consolident ensuite le mouvement du militaire au politico-institutionnel353.
C’est là qu’intervient le Comité Juridique auprès du Comité français de libération nationale
(anciennement Commission de législation auprès du Comité national français à Londres
jusqu’au 6 août 1943), qui s’attelle à différencier différentes catégories de textes des
normes du gouvernement du régime de Vichy : ceux qui seront frappés de nullité, ceux
dont les effets seront validés et enfin ceux qui seront conservés « en raison de
considérations locales ou parce qu’ils constituent un progrès sur l’état de choses
349
« Au nom du Peuple et de l’Empire français, Nous, général de Gaulle, Chef des Français
Libres, Déclarons […] Ordonnons […] » : Déclaration organique de Brazzaville de novembre
1940, cité Charles de Gaulle, Mémoires, op. cit., Introduction, p. XIII.
350
Charles de Gaulle, Mémoires. ch.1 : L’Appel, op. cit., p. 122.
351
Selon l’expression d’Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France (19401945), op. cit., p. 56.
352
Ordonnance n°1 du 27 octobre 1940 organisant les pouvoirs publics durant la guerre et
instituant le Conseil de Défense de l’Empire, Journal officiel de la France Libre, Afrique
équatoriale française le 27 octobre 1940, p. 1 et Journal officiel de la France Libre n°1 du 20
janvier 1941, p. 3. A noter que l’ordonnance n°2 du 27 octobre 1940 nomme les membres
du Conseil de Défense de l’Empire, dans le même Journal officiel de la France Libre.
353
Ordonnance n°5 du 12 novembre 1940 précisant les conditions dans lesquelles seront
prises les décisions du chef des Français libres, Journal officiel de la France Libre n°2 du 10
février 1941, p. 7 ; Ordonnance n°16 du 24 septembre 1941 portant organisation nouvelle
des pouvoirs publics de la France Libre, Journal officiel de la France Libre n°11 du 14
octobre 1941, pp. 1-2 ; Ordonnance du 3 juin 1943 portant institution du Comité français de
libération nationale, Journal officiel de la France Libre n°1 du 10 juin 1943 ; Ordonnance 6
août 1943 instituant un Comité juridique auprès du Comité français de libération nationale,
Journal officiel de la France Libre n°11 du 12 août 1943, p. 64 ; Ordonnance 21 avril 1944
portant organisation des pouvoirs publics en France après la Libération, Journal officiel de la
France Libre n°34 du 22 avril 1944, pp. 325ss. ; Ordonnance 3 juin 1944 substituant au nom
de Comité français de libération nationale celui de Gouvernement provisoire de la
République française, Journal officiel de la République française n°47 du 8 juin 1944,
pp. 449-450.
95
antérieur »354. Aux côtés du Comité du contentieux355, le Comité juridique, palliant le
manque de Conseil d’Etat au sein de la France Libre, élabore des projets d’ordonnance et
de décret, émet des avis et examine la législation de Vichy356. Après avoir écarté Henri
Giraud du pouvoir, Charles de Gaulle, restant seul à la tête du Comité français de
libération nationale le 9 novembre 1943357, annonce aux Français à la radio que « leur
gouvernement fonctionnait maintenant à Alger en attendant de venir à Paris »358. La
manœuvre d’établissement d’un nouvel ordre juridique et institutionnel, avec ses pouvoirs
législatif, exécutif et judiciaire embryonnaires, est ainsi mise en marche.
La fondamentale ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité
354
Procès-verbal de la réunion de la commission de législation du CNF du 17 fév. 1943 : Arch.
Nat., Fonds René Cassin, 382/AP/54. Le Conseil d’Etat après-guerre considère ainsi les lois
de l’Etat français qui n’ont pas été déclarées nulles comme valables : voir à ce sujet Philippe
Fabre, Le Conseil d’Etat et Vichy : le contentieux de l’antisémitisme, op. cit., pp. 312ss. ; en
outre, Danièle Lochak relève que les services publics du régime de Vichy intègrent l’ordre
ème
République et que, sous des aspects traditionnels et autoritaires, la
juridique de la III
production juridique de Vichy fait également preuve de modernité (rationalisation et
concentration industrielle, apprentissage de la planification et gestion étatique de l'économie,
à titre d’exemple) : cf. Danièle Lochak, "Le Conseil d’Etat sous Vichy et le Consiglio di Stato
sous le fascisme : éléments pour une comparaison", in Jacques Chevalier et al., Le Droit
administratif en mutation. Paris : PUF, 1983, pp. 51-96.
355
Lequel Comité « rendait les arrêts temporaires de sanction ou de réparation que les abus
commis par Vichy imposaient de prendre à l’intérieur des services publics », in Charles de
Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 384.
356
Lettre de René Cassin à Charles de Gaulle du 1 décembre 1943 : Arch. Nat., BB 30/1724 ;
Lettre de René Cassin au secrétariat général du CFLN du 13 mai 1944 : Arch. Nat., 3
AG1/276 (4).
357
Vote du 6 novembre 1943 du Comité français de libération nationale, cité in Charles de
Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 411. Relevons qu’Henri Giraud est
définitivement écarté du pouvoir en avril 1944, son titre étant retiré par le Comité français de
libération nationale : Ibid., p. 431.
358
Ibid., p. 371.
er
96
républicaine sur le territoire continental359 cherche, quelques jours avant la Libération, à
consolider le socle de la transition juridique générale. Elle déclare d’autorité dans son
premier article que « la forme du Gouvernement de la France est et demeure la
République. En droit celle-ci n'a pas cessé d'exister », auto-investissant en liminaire sa
représentativité institutionnelle. Elle énonce, dans son second article, un principe général
normatif de nullité des actes du gouvernement de Vichy, donc décrétés sans effet.
Toutefois, elle précise immédiatement que la nullité doit être expressément constatée ; ce
qu’elle commence à établir, dans son troisième article, au sujet de la loi constitutionnelle
du 10 juillet 1940, des actes constitutionnels, de « tous les actes qui ont institué des
juridictions d’exception », de ceux « qui ont imposé le travail forcé pour le compte de
l’ennemi », de ceux « qui sont relatifs aux associations dites secrètes » et de ceux « qui
établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif »,
ainsi que de nombreux actes mentionnés en annexe. L’article 10, quant à lui, dissout les
mouvements collaborationnistes. Ce qui est intéressant dans l’approche de l’ordonnance
est qu’elle considère une nullité de principe puis la limite à une constatation expresse360.
359
Journal officiel de la République française du 10 août 1944, pp. 688-689. Cette ordonnance
proclame le retour de la légalité sur le territoire hexagonal et, par voie de conséquence, sur
l’Empire, après d’autres textes la préfigurant : l’ordonnance du 4 janvier 1943 relative aux
modalités du rétablissement de la légalité républicaine à la Guyane (Journal officiel de la
République française du 6 janvier 1943), celle du 2 mars 1943 portant le même titre pour l’Île
de la Réunion (Journal officiel de la France combattante du 18 mars 1943), celle du 20 avril
1943 pour la colonie de Madagascar (Journal officiel de la France combattante du 3 mai
1943) et l’ordonnance du 2 septembre 1943 relative à la côte française des Somalis (Journal
officiel de la République française du 4 septembre 1943). Il est à noter que les nombreux
débats au sein notamment de l’Assemblée Consultative Provisoire ont eu comme sujet la
question du principe et de la forme du rétablissement de la légalité, entre abrogations et
validations en bloc. Les débats de l’Assemblée consultative provisoire autour du projet
d’ordonnance de rétablissement de la légalité républicaine du 26 juin 1944 sont très
instructifs à cet égard : en premier lieu, la séance du 26 juin 1944 (compte rendu, Journal
officiel de la République française, Débats de l’ACP n°53 du 29 juin 1944, pp. 95ss.) ;
Marcel Waline, "L’ordonnance du 9 août 1944 sur le rétablissement de la légalité
républicaine", Semaine juridique (JCP), janvier 1945, n°441 ; Hervé Bastien, "Alger 1944 ou
la révolution dans la légalité", Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 37, n°3, juilletseptembre 1990, pp. 429-451; Bernard Mathieu et Michel Verpeaux, "La transition juridique :
l’ordonnance du 9 août 1944 ou le rétablissement du droit dans les faits", in Fondation
Charles de Gaulle, Le rétablissement de la légalité républicaine (1944) : actes du Colloque
de Bayeux des 6, 7 et 8 octobre 1994, op. cit., pp. 805-830.
360
La situation créée par l’ordonnance du 9 août 1944 est ainsi « pratiquement sensiblement la
même que si l’ordonnance avait suivi une marche apparemment inverse et avait validé en
bloc la législation de Vichy en se réservant d’en abroger une partie par des décisions
expresses » : Marcel Waline, Gazette du Palais, 1944/2, pp. 17-20 ; voir de même
Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France (1940-1945), op. cit., pp. 39ss. ;
Georges Berlia, "Chronique administrative", Revue de droit public et de la science politique,
1944, p. 315 ; Marcel Waline, "L’ordonnance du 9 août 1944 sur le rétablissement de la
légalité républicaine", op. cit. ; Bertrand Mathieu et Michel Verpeaux, "La transition juridique :
l’ordonnance du 9 août 1944 ou le rétablissement du droit dans les faits", in Fondation
Charles de Gaulle, Le rétablissement de la légalité républicaine (1944) : actes du Colloque
de Bayeux des 6, 7 et 8 octobre 1994, op. cit., pp. 805-830 ; Hervé Bastien, "Les
ordonnances d'Alger", Espoir, n°95, janvier 1994, pp. 16-24. Pour la critique de l’opportunité
97
L’article 6 précise d’ailleurs que « les actes de l'autorité de fait, se disant « gouvernement
de l'Etat français » dont la nullité n'est pas expressément constatée dans la présente
ordonnance ou dans les tableaux annexés, continueront à recevoir provisoirement
application ». René Cassin impose là sa vision pragmatique face à d’aucuns qui
maintiennent au contraire qu’il est nécessaire de maintenir le statu quo361. Le paradoxe de
la nullité des actes du gouvernement de Vichy sera d’ailleurs illustré par la jurisprudence
Ganascia362, prise précisément sous la présidence de René Cassin, qui considère nulle la
législation d’exception du gouvernement de Vichy, contrairement au surplus des actes
législatifs ou réglementaires qui sont rétroactivement validés et qui engagent la
responsabilité de l’Etat selon le droit commun363.
En corollaire à l’affirmation de la nullité juridique de principe des actes de Vichy, la France
Libre avance dans sa réalisation d’un arsenal législatif. Le grand nombre d’actes
juridiques pris, concurremment avec ceux qui sont émis par le gouvernement de Vichy,
est compilé dans un Journal officiel propre. En effet, à l’instar de la coexistence des deux
éditions, à Paris et à Versailles, lors de la Commune de Paris du 20 mars au 24 mai 1871,
le Journal officiel, qui est édité à Vichy du 1er juillet 1940 au 24 août 1944 sous le titre de
« Journal officiel de l’Etat français. Lois et décrets », se voit concurrencer par le « Journal
officiel de la France Libre » paru à Londres (du 20 janvier 1941 au 16 septembre 1943),
du « Journal officiel du Commandement en chef français », publié à Alger (du 1er janvier
au 30 mai 1943) et du « Journal officiel de la République française » (du 10 juin 1943 au
de l’ordonnance, voir l’article de Dominique Rousseau qui aborde le caractère irréconciliable
des approches historiques, juridiques et politiques de celle-ci : cf. "Vichy a-t-il existé ?", Le
Genre Humain, n°28, été-automne 1994, pp. 97-106.
361
« Le maintien de fait, sauf exceptions, est ce qu’il y a de meilleur » : in Maurice Hauriou,
procès-verbal de la réunion du 15 mai 1944 de la commission de législation et de réforme de
l’État de l’ACP : Arch. Nat., C 15269 ; pour les versions des projets antérieurs qui optent
pour une validation expresse des actes pourtant déclarés nuls de Vichy : Arch. Nat., Fonds
René Cassin, 382/AP/72.
362
Arrêt Ganascia, Conseil d’Etat du 14 juin 1946, Recueil Lebon, p. 166. Cet arrêt-phare
confirme la position prise par le Conseil d’Etat après-guerre qui statue que les lois de Vichy
non publiées au Journal officiel mais dont les intéressés ont eu connaissance ont une force
obligatoire normale : cf. les arrêts Rony, 5 avril 1945, Recueil Lebon, p. 107 et Gauthier, 4
février 1948, Recueil Lebon, p. 56.
363
Aux termes de l’arrêt M. Lipietz et autres du Tribunal administratif de Toulouse, 2
chambre, Requête n°0104248, audience du 16 mai 2006, lecture du 6 juin 2006, conclusions
de Jean-Christophe Truilhé, Commissaire du gouvernement, consulté le 7 mai 2008 sur
http://www.ta-toulouse.juradm.fr/ta/toulouse/pdf_doc/conclusions_ta_toulouse_0104248.pdf.
Voir à ce sujet l’article de Jean-Pierre Le Crom, "L’avenir des lois de Vichy", in Bernard
Durand et al. [Dir.], Le Droit sous Vichy. Frankfurt am Main : Klostermann, 2006, pp. 453478.
ème
98
31 août 1944) à Alger364. Ainsi, à titre d’exemple de la production d’instruments en vue de
la prise de contrôle du territoire métropolitain, citons deux aspects particuliers : d’une part,
l’organisation administrative avec, en particulier, l'ordonnance du 10 janvier 1944 créant
les commissaires de la République365 et l’ordonnance du 14 mars 1944 concernant
l'exercice des pouvoirs civils et militaires sur le territoire métropolitain au cours de sa
libération qui met en place les procédures d’administration civile366 et, d’autre part,
l’organisation politique, avec l’ordonnance du 21 avril 1944 portant organisation des
pouvoirs publics en France après la Libération qui prévoit les élections municipales,
départementales et nationales à venir367. D’autre part, citons l’ordonnance du 26 juin 1944
qui vise, pour sa part, la responsabilité pénale des individus détenant une fonction
administrative ou de direction qui auraient pu éviter d’exécuter les ordres368. Concernant
cette dernière question de responsabilité pénale, il est patent de remarquer que pour la
France Libre, par conséquent, l’autorité du gouvernement de Vichy ne saurait couvrir la
responsabilité individuelle des membres de l’élite politique et administrative369.
La France Libre ne se prononce pas sur la question de l’autorité des décisions de justice
sous Vichy dans l’ordonnance du 9 août 1944, ce qui laisse à supposer qu’elle cherche à
364
Ce ne sera que le 8 septembre 1944 que le Journal officiel de la République française
reparaît à Paris, comme l’attestent les numéros conservés à ce jour.
365
Publiée tardivement au Journal officiel de la République française, 6 juillet 1944. Il paraît
utile de relever que la fonction des Commissaires de la République n’est pas sans rappeler
celle des représentants en mission de la Convention révolutionnaire : voir à ce propos
Michel-Henry Fabre, "Les pouvoirs du Commissaire régional de la République. Etude
théorique et pratique de l’article 4 de l’ordonnance du 10 janvier 1944 spécialement sous
l’angle de la compétence", Annales de la Faculté de droit d’Aix, n°38, 1945, pp. 37ss. ;
Charles-Louis Foulon, Le pouvoir en province à la Libération. Les Commissaires de la
République 1943-1946. Paris : Fondation nationale des sciences politiques, A. Colin, 1975 ;
voir de même Arch. Nat, Fonds Michel Debré, 98AJ.
366
Journal officiel de la République française, 1 avril 1944.
367
Journal officiel de la République française, 22 avril 1944, pp. 325-327.
368
Journal officiel de la République française, 28 août 1944, pp. 767-768. Cette ordonnance
sera modifiée par l’ordonnance du 28 novembre 1944 portant modification et codification des
textes relatifs à la répression des faits de collaboration qui ira plus loin que le texte de
l’ordonnance initiale du 26 juin 1944 en précisant qu’aucune norme ni ordre de quelque
ordre que ce soit qui émane de Vichy ne peut être considéré comme une justification au
sens de l’article 327 du Code pénal si un individu est en mesure personnellement de se
soustraire à son exécution « et que sa responsabilité ou son autorité morale était telle qu’en
refusant il aurait servi la nation » : in Journal officiel de la République française, 29
novembre 1944, pp. 1540-1544.
369
Cela ouvre la porte à la responsabilité personnelle, mais aussi à la faute de service,
soulignée par les commentateurs : voir en particulier les conclusions de Frédéric Lenica, "La
responsabilité de l'Etat du fait de la déportation de personnes victimes de persécutions
antisémites", sur l’avis contentieux Hoffman Glemane, Conseil d'Etat Ass., 16 février 2009,
n°315499, Revue française de droit administratif, 2009, pp. 316-328.
er
99
conserver a priori le principe de l’autorité de la chose jugée370. Toutefois, elle met sur
pied, à côté des cours militaires, des tribunaux civils en vue de la justice d’exception :
celle, souvent expéditive, de l’épuration371. Aussi crée-t-elle des cours de justice, le 26
juin 1944 (ersatz de cours d’assises)372, avant d’instituer des chambres civiques, le 26
août 1944373 qui jugeront de l’indignité nationale, ainsi que la Haute Cour de Justice, le 18
novembre 1944374.
Si l’on résume ce que nous venons de préciser, après avoir établi que le régime de Vichy
est illégitime et sans statut et qu’il produit des normes nulles, voire illégales, la France
Libre conçoit un corpus juridique élaboré pour pallier le vide que cette situation engendre.
Comment qualifier cette démarche en droit ?
c)
La perte de souveraineté du régime de Vichy : un coup d’Etat de droit ?
Ce qui nous paraît singulièrement favoriser l’émergence d’un ordre juridique concurrent à
celui du régime de Vichy est le contexte de l’aspect colonial de l’Etat français375. En effet,
l’Empire d’alors, avec ses personnes, richesses et territoires soumis à la métropole,
permet l’implantation d’une autorité concurrente au pouvoir investi dans un espace
géographique éloigné, avec des conditions stratégiques différentes. Si, comme nous en
avons fait l’hypothèse, le régime de Vichy a pu s’implanter et se maintenir par un coup de
force et la collaboration de son appareil d’Etat avec la puissance occupante, la France
Libre, quant à elle, a manifestement pu se financer, se développer et créer un nouveau
dispositif juridique grâce à une initiative soutenue par des Etats alliés, à Londres d’abord,
370
La question reste ouverte, voir : Question of validity of a judgment passed by a Vichy Court
on a question of salvage / Enquiry whether a Vichy decree regarding approved Accountants
is still in operation, Archives des affaires étrangères de Grande-Bretagne, Londres, FO 341 /
42106 301675.
371
Arch. Nat., série W (juridictions extraordinaires) : 3W et série Z (juridictions spéciales) : Z5 et
Z6 ; voir aussi Association française pour l’histoire de la justice, La Justice de l'épuration. A
la fin de la seconde guerre mondiale. France : Documentation Française, 2008, n°18 ; Alain
Bancaud, "L’épuration judiciaire", in Fondation Charles de Gaulle, Le rétablissement de la
légalité républicaine (1944) : actes du Colloque de Bayeux des 6, 7 et 8 octobre 1994, op.
cit., pp. 435-446.
372
Journal officiel de la République française, 6 juillet 1944, p. 535.
373
Journal officiel de la République française, 28 août 1944, p. 767.
374
Journal officiel de la République française, 19 novembre 1944, p. 1382.
375
A ce propos : Olivier Beaud, "La France Libre, Vichy, l’Empire colonial", Jus Politicum /
Revue internationale de droit politique, n°14, juin 2015, http://juspoliticum.com/Lacitoyennete-dans-l-empire.html consulté le 6 août 2015 ; Eric Jennings, La France fut
africaine. Paris : Perrin, 2014 ; Jean-Louis Crémieux-Brilhac, France Libre. De l’appel du 18
juin à la Libération. Paris : Gallimard, 1996, pp. 106ss.
100
puis et surtout dans les territoires de l’Empire. Ce qui participe à l’intérêt de cette
approche est d’observer le renversement de l’ordre de domination. Ce n’est plus l’autorité
première, implantée en métropole, qui exerce son influence sur les colonies, mais
l’autorité sise dans les colonies qui s’impose à la métropole – et ce, non pas dans le but
de faire sécession, mais pour renverser le régime et prendre sa place. Hors du « pays
légal »376 de manière à s’extraire de la souveraineté de Vichy, l’entité gaulliste se nomme
elle-même France « libre » dans le sens où elle s’émancipe des fers vichystes pour être
libre de définir sa propre légalité, en se réclamant de l’héritage républicain.
A l’appui de cette interprétation, nous faisons appel à la dichotomie créée par les juristes
français de la IIIème République qui considèrent que, dans le cadre de l’Empire, « nation »
et Etat sont dissociés377. Hors de la « nation » et arguant de vouloir la délivrer, la France
Libre s’appuie sur le fait que sa puissance est implantée dans un territoire inclus dans les
frontières de l’Etat378. Il est patent en effet qu’il ne s’agit pas à ce titre d’une autorité en
exil. Accentuant la fragmentation de l’Empire, entre un centre et ses territoires annexes, la
France Libre apparaît comme inversant la logique classique des territoires dépendants qui
se définissent par leur centre (métropolitain, espace de source de l’autorité). Tandis que
la métropole se définit plutôt par ses frontières (entre un dedans souverain et un dehors
étranger)379, la France Libre semble au contraire puiser sa force, outre du soutien allié,
376
Selon l’expression de Maurice Hauriou, Précis élémentaire de droit constitutionnel. Paris :
Sirey, 1925, p. 8.
377
Maurice Hauriou, Principes de droit public à l’usage des étudiants en licence (3e année) et
en doctorat ès sciences politiques. Paris : Sirey, 1916, pp. 223-224, Précis de droit
ème
éd., pp. 294ss. et Précis
administratif et de droit public. Paris : Sirey, 1921, 10
élémentaire de droit constitutionnel. Paris : Sirey, 1925 ; Pierre Dareste, Traité de droit
colonial. Paris : Impr. du Recueil de législation, de doctrine et de jurisprudence coloniales,
1931 ; Louis Rolland et Pierre Lampué, Précis de législation coloniale (colonies, Algérie,
protectorats, pays sous mandat). Paris : Dalloz, 1931 ; Pierre Lampué, "Le régime
constitutionnel des colonies", Annales de droit et des sciences sociales, t. 4, 1934,
pp. 233ss. ; Joseph Barthélémy et Paul Duez, Traité de droit constitutionnel. Paris :
ème
éd. Dalloz 1933), pp. 289ss.
Economica, 1985 (2
378
Comme la jurisprudence récente le confirme encore : « La France Libre exerçait donc son
autorité sur des hommes et un territoire qui, s’il n’était pas la France continentale, n’en était
pas moins le sol français » : in Arrêt Etat français c. Société Aristophil, Tribunal de Grande
Instance de Paris du 20 novembre 2013 (n°12/06156) consulté sur http://artdroit.org/wpcontent/uploads/2013/11/TGI-Paris-20-nov.-2013.pdf le 6 août 2015 ; Olivier Agnus, "Les
archives de la France Libre sont des archives publiques", L'actualité juridique du droit
administratif, 2014, p. 226 ; Sophie Monnier, "Quel statut pour les archives du chef de la
France Libre ?", La Semaine juridique, Administrations et collectivités territoriales, n°6, 10
février 2014.
379
Conformément à la vision défendue par Denis Baranger, Ecrire la constitution non écrite.
Une introduction au droit politique britannique. Paris : PUF, 2008, p. 271. Voir de même
Yerri Urban, "La citoyenneté dans l’Empire colonial français est-elle spécifique?", Jus
Politicum
/
Revue
internationale
de
droit
politique,
n°14,
juin
2015,
http://juspoliticum.com/La-citoyennete-dans-l-empire.html, consulté le 6 août 2015.
101
dans ses frontières qui la dissocient du centre pour mieux discréditer et renverser le
gouvernement qui y est installé.
Le droit propre à l’Empire donne à cet égard une clé de compréhension de la manière
péremptoire dont la France Libre a pu considérer emporter avec elle son statut d’héritière
de la tradition républicaine de l’Etat français. Il est utile, en effet, de rappeler la doctrine de
l’époque qui précise que les citoyens français, hors du sol de la France métropolitaine,
« emportent leur statut avec eux »380. Cet axiome vise par là les attributs légaux que
chaque citoyen français a par définition, que son lieu de domicile et de résidence soit
celui de la métropole ou d’un territoire de l’Empire, par opposition aux sujets français non
citoyens tels les indigènes et étrangers. Par analogie, les Français de la France Libre
emportent avec eux leur statut de citoyens républicains. En exergue, notons qu’ils
emportent surtout le fait que leur statut est celui de citoyens républicains capables
d’exprimer leur volonté, puisque leur territoire et leur voix ne sont pas entravés par
l’occupant ennemi. Leur liberté est dès lors intacte. Ce dernier aspect constitue l’une des
conditions nécessaires à la légitimation de leur mouvement.
Or, cette légitimation peut paraître a priori viciée, car le mouvement gaulliste est composé
pour grande part de membres de l’élite politique et de l’armée française qui auraient dû
par principe être subordonnés à l’autorité du gouvernement institué de l’Etat. Toutefois,
sans avoir été investie démocratiquement pour ce faire, hors des voies constitutionnelles
et du respect de la hiérarchie des normes, la France Libre s’est approprié le pouvoir de
représentativité de la défense de l’Empire, donc d’une partie essentielle de l’Etat français
avec ses territoires coloniaux, sous mandat ou protectorat – et, par extension, de l’Etat
français dans son intégralité. Ce qui est à souligner est qu’elle en déduit sa capacité à
bâtir une « reconstruction » juridique381 en créant du droit positif, tant public, administratif,
pénal, civil que militaire, sans avoir reçu aucune habilitation. Ce faisant, elle n’opère pas
de rupture matérielle concrète mais produit une discontinuité formelle. Nous relevons ici
que nous sommes de nouveau face à un paradoxe juridique : mettre l’accent sur
l’illégitimité comme sur l’illégalité tant du régime de Vichy que de ses normes, au regard
notamment des principes généraux du droit et des normes républicaines, implique de
considérer une continuité juridique entre la République et le régime de Vichy, que
380
« En principe, le Français et la femme française aux colonies conservent la jouissance de
tous les droits qu’ils ont dans la métropole […] ils emportent leur statut avec eux » : in
Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, op. cit., p. 645.
381
Selon l’expression de Emmanuel Cartier qui fait référence à la tension qui résulte d’une
fiction juridique, c’est-à-dire de la différence entre le donné réel du passé et le construit (ou
reconstruit) juridique : "Histoire et droit : rivalité ou complémentarité ?", op. cit., p. 525.
102
pourtant la France Libre remet en cause fondamentalement. La fiction de discontinuité
formelle ne saurait pourtant résoudre ce dilemme.
Comment considérer que la France Libre assume le fait de s’affranchir des conditions
juridiques pour marteler la perte de souveraineté de Vichy à son avantage et créer du
droit ? Cette manœuvre de l’entité non instituée qui s’extrait du droit pour affirmer le droit
et concevoir du droit est un « coup » stratégico-politique. Plus loin encore, comme elle a
pour ambition de représenter, ne serait-ce que temporairement un Etat, nous la
comprenons comme un coup d’Etat382.
A l’étude cependant, le paradoxe de l’impossibilité de justifier en droit la position de la
France Libre est apparent. Effectivement, ce qui permet d’affiner la qualification serait de
considérer ce « coup » comme fondé juridiquement car nécessaire, commandé par les
circonstances, conforme à l’impératif de sauvegarde du bien commun – que ce commun
se nomme République, Nation, Etat ou France. Cet impératif de conservation de la
continuité de l’Etat, dans son principe et dans son aspect pragmatique de représentation,
considère capital de résister à l’oppression, i.e. de réagir à l’occupation par un Etat
ennemi en état de guerre mais surtout à la politique menée par un gouvernement qui a
détourné l’exercice républicain du pouvoir, qui abuse de sa puissance, qui trompe la
volonté générale pour satisfaire des intérêts particuliers383. Il donne la possibilité
exceptionnelle à une entité qui s’entoure de précautions légalistes pour ne pas laisser
libre cours à une figure de dictature d’opportunité384 de prendre provisoirement un certain
382
Pour reprendre l’acception de Marcel Prélot, Institutions politiques et droit constitutionnel,
op. cit, p. 186. Voir de même François Saint-Bonnet, "Technique juridique du Coup d’Etat",
in Frédéric Bluche, Le prince, le peuple et le droit. Autour des plébiscites de 1851 et 1852.
Paris : PUF, 2000, pp. 123-160.
383
« Selon les principes de Rousseau, pour être légitime, la « loi » doit avoir comme but la
conservation d’un régime bien spécifique, celui qui assure au peuple de continuer d’être le
pouvoir suprême. […] La justification de l’acte de résistance réside précisément dans le fait
que le pouvoir usurpateur rende l’acte de librement choisir la “loi” impossible de par son
usurpation. Ainsi, de surcroît, l’acte de résistance, s’il se veut légitime dans le temps, devra
se mesurer ex post par sa capacité d’induire un changement réel de régime, de sorte que le
choix – qui, logiquement, s’imposera chaque fois de nouveau en faveur de la souveraineté
populaire – ne soit pas prédéterminé dans les faits, faute de quoi il pourra être considéré
comme un acte illégitime qui ne cherchera en réalité qu’à usurper le pouvoir à son tour » : in
Michael Bloch, "Droit et résistance dans la pensée politique de Rousseau", in Alfred Dufour,
François Quastana et Victor Monnier [Dir.], Rousseau, le droit et l’histoire des institutions:
actes du Colloque international pour le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques
Rousseau (1712-1778), organisé à Genève, les 12, 13 et 14 septembre 2012. Genève/Aixen-Provence : Schulthess/Presses universitaires de Provence, 2013, p. 62.
384
A l’occasion de sa première conférence de presse, le 4 décembre 1940, Charles de Gaulle
se défend : « Je ne veux pas être un dictateur, je veux être un leader » : Charles de Gaulle,
Mémoires, op. cit., Introduction, p. XXII. Pourtant, André Philip, Commissaire chargé des
rapports avec l’Assemblée consultative, prie de Gaulle le 7 mars 1944, au sujet du
103
pouvoir représentatif385 et, dès lors, organisationnel sur le terrain : c’est-à-dire que nous
sommes en présence d’un coup d’Etat visant le rétablissement du droit, un coup d’Etat de
droit386.
En d’autres termes, il ne s’agit pas de la part de la France Libre d’une stratégie de
légitimation juridique tendant à renverser un régime politique, c’est-à-dire à justifier le
changement de la forme d’un gouvernement. Au contraire, plus fondamentalement, il
s’agit de parer à la dissolution de l’Etat conçu comme une République à partir du constat
que le souverain conçu comme une unité, le peuple, est désagrégé en multitude qui ne
fait plus corps premier institué, les magistrats subordonnant alors l’intérêt général à
l’intérêt particulier387. Dès lors, malgré le fait que nous ne trouvons pas trace de référence
explicite à la théorie générale du droit de résistance républicain (française qui plus est)
chez les juristes de la France Libre, nous ne pouvons que déduire l’inspiration sousjacente de sa position tranchée prise dans les fondements de la philosophie politique du
républicanisme au sens strict. Cette théorie républicaine se fonde ici sur un principe de
l’audace, de la prise de risque de la France Libre, opposé au principe de collaboration et
de conservation vichyste. Ce que nous soulignons, c’est que s’illustre, dans ce contexte
d’Empire en temps de guerre, l’opposition de deux considérations de l’Etat, i.e de la
fonctionnement du Conseil et des Commissions qui se heurte parfois à des difficultés,
d’« établir un contact humain » avec l’Assemblée : « votre intelligence est républicaine, vos
instincts ne le sont pas […] je ne puis accepter d’être le garde-chiourme de l’Assemblée ni le
chaouch qui lui transmet vos ordres » : in Ibid., Notes et variantes, note 39, p. 1300.
385
Lettre du général de Gaulle au Président F.D. Roosevelt, à Washington », Londres, 26
octobre 1942 : « Est-ce à dire que mes compagnons et moi nous soyons posés, à aucun
moment, comme le gouvernement de la France ? En aucune manière. Nous nous sommes
tenus et proclamés comme une autorité essentiellement provisoire, responsable devant la
ème
République. » : in Ibid.,
future représentation nationale et appliquant les lois de la III
Appendices, p. 1219.
386
Nous reprenons ici la récente expression d’Olivier Cayla, qui, quant à lui, vise l’initiative du
ème
République en 1971 qui s’arroge d’un coup la compétence
Conseil constitutionnel de la V
de contrôle de la constitutionnalité des lois en attribuant un rang constitutionnel aux droits et
libertés prévus dans la Déclaration de 1789 et au Préambule de 1946 : in Olivier Cayla, "Le
Coup d’Etat de droit ?", Le Débat, 1998/3, n°100, pp. 108-133. Notre reprise, quant à elle,
entend qualifier la détermination de la France Libre à s’attribuer l’héritage des compétences
exécutives, législatives, judiciaires et représentatives de l’Etat français face à la
compromission vichyste.
387
« La tyrannie peut étouffer la République aussitôt que les défenseurs du bien commun sont
réduits à l’impuissance et que la crainte empêche les citoyens de s’en faire les défenseurs.
La liberté s’évanouit avec le silence de la volonté générale. » : in Maurizio Viroli, La théorie
de la société bien ordonnée chez Rousseau. Berlin/New-York : Walter de Gruyter, 1988,
p. 166.
104
République en son sens premier, ou, plus précisément, de deux conceptions de l’origine
légitime et légale du pouvoir388.
Une fois que la France Libre nie la validité de l’origine fondatrice de Vichy, et ainsi dénie
la validité de son droit, les efforts gaullistes pour apparaître comme une émanation de
l’Etat français qui construit un ordre légal et administratif solide revêtent les atours d’un
respect légal formel. Toutefois, en cette période intermédiaire d’incertitudes politiques et
militaires, ils ne sont encore tout à fait conformes ni à l’ordre juridique français ni aux
principes républicains389. Le gouvernement provisoire semble ainsi tirer quelque profit du
fait de ne pas encore devoir répondre de son respect de la légalité en élaborant des
normes aux contours juridiques approximatifs.
Partant, le droit interne de l’époque n’a pas prévu d’outil pour décrire et catégoriser la
démarche de la France Libre qui se pose comme l’alternative à un gouvernement qui,
considère-t-elle, a perdu son statut. Sa conception d’un nouvel ordre juridique concurrent
qui, d’une part, se prétend héritier de la IIIème République et, d’autre part, crée ab initio
des normes et pratiques nouvelles pour le droit français ne peut être compris que comme
une initiative inédite née d’une nécessité de conservation de principe institutionnel :
gagner sur le terrain symbolique et politique, perdurer et imposer son raisonnement
juridique. Certes, ce n’est pas la force ou la faiblesse des arguments juridiques qui font
basculer le cours des évènements390, mais une fois l’avantage pris, le 19 août 1944, la
France Libre doit faire la preuve de son autorité sur le territoire français et sait qu’elle doit
compter sur la solidité de son système juridique et de ses règles de droit pour
sauvegarder sa prétention à la souveraineté.
388
Parce que l’attitude de Vichy n’émane pas de la volonté générale et, par voie de
conséquence, n’engage pas l’Etat, car « céder à la force est un acte de nécessité, non de
volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ? » :
in Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Du Contrat social. Paris : Gallimard,
1959, Livre I, ch. III, p. 354.
389
En effet, la France Libre « ne va pas jusqu’à rétablir un Etat de droit », comme le souligne
Denis Salas au sujet des nouvelles juridictions d’épuration qu’il compare à une justice
d’exception dans la tradition française dans sa présentation du texte introductif de l’ouvrage
La Justice de l’épuration à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Paris : Documentation
française,
n°18,
2008,
p.
3,
sur
http://www.justice.gouv.fr/_telechargement/doc/La_Justice_de_lepuration_a_la_fin_de_la_s
econde_guerre_mondiale.pdf, consulté le 7 août 2015.
390
Mais « la victoire militaire des Alliés et la victoire politique des gaullistes » : in Peter Novick,
Appendice A sur "La légitimité et la légalité de Vichy", L’épuration française 1944-1949, op.
cit., pp. 305-312.
105
CONCLUSION DE LA SECTION 2
En conclusion de cette seconde section consacrée au statut du régime de Vichy en droit
interne de l’époque, il apparaît que, si nous ne pouvons que nous résoudre à constater
son assise constitutionnelle de par la faiblesse intrinsèque des lois de 1875, son manque
de contrôle au vu de la question de la souveraineté est, quoi qu’il en soit, patent.
Indépendamment de la qualification d’autorité illégitime de la part de la France Libre, nous
observons que, dans la limite de l’exercice de sa souveraineté résiduelle, le régime de
Vichy fait preuve d’un système de gouvernance qui réprime toute expression de nature à
s’opposer au destin commun liant l’Allemagne nazie à la France de la collaboration.
Nonobstant, tant le procédé que le fonctionnement du régime ne peuvent être catégorisés
comme étant en rupture avec certaines traditions républicaines précédentes ; c’est
d’ailleurs une raison pour laquelle il est malaisé de qualifier son statut en droit interne
avec les outils constitutionnels de l’époque. La position de la France Libre fait montre,
quant à elle, de moins d’hésitation en déclarant Vichy illégitime et ses actes nuls en droit.
Pour la France Libre, le droit du régime de Vichy est vicié dès son origine car le
gouvernement investi n’a pas continué l’effort de guerre contre l’occupant, lui signifiant
par là sa dépendance. Consécutivement, la France Libre critique l’abandon par le
gouvernement du régime de Vichy de son devoir de sauvegarder la souveraineté
française. Pour que l’Etat perdure, avec ses composantes et dans ses principes, la
France Libre se pose, par conséquent, comme dépositaire provisoire de la souveraineté
nationale.
S’il apparaît à l’analyse plusieurs paradoxes juridiques non résolus, il n’en reste pas
moins que l’état de tension s’est vu cristalliser dans les actes successifs de la part de la
France Libre, dès l’appel du 18 juin 1940 jusqu’au 19 août 1944, visant à imposer un
corps juridique légitime concurrent, tant sur les terres de l’Empire que sur les territoires
métropolitains progressivement pris sous son contrôle. Dans ce mouvement, nous
observons que la France Libre puise ses fondements juridiques dans une logique
républicaine au sens strict qui ne saurait tolérer l’existence légale du régime de Vichy.
Anticipant le succès de la libération du territoire continental, avec les prises des villes
symboliques comme Vichy et Paris, la stratégie juridique gaulliste annonce par là son
objectif de voir son autorité pleinement et effectivement reconnue sur le terrain, comme
de fait (car, partant, de droit) accompli. En d’autres termes, ce n’est pas par le fait que se
sont déroulés des évènements militaires et diplomatiques en sa faveur que la France
Libre se prévaut de son autorité légitime. Elle tire sa force de la valeur intrinsèque de son
droit à représenter la résistance de l’Etat. Elle oppose au gouvernement du régime de
106
Vichy (qui non seulement détient l’avantage d’avoir été investi en tant que gouvernement
légal mais encore qui s’inscrit dans la continuité de pratiques gouvernementales
françaises) une assise de force symbolique étatique plus grande, car puisant ses racines
dans la théorie politique même de la France républicaine qui ne supporte aucune
concession.
107
CONCLUSION DU CHAPITRE I
A la veille de son départ de la capitale provisoire le 19 août 1944, le statut juridique du
régime de Vichy est encore celui du gouvernement légalement investi de l’Etat français.
Certes, nous avons pu constater que le statut du régime est plus solide selon les critères
du droit international de l’époque que selon ceux du droit interne. Ce décalage de densité
de justification juridique permet l’ouverture d’une brèche dans l’édifice juridique de Vichy.
Sa soumission à l’autorité de fait du gouvernement allemand occupant met l’accent sur le
fait qu’il est le gouvernement d’un Etat qui n’exerce pas sa souveraineté de manière
autonome. Néanmoins, ce qui permet de contester fortement son statut est le constat des
limites de son autorité dans les zones administrées par la France Libre, tant dans les
territoires de l’Empire que dans les zones progressivement passées sous son contrôle en
France métropolitaine, suivant les avancées des blindés alliés. Le régime de Vichy est,
par conséquent, un gouvernement en perte de ses attributs de représentation officielle sur
le territoire de l’Etat. Par ailleurs, en droit interne, lorsqu’il fait preuve d’autorité, les
compromissions dont il fait preuve et les décisions politiques qu’il opère participent
activement à remettre en question ses fondements républicains. Ceci concourt à altérer
son statut de gouvernement incarnant la continuité de l’Etat français. Ce tableau général,
dépréciant l’assise juridique du régime de Vichy comme celui du gouvernement d’un Etat
occupé en guerre civile et aux fondations étatiques contestées, permet d’anticiper la
chute de ce dernier. Néanmoins, cette perception des lacunes statutaires du régime de
Vichy ne saurait suffire à lui ôter ses fondements. C’est surtout le coup d’Etat de droit
opéré par la France Libre qui porte efficacement atteinte à l’image du statut du régime de
Vichy, par lequel la France Libre soutient assurer le respect des principes républicains qui
fondent la pérennité de l’Etat, contrairement au gouvernement du régime de Vichy qui tire
ses sources d’une conception de l’Etat favorisant les intérêts particuliers, à l’encontre de
la conservation du bien commun.
A ce jour, l’évolution historiographique391 a permis de cesser de concevoir le régime de
Vichy comme une sorte d’anomalie historique, parenthèse d’un pouvoir de fait illégitime et
391
Cf. notamment : Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler, op. cit. ; Robert
Paxton, La France de Vichy 1940-1944, op. cit. ; Michael Marrus et Robert Paxton, Vichy et
les Juifs, op. cit. ; Stanley Hoffman, "Aspects du régime de Vichy", Revue française de
science politique, janvier-mars 1956 et "Collaborationism in Vichy France", Journal of
Modern History, n°40, 3, septembre 1968, republié dans Preuves, juillet-septembre 1969.
Ces deux textes ont été repris dans Stanley Hoffman, Essais sur la France. Déclin ou
108
illégal, sans représentativité étatique ni ancrage populaire. Il est dorénavant possible de
plonger dans les archives ouvertes, non seulement françaises mais aussi suisses, étatsuniennes, anglaises et allemandes, afin de comprendre le régime comme un
gouvernement de collaboration avec une puissance nazie occupante, qui grâce à un coup
de force politique a su pendant quatre ans asseoir son autorité face aux velléités
combattantes non seulement de la Résistance intérieure, mais aussi de celle qui
s’organise depuis Londres puis Alger. Or, si le régime à Vichy n’est pas celui d’un
gouvernement fantoche, quelle conséquence tirer quant à son statut juridique dès son
départ de Vichy? Le régime à Sigmaringen tient-il au « monde de fiction »392? N’est-il
situé qu’à la « marge » dans l’histoire de Vichy393 ? Au contraire, révèle-t-il le statut
juridique du régime de Vichy dans la perception de l’histoire de longue durée, permettant
de « sortir Vichy de l’exception dans laquelle on l’enferme »394 ?
renouveau ? Paris : Seuil, 1974 ; Henry Rousso, Histoire et mémoire des années noires,
Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, Institut d'études politiques de Paris, juin
2000, Bulletin de l’IHTP n°76, novembre 2000, consulté le 4 avril 2013 sur
http://www.ihtp.cnrs.fr/pdf/HR-habilit.pdf, pp. 97-99.
392
Conformément à la lecture de Jean Sigmann dans sa recension de l’ouvrage d’Eberhard
Jäckel, "Eberhard Jaekel, La France dans l’Europe de Hitler", in Annales. Economies,
Sociétés, Civilisations, 1971, vol. 26, n°1, pp. 54-56.
393
Henry Rousso, Histoire et mémoire des années noires, op. cit., pp. 42ss.
394
A l’instar d’Alain Bancaud pour ce qui est de l’histoire judiciaire, « Vichy et les traditions
judiciaires », op. cit., pp. 171ss. ; Christian Bachelier et Denis Peschanski, "L’épuration de la
magistrature sous Vichy", in Association française pour l’histoire de la justice, L’épuration de
la magistrature de la Révolution à la Libération : 150 ans d’histoire judiciaire. Paris : Loysel,
1994, pp. 103ss. ; Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, op. cit.
109
CHAPITRE II - LES CONDITIONS JURIDIQUES DE L’EXISTENCE DU REGIME DE VICHY A PARTIR
DU 20 AOUT 1944
Le mois d’août 1944 est une période d’accélération des mouvements. Dans la présente
recherche, nous cherchons à démontrer que le statut du régime de Vichy à Sigmaringen
n’est en rien la conséquence d’une rupture brutale, mais que ses fondements sont à
trouver dans les années précédentes, tant dans les racines constitutionnelles souples de
la IIIème République que dans les choix stratégiques de son positionnement face aux
Alliés. Le mois d’août 1944 est, dans ce contexte, une période charnière qui permet, en
quelques jours, de voir se mettre en place le clivage net entre les assises fébriles tant du
statut du régime de Vichy que de celui de la France Libre. Il apparaît clairement que les
enjeux primordiaux de la France Libre ne semblent pas inscrits dans l’immédiat mais dans
la durée, dans cet avenir à créer conçu pour durer, s’engageant dans un tournoi d’escrime
diplomatique avec les puissances alliées particulièrement combatif dans un présent
important, au service de ce futur qui compte395. Pour les membres du régime de Vichy, ce
présent est aussi un tournant, eux qui s’accrochent à leur statut passé, le revendiquant
comme un étendard promis à l’éternité.
Comme la présente recherche tend à le démontrer, il ne s’agit pas d’une période de
passage d’un « ancien régime » à un « ordre nouveau », telle une nouvelle révolution
politique, comme certains acteurs de l’époque la qualifient396. Il s’agit plutôt, à notre sens,
d’une période qui révèle la crise de la notion de souveraineté, ou plus particulièrement de
sa divisibilité ou de sa solubilité. La souveraineté revêt plusieurs aspects selon ses effets :
diplomatiques, juridiques ou politiques, et la souveraineté française, en août 1944, semble
n’avoir jamais été aussi peu incarnée alors même que de nombreux concurrents désirent
la représenter. Or, une souveraineté sans incarnation ne semble qu’une fiction fragile :
son simulacre faiblit dès que tombe sa tête ; c’est ce que semble considérer le corps
diplomatique, dont les intérêts sont notamment défendus par la Suisse, qui quitte Vichy et
est remanié dès que Philippe Pétain et les membres de son gouvernement prennent la
route.
395
Dans le contexte des négociations du traité d’alliance et d’assistance mutuelle francosoviétique de décembre 1944, de Gaulle reprend son principe selon lequel « L’avenir dure
longtemps. Tout peut, un jour, arriver, même ceci qu’un acte conforme à l’honneur et à
l’honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme un bon placement politique. » : in Charles
de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 659.
396
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., pp. 205ss.
110
Sur le terrain, le débarquement a commencé sur les côtes normandes le 6 juin et les
Alliés posent le pied sur les côtes méditerranéennes le 15 août 1944. Du 6 juin au 25 août
1944, plusieurs autorités de fait s’installent sur le territoire : le commandement militaire
anglo-américain, mais aussi le Comité français de libération nationale devenu
Gouvernement provisoire de la République française397, ainsi que le Comité de la
Libération sur place sous l’égide du Comité National de la Résistance, sans compter le
régime de Vichy et la force des autorités allemandes, ce qui crée une situation confuse,
les Français ne sachant plus à quelle autorité se référer398.
Le 20 août 1944, Philippe Pétain et Pierre Laval, qui clament être dans l’impossibilité
d’exercer leurs fonctions, quittent Vichy et Paris en se déclarant prisonniers des forces
allemandes. Philippe Pétain perd alors son statut de chef d’Etat et Pierre Laval celui de
chef de gouvernement de manière ad hoc : en effet, sans démissionner, ils reconnaissent
être empêchés d’exercer leur pouvoir par les forces d’occupation encore effectives
pendant quelques heures à Vichy et Paris. Ce faisant, ils rejoignent, avec quelques
membres du gouvernement ainsi que les chefs collaborationnistes, l’est de la France
encore sous occupation allemande. C’est en tant que personnalités privées que la plupart
rencontrent les autorités allemandes à Rastenburg, avant de partir, dès le 7 septembre,
pour Sigmaringen, en territoire allemand. Si l’on suit cette logique, le régime de Vichy est
déchu et ses représentants destitués. Il paraît donc aux yeux du chercheur que l’épisode
de Sigmaringen est perçu politiquement comme une sorte de non-lieu institutionnel,
comme un épisode négligeable.
L’analyse en histoire du droit soulève dès lors plusieurs questions : comment
appréhender le changement de statut des représentants de l’Etat et du gouvernement à
Vichy à partir du matin du 20 août 1944 ? Comment le droit, en effet, considère-t-il ledit
régime de Vichy qui a trouvé exil à Sigmaringen, alors que ses membres n’ont à aucun
instant démissionné et qu’il continue d’être reconnu par certaines diplomaties étrangères,
assurément beaucoup moins nombreuses qu’à Vichy? Incidemment, comment considérer
des représentants déchus en temps de guerre? De surcroît, leur absence de Paris et de
Vichy pour raison d’empêchement d’exercice de leurs prérogatives équivaut-elle à
considérer que l’Etat français est sans institutions exécutives, sachant que le parlement
est déjà inactif ? Qui représente l’Etat français, tant auprès de la population que du corps
397
Par l’ordonnance du 3 juin 1944 reproduite in Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre. t. 2 :
L’Unité, documents, op. cit., pp. 574-575.
398
Maurice Flory, Le statut international des gouvernements réfugiés et le cas de la France
Libre 1939-1945, op. cit., p. 233.
111
diplomatique, à partir du 20 août 1944 ? Les conditions de constitution d’un
gouvernement en exil sont-elles remplies ? Enfin, quelle qualification juridique donner aux
structures françaises créées à Sigmaringen ?
Afin d’analyser et prendre en compte le statut juridique du gouvernement de Vichy après
le 20 août 1944 en tant que gouvernement empêché (1), et notamment à Sigmaringen
dès le 7 septembre 1944 (2), nous nous attellerons à développer les enjeux de la volonté
de respecter et maintenir les formes juridiques de la part des représentations
diplomatiques de toutes les factions, autant des représentants de Vichy, du
Gouvernement Provisoire, du gouvernement allemand et des instances alliées.
SECTION 1 – LE STATUT DU REGIME HORS DE VICHY : LE STATUT D’UN GOUVERNEMENT
EMPECHE
« Vous aviez raison de dire : quand on passe par Montoire,
399
on finit par Sigmaringen. Il ne faut jamais passer par Montoire. »
Dès le début de sa prise de pouvoir, la mystique propagandiste de Philippe Pétain, qui
révèle déjà plus une stature de tacticien militaire que celle d’un homme politique actif, est
fondée sur le postulat de la nécessité que le gouvernement reste sur le territoire français.
C’est ainsi qu’il a pu déclarer :
« il est impossible au gouvernement, sans émigrer, sans déserter,
d’abandonner le territoire français. Le devoir du gouvernement est, quoi
qu’il arrive, de rester dans le pays, sous peine de n’être plus reconnu
comme tel. […] Je déclare, en ce qui me concerne que, hors du
gouvernement, s’il le faut, je me refuserai à quitter le sol métropolitain.
[…] Je resterai parmi le peuple français pour partager ses peines et ses
misères »400.
Suivant cette doctrine, le régime de Vichy, comme la terminologie l’indique, est
intrinsèquement lié à son établissement dans la ville d’eau. Hors de Vichy, il n’est plus
que régime déchu. Les évènements historiques vont confirmer cette conception du
pouvoir, Philippe Pétain et Pierre Laval constatant, les 17 et 19 août 1944, leur incapacité
à assumer leurs responsabilités au vu de l’empêchement d’exercer leurs fonctions créé
399
Déclaration de Charles de Gaulle à André Malraux, in André Malraux, Les chênes qu’on
abat… France : Gallimard, 1971, p. 225.
400
Note lue par le Maréchal Pétain au Conseil des Ministres du 13 juin 1940 au Château de
Nitray, reproduite in Philippe Pétain, Quatre années au pouvoir, op. cit., p. 45.
112
par l’occupant. Sans démissionner ni transmettre les pouvoirs exécutifs, Philippe Pétain et
Pierre Laval se constituent prisonniers de la puissance occupante en déroute. Il s’agira
dans un premier temps de revenir sur les évènements ayant conduit à cette situation
d’empêchement de l’exécutif sans transfert du siège du gouvernement et de comprendre
comment le droit interne comme international qualifient cette situation de personnalités
prises en otages (A) et quelles en sont les conséquences, tant pour les membres du
régime de Vichy et surtout les « ultras » de la collaboration parisienne (B) que pour le
Gouvernement provisoire de la République française (C).
A – L’empêchement de l’exécutif sans transfert du siège du gouvernement
Afin d’étudier l’empêchement des membres du pouvoir exécutif et les conséquences
juridiques à tirer de ce fait, il s’agit de se pencher sur les conditions des empêchements
des chefs d’Etat et de gouvernement (a) avant d’en qualifier les enjeux juridiques, afin de
permettre par là de mettre en avant les pratiques et principes différents des parties en
présence, tant en ce qui concerne la pratique de prise d’otages que des conceptions de la
souveraineté et de la continuité de l’Etat (b).
a)
Les conditions des empêchements des chefs d’Etat et de gouvernement
A partir du 20 août 1944, le chef de l’Etat comme le chef de gouvernement sont
formellement et concrètement empêchés d’exercer leurs pouvoirs par la force qu’effectue
l’armée du Reich à leur encontre. Afin d’aborder le contexte de ces empêchements
décisifs, nous proposons de rappeler le précédent des mois de novembre et décembre
1943 (1), les évènements et les prises de positions de la période du printemps et du
début d’été 1944 (2) ainsi que les conséquences du débarquement de Provence de juillet
1944 pour le régime de Vichy (3). En dernier lieu, nous mettrons en lumière les conditions
dans lesquelles Philippe Pétain et Pierre Laval se voient empêchés d’exercer leurs
prérogatives (4).
1.
Le précédent de fin 1943
L’étude du premier précédent à la situation du 20 août 1944, qui a lieu dix mois
auparavant, permet de mieux appréhender les enjeux de cet évènement. En effet, à la fin
113
de l’année 1943, l’on retrouve les deux problématiques : celle du « transfert de
résidence »401 (volontaire ou de force) et celle de la cessation des fonctions de chef de
l’Etat et de gouvernement. Lors d’une tentative peu stratégique de regain de
souveraineté, qui se solde par un échec cuisant, Philippe Pétain se heurte à la puissance
de l’occupant. Cette crise révèle les raisons pour lesquelles le Reich porte un intérêt
particulier au fait qu’il reste à la tête du régime, les motivations de Philippe Pétain pour
conserver sa position, mais aussi le fait que les éléments les plus motivés de la
collaboration prennent le devant de la scène.
Le 13 novembre 1943, Philippe Pétain cherche, en effet, à faire passer un acte
constitutionnel, le n°4 sexies du 12 novembre 1943, via un discours radio-enregistré402.
En désirant annoncer la mise sur pied de sa nouvelle Constitution, Philippe Pétain entend
opérer une démonstration de force contre Pierre Laval, avec lequel il ne s’entend pas, et
envoyer un message empreint de légitimité aux Alliés au-delà des combats internes. Par
une manœuvre de Pierre Laval, Philippe Pétain commet la maladresse de prévenir
Roland Krug von Nidda403, ambassadeur d’Allemagne près du régime de Vichy. Cette
allocution n’est, par conséquent, jamais diffusée, les autorités allemandes bloquant
l’émission du journal officiel et de la radio. Toutefois, son texte circule404. C’est à cette
occasion que Philippe Pétain déclare la première fois avec force ne plus vouloir exercer
401
Selon les termes de Renthe-Fink in Note pour mémoire de la communication orale du
Ministre von Renthe-Fink à Philippe Pétain de Vichy le 17 août 1944, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9.
402
« Français, le 10 juillet 1940, l’Assemblée nationale m’a donné mission de promulguer, par
un ou plusieurs actes, une nouvelle constitution de l’Etat français. J’achève la mise au point
de cette constitution. Elle concilie le principe de la souveraineté nationale et le droit de libre
suffrage des citoyens avec la nécessité d’assurer la stabilité et l’autorité de l’Etat. Mais je me
préoccupe de ce qui adviendrait si je venais à disparaître avant d’avoir accompli jusqu’au
bout la tâche que la nation m’a confiée. C’est le respect de la légitimité, qui conditionne la
stabilité d’un pays. En dehors de la légitimité, il ne peut y avoir qu’aventures, rivalités de
factions, anarchie et luttes fratricides. J’incarne aujourd’hui la légitimité française. J’entends
la conserver comme un dépôt sacré et qu’elle revienne à mon décès à l’Assemblée
nationale de qui je l’ai reçue si la nouvelle Constitution n’est pas ratifiée. Ainsi, en dépit des
événements redoutables que traverse la France, le pouvoir politique sera toujours assuré
conformément à la loi. Je ne veux pas que ma disparition ouvre une ère de désordres qui
mettrait l’unité de la France en péril. Tel est le but de l’acte constitutionnel qui sera
promulgué demain au Journal officiel. Français, continuons à travailler d’un même cœur à
l’établissement du régime nouveau dont je vous indiquerai prochainement les bases et qui
seul pourra rendre à la France sa grandeur. » : Discours préparé de Philippe Pétain du 13
novembre 1943 au sujet de l’acte constitutionnel n°4 sexies du 12 novembre 1943, in
Philippe Pétain, Quatre années au pouvoir, op. cit., pp. 142ss.
403
Fred Kupferman, Pierre Laval. Paris : Masson, 1976, pp. 151-152 ; Robert Aron, Histoire de
Vichy, 1940-1944. Paris : Fayard, 1954, pp. 640ss.
404
Via sa transmission par Henry du Moulin de Labarthète, attaché financier à l’ambassade
française à Berne et ancien directeur du cabinet de Philippe Pétain, la Suisse la diffuse,
notamment via la Tribune de Genève du 30 novembre 1943, Arch. féd., E 2300 1000/716
Bd : 348.
114
ses fonctions de chef de l’Etat tant qu’on le contraint à ne pas faire aboutir le projet
constitutionnel et qu’on l’empêche de s’adresser à la population :
« Je constate le fait et je m’incline, mais je vous déclare que jusqu’au
moment où je serai en mesure de diffuser mon message, je me
considère comme placé dans l’impossibilité d’exercer mes
fonctions. »405
Philippe Pétain tente de mener cette grève du pouvoir pendant plusieurs jours406. Le 28
novembre 1943, Adolf Hitler par la voix de Joachim von Ribbentrop rappelle Philippe
Pétain à l’ordre, soutenant le principe selon lequel le régime de Philippe Pétain est soumis
au bon vouloir du gouvernement du Reich. Adolf Hitler rappelle qu’il observe l’activité de
Philippe Pétain comme chef de l’Etat avec une méfiance toujours grandissante et
souligne qu’au vu des responsabilités de maintien du calme et de l’ordre public du Reich,
il ne tolère pas les agissements de Philippe Pétain. Partant, il exige que tout projet de loi
soit dorénavant soumis à l’approbation du gouvernement du Reich et impose un
nettoyage du cabinet par Laval, menaçant de prendre d’autres dispositions si Vichy ne se
plie pas à ses demandes407. Joachim von Ribbentrop relève notamment :
« Si, après sa victoire sur la France, le Führer s’est montré disposé à
laisser subsister dans ce pays occupé par l’armée allemande un
gouvernement français particulier et à entretenir des rapports avec lui, le
fait est à attribuer exclusivement à l’attitude généreuse adoptée par le
Führer à l’égard de la France dès sa défaite, ce que vous ne
contesterez pas, Monsieur le Maréchal. […] Aujourd’hui, le seul et
l’unique garant du maintien du calme et de l’ordre en France même et,
par là aussi de la sécurité du peuple français et de son régime contre la
révolution et le chaos bolchevique, c’est l’armée allemande. […] Si […]
vous vous jugiez hors d’état de donner suite aux demandes allemandes
indiquées plus haut ou si le rejet par nous de votre projet de loi dirigé
contre les intérêts allemands vous décidait à vous considérer après
comme avant comme empêché d’exercer vos fonctions, je tiens à vous
faire savoir, au nom du Führer, qu’il vous laisse entièrement libre d’en
tirer les conséquences qui vous paraîtront utiles. »408
405
Déclaration de Philippe Pétain à Roland Krug von Nidda, reproduite in Robert Aron, Histoire
de Vichy, 1940-1944, op. cit., pp. 641ss. Robert Aron ne peut alors s’empêcher de relever le
mot du Dr. Bernard Ménétrel : « Il va faire la grève sur le tas, plus exactement sur l’Etat. » :
in Ibid., pp. 641ss.
406
Note sans autre mention du 17 novembre 1943, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
407
A ce sujet, voir notamment : Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 13 et pp.
230ss. ; Robert Aron, Histoire de Vichy, 1940-1944, op. cit., pp. 640ss. ; Henry Rousso,
Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., p.72. ; Yves Durand, Le Nouvel ordre européen
nazi: la collaboration dans l'Europe allemande (1938-1945). Bruxelles : Complexe, 1990,
pp. 279ss.
408
Lettre du Ministre des affaires étrangères du Reich, Joachim von Ribbentrop à Philippe
Pétain du 28 novembre 1943 de Berlin, en version originale en allemand ainsi qu’en version
traduite en français, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348 et E 27/14487.
115
Cette lettre, c’est Otto Abetz, ambassadeur allemand à Paris, qui la transmet à Philippe
Pétain le 5 décembre 1943 à Vichy. Après s’être assuré que Philippe Pétain n’a pas les
moyens de prendre la fuite (craignant un enlèvement par les Alliés), Otto Abetz l’informe
de sa volonté de l’emmener dans un château de la région parisienne si Philippe Pétain ne
change pas d’avis409. Philippe Pétain réplique par un message très conciliant daté du 11
décembre 1943, faisant preuve par là de sa volonté de ne pas démissionner et de
conserver une politique de « redressement » :
« Pour que cette politique d’autorité soit possible, il faut que l’ordre
règne en France et que son gouvernement reste souverain. […] Sur le
plan de l’opinion, la dissidence africaine a augmenté le trouble dans les
esprits. C’est pourquoi, en toutes occasions, j’ai proclamé la légitimité
d’un pouvoir que je suis seul à tenir légalement du peuple
français. […] Par la lutte contre le terrorisme et le communisme, [ma
politique] contribue à la défense de la civilisation occidentale ; elle est
seule de nature à sauvegarder les chances de cette réconciliation de
nos deux peuples qui est la condition de la paix en Europe et dans le
monde. »410
Philippe Pétain fait la démonstration le 18 décembre 1943 de sa reprise d’activité en
acceptant que toute modification législative soit désormais soumise avant publication aux
autorités d’occupation et en acceptant le remaniement ministériel voulu par Pierre Laval et
Otto Abetz411. Toutefois, il persiste à laisser émettre des rumeurs de démission, voyant
peut-être dans l’information selon laquelle le débarquement serait imminent une occasion
de tenter un coup de force412. Pour toute réponse, Joachim von Ribbentrop assigne un
délégué diplomatique spécial pour le surveiller, Cecil von Renthe-Fink, lequel est intégré,
pour la forme, au secrétariat privé de Philippe Pétain413. La reprise des fonctions de
409
Michèle Cointet, Pétain et les Français, 1940-1951, op. cit., pp. 254-255 ; voir aussi Jacques
Delarue, Histoire de la Gestapo. Paris : Fayard, 1962.
410
Lettre de Philippe Pétain à Adolf Hitler du 11 décembre 1943 de Vichy, Arch. féd., E 2300
1000/716 Bd : 348 et J I.131 1000/1359 Bd : 9.
411
Robert Aron, Histoire de Vichy, 1940-1944, op. cit., p. 649 ; Charles de Gaulle, Mémoires de
Guerre. t. 2 : L’Unité, documents, op. cit., note 14 p. 1298.
412
En effet, le 23 décembre 1943, « la nuit est agitée à l’étage du Maréchal, qui voudrait quitter
Vichy pour Charmeil et annoncer sa démission. Ce qui n’est, du reste, point étonnant
puisque ce même jour le maréchal von Rundstedt informe officiellement Philippe Pétain de
la « vraisemblance d’un débarquement imminent des Alliés » : in Walter Stucki, La fin du
régime de Vichy, op. cit., p. 35 ; la lettre de Gerd von Rundstedt est, quant à elle, reproduite
in Pierre-Jean Rémy, Diplomates en guerre, La Seconde Guerre mondiale racontée à
travers les archives du Quai d’Orsay, op. cit., pp. 770-771.
413
« Otto Abetz, informé de ces projets par Brinon et Marion, menace le Maréchal qui cède
dans l’après-midi du 29 décembre. On lui inflige un « surveillant », le délégué diplomatique
spécial Cecil von Renthe-Fink, qui est intégré, pour la forme, au secrétariat privé de Philippe
Pétain, le remaniement ministériel se fera aux conditions d’Abetz » : in Michèle Cointet,
Pétain et les Français, 1940-1951, op. cit., p. 255. Voir de même : Lettre de Joachim von
Ribbentrop, Ministre des affaires étrangères du Reich à Philippe Pétain, Chef de l’Etat, du
Grand Quartier Général le 23 décembre 1943, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
116
Philippe Pétain sera officialisée lors de la cérémonie du 1er janvier 1944414. Aux yeux de
ses collaborateurs, des « ultras » de la collaboration415 ainsi que de l’occupant, il apparaît
comme un homme faible qui a perdu son prestige. En effet, il ne se présente pas comme
un homme de parole quand Pierre Laval obtient la caution du Reich et que Marcel Déat et
d’autres collaborationnistes entrent au gouvernement. La Gestapo et la Milice arrêtent des
fonctionnaires et Philippe Pétain ne peut cacher qu’il perd son influence.
Contrairement à sa position du 19 août 1944, lorsqu’il persistera à se considérer comme
mis dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions par l’occupant, Philippe Pétain décide
ainsi en décembre 1943 de recouvrer son autorité en cessant sa grève. Pour comprendre
les raisons qui motivent son choix, il est utile de se reporter aux discussions en coulisse
des hommes d’influence de Philippe Pétain. Nous trouvons, en effet, trace des calculs du
Secrétaire d’Etat Fernand de Brinon et du médecin et conseiller privé de Philippe Pétain
Bernard Ménétrel, qui conviennent ensemble de pousser Philippe Pétain à agir dans
l’intérêt de « la réconciliation franco-allemande dans le sens de la défense de la
civilisation occidentale » en apportant « l’élément d’apaisement et d’ordre indispensables
sur les arrières de l’armée allemande »416. Il leur paraît, par conséquent, nécessaire de se
conformer aux attentes allemandes, puisque notamment :
« M. Abetz a reçu des instructions de Berlin demandant que le Maréchal
reconsidère la question. Si un débarquement s’effectuait, il serait très
grave pour les autorités allemandes que la situation actuelle se prolonge
c’est-à-dire que le Maréchal cesse d’exercer ses fonctions. Il faut donc
que cette question soit éclaircie, il faut que le Maréchal reste. »417
Cette information, fondée ou non, est jugée crédible par Fernand de Brinon et Bernard
Ménétrel qui parviennent à convaincre Philippe Pétain de modifier sa position. Philippe
Pétain revient à son poste, acceptant de soutenir un gouvernement de collaborationnistes
et soumettant son autorité législative au veto de l’occupant.
414
Rapport du chargé d’affaires de Suisse a.i. à la Division des affaires étrangères au
Département politique fédéral Vichy, le 11 janvier 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd :
348.
415
Terme que reprend notamment Walter Stucki pour qualifier les collaborationnistes engagés :
in Rapport de Walter Stucki, chef de la légation de Suisse à Marcel Pilet-Golaz, chef du
Département politique fédéral, de Vichy, le 11 mai 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd :
348.
416
Synthèse de la conversation du Dr. Ménétrel avec M. de Brinon du 29 novembre au 5
décembre 1943, Arch. féd., J I.131 1000/1359 Bd : 9.
417
Note complémentaire à la Synthèse de la conversation du Dr. Ménétrel avec M. de Brinon
du 5 décembre 1943 du 29 novembre 1943, Arch. féd., J I.131 1000/1359 Bd : 9.
117
Ce n’est donc pas pour éviter que l’autorité d’occupation prenne le pouvoir civil et
administratif de la France que Philippe Pétain se ravise et cesse de se considérer comme
étant empêché d’exercer ses prérogatives. L’Allemagne, dans cette dernière phase de la
guerre, ne semble d’ailleurs pas avoir pour ambition de gérer la France et préfère de loin
en utiliser les ressources en laissant une administration et une police complaisantes au
pouvoir. Tout au moins désire-t-elle ne pas à avoir à gérer des troubles intérieurs et une
résistance administrative joignant ses forces aux F.F.I., si l’annonce d’une déchéance de
Philippe Pétain vient à être diffusée. Philippe Pétain est assuré, après cet épisode, de ne
plus avoir aucune influence sur les pouvoirs gouvernementaux tenus par des
personnalités dont il se méfie. Pourquoi, dès lors, risque-t-il son statut de chef d’Etat ?
Nous pouvons supposer qu’au vu des informations dont il dispose, cette stratégie est à
tenter ; peut-être, en effet, pense-t-il acquis que les Allemands le laisseront regagner un
tant soit peu de légitimité dans son combat de popularité face à Charles de Gaulle et à la
Résistance intérieure. Les sources de commandement et d’intrigue dans le Reich sont
multiples et les renseignements qu’il obtient alimentent probablement sa confiance
excessive en sa politique. Nous manquons de source dans les archives qui prouve cette
hypothèse, mais aucune, cependant, ne la contredit. A notre sens, Philippe Pétain ne
garde son rôle que pour des raisons pragmatiques. S’il persiste à refuser de
démissionner, il sait certainement qu’il sera arrêté, gardé en résidence surveillée et écarté
de fait des arcanes du pouvoir, ce à quoi il se refuse. Au lieu de montrer sa volonté de ne
pas se compromettre face au Reich, il affiche une soumission non seulement militaire
mais aussi politique et cherche à garder des options pour l’avenir en restant à son poste.
Les motivations pour lesquelles Philippe Pétain reste ne semblent donc pas être liées,
comme le relève la littérature, à son manque de volonté, sa sénescence ou sa faiblesse,
Philippe Pétain étant aisément manipulable418, mais au contraire précisément par volonté.
Nous ne saurions être persuadée, en effet, par le fait que Philippe Pétain est à ce point
dupe du jeu politique essentiel qui se joue à cette période. Décembre 1943 n’est pas juin
1940, Philippe Pétain sait que les Alliés progressent dans leurs plans et que, peut-être, un
armistice voire une paix séparée pourront bientôt être proposés (peut-il se figurer en 1943
comment sera interprétée la doctrine de l’unconditional surrender énoncée en janvier de
la même année lors de la Conférence de Casablanca par Franklin Roosevelt et Winston
Churchill ?419). Ce n’est pas qu’il poursuive volontairement un objectif de réconciliation
avec le Reich, malgré le contenu de sa lettre à Adolf Hitler du 11 décembre 1943 qui
418
Robert Aron, Histoire de Vichy, 1940-1944, op. cit., pp. 649-650 ; Henry Rousso, Pétain et la
fin de la collaboration, op. cit., p. 73 ; Michèle Cointet, Pétain et les Français, 1940-1951, op.
cit., p. 255.
419
A ce sujet, cf. Archives nationales des Etats-Unis (NARA), Franklin Delano Roosevelt
Library, Basil O'Connor Collection, Box 46.
118
soutient officiellement et sans ambiguïté un programme de collaboration active. Il semble
plutôt qu’il se soumette temporairement pour ne pas se démettre.
2.
Le bal des stratégies du printemps – été 1944
Au printemps 1944, on pourrait penser que la question des options du régime de Vichy en
vue du prochain débarquement allié se pose de nouveau, puisque les autorités
allemandes planifient un déplacement de leurs forces. C’est ainsi que, le 17 avril 1944, la
légation suisse de Vichy informe Berne de la stratégie allemande visant à garder Philippe
Pétain et Pierre Laval proches de leur état-major :
« Périodiquement, le bruit court à Vichy que le Gouvernement va rentrer
à Paris, mais, cette fois-ci, cette rumeur se fonde sur des faits plus
précis. En effet, les autorités allemandes ont fait savoir au Maréchal
Pétain qu’elles désiraient qu’en cas de débarquement allié sur les côtes
de France, la résidence du Chef de l’Etat et celle du gouvernement
fussent transférées dans un endroit se trouvant aussi près que possible
du Grand Quartier Général ; celui-ci serait vraisemblablement établi
dans la région parisienne. Ces derniers jours, une certaine pression
aurait même été faite pour amener le Maréchal à quitter Vichy avant
même que des opérations militaires aient commencé en France. […] Il
avait toujours été prévu qu’en cas de débarquement, les Allemands
seraient amenés à placer le Maréchal Pétain dans une position qui leur
offrirait toutes les garanties et qu’ils exerceraient une surveillance
encore beaucoup plus grande sur sa personne. Cette récente démarche
allemande confirme donc ces prévisions. »420
Or, Philippe Pétain sait que Franklin Roosevelt indique que les armées alliées vont
débarquer incessamment et que les Etats-Unis n’ont pas encore opté pour un soutien à
Charles de Gaulle :
« Le haut-commandement américain désirerait voir le Maréchal en
personne ne plus s’occuper de l’Etat, se retirer dans une propriété, de
telle sorte que les armées alliées, en libérant le territoire français,
libèrent en même temps la légalité et la légitimité prisonnières. »421
Pourtant, comme en juin 1940422 et en novembre 1942, Philippe Pétain décide de ne pas
se retirer de la scène politique en attendant une délivrance alliée. Tenant à l’image qu’il
420
Lettre du chargé d’affaires a.i. de la légation de Suisse en France au Département politique
fédéral le 17 avril 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 328.
421
« Roosevelt souhaite que les armées alliées trouvent "la légalité prisonnière" » : in Note du
colonel de Gorostarzu à J.-R. Tournoux, retranscrite in Jean-Raymond Tournoux, Pétain et
de Gaulle, op. cit., p. 460.
422
« Il avait cédé trop souvent ; mais sur un point, du moins, il ne cèderait jamais : il ne
quitterait jamais volontairement Vichy » : Walter Stucki reformule la déclaration que lui fait
er
Philippe Pétain le 1 mai 1944, in Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 40.
119
détient sa souveraineté en tant que chef d’Etat, il tient à affirmer son intention de rester à
Vichy, ce qui, selon les Etats-Unis, cause sa perte423. Toutefois, les forces allemandes
cherchent à garder des options ouvertes en gardant Philippe Pétain sous leur garde,
quitte à exercer la contrainte424.
Le 4 mai 1944, face à l’imminence débarquement, les autorités allemandes pressent
Philippe Pétain de considérer un transfert temporaire du siège de son gouvernement et
de sa résidence : Cecil von Renthe-Fink organise le départ de Philippe Pétain pour le
Château de Voisins, le 7 mai 1944, à quelques kilomètres de Paris près de Rambouillet,
« comme la puissance occupante ne pouvait plus garantir la sécurité du chef de l’Etat à
Vichy ». Les Allemands semblent une fois encore craindre un enlèvement possible de
Philippe Pétain par les Alliés et, par ailleurs, un appel à la résistance par Philippe Pétain
leur semble encore possible. Selon l’observateur Walter Stucki, ambassadeur suisse à
Vichy, ce départ semble en fait être orchestré par le « groupe parisien de Déat et
Doriot »425. Cet élément montre une fois de plus la manière dont les « ultras » de la
collaboration se positionnent et cherchent à influer sur le cours des évènements. En
réponse à cette menace, Philippe Pétain veut informer qu’il ne part que sous la contrainte,
en prisonnier. Nonobstant, il se ravise, pour éviter toute rupture diplomatique. Il déclare
donc à Walter Stucki et au nonce apostolique Valerio Valeri, doyen du corps
diplomatique, après avoir obtenu l’assentiment allemand :
« Le gouvernement allemand a informé le Chef de l’Etat français de sa
volonté de transférer provisoirement la résidence de ce dernier de Vichy
en France occupée. Le motif invoqué est la sécurité de sa personne.
Le Maréchal a maintes fois déclaré qu’il entendait rester à Vichy, dont il
a fait le siège légal du gouvernement depuis l’armistice.
Devant l’exigence qui lui est présentée et en raison des circonstances,
le Maréchal se rendra cependant dans les environs de Paris. Mais le
siège du gouvernement reste toujours Vichy, où le Maréchal reviendra
423
« Evidemment, il ne pouvait être question, du côté du gouvernement américain, de négocier
avec le Maréchal tant qu’il se trouvait sous la coupe des Allemands. Mais la question aurait
été tout autre si le Maréchal avait choisi de quitter Vichy et de se déplacer dans un pays où
on aurait pu traiter avec lui comme chef de l’Etat en exil, plutôt que comme chef de l’Etat,
prisonnier de l’ennemi. Je crois que presque tout ce qui a été dit au sujet du Maréchal Pétain
et je suis d’accord avec le colonel de Gorostarzu que, sans les mauvais génies du Maréchal,
sans certaines influences, on aurait pu, peut-être, persuader le vieux Maréchal de partir pour
l’Afrique le 11 novembre 1942. Si ceci s’était produit, l’histoire de l’Europe, et certainement
celle de la France, se serait développée autrement. » : lettre du colonel Robert A. Solborg,
de l’O.S.S. de l’armée des U.S.A. à Jean-Raymond Tournoux, Jean-Raymond Tournoux,
Pétain et de Gaulle, op. cit., pp. 461-462 [c’est nous qui soulignons].
424
Cette déclaration est à mettre en parallèle avec le conseil que donne Marcel Déat à Otto
Abetz le 28 décembre 1943 : « je lui dis que, s’il demande, il n’obtiendra rien, que s’il exige,
il obtiendra tout » : in Raymond Tournoux, Le Royaume d’Otto, op. cit., p. 258.
425
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., pp. 41ss.
120
dès que les circonstances qui motivent son éloignement auront cessé
d’exister. »426
Philippe Pétain obtient donc formellement que son départ soit officiellement temporaire et
que Vichy reste le siège du gouvernement. Contrairement à novembre 1943, la situation
tourne à l’avantage de Philippe Pétain, car elle se transforme en occasion de voyage pour
entrer en contact avec les populations urbaines de la zone nord de la France. Comme
Philippe Pétain apparaît concrètement comme prisonnier, la population l’acclame, ainsi
qu’à Orléans et à Paris427. Le 8 mai 1944 déjà, s’opère un revirement : les autorités
allemandes signifient à Pétain qu’il est autorisé à rentrer à Vichy et qu’il sera dorénavant
entouré de policiers français et non plus des forces allemandes. Néanmoins, Philippe
Pétain, Bernard Ménétrel et les chefs de cabinets civils et militaires profitent de l’occasion
pour se réunir :
« Le Cabinet du Maréchal s’occupa de trouver la procédure à employer
pour justifier vis-à-vis du corps diplomatique le changement de
résidence du Chef de l’Etat, de façon à ce que, d’une part, aux yeux de
la population française, il semble s’incliner devant la volonté des
autorités allemandes et vis-à-vis du corps diplomatique, il paraisse
conserver toute son indépendance »428.
A son retour le 28 mai 1944, Philippe Pétain est installé au château de Lonzat, près de
Vichy, après s’être fait acclamer à Lancy, Dijon et d’autres villes429. Pierre Laval, lui, se
rend précipitamment à Paris pour essayer, en vain, d’« empêcher le départ de Vichy du
Maréchal »430. Il invite Philippe Pétain à le rejoindre à Paris afin d’accueillir les Alliés,
œuvrer à construire une figure d’autorité capable d’éviter la guerre civile et reformer un
426
Compte-rendu de Walter Stucki du 9 mai 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1345 Bd : 8.
427
Notons que, dans son allocution prononcée au balcon de l’Hôtel de Ville de Paris le 26 avril
1944, Philippe Pétain précise que s’il s’agit de sa première visite, il espère qu’il pourra
« revenir bientôt sans être obligé de prévenir mes gardiens… Aujourd’hui ce n’est pas une
visite d’entrée dans Paris, c’est une petite visite de reconnaissance », anticipant une « visite
officielle » qui n’aura jamais lieu : in Philippe Pétain, Quatre années au pouvoir, op. cit.,
p. 143.
428
Compte-rendu de Walter Stucki du 10 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1345 Bd : 8 et E
2300 1000/716 Bd : 348 (avec note signée par l’attaché militaire et de l’air près la légation
de Suisse à Vichy, Richard de Blonay).
429
André Brissaud, Dernière année de Vichy (1943-1944). Paris : Perrin, 1965, pp. 367-371.
430
Compte-rendu de Walter Stucki du 10 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1345 Bd : 8 et E
2300 1000/716 Bd : 348 (avec note signée par l’attaché militaire et de l’air près la légation
de Suisse à Vichy, Richard de Blonay).
121
nouveau gouvernement ; toutefois Philippe Pétain hésite et se méfie de la faisabilité du
plan, compte tenu de sa garde rapprochée allemande431.
En juillet 1944, les Alliés progressent sur le territoire de la France métropolitaine.
Réagissant aux rumeurs précisant que les Allemands veulent les transférer à Nancy, lui et
le gouvernement, dans le cas de la nécessité d’un retrait des troupes allemandes vers
l’est, le 16 juillet 1944, Philippe Pétain déclare à Valerio Valeri qu’il compte s’opposer à
son départ de Vichy, conformément aux conclusions émises au Château de Voisins
quelques jours plus tôt :
« Des rumeurs persistantes tendent à faire croire que les Allemands
auraient l’intention de transporter dans la région de Nancy le
Gouvernement français et le Maréchal. Ce déplacement aurait lieu si les
armées allemandes étaient contraintes d’évacuer une partie du territoire
français et de se retirer vers l’Est. Le Maréchal tient à préciser dès
maintenant et à faire connaître à S. Ex. le Nonce comme Doyen du
Corps diplomatique, qu’il s’opposera par tous les moyens en son
pouvoir à son départ de Vichy vers l’Est. Le Maréchal est resté sur le
territoire français depuis 1940. Il est décidé à ne pas le quitter
maintenant. »432
L’attentat manqué contre Adolf Hitler, le 20 juillet 1944, fait aussi réagir le régime de
Vichy. Philippe Pétain se montre moins enthousiaste que Pierre Laval pour faire part de
son soutien à Adolf Hitler et Cecil von Renthe-Fink obtient le renvoi du gouvernement de
Jean Tracou, Directeur du cabinet civil du chef d’Etat, pour avoir été l’auteur de la
déclaration de Pétain du 16 juillet 1944433.
Or, la question de savoir si Pétain doit revenir à Paris et, dans l’affirmative, dans quelles
conditions, reste à l’ordre du jour. C’est notamment l’objet de l’entretien du 30 juillet 1944
entre Philippe Pétain et Pierre Laval à Lonzat, auquel assistent Charles Rochat, Jean
Tracou et Bernard Ménétrel, après l’annonce par l’agence Reuter de l’installation possible
du Gouvernement provisoire d’Alger à Cherbourg. Lors de cette discussion, Charles
Rochat résume les deux hypothèses qui se dessinent pour l’occupant : soit les Allemands
se retirent totalement du territoire français et, dans ce cas, n’ont aucun avantage à
prendre avec eux Philippe Pétain, soit ils restent sur le territoire en résistant sur la ligne
431
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., pp. 68-72 ; Raymond Tournoux, Le
Royaume d’Otto, op. cit., p. 309.
432
Note verbale de Philippe Pétain remise à Valerio Valeri, nonce apostolique, à Vichy le 16
juillet 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
433
Lettre de Walter Stucki à Marcel Pilet-Golaz de Vichy, le 26 juillet 1944, Arch. féd., E 2300
1000/716 Bd : 348.
122
Hindenburg (Soissonnais), ce qui dès lors leur permet d’emmener avec eux le chef de
l’Etat :
« En conclusion, au cours de l’entretien, le Maréchal et M. Laval ont été
d’accord pour envisager un transfert rapide à Paris, afin d’occuper les
premiers les locaux qui, symboliquement, représentent la légalité et les
pouvoirs français : l’Elysée pour le Maréchal. Il a été convenu que M.
Laval essaierait par quelques phrases personnelles de le faire
comprendre aux maires de la région parisienne. Il est convenu que si la
censure allemande laisse passer ce texte, c’est qu’elle admet le principe
du retour. »434
Philippe Pétain et Pierre Laval s’entendent donc sur la stratégie que Philippe Pétain se
rende à Paris au moment de l’évacuation par les Allemands et avant l’occupation par les
Américains, afin de maintenir le principe de légitimité du régime et dissocier celui-ci du
Reich.
Nous trouvons, en outre, plusieurs documents dans les archives qui témoignent du fait
que la question de la stratégie à adopter quant à se rendre à Paris est fortement discutée,
à l’instar du résumé de l’amiral Jean Fernet, conseiller de Philippe Pétain qui le suivra, par
ailleurs, à Sigmaringen. Dans sa note datée du 3 août 1944, compte tenu du fait qu’il
relève une atmosphère favorable aux Anglo-Américains dans l’opinion française et qu’il
observe que Philippe Pétain est étroitement surveillé par la Gestapo, il formule la situation
ainsi :
« Il est à craindre que, si la bataille se rapproche de Paris, Vichy
n’apparaisse de plus en plus lointain et qu’il faille ensuite un rude
déploiement de tous moyens pour remonter la pente. Le Maréchal doit-il
ou devrait-il revenir à Paris ? Les avis sont partagés. […] Les uns disent
oui, coûte que coûte. Ce sont les fervents qui obéissent à leur
sentiment, à leur foi, - et ceux qui, au moment où il va falloir peut-être
prendre des responsabilités majeures, voudraient bien se couvrir de la
personne et de la personnalité du Chef de l’Etat : milieux politiciens et
administratifs principalement. Les autres disent non, estimant que le
Maréchal ne fera une entrée utile ici que lorsqu’il aura pris une position
vis-à-vis des Allemands et que s’il a des assurances fermes du côté
anglo-américain ou tout au moins américain. »435
De même, dans une note intitulée Conversation de Bernard Ménétrel (B. M.) avec
Monsieur Laval (M. L.) du 6 août 1944, en présence de Charles Rochat, est soulignée
l’option que Philippe Pétain aille seul à Paris se rapprocher des Alliés, en couvrant
434
Procès-verbal de la conversation au Château de Lonzat entre le Maréchal et le Président
Laval à Vichy, le 30 juillet 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
435
Note sans référence de l’Amiral Fernet du 3 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
123
notamment la politique faite par Pierre Laval, qui, lui, craint pour sa sécurité personnelle. Il
est révélateur de remarquer que Pierre Laval envisage ici de démissionner :
« Dans ces conditions si cela était, il suffirait que le Maréchal demande
aux Secrétaires Généraux de continuer à administrer leurs
départements techniques sans former pour le moment de nouveau
gouvernement. Ainsi tomberait de soi-même le gouvernement actuel qui
n’a plus aucune utilité ni aucune valeur. Ainsi, MM. Déat, Bonnard, etc.
se trouveraient libérés de toutes obligations et pourraient suivre les
replis de l’armée allemande sans pour autant entraîner avec eux le
Président et à plus forte raison le Maréchal. B. M. fait remarquer
cependant que cette démission ne saurait être acceptée aussi
facilement par les Allemands et que dans ces conditions le Président
courerait [sic] le risque d’être arrêté par les Allemands. Il faut donc que
tout soit préparé pour qu’il puisse rapidement donner sa démission et
faire savoir ce geste de grand Français qui dégage le Maréchal et qui
prouve qu’il ne veut à aucun prix quitter la France ou suivre les armées
allemandes. »436
Toutefois, cette démission permettrait à un nouveau gouvernement de se constituer,
surtout dans le cas d’empêchement du chef d’Etat, par exemple dans l’hypothèse où il
serait prisonnier. Pierre Laval a donc l’opportunité de ne pas démissionner en ne faisant
que déclarer son incapacité temporaire à exercer ses fonctions, ce qui lui laisse le loisir
de changer d’avis, d’une part, et qui a l’avantage d’empêcher les collaborationnistes
engagés que sont Marcel Déat, Fernand de Brinon et Jacques Doriot de prendre le
pouvoir, d’autre part. Après réflexion, c’est cette dernière option que choisit Pierre Laval,
comme il le déclare à Walter Stucki en présence de Charles Rochat, le même jour :
« J’ai appris que la Puissance occupante aurait l’intention, vu le
développement de la situation militaire, de mettre « en sécurité » le Chef
de l’Etat ainsi que le Chef du Gouvernement. Vous connaissez la
déclaration que le Chef de l’Etat a remise au doyen du Corps
diplomatique, S.E. Monsieur le Nonce Apostolique, en ce qui concerne
un départ éventuel de Vichy. Quant à moi, je tiens à vous déclarer de la
façon la plus catégorique que jamais, dans aucune circonstance, je
n’assumerai les fonctions de Chef du Gouvernement ailleurs qu’à Vichy
ou à Paris. Je ne le ferai ni à Nancy ni dans une autre ville de l’Est,
beaucoup moins en dehors de la France. Si, un jour, l’on disait que
Monsieur Laval exerçait les fonctions de Chef du Gouvernement dans
une autre ville que Paris ou Vichy, vous pouvez être certain que cela ne
correspondrait pas à la vérité. Je serai alors un simple prisonnier privé,
sans aucune fonction officielle. »437
436
Note sans référence du 6 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
437
Message de Pierre Laval à Walter Stucki le 6 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd :
9. Ce message est mentionné dans le Message de Walter Stucki, Ministre de Suisse à Vichy
au nonce apostolique de France Valerio Valeri, de Vichy, le 19 août 1944, J I.131 1000/1395
Bd : 8.
124
Valerio Valeri s’empresse d’accuser réception de ce message en relevant : « Cette
déclaration pourrait être utile et s’avérer, en ces moments difficiles, d’une extrême
importance »438. A
cette période, en effet, le conseiller de l’ambassade allemande à
Vichy, Gustav Struve, transmet à Walter Stucki la demande de Berlin de remettre la
protection des intérêts allemands à Vichy à la Suisse439, ce qui révèle que le départ a déjà
été décidé par le Reich à ce moment-là.
De l’imminence de ce départ, les membres du régime de Vichy sont convaincus et
cherchent à se positionner. Le 8 août 1944, ils font diffuser une dépêche par l’agence
Havas-Ofi à Madrid, qui propage l’information selon laquelle les rumeurs de départ de
Philippe Pétain et de Pierre Laval ne correspondent pas à leur volonté, précisant qu’ils ont
toujours « pratiqué la politique de la présence »440.
A partir de cette dépêche, les observateurs de l’époque établissent les diverses
éventualités d’évolution politique. Une note de la Division des affaires étrangères du
Département politique fédéral suisse résume fort à propos les quatre options ouvertes à
Vichy en date du 10 août 1944441 : (1) le départ de Philippe Pétain de Vichy sous la
contrainte de la force occupante : ce qui signifierait, puisqu’il a déclaré « refuser de
collaborer de ce fait au Gouvernement de la France », que la France n’a plus de
gouvernement dont la Suisse puisse reconnaître la légalité, demandant dès lors au
Ministre de Suisse Walter Stucki de rentrer en Suisse ; (2) le départ de Philippe Pétain qui
accepterait, en fin de compte, de transférer le siège du gouvernement français dans une
autre ville de France : ce qui impliquerait la continuité du pouvoir légal et donc la
nécessité de maintenir une présence minimale consulaire suisse, Walter Stucki étant plus
utile dans d’autres fonctions ; (3) le départ de Philippe Pétain qui accepterait, en fin de
438
Message du nonce apostolique de France Valerio Valeri à Walter Stucki, Ministre de Suisse
à Vichy, de Vichy, le 19 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8.
439
Gustav Struve fait part confidentiellement de cette demande à Walter Stucki le 17 août 1944
: in Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 82.
440
« Gazette de Lausanne 9.8.1944 : Le maréchal Pétain et M. Laval entendent demeurer en
France – Madrid, 8 août (Havas-Ofi.) – Il ressort de nouvelles toutes récentes apportées par
des voyageurs neutres venus de France, que les bruits concernant le départ éventuel du
maréchal Pétain et de M. Pierre Laval pour une nouvelle résidence, ne correspondent
aucunement à leurs intentions. Ils ont, en effet, toujours pratiqué la politique de la présence.
Le gouvernement du maréchal qui est demeuré depuis quatre ans en territoire national,
partageant les épreuves de tous les Français de la métropole, ne saurait songer à
s’expatrier ou à changer spontanément le lieu de son siège au moment où la guerre impose
un surcroît de souffrances au pays. On est convaincus que, dans la mesure où cela
dépendra de leur volonté, le maréchal et M. Laval resteront là où ils sont. » : in Arch. féd., E
2300 1000/716 Bd : 348.
441
Note de la Division des affaires étrangères du Département politique fédéral du 10 août
1944, Arch. féd., J I.131 1000/1345 Bd : 8.
125
compte, de transférer le siège du gouvernement français sur le territoire d’un autre Etat :
dès lors, la Suisse ne pourrait que contester la légalité d’un gouvernement français
émigré, préférant qu’aucun agent de la Confédération ne le suive en exil ; (4) une
dernière option n’est mentionnée que pour mémoire, Marcel Pilet-Golaz témoignant par là
qu’il n’envisage pas cette éventualité : l’arrivée des forces alliées à Vichy sans que ni
Philippe Pétain ni le corps diplomatique aient pu quitter la ville, cette option ayant pour
conséquence que « le gouvernement français cesserait pratiquement d’exister ». Il
s’agirait ainsi, pour la Suisse, d’œuvrer à la sauvegarde des intérêts suisses et étrangers
confiés à la Suisse et de rapatrier son personnel d’ambassade, non sans avoir tenté de
négocier avec les troupes alliées que la note considère comme étant « les nouveaux
occupants ».
Les membres du régime de Vichy envisagent-ils d’autres options ? Le même jour, le
président du Conseil de la francisque et ancien secrétaire général du chef de l’État,
Charles Brécard, enjoint le chef du régime de Vichy à se rendre à Paris, où, rappelle-t-il,
Philippe Pétain conserve des amis fidèles et a été acclamé quelques mois plus tôt :
« Si vous êtes à Paris, c’est à vous que se présenteront les Alliés, c’est
vous qui les recevrez : votre situation et celle de votre gouvernement
dépendront de l’attitude du commandement anglo-am. [sic]. Il est très
probable que si cette attitude vous est favorable, elle le sera peu au
gouvernement. Si vous n’êtes pas à Paris, c’est le chef du
gouvernement qui recevra les Alliés et comme ils ne cachent pas leur
intention de n’avoir aucun rapport avec lui, ils le remplaceront aussitôt,
lui, ses ministres et les présidents des 2 assemblées parisiennes. Vous
serez alors relégué à Vichy ou ailleurs : votre rôle sera terminé et ce qui
est plus grave, on essaiera de vous déshonorer parce que vous n’aurez
pas couru le risque d’être présent à Paris au moment de l’arrivée des
alliés. […] Peut-être n’êtes-vous pas libre et dans ce cas le fait d’être
prisonnier justifierait votre absence. Mais si vous êtes libre, dussiezvous même courir un risque – il faut que vous soyez à Paris. »442
Pour Charles Brécard, il est nécessaire que Philippe Pétain prépare, pour Paris, une liste
prête d’un remaniement ministériel à annoncer à la radio. Cependant, il s’empresse de
signaler qu’en cas d’empêchement de venir à Paris, ou « même [s’il était] emmené par
eux, ce qu’il n’est pas inutile de prévoir », il propose que le chef de l’Etat lui délègue
temporairement ses pouvoirs, avec André Lefebvre de Laboulaye, ex-ambassadeur à
Washington et Marcel Olivier, ex-Président de la section française de l’exposition de New-
442
Lettre de Charles Brécard à Philippe Pétain du 10 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 9.
126
York (membres du Conseil de l’Ordre de la francisque) pour négocier « avec les alliés et
les dissidents. »443
Cette proposition est révélatrice du fait que les proches de Philippe Pétain cherchent à
conserver leur chance de retrouver une honorabilité dans les dernières heures de Vichy et
qu’ils l’encouragent à risquer de toute urgence de se rendre à Paris. Cette information est
confirmée par des messages que les Britanniques adressent quelques jours plus tard aux
Etats-Unis et au gouvernement provisoire à Alger444. Elle témoigne de l’urgence pour le
chef de l’Etat de prendre une décision. Cette lettre est-elle arrivée sur le bureau de
Philippe Pétain ? Quoi qu’il en soit, si elle l’a été, Philippe Pétain l’ignore car c’est le
lendemain, le 11 août 1944, qu’il donne pouvoir à Gabriel Auphan de le représenter
auprès des Alliés et des gaullistes « pour agir au mieux des intérêts de la Patrie, pourvu
que le principe de légitimité que j’incarne soit sauvegardé »445. Le même jour, les
renseignements suisses apprennent que « le Quartier Général du Commandant des
troupes allemandes en France [aurait] été transporté de Paris à Nancy et qu’il ne reste
qu’une division pour la défense de Paris »446. Ce qui a été envisagé en avril s’est réalisé,
accélérant ainsi la suite des évènements. C’est pourquoi Philippe Pétain apprend à Walter
Stucki que ses collaborateurs et lui ont peur pour leur vie, sachant qu’ils seront « pour le
moins arrêtés et longtemps internés quelque part »447. Philippe Pétain demande à Walter
Stucki d’être joignable à toute heure pour témoigner des heures à suivre et fait allusion à
son projet de proclamation aux Français qui mentionne qu’il est le bouclier de la
France448. Ce serait donc cette crainte d’être enlevé qui pousse Philippe Pétain à donner
procuration à Gabriel Auphan de contacter le Gouvernement provisoire par l’intermédiaire
des F.F.I.
443
Lettre de Charles Brécard à Philippe Pétain du 10 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 9.
444
Télégramme du Foreign Office à Londres aux représentants britanniques à Alger et à
Washington du 18 août 1944, portant mention que, selon les informations suisses de Marcel
Pilet-Golaz, des amis de Philippe Pétain lui ont conseillé d’aller à Paris pour rencontrer
Charles de Gaulle à l’arrivée des Alliés, pour éviter une guerre civile. Mais il semble
improbable que les Allemands ou la Gestapo le permettent : in Archives des affaires
étrangères de Grande-Bretagne, Londres, FO 660/117 C 301679.
445
Message de Philippe Pétain donnant pouvoir de représentation à l’Amiral Auphan du 11 août
1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
446
Note sans précision, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 328.
447
Entretien de Philippe Pétain et Walter Stucki à Vichy en date du 11 août 1944 in Walter
Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 68.
448
« Je n’ai jamais cherché à avilir la Résistance car j’étais moi-même un résistant. Le résistant
de France dans la métropole. », in Philippe Pétain, Quatre années au pouvoir, op. cit., p. 35.
127
Le document est intéressant car le nom de Gabriel Auphan est ajouté à la main par
Philippe Pétain à une formule dactylographiée, ce qui laisse à penser qu’il a été décidé
tardivement. Cette tentative de contact avec Charles de Gaulle est le signe que Philippe
Pétain cherche à organiser une passation des pouvoirs sans se rendre à Paris, ce qu’il
doit considérer comme impossible ou trop dangereux449. De même que Philippe Pétain ne
répondra jamais à l’appel de Charles Brécard, Charles de Gaulle ne répondra jamais à
Philippe Pétain, Gabriel Auphan ne parvenant jamais à ses fins. Charles de Gaulle
prétendra apprendre cette démarche le 28 août 1944, précisant que l’approche ne le
surprend pas450. En effet, le 14 août 1944, Henry Ingrand, Commissaire de la République
à Clermont-Ferrand, lui fait part de la demande du capitaine Paul Ollion, envoyé de
Philippe Pétain, de placer celui-ci sous la sauvegarde des F.F.I. afin d’éviter qu’il se laisse
enlever par l’occupant (étant donné qu’il ne pouvait envisager de chercher refuge dans
une ambassade ni de résister avec sa garde personnelle et les groupes mobiles de
réserve451, faisant couler du sang inutilement), ce qu’Henry Ingrand accepte, relevant qu’il
considérerait Philippe Pétain comme son prisonnier et non comme un chef d’Etat452.
Parallèlement aux démarches auprès des F.F.I. et du gouvernement provisoire,
envisageant toutes les possibilités, il apparaît enfin lors de cette période que l’entourage
de Philippe Pétain produit un dossier à l’attention des Américains, afin d’organiser une
rencontre Pétain – Roosevelt, dénoncer l’armistice, décréter une mobilisation générale,
former un nouveau gouvernement et remettre ses pouvoirs aux mains de l’Assemblée
nationale. Ce projet improbable et tardif, notamment du fait de la vigilance des Allemands
et de la réaction prévisible des Etats-Unis, n’ira pas plus loin453. Il en va de même de la
449
Exposé de M. Jacques Laurent-Cély, alias Cécil Saint-Laurent, des négociations qui se sont
déroulées à l’Etat-Major du maquis dans la Région de la Bourboule et du Mont-Dore, du 28
août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
450
« Je sais que, depuis le début d’août, le Maréchal, qui s’attend à être sommé de partir pour
l’Allemagne, a fait prendre des contacts avec des chefs de la Résistance » : in Charles de
Gaulle, Mémoires de Guerre. t. 2 : L’Unité, documents, op. cit., pp. 581-582.
451
Sur les groupes mobiles de réserve, voir : Alain Pinel, Une police de Vichy. Les groupes
mobiles de réserve (1941–1944). Paris : L’Harmattan, 2004 et Yves Mathieu, Policiers
perdus : les G. M. R. dans la seconde guerre mondiale. Toulouse : Y. Mathieu, 2009.
452
Arch. nat., Papiers Ingrand et d’Astier de la Vigerie, 72 AJ ; Henry Ingrand, Libération de
l’Auvergne. Paris : Hachette, 1974 ; Jacques Soustelle, Envers et contre tout. t. 2 : D'Alger à
Paris, souvenirs et documents sur la France Libre, 1942-1944. Paris : Laffont, 1950 ; Herbert
Lottman, Pétain. Paris : Seuil, 1984, pp. 515ss. ; Jean Débordes, Le temps des passions.
L’Allier dans la guerre. Romagnat : De Borée, 2005, p. 73 ; Télégramme de la délégation en
zone sud du 14 août 1944 à Charles de Gaulle : in Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre.
t. 2 : L’Unité, documents, op. cit., note 48, p. 1320.
453
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., pp. 72-73. Ce projet est lié aux contacts
pris par Philippe Pétain avec des Etats-Unis dès le 22 juin 1944, tentant de faire parvenir à
Roosevelt le message selon lequel il est nécessaire que ce dernier conserve l’administration
128
procuration confiée par Philippe Pétain à Gabriel Jaray. Cette procuration, qu’aucun
historien ne relève, est signée un jour après celle remise à Gabriel Auphan. Dans celle-là,
Philippe Pétain donne la mission de contacter le Président Franklin Roosevelt afin de
l’avertir des contacts qu’il compte prendre auprès de la France Libre :
« Je donne pouvoir à M. Gabriel Louis Jaray, conseiller d’Etat, Président
du Comité France-Amérique, pour prendre contact en mon nom
personnel avec les autorités diplomatiques américaines accréditées en
Suisse, à l’effet de les mettre au courant du problème politique français
et de faire connaître mes intentions au moment de la libération du
territoire en vue de la sauvegarde du principe de légitimité que j’incarne.
Je lui donne la mission de rechercher une solution de nature à
empêcher la guerre civile en France, comptant pour cela sur la haute
autorité du président Roosevelt. Si les circonstances le permettent, M.
G. L. Jaray me rendra compte de sa mission ; si c’est impossible, je lui
fais confiance pour agir au mieux des intérêts de la France »454.
Nous ignorons quelle est la suite donnée à cette procuration d’une teneur générale
donnée au nom propre de Philippe Pétain, d’autant qu’aucune étude ne la mentionne455.
Le récent arrêté du 24 décembre 2015 portant ouverture d'archives relatives à la Seconde
Guerre mondiale456 permettra certainement de redécouvrir prochainement ce document,
parmi d’autres dossiers de la Haute Cour que l’ancien Président de la Haute Cour de
Justice a pu consulter en son temps. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons que constater
que cette tentative d’informer et de mobiliser les Etats-Unis reste sans effet.
civile en France sans la remplacer par une structure alliée, rappelant la légalité et la
légitimité du statut du chef de l’Etat Philippe Pétain, comme l’atteste le Télégramme 4033-36
d’Allen Dulles à Franklin Roosevelt du 8 juillet 1944, reproduit in Neal H. Petersen, From
Hitler's Doorstep: The Wartime Intelligence Reports of Allen Dulles, 1942-1945. Etats-Unis :
Pennsylvania State University Press, 1996, pp. 326-327. Voir de même la réaction du
quartier général allié à la tentative d’un message de Philippe Pétain, la réponse alliée est
univoque : « the only relations [the Supreme High Commander] would have with Vichy would
be the purpose of liquidating it. » : in Rapport du 22 septembre 1944 du grand quartier
général allié (Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force) concernant le message
supposé du Maréchal Pétain au Général Eisenhower, Archives des affaires étrangères de
Grande-Bretagne, Londres, Z 6331 / 17 G – FO 371 / 42096 C 301674.
454
Message de Philippe Pétain donnant pouvoir de représentation à Gabriel Jaray du 12 août
1944, publiée in Louis Noguères, Le véritable procès du Maréchal Pétain, op. cit., annexe
photographique.
455
Louis Noguères ne fait nulle part mention de ce document dans les quelques 659 pages de
son ouvrage Le véritable procès du Maréchal Pétain, op. cit., et, à notre connaissance, ni
Gabriel Jaray ni aucune recherche historique n’en a jamais fait part.
456
Journal officiel de la République française n°0300 du 27 décembre 2015, p. 24116.
129
3.
Les accélérations suite au débarquement en Provence
Le débarquement sur les côtes méditerranéennes a lieu le 15 août 1944, avec à sa tête le
général Alexander Patch commandant le 6ème corps américain et le général Jean de
Lattre de Tassigny dirigeant la 1ère armée française457. Cette action capitale et les
développements de la bataille de Normandie pressent l’issue des évènements côté
allemand. Le 16 août 1944, le nonce et Walter Stucki obtiennent des informations selon
lesquelles le Reich envisage d’emmener de force Philippe Pétain vers Nancy-Belfort, les
membres du gouvernement et le corps diplomatique458. Pourtant, le 17 août 1944, Cecil
von Renthe-Fink répond à Walter Stucki qui s’inquiète du sort de la légation suisse en cas
de départ forcé de Philippe Pétain que : « jusqu’à présent […] l’Allemagne n’a pas exigé
du Maréchal qu’il quitte Vichy. Cette question peut d’ailleurs se poser à bref délai »459. En
effet, le même jour, Gustav Struve fait comprendre à Walter Stucki qu’il importe peu pour
les légations diplomatiques que Philippe Pétain soit à Vichy, « Nancy ou ailleurs »,
maintenant par là le mystère quant à la destination choisie, pour éviter des fuites ou parce
qu’à ce moment-là les informations ne sont pas encore parvenues de Berlin : toutefois,
Gustav Struve indique à l’ambassadeur suisse qu’une communication allemande
importante va bientôt être transmise à Philippe Pétain. L’effectivité du départ n’est ainsi
plus qu’une question d’heures460.
En effet, aucune suite n’est portée aux démarches de Gabriel Auphan et plusieurs
rencontres à la Bourboule ainsi qu’au Mont-Dore entre des envoyés de Philippe Pétain,
les F.F.I. et Henry Ingrand les 16, 17 et 18 août461. Alors qu’il est prévu que Philippe
Pétain se rende lui-même au Mont-Dore le 19 août 1944, il en est empêché par les forces
allemandes462 ; Charles de Gaulle le relève et se refusera de répondre officiellement à
Gabriel Auphan :
457
Jean de Lattre de Tassigny, Histoire de la Première armée française. Paris : Plon, 1949,
pp. 51ss.
458
Walter Stucki obtient à ce propos que les légations du Vatican et de la Suisse ne soient,
quant à elles, soumises à aucune coercition : Lettre de Walter Stucki à Maître Payen, de
Berne le 9 août 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1345 Bd : 9.
459
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 79.
460
Ibid., p. 81.
461
Exposé de M. Jacques Laurent-Cély, alias Cécil Saint-Laurent, des négociations qui se sont
déroulées à l’Etat-Major du maquis dans la Région de la Bourboule et du Mont-Dore, du 28
août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
462
Rapport du colonel Mortier, historique de la Résistance en R6, Arch. nat., 72 AJ 515 - 517 Papiers Galimand.
130
« La légitimité, qu’il prétend incarner, le gouvernement de la République
la lui dénie absolument, non point tant parce qu’il a recueilli naguère
l’abdication d’un parlement affolé qu’en raison du fait qu’il a accepté
l’asservissement de la France, pratiqué la collaboration officielle avec
l’envahisseur, ordonné de combattre les soldats français et alliés de la
libération, tandis que, pas un seul jour, il ne laissa tirer sur les
Allemands. […] Un appel venu du fond de l’Histoire, ensuite l’instinct du
pays, m’ont amené à prendre en compte le trésor en déshérence, à
assumer la souveraineté française. C’est moi qui détiens la légitimité.
C’est en son nom que je puis appeler la nation à la guerre et à l’unité,
imposer l’ordre, la loi, la justice, exiger au-dehors le respect des droits
de la France. Dans ce domaine, je ne saurais le moins du monde
renoncer, ni même transiger. Sans que je méconnaisse l’intention
suprême qui inspire le message du Maréchal, sans que je mette en
doute ce qu’il y a d’important, pour l’avenir moral de la nation, dans le
fait qu’en fin de compte c’est vers de Gaulle qu’est tombé Pétain, je ne
puis lui faire que la réponse de mon silence. »463
Si Charles de Gaulle ne prend connaissance officiellement des démarches de Gabriel
Auphan que le 28 août 1944, ses services à Alger cependant sont toutefois informés à
temps. Emmanuel d’Astier de la Vigerie, son Ministre de l’Intérieur, via Jacques Soustelle,
directeur général des services spéciaux, expédie, en effet, un télégramme aux délégués
de la France Libre et au chef de la France Libre pour la zone sud, Pierre Guillain de
Bénouville et Pascal Copeau précisant :
« 1. Aucun pourparlers entre personne mandatée de l’entourage de
Gaulle avec entourage Pétain. […]
2. Gouvernement provisoire ne peut que repousser toute tentative et
notamment déclaration pour établir un lien entre usurpation Vichy et
gouvernement provisoire.
3. […] Si Pétain est fait prisonnier par les F.F.I. il devra être tenu à la
disposition justice pour être jugé comme tout membre gouvernement
Vichy conformément à la déclaration faite par C.F.L.N. »464
Cette réponse claire est déjà caduque quand elle est formulée. Elle révèle que le
Gouvernement provisoire ne peut que refuser de se voir transmettre le pouvoir par un
Philippe Pétain discrédité : ce n’est pas la logique qu’adopte l’ordonnance déjà édictée du
9 août 1944. L’approche de Philippe Pétain est, quant à elle, motivée par le calcul que la
France Libre se doit d’être conciliatrice et non partisane si elle cherche une
représentativité française, car Philippe Pétain détient toujours une certaine popularité au
sein de la population465. Il ressort que l’influence du Ministre suisse a été décisive pendant
463
Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre. t. 2 : L’Unité, documents, op. cit., pp. 582-583.
464
Télégramme de Merlin (d’Astier) d’Alger le 21 août 1994, Arch. nat., Papiers d’Astier de la
Vigerie, 72 AG 408-410.
465
Exposé de M. Jacques Laurent-Cély, alias Cécil Saint-Laurent, des négociations qui se sont
déroulées à l’Etat-Major du maquis dans la Région de la Bourboule et du Mont-Dore, du 28
août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
131
les dernières heures du régime de Vichy des 17 au 20 août 1944. Selon la ligne de Walter
Stucki, Philippe Pétain doit résister à un enlèvement de force par les Allemands pour
conserver son crédit personnel et la relative souveraineté de son régime, d’autant que sa
déclaration du 16 juillet 1944 est connue466. Walter Stucki souligne qu’à ses yeux Philippe
Pétain est un homme âgé et hésitant ; il écrit sans équivoque qu’il influence ce dernier en
réponse à ses demandes réitérées de conseil467. Le Suisse freine même les démarches
de Bernard Ménétrel auprès du maquis pour que Philippe Pétain fuie, se cache ou se
rende468, sans toutefois pouvoir poursuivre la discussion puisque les autorités allemandes
dévoilent alors leur plan : transférer Philippe Pétain et Pierre Laval à Belfort.
Or, la manœuvre est différée, puisque le chef du gouvernement se trouve à Paris tandis
que le chef de l’Etat se trouve toujours à Vichy. Au lieu de mettre en même temps
Philippe Pétain et Pierre Laval devant une décision historique, le manque d’unité de lieu
implique pour la mise en scène allemande un manque d’unité de temps, alors même que
l’intrigue est similaire. Otto Abetz à Paris auprès de Pierre Laval et Cecil von Renthe-Fink
à Vichy devant Philippe Pétain tentent de contraindre leurs interlocuteurs au départ, le 17
août pour Laval, le 17 puis le 19 août pour Philippe Pétain, quitte à les emmener
prisonniers.
A Vichy, le 17 août 1944, Cecil von Renthe-Fink somme oralement Philippe Pétain de se
rendre immédiatement à Belfort qui, selon ses dires, devrait être considéré provisoirement
comme le siège du Gouvernement français puisque Pierre Laval s’y trouverait déjà avec
les membres du gouvernement469. Cecil von Renthe-Fink laisse, d’ailleurs, une note écrite
moins précise :
« I. Le gouvernement du Reich a donné son accord à la convocation de
l’Assemblée nationale. Du côté allemand on ne créera aucun obstacle à
la réunion de l’Assemblée nationale, sans égard au développement
ultérieur de la situation militaire. Les autorités françaises prendront en
toute liberté les mesures nécessaires à cet effet.
II. Etant donné les développements militaires des derniers jours, il y a
danger que Vichy soit coupé de la moitié septentrionale de la France.
466
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 88.
467
Lettre de Walter Stucki à Pilet-Golaz de Vichy le 16 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716
Bd : 348.
468
Cette retenue de Walter Stucki serait peut-être liée au fait qu’à l’instar du corps diplomatique
dans son ensemble, il se méfie du maquis qui est peu au fait des usages internationaux et
qui a mauvaise réputation, d’autant plus qu’il redoute les combats entre la S.S. et le maquis :
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 94 et p. 133 ; voir aussi Michèle Cointet,
Pétain et les Français, 1940-1951, op. cit., p. 274.
469
Note de la réunion du 20 août des Chefs des Missions diplomatiques en France, Arch. féd.,
J I.131 1000/1395 Bd : 8.
132
En outre, les nouvelles reçues par les autorités allemandes font naître la
plus sérieuse crainte que Vichy soit encerclé par des forces importantes
de la Résistance. Le Chef de l’Etat a lui-même, au cours des derniers
jours, insisté à plusieurs reprises sur ce danger menaçant. Dans ces
conditions, la personne du Chef de l’Etat court les plus grands dangers
à Vichy. Le gouvernement du Reich a, en conséquence, accordé
l’autorisation de transférer la résidence du Chef de l’Etat, selon le vœu
qu’il avait exprimé lui-même, dans la zone nord.
III. Etant donné le danger menaçant de la situation, un départ de Vichy
aussi rapproché que possible apparaît nécessaire.
IV. Corrélativement, il est souhaitable que les membres du
gouvernement français, qui se trouvent ici, notamment le secrétaire
général du ministère des affaires étrangères, M. l’ambassadeur Rochat,
le général Bridoux et l’amiral Bléhaut accompagnent le Maréchal. Il
paraît également nécessaire de rétablir la liaison directe du Chef de
l’Etat avec son gouvernement.
V. Le gouvernement du Reich a également donné son accord pour le
transfert de la résidence du Corps diplomatique dans le voisinage du
Chef de l’Etat.
VI. Pour le séjour du Chef de l’Etat et du gouvernement dans la zone
nord, le gouvernement du Reich accorde les mêmes conditions qu’à
Vichy. Le transfert de résidence en zone nord doit être considéré
comme simplement provisoire et imposé par les circonstances
militaires »470.
Ne pouvant communiquer avec Pierre Laval, puisque les communications téléphoniques
et télégraphiques avec Paris sont interrompues471, Philippe Pétain demande à envoyer un
officier d’état-major, le commandant Georges Féat membre du cabinet militaire, en
voiture, afin de le contacter pour vérifier les informations données par Cecil von RentheFink. C’est là une manœuvre de Philippe Pétain tendant à gagner du temps, peut-être
pour continuer ses démarches auprès du maquis472. Cependant, les quelques heures de
répit obtenues ne seront pas suffisantes pour ce faire.
Philippe Pétain écrit ainsi à Pierre Laval le 17 août 1944 pour l’informer de la
communication orale de Cecil von Renthe-Fink informant que le Gouvernement allemand
a donné son assentiment à une convocation de l’Assemblée nationale, « à Nancy où le
Président Herriot se trouverait actuellement » et lui faisant part de son étonnement
470
Note pour mémoire de la communication orale du Ministre von Renthe-Fink à Philippe
Pétain, de Vichy, le 17 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
471
L’ordre de mission de Philippe Pétain au Capitaine de Vaisseau Féat du 17 août 1944, Arch.
féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
472
Télégramme de Walter Stucki à Marcel Pilet-Golaz de Vichy, le 18 août 1944, Arch. féd., E
2300 1000/716 Bd : 348 ; Note de la réunion du 20 août des Chefs des Missions
diplomatiques en France, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8.
133
puisque son départ ne correspond pas à ce qui était annoncé le 6 août 1944, lui
demandant par conséquent une explication473.
Pierre Laval cherche aussi, de son côté, à faire valoir sa légitimité. Du 10 au 17 août,
depuis Paris, il obtient d’Otto Abetz de faire libérer Edouard Herriot, chef du parti radical
et président de l’Assemblée nationale assigné à résidence dans un asile où il feint la folie
près de Nancy, afin que, sous prétexte de réunir l’Assemblée nationale à Paris pour
former un nouveau gouvernement qui prenne de vitesse Charles de Gaulle474 ou, du
moins, constituer avec Pierre Laval une sorte de comité héritier de la IIIème République qui
accueille les Alliés475. La manœuvre est un échec : Edouard Herriot ne collabore pas au
projet, Marcel Déat et les chefs de la collaboration alertent les S.S.476 et Joachim von
Ribbentrop intervient auprès d’Helmut Knochen sur ordre d’Heinrich Himmler et d’Adolf
Hitler. En fin de compte, Edouard Herriot est de nouveau fait prisonnier par les
Allemands477. Le 17 août 1944, à la nouvelle de son arrestation, Pierre Laval proteste
auprès d’Otto Abetz :
« Si cet ordre était maintenu […] Je devrais vous demander de me
considérer comme prisonnier au même titre que le Président Herriot et,
473
Lettre de Philippe Pétain à Pierre Laval, de Vichy, le 17 août 1944, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9.
474
Otto Abetz, Histoire d’une politique franco-allemande : 1930-1950, mémoires d'un
ambassadeur, op. cit., pp. 328-330 ; Hoover Institute, La vie de la France sous l’occupation.
Paris : Plon, 1957, notamment : Déclaration d’André Enfière, p. 1075 et Déclaration
d’Helmut Knochen, p. 1782. Les services de l’O.S.S. auraient en effet fait savoir à Pierre
Laval que les Etats-Unis sauraient apprécier favorablement son intervention en faveur de la
libération d’Edouard Herriot, qui face à un Charles de Gaulle autoritaire a l’avantage de
représenter la République française : Télégramme 818-21 de Allen Dulles à Londres du 15
juillet 1944, reproduit in Neal H. Petersen, From Hitler's Doorstep: The Wartime Intelligence
Reports of Allen Dulles, 1942-1945, op. cit., p. 334 et p. 613 ; voir de même André Béziat,
Franklin Roosevelt et la France (1939-1945). Paris : L'Harmattan, 1997, p. 404.
475
Marcel Déat, Mémoires politique, op. cit., pp. 868-871.
476
Déposition d’Edouard Herriot, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du
Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Septième audience, lundi 30 juillet 1945,
Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 113, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd :
9. Les dissonances entre les services du Reich se révèlent ainsi notamment à cette
occasion, les services de Heinrich Himmler faisant pression sur ceux de Joachim von
Ribbentrop : cf. William Mortimer-Moore, Paris '44: The City of Light Redeemed. Oxford and
Pennsylvania : Casemate Publishers, 2015, p. 187.
477
Otto Abetz, Histoire d’une politique franco-allemande : 1930-1950 : mémoires d'un
ambassadeur, op. cit., p. 330 ; Hoover Institute, La vie de la France sous l’occupation, op.
cit., notamment : Déclaration d’Helmut Knochen, p. 1782 ; Edouard Herriot, Episodes 19401944. Paris : Flammarion, 1950, pp. 108-205 ; Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit.,
p. 871.
134
dans tous les cas, vous me placeriez dans la nécessité de renoncer
immédiatement à l’exercice de mes fonctions. »478
Un échange de lettres du même jour met Pierre Laval dans la situation d’empêchement
d’exercer ses fonctions. La première étape de cette situation est la communication d’Otto
Abetz intimant à Pierre Laval de transférer le siège du gouvernement à Belfort :
« Etant donné que Paris et Vichy peuvent être touchés d’un moment à
l’autre par des évènements intérieurs ou extérieurs dus à la guerre, le
Gouvernement allemand me prie de vous faire savoir que pour la
sauvegarde de l’ordre dans les régions de France non atteintes par les
opérations, il estime nécessaire que le Gouvernement français transfère
son siège de Vichy à Belfort. Je sais que comme Chef du
gouvernement, vous avez pris la décision de rester, quoi qu’il arrive, au
milieu de la population de la capitale, et j’ai informé mon Gouvernement
de votre décision. Le Gouvernement allemand qui comprend
certainement le sens national et la portée personnelle de votre décision,
se voit néanmoins dans l’obligation, étant donné les raisons énoncées
ci-dessus, de ne pas revenir sur son point de vue. Il va de soi qu’il ne
s’agira jamais d’inviter le Gouvernement français à quitter le territoire
national et que, dès que les dangers dont il est question dans cette
lettre, seraient dissipés, il y aurait un désintéressement total du
Gouvernement allemand en ce qui concerne une décision ultérieure au
sujet du siège du Gouvernement français. J’ai prié le Commandant en
Chef des Armées Allemandes en France de donner son accord pour la
mise en marche du Premier Régiment de France en direction de Belfort.
Cet accord vient d’être donné. Dans le cas où tel serait votre désir, je
me permets de vous demander de bien vouloir donner les ordres. »479
Ce à quoi Pierre Laval répond :
« Je vous accuse réception de votre lettre dont j’ai donné connaissance
au Conseil des Ministres. Le Gouvernement français n’accepte pas de
transférer son siège de Vichy à Belfort, quelles que soient les raisons
que vous invoquez. Dans ces conditions, et après en avoir conféré avec
eux, j’estime, avec tous les Ministres présents, qu’ils ne peuvent pas
répondre à l’invitation que vous leur adressez. »480
Toutefois, Otto Abetz insiste :
« La communication que j’ai eu l’honneur de vous faire cet après-midi en
ce qui concerne le transfert des membres du Gouvernement français à
Belfort représente une décision irrévocable du Gouvernement du Reich.
J’ai donc le regret de devoir répondre à la protestation du
Gouvernement français communiquée ce soir qu’en cas de refus
l’application de moyens de contrainte devient inévitable. Très honoré,
478
Lettre de Pierre Laval à Otto Abetz, de Vichy, le 17 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716
Bd : 348, accompagnée d’une protestation écrite d’Edouard Herriot confirmant la teneur de
la lettre de Pierre Laval et annexée à celle-ci, datée du 16 août 1944.
479
Lettre d’Otto Abetz à Pierre Laval de Vichy, le 17 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716
Bd : 348.
480
Seconde lettre de Pierre Laval à Otto Abetz de Vichy, le 17 août 1944, Arch. féd., E 2300
1000/716 Bd : 348.
135
Monsieur le Président, vous-même et les membres de votre
Gouvernement ne verront pas seulement dans cette décision allemande
l’expression du souci de maintien de la tranquillité et de l’ordre de
l’arrière de l’armée allemande mais aussi le souci légitime d’assurer la
sécurité personnelle du Gouvernement français. »481
Enfin, Pierre Laval cède et annonce sa cessation de fonction :
« En réponse à votre lettre, j’ai le regret de constater que le
Gouvernement allemand n’hésiterait pas à recourir à des mesures de
contrainte pour assurer le transfert du Gouvernement français à Belfort.
Vous voulez bien me faire part de votre souci d’assurer la sécurité
personnelle du Gouvernement français ; mais laissez-moi vous dire que
mon souci était plus haut : je voulais accomplir jusqu’au bout et quels
qu’en soient les risques mon devoir de Chef de Gouvernement. Je dois
m’incliner, mais vous comprendrez que, dans ces conditions, je cesse
d’exercer mes fonctions. »482
Pierre Laval cesse ainsi toute activité officielle et se considère comme prisonnier privé,
remettant à plus tard une éventuelle démission formelle à Philippe Pétain. Le
gouvernement français de Vichy n’est plus en état de fonctionner, le pouvoir exécutif
demeure aux seules mains du chef de l’Etat.
Le 18 août, Pierre Laval quitte Paris avec les membres de son gouvernement pour se
rendre à Belfort, non sans avoir préalablement, en date du 17 août 1944, délégué l’intérim
des Secrétariats d’Etat aux Secrétaires généraux ou à leurs directeurs les plus anciens483.
Pierre Laval écrit aussi deux lettres : l’une à René Bouffet, Préfet de la Seine, et à
Amédée Bussière, Préfet de Police, les priant de se charger de l’ordre public, des
questions matérielles et de recevoir les autorités militaires alliées et de représenter
auprès d’elles le Gouvernement français, ainsi qu’une seconde, à Pierre Taittinger,
Président du Conseil municipal de Paris et à Victor Constant, Président du Conseil
départemental de la Seine, les remerciant484. Il écrit le 18 août une troisième et dernière
lettre, à Jean Faure, Préfet régional de la Lorraine, le chargeant de gérer à son tour les
prérogatives administratives, ce qui va bientôt être sans objet.
481
Seconde lettre d’Otto Abetz à Pierre Laval de Vichy, le 17 août 1944, Arch. féd., E 2300
1000/716 Bd : 348.
482
Troisième lettre de Pierre Laval à Otto Abetz de Vichy, le 17 août 1944, Arch. féd., E 2300
1000/716 Bd : 348.
483
Lettre du 17 août de Pierre Laval déléguant l’interim des Secrétariats d’Etat aux Secrétaires
généraux ou à leurs directeurs les plus anciens, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348 ; voir
aussi Le Gérant du Consulat de Suisse à Paris, René Naville, au Chef de la Division des
affaires étrangères du Département politique fédéral, Pierre Bonna, de Paris, le 22 août
1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 ; Décret n°2296 du 17 août 1944, Arch. féd., E 2300
1000/716 Bd : 348.
484
Lettres du 17 août de Laval à Bouffet et Bussière ainsi qu’à Taittinger et Constant, Arch.
féd., E 2300 10000/716 Bd : 348.
136
Georges Féat n’a ainsi pas pu rencontrer Pierre Laval, lequel est déjà parti quand il arrive
à Paris le 18 août. A l’Elysée, il prend connaissance des dispositions de Pierre Laval et
apprend « que les ministres ont été emmenés dans la nuit à Belfort, où ils doivent
retrouver le Maréchal qui s’y trouve déjà »485. Il rencontre Amédée Bussière, René
Bouffet, Pierre Taittinger et Charles Brécard notamment, pour leur faire part de la réalité
de la situation et prendre de plus amples informations sur les circonstances du départ des
ministres. Georges Féat note que Joseph Darnand est déjà parti avec la Milice de la zone
nord « en direction de l’Est » et que Marcel Déat et Fernand de Brinon seraient « partis
spontanément dès le mercredi 16 vers l’Est »486. Il souligne aussi qu’Abel Bonnard,
« prisonnier sur parole », n’a pu se rendre le 17 août au rendez-vous « en vue de son
transfert en Allemagne », sa voiture ayant été réquisitionnée par les Allemands et qu’il est
probable qu’il va partir avec Otto Abetz le 19 août 1944. Il note que Pierre Cathala (qui
mourra dans la clandestinité) et François Chasseigne (arrêté par la Résistance) ne se
sont pas présentés au rendez-vous et qu’étaient absents Eugène Bridoux et Henri
Bléhaut (qui se trouvaient auprès de Philippe Pétain). Georges Féat relève qu’Otto Abetz
fait courir l’information selon laquelle Philippe Pétain aurait été arrêté le jour-même, soit le
18 août 1944 et décide de retarder son départ pour en savoir plus. Ayant compris qu’il
s’agit d’un leurre, « M. Abetz ayant laissé échapper qu’il était privé de communications
avec M. von Renthe-Fink »487, Georges Féat décide de rentrer à Vichy. Quand il arrive le
soir du 19 août 1944, il est en présence de Philippe Pétain, du Général Eugène Bridoux et
des Amiraux Jean Fernet et Henri Bléhaut, juste avant l’entrée en scène du délégué
spécial diplomatique Cecil von Renthe-Fink et du général Alexander Neubronn von
Eisenburg (dit Neubronn).
4.
L’empêchement de l’exécutif
Le 19 août, Cecil von Renthe-Fink et Alexander Neubronn se rendent chez Philippe
Pétain pour réitérer officiellement l’ultimatum allemand du 17 août 1944. Compte tenu des
circonstances, c’est-à-dire de l’avancée des Alliés et des actes de résistance des F.F.I.,
485
Compte-rendu détaillé du voyage à Paris du capitaine de vaisseau Féat (18-19 août 1944)
du 20 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
486
Walter Stucki relève d’ailleurs que, le 17 août 1944, l’épouse de Fernand de Brinon lui
demande un visa d’urgence pour la Suisse pour son mari et elle, ce à quoi il oppose un refus
: Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 86.
487
Toutes les citations de ce paragraphe sont tirées du Compte-rendu détaillé du voyage à
Paris du capitaine de vaisseau Féat (18-19 août 1944) du 20 août 1944, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9.
137
Cecil von Renthe-Fink annonce le transfert temporaire du siège du gouvernement ainsi
que de la résidence du chef de l’Etat dans le nord. Le gouvernement allemand offre
cependant la garantie que la mesure n’est que provisoire et qu’il n’est pas question de
quitter le territoire de la France :
«Note pour mémoire :
1. Le président Laval se trouve avec les membres du gouvernement à
Belfort, nouveau siège provisoire du gouvernement français.
2. Le gouvernement du Reich donne l’assurance solennelle que, en
toute circonstance, le Maréchal demeurera sur le sol français.
3. Le gouvernement du Reich assure que le Maréchal et le
gouvernement français pourront revenir à Vichy dès que la situation
sera assez sûre pour le permettre.»488
A cette communication, Philippe Pétain préfère ne pas répondre, remettant le
mémorandum concernant la déclaration de Pierre Laval du 6 août 1944 qui contredit le
premier point, ce qui, d’après les témoins, a pour effet d’irriter Cecil von Renthe-Fink489.
S’ensuit un après-midi de négociations impliquant notamment Walter Stucki, au sujet des
moyens de pression militaire dont n’hésiteraient pas à user les forces allemandes à
l’égard de la personne de Philippe Pétain comme de la ville de Vichy. Sur les conseils du
diplomate suisse, Philippe Pétain convient de ne céder qu’à la menace d’utiliser la force
contre Vichy, effectuant là le choix d’une résistance passive et non active490, optant pour
le principe de Vichy « ville ouverte »491. Lorsque Cecil von Renthe-Fink et Alexander
Neubronn reviennent une seconde fois rencontrer Pétain, le diplomate allemand lui
adresse une nouvelle lettre plus pressante :
« Monsieur le Maréchal,
Au nom de mon gouvernement, j’ai l’honneur de vous faire part de ce
qui suit : en raison des développements militaires des derniers jours, il y
a danger que Vichy soit coupé de la moitié nord de la France. En outre,
les nouvelles reçues par les autorités allemandes font craindre de la
façon la plus sérieuse que Vichy soit cerné par des forces importantes
de la Résistance. Le Chef de l’Etat a insisté lui-même à plusieurs
reprises au cours des derniers jours sur ce danger menaçant. La
personne du Chef de l’Etat, dans ces conditions, court les plus grands
dangers à Vichy. Le gouvernement du Reich, en conséquence, a donné
son accord au transfert de la résidence du Chef de l’Etat dans la zone
488
Note remise pour mémoire à Philippe Pétain par von Renthe-Fink à Vichy, le 19 août 1944,
Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
489
Note de la réunion du 20 août des Chefs des Missions diplomatiques en France, Arch. féd.,
J I.131 1000/1395 Bd : 8.
490
Philippe Pétain décide ainsi de se soumettre à une menace de force brutale manifeste et
non à une simple sommation de principe : Lettre de Walter Stucki à Maître Payen le 9 août
1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
491
Rapport du Général Blasselle du 19 août 1944, Archives privées Roger Dudenhoeffer, 3 A e
; Note de la réunion du 20 août des Chefs des Missions diplomatiques en France, Arch. féd.,
J I.131 1000/1395 Bd : 8.
138
nord conformément au vœu qu’il a précédemment exprimé. Le président
Laval, ainsi que les membres du gouvernement, se trouvent déjà à
Belfort, nouveau siège provisoire du gouvernement français. Le
gouvernement du Reich donne l’assurance solennelle que le Chef de
l’Etat français et le gouvernement français pourront revenir à Vichy dès
que la situation sera assez sûre pour le permettre. Pour le séjour du
Chef de l’Etat et du gouvernement dans la zone nord, le gouvernement
du Reich accorde les mêmes conditions qu’à Vichy. Le gouvernement
du Reich a également donné son accord au transfert de la résidence du
Corps diplomatique au nouveau siège provisoire du gouvernement
français. Depuis la déclaration faite au Chef de l’Etat au nom du
gouvernement du Reich, la situation s’est encore aggravée. Elle est
telle, à présent, que, du côté allemand, on ne peut plus prendre la
responsabilité de laisser le Chef de l’Etat français séjourner plus
longtemps à Vichy. En conséquence, le gouvernement du Reich a
donné l’instruction d’opérer le transfert de la résidence du Chef de l’Etat
français même contre sa volonté.
Veuillez agréer, Monsieur le Maréchal, l’assurance de ma plus haute
considération. »492
Face aux deux diplomates de la Suisse et du Vatican, appelés par Philippe Pétain afin de
servir de témoins, et après une discussion animée (lors de laquelle les ministres du
régime de Vichy traitent les représentants allemands de menteurs, d’autant qu’ils
disposent alors du rapport de Georges Féat), les envoyés du Reich se retirent une fois de
plus. Quoi qu’il en soit, Cecil von Renthe-Fink convient de repousser le délai de départ au
lendemain matin, 20 août 1944493. Une troisième et dernière lettre parviendra à Philippe
Pétain dans la nuit, fixant clairement le départ pour Belfort le soir-même, invitant les
proches collaborateurs de Philippe Pétain ainsi que son épouse à se joindre à lui :
« Monsieur le Maréchal,
Comme suite à ma lettre de ce jour, j’ai l’honneur de vous faire savoir,
de la part de mon gouvernement, que, en raison de la situation, le
départ pour Belfort est prévu pour ce soir. Je crois avoir compris que
Madame la Maréchale a l’intention de vous accompagner. Je me
permets de proposer que les membres du gouvernement français qui
sont demeurés ici, et notamment le secrétaire général du ministère des
Affaires étrangères, M. l’ambassadeur Rochat, le secrétaire d’Etat à la
Défense, M. le général Bridoux et le secrétaire d’Etat à la Marine, M.
l’amiral Bléhaut, accompagnent le Chef de l’Etat français. En outre, je
voudrais exprimer le désir que le général Debeney et le docteur
Ménétrel prennent également part au voyage. La désignation des autres
492
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., pp. 112-113.
493
Pour un compte-rendu général des évènements des 19 et 20 août, voir : Note de la réunion
du 20 août des Chefs des Missions diplomatiques en France, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 9 et Compte-rendu du Commandant Huss, Chef du détachement de liaison auprès du
Général allemand représentant à Vichy le Commandement ouest au sujet des entretiens
auxquels il a assisté le 19 août 1944, Arch. féd., E 27/9965 Bd : 2-7 ; voir de même Lettre du
Ministre de Suisse à Vichy, Walter Stucki, au chef du Département politique fédéral, Marcel
Pilet-Golaz du 20 août 1944, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (19431945), n°203.
139
personnes qui accompagneraient ou suivraient le Chef de l’Etat à Belfort
demeurera subordonnée à un accord entre autorités compétentes. Le
règlement de toutes autres questions demeure également subordonné à
ententes réciproques. Veuillez agréer, M. le Maréchal, l’assurance de
ma plus haute considération. »494
Le lendemain 20 août 1944, la seule violence effectuée par les forces allemandes est de
forcer six portes avant de faire face à Philippe Pétain et à sa suite et de réitérer
l’ultimatum. Il est à noter que le convoi prend du retard, Philippe Pétain obtenant plus
d’une heure de répit pour prendre son petit-déjeuner et remercier ses collaborateurs en
privé495. Il ne part pas sans adresser une protestation à Adolf Hitler où il mentionne
explicitement qu’il se considère comme n’étant plus dans la possibilité d’exercer ses
prérogatives de chef de l’Etat :
« En concluant l’armistice de 1940 avec l’Allemagne, j’ai manifesté ma
décision irrévocable de lier mon sort à celui de ma Patrie et de n’en
jamais quitter le territoire. J’ai pu ainsi, dans le respect loyal des
conventions, défendre les intérêts de la France. Le 16 juillet dernier,
devant les rumeurs persistantes concernant certaines intentions
allemandes à l’égard du Gouvernement français et de moi-même, j’ai
été amené à confirmer ma position au Corps diplomatique, en la
personne de son doyen, Son Excellence le Nonce Apostolique,
précisant que je m’opposerai par tous les moyens en mon pouvoir à un
départ forcé vers l’Est. Vos représentants m’ont fourni des arguments
contraires à la vérité pour me décider à quitter Vichy. Aujourd’hui, ils
veulent me contraindre par la violence et au mépris de tous les
engagements, à partir pour une destination inconnue. J’élève une
protestation solennelle contre cet acte de force qui me place dans
l’impossibilité d’exercer mes prérogatives de Chef de l’Etat français. »496
Philippe Pétain accompagne sa protestation d’une déclaration aux accents sacrificiels
adressée aux Français, leur précisant qu’au moment où ce message leur parviendra, il ne
sera « plus libre », en mentionnant :
« l’ordre doit régner parce que je le représente, légitimement. Je suis et
je reste votre chef. […] Pour moi, je suis séparé de vous mais je ne vous
quitte pas […]. »497
494
Troisième lettre du Ministre de von Renthe-Fink à Philippe Pétain du 19 août 1944
annonçant le départ pour Belfort, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
495
« Je suis obligé de partir pour une destination inconnue. Vous devez rester et continuer à
faire fonctionner vos Services. Faites comme moi, ayez confiance. Je reviendrai je ne sais
pas quand, mais peut-être bientôt. Je veux que tout continue ici comme avant. » : in Rapport
du Général Blasselle du 19 août 1944, Archives privées Roger Dudenhoeffer, 3 A e.
496
Déclaration du Maréchal de France, Chef de l’Etat, à Monsieur le Chef d’Etat du Grand
Allemand à Vichy, le 20 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
497
Déclaration de Philippe Pétain aux Français, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
140
Philippe Pétain, s’étant constitué prisonnier, part sous escorte en direction du nord-est
accompagné de son épouse et de Bernard Ménétrel, sous les yeux du nonce Valerio
Valeri et de Walter Stucki498.
b)
Les enjeux juridiques de l’empêchement de l’exécutif
Afin d’analyser les faits exposés dans le présent paragraphe, il paraît utile de s’interroger
sur les intérêts et arguments logiques légitimant les positions de chaque partie en
présence. La pratique germanique des prises d’otage de personnalités est, à cet égard,
un élément particulièrement révélateur des raisons pour lesquelles les autorités du Reich
ont avantage à emmener avec elles les tenants du régime de Vichy (1). S’exprime, de
surcroît, une inconciliable opposition des parties en présence (vichystes, alliées et
allemandes) au sujet de la notion de souveraineté (2), qui, par conséquent, met en valeur
différentes conceptions du principe et de la pratique de la continuité de l’Etat qu’il s’agit de
révéler (3). Enfin, la transition de l’exercice du pouvoir à Vichy dévoile des enjeux
juridiques en droit diplomatique et international, mais aussi le rôle central de la légation
suisse (4).
1.
La systématisation de la prise d’otage de personnalités
Les évènements d’août 1944 ont, en effet, lieu dans un contexte où la pratique de la prise
d’otage d’hommes d’Etat est déjà systématisée par l’Allemagne. En 1870, les autorités
prussiennes prennent en otage des personnalités afin de dissuader leurs ennemis
français d’actions directes (actes d’agression de membres de la population au sein des
territoires occupés) ou indirectes (dommages collatéraux dus à la réaction des occupants)
sans toutefois considérer ces personnes sous contrainte comme des prisonniers de
guerre, protégés plus tard par la Convention de la Haye. Lassa Oppenheim note en 1944
que cet usage a été condamné par les publicistes de renommée internationale, tout en le
considérant comme légal pour sa part, en arguant du droit aux représailles499. Sans
498
Partent aussi le général Eugène Bridoux, l’amiral Henri Bléhaut, le Colonel Louis de
Longueau-Saint-Michel, du cabinet militaire du chef d’Etat, le secrétaire général aux affaires
étrangères Charles Rochat et les officiers d’ordonnance, mais aussi Abel Bonnard, Jean
Bichelonne, Paul Marion et Maurice Gabolde : cf. Georges Rougeron, Quand Vichy était
capitale, 1940-1944. France : éd. Horvath, 1983, p. 278 et Henry Rousso, Pétain et la fin de
la collaboration, op. cit., p. 77.
499
Lassa Oppenheim, International Law, A Treatise - vol. 2, Disputes, war and neutrality, op.
cit., pp. 271ss.
141
qu’elle soit jamais expressément nommée par les acteurs de l’époque dans aucun
document d’archive, il nous apparaît que cette pratique ne peut qu’inspirer amplement le
Reich lorsqu’il procède au départ pour Belfort sous bonne garde des représentants du
régime de Vichy.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est patent que le Reich développe sa pratique de
prise d’otages en enlevant hors du territoire français des personnalités pour les déporter
ou les interner sur le territoire allemand. Ces prisonniers particuliers sont conservés à
toutes fins utiles ; il ne s’agit plus seulement de se garder la possibilité d’utiliser ces
personnalités comme objets potentiels de représailles pour faire pression sur les forces
ennemies, mais aussi de les mettre à l’écart de la France Libre, voire de les utiliser
comme future monnaie d’échange. En effet, avant le 20 août 1944, de nombreuses
personnalités, dont des hommes d’Etat, sont déjà enlevées et internées sur le territoire
allemand dans des prisons pour personnes de premier plan. Toutes dépendent de la
volonté d’Adolf Hitler concernant leur sort500. Ainsi, dès 1943, sont ainsi retenues une
douzaine de personnalités françaises, déportées d’honneur au château d’Itter dans le
Tyrol autrichien : ces personnes de renommée sont des personnes privées qui, en
fonction de leurs qualités ou fonctions, sont déportées en quelque sorte préventivement
pour éviter qu’elles ne portent atteinte aux intérêts du Reich et n’exercent une influence
morale sur la résistance501. Leurs conditions de vie, par rapport aux prisonniers
classiques et aux déportés, sont relativement supportables : en particulier, ils ne sont pas
contraints de travailler502. Après leur arrestation en 1940 et le procès retentissant de
500
L’assassinat de Georges Mandel, qu’Adolf Hitler fera sortir d’Itter afin qu’il soit assassiné en
France, illustre le fait que les otages ne sont que les instruments du Reich : voir François
Delpa, Qui a tué Georges Mandel (1885-1944) ? Paris : L’archipel, 2008. Selon les
informations diffusées par Hans Frölicher, chef de la légation de suisse à Berlin, Adolf Hitler
aurait accordé à Pierre Laval le pouvoir de disposer des personnes de certains politiciens et
militaires internés en Allemagne en représaille des condamnations faites par la France Libre
(visant, sans doute, la condamnation à mort de Pierre Pucheu), en citant explicitement Léon
Blum, Georges Mandel, Edouard Daladier et Maurice Gamelin. Certes, nous nous
interrogeons sur la véracité des informations communiquées pendant la guerre par Hans
Frölicher, le diplomate suisse nous paraissant convaincu par la propagande allemande (à
titre d’exemple, il diffuse dans la même note des informations sur l’opérationnalité des armes
secrètes du Reich). Ce rapport révèle néanmoins que, pour les autorités allemandes, il est
important de diffuser l’information selon laquelle les tenants du régime de Vichy ont intérêt à
décider du sort des internés français : cf. Lettre de Hans Frölicher, Ministre de Suisse à
Berlin à Marcel Pilet-Golaz, chef du Département politique fédéral, le 12 juillet 1944, Arch.
féd., E 2003 1000/716 Bd : 68.
501
Augusta Léon-Jouhaux, Prison pour hommes d’Etat. Paris : éditions Denoël, 1973, p. 9.
502
Pour plus d’information à ce sujet, se référer à Léon Blum, Le dernier mois. Paris : Ed.
Diderot, 1946 ; Raoul de Broglie, Souvenirs français dans le Tyrol. Innsbruck : Raoul de
Broglie éd., 1948 ; Stephen Harding, The Last Battle: When U.S. and German Soldiers
Joined Forces in the Waning Hours of World War II in Europe. Philadelphie : Da Capo Press
Inc, 2013.
142
Riom, Léon Blum, Maurice Gamelin, Edouard Daladier, Paul Reynaud et Georges Mandel
se trouvent au château d’Itter dès le franchissement de la ligne de démarcation par les
Allemands. Rejoignent ces hommes politiques le Président de la IIIème République Albert
Lebrun, mais aussi la famille Giraud, Michel Clemenceau (le fils de Georges), ainsi que
Léon Jouhaux, secrétaire général de la C.G.T., et l’ambassadeur André FrançoisPoncet503.
Outre le château d’Itter, le Reich compte le château d'Eisenberg, en Bohème (où sera
interné Pierre de Gaulle, frère de Charles), ainsi qu’une maison privée à Buchenwald,
l’hôtel d’Hirschegg, dans l’ex-Tchécoslovaquie, l’hôtel de Plansee, près de Füssen, l’hôtel
Walsertal, au Tyrol, et encore l’hôtel Dreesen de Bad Godesberg, au sud de Bonn.
Chacune de ces résidences est administrativement rattachée à un camp de
concentration. Le choix de ces châteaux, de cette maison et de ces hôtels ne saurait
masquer les conditions dans lesquelles vivent les personnes prisonnières. Cependant, le
luxe apparent, teinté d’histoire et de grandeur, donne un aspect honorable aux conditions
de rétention, contrairement aux camps de la mort qui les jouxtent504.
Or, la pratique se développe plus encore pendant l’été 1944 : la prise d’hôtes d’honneur,
ou, en d’autres termes, Ehrengäste ou Gäste des Reiches505, s’accélère, en effet, à partir
du débarquement de Normandie. Plus de 300 « personnalités otages » sont ainsi internés
au Camp C (leur conférant ainsi le nom de « Ducancé ») de Compiègne en attendant leur
déportation en juillet 1944 à Neuengamme, à quelques kilomètres de Hambourg506. Ces
hauts fonctionnaires, élus, juristes, médecins, politiciens, syndicalistes, journalistes,
cadres et autres professionnels ont été remarqués par la Gestapo ; le but de leur
enlèvement, outre de les utiliser comme otages, est de réprimer leur désobéissance aux
exigences allemandes et d’entraver le fonctionnement administrativo-politique de la
France par leur absence. Tous ont en commun deux éléments : avoir contesté, à leur
503
Au château d’Itter, dans le premier semestre 1944, seront enfermés au total près de 400
civils dont la plupart soutient, activement ou passivement, le régime de Vichy. Certains
seront considérés comme internés politiques, déportés ou résistants, en fonction de leur
situation : voir notamment Augusta Léon-Jouhaux, Prison pour hommes d’Etat, op. cit. ; Kim
Munholland, "The Gravediggers of France at the Château d’Itter 1943-1945", Journal of
Opinions, Ideas and Essays, août 2013.
504
Jean Manson [Dir.], Leçon de ténèbres. Résistants et déportés. Paris : Plon, 1995.
505
On trouve l’expression dans un message de la légation suisse en Allemagne de Berlin le 17
juin 1944 : in Lettre de Hans Frölicher, Ministre de Suisse à Berlin à Marcel Pilet-Golaz, chef
du Département politique fédéral, le 17 juin 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 8 et E
2003 1000/716 Bd : 68.
506
Benoît Luc, Otages d'Hitler 1942-1945. France : Vendémiaire, 2011, pp. 107-137.
143
mesure, le pouvoir allemand mais aussi ne pas s’être rebellé contre l’autorité du
gouvernement du régime de Vichy507.
Force est de constater que les similitudes fonctionnelles comme symboliques sont fortes
entre la pratique des « otages de marque » et l’enlèvement de Philippe Pétain, Pierre
Laval, des membres du gouvernement du régime de Vichy et de leurs proches, à partir du
20 août 1944. Nous comprenons que la référence à cette pratique militaire germanique, si
elle peut être occultée de nos jours, n’est pour les acteurs de l’époque que clair sousentendu, raison pour laquelle nul besoin d’explicitation n’est nécessaire dans les
documents que nous consultons. Ainsi, suite au débarquement, le Reich fait constituer
prisonniers ses anciens interlocuteurs officiels représentant l’Etat français afin de
contrecarrer les potentialités d’un enlèvement de Philippe Pétain par les Alliés et d’un
appel de ce dernier à lutter contre les Allemands508.
2.
Les enjeux juridiques de la crise de conception de la souveraineté
En droit, le départ des chefs de l’exécutif hors du siège du gouvernement pour se rendre
en zone nord occupée ainsi que le fait que ces derniers se considèrent dans l’incapacité
d’exercer leurs fonctions permet d’abord de conclure à une rupture indiscutable de
l’armistice. Jusqu’alors, il était encore possible formellement de considérer que le
franchissement de la ligne de démarcation n’avait impliqué ni rupture ni dénonciation de
l’armistice. En effet, faisant face à de fortes tensions en juin 1944 dans les départements
du Puy de Dôme et de Haute Vienne, le Militärbefehlshaber in Frankreich (Commandant
militaire en France) Karl Heinrich von Stülpnagel lui-même indique formellement et de
manière univoque à Fernand de Brinon ne pas vouloir usurper les droits de l’exécutif dans
la zone sud mais seulement user du pouvoir de « prendre des mesures nécessaires au
rétablissement de l’ordre sans qu’il y ait atteinte à la souveraineté française »509.
507
« La reconnaissance de ces "déportés spéciaux" a fait débat et les batailles juridiques avec
l’administration française ont été́ nombreuses. Leur exécution, le 8 mai 1945, en aurait peutêtre fait des martyrs ; leur libération en fait des marginaux de la répression nazie. » : in
Benoît Luc, "Les « Ducancé », des déportés de marque à Neuengamme", Mémoire vivante,
Bulletin de la Fondation pour la mémoire de la Déportation, n°68, mars 2011, p. 9.
508
Ce sont là les justifications émises par le Reich pour l’enlèvement des membres du régime
de Vichy d’après Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., pp. 44-45.
509
Compte-rendu de la Section militaire de liaison des Services de l’Armistice à Vichy le 29
août 1944, Archives Roger Dudenhoeffer, 3 E a) ; Arch. Nat. AJ/41/1101 à 1343 (Section
144
Toutefois, le 20 août 1944, il n’en est plus de même, la souveraineté française est
touchée puisque les chefs de gouvernement et d’Etat sont effectivement mis hors d’état
d’exercer leurs fonctions par l’armée allemande. Partant, cette violation de la convention
d’armistice ne porte à aucune conséquence concrète sur le terrain. Certes, la violation de
l’armistice, interdite par le droit international, implique le droit de l’autre partie de la
dénoncer et de reprendre les hostilités sans notification, selon l’article 40 de la
Convention de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre du 18
octobre 1907510. Cependant, Philippe Pétain, Pierre Laval et les ministres du
gouvernement ne peuvent exercer cette dénonciation formelle, étant donné leur
incapacité à assumer leurs responsabilités, sachant quoi qu’il en soit que les forces de
police et de la garde mobile de réserve de Vichy, qui comptent nombre de défections pour
rejoindre les F.F.I., ne sont pas en mesure de reprendre à elles seules les hostilités511.
De plus, il est patent qu’on assiste à la fin de l’autorité du gouvernement de Vichy qui n’a,
effectivement, plus les moyens d’assurer la gestion des affaires courantes durante bello :
l’occupant reprend là son droit de puissance de fait sur les territoires qu’il contrôle. Le
gouvernement allemand fait ainsi preuve de sa vision normative de la souveraineté,
partant du principe que le régime de Philippe Pétain n’est pas souverain étant donné qu’il
est toujours soumis à son autorité, le 20 août 1944. Cependant, en tout état de cause,
cette conception est affaiblie par le fait que la puissance occupante est, elle-même, en
déroute depuis l’avancée des divisions blindées alliées. Si elle s’impose sur Vichy au 20
août 1944 et qu’elle dispose du champ libre pour déplacer sur le sol de l’Etat le cortège
des anciens représentants du pouvoir exécutif, elle n’est néanmoins pas maîtresse des
évènements car elle perd progressivement autorité sur une partie du territoire.
Aussi, le 20 août 1944, l’Etat français n’a-t-il plus de gouvernement ? Si l’on suit les
déclarations de Philippe Pétain et de Pierre Laval, leur incapacité d’exercer leurs
fonctions n’est que temporaire, puisqu’ils n’ont pas démissionné. Partant, peuvent-il le
faire, puisqu’aucune instance compétente n’est en activité pour recevoir leurs
démissions ? Est-ce uniquement par l’effet de force majeure qu’ils ne démissionnent
pas ? Il paraît, à l’étude, que ce n’est pas la raison de l’attitude tant de Philippe Pétain
que de Pierre Laval. En constatant et faisant constater leur impuissance, ils prennent, en
militaire de liaison de Vichy (S.M.L.), groupes de liaison, détachements de liaison et sections
françaises de liaison (S.F.L.) (zone sud)).
510
Lassa Oppenheim, International Law, A Treatise - vol. 2, Disputes, war and neutrality, op.
cit., p. 251.
511
Lettre de Walter Stucki à Pilet-Golaz de Vichy le 16 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716
Bd : 348.
145
quelque sorte, une option pour la suite, considérant que les pouvoirs qu’ils détiennent
sont suspendus du fait de la violence exercée sur leurs personnes512. Cette suspension
ne saurait qu’être transitoire, comme le précédent de décembre 1943 le prouve, et
empêche formellement, de fait, la nomination de successeurs. Il s’agirait ainsi d’une
logique qui profite du fait que les normes constitutionnelles de la IIIème République ne
prévoient aucunement les conditions d’empêchement de l’exécutif, ce qui leur permet de
conserver une envergure politique.
Cet état de fait traduit clairement une certaine conception de la souveraineté du régime
de Vichy, selon laquelle l’exercice de la souveraineté est moins essentiel à celle-ci que le
fait d’en être le dépositaire. C’est la raison pour laquelle Philippe Pétain insiste sur le fait
d’être titulaire de la souveraineté nationale de par son investiture régulière ; il en fait
constamment la démonstration quand il exprime sa volonté d’en assurer l’exercice. Les
maintes démarches qu’il effectue, en interne, mais aussi auprès du Reich, des Alliés et du
Gouvernement provisoire, font montre de sa volonté d’incarner la souveraineté et, par là,
d’en défendre le principe. C’est en ce sens que nous pouvons interpréter la mission que
Philippe Pétain donne à Gabriel Auphan de le représenter auprès de Charles de Gaulle et
des Alliés pour négocier une issue aux luttes internes. En effet, il formule précisément que
le principe de légitimité qu’il incarne se doit d’être respecté ; il lui est alors primordial de
transmettre à Gabriel Auphan l’exercice de la souveraineté sans lui donner les pleins
pouvoirs de représenter l’Etat, car il conserve, dans sa logique, le titre de la
souveraineté513. Il en va de même pour ce qui est du contenu des démarches auprès des
F.F.I. et du Gouvernement provisoire, lors des derniers jours de sa présence à Vichy car,
pour Philippe Pétain, lorsqu’il perd l’exercice de la souveraineté, il n’en perd pas le titre
pour autant. En d’autres termes, pour le régime de Vichy, le fait d’être mis dans
l’incapacité d’exercer les fonctions de chef de l’Etat et du gouvernement n’implique en
rien une perte de souveraineté, mais uniquement une suspension temporaire de son
exercice jusqu’à nouvelle expression de capacité et de volonté.
Nonobstant, la logique du régime de Vichy se heurte à deux principaux écueils. Le
premier est justement relatif à la limitation de sa souveraineté : si Philippe Pétain se
targue de faire preuve de volonté et de subjectivité, la censure constante de l’occupant
512
Comme le formule notamment Pierre Bourget, Un Certain Philippe Pétain, op. cit., p. 251 ;
voir aussi Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit.
513
« […] je lui fais confiance pour agir au mieux des intérêts de la Patrie, pourvu que le principe
de légitimité que j’incarne soit sauvegardé » : in Message de Philippe Pétain donnant
pouvoir de représentation à l’Amiral Auphan du 11 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 9.
146
restreint son choix et le contraint. Ainsi, s’il veut exprimer sa souveraineté, il n’est pas en
mesure de pouvoir l’imposer, comme le démontre le précédent de décembre 1943.
L’exercice de la souveraineté sous occupation militaire d’un Etat ennemi est, ab initio,
limité. Le second écueil est celui de la faiblesse intrinsèque du régime de Vichy, du fait de
son attachement à son assise territoriale. Depuis sa création, en effet, le régime est lié à
son siège provisoire de la ville de Vichy et par extension à la zone sud, ce qui est
prégnant dans les discours de Philippe Pétain. Il paraît que seul un retour au siège
traditionnel parisien aurait été envisageable, mais de manière autonome et non pas sous
la menace des baïonnettes allemandes514. Ainsi, un départ du territoire pour la zone nord
occupée implique pour Philippe Pétain le fait d’être confronté à une faille de souveraineté,
car il ne peut l’y exercer.
A cette interprétation vichyste de la souveraineté s’oppose la vision républicaine du
Gouvernement provisoire. Pour celui-ci, l’exercice de la souveraineté est un élément de
preuve de l’existence de cette même souveraineté. Par conséquent, il est insuffisant pour
une instance de soutenir, dans cette optique, qu’elle incarne la souveraineté d’un Etat
seulement par le fait qu’elle en a reçu le dépôt à un moment donné de son histoire :
autant faut-il que ce dépôt soit légitime, d’une part, et soit durable, d’autre part, quel que
soit le contexte, même si une situation de guerre internationale perturbe la clarté de
l’effectivité du principe. Pour la conception gaulliste, en effet, ne pas entrer en matière
suite aux tentatives de contact et de transmission d’exercice de la souveraineté de la part
de Philippe Pétain va de soi, parce qu’au cœur même de la construction juridique du
Gouvernement provisoire, la souveraineté est issue de deux sources : l’une métaphysique
(la nécessité d’action pour la sauvegarde de la nation, « un appel venu du fond de
l’Histoire »515) et l’autre républicaine, statocratique, qui veut que le titre de la souveraineté
soit négligeable, car contestable si la souveraineté n’est pas exercée. Charles de Gaulle
oppose ainsi l’effectivité de la légitimité qu’il détiendrait à l’effectivité de la volonté de
Philippe Pétain. En ce sens, les représentants du régime de Vichy escortés à Belfort ne
composent qu’une assemblée d’anciens usurpateurs prisonniers sur le territoire étatique
occupé par une puissance étrangère.
514
Lettre de Walter Stucki à Marcel Pilet-Golaz de Vichy, le 10 août 1944, Arch. féd., E 2300
1000/716 Bd : 348.
515
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 583.
147
3.
Les conséquences sur le principe et la pratique de la continuité de l’Etat
Il paraît, à l’analyse des faits, que la continuité de l’Etat est non seulement un instrument
juridique mais aussi un enjeu politique primordial pour chaque partie en présence.
Le Gouvernement provisoire gaulliste conclut de sa définition de la souveraineté étatique
le fait qu’il ne considère en aucune manière assumer la continuité de l’Etat tel que le
régime de Vichy la définit. Selon lui, il détient sa légitimité non pas par le pouvoir que
Vichy lui transmet mais par une nécessité de défense de l’Etat ou, en d’autres termes, par
une représentation de valeurs républicaines, se tenant prêt à répondre de ses
responsabilités démocratiques dès que des élections pourront se tenir. Les récentes
tentatives de Vichy de lui transmettre l’exercice du pouvoir sont, dans cette vision,
insensées, ce que le droit traduit en nulles et non avenues. Pour la France Libre, l’assise
de son Gouvernement provisoire en droit constitutionnel français est fondée sur la
continuité de la tradition républicaine de la IIIème République et, partant, de l’Etat
républicain et non du régime de Vichy dont il nie la représentativité. La France Libre
affirme là interpréter le principe de continuité juridique de la République rétroactivement
reconstituée516. Assurément, le Gouvernement provisoire a créé, par l’ordonnance du 9
août 1944, une construction juridique cherchant à atténuer les effets pratiques négatifs de
la négation de valeur juridique de la législation de Vichy, en intégrant la plupart des effets
de la législation de Vichy517. Ainsi, il fait preuve de dimension constitutionnelle intégrative
qui non seulement exclut le droit précédent auquel il nie la validité juridique, mais en
réceptionne aussi certaines composantes518. Ce rejet de principe du Gouvernement
provisoire d’assumer a priori tous les actes pris sous l’autorité du régime de Vichy porte
cependant déjà en soi non seulement les justifications des complications juridiques nées
de la difficulté à assumer la responsabilité de l’Etat pour les actes commis par et au nom
du régime de Vichy, mais aussi la difficulté à assumer ceux-ci sur le plan du paradigme
516
« Il est conforme au droit public de tous les temps que les lois restent en vigueur en cas de
changement de gouvernement » : arrêt de la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation
du 9 avril 1848, Recueil périodique et critique mensuel Dalloz, 1848, I, p. 83.
517
C’est une démarche empiriste pouvant être qualifiée de legal transplantation pour reprendre
l’expression de Watson : in Alan Watson, Legal Transplants, an Approach to Comparative
Law. Athènes et Londres : University of Georgia Press, 1993, p. 27.
518
A ce propos, voir notamment Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France
(1940-1945), op. cit., pp. 227ss.
148
mémoriel moral, nourrissant un interdit de Vergangenheitsbewältigung519 à la française et
entravant par là les démarches des victimes pendant des décennies.
C’est en fonction d’une interprétation littérale de la continuité de l’Etat que nous pouvons
interpréter la position de Philippe Pétain, pour qui, au contraire, le gouvernement du
régime de Vichy est le gouvernement de l’Etat français issu en droite ligne des institutions
de la IIIème République qui l’ont investi520. C’est sur cette conviction qu’il peut considérer
demeurer représentant de l’Etat malgré son empêchement temporaire, d’autant que
Pierre Laval est de même empêché. C’est aussi en vertu du principe de la continuité de
l’Etat que son gouvernement fait le lien entre la IIIème République et le Gouvernement
provisoire, quand Philippe Pétain confère la mission à Gabriel Auphan de contacter
Charles de Gaulle. Quitte à se retirer, une fois que le Gouvernement provisoire prendra le
pouvoir de fait sur la France métropolitaine et l’Empire, le régime de Vichy conserve, dans
cette stratégie, l’assurance de garder un statut institutionnel légal tant vis-à-vis des Etats
tiers qu’en interne, garantissant aux personnes les immunités liées à leurs fonctions.
Il est possible, de surcroît, de penser que cette conception du régime de Vichy demeurant
l’entité instituée qui symbolise la continuité de l’Etat français est aussi celle des autorités
gouvernementales du Reich, qui, partant, conservent la sécurité des anciennes
personnalités du régime sous leur responsabilité afin de pouvoir leur rendre la relative
liberté sur un territoire français dans le cas d’une issue de la guerre qui leur serait
favorable. Effectivement, dans l’hypothèse d’une paix séparée, d’un nouvel armistice
voire d’une victoire de l’Axe sur les Alliés521, l’Allemagne peut envisager un exercice
recouvré des pouvoirs exécutifs de Philippe Pétain, avec Pierre Laval ou une autre
personnalité politique favorable à la collaboration comme Président du Conseil. Ce serait
519
Que nous traduisons en confrontation avec le passé et son dépassement.
520
Cette position est d’ailleurs conforme à la conception de Bernard Montague adoptée par
Wheaton (Coleman Phillipson et al., Wheaton’s Elements of International Law. Londres :
ème
éd., 1916, p. 36) qui, selon Hersch Lauterpacht, est souvent utilisée en
Stevens, 5
référence par les instances judiciaires, qui dispose que : « le gouvernement de jure est celui
qui doit posséder les pouvoirs de souveraineté, quoiqu’il en puisse être temporairement
privé. Le gouvernement de facto est celui qui concrètement les possède, bien que cette
possession puisse être injustifiée ou précaire » : in Hersch Lauterpacht, "De Facto
Recognition, Withdrawal of Recognition, and Conditional Recognition", op. cit., p. 171 et, du
même auteur, "Recognition of Governments : I", op. cit., pp. 825ss.
521
Un message de la légation suisse en Allemagne fait en effet mention de l’information selon
laquelle Adolf Hitler, quelques jours avant l’attentat qui l’a visé et onze jours après le
débarquement en Normandie, aurait pris la décision d’aménager aussitôt que possible ses
rapports avec la France dans le but de conclure un avant-traité de paix : in Hans Frölicher,
Ministre de Suisse à Berlin à Marcel Pilet-Golaz, chef du Département politique fédéral, de
Berlin le 17 juin 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 8 et E 2003 1000/716 Bd : 68.
149
ainsi une autre hypothèse motivant le Reich à prendre les membres du régime de Vichy
en otage.
4.
La transition de l’exercice du pouvoir à Vichy
Dès le 20 août 1944, la transition de l’exercice du pouvoir est orchestrée par le corps
diplomatique par l’intermédiaire de Walter Stucki522. A cette date, se trouvent encore à
Vichy dix-neuf représentants diplomatiques, ceux de la Suisse (qui représente les intérêts
des Etats alliés), du Vatican, de l’Afghanistan, de la Bulgarie, de la Chine, du Danemark,
de l’Egypte, de l’Espagne, de la Finlande, de la Hongrie, de l’Irlande, du Luxembourg, de
Monaco, du Portugal, de la Pologne, de la Roumanie, de la Suède, de la Tchécoslovaquie
et de la Turquie523. Il s’agit ici des Etats dits « neutres », dont les intérêts et liens avec
l’Allemagne sont pour autant relativement étroits524.
Dès le 19 août 1944, il est clair que Walter Stucki agit souvent de sa propre initiative en
usant de ses bons offices, la liaison radio avec Berne n’étant pas sûre525. Depuis des
jours déjà, il anticipe le fait que son rôle est central. Dans l’hypothèse, qu’il juge très
improbable, d’accompagner le chef de l’Etat du régime de Vichy pour accueillir les Alliés à
Paris, il pense déjà être utile en tant que médiateur526. En effet, puisqu’il représente les
intérêts américains et anglais, il convainc sa hiérarchie de l’intérêt à participer à organiser
une transition dans le calme à Vichy en restant quelques jours, sans que son attitude
n’implique
« une
reconnaissance
du
Gouvernement
provisoire
actuellement
en
522
Comme l’atteste notamment la Lettre du Ministre suisse à Vichy Walter Stucki au chef du
Département politique fédéral Marcel Pilet-Golaz, de Vichy le 20 août 1944, Arch. féd., E
2300 1000/716 Bd : 348. C’est une démonstration du principe de « neutralité active » que
Stucki entend rendre effectif : in Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 198.
523
Rapport du Général Blasselle du 19 août 1944, Archives privées Roger Dudenhoeffer, 2 C c
12.
524
Preuve en est que, lorsque Pierre Laval transmet à Stucki son message du 6 août 1944,
Stucki ne le transmet qu’au nonce pour que l’Allemagne ne soit pas alertée trop tôt via les
chefs de missions des Etats neutres, dont en premier lieu l’Espagne ; c’est Philippe Pétain
qui, impuissant devant l’ordre allemand, en informe officiellement Cecil von Renthe-Fink le
19 août 1944 par mémorandum : in Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 103.
525
Ibid., p. 109.
526
Déjà le 10 août 1944, Walter Stucki prépare le départ de la légation suisse à Vichy,
anticipant le fait que Philippe Pétain ne se rende pas à Paris : Lettre du Ministre suisse à
Vichy Walter Stucki au chef du Département politique fédéral Marcel Pilet-Golaz, de Vichy,
le 10 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
150
exercice »527. Ainsi, quand, le 16 août 1944, le nonce apprend à Walter Stucki les
intentions des Allemands d’emmener Philippe Pétain, son entourage, mais aussi le corps
diplomatique528, le chef de la légation suisse prend rendez-vous avec Cecil von RentheFink afin de lui signifier son refus d’être contraint de se déplacer à l’est « au cas où et dès
que le chef de l’Etat français devrait quitter Vichy contre sa volonté, car avec lui
disparaîtrait la dernière fiction d’indépendance et de souveraineté »529. Bien que, le
lendemain, Cecil von Renthe-Fink adresse une note à Pétain signifiant l’accord de son
gouvernement pour le transfert de la résidence du corps diplomatique auprès du chef de
l’Etat, Walter Stucki obtient ainsi auprès de Gustav Struve des laissez-passer collectifs
allemands pour regagner la Suisse, avant de communiquer à Berne la requête du Reich
que la Suisse protège les intérêts allemands à Vichy530. En effet, le 17 août 1944,
l’attaché militaire suisse Richard de Blonay rapporte déjà à Walter Stucki que le Consul
de Suisse à Paris, René Naville, a reçu une demande de protection des intérêts nationaux
de la part de l’ambassade d’Allemagne, des consulats d’Italie, du Japon et de Turquie531.
Les légations diplomatiques font face à deux questions importantes. La première est
légale et concerne les effets juridiques du fait que les représentants du gouvernement de
l’Etat français se déclarent captifs et, dès lors, contraints de se considérer empêchés
d’exercer leurs fonctions. Effectivement, leurs gouvernements respectifs ont reconnu la
légalité de ce gouvernement installé à Vichy et c’est auprès de celui-ci que les légations
sont accréditées. La seconde est d’ordre concret et relative à la sécurité personnelle de
leurs membres : ces derniers risquent d’être considérés, tant par les armées alliées que
les membres des F.F.I. qui ne sont a priori pas des juristes chevronnés, comme des
individus privés de charge et ne bénéficiant par conséquent plus de protection
diplomatique s’ils quittent Vichy532.
La question de savoir si le gouvernement de la France persiste et, par conséquent, si le
corps diplomatique peut et doit rester est d’abord débattue par les diplomates à Vichy,
lors d’une réunion en date du 20 août 1944 pour prendre les décisions qu’exige la
527
Lettre du Ministre suisse à Vichy Walter Stucki au chef du Département politique fédéral
Marcel Pilet-Golaz, de Vichy, le 16 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
528
Lettre de Walter Stucki à Maître Payen, de Berne, le 9 août 1945, Arch. féd., J I.131
1000/1345 Bd : 9.
529
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 79
530
Ibid., pp. 82-102.
531
Lettre de l’attaché militaire suisse, le Colonel Richard de Blonay, à Walter Stucki, Ministre de
Suisse à Vichy, de Paris, le 17 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716.
532
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 86.
151
situation nouvelle533. Certains, à l’instar des représentants de la Roumanie, de la Hongrie
et de la Turquie, ont tendance à penser que le gouvernement français se maintient,
retenant la constitution d’un cabinet d’intérim du Secrétariat d’Etat suite au décret de
Pierre Laval. Ces mêmes diplomates rendent compte de leur commune crainte que leurs
immunités, qui persistent en droit international même en cas de suspension de leurs
missions, ne soient pas respectées, le maquis risquant de ne pas se soucier, face à la
dure réalité, du droit des gens et de la courtoisie internationale. Toutefois, les convictions
de Walter Stucki et de Valerio Valeri l’emportent : le corps diplomatique constate
collectivement se trouver en droit, le 20 août 1944, devant une absence de
gouvernement effectif en France, car il ne persiste au sein de l’Etat français qu’un
substrat d’administration534. C’est ainsi que le résument Walter Stucki et Pierre Bonna, qui
relèvent respectivement :
« En France, il n’existe ni chef de l’Etat ni gouvernement. »535
et
« Existence légale gouvernement français ainsi disparue. »536
L’influence de Walter Stucki est, par ailleurs, notable quand il assure avec succès que les
contacts qu’il a tissés avec les F.F.I. prouvent qu’il s’agit de personnes raisonnables et
désireuses de faire preuve « de discipline et de capacité de gouverner » et il persuade les
membres des missions diplomatiques de ne craindre ni pour la sécurité de leurs
personnes ni pour la protection de leurs biens537.
533
Note de la réunion du 20 août des Chefs des Missions diplomatiques en France (datée du
26 août 1944), Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8.
534
Note de la réunion du 20 août des Chefs des Missions diplomatiques en France (datée du
26 août 1944), Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8 ; de même le Rapport de Hans Frölicher,
Ministre de Suisse à Berlin à Marcel Pilet-Golaz, chef du Département politique fédéral, de
Berlin, le 23 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
535
“In Frankreich ist kein Staatschef und keine Regierung vorhanden” : Le Ministre de Suisse à
Vichy, Walter Stucki, au chef de la Division des affaires étrangères du Département politique
fédéral, Marcel Pilet-Golaz, de Berne, le 20 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348
et Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), E 2300 1000/716, n°203 (notre
traduction).
536
Télégramme du chef de la Division des affaires étrangères du Département politique fédéral,
Pierre Bonna, au Ministre de Suisse à Vichy, Walter Stucki, de Berne, le 20 août 1944, Arch.
féd., E 2300 1000/716 Bd : 348 et Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), E
2300 1000/716, n°528 (Annexe n°203).
537
Note de la réunion du 20 août des Chefs des Missions diplomatiques en France (datée du
26 août 1944), Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8.
152
Pour les légations étrangères, le gouvernement auprès duquel les missions sont
accréditées n’existe plus car il a perdu l’exercice de sa souveraineté538 : les légations
persistent dès lors dans leur volonté de rester à Vichy et de contacter leurs
gouvernements respectifs, afin de savoir si demande leur est faite de regagner leurs
capitales ou de rester sur place afin de fermer leurs administrations avant de se rendre à
Paris où devrait être formé un nouveau gouvernement539. A l’instar de la Suisse, les
diplomates étrangers à Vichy, compte tenu de la déclaration de Philippe Pétain à Adolf
Hitler du 20 août 1944 et celle de Pierre Laval à Otto Abetz du 17 août 1944, ne
conservent donc « aucune illusion sur la fiction selon laquelle il y aurait encore à Belfort
un gouvernement français avec lequel les missions diplomatiques pourraient traiter
utilement »540. Seul le Japon se distingue : il suit les Français jusqu’à Sigmaringen541 ; les
autres Etats sont considérés par l’Allemagne comme faisant preuve alors d’un « acte
hostile »542. En transmettant à leurs gouvernements respectifs leur localisation, les
diplomates contribuent, par conséquent, à contredire une information allemande diffusée
depuis Berlin selon laquelle le gouvernement et le chef de l’Etat exercent librement leurs
fonctions à Belfort, accompagnés du corps diplomatique543.
Les raisons pour lesquelles Walter Stucki reste encore plusieurs jours à Vichy tiennent à
plusieurs éléments de fait et de politique. Matériellement, d’abord, l’insécurité des voies
538
A l’instar de la formulation suisse : « Situation politique claire. Mission légation devenue
sans objet » : in Télégramme du chef du Département politique fédéral, Marcel Pilet-Golaz,
au Ministre de Suisse à Vichy, Walter Stucki, de Berne, le 20 août 1944, Arch. féd.,
Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), E 2300 1000/716 (Annexe n°203).
Le Conseil fédéral constate trois jours plus tard le même état de fait, in Procès verbal de la
séance du Conseil fédéral du 23 août 1944, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses,
vol. 15 (1943-1945), n°207.
539
Note de la réunion du 20 août des Chefs des Missions diplomatiques en France (datée du
26 août 1944), Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8.
540
Lettre du Chef de la Division des affaires étrangères Pierre Bonna à Hans Frölicher, Ministre
de Suisse à Berlin du 28 août 1944 de Berne, pour que la légation suisse de Berlin puisse
correspondre avec les consulats suisses en France occupée par les Allemands et protéger
les intérêts des Suisses dans ces régions, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
541
« Le corps diplomatique, à l’exception de l’ambassadeur du Japon, refusa alors de quitter
Vichy » : in Nouveaux détails sur l’arrestation du Maréchal Pétain, télégramme intercepté
H.B.B. de G.L.A. en français adressé à A.F.I. à Londres par son correspondant le 23 août
1944 de Genève, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
542
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 97.
543
Ibid., p. 124. Par ailleurs, au sujet de la manière dont a agi le Reich, le Ministre suisse PiletGolaz relève que « l’attitude du représentant du chancelier Hitler auprès du Maréchal Pétain
fut en dessous de tout. En revanche, le Général commandant les troupes allemandes fut
impeccable » : in Exposé du chef du Département politique fédéral, Marcel Pilet-Golaz lors
de la séance du 12 septembre 1944 devant la Commission des affaires étrangères du
Conseil national, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), E 2809
1/1 (229).
153
de communication implique le nécessaire prolongement du séjour du corps diplomatique
à Vichy, d’autant qu’il est utile à la Confédération helvétique que le chef de la légation
essaie de trouver une solution aux difficultés de transport du ravitaillement de la Suisse à
travers la France544. Plusieurs forces de l’armée et de la police allemandes sont en effet
encore stationnées dans la région, comme l’atteste l’invitation du « Commandeur » der
Sicherheitspolizei und des SD in Vichy (sous la responsabilité de Heinrich Himmler) du 23
août 1944 à Walter Stucki qui précise avoir reçu message de l’ambassade d’Allemagne
alors installée à Belfort que « le Maréchal Pétain, chef de l’Etat français, se trouve
actuellement avec ses Ministres, établi dans la ville précitée » et que « les ambassades
accréditées sont priées de gagner Belfort », invitant le diplomate suisse à profiter du
convoi de la police allemande545. Face aux résistances de Walter Stucki, faisant valoir de
la part des missions diplomatiques l’impossibilité juridique (voyage injustifiable vis-à-vis
des gouvernements étant donné que les chefs d’Etat et de gouvernement sont
prisonniers) et pratique (manque de véhicule et d’essence) de s’exécuter, le chef de la
Gestapo de la zone sud Karl Bömelburg renonce à prendre des mesures de contrainte
contre les légations546. Le lendemain, le 24 août 1944, la Gestapo et la milice quittent
Vichy, remplacées par des détachements S.S. apportant du matériel depuis le sud du
massif central547.
En second lieu, si Walter Stucki reste à Vichy, c’est aussi sur sollicitation des
représentants allemands, pour qu’il use de ses bons offices auprès du maquis afin que
ces derniers puissent retirer leurs troupes sans encombre, d’autant que, juridiquement,
l’armée allemande ne peut se rendre car elle ne reconnaît pas les F.F.I. comme des
544
D’autant plus que les combats auxquels le maquis participe gênent les transports de
ravitaillement de la Suisse à travers la France (la position helvétique est dès lors de ne pas
donner d’instruction au maquis car cela pourrait être interprété comme une intervention
politique, d’autant plus que l’action du maquis est de plus en plus considérée comme faisant
partie des opérations militaires du front occidental) : Rapport de Paul Ruegger, Ministre de
er
Suisse à Londres, à Marcel Pilet-Golaz, chef du Département politique fédéral du 1 août
1944, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°189. Comme le
précise Berne : « Nous ne devons pas trop avoir d’illusions : les événements, maintenant,
mènent les hommes et non le contraire » : in Lettre de Marcel Pilet-Golaz, chef du
Département politique fédéral, à Walter Stucki, Ministre de Suisse à Vichy, de Berne, le 4
août 1944, Arch. féd., J. I.131 1000/ 1395 Bd : 8.
545
Message du Commandeur der Sicherheitspolizei und des SD in Vichy du 23 août 1944 à
Walter Stucki, Ministre de la légation de Suisse à Vichy, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8.
546
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., pp. 164ss.
547
Rapport sur les résultats des différentes enquêtes menées par MM. Hoerning, Lapraz et
Walser, adressé le 24 août 1944 par Pierre Walser, de la Division des intérêts étrangers de
la légation de Suisse en France à Walter Stucki, Ministre de Suisse de la légation de Suisse
à Vichy, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8.
154
troupes régulières548. C’est ainsi que, conformément au droit international, la Suisse
assure la protection de grands blessés allemands après des combats entre S.S. et
F.F.I.549. Walter Stucki intervient, par ailleurs, auprès du Général allemand Fritz von
Brodowski, commandant à Clermont550 et le Comité dirigeant des F.F.I. pour éviter que
Vichy soit le théâtre d’affrontements sanglants551.
En outre, Walter Stucki reste à Vichy sur demande des représentants de la France Libre,
pour lesquels il importe que la transition du pouvoir à Vichy se fasse dans le calme afin
que les missions diplomatiques puissent adresser des messages à leurs gouvernements
qui soient favorables aux nouvelles autorités552, tout comme pour sauvegarder tant
l’intégralité de la Garde que les archives des ministères, en particulier du ministère
militaire553. Certes, la question du maintien de l’ordre public est posée, d’autant que
nombre d’hommes armés sont présents sur place554, que toutes les colonnes armées
allemandes n’ont pas quitté la région555 et que plusieurs individus, dont des représentants
du régime de Vichy, cherchent en cette dernière heure à rallier la résistance556. Par
548
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 212.
549
Ibid., p. 178 ; voir de même note 67 supra relative à la IV
Convention concernant les lois
et coutumes de la guerre sur terre et à son annexe, le Règlement concernant les lois et
ème
Conférence internationale de la Paix, La Haye 15
coutumes de la guerre sur terre: cf. II
juin - 18 octobre 1907, op. cit., pp. 626-637.
550
Ce qui lui vaudra de se voir décerner le titre de citoyen d’honneur de la ville de Vichy en
reconnaissance de « la courageuse attitude qui lui a permis de contribuer si heureusement à
la protection de notre cité » le 25 août 1944 par le Maire de Vichy, ainsi que le Diplôme de
Membre d’Honneur Perpétuel de l’Association de la Reconnaissance Franco-Alliée en égard
aux services rendus « à la cause française pendant les heures troubles de notre libération »,
le 13 août 1949 (in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8). Il sera nommé chef de la division
étrangère au Département politique fédéral, à son retour.
551
L’attaché militaire et de l’Air près la légation de Suisse à Vichy, Richard de Blonay, au Chef
du Service de Renseignements et de Sécurité de l’Etat-Major Général de l’Armée, Roger
Masson, Vichy le 29 août 1944, Arch. féd., E 27/9965 Bd : 2-7 et Documents diplomatiques
suisses, vol. 15 (1943-1945), E 27/9772/5 (214).
552
Exposé de M. Jacques Laurent-Cély, alias Cécil Saint-Laurent, des négociations qui se sont
déroulées à l’Etat-Major du maquis dans la Région de la Bourboule et du Mont-Dore du 28
août 1944, Arch. féd., J I .131 1000/1395 Bd : 9.
553
Renseignements généraux, Compte-rendu sommaire des évènements qui se sont déroulés
lors de la libération de Vichy, Archives privées de Roger Dudenhoeffer, 3 A.
554
Selon une information de la sous-préfecture, Vichy compte 2'200 hommes armés. Il s’agit de
la garde personnelle de Philippe Pétain, de la garde mobile, de la garde mobile de réserve
(G.M.R.), de la gendarmerie, des détachements de marins et d’aviateurs, sans compter des
miliciens, des membres de la Gestapo encore présents et des maquisards : cf. Walter
Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 135
555
Ibid., p. 187.
556
Renseignements généraux, Compte-rendu sommaire des évènements qui se sont déroulés
lors de la libération de Vichy, Archives privées de Roger Dudenhoeffer, 3 A.
ème
155
ailleurs, une recherche de transition sans confrontation violente entre tout à fait dans ce
que définit la stratégie de la résistance locale depuis des mois557.
Enfin, le chef de la légation suisse intervient sur le terrain pour décider d’accorder ou de
refuser l’asile temporaire à certains hommes politiques compromis à l’Hôtel des
ambassadeurs, tels le collaborateur antisémite Xavier Vallat, que Walter Stucki demande
de refouler, ou André Parmentier, que Walter Stucki demande d’accepter, en tant
qu’« encore détenteur du pouvoir légal », faisant preuve par là d’une interprétation légale
tout à fait formaliste558.
Aux premières heures du matin du 26 août 1944, les dernières colonnes allemandes
quittent la ville, abandonnant du matériel épars559. La prise de Vichy est alors coordonnée
par Walter Stucki et l’état-major de des F.F.I. représentée par Roger Dudenhoeffer, alias
Lieutenant-Colonel Pontcarral, chef F.F.I à Vichy560, dès le début de l’après-midi561.
Stucki fera, d’ailleurs, mention que lorsque les F.F.I. lui demandent d’intervenir pour
demander la reddition des Allemands en leur garantissant le statut de prisonniers de guerre
selon la protection de la Convention de Genève, le chef de la légation suisse se trouve
emprunté car il rencontre à Moulins des soldats de la Wehrmacht avec qui il peine à
communiquer car les soldats ne parlent que le russe, puisqu’il s’agit d’une division de
l’armée Vlassof. Son intervention est néanmoins fructueuse, car si leur chef fait comprendre
à Stucki qu’il n’est pas habilité à capituler, il met ses troupes en marche, évitant par là un
affrontement direct avec les forces armées du maquis : cf. Walter Stucki, La fin du régime de
Vichy, op. cit., pp. 212-219.
557
Un rapport daté de décembre 1943 sur la résistance française – région de Limoges
(préfecture d’une très vaste région qui n’est séparée de Vichy que par le plateau des
Millevaches) établit la manière dont les mouvements de résistance et l’armée secrète
s’organisent sous l’impulsion du M.U.R. (Mouvement Unifié de la Résistance) en vue de la
prise de pouvoir local, mettant en exergue comment le Napage (de N.A.P. : Noyautage des
Administrations Publiques) est mis en œuvre dans les préfectures, les mairies, la police, la
gendarmerie, la garde mobile républicaine, la trésorerie générale, le S.T.O., le ravitaillement,
les P.T.T. et la S.N.C.F : « Quand prendrons-nous le pouvoir ? Il faut qu’au moment où les
troupes alliées se présenteront à la Mairie ou à la Préfecture elles trouvent en face d’elles un
Maire ou un Préfet qui sera à nous. Ceux-ci doivent donc être désignés préalablement. […]
Cas de repli allemand par suite d’opérations militaires provoquées par un débarquement :
dans ce cas, le chef départemental donnera ordre d’insurrection sur sa propre initiative. Il
devra agir au fur et à mesure que les Allemands se retireront. » : in Rapport sur la résistance
française – région de Limoges, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
558
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 172. A relever : le 28 août 1944, Stucki
ne considèrera plus André Parmentier que comme « représentant de l’ordre ancien » : in
Ibid., p. 196.
559
Rapport de la légation de Suisse à Vichy intitulé "Choses vues Boulevard des Etats-Unis
durant la nuit du 25 au 26 août 1944" du 26 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8.
560
Complément de renseignements sur la libération de Vichy par Roger Dudenhoeffer alias
Pontcarral du 26 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8 ; voir de même le contenu
des Archives privées Roger Dudenhoeffer.
561
Historique de la libération de Vichy, que Roger Dudenhoeffer alias Lieutenant-Colonel
Pontcarral, Chef de l’A.S. à Vichy, adresse à de Gaulle le 18 octobre 1944 et transmet
156
Stucki, les représentants de la France Libre (Roger Dudenhoeffer et Emile Laffond,
suppléant du Commissaire de la République Henry Ingrand) mais aussi les anciennes
autorités locales du régime de Vichy (notamment Raoul Blasselle, André Parmentier,
Ernest Lagarde) se rencontrent lors d’une réunion officielle de « formalités de la remise
des pouvoirs » le 26 août 1944562.
Le fait que cette transition de pouvoir de fait s’opère dans le calme est particulièrement
marquant. Partant, lors d’un office catholique célébrant la Libération, à laquelle Roger
Dudenhoeffer invite Walter Stucki le 27 août 1944 à Vichy563, le chef de la légation suisse
ne manque pas de remarquer :
« pour la première fois sont là, fraternellement réunis, les anciennes
forces de Vichy (police, garde mobile, vieille garde du Maréchal,
détachements d’aviateurs et de marins) et les jeunes F.F.I. entrés hier
dans la ville. »564
Les anciens ministres et fonctionnaires du régime de Vichy qui se trouvent encore dans
l’ancienne capitale provisoire sont relevés de leurs fonctions, laissés en liberté ou
assignés à résidence565. Installé inopinément à l’Hôtel Thermal, l’état-major F.F.I. assure
l’ordre pendant une courte mais critique période de transition.
Après huit jours
d’existence, celui-ci est dissous, le 2 septembre 1944, sa tâche étant terminée. En effet,
un Commissaire de la République en place à Clermont-Ferrand a nommé un délégué à
Vichy, un commandement d’armes régional étant, par ailleurs, réinstallé à ClermontFerrand. Roger Dudenhoeffer ne peut dès lors que constater que :
« Le rôle de Vichy en tant que capitale était terminé. »566
comme dédicace à Stucki avec toutes ses notes personnelles, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 9
562
Compte-rendu d’une réunion entre les autorités siégeant à Vichy et les représentants des
Forces Françaises de l’Intérieur, sous la présidence du Ministre de Suisse, en l’immeuble de
la légation de Suisse à Vichy, le 26 août 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8 ; voir de
même Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., pp. 18ss.
563
L’attaché militaire et de l’Air près la légation de Suisse à Vichy, Richard de Blonay, au SousChef de l’Etat-Major Général de l’Armée, Chef du groupe Ib, Commandement de l’armée
française en campagne, Vichy le 30 août 1944, Arch. féd., E 27/9965 Bd : 2-7.
564
Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 194.
565
Ibid., pp. 196ss.
566
Renseignements généraux, Compte-rendu sommaire des évènements qui se sont déroulés
lors de la libération de Vichy, Archives privées de Roger Dudenhoeffer, 3 A d.
157
B – Les sursauts de représentativité des chefs de la collaboration
Après Vichy et Paris, c’est dans le nord-est de la France que se rejoignent Philippe
Pétain, Pierre Laval, les « ultras » de la collaboration, leurs proches et leurs fidèles. Les
environs de Belfort offrent une halte permettant aux protagonistes de redéfinir leurs rôles
(a), avant que les entretiens germano-français près de Rastenburg ne permettent de
définir un projet pseudo-gouvernemental commun (b) qui aboutira à la création de la
Délégation française pour la défense des intérêts nationaux (c).
a)
L’étape de Belfort : une occasion de redistribution des rôles
Le 22 août 1944, la colonne allemande qui escorte Philippe Pétain est à Saulieu et se
dirige vers Belfort567. Il est probable que ce n’est qu’à son arrivée que Philippe Pétain peut
prendre connaissance de la lettre que Pierre Laval lui a écrite le 19 août depuis cette
même ville568. Dans cette lettre, Pierre Laval revient sur les raisons pour lesquelles il a
quitté Paris, précisant que se trouvent dorénavant avec lui plusieurs personnalités, dont
les ministres Maurice Gabolde, Jean Bichelonne, Paul Marion, Abel Bonnard, le chef de la
Milice Joseph Darnand et le député Pierre Mathé (d’autres ministres étant en route pour
les y rejoindre), tandis que Fernand de Brinon et Marcel Déat se trouvent déjà à Nancy569.
Concrètement, c’est dans le château réquisitionné de Morvillars, à trente kilomètres de
Belfort, que Philippe Pétain est placé sous bonne garde. De là, il mentionne que, s’il
n’avait pas été enlevé le 20 août, il serait à Paris et se serait effacé devant Charles de
Gaulle, considérant ce dernier comme représentant de l’intérêt immédiat de la France :
« Le fait que je suis prisonnier me met dans l’impossibilité de me
dessaisir de mes pouvoirs de Chef de l’Etat. On parle beaucoup de
référendum populaire pour le choix d’un gouvernement et de son chef.
Mais on peut être tranquille, je ne me porte pas candidat. […] Puisque
politiquement sa présence peut servir les intérêts de la France, moi je
disparais. Qu’il sache seulement conserver l’ordre. »570
567
Télégramme du 23 août 1944 de la légation suisse à Vichy à Marcel Pilet-Golaz, chef du
Département politique fédéral, Arch. féd., E 2300 10000/716 Bd : 348.
568
Lettre de Pierre Laval à Philippe Pétain de Belfort du 19 août 1944, Arch. féd., E 2300
10000/716 Bd : 348.
569
Si les membres du parti populaire français (P.P.F.) s’y trouvent de même, c’est à Belfort que
Doriot part le 19 août 1944 : cf. Jean-Jacques Brunet, Jacques Doriot, du communisme au
fascisme. France : Balland, 1986, pp. 462ss.
570
Compte-rendu de la Visite à Morvillars, près de Belfort, le 31 août 1944 au Maréchal
prisonnier, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
158
Cette citation permet de conclure que, d’une part, Philippe Pétain en s’exprimant ainsi se
considère toujours comme dépositaire de la fonction de chef de l’Etat et, d’autre part, que
c’est sciemment qu’il déclare permettre au gouvernement gaulliste de prendre le pouvoir
gouvernemental ad hoc, par souci de conservation de l’intérêt du pays. Cette position est,
dès lors, tout à fait conforme à la conception de son rôle et de ses prérogatives qu’il
affirme les semaines précédentes.
On peut s’interroger sur les motivations derrière le choix de se rendre à Belfort : pour les
forces allemandes, il s’agit assurément de se replier en direction de l’Allemagne mais
aussi de rester sur le territoire français occupé pour tenir une position leur permettant de
continuer leurs efforts de guerre notamment relatifs au ravitaillement du front normand571.
Une autre raison peut être formulée : celle, pour le Reich, de garder les personnalités clés
du régime de Vichy sous son contrôle. Le gouvernement allemand les maintient certes
sous contrainte, mais dans l’apparence de la conservation de leur représentativité en cas
de revirement de situation ; après tout, les chefs d’Etat et de gouvernement pourraient a
priori à tout moment modifier leurs déclarations et se considérer dans l’état d’exercer leurs
fonctions572. Les anciens membres du régime et les « ultras » de la collaboration en sont
conscients, sachant que l’éventualité de servir d’otages est plus probable étant donné les
circonstances. Or, s’échapper en se fondant dans la nature est risqué ; Belfort représente
alors, pour eux, une étape sur le territoire français qui permette de s’organiser en vue de
gagner l’Allemagne ou de tenter de passer en Suisse573. Cette escale permet surtout de
571
Belfort est en effet idéalement située : noeud d’un axe de communication important (Belfort
– Mulhouse – Bâle en Suisse ou Freiburg im Breisgau en Allemagne / Belfort – Strasbourg –
Stuttgart en Allemagne / Belfort – Montbéliard – Besançon – Dijon – Paris / Belfort – Nancy
– Metz – Saarbrücken en Allemagne ou Reims – Paris), tant ferroviaire que routier, qui n’est
pas encore sujet aux sabotages des maquis comme dans les régions de l’ouest, du centre et
er
du sud de l’hexagone. C’est ce que, d’ailleurs, note Pierre Laval le 1 août 1944, quand il
propose à Marcel Pilet-Golaz de faire passer les marchandises de ravitaillement suisse par
un axe Vesoul-Belfort-Bâle : in Rapport de Walter Stucki de la légation suisse de Vichy au
Chef du Département politique, Marcel Pilet-Golaz du 13 juillet 1944, Arch. féd., E 2300
1000/716.
572
Comme l’atteste la Note confidentielle du Ministre de Suisse a.i. à Berlin à Marcel PiletGolaz, chef du Département politique fédéral, le 20 octobre 1944, Arch. féd., E 2300
1000/716 Bd : 348.
573
D’après les informations helvétiques datées du 25 août 1944, Marcel Déat et Fernand de
Brinon auraient tenté de se rendre en Suisse, ce à quoi Marcel Pilet-Golaz s’oppose en
précisant « Pas question de recevoir Déat et Brinon » : in Message du Ministre de Suisse à
Vichy, Walter Stucki, au chef du Département politique fédéral, Marcel Pilet-Golaz, à Vichy,
le 25 août 1944, avec annotations de Pilet-Golaz, Arch. féd., Documents diplomatiques
suisses, vol. 15 (1943-1945), annexe du n°207. De même, selon les services britanniques, si
Pierre Laval se verra refuser l’entrée en Suisse, comme tous les « réfugiés allemands », à
titre exceptionnel, il n’en sera toutefois pas de même pour Philippe Pétain s’il en fait la
demande : in Télégramme du Foreign Office à Londres au représentant britannique à Alger
du 27 août 1944, Archives nationales de Grande-Bretagne, Londres, FO 660/117 C 301679.
159
leur donner une occasion de se positionner utilement compte tenu de la redistribution des
cartes gouvernementales vis-à-vis du Reich. En effet, ils pourraient peut-être jouer un rôle
en cas de négociation de paix séparée entre les Alliés et l’Axe, en cas de constitution d’un
cabinet ministériel mené par Jacques Doriot, Fernand de Brinon et Joseph Darnand574 ou
en cas de réorganisation territoriale et institutionnelle sur fond de déplacement de
population en Europe, à l’instar des projets d’Etat burgonde national-socialiste imaginés
par Heinrich Himmler575.
Effectivement, si Philippe Pétain et Pierre Laval persistent à se considérer empêchés à
Belfort, les chefs de la collaboration tentent dorénavant de s’organiser en formant un
nouveau gouvernement. Cherchant à combler le vide laissé par le fait que le pouvoir
exécutif du régime de Vichy fait dorénavant défaut, ces « ultras » de la collaboration
tentent de prendre le pouvoir. A Nancy, Marcel Déat et Fernand de Brinon cherchent à
prendre l’avantage en rassemblant les ministres collaborationnistes désireux d’être actifs :
« Il était parfaitement possible de grouper [l]es ministres protestataires
en une sorte de commission gouvernementale, héritière des pouvoirs
abandonnés si cavalièrement par Laval. Brinon était tout qualifié pour
reprendre la présidence de cette commission, puisqu’il avait toujours
conservé en zone occupée, comme ambassadeur, son titre de
représentant direct du Maréchal, de qui, donc, il tenait un mandat
particulier. D’ailleurs, il n’était pas impossible, en manœuvrant
habilement, d’obtenir l’adhésion du Maréchal à cette procédure […]. »576
Cette commission, dont Marcel Déat s’attribue l’initiative et au sujet de laquelle il précise
avoir parlé à Jacques Doriot577, est le projet sur lequel vont se concentrer tous les efforts
des collaborationnistes, soucieux de recevoir l’assentiment et le soutien du gouvernement
574
Sur ce sujet, voir en particulier : Jean Hérold-Paquis, Des illusions… désillusions. Mémoires
de Jean Hérold-Paquis, 15 août 1944 – 15 août 1945. Paris : Bourgoin, 1948, pp. 30ss. ;
Victor Barthélémy, Du communisme au fascisme – L’histoire d’un engagement politique.
Paris : A. Michel, 1978, pp. 417ss. ; Birgit Kletzin, Trikolore unterm Hakenkreuz: Deutschfranzösische Collaboration 1940–1944 in den diplomatischen Akten des Dritten Reiches.
Wiesbaden : Springer, 1996, pp. 117-124 ; Gilbert Joseph, Fernand de Brinon, l’aristocrate
de la collaboration. Paris : A. Michel, 2002, pp. 496-510.
575
Heinrich Himmler évoque en juin 1940 le projet « Burgund » qui envisage l’expulsion des
Franc-Comtois, mais aussi, en mars 1943, le projet de constitution de « l'Ancienne
Bourgogne » (das alte Burgund), sorte d’Etat tampon entre la France et l’Allemagne : Karl
Stuhlpfarrer, Umsiedlung Südtirol 1939-1940. Wien-München : Löcker Verlag, 1985, vol. 1,
pp. 649ss. Voir également : Dieter Wolf, Doriot, du Communisme à la Collaboration. Paris :
Fayard, 1969, pp. 396ss. ; Albert de Jonghe, "La lutte Himmler-Reeder pour la nomination
d'un HSSPF à Bruxelles (1942-1944). Troisième partie: Evolution d'octobre 1942 à octobre
1943", in Cahiers d'Histoire de la Seconde Guerre Mondiale, n°5, 1978, pp. 5-172.
576
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 876.
577
Ibid., pp. 876-878.
160
allemand. En effet, c’est suite aux entretiens de Rastenburg dont il s’agit, à présent, de
faire état, que cette structure voit le jour.
b)
Les rencontres de Rastenburg : un projet gouvernemental
Les entretiens de Rastenburg permettent aux chefs de la collaboration de rencontrer
Adolf Hitler et Joachim von Ribbentropp, entre le 28 août et le 1er septembre 1944578. Y
sont convoqués cinq anciens membres du gouvernement du régime de Vichy : Pierre
Laval, Marcel Déat, Fernand de Brinon, Joseph Darnand et Paul Marion. Si Pierre Laval
refuse de s’y rendre579, les quatre « ultras » de la collaboration, qu’il nomme « la clique de
Paris » et dont il a pu se plaindre des agissements en été 1944580, acceptent de faire le
voyage, rejoints quelques jours plus tard par Jacques Doriot581.
Le but de ces rencontres est, pour le gouvernement allemand, de former un
gouvernement national-révolutionnaire, si possible sous les auspices de Philippe Pétain,
comme le permet notamment de le constater le compte-rendu des entretiens établi par
Paul Otto Schmidt, interprète officiel de la Wilhelmstrasse (Ministère des affaires
étrangères du Reich)582. Ce projet ne peut se discuter que sous le contrôle effectif du chef
de l’Etat allemand, raison pour laquelle les négociations ont lieu dans les locaux du Grand
quartier général où il se terre depuis des semaines. Adolf Hitler convoque donc les
578
Mises à part les mentions de ces entretiens par l’ancien Président de la Haute Cour de
Justice Louis Noguères (La dernière étape Sigmaringen. Paris : Fayard, 1956, pp. 39-57) et
par Marcel Déat (Mémoires politiques, op. cit., pp. 883-890), plusieurs historiens français en
ont fait état, dont Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., pp. 81ss. et
Jean-Paul Brunet, Jacques Doriot, du communisme au fascisme, op. cit., pp. 463ss., suivant
les traces de l’historien allemand Dieter Wolf, Doriot, du Communisme à la Collaboration,
op. cit., pp. 399-406.
579
Pierre Laval refuse de se rendre à l’invitation d’Adolf Hitler car il est « placé par les
circonstances dans l’impossibilité morale d’aller au Quartier Général. Un tel voyage
apparaîtrait aux Français en contradiction avec l’attitude que j’ai adoptée et que je vous ai
fait connaître, et ils ne comprendraient pas à quel titre j’effectuerais le déplacement. » : in
Lettre de Pierre Laval à Adolf Hitler, chef de l’Etat Grand Allemand, de Belfort, le 25 août
1944 reproduite in Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 41.
580
Lettre de Walter Stucki à Marcel Pilet-Golaz de Vichy, le 26 juillet 1944, Arch. féd., E 2300
1000/716 Bd : 348.
581
Jean-Jacques Brunet, Jacques Doriot, du communisme au fascisme. op. cit., p. 463.
582
Série des comptes-rendus de Paul Otto Schmidt pour la période 1940-1944 : voir Henry
Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., p. 131 qui cite les Archives politiques des
affaires étrangères (PA AA Bonn (ex-RFA)), Aufzeichnungen 1940-1944, Bd : 11, RAM
Reichsaussenminister, - Ribbentrop 32/44 et suivants aujourd’hui Politisches Archiv des
Auswärtigen Amts (PA AA) de Berlin, RZ 248 Paul Otto Schmidt ; traduction officielle de M.
Dunan pour la Haute Cour de Justice, Arch. Nat., W 350, bordereau 102 ; voir de même
Procès Fernand de Brinon, Arch. Nat. 3 W 112.
161
Français dans la région du front de l'est, au sud-est de Königsberg, où se situe la
Wolfsschanze (littéralement « la tanière du loup »), près de Rastenburg583. Ces entretiens
permettent, par ailleurs, de constater que Hitler ne considère pas les Français qu’il convie
comme de simples prisonniers. Il permet à chacun d’exprimer ses vues et encourage la
création d’une entité officielle, certes sous l’autorité de son propre gouvernement, avec
laquelle il serait susceptible de traiter. On pourrait interpréter cette initiative comme
s’ancrant dans un projet de création d’un gouvernement satellite en cas de paix séparée
ou de retournement de situation avec victoire de l’Allemagne. Il semble, en effet, que le
Reich tienne à s’assurer de la collaboration active des Français déjà compromis par la
collaboration, dans le cas où il aurait besoin de les utiliser autrement que comme des
boucliers humains ou monnaie d’échange. Peut-être que l’une des motivations de cette
stratégie est-elle de maintenir un certain statu quo au sein des bâtiments industriels
germaniques dans lesquels travaillent nombre de travailleurs français, pour éviter que
l’annonce de la perte d’influence des anciens membres du régime de Vichy et de la
victoire des forces de résistance intérieure et extérieure ne provoque chez certains des
actes de rébellion. Ces rencontres permettent, en tout cas, de stimuler une effervescence
du côté des Français collaborateurs, ce qui questionne tout au moins Philippe Pétain et
Pierre Laval qui se maintiennent à l’écart.
Concrètement, le 28 août 1944, quand Joachim von Ribbentrop rencontre Fernand de
Brinon, il ne peut que se remémorer le rapport sur la situation en France que ce dernier a
fait parvenir à Adolf Hitler le 24 mai 1943584. Dans ce dernier, Fernand de Brinon,
Secrétaire d’Etat, ambassadeur délégué général du gouvernement français dans les
territoires occupés et co-dirigeant de la Légion des volontaires français, se présente
comme un fervent admirateur d’Adolf Hitler. Il y critique, en particulier, la mésentente
entre Philippe Pétain et Pierre Laval, dénonçant tant le conservatisme du premier que le
manque d’audace et l’antimilitarisme du second. Selon lui, l’homme politique qui se
démarque est Jacques Doriot, qui n’a toutefois pas la valeur d’un Adolf Hitler. Entre les
lignes, il se présente lui-même comme l’un de ces hommes volontaires, « convaincus et
583
Aujourd’hui Kętrzyn, en Pologne. Les premiers entretiens des 28, 29 et 31 août 1944
prennent place dans le train spécial de Ribbentrop, le Westfalen, ainsi qu’au château de
er
Steinort, tandis que le dernier, le 1 septembre 1944, a lieu dans le bunker d’Adolf Hitler.
584
Rapport de Fernand de Brinon sur la situation de la France fait à Paris le 17 mai 1943
adressé au Ministre de la Propagande Joseph Goebbels, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd :
9. Goebbels transmet ce rapport à Hitler le 7 juin 1943 : Lettre de transmission de Joseph
Goebbels à Adolf Hitler du 7 juin 1943, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
162
courageux », sur lesquels l’Allemagne pourrait s’appuyer585. Pendant un premier entretien
entre Joachim von Ribbentrop et Fernand de Brinon le 28 août 1944, Joachim von
Ribbentrop insiste sur le fait que, pour le Reich, il est prioritaire que soit formé un nouveau
gouvernement français avec lequel il pourrait s’entretenir et, qu’a priori, afin de respecter
les formes légales, il incombe à Philippe Pétain de nommer ce nouveau gouvernement. Si
Philippe Pétain se borne à représenter la souveraineté française sans décider de former
un nouveau gouvernement, il importe, quoi qu’il en soit, que ce gouvernement soit mis en
place même sans son assentiment préalable ; ce qui laisse la possibilité au chef de l’Etat
d’y souscrire a posteriori586. Lors d’un second entretien, Joseph Darnand insiste sur la
nécessité d’une délégation formelle préalable de Philippe Pétain, faute de quoi ses
miliciens « refuseront d’obéir à un gouvernement illégal ». Il met l’accent sur la stratégie
qui présente Fernand de Brinon comme détenteur de la légalité en qualité de Délégué
pour les territoires occupés désigné de manière régulière par Philippe Pétain, afin de
former un gouvernement français provisoire. Joachim von Ribbentrop fait part de ses
doutes, car Fernand de Brinon étant clairement opposé à Philippe Pétain et Pierre Laval,
il lui sera difficile de faire reconnaître sa légitimité587. C’est pourtant le raisonnement des
collaborationnistes français qui sera déterminant quant à la suite des évènements. Lors
d’une troisième rencontre le même jour, face à Marcel Déat et Paul Marion, Joachim von
Ribbentrop avance un argument essentiel selon lequel la légalité tant de l’Etat que du
gouvernement du régime de Vichy n’est entendue qu’en tant que façade et non comme
une légalité pleine et entière : pour le Reich, c’est la présence symbolique de Philippe
Pétain qui est retenue, le nouveau gouvernement ne devant que se réclamer de sa
légalité formelle588.
Le 29 août 1944, Joachim von Ribbentrop, Otto Abetz et le Gauleiter d’Alsace Joseph
Bürckel rencontrent finalement Jacques Doriot. Ce dernier est celui qu’Adolf Hitler,
Joachim von Ribbentrop et Joseph Goebbels considèrent depuis des mois comme
585
Dans une note rédigée par le Ministère de la Propagande nazie à l’attention de Goebbels
transmettant ledit rapport, Fernand de Brinon est décrit comme « l’un des amis les plus sûrs
de l’Allemagne », notamment en sa qualité avant-guerre de Vice-Président du « Comité
France-Allemagne » : in Note du Ministère de la Progagande à son Ministre Joseph
Goebbels concernant l’affaire de Brinon, de Berlin, le 24 mai 1943, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9.
586
Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., p. 131 : Politisches Archiv des
Auswärtigen Amts (PA AA) de Berlin, RZ 248 Paul Otto Schmidt - Reichsaussenminister
Ribbentrop 32/44.
587
Ibid. : Politisches Archiv des Auswärtigen Amts (PA AA) de Berlin, RZ 248 Paul Otto
Schmidt - Reichsaussenminister Ribbentrop 33/44.
588
Ibid. : Politisches Archiv des Auswärtigen Amts (PA AA) de Berlin, RZ 248 Paul Otto
Schmidt - Reichsaussenminister Ribbentrop 34/44.
163
l’homme de la situation, plus utile à leurs yeux que Pierre Laval589. Jacques Doriot tente
de faire preuve de pertinence politique, comprenant que, dorénavant, la donne politicoinstitutionnelle est différente car les Français ne soutiennent plus le régime de Vichy. Il
tente, dès lors, de balayer la question de la légalité, partant du principe que Philippe
Pétain est déchu depuis son message du 20 août 1944 (rejoint dans son opinion par
Joseph Bürckel). Prenant la posture d’un homme d’Etat révolutionnaire, il prône que le
récent accès au pouvoir de la France Libre affranchit la création d’un nouvel organe
gouvernemental des anciennes normes constitutionnelles590. Quand Jacques Doriot et
Joachim von Ribbentrop se retrouvent seuls lors d’un second entretien, le Ministre
allemand, toujours soucieux de préserver les apparences de la légalité, lui impose
néanmoins le projet de la création d’une Délégation provisoire sous la présidence de
Fernand de Brinon pour la gestion des affaires courantes et administratives. Pour
Joachim von Ribbentrop, Jacques Doriot, qui mobiliserait les militants et réorganiserait le
P.P.F., serait nommé délégué politique à la propagande. La Délégation comprendrait
Fernand de Brinon, Jean Bichelonne, Joseph Darnand, Marcel Déat, Abel Bonnard et
Paul Marion et serait consacrée par Philippe Pétain, qui, à terme, devrait accepter la
constitution d’« un gouvernement français légal et révolutionnaire », destiné à être dirigé
par Jacques Doriot591. Lors de l’entretien du 31 août 1944, c’est bien le projet de créer
une Délégation provisoire présidée par Fernand de Brinon, Philippe Pétain demeurant à
son poste de caution symbolique et formelle, qui l’emporte592. Joachim von Ribbentrop
résume en quelques mots : « On a besoin du vieux Maréchal, en tout cas, comme portedrapeau »593. En effet, quand Adolf Hitler entre en scène le 1er septembre 1944 face à
Jacques Doriot, Fernand de Brinon, Marcel Déat, Joseph Darnand et Paul Marion dans
son bunker de la Wolfsschanze, il appelle de ses vœux un nouveau gouvernement
français formé sous l’égide de Philippe Pétain. Adolf Hitler insiste sur le fait que les
gouvernements tirent une certaine autorité d’être couverts par la légalité, rappelant que la
délégation que lui a confiée Paul von Hindenburg lui a permis de poursuivre ses buts
589
Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la Collaboration. France :
Fayard, 2001, p. 641.
590
Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., p. 131 : Politisches Archiv des
Auswärtigen Amts (PA AA) de Berlin, RZ 248 Paul Otto Schmidt - Reichsaussenminister
Ribbentrop 35/44.
591
Ibid. : Politisches Archiv des Auswärtigen Amts (PA AA) de Berlin, RZ 248 Paul Otto
Schmidt - Reichsaussenminister Ribbentrop 35a/44. Doriot échoue à imposer sa vision de
constituer un gouvernement révolutionnaire présidé par lui-même, soutenu par des forces
armées françaises (membres français de la L.V.F. et de la Waffen-S.S sous une direction
commune) et opérant une active propagande antibolchévique.
592
Ibid. : Politisches Archiv des Auswärtigen Amts (PA AA) de Berlin, RZ 248 Paul Otto
Schmidt - Reichsaussenminister Ribbentrop 36/44.
593
Dieter Wolf, Doriot, du Communisme à la Collaboration, op. cit., p. 405.
164
cachés sans être encombré d’objections juridiques. En conclusion, Fernand de Brinon
s’engage à persuader Philippe Pétain de lui déléguer le pouvoir à très court terme et à
former une Délégation avec d’anciens ministres du régime de Vichy pour les affaires
courantes, afin de permettre la naissance in fine d’un gouvernement Doriot, si possible
avec le soutien de Philippe Pétain594. Toutefois, de retour à Belfort, Fernand de Brinon
met certains aspects de son engagement de côté, tout à son avantage, comme nous
allons l’aborder dans le paragraphe suivant.
c)
La Délégation française pour la défense des intérêts nationaux
Le 4 septembre 1944, les troupes alliées ne cessent de progresser sur le terrain et,
comme nous le verrons, les responsables de la France Libre parviennent à asseoir leur
autorité dans les territoires libérés de l’occupation allemande. L’entourage de Philippe
Pétain et de Pierre Laval ne peut manquer de les en informer. Or, sans même avoir
entendu le compte-rendu des entretiens de Rastenburg, c’est le jour que choisit Philippe
Pétain pour demander à Pierre Laval de lui présenter sa démission, sans prendre garde à
ce que sa démarche implique quant à la reprise de ses fonctions :
« […] Lorsque je suis arrivé à Belfort, vous m’avez fait savoir que vous
aviez suspendu vos fonctions. Vous m’avez appris, d’autre part, que
certains membres du gouvernement partaient pour l’Allemagne et vous
m’avez fait part de vos craintes de voir se constituer un nouveau
gouvernement que je ne pourrais accepter et auquel vous refuseriez
votre collaboration.
Je vous ai approuvé quand vous m’avez proposé de ne rien faire qui
puisse laisser place à cette combinaison.
Mais aujourd’hui, une telle perspective devient invraisemblable, étant
donné l’évolution rapide de la situation militaire. Tout se passe comme si
le Commandement allemand avait, d’ores et déjà, décidé d’évacuer la
totalité du territoire français. Dans cette éventualité, un gouvernement
quelconque ne saurait trouver aucun support territorial et, par la suite,
aucune raison d’être. D’autre part, les membres du gouvernement sont
dispersés, certains d’entre eux arrêtés, aucun ne peut exercer les
devoirs de sa charge.
Cette situation ne saurait se prolonger. Il est indispensable de dissiper
toute équivoque.
Je ne vois qu’un moyen d’y parvenir : c’est de vous prier de bien vouloir
me remettre la démission du gouvernement que vous présidez, comme
vous me l’aviez vous-même précédemment proposé. »595
594
Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., p. 131 : Politisches Archiv des
Auswärtigen Amts (PA AA) de Berlin, RZ 248 Paul Otto Schmidt - Reichsaussenminister
Ribbentrop 73/44.
595
Lettre de Philippe Pétain à Pierre Laval, de Morvillars, le 4 septembre 1944 reproduite in
Louis Noguères, La dernière étape, Sigmaringen, op. cit., p. 67.
165
Cette requête se heurte à un refus sans ambiguïté de Pierre Laval, qui répondra, non
sans ironie, le 6 septembre 1944 :
« […] Les événements militaires sont tels que ma démission est
devenue sans objet. Parti de Paris sous la contrainte allemande, j’ai
déclaré alors que je cessais l’exercice de mes fonctions. […] N’ayant
plus de support territorial français, comme vous le dites vous-même
dans votre lettre, mon rôle de chef de gouvernement est donc devenu
sans objet. Vous avez adopté la même attitude. Ma démission, dans ces
conditions, constituerait, de ma part, un acte de gouvernement que vous
ne pourriez enregistrer, puisque vous avez, vous-même, renoncé à
l’exercice de vos fonctions de chef de l’Etat. La situation actuelle est
claire, plus nette encore qu’une démission qui ne pourrait d’ailleurs être
l’objet d’aucune publication au Journal Officiel… »596
La vaine démarche de Philippe Pétain semble motivée par une nouvelle tentative de sa
part de démontrer sa bonne foi à la France Libre et aux Alliés. Sans même avoir reçu la
réponse de Pierre Laval, dont il peut prévoir la teneur, il va tenter de renouveler
l’expérience le jour-même, quand Fernand de Brinon lui offre l’occasion de faire preuve de
son intérêt pour la sauvegarde de la vie des nombreux internés et déportés civils français
en Allemagne.
En effet, de retour à Belfort, Fernand de Brinon rapporte sa version des rencontres de
Rastenburg au Général Victor Debeney, pour que ce dernier la communique à Philippe
Pétain597. On ne peut manquer de relever que le compte-rendu verbal qu’effectue
Fernand de Brinon est partiel et partial : il attire surtout l’attention de Philippe Pétain sur le
fait qu’Adolf Hitler est « soucieux de la "légalité", et que, pour lui, la légalité c’est le
Maréchal » et qu’il désire « pouvoir trouver en liaison, et par entente avec le Maréchal, un
moyen de sauvegarder les intérêts français en Allemagne, "prisonniers, travailleurs et
internés ainsi que l’intégralité territoriale française" »598. Ainsi, il ne mentionne ni
délégation de pouvoir, ni gouvernement Doriot. La réaction de Philippe Pétain est a priori
conforme à sa position de principe de ne plus émettre d’acte de gouvernement, car il
répond par une note verbale en date du 6 septembre 1944 indiquant qu’il n’est pas
question d’opérer une délégation de pouvoirs. Toutefois, et le geste est d’importance, il
596
Lettre de Pierre Laval à Philippe Pétain, le 6 septembre 1944, reproduite in Louis Noguères,
La dernière étape, Sigmaringen, op. cit., p. 68.
597
Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., 108ss. ; Gilbert Joseph, Fernand
de Brinon, l’aristocrate de la collaboration, op. cit., p. 507. Philippe Pétain refuse en effet de
recevoir directement Fernand de Brinon, comme le relève Herbert R. Lottman, Pétain, op.
cit., p. 526.
598
Compte-rendu du général Victor Debeney suite au retour de Fernand de Brinon du 4
septembre 1944, reproduite in Louis Noguères, La dernière étape, Sigmaringen, op. cit.,
p. 73.
166
n’hésite pas à préciser explicitement qu’il ne s’oppose pas à l’action de Fernand de Brinon
puisqu’il l’a déjà chargé de certaines fonctions. En effet, la courte note précise comme
suit :
« Le 20 août dernier, le Maréchal a déclaré solennellement qu’il cessait
d’exercer ses fonctions de chef de l’Etat. Il ne lui est donc plus possible
d’étendre les pouvoirs de qui que ce soit. Cependant, étant donné
l’importance des intérêts en cause, le Maréchal ne fait pas d’objection à
ce que M. de Brinon continue à s’occuper des questions dont il était
chargé en ce qui concerne les internés civils. »599
A ce stade, il est important de souligner plusieurs éléments. Tout d’abord, la position de
Philippe Pétain s’appuie sur un fait erroné : Fernand de Brinon n’a jamais été chargé du
dossier des internés ni des déportés civils français. Il a été nommé Délégué général du
gouvernement français dans les territoires occupés en novembre 1940, soit bien avant le
franchissement de la ligne de démarcation600. Philippe Pétain est-il manifestement induit
en erreur ou est-on face, ici, à un signe de confusion mentale ? Autre hypothèse : laisse-til délibérément l’avantage à Fernand de Brinon, permettant par là qu’il suive de près le
sort des prisonniers civils français en Allemagne601 ? Il est possible, après tout, que
Philippe Pétain cherche aussi, sans trop se compromettre, à ce que le projet conçu à
Rastenburg tel qu’il l’a compris soit relativement conforme à l’ordre juridique interne pour
lui donner une chance de voir le jour. Deux arguments, à nos yeux, vont dans le sens de
cette interprétation. D’abord, en donnant l’assurance, ne serait-ce que verbalement, qu’il
ne s’opposerait pas à ce que Fernand de Brinon soit chargé des affaires des civils
internés et déportés en Allemagne, Philippe Pétain, sans se déclarer dans la capacité
d’exercer de nouveau ses fonctions et ainsi sans émettre d’acte officiel, permet à Fernand
de Brinon de s’en charger, même si la délégation est nouvelle : si Philippe Pétain n’est
pas un proche de Fernand de Brinon, il est néanmoins notoire qu’il se soucie du sort des
nombreux Français en Allemagne602. Ensuite, si Philippe Pétain ne donne audience ni aux
envoyés du Reich ni aux chefs de la collaboration, il se tient informé des évènements
récents et ne peut que savoir que ses rares communications verbales seront remarquées.
599
Note de Philippe Pétain à Fernand de Brinon du 6 septembre 1944, reproduite in Louis
Noguères, La dernière étape, Sigmaringen, op. cit., pp. 79-80.
600
Cf. papiers personnels de Fernand de Brinon : Arch. Nat. 411AP.
601
Henry Rousso suppose que, malgré les efforts de Bernard Ménétrel pour que Philippe
Pétain conserve sa réserve, ce dernier agit de son propre chef : in Henry Rousso, Pétain et
la fin de la collaboration, op. cit., p. 111. Louis Noguères convient, de son côté, que Philippe
Pétain (qui, selon lui, était coutumier du fait) est influencé en dernier lieu par un autre
conseiller qu’il n’identifie pas : Louis Noguères, La dernière étape, Sigmaringen, op. cit., p.
79.
602
Voir les messages de Philippe Pétain, notamment celui du 24 décembre 1941, in Philippe
Pétain, Messages d'outre-tombe du maréchal Pétain : textes officiels, ignorés ou méconnus,
consignes secrètes. Paris : Nouvelles Editions Latines, 1983, p. 162.
167
Son geste, s’il est insuffisant à convaincre en droit, a donc un fort impact politique comme
il pouvait s’y attendre : Fernand de Brinon ne s’y méprend pas et considère que son
action, à ce stade, est légitimée par Philippe Pétain. Fernand de Brinon se crée là une
opportunité de fonder une Délégation gouvernementale pour la défense des intérêts
français en Allemagne. Marcel Déat, Eugène Bridoux, Jean Luchaire et Joseph Darnand
acceptent d’être membres actifs de cette entité603. Fernand de Brinon prend donc
l’avantage sur Jacques Doriot : il n’est plus question d’un gouvernement dirigé par le chef
du P.P.F.604. La Délégation est créée à temps605 : tôt le lendemain, le 7 septembre 1944,
alors que la division blindée de Jean de Lattre entre dans Dijon, un convoi transporte
Philippe Pétain et sa suite en direction de l’Allemagne du sud606. Lors de son départ,
Philippe Pétain remet une dernière protestation devant le fait de se voir emmener en
captivité hors du territoire français607. Le 8 septembre 1944, les autres personnalités du
régime de Vichy les suivent, quittant le territoire français.
C – Un exécutif remplacé : un coup d’Etat régularisé
Dans les faits, les représentants du gouvernement provisoire de la France Libre ne se
heurtent de front ni aux autorités d’occupation ni à l’administration du régime de Vichy,
ces dernières s’effaçant devant l’avancée des armées de libération du territoire608. Dès le
603
Gilbert Joseph, Fernand de Brinon, l’aristocrate de la collaboration, op. cit., p. 508.
604
Comme l’atteste le compte-rendu écrit que rédige le général Victor Debeney après son
entretien avec Fernand de Brinon, retranscrit in Louis Noguères, La dernière étape,
Sigmaringen, op. cit., pp. 72ss.
605
Communiqué de Belfort, Office français d’information, Arch. Nat., Archives de la Justice
militaire, Dossier Otto Abetz JM/Ab, Papiers Renthe-Fink.
606
Note interne du 13 septembre 1944 au Conseiller fédéral Eduard von Steiger, chef du
Département fédéral de justice et police, E 2300 1000/716 Bd : 348 ; dans le même temps,
la presse suisse s’en fait l’écho : Tribune de Genève du 13 septembre 1944, Arch. féd., E
2300 10000/716 Bd : 348. Dès le 3 septembre 1944, un ordre de Ribbentrop parvient à Otto
Abetz précisant la nécessité du départ en raison de la situation militaire : Gilbert Joseph,
Fernand de Brinon, l’aristocrate de la collaboration, op. cit., p. 506 ; Ordre de Ribbentrop du
3 septembre 1944, Arch. Nat., Archives de la Justice militaire, Dossier Otto Abetz JM/Ab,
Papiers Renthe-Fink.
607
Protestation de Philippe Pétain à Monsieur le Chef de l’Etat Grand Allemand, de Morvillars,
le 7 septembre 1944, retranscrite in Louis Noguères, La dernière étape, Sigmaringen, op.
cit., p. 85.
608
« Vichy s’est évanoui, comme le chat de Lewis Carroll, mais sans même laisser une trace…
Inutile de vous dire que la question de savoir si le gouvernement de Gaulle est "accepté" ne
se pose même pas ! » : in Télégramme de Cran Brinton, membre d’une commission de
l’O.S.S. en France, à Washington, fin août 1944, cité in Jean Lacouture, De Gaulle. Le
politique 1944-1959. Paris : Seuil, t. 2, 1985, p. 33.
168
6 juin 1944, l’activisme des Commissaires de la République impose sur le terrain le
pouvoir de fait de la France Libre en métropole, prenant le pas sur l’organisation des
officiers d’administration américains et britanniques. L’effectivité de la mise en place de
l’administration publique de transition en France ainsi que les témoignages de la
popularité de Charles de Gaulle à chacune de ses apparitions publiques participent à
convaincre les Alliés de laisser à la France Libre la mainmise sur l’administration civile le
12 juillet 1944609. Sur le plan interne, la France Libre recompose les institutions (a) et, sur
le plan diplomatique, obtient la reconnaissance de droit comme gouvernement provisoire
de l’Etat français, près de deux mois après sa prise de Paris (b), contribuant à la
campagne de l’est de la France (c).
a)
L’autorité de fait du gouvernement provisoire gaulliste
L’établissement de l’autorité du gouvernement provisoire gaulliste sur les territoires libérés
de l’occupation allemande est grandement facilité par le fait que le régime de Vichy n’est
plus en mesure d’assumer son rôle. Sans moyens de pression gouvernementaux,
l’administration publique du régime laisse le champ libre à l’action des Commissaires de
la République qui imposent leur influence.
Concrètement, après la déclaration d’un état insurrectionnel par les F.F.I. le 19 août 1944,
un accord de trêve est signé le 20 août 1944 à Paris entre le Général Dietrich von
Choltitz610 et les membres de la France Libre. Cet accord permet à la Wehrmacht
d’évacuer Paris malgré les échauffourées entre les S.S. et la guérilla communiste sur le
terrain611. La libération de Paris a lieu les 24 et 25 août 1944, les forces des Alliés
permettant à Charles de Gaulle d’y installer son gouvernement provisoire le 31 août
609
Jean-Baptiste Duroselle, "Le dernier « calvaire » du général de Gaulle en 1944. Les
« accords de débarquement »", op. cit., pp. 1021-1033.
610
Le Gérant du Consulat de Suisse à Paris, René Naville, au chef de la Division des affaires
étrangères du Département politique fédéral, Pierre Bonna, Paris, le 4 septembre 1944,
Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), annexe du n°222 et E
2300 1000/716 Bd : 348. Le rapport indique qu’il s’agit du « Général von Schochlitz », mais il
s’agit en réalité du général allemand, gouverneur militaire de Paris, Dietrich von Choltitz
(« nom mal orthographié par R. Naville » comme l’indique l’Index des noms des personnes,
in Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), J, p. 1182).
611
Grâce notamment à l’intervention du Consul suédois Raoul Nordling : Le Gérant du Consulat
de Suisse à Paris, René Naville, au chef de la Division des affaires étrangères du
Département politique fédéral, Pierre Bonna, Paris, le 22 août 1944, Arch. féd., Documents
diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), E 2300 Paris / 98 (206) ; voir de même Walter
Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., p. 136.
169
1944612. Conformément à sa position de principe, ce dernier se pose en représentant de
la République française :
« J’entre dans le bureau de Préfet de la Seine. Marcel Flouret m’y
présente les principaux fonctionnaires de son administration. Comme je
me dispose à partir, Georges Bidault s’écrie : « Mon général ! Voici,
autour de vous, le Conseil National de la Résistance et le Comité
parisien de la libération. Nous vous demandons de proclamer
solennellement la République devant le peuple ici rassemblé ». Je
réponds : « La République n’a jamais cessé d’être. La France Libre, la
France Combattante, le Comité français de libération nationale l’ont tour
à tour, incorporée. Vichy fut toujours et demeure nul et non avenu. Moimême suis le président du gouvernement de la République française.
Pourquoi irais-je la proclamer ? » »613
Charles de Gaulle, au titre de chef du Gouvernement provisoire de la République
française, assume dès lors les prérogatives du pouvoir exécutif614 pendant quatorze mois
jusqu’à la mise en place du double référendum sur la question des institutions du 21
octobre 1945615. Progressivement, les légations de France à l’étranger s’en remettent à
Charles de Gaulle pour prendre leurs dispositions616. Charles de Gaulle relève que
plusieurs diplomates, mais aussi des fonctionnaires, des militaires et des publicistes
l’approchent et tentent de se justifier, à l’instar du Président de la IIIème République Albert
Lebrun qui, d’après lui, lui déclare le 11 octobre 1944 :
612
Concernant la libération de Paris, voir en particulier : Raymond Massiet, La préparation de
l'insurrection et la bataille de Paris : avec les documents officiels de l'état-major clandestin
des FFI. Paris : Payot, 1945 ; Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre
mondiale, t. 6 - Triomphe et Tragédie, v. 1 - La victoire 6 juin 1944 – 3 février 1945. Paris :
Plon, 1953, pp. 35-36 ; Emmanuel d'Astier de la Vigerie, De la chute à la libération de Paris :
25 août 1944. Paris : Gallimard, 1965 ; Francis Crémieux et André Carrel, La vérité sur la
libération de Paris. Paris : Belfond, 1971 ; Henri Michel, La libération de Paris : 1944.
Bruxelles : Complexe, 1980 ; Olivier Wievorka, Histoire du débarquement en Normandie :
des origines à la libération de Paris (1941-1944). Paris : Seuil, 2007 ; Jean-François
Muracciole, La libération de Paris : 19-26 août 1944. Paris : Tallandier, 2013.
613
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., pp. 570ss.
614
Exerçant un pouvoir « présidentiel ou même autoritaire, plutôt que parlementaire » : in JeanJacques Chevallier et Gérard Conac, Histoire des institutions et des régimes politiques de la
France, de 1789 à nos jours, op. cit., p. 502.
615
Réalisant là le vœu de la France Libre à la fin de 1943 : « Personne, bien entendu,
n’imaginait que le Maréchal et son « gouvernement » fissent autre chose que disparaître. » :
in Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 418. Voir notamment : Georgette
ème
République. t.1 : La République des illusions (1945-1951). Paris :
Elgey, Histoire de la IV
Fayard, 1993.
616
A l’instar de l’ambassadeur français à Ankara s’adressant au chef du gouvernement
provisoire à Paris : « Sur le territoire français libéré de l’occupation allemande vous exercez
la seule autorité constituée. Je viens donc mettre mon poste à votre disposition et vous
demander des instructions urgentes » : in Télégramme de l’ambassadeur de France en
Turquie M. Bergery du 25 août 1944 à Charles de Gaulle, cité in La République du 28 août
1944, Archives nationales de Grande-Bretagne, Londres, FO 660/117 C 301679.
170
« J’ai toujours été, je suis, me déclara le Président, en plein accord avec
ce que vous faites. Sans vous, tout était perdu. Grâce à vous, tout peut
être sauvé. Personnellement, je ne saurais me manifester d’aucune
manière, sauf toutefois par cette visite que je vous prie de faire publier. Il
est vrai que, formellement, je n’ai jamais donné ma démission. A qui
d’ailleurs, l’aurais-je remise, puisqu’il n’existait plus d’Assemblée
nationale qualifiée pour me remplacer ? Mais je tiens à attester que je
vous suis tout acquis. »617
Il est patent que la France Libre fait reconnaître aisément son autorité par les Français sur
le terrain ; les Commissaires de la République destituent et prennent la place des
autorités territoriales fidèles au régime de Vichy sans que la population civile proteste618.
Sur le plan monétaire, alors que les soldats alliés étaient munis de billets émis sans
référence au Trésor public français lors de la Libération, les administrateurs civils alliés
acceptent sur le terrain que la devise française soit émise sur les territoires libérés619. Le
gouvernement provisoire a donc compétence de battre monnaie et fait reconnaître cet
élément de souveraineté620.
617
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 608 et note 24 p. 1323. Suite à
quoi, Charles de Gaulle conclut : « Au fond, comme chef d’Etat, deux choses lui avaient
manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un Etat. » : in Ibid., p. 609.
618
Pour plus d’information, voir Harry L. Coles et Albert K. Weinberg, "Civil Affairs : Soldiers
Become Governors. Washington : Center of Military History United States Army", 1964,
consulté
sur
http://webdoc.sub.gwdg.de/ebook/p/2005/CMH_2/www.army.mil/cmhpg/books/wwii/civaff le 14 décembre 2015. A ce propos, Novick relève la remarque du
brigadier Lewis, officier supérieur des affaires civiles de la seconde armée britannique, qui
décrit la réaction des Alliés à la prise du pouvoir par les gaullistes en Normandie comme
équivalant « quasiment à un coup d’Etat » : in Peter Novick, L’épuration française 19441949, op. cit., p. 121.
619
Jérôme Blanc, "Pouvoirs et monnaie durant la Seconde Guerre mondiale en France : la
monnaie subordonnée au politique", contribution au colloque International conference on
War, Money and Finance, Monetary and Financial Structures : The Impact of Political
Unrests and Wars, Economix, Juin 2008, Nanterre, consulté sur https://halshs.archivesouvertes.fr/halshs-00652826/document le 31 août 2015 ; voir de même Régine Torrent, La
France américaine. Controverses de la Libération, op. cit., pp. 196-221 et Jean-Baptiste
Duroselle, "Le dernier « calvaire » du général de Gaulle en 1944. Les « accords de
débarquement »", op. cit., pp. 1021-1033. Concernant la question de francs métropolitains et
de leur taux de change, voir en outre : Nerin E. Gun, Les secrets des archives américaines.
t.1 : Pétain – Laval - de Gaulle. Paris : A. Michel, 1979, pp. 397-398 ; Jean-Guy Mérigot et
Paul Coulbois, "Le problème monétaire français depuis la fin du deuxième conflit mondial",
Revue économique, vol. 1, n°3, 1950, pp. 259-277.
620
Le 12 juin 1944 à Londres, François Coulet est nommé Commissaire régional de la
République par de Gaulle. Le 14 juin, il accompagne de Gaulle en Normandie, alourdi par 25
millions de francs français pour payer les fonctionnaires français à la fin du mois et se
substituer ainsi aux finances de l’administration de Vichy. Il témoigne : « Les Alliés, eux,
avaient […] fait imprimer aux Etats-Unis d’extraordinaires billets de banque […] et qui
étaient exactement du modèle du green bank, du dollar américain, le billet de 1 dollar, vert,
dans le même papier, sans aucune signature du trésorier, du Ministre des finances, de qui
que ce soit, et derrière un petit drapeau tricolore. C’était une offense impardonnable aux
yeux du général de Gaulle faite à la souveraineté de la France que d’introduire sur le sol
français cette monnaie en fait étrangère mais prétendument française. » : Déclaration de
François Coulet, in Des Hommes Libres, film de Daniel Rondeau et Alain Ferrari, op. cit.,
171
En outre, l’édiction de ses propres normes permet au gouvernement provisoire de la
France Libre de régulariser sa situation en ce qui concerne le droit interne français.
Effectivement, après avoir édicté un ordre juridique d’exception, tirant des conséquences
juridiques sans disposer d’aucun mandat ni habilitation à émettre des normes reconnues
par le système juridique interne et, suspendant notamment les lois constitutionnelles de
1875, la France Libre émet nombre d’actes de souveraineté en tant qu’autorité de fait621.
Avec un « gouvernement de structure autoritaire et d’esprit démocratique »622, la France
Libre envisage de rétablir une constitutionnalité républicaine en s’affranchissant des lois
constitutionnelles de 1875 par l’ordonnance du 21 avril 1944623. Marcel-François Astier,
sénateur radical-socialiste membre de l’Assemblée consultative provisoire de la France
Libre, déclare pourtant que les moyens utilisés par la France Libre pour aboutir à
l’abrogation de ces lois signifient un « coup d’Etat » juridique usurpant le pouvoir
constituant624. Ce projet de rupture avec l’ordre juridique de la IIIème République sera
réalisé par le biais de l’application d’une norme postérieure, celle de l’ordonnance du 17
août 1945 qui permettra l’adoption de la loi constitutionnelle du 2 novembre 1945 réalisant
DVD2, 1 : 37. Cette anecdote n’est pas sans rappeler le témoignage de Raymond Aubrac,
autre Commissaire de la République, qui se souvient qu’on lui remet à Marseille « un
immense et lourd sac de pommes de terre contenant dix millions de francs en coupures
diverses, pour le cas où les Allemands auraient détruit les billets de
banque […] heureusement il n’en fut rien » : in Raymond Aubrac, Où la mémoire s’attarde.
Paris : Odile Jacob, 1996, p. 125.
621
A ce propos, voir l’étude Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France (19401945), op. cit., pp. 419-434.
622
Georges Burdeau, Manuel de droit constitutionnel. Paris : LDGJ, 5
623
Pour la participation de la résistance intérieure, voir en particulier : René Hostache,
ème
"L'organisation de la résistance au printemps de 1944", in Comité d'histoire de la 2
guerre
mondiale, La Libération de la France : actes du colloque international tenu à Paris du 28 au
31 octobre 1974. Paris : éd. du CNRS, 1976, pp. 376-449 ; Jacques Debû-Bridel, De Gaulle
et le CNR. Paris : Éditions France-Empire, 1978 ; Diane de Bellescize, Les neuf sages de la
Résistance. Le comité général d'études dans la clandestinité. Paris : Plon, 1979 ; François
Bédarida et Jean-Pierre Azéma [Dir.], Jean Moulin et le Conseil National de la Résistance :
études et témoignages. Paris : éd. du CNRS, 1983 ; Pierre-Henri Teitgen, Faites entrer le
ème
République. Rennes : Ouest-France,
témoin suivant, 1940-1958. De la Résistance à la V
1988 ; Laurent Ducerf, "Le CGE face à l'épuration", in Jacqueline Sainclivier et Christian
Bougeard [Dir.], La Résistance et les Français : Enjeux stratégiques et environnement
social : actes du colloque international "La Résistance et les Français : le poids de la
er
stratégie, Résistance et société" : 29-30 septembre-1 octobre 1994. France : Presses
universitaires de Rennes, 1995.
624
« Si l’Assemblée le vote, elle aura fait son premier coup d’Etat et la voie sera ouverte au
fascisme » : in intervention de Marcel-François Astier, Séance du 22 mars 1944 à Alger,
Assemblée consultative provisoire, organisation des pouvoirs publics en France libérée,
Commission de réforme de l’Etat et de législation, Arch. Nat., Fonds René Cassin, AN 382
AP 72.
172
ème
éd., 1947, p. 206.
par là une « véritable révolution juridique » par rapport à l’ordre normatif de la IIIème
République625.
Comme nous l’observons, la construction institutionnelle et, plus largement, juridique de la
France Libre est centralisatrice et unitaire. Nous identifions de nouveau là l’aspect
statocratique vertical de la conception gaulliste de l’Etat : l’Etat, incarné par son chef,
transcende
la
société.
L’Etat
n’est
pas
l’aboutissement
d’un
processus
d’institutionnalisation démocratique, mais est matérialisé par un pouvoir exécutif qui opère
les réformes. Hormis notamment les lois dites « portant statut des Juifs », la majeure
partie des lois et décrets pris sous Vichy reste en vigueur, conformément à l’ordonnance
du 9 août 1944. Retenons en particulier que la loi du 14 septembre 1941 relative à l’état
de siège n’est pas abrogée par le rétablissement de la légalité républicaine : au contraire,
les Commissaires régionaux de la République exercent au quotidien « un état de siège
civil »626. Dotés de pouvoirs exceptionnels jusqu’en octobre 1945, ils concentrent en leurs
mains les fonctions exécutives, législatives et juridictionnelles627. Avant qu’elles ne
puissent exercer les pouvoirs de police et de justice, les juridictions civiles d’exception
confient aux tribunaux militaires et aux cours martiales le soin d’effectuer une épuration
judiciaire, sans cependant pouvoir empêcher nombre d’exactions extra-judiciaires628.
Cette épuration judiciaire et administrative629, « fruit d’une volonté de renouvellement »630,
625
Emmanuel Cartier, La transition constitutionnelle en France (1940-1945), op. cit., p. 486.
626
Anne Simonin, Le déshonneur de la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, op.
cit., p. 388. En témoigne le document secret de la légation de suisse en France concernant
l’état de siège à Vichy dès le 28 août 1944 : cf. L’attaché militaire et de l’Air près la légation
de Suisse à Vichy, Richard de Blonay, au Sous-Chef de l’Etat-Major Général de l’Armée,
Chef du groupe Ib, Commandement de l’armée en campagne, Vichy le 30 août 1944, Arch.
féd., E 27/9965 Bd : 2-7.
627
Trois éléments permettent ce changement : la levée de l’état de siège le 12 octobre 1945,
l’élection de l’Assemblée nationale constituante le 21 octobre 1945 et la limitation des
pouvoirs des Commissaires de la République par l’ordonnance du 24 octobre 1945 (Journal
officiel de la République française, 25 octobre 1945, p. 6887). Le corps administratif des
Commissaires de la République sera supprimé par la loi du 26 mars 1946 : voir Anne
Simonin, Le déshonneur de la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, op. cit.,
p. 387, citant notamment Pierre Doueil, L’Administration locale à l’épreuve de la guerre
(1939-1949). Paris : Librairie du Recueil Sirey, 1950, pp. 52ss.
628
Concernant l’épuration, voir : Emile Garçon [Dir.], Code pénal annoté, Nouvelle édition par
Rousselet, Patin et Ancel. Paris : Sirey, 1952, t. 1, pp. 244-414 ; Peter Novick, L’épuration
française 1944-1949, op. cit., pp. 229ss. ; Jean-Pierre Rioux, "L'épuration en France (19441945)", L'Histoire, octobre 1978, n°5, pp. 24-38 ; Marcel Baudot, "L’épuration : bilan chiffré",
Bulletin de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, n°25, septembre 1986, p. 42 ; Henry
Rousso, "L’épuration en France. Une histoire inachevée", Vingtième Siècle, n°33, janviermars 1992, pp. 78-105.
629
Voir notamment : Raymond Aubrac, "L’épuration judiciaire", Jacques Chevallier, "L’épuration
au Conseil d’Etat", Etienne Burin des Roziers, "L’administration des Affaires étrangères",
Marc Watin-Augouard, "La gendarmerie et le rétablissement de la légalité républicaine",
Jean-Marc Berlière, "L’épuration dans la police", François Rouquet, "Libération et épuration
173
est complétée par un droit pénal transitoire répressif et discriminatoire, axé sur une
dichotomie distinguant citoyens dignes et indignes à effet rétroactif : c’est l’objet de
l’ordonnance relative à la répression des faits de collaboration du 26 juin 1944631 et,
surtout, de l’ordonnance instituant l’indignité nationale du 26 août 1944632. Par voie de
conséquence, l’administration du gouvernement provisoire émet dès le 8 septembre 1944
plusieurs mandats d’arrêts, en particulier contre Philippe Pétain et Pierre Laval633.
Sur le plan interne, l’autorité du gouvernement provisoire de la France Libre progresse
malgré les tentatives de résistance d’autorités locales ainsi que de mouvements politiques
et armés, notamment communistes634. Il ne reste plus à l’entité gaulliste qu’à obtenir la
reconnaissance de son autorité en droit international :
« On nous considérait, au fond, comme un gouvernement. Seulement,
on nous considérait en fait. Maintenant, en droit, beaucoup de choses
étaient à conquérir. »635
au Ministère des PTT", in Fondation Charles de Gaulle, Le rétablissement de la légalité
républicaine (1944) : actes du Colloque de Bayeux des 6, 7 et 8 octobre 1994, op. cit., pp.
435-542 ; André Kaspi [Dir.], La libération de la France, juin 1944 - janvier 1946. Paris :
Perrin, 2004.
630
Peter Novick, L’épuration française 1944-1949, op. cit., p. 229.
631
Journal officiel du Gouvernement provisoire de la République française à Alger, 6 juillet
1944. Elle sera abrogée et remplacée par l’ordonnance du 28 novembre 1944 portant
modification et codification des textes relatifs à la répression des faits de collaboration
(Journal officiel de la République française du 29 novembre 1944, p. 1540).
632
Journal officiel de la République française, 28 août 1944, p. 767. Elle sera modifiée par
er
l’ordonnance du 30 septembre 1944 (Journal officiel de la République française, 1 octobre
1944, p. 852) et abrogée par l’ordonnance du 26 décembre 1944 (Journal officiel de la
République française, 27 décembre 1944, p. 2078), complétée par l’ordonnance du 9 février
1945 (Journal officiel de la République française, 10 février 1945, p. 674).
633
Comme le diffusent Libération et Reuters : cf. Neue Zürcher Zeitung, n°1522 du 9 septembre
1944, Arch. féd., E 2300 10000/716 Bd : 348. Les mandats d’arrêt font suite à la décision du
Comité français de libération nationale du 3 septembre 1943, constatant Philippe Pétain et
ses ministres coupables du crime de trahison puni par les articles 75 et suivants du Code
pénal pour avoir signé l’armistice, « pratiqué la collaboration la plus étroite sur le double plan
économique et militaire », recruté des militaires au service de l’ennemi et livré du matériel à
l’armée allemande d’Afrique : in Jacques Isorni, Le Condamné de la citadelle. France :
Flammarion, 1982, pp. 13-14.
634
Voir notamment, un compte-rendu pro-gaulliste de novembre 1944 : Rapport d’un membre
de l’ancien comité des corps élus sur la situation générale en France en novembre 1944, du
11 novembre 1944, Arch. féd., E 27 9965 Bd : 24-27.
635
René Cassin, in Des Hommes Libres, film de Daniel Rondeau et Alain Ferrari, op. cit.,
DVD1, 1:57.
174
b)
Les réactions diplomatiques et la reconnaissance de jure en droit
international
Pendant la campagne militaire, malgré leurs premiers doutes quant à la représentativité
de Charles de Gaulle636, les Alliés constatent l’efficacité tant des forces des F.F.I. que de
l’administration du gouvernement provisoire637. Il est, dès lors, manifeste que les
gouvernements alliés mettent en place en territoire libéré français une stratégie différente
de celle pratiquée dans les autres territoires que leurs forces occupent en Europe638.
Certes, les administrateurs civils de l’A.M.G.O.T. sont mis en place par les
gouvernements alliés ; toutefois, ils se cantonnent à être des instruments de gestion civile
qui soutiennent les opérations militaires au quotidien sans s’impliquer politiquement dans
les affaires internes françaises639. L’accord d’affaires civiles conclu en août 1944 voit ainsi
le territoire français divisé en deux zones distinctes : une zone des armées sous l’autorité
du commandant suprême interallié et une zone de l’intérieur administrée par les autorités
françaises640.
La reconnaissance du gouvernement provisoire comme étant officiellement l’unique
gouvernement de jure de la France met plusieurs mois à être réalisée. Il est patent que
636
Relativement à sa personnalité : « De Gaulle est peut-être un garçon honnête, mais il a le
complexe du Messie. Il pense en outre que le peuple français est derrière lui. Ce dont je
doute. A mon avis, le peuple français est derrière la France Libre ; il ne connaît pas vraiment
de Gaulle […] je crois de plus en plus que lors du débarquement en France, nous devrons
considérer ce pays comme militairement occupé et gouverné par des généraux anglais et
américains » : in Lettre de Franklin D. Roosevelt du 8 mai 1943 à Winston S. Churchill,
reproduite in Nerin E. Gun, Les secrets des archives américaines. t. 1 : Pétain – Laval - de
Gaulle, op. cit., pp. 394-395.
637
André Kaspi, "Les Etats-Unis et la Résistance française : juin 1940 – août 1945", conférence
du 15 juin 2006 devant l’Assemblée générale de l’association Mémoire et Espoirs de la
Résistance,
consulté
sur
http://www.memoresist.org/rencontre/les-etats-unis-et-laresistance-francaise-juin-1940-aout-1945 le 11 juin 2015 ; voir de même André Kaspi [Dir.],
La libération de la France, juin 1944 - janvier 1946, op. cit. et Peter Novick, L’épuration
française 1944-1949, op. cit., p. 114.
638
Sur ce sujet, voir : Charles R. S. Harris, Allied military administration of Italy: 1943-1945.
Londres : Her Majesty’s Stationery Office, 1957 ; Frank S. V. Donnison, North-West Europe,
1944-1946. Londres : Her Majesty’s Stationery Office, 1961.
639
Et non pas des instruments politiques d’administration des territoires libérés, comme le
démontre Bruno Bourliaguet, L’AMGOT, contingence militaire ou outil de politique
étrangère ?, op. cit., p. 154.
640
« Le général Eisenhower a donné au Général de Gaulle tout pouvoir en ce qui concerne
d’administration des régions libérées » : in Lettre du Consulat suisse de Paris à la Division
des intérêts étrangers du Département politique fédéral, de Paris, le 2 septembre 1944,
Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348 ; Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième
Guerre mondiale, t. 6 - Triomphe et Tragédie, v. 1 - La victoire 6 juin 1944 – 3 février 1945,
op. cit., p. 257.
175
les acteurs lui sont a priori favorables, comme l’anticipe la légation suisse début août
1944 :
« Le discours du Premier Ministre Churchill, du 3 août, confirme, une
fois de plus, le plein succès de la mission du Général de Gaulle qui se
transforme visiblement d’un chef de la dissidence qu’il était jusqu’à
présent en chef d’Etat régulier. Il paraît donc certain qu’il faille compter,
après la libération de la France ou d’une grande partie de ce pays, avec
de Gaulle et son gouvernement comme la puissance française
déterminante »641.
Toutefois, le gouvernement provisoire est mis à l’écart des rencontres et négociations du
« club
des
grands »
(Etats-Unis,
Russie,
Grande-Bretagne
et
Chine)
et
les
gouvernements alliés restent prudents en ce qui concerne la reconnaissance du
gouvernement de la France Libre642. Ainsi, la Grande-Bretagne, s’alignant sur la position
des Etats-Unis, ne désire pas prendre position en temps de guerre et, de plus, préfère
attendre la constitution d’un gouvernement français provisoire plus représentatif et donc
élargi aux représentants de la résistance intérieure :
« 18 août 1944 - Premier Ministre à Secrétaire aux Affaires étrangères.
Je déconseille de prendre aucune décision concernant la France tant
que nous n’aurons pas vu plus clairement ce qui émerge des fumées de
la bataille. Si le grand succès de nos opérations assure la libération de
la France de l’ouest au sud, Paris compris, ce qui peut parfaitement se
produire, il existera une vaste zone dans laquelle on pourra constituer
un gouvernement provisoire qui sera vraiment authentique et non pas
composé entièrement par le Comité français de Libération nationale,
dont l’intérêt à se saisir de titres de propriété sur la France est évident.
Je déconseille donc très fortement de prendre en ce stade quelque
engagement que ce soit envers le Comité national français, en dehors
de ceux que nous avons déjà pris. On ne sait pas du tout ce qui peut se
produire et il vaut autant que nous gardions les mains libres. Il faut, à
mon avis, qu’une base plus large soit assurée avant que nous puissions
nous engager. »643
De plus, la Grande-Bretagne note le 14 octobre 1944 que si l’élargissement de la
représentation française à l’Assemblée consultative a fait de larges progrès, les élections
projetées au sein des départements libérés n’ont pas pu être réalisées du fait notamment
de grandes difficultés de communication644. Effectivement, le gouvernement provisoire
641
Message confidentiel de Walter Stucki à la Division des affaires étrangères du Département
politique fédéral du 4 août 1944, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691 Bd : 1a.
642
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 629-677 ; Winston S. Churchill,
Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, t. 6 - Triomphe et Tragédie, v. 1 - La victoire 6
juin 1944 – 3 février 1945, op. cit., pp. 260-262.
643
Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, t. 6 - Triomphe et
Tragédie, v. 1 - La victoire 6 juin 1944 – 3 février 1945, op. cit., p. 254.
644
Ibid., pp. 255-256.
176
modifie la composition de l’Assemblée consultative provisoire le 12 octobre 1944 par une
ordonnance élargissant sa formation avec trois quarts de résistants en son sein645. Après
de nombreuses tergiversations, les Etats-Unis procèdent à la reconnaissance du
gouvernement provisoire comme le gouvernement représentant officiellement l’Etat
français. Leurs hésitations sont dues aux conditions qu’ils posent à cette reconnaissance :
ils attendent que se réalisent, d’une part, l’élargissement de l’Assemblée provisoire et
l’effectivité de la gestion par le gouvernement provisoire de la « zone intérieure » limitée
englobant Paris. Constatant la constitution de ces deux éléments le 20 octobre 1944, les
Etats-Unis reconnaissent donc le gouvernement provisoire en date du 23 octobre 1944,
suivis par le Canada, la Grande-Bretagne et l’U.R.S.S.646. Le Gouvernement provisoire de
la République française, présidé par Charles de Gaulle, chef des armées, est approuvé
sur le terrain par une majorité de la population qui se conforme à son administration. De
plus, il est désormais soutenu diplomatiquement et peut démontrer sa capacité à assumer
le pouvoir exécutif en France. Dès lors, Charles de Gaulle ne peut qu’affirmer non sans
une certaine ironie que « le gouvernement français est satisfait qu’on veuille bien l’appeler
par son nom »647.
Quant à la Suisse, elle ne fait pas preuve d’une grande audace dans ses relations avec la
France Libre648, ce qui a eu pour effet de créer certaines tensions avec le pouvoir d’Alger,
645
Sur ce sujet, voir Emmanuel Choisnel, L’Assemblée consultative provisoire (1943-1945) : le
sursaut républicain. Paris : L’Harmattan, 2007. Relevons que Charles de Gaulle critique
cette Assemblée qui cherche à élargir son champ d’action : arguant de sa représentativité, il
considère qu’il est le seul apte à répondre devant le peuple car « La France est plus large
que la Résistance » : in Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 692.
646
Voir notamment : Lettre de Franklin D. Roosevelt à Winston S. Churchill du 20 octobre 1944,
reproduite in Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, t. 6 Triomphe et Tragédie, v. 1 - La victoire 6 juin 1944 – 3 février 1945, op. cit., p. 257 ;
Télégramme de Georges Bidault, Ministre des Affaires Etrangères, reproduit in Charles de
Gaulle, Mémoires de Guerre. t. 3 : Le Salut. Documents. Paris : Plon, p. 335.
647
Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre. t. 3 : Le Salut. Documents, op. cit., p. 339.
648
En 1943, si la Suisse a nommé un Consul à Alger, ce n’est que pour y mener de « bonnes
relations de fait », parce qu’en Algérie s’affairent des « autorités de fait » (qu’elle nomme
incidemment « le nouveau Pouvoir français d’Alger ») : in La Division des affaires étrangères
du Département politique fédéral au Consul de Suisse à Alger Jules Arber, de Berne, le 8
juin 1943, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, volume 14 (1941-1943), n°372. En
d’autres termes, la Suisse n’intervient que dans le champ économique avec son nouveau
partenaire, pas dans le champ de la politique diplomatique. Face à la demande expresse de
la France Libre que la Suisse retire sa représentation diplomatique de Vichy pour venir à
Alger, Berne agit avec flegme, nommant Ernst Schlatter conseiller de légation à Alger
(« délégué officieux du Conseil fédéral auprès du Gouvernement provisoire de la République
française ») pour assurer la représentation des intérêts étrangers et la question des relations
entre le Comité français de libération nationale et ses revendications : Arch. féd., Documents
diplomatiques suisses, volume 14 (1941-1943), n°373, du 11 juin 1943.
177
concernant, d’une part, la représentation des intérêts de Vichy par la Suisse649 ainsi que,
d’autre part, la représentation de l’Etat français à Berne650. De manière très procédurière,
l’une des principales questions que se pose le gouvernement suisse est celle de la
difficulté à conférer l’immunité diplomatique à une personne entrée en fraude651. En fin de
compte, le Conseil fédéral et la France Libre échangent des délégués officieux en mars
1944652, avant que la Suisse procède à la reconnaissance de jure du gouvernement
provisoire le 31 octobre 1944653. Ce n’est que le 10 novembre 1944, quand le
gouvernement provisoire accrédite Jean-Louis Vergé en tant que chef de sa délégation
en Suisse (lui qui fonctionne déjà officieusement en Suisse654), qu’Ernst Schlatter, ancien
chargé d’affaire suisse à Alger auprès de la France Libre655, est officiellement nommé à
649
Daniel Bourgeois, "La représentation des intérêts étrangers de Vichy par la Suisse à l'ombre
de l'Occupation et de la France Libre", Relations internationales, 2010/4, n°144, p. 31 ;
Gérard Lévêque, La Suisse et la France gaulliste : problèmes économiques et
diplomatiques. Genève : Impr. Studer, 1979.
650
Lettre du délégué officieux du Conseil fédéral auprès du Gouvernement provisoire de la
République française, Ernst Schlatter, au Département politique fédéral du 3 août 1944,
Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°192.
651
D’autant plus que l’entrée illégale des représentants diplomatiques hongrois et de leur
famille s’est vue opposer un refus : cf. Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15
(1943-1945), n°182 du 24 juillet 1944, E 4800 A 1967/111/329 et E 2001 D 3/268-269.
652
Notice à l’intention de Monsieur le Conseiller fédéral Petitpierre, de Berne, le 3 mars 1945,
Arch. féd., E 2001 D 1000 / 1553 Bd : 65. A partir de ce moment, ce que la Suisse appelle
« l’interrègne » prend fin en France : cf. Lettre de la Division des intérêts étrangers de la
légation de Suisse à Paris adressée à Walter Stucki, Ministre plénipotentiaire à la Division
des affaires étrangères du Département politique fédéral, de Paris, le 16 novembre 1944,
Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8.
653
Le Département politique fédéral « verrait avec plaisir les Délégations qui assurent
actuellement la liaison entre les deux Gouvernements prendre un caractère diplomatique
complet » : in Note de la Division des affaires étrangères du Département politique fédéral à
la Délégation du Gouvernement provisoire de la République française à Berne, de Berne, le
31 octobre 1044, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°275 ;
Arch. féd., Protokoll des Bundesrates, septembre 1944, n°49, pp. 1875-1876. Le 16
novembre 1944, un message de la légation suisse à Paris indique à Berne que « certaines
équivoques subsistent sur la nature de notre reconnaissance, de facto ou de jure, et surtout
sur les effets qu’elle devra déployer à bref délai sur le plan pratique » : in Lettre de la
Division des intérêts étrangers de la légation de Suisse à Paris adressée à Walter Stucki,
Ministre plénipotentiaire à la Division des affaires étrangères du Département politique
fédéral, de Paris, le 16 novembre 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8. La
communication détournée dont fait preuve la Suisse, si elle est « légitime sur le plan du droit
international strict et selon l’usage diplomatique traditionnel » est néanmoins une « solution
de compromis qui ne peut être ressentie que comme une demi-mesure » : in Gérard
Lévêque, La Suisse et la France gaulliste 1943-1945 : problèmes économiques et
diplomatiques, op. cit., p. 137.
654
Voir Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°217.
655
Notice de C. Fedele à l’intention de Monsieur le Conseiller de légation C. Stucki [sic], le 29
janvier 1945, Arch. féd., E 2001 D 1000 / 1553 Bd : 65.
178
Paris656. La presse française tend à confondre ces deux faits et considère que la
reconnaissance de la Suisse date du jour où Berne envoie un Ministre dans la capitale
française, soit postérieurement à la reconnaissance opérée par le gouvernement de
Francisco Franco, formulant maintes critiques contre une Suisse apparaissant comme
pro-fasciste657.
A posteriori, Londres confirme avoir toujours reconnu dans les faits l’entité de la France
Libre comme représentant la France, son alliée pendant la guerre658. En novembre 1944,
Charles de Gaulle est finalement invité à la Commission européenne de Londres et
obtient que la France dispose d’une zone d’occupation en Allemagne659. En dépit du fait
que les Etats-Unis maintiennent Charles de Gaulle hors de la Conférence de Yalta, le
gouvernement provisoire signe un accord bilatéral d’alliance et d’assistance mutuelle avec
Staline le 10 décembre 1944660. Progressivement, le Gouvernement provisoire de la
République française assied son autorité représentative sur le plan international.
656
Arch. féd., Rapport de gestion du Conseil fédéral (1943-1944) Z – 74, pp. 78-79 ; Notice à
l’intention de Monsieur le Conseiller fédéral Petitpierre, de Berne, le 3 mars 1945, Arch. féd.,
E 2001 D 1000 / 1553 Bd : 65
657
Lettre de la légation suisse en France au chef de la Division des affaires étrangères du
Département politique fédéral, à Paris, le 9 décembre 1944, Arch. féd., E 2809 1000/723 Bd
: 2.
658
« This opinion is based on our interpretation of the situation which in fact existed during that
period rather than on a legal interpretation of such agreements as there might have been
between the two countries » : suite à une demande d’information canadienne, le
gouvernement anglais, après avoir précisé que son avis n’engage pas le Canada qui est un
Etat indépendant, précise que l’alliance franco-britannique n’a jamais été rompue. En effet,
d’après une interprétation des faits et non pas des accords juridiques entre le Royaume-Uni
et l’Etat français, le Royaume-Uni considère qu’il est l’allié du mouvement des Français
Libres parce qu’il représente l’Etat français comme l’indique le discours du roi concernant la
prorogation du Parlement du 23 novembre 1942 : in Message de J.W. Russel, Western Dept
du Foreign Office à J.F. Rae pour P. Sigvaldson, Haut Commandement du Canada le 15
août 1949, Archives nationales de Grande-Bretagne, Londres, FO 371 /79085 – C301678 –
Z 5466 1949.
659
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., pp. 636ss. ; Winston S. Churchill,
Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, t. 6 - Triomphe et Tragédie, v. 1 - La victoire 6
juin 1944 – 3 février 1945, op. cit., pp. 260-262 ; Nerin E. Gun, Les secrets des archives
américaines. t. 1 : Pétain – Laval - de Gaulle, op. cit., pp. 427-428.
660
Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, t. 6 - Triomphe et
Tragédie, v. 1 - La victoire 6 juin 1944 – 3 février 1945, op. cit., pp. 261-268 et Charles de
Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 646.
179
c)
Les opérations militaires du commandement suprême de septembre à
novembre 1944
Enfin, pour situer le contexte des développements internes et diplomatiques, il semble
utile de rappeler brièvement le développement des opérations militaires sur le terrain.
Dwight Eisenhower ayant autorisé les troupes françaises à participer à la campagne
d’Allemagne661, la 1ère armée française662 menée par Jean de Lattre de Tassigny
contribue en cette fin d’été 1944 à sonder « l’ennemi en direction des Vosges et de la
trouée de Belfort »663. La stratégie affichée est de battre sur le terrain la Wehrmacht qui
plie en retraite664. En effet, une fois Lyon libérée, dans la nuit du 2 au 3 septembre 1944,
l’objectif du commandement suprême allié est explicite : il s’agit de « continuer à
poursuivre implacablement l’adversaire sur l’axe Lons-le-Saunier – Besançon – Belfort
afin de l’empêcher de s’échapper vers l’Allemagne »665. Il est tentant de penser que le
commandement suprême est informé que les anciens membres du régime de Philippe
Pétain se trouvent justement à Belfort. Pourtant, nous ne trouvons nulle trace dans les
documents militaires d’un objectif relatif à la capture des anciens dignitaires français. De
surcroît, il nous semble douteux que tel en aurait été l’intérêt tant des gouvernements
alliés que du gouvernement provisoire, les premiers plus occupés à vaincre militairement
et à mettre à genoux le gouvernement nazi et le second plus concentré à instaurer sa
légitimité et à faire reconnaître son statut légal qu’à mettre les anciens représentants du
régime de Vichy sur le devant de la scène, tant nationale qu’internationale. Il est
néanmoins curieux de noter que Jean de Lattre de Tassigny témoigne que c’est bien en
date du 8 septembre 1944666 que le commandement américain modifie pour la première
fois son objectif annoncé le 2 septembre. Il n’est, par conséquent, plus aussi prompt à
poursuivre en direction de Belfort, d’autant qu’il est « bien informé de l’intense activité
661
A son sujet, voir notamment : Stephen E. Ambrose, The Supreme Commander: The War
Years of Dwight D. Eisenhower. New York: Doubleday, 1970.
662
Sous ses nombreuses autres dénominations avant le 25 septembre 1944 : cf. Jean de Lattre
de Tassigny, Histoire de la Première armée française, op. cit., p. 168.
663
Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, t. 6 - Triomphe et
Tragédie, v. 1 - La victoire 6 juin 1944 – 3 février 1945, op. cit., p. 211.
664
« En tout cas, il est clair que tout doit être fait afin de gagner la course de vitesse engagée
avec l’adversaire pour lui couper définitivement ses lignes de repli. » : in Jean de Lattre de
Tassigny, Histoire de la Première armée française, op. cit., p. 147.
665
Ibid., p. 137.
666
Pour rappel, le 8 septembre 1944 est aussi la date du départ des derniers chefs
collaborateurs et de leur suite ainsi que celle de l’émission des mandats d’arrêts à l’encontre
de Philippe Pétain et de Pierre Laval.
180
déployée par les Allemands pour consolider leur présence dans cette région et pour la
mettre à l’abri d’un rush rapide »667.
Quoi qu’il en soit, il est non seulement bien trop tard pour retenir les colonnes allemandes
escortant les anciens membres du régime de Vichy et leur suite qui passent la frontière le
jour-même, mais les Alliés qui n’ont pas rencontré jusqu’alors de forte résistance se
heurtent à présent à des engagements actifs des forces allemandes propres à freiner
largement leur progression. C’est la raison pour laquelle l’armée alliée n’entre que le 20
novembre à Morvillars et le 22 novembre 1944 à Belfort668, ne prenant Strasbourg que le
25 novembre 1944669 avant d’atteindre le Rhin à Bâle et d’obliquer vers Colmar670.
CONCLUSION DE LA SECTION 1
Afin d’appréhender les conditions juridiques de l’existence du régime de Vichy au 20 août
1944, nous avons abordé la question de son statut juridique hors de Vichy. C’est un
moment marqué par un changement de paradigme institutionnel rapide, dans un contexte
d’accélération des mouvements militaires. En quelques jours, le territoire métropolitain
voit, d’une part, l’occupation perdre du terrain face à l’avancée des troupes alliées et,
d’autre part, l’administration du régime de Vichy se retirer au profit de l’action des
Commissaires régionaux de la République de la France Libre. Philippe Pétain, Pierre
Laval, les principales personnalités de la collaboration et leurs proches sont évacués de
Vichy et de Paris, escortés par la Wehrmacht. Le gouvernement légalement investi de
l’Etat français tel qu’il l’était le 19 août 1944 est désormais empêché par les actes de
667
Jean de Lattre de Tassigny, Histoire de la Première armée française, op. cit., p. 148.
Confirmant cette information, un rapport de la légation suisse à Berlin du 2 septembre 1944
précise que l’armée allemande creuse des tranchées vers Belfort : Rapport du Major Peter
Burkhardt, attaché militaire de la légation de la Suisse en Allemagne, de Berlin, le 2
septembre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 68.
668
Jean de Lattre de Tassigny, Histoire de la Première armée française, op. cit., pp. 287-296.
D’ailleurs, le 27 octobre 1944, le Conseil fédéral autorise le Département politique fédéral de
faire une démarche auprès des autorités allemandes pour faire transférer la population du
territoire de Belfort sur le territoire français non occupé : Note verbale du Conseil fédéral
concernant le transfert de la population du territoire de Belfort, de Berne, le 27 octobre 1944,
Arch. féd., Protokoll des Bundesrates, septembre 1944, n°449.
669
Les Alliés, après avoir fait preuve de « courtoisie » en permettant aux représentants de la
France Libre d’entrer dans Paris en posture de vainqueurs, considèrent Strasbourg comme
une ville symbolique ; car une fois Strasbourg prise, « on considère la France comme
libérée » : in Jacques de Guillebon, in Des Hommes Libres, film de Daniel Rondeau et Alain
Ferrari, op. cit., DVD2, 1 : 48.
670
Winston S. Churchill, Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale, t. 6 - Triomphe et
Tragédie, v. 1 - La victoire 6 juin 1944 – 3 février 1945, op. cit., pp. 275-276.
181
l’occupant d’exercer ses prérogatives, et par là, toutes ses fonctions. Dès lors, les anciens
hommes forts du régime de Vichy commencent à se distinguer. Philippe Pétain, qui ne
peut ni ne veut démissionner, fait savoir qu’il détient toujours le dépôt de la souveraineté
mais que les contraintes qu’il subit en font le prisonnier du Reich. Quant à Pierre Laval, il
considère que sa captivité le met dans l’incapacité subite d’agir politiquement. La
différence de position est claire et permet aux convaincus de la collaboration, suivi par
quelques anciens membres du régime de Vichy, de tirer profit d’une faille du principe de
Philippe Pétain selon lequel il est encore titulaire de la souveraineté de l’Etat français. En
effet, motivés à trouver, d’une manière ou d’une autre, une issue qui leur soit favorable
dans le chaos des conditions de leur fuite, ils élaborent avec le soutien d’Adolf Hitler une
stratégie leur permettant de se poser formellement en représentants du régime de Vichy,
et, partant, de l’Etat français, en créant en toute hâte une Délégation française pour la
défense des intérêts nationaux en Allemagne. Culmine ainsi une opposition claire entre
deux conceptions politiques et juridiques de la souveraineté et, par voie de conséquence,
de la continuité de l’Etat : celle d’un chef d’Etat temporairement empêché et celle d’un
chef d’Etat consacré par son opération de régularisation interne et externe, chacune
excluant l’autre.
En définitive, nous soutenons que l’analyse du statut du régime de Vichy dès le 20 août
1944 permet de percevoir l’imbrication particulière des évènements en histoire du droit.
En effet, nous ne concevons pas la transition institutionnelle Vichy – France Libre comme
le passage radical d’un gouvernement illégal à un gouvernement légal ou comme une
révolution démocratique s’imposant à une doctrine autoritaire. En d’autres termes, nous
n’assistons pas à une rupture brutale d’un système juridique à un autre. Les mystiques et
rituels concurrents des fondements et de pratique du pouvoir exécutif et de définition de
l’Etat ne s’entrechoquent pas le 20 août 1944. La vision de Vichy s’efface tandis que celle
de la France Libre s’implante. Or, celle du régime de Vichy s’essouffle du fait de ses
propres déficiences : gouvernement soumis au pouvoir de trois autorités de fait (Axe,
Alliés et France Libre), ne s’appuyant que sur le symbole de dépôt de souveraineté et sur
un système répressif administratif, policier et judiciaire, son manque d’assise juridique
solide annonçait déjà sa faillite. Toutefois, singulièrement, ce sont ces mêmes lacunes qui
permettent aux « ultras » de la collaboration de s’en réclamer et de tenter la création
d’une structure hybride. Tels les Spartoi671, les chefs de la collaboration émergent et
imaginent la fondation, sur les ruines d’un combat épique, d’une nouvelle colonie.
Parallèlement, la conception gaulliste de l’Etat et du rôle de ses représentants perdure et
671
Ovide, Les métamorphoses. Paris : Gallimard, 1994, t. 1, livre 3, Légendes thébaines :
Fondation de Thèbes – Actéon, lignes 101-132.
182
profite de l’espace laissé par le régime de Vichy pour asseoir son autorité. Elle maintient
la fiction selon laquelle le régime de Vichy n’a jamais existé, même si le Gouvernement
provisoire hérite de la majeure partie de sa législation ainsi que de ses décisions
administratives et judiciaires. L’épuration qu’il opère fait preuve d’une conception du droit
au service des valeurs morales que le pouvoir politique impose, avec son lot de lois à
effet rétroactif. Les gouvernements alliés, plus soucieux de gagner la guerre que de
s’opposer aux velléités de prise de pouvoir de fait des gaullistes en métropole, laissent le
Gouvernement provisoire organiser le remplacement des institutions de Vichy. On peut
déduire de la reconnaissance du Gouvernement provisoire qu’ils expriment leur désir
d’impliquer la France dans leurs stratégies d’influence politique, en s’en tenant
juridiquement à une interprétation des normes relatives à la reconnaissance internationale
des gouvernements favorable à la France Libre. Cette reconnaissance a surtout, en
interne, pour conséquence de donner un statut de gouvernement de jure au
Gouvernement provisoire de la République française en dépit du fait qu’il ne reste plus
grand chose de l’esprit et de la Constitution de la IIIème République. Enfin, pour ce qui est
du gouvernement allemand, nous identifions une lecture positiviste du droit révélant une
vision impériale de l’autorité suprême qui a toute liberté de vie et de mort sur ses sujets
qui, même s’ils ont représenté un Etat, n’en sont pas moins des individus.
183
SECTION 2 – LE STATUT DU REGIME A SIGMARINGEN : LE STATUT INDIVIDUEL D’ANCIENS
MEMBRES D’UN GOUVERNEMENT
Domus propria domus optima. Domi manere convenit felicibus
672
Septembre 1944 marque le temps des règlements de compte des instances françaises et
allemandes contre les individus qu’elles considèrent comme séditieux : on compte
nombre de mandats d’arrêts et de procès en France673 ainsi que plusieurs procès pour
trahison en Allemagne après l’attentat manqué contre Adolf Hitler du mois de juillet674. En
ce qui concerne les anciens représentants du régime de Vichy, le glissement du champ
de représentation étatique au plan individuel est marqué. Pour le gouvernement allemand
comme pour le gouvernement provisoire, Philippe Pétain, Pierre Laval et ceux qui les
accompagnent sont avant tout des personnes physiques. Otages pour le Reich,
responsables pénalement pour la France, aucune immunité ne leur est accordée. Le chef
d’Etat et le chef du gouvernement empêchés se trouvent désormais hors du territoire
national contre leur volonté. Quelques anciens dignitaires du régime de Vichy s’alignent
sur leur position et s’abstiennent de toute action officielle. D’autres, au contraire, font
preuve d’activisme et d’ambition. Une délégation aux velléités gouvernementales
constituée à Belfort ne demande qu’à agir, tandis que Jacques Doriot cherche à affirmer
son rôle.
Alors que plusieurs rumeurs indiquent depuis début août 1944 déjà que Philippe Pétain
se trouve en Allemagne675, ce dernier ne franchit la frontière que le 7 septembre 1944,
suivi le lendemain par les autres tenants du régime. Après un passage à Baden-Baden,
672
Inscriptions gravées sur le mur nord du salon de réception du château Hohenzollern de
Sigmaringen.
673
Le procès et l’exécution de Pierre Pucheu de mars 1944 à Alger en ayant été l’annonce, voir
notamment : Fred Kupferman, Le Procès de Vichy – Pucheu, Pétain, Laval (1944-1945).
France : Complexe, 2006, pp. 33-52.
674
Message du Major Peter Burckhardt, attaché militaire suisse en Allemagne, de Berlin le 2
septembre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 BD : 68 ; Christine Levisse-Touzé et Stefan
Martens, Des Allemands contre le nazisme : oppositions et résistances, 1933-1945. Paris :
A. Michel, 1997 ; Richard J. Evans, Le Troisième Reich – vol. 3 : 1939-1945. Paris :
Flammarion, 2009, pp. 747ss.
675
Walter Stucki dénonce une certaine presse suisse alimentant ces informations infondées :
Lettre de Walter Stucki à Pilet-Golaz de Vichy, le 10 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716
Bd : 348.
184
leur « transfert de résidence »676 à Sigmaringen et ses environs est avéré. Pour rappel,
plusieurs précédents de transferts de résidence préfigurent l’installation de Philippe Pétain
et de Pierre Laval à Sigmaringen. C’est, opportunément, toujours dans des châteaux
qu’ils s’établissent (du temps du régime de Vichy, Pierre Laval est domicilié au Château
de Châteldon dont il est propriétaire, tandis que Philippe Pétain transfère ses quartiers
d’été au Château de Lonzat). En mai 1944, à deux pas de Vichy677, c’est aussi dans un
château, celui de Voisins, que Cecil von Renthe-Fink installe Philippe Pétain et sa suite
sous surveillance678.
De septembre 1944 à avril 1945, les Français dans le Baden-Württemberg se divisent en
deux camps : ceux qui se considèrent prisonniers et ceux qui trouvent dans ce contexte
historique l’opportunité de prendre le devant de la scène, aussi réduite qu’elle soit. Nous
proposons d’aborder la qualification en droit de leur présence, afin de démontrer pourquoi
nous considérons que nous ne faisons pas face à un gouvernement en exil (A). Ensuite,
nous présenterons de manière plus détaillée l’objet et l’impact de leurs actions sur le
territoire (B) avant d’aborder les enjeux du départ de chacun et de leurs responsabilités
légales (C).
A – L’aporie juridique du gouvernement captif en exil
Dès leur installation à Sigmaringen et à Mainau, les Français s’activent à concrétiser leurs
ambitions de constituer un substitut de gouvernement français héritier du régime de
Vichy, sous les auspices du gouvernement allemand. Afin de qualifier cette tentative de
représentation, nous proposons d’abord d’aborder les conditions du choix de leur
établissement (a). Ensuite, nous considérerons les raisons pour lesquelles, d’après notre
analyse, les Français échouent à constituer une structure représentative (b).
676
Selon les termes de Renthe-Fink in Note pour mémoire de la communication orale du
Ministre von Renthe-Fink à Philippe Pétain de Vichy le 17 août 1944, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9.
677
Selon un engagement d’Adolf Hitler, les troupes germaniques ne peuvent stationner à Vichy,
hormis pour la protection de l’état-major allemand (Vichy est alors sous le contrôle de la
Gestapo) : Walter Stucki, La fin du régime de Vichy, op. cit., pp. 51-52.
678
« Déplacement exigé par les autorités allemandes sous prétexte impossibilité assurer
sécurité chef Etat Vichy en cas de débarquement » : in Télégramme de l’attaché militaire
suisse, le Colonel de Richard de Blonay, aux Départements politique et militaire, de Vichy, le
10 mai 1944, Arch. féd., E 2300 10000/716 Bd : 348.
185
a)
Le choix de Sigmaringen
Les 7 et 8 septembre 1944, les convois allemands qui accompagnent les Français
atteignent le Baden-Württemberg. Selon les renseignements suisses, c’est à Fribourg-enBrisgau, après un passage à Baden-Baden, que Philippe Pétain, Pierre Laval, Joseph
Darnand et Marcel Déat rencontrent Heinrich Himmler et Otto Abetz le 8 septembre679.
L’ordre du jour des discussions y concerne probablement les conditions de résidence des
Français680.
Le Reich fait face à des problèmes de taille. Il lui faut d’abord concrètement, et dans les
meilleurs délais, loger les anciens représentants de l’Etat et du gouvernement du régime
de Vichy. Ensuite, il s’agit pour lui de statuer juridiquement sur les conditions de leur
présence. Enfin, il lui faut accueillir un nombre accru de personnes civiles et armées qui
les accompagnent681, le tout dans un contexte où il doit faire face au nombre croissant
d’Allemands déplacés dans la région. Après avoir envisagé l’installation des Français
dans la ville d’eaux de Freudenstadt682, le gouvernement allemand opte temporairement
pour Baden-Baden qui a l’avantage d’être plus vaste. Après Vichy, le principe de symétrie
thermale semble donc s’imposer, étant donné les infrastructures adaptées pour accueillir
de très nombreuses personnes dans des conditions confortables, notamment pour ce qui
est des moyens de communication. Le bourg de Sigmaringen n’est pas encore prévu
comme point de chute pour les Français nouvellement arrivés en Allemagne. Aussi est-il
intéressant de relever que le Ministère des affaires étrangères l’envisage plutôt comme
une zone de repli pour l’Ambassade d’Espagne à Berlin683.
679
Note interne de la police fédérale suisse datée du 10 septembre 1944, Arch. féd., E 2300
10000/716 Bd : 348.
680
Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la Collaboration, op. cit., p.
647.
681
A titre d’exemple, on compte depuis le 1 septembre des centaines voire milliers de militants
du P.P.F. et leurs proches se trouvent déjà à Neustadt-an-der-Weinstraße. De surcroît, près
de 6'000 miliciens traversent progressivement le Rhin : cf. notamment Jean-Jacques Brunet,
Jacques Doriot, du communisme au fascisme, op. cit., pp. 468-474 et Dieter Wolf, Doriot, du
Communisme à la Collaboration, op. cit., p. 407.
682
Gilbert Joseph, Fernand de Brinon, l’aristocrate de la collaboration, op. cit., p. 506 ; Otto H.
Becker, "« Ici la France » : Die Vichy-Regierung in Sigmaringen 1944/45", in Fritz Kallenberg
(éd.), Hohenzollern, Schriften zur politischen Landeskunde Baden-Württembergs,
Herausgegeben von der Landeszentrale für politische Bildung Baden-Württemberg, vol. 23,
Stuttgart : Kohlhammer, 1996, p. 431.
683
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45. Sigmaringen : Jan Thorbecke Verlag, 1980,
p. 9.
er
186
Baden-Baden se prépare ainsi à l’arrivée de personnalités françaises et des membres de
l’administration de l’ancienne ambassade d’Allemagne à Paris dès le 22 août 1944.
Depuis le 30 mai 1944, Otto Abetz s’intéressait déjà fortement à Baden-Baden comme
ville de repli. Les services du Ministère des affaires étrangères du Reich y réquisitionnent
tous les hôtels, dont certains comptent parmi les plus renommés d’Allemagne. Les
ressortissants français déjà présents sont tous porteurs de laissez-passer allemands
précisant que le refuge en Allemagne leur est accordé en raison du danger qu’ils courent
en France du fait de leur sympathie pour le Reich. Ils sont rejoints par de très nombreux
réfugiés gagnant Fribourg-en-Brisgau684.
A partir des 8 et 9 septembre, les « réfugiés d’honneur »685 français arrivent pourtant à
Sigmaringen686 avant que les fidèles du P.P.F. ne s’installent à Mengen et dans le
château de l’île de Mainau687. En les éloignant de Baden-Baden, le Reich les écarte de la
proximité du front, mais aussi des nombreux travailleurs français présents à Baden-Baden
684
Pour tout ce paragraphe : Karl Sebastian Regli, Consul suisse à Baden-Baden à Hans
Frölicher, Ministre de suisse à Berlin, avec copie à Marcel Pilet-Golaz, chef du Département
politique fédéral, de Baden-Baden le 22 août 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 68.
685
Selon l’expression reprise par Louis Noguères dans la procédure de la Haute Cour : cf.
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 94.
686
Plusieurs recherches historiques ont pour sujet la colonie française à Sigmaringen, dont :
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit. ; Gérard-Trinité Schillemans,
Philippe Pétain, le prisonnier de Sigmaringen. Paris : éd. MP, 1965 ; André Brissaud, Pétain
à Sigmaringen 1944-1945. Paris : Perrin, 1966 ; Arnulf Moser, Das Französische
Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der deutsch-französischen
Collaboration - 1944/45, op. cit. ; Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit. ;
Marc Ferro, Pétain. Paris : Fayard, 1987 ; Corinna Franz, Fernand de Brinon und die
deutsch-französischen Beziehungen 1918-1945. Bonn : Bouvier, 2000 ; Jean-Paul Cointet,
Sigmaringen : une France en Allemagne (septembre 1944 - avril 1945), op. cit. ; Silke Böhm,
Die französische Vichy-Regierung in Sigmaringen. Stuttgart : Grin, 2009.
687
Voir notamment : Alexander et Johanna Dées de Sterio, Die Mainau. Chronik eines
Paradieses. Zürich : Belser, 1977 ; Otto H. Becker, "« Ici la France » : Die Vichy-Regierung
in Sigmaringen 1944/45", op. cit., pp. 428-446 ; Arnulf Moser, Die andere Mainau 1945.
Paradies für befreite KZ-Häftlinge. Konstanz : UVK, 1995 ; Kohlhammer, 1996, pp. 428-446 ;
Lennart Bernadotte, ...Ein Leben für die Mainau. Konstanz : Stadler, 1996 ; Daniela Frey et
Claus-Dieter Hirt, Französische Spuren in Konstanz. Ein Streifzug durch die Jahrhunderte.
Konstanz : UVK, 2011 ainsi que Lothar Burchardt, Tobias Engelsing et Jürgen Klöckler,
"Gutachten - Lennart Bernadotte (1909-2004) während der Zeit des Nationalsozialismus und
in den unmittelbaren Nachkriegsjahren", Konstanz, janvier 2014, consulté sur
http://www.mainau.de/files/content/7_0_unternehmen/Chronik/GutachtenLennartBernadotte
2014.pdf. le 24 décembre 2015
Peu d’études le relèvent, toutefois il nous paraît utile de rappeler le précédent des 1’900
Français émigrés à Constance fuyant la Terreur, principalement des ecclésiastiques et des
nobles, doublant le nombre d’habitants dans cette calme ville cléricale de l’Empire. Sur ce
sujet, voir Arnulf Moser, Die französische Emigrantenkolonie in Konstanz während der
Revolution (1792-1799). Sigmaringen : Jan Thorbecke Verlag, 1975.
187
au titre du S.T.O.688 qui savent faire comprendre aux collaborateurs qu’ils n’apprécient
pas leur présence689. En effet, Sigmaringen, Mengen et Mainau sont, comparativement à
Baden-Baden, parfaitement calmes et isolés, sans grand risque de tension entre
collaborateurs et travailleurs français690. En outre, les émigrés français ne s’entendent
pas, chacun ayant sa vision stratégique et ses pratiques politiques : le fait d’être séparés
leur convient tout à fait, les fidèles du P.P.F. d’une part, le camp des collaborateurs et les
représentants de la Délégation de l’autre691.
Relevons que Baden-Baden reste pendant quelque temps un point de rencontre après
l’installation à Sigmaringen et Mainau : à titre d’exemple, les diplomates suisses y notent
le 28 septembre 1944692 la présence de Marcel Déat, Jacques Doriot et Jean Luchaire
venus pour débattre de la Délégation gouvernementale. Ils y remarquent, par ailleurs, de
très nombreux collaborateurs français, ajoutant savoir que ces derniers obtiennent des
papiers par l’intermédiaire d’Otto Abetz qui, ce faisant, se révèle être plus un agent de la
Gestapo qu’un diplomate. Ce n’est qu’en novembre 1944, selon la même source, que les
collaborateurs désertent Baden-Baden pour rejoindre « la colonie » des Français à
688
Concernant le service du travail obligatoire (S.T.O.), voir en particulier : Jacques Evrard, La
déportation des travailleurs français dans le IIIe Reich. Paris : Fayard, 1972 ; Ulrich Herbert,
History of Foreign Labor in Germany, 1880-1980. Seasonal Workers/Forced Laborers/Guest
Workers. Ann Arbor : The University of Michigan Press, 1990 ; Patrice Arnaud, "Gaston
Bruneton et l’encadrement des travailleurs français en Allemagne (1942-1945)", Vingtième
siècle, Revue d’histoire, n°67, juillet-septembre 2000, pp. 95-118 ; Bernd Zielinski,
Staatskollaboration. Vichy und der „Arbeitseinsatz“ für das Dritte Reich. Münster :
Westfälisches Dampfboot, 1995 ; Vincent Viet, "Vichy dans l'histoire des politiques
françaises de la main-d'oeuvre", Travail et emploi, n°98, 2004, pp. 77-93 ; Patrice Arnaud.
Les STO. Histoire des Français requis en Allemagne nazie - 1942-1945. Paris : éd. du
CNRS, 2010 ; Raphaël Spina, "La France et les Français devant le service du travail
obligatoire (1942-1945)", Histoire. Ecole normale supérieure de Cachan - ENS Cachan,
2012, consulté le 23 décembre 2015 sur https://tel.archives-ouvertes.fr/tel00749560/document.
689
Les travailleurs français s’en prennent aux biens des collaborateurs et refusent de les servir,
comme en atteste la note du Consulat suisse local : Karl Sebastian Regli, Consul suisse à
Baden-Baden à Hans Frölicher, Ministre de suisse à Berlin, avec copie à Marcel Pilet-Golaz,
chef du Département politique fédéral, de Baden-Baden le 16 novembre 1944, Arch. féd., E
2300 1000/716 Bd : 68.
690
Dans l’exil, Alphonse Stoffels, membre du P.P.F., consigne ses expériences dans son
journal intime. Il note : « A Sigmaringen, nous n’avons pas eu jusqu’à ce jour, ni d’alertes ni
de bombardements. C’est un pays très tranquille, où on ne se croyerait [sic] pas en guerre.
Les habitants sont très sympathiques et très gentils pour nous. » : in Journal d’Alphonse
Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
691
Jean-Jacques Brunet, Jacques Doriot, du communisme au fascisme, op. cit., p. 473.
D’ailleurs, à Sigmaringen, Pierre Laval et Philippe Pétain auraient même désiré être placés
ailleurs pour se désolidariser des collaborateurs actifs : Michèle Cointet, Nouvelle histoire de
Vichy (1940-1945). France : Fayard, 2011, p. 692.
692
Karl Sebastian Regli, Consul suisse à Baden-Baden à Hans Frölicher, Ministre de suisse à
Berlin, avec copie à Marcel Pilet-Golaz, chef du Département politique fédéral, de BadenBaden le 28 septembre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 68.
188
Sigmaringen693. Les actions des travailleurs français au titre du S.T.O. pourraient y être
liées694.
En 1944, Sigmaringen n’est plus la capitale de la principauté de HohenzollernSigmaringen, membre du Saint-Empire romain germanique. La bourgade est paisible et
contraste
avec
l’effervescence
de
Baden-Baden.
Otto
Abetz
manœuvre
pour
réquisitionner le château des Hohenzollern pour raison d’Etat afin d’y installer Philippe
Pétain, Pierre Laval et les membres de la Délégation gouvernementale695. Les deux
princes, neveux du roi de Roumanie, soupçonnés de sympathie anti-nazie, sont ainsi
déplacés en résidence surveillée dans leur château d’Umkirch à Fribourg-en-Brisgau696.
Sont de même réquisitionnés un bâtiment princier, le Prinzenbau, pour servir de bâtiment
administratif officiel, ainsi que trois hôtels pour une partie des Français collaborateurs qui
les accompagnent, le tout sous le contrôle de la S.S. et de la Gestapo697. Par ailleurs,
chaque personnalité française compte, à ses côtés, un représentant allemand chargé de
le surveiller698. Quand l’administration princière se plaint à la police locale de Sigmaringen
de comportements abusifs des Français par rapport aux normes relatives à la prévention
des incendies dans le Prinzenbau, le Regierungspräsident, alerté par le maire de
Sigmaringen, ne peut que demander à l’ambassade d’Allemagne d’agir, constatant que la
693
L’expression est reprise d’un témoin de l’époque : « De tous les côtés, dans les restaurants,
pâtisseries, magasins, dans la rue, on n’entend que le français. Il est vrai que la colonie
française avec tous les employés des ministères y est très forte. Tout le monde essaie
d’apprendre l’allemand et les Allemands essaient d’apprendre le français » : in Journal
d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
694
Karl Sebastian Regli, Consul suisse à Baden-Baden à Hans Frölicher, Ministre de suisse à
Berlin, avec copie à Marcel Pilet-Golaz, chef du Département politique fédéral, de BadenBaden le 16 novembre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 68.
695
Ordre de réquisition du Landrat du 7 septembre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen, Ho T 235
T 19-22.
696
Ordre de réquisition du Landrat du 7 septembre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen, Ho T 235
T 19-22 ; Robert Aron, Histoire de Vichy, 1940-1944, op. cit., p. 716 ; Louis Noguères, La
dernière étape Sigmaringen, op. cit., pp. 89-90 ; Otto H. Becker, "Kriegsende und
Besatzungszeit in Sigmaringen 1944-1945", Heimatkundliche Schriftenreihe des
Landkreises Sigmaringen, Bd : 4, 1995, pp. 34ss.
697
Extrait de la communication confidentielle de la douane de Kreuzlingen à l’attention de
Eduard von Steiger, chef du Département fédéral de justice et police, le 13 septembre 1944,
Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348. Un document local précise même l’organisation d’un
service de protection des membres du « gouvernement français » à Sigmaringen : in Ordre
du Regierungspräsident du 28 septembre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen, Ho T 235 T 1922.
698
Audition de Fernand de Brinon, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du
Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Seizième audience, jeudi 9 août 1945,
Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 289, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd :
9.
189
police locale n’a pas le mandat d’intervenir sur un territoire extraterritorial699. Sigmaringen
n’est pas pour autant un deuxième Vichy : il y fait froid, les conditions de logement, de
chauffage et d’alimentation sont spartiates. Ceux qui n’ont pas l’opportunité de s’entasser
dans les hôtels trouvent un logis de fortune dans des écoles, des gymnases ou la gare
dans de pénibles conditions700, d’autant que nombre d’entre eux n’a pas de vêtements
adaptés701. Au total, la « colonie française » compte plus de 1'600 personnes : environ
150 représentants ou anciens représentants du régime de Vichy, 250 civils, 400 miliciens
et 800 réfugiés titulaires de permis officiels702. On compte parmi ces exilés plusieurs
collaborateurs et leurs proches, dont le franciste Marcel Bucard et l’écrivain et médecin
Céline. S’ajoutent au décompte près de 3'400 réfugiés non-français provenant de toutes
les régions de l’Allemagne, ce qui fait que la population de Sigmaringen dépasse en 1944
le nombre de 10'000 personnes au total, alors qu’en 1939 elle comptabilisait moins de
5'700 habitants703.
Quant au château de l’île de Mainau au bord du lac de Constance, cela fait plus d’un an
qu’Albert Speer l’a loué à la famille Bernadotte (famille royale de Suède) pour y établir des
officiers du Reich704. Il n’a jamais été utilisé à cette fin mais convient parfaitement pour
accueillir la direction du P.P.F. et plusieurs collaborateurs. Cela ne correspond pourtant
pas au projet initial de Jacques Doriot. Ce dernier est d’abord attaché à implanter le
P.P.F. dans le Palatinat, à Neustadt-an-der-Weinstraße près de Heidelberg. Soutenu par
l’Office central de la sécurité du Reich (le R.S.H.A.) de Heinrich Himmler et du Gauleiter
699
L’affaire est dénoncée à la police en décembre 1944 et transmise dans un rapport daté du
31 janvier 1945. Nous n’avons pas trouvé trace à ce jour de la réponse du bureau de
Joachim von Ribbentrop, plus préoccupé nous semble-t-il par d’autres dossiers plus urgents
que celui de rappeler à l’ordre les membres de la Commission qui ne prêtent suffisamment
garde aux consignes de sécurité anti-incendie dans le Prinzenbau : cf. Staatsarchiv
Sigmaringen, Ho T 235 T 19-22.
700
On trouve de nombreux ordres de réquisition émis par le Ministère des affaires étrangères
de septembre à mars 1945 dans les Staatsarchiv Sigmaringen, le plus tardif datant même
du 9 avril 1945 : cf. Ho T 235 T 19-22. Ces mêmes documents témoignent en particulier
d’épidémies de tuberculose.
701
Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A et Otto H. Becker, "« Ici
la France » : Die Vichy-Regierung in Sigmaringen 1944/45", op. cit., p. 437.
702
Otto H. Becker, "« Ici la France » : Die Vichy-Regierung in Sigmaringen 1944/45", op. cit.,
p. 436. Par ailleurs, il importe de souligner que les grossesses et les naissances se
multiplient : cf. Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 934.
703
Rapport du Regierungspräsident du 13 novembre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen, Ho T
235 T 19-22 ; Otto H. Becker, "« Ici la France » : Die Vichy-Regierung in Sigmaringen
1944/45", op. cit., p. 436.
704
Arnulf Moser, "Von der Organisation Todt zur französischen Exilregierung", Wochenblatt,
1999, consulté le 12 décembre 2015 sur http://www.wochenblatt.net/index.php?id=532 et, du
même auteur, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., p. 18.
190
Joseph Bürckel, Jacques Doriot désire y développer des actions clandestines notamment
relatives à la propagande radio, à l’organisation d’un maquis collaborationniste en France
et aux sabotages qu’il pourrait y effectuer705. Toutefois ses ambitions sont freinées par le
Ministère des affaires étrangères de Joachim von Ribbentrop. Tant Otto Abetz, Joachim
von Ribbentrop que Cecil von Renthe-Fink usent de leur influence pour que Jacques
Doriot soit éloigné de Joseph Bürckel706. Malgré leur pression, Jacques Doriot refuse de
déplacer le P.P.F. à Wilflingen : trop étroit pour ses centaines de fidèles et trop connoté
politiquement, celui-ci ayant été réquisitionné suite à l’attentat manqué de Claus von
Stauffenberg à l’encontre d’Adolf Hitler707. Sous la pression d’Adolf Hitler en personne,
Jacques Doriot commande en fin de compte aux membres du P.P.F. qui le suivent de
gagner Sigmaringen le 27 septembre 1944 et d’y former une délégation, pour y rester sur
place avec Simon Sabiani708. Les délégués du P.P.F. restent alors à Sigmaringen
jusqu’au 7 octobre 1944709 avant de s’établir à Mengen, à 12 kilomètres de Sigmaringen,
quand l’ambassade allemande fait réquisitionner le Bayer Hôtel710. Ce n’est qu’à la mioctobre que la famille Doriot les y rejoint, quand, le 28 septembre, survient la mort de
Joseph Bürckel, son soutien à Neustadt-an-der-Weinstraße, avant de s’installer
officiellement au château de l’île de Mainau le 6 novembre 1944711.
b)
La disqualification de gouvernement en exil
Après avoir qualifié juridiquement la présence des Français à Sigmaringen et Mainau (1),
nous présenterons les constitutions des deux structures concurrentes (Commission
gouvernementale de Fernand de Brinon et Comité de libération française de Jacques
Doriot) (2), que nous qualifions non pas de structures gouvernementales mais d’entités
politiques en exil à titre privé (3).
705
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., pp. 13-16.
706
Ibid., pp. 14-16.
707
Ibid., p. 15.
708
Le journal intime d’Alphonse Stoffels, interprète au bureau P.P.F. de Mengen et proche des
familles Doriot et Sabiani, est un témoignage des pérégrinations des membres du P.P.F. : cf.
Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4.
709
« Nous espérons (…) être arrivés au terminus de notre exode » : in Journal d’Alphonse
Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
710
« Espérons que nous ne bougerons plus et que nous pourrons rester à Mengen jusqu’à la
fin de la guerre » : in Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
711
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., pp. 13-20 ; Jean-Jacques Brunet,
Jacques Doriot, du communisme au fascisme, op. cit., pp. 473.
191
1.
La qualification juridique de leur présence
Plusieurs réunions sont mises en place par le Ministère des affaires étrangères allemand
pour définir et coordonner le langage gouvernemental concernant les expatriés français et
ses rapports avec ceux-ci. Cette question politique, mais aussi juridique, nécessite de
l’attention ; c’est pourquoi plusieurs rencontres interministérielles ont lieu à Berlin du 25
août 1944 au 5 janvier 1945712. Il ressort de ces colloques que le Reich décide de ne pas
considérer les Français nouvellement arrivés sur son territoire comme des « réfugiés »
(Flüchtlinge) mais comme des « repliés » (en français dans le texte), des « adhérents à la
collaboration » (Collaborations-Anhänger) ou des « Français d’Europe » (EuropaFranzosen)713. Une des conséquences de ce travail terminologique se dévoile au travers
de la décision du Reich de modifier l’intitulé de la Délégation française pour la défense
des intérêts nationaux en Allemagne. Constituée le 6 septembre 1944, jour-même de la
libération de Dijon par l’armée dirigée par Jean de Lattre714, elle n’existe sous ce nom que
21 jours, car le 27 septembre 1944, le gouvernement allemand lui demande précisément
de prendre le nom de « Commission gouvernementale française pour la défense des
intérêts nationaux »715 ou Regierungskommission für die Verteidigung der nationalen
Interessen716. Ce changement de titre ne saurait être anodin. Il révèle une fois encore le
rapport de force entre Allemands et Français collaborateurs, les membres de la
Délégation ne décidant même pas le nom de la structure qu’ils forment. En la renommant
Commission gouvernementale, le gouvernement allemand signifie qu’il entend l’entité
présidée par Fernand de Brinon comme étant mandatée par Philippe Pétain et son
gouvernement.
Un
avis
juridique
allemand
sur
la
nature
de
la
Commission
gouvernementale pour la défense des intérêts nationaux est émis en ce sens le 24
novembre 1944, le gouvernement allemand considérant formellement la Commission
712
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., pp. 10-11.
713
Ibid., p. 11.
714
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., pp. 98-145.
715
La France n°1, 26 septembre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen ; Report from the Japanese
Ambassador Mitani, 7 novembre 1944, Archives nationales de Grande-Bretagne, HW1 /
3343 C 300489 ; voir de même la Note du dossier de la Haute Cour, retranscrite in Louis
Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 113.
716
Otto H. Becker, "« Ici la France » : Die Vichy-Regierung in Sigmaringen 1944/45", op. cit.,
p. 430.
192
comme faisant partie du gouvernement légal de l’Etat français717. Tout porte alors à croire
qu’il s’agit d’un repli gouvernemental hors des frontières de l’Etat. Cette interprétation
n’est pas convaincante, d’autant qu’elle n’a, en fin de compte, que peu d’impact sur le
plan stratégique, les projets doriotistes prenant progressivement le pas sur ceux de la
Commission, comme nous allons le démontrer ci-après. En outre, les efforts
terminologiques berlinois n’ont que peu d’effet sur le plan local, les autorités sur place
continuant de qualifier indistinctement les Français de Sigmaringen comme des
« réfugiés »718.
De surcroît, le Ministère des affaires étrangères du Reich fait savoir dans les médias
internationaux qu’il respecte la légalité internationale et considère Philippe Pétain comme
le chef légal de l’Etat français719.
Pour prouver qu’il ne procède pas officiellement à une limitation de l’exercice de
souveraineté du chef de l’Etat et de ses ministres, le Reich prend plusieurs décisions
officielles. D’abord, il déclare l’extraterritorialité tant du château de Sigmaringen que de sa
dépendance, le Prinzenbau. Ensuite, la garde allemande y est remplacée par la garde
des miliciens français720. Il en va de même à Mainau, où les hommes du P.P.F. sont les
seuls gardes armés721. Pour le reste, à Sigmaringen, le service d’ordre est assuré par
l’Office central de la sécurité du Reich, le R.S.H.A.722. En outre, il désigne l’ancien
ambassadeur d’Allemagne à Paris comme ambassadeur auprès de la Commission723.
Les archives locales gardent des traces de la cérémonie des couleurs faisant
régulièrement flotter le drapeau français sur le château de Sigmaringen le 8 puis le 17
717
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., p. 11.
718
Cf. les nombreux ordres de réquisition pour concernant les « Französische Flüchtlinge » : in
Staatsarchiv Sigmaringen, Ho T 235 T 19-22.
719
“Auf Anfrage wird in der Wilhelmstraße erklärt, daß Marschall Pétain nach wie vor der legale
französische Staatschef sei.” : in Neue Zürcher Zeitung du 16 octobre 1944, n°1757, Arch.
féd., E 2300 1000/716 Bd : 348 (notre traduction).
720
« Le Château est gardé par la Milice. » : in Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv
Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
721
Message du Groupe du Lac de l’Etat-major de l’armée suisse à Pierre Bonna, chef de la
Division des affaires étrangères du Département politique fédéral, du QG, le 15 décembre
1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
722
Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la Collaboration, op. cit.,
p. 647.
723
« L’administration française est installée dans un grand bâtiment genre Ministère. » : in
Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
193
septembre 1944724. Toutefois, c’est la cérémonie médiatisée des couleurs du 1er octobre
1944 qui retient l’attention, car c’est celle qui officialise avec faste l’extraterritorialité du
château et du Prinzenbau en présence de l’ambassadeur Otto Abetz et des autorités
allemandes725. Nonobstant l’absence de Philippe Pétain et de Pierre Laval, Fernand de
Brinon clame un discours fort en symbole, affirmant que grâce à Adolf Hitler les
« Français qui travaillent pour leur Patrie demeurent en France […] à côté du Maréchal,
seul
chef
légitime
de
l’Etat
français
»726.
Pour
reconnaître
diplomatiquement
l’extraterritorialité du mince territoire et, partant, la Commission comme représentante de
l’Etat français, sont présentes non seulement la légation allemande sous l’autorité d’Otto
Abetz, mais aussi celle du Japon par la personne de Takanobu Mitani et celle de la
République de Salò par l’ancien consul italien à Nancy, Mario Longhini727.
Afin de qualifier en droit le statut de la présence et de l’activité relative des expatriés
français, il nous faut clarifier les normes relatives à la légalité du refuge. Est-il possible
juridiquement de qualifier le gouvernement du régime de Vichy comme un gouvernement
en exil dont la mission est de conserver et de représenter l’Etat hors de son territoire ?
Comme nous l’avons identifié, à partir du 20 août 1944, les statuts de Philippe Pétain et
de Pierre Laval sont ceux d’un chef de l’Etat et d’un chef de gouvernement français
empêchés d’exercer leurs fonctions, du fait de la contrainte qu’exerce l’occupant sur leurs
personnes. Selon leur propre conception, ils sont encore dépositaires de la souveraineté
française tant qu’ils n’ont pas démissionné ou qu’ils n’ont pas été renversés. La première
724
« Cette pieuse cérémonie, qui maintient la permanence de la souveraineté française, ranime
chaque dimanche dans les cœurs de ceux qui en sont les témoins, l’espoir du retour et de la
résurrection nationale. » : in La France, n°5, lundi 30 octobre 1944, Staatsarchiv
Sigmaringen. En se fondant sur le journal de Maximilian Schaitel, témoin de l’époque,
conservé aux Staatsarchiv de Sigmaringen, Marc Herwig retient la cérémonie du 8
septembre 1944 : Marc Herwig, "Trikolore über dem Schloss : Sigmaringen als Hauptstadt
Frankreichs", Südwest Presse, 8 septembre 2014, consulté le 2 décembre 2015 sur
http://www.swp.de/ulm/nachrichten/suedwestumschau/Trikolore-ueber-dem-SchlossSigmaringen-als-Hauptstadt-Frankreichs;art4319,2782116 ; Otto H. Becker retient pour sa
part la date du 17 septembre 1944 comme celle de la première cérémonie : Otto H. Becker,
"« Ici la France » : Die Vichy-Regierung in Sigmaringen 1944/45", op. cit., p. 434.
725
Report from the Japanese Ambassador Mitani to the Japanese Ministry of Foreign Affairs,
24 novembre 1944, Archives nationales de Grande-Bretagne, HW1 / 3343 C 300489 –
French Quislings in Germany ; « Des soldats français montent la garde et tous les ordres
sont donnés en français » : in "La situation du Maréchal Pétain décrite par le Corriere della
Sera", La Gazette de Lausanne, 19 décembre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
726
Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., p. 115 ; Louis Noguères, La
dernière étape Sigmaringen, op. cit., pp. 100-103.
727
Marino Viganò, Il Ministero degli affari esteri e le relazioni internazionali della Repubblica
sociale italiana (1943-1945). Milan : Edizioni universitarie Jaca, 1991, p. 187 ; Otto H.
Becker, "« Ici la France » : Die Vichy-Regierung in Sigmaringen 1944/45", op. cit., p. 434 ;
Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la Collaboration, op. cit.,
p. 647.
194
hypothèse n’est pas corroborée par les faits : Philippe Pétain et Pierre Laval persistent à
se considérer prisonniers. Ils ne sauraient faire usage de leurs prérogatives et exprimer
des intentions en émettant des actes liant l’Etat. Il n’y a donc aucun élément juridique qui
permette de conclure qu’ils représentent le gouvernement de la France en exil. Or qu’en
est-il de la seconde hypothèse ? Pour évaluer si le processus opéré par le gouvernement
provisoire est à considérer comme un renversement de régime issu de sa victoire dans le
cadre de la guerre civile, il nous faut établir si les statuts du chef de l’Etat et du
gouvernement sont ceux de chefs déchus, qui perdraient de fait leurs titres et
représentativité. Dans ce cas de figure, ils ne sauraient, dès lors, non plus représenter de
gouvernement en exil. Pourtant, pour qualifier ce renversement de régime et donc ce
renversement de source de souveraineté, il faudrait identifier des éléments tangibles en
droit qui font encore défaut en cette période de transition. La reconnaissance de la
majeure partie des Etats tiers en serait une première étape, dans l’attente de la mise en
place de nouvelles institutions et d’un nouveau régime politique soutenu par la volonté
populaire, ce qui ne pourra être réalisé qu’en novembre 1945. Nous sommes donc ici face
à ce que l’on pourrait appeler une aporie juridique : bien que l’Etat français persiste,
n’ayant pas été annexé, le prime dépositaire de la souveraineté, c’est-à-dire le
gouvernement légal anciennement investi, perd de fait son titre parce qu’il continue à se
considérer empêché par l’ennemi, qu’il est hors du territoire national et qu’une autorité de
fait concurrente administre de manière autonome la majeure partie du territoire de l’Etat.
Comme il ne l’a pas transmis, ce titre s’éteint. L’évaporation du titre de la souveraineté
dure dès lors jusqu’à nouvelle émission de dépôt.
L’épisode de Sigmaringen, méconsidéré en histoire du droit, est, à notre sens, tout à fait
révélateur de ce cas limite en droit interne comme en droit international qui veut que l’Etat
persiste sans gouvernement. En droit interne de l’époque, aucune disposition ne prévoit
le fait que l’Etat ne soit pas représenté par un gouvernement. En droit international, sans
gouvernement, la France ne perd pas en principe son existence juridique mais est
dénuée pour un temps de sa capacité à agir sur le plan international728. Le 19 août 1944,
la France est un Etat en guerre internationale et en guerre civile qui dispose d’un
gouvernement légal décrié par une autorité de fait soutenue par ses alliés. Du 20 août au
7 septembre 1944, elle est un Etat en guerre internationale et en guerre civile avec un
gouvernement empêché et une autorité de fait qui gagne en influence sur le terrain. Dès
728
Manfredi Siotto Pintor, "Les insurgés reconnus comme belligérants. Les gouvernements de
fait. Les groupements nationaux (tribus, minorités, populations sous mandat). Les
organisations internationales. L'individu (041)", Collected Courses of the Hague Academy of
International Law, Hague Academy of International Law, vol. 41, Brill / Nijhoff, Leiden /
Boston, 1932, p. 91.
195
le 7 septembre 1944, la qualification s’affine : elle est un Etat dont les chefs d’Etat et de
gouvernement sont faits prisonniers sur le territoire de l’ennemi et qui est en proie à deux
nouvelles tentatives parallèles de coup d’Etat. Il s’agit, d’une part, de la tentative de coup
d’Etat d’une autorité de fait qui administre la majeure partie du territoire et, de l’autre, de
celle de politiciens cherchant à réclamer depuis l’extérieur leur représentativité par le biais
d’une délégation que le chef de l’Etat ne peut émettre.
Rappelons, en l’espèce, que si les personnalités du régime de Vichy sont contraintes de
partir, elles ne trouvent pas refuge au sein de leur propre territoire, celui d’un Etat neutre
ou d’un Etat allié, comme cela a pu être le cas de tous les autres gouvernements en exil
préexistants. Les membres du gouvernement sont captifs en Allemagne et ils ne fuient
pas une occupation ennemie du territoire729. Or, en droit international de l’époque, les
trois éléments constitutifs de l’exil pour un gouvernement sont une invitation du souverain
territorial, un consentement à s’exécuter et une reconnaissance internationale730. Or, le
gouvernement allemand ne convie pas le gouvernement du régime de Vichy sur son
territoire. Au contraire, il le contraint, tant formellement que dans les faits. Le fait que
l’Allemagne déclare l’extraterritorialité du territoire du château et de la bâtisse princière de
Sigmaringen ne saurait masquer la réalité : le chef de l’Etat et le chef du gouvernement
ne cessent de se déclarer empêchés d’exercer leurs fonctions par le Reich.
Juridiquement, ils sont effectivement maintenus en otages et déplacés sur le territoire
ennemi. Si le château et le Prinzenbau sont, par le biais d’un subterfuge, formellement sur
territoire français, ce n’est que par la seule volonté de l’Allemagne, ennemie de la France,
et avec le consentement d’individus se prétendant représentants de l’Etat français sans
délégation officielle, dans un contexte de guerre internationale. Effectivement, si les chefs
de la collaboration consentent à être présents sur le territoire allemand proprio motu, ils
ne sauraient toutefois représenter le gouvernement de la France. On ne peut pas non
plus considérer en droit interne la Commission gouvernementale comme constituant un
ème
729
Retenons la définition de l’occupation par l’article 42 de la IV
Convention concernant les
ème
Conférence internationale de la Paix, La
lois et coutumes de la guerre sur terre : cf. II
Haye 15 juin - 18 octobre 1907, Actes et Documents, La Haye, 1907, vol. 1, pp. 626-637
selon lequel : « Un territoire est considéré comme occupé lorsqu'il se trouve placé de fait
sous l'autorité de l'armée ennemie. L'occupation ne s'étend qu'aux territoires où cette
autorité est établie et en mesure de s'exercer ». L’occupation allemande a bien eu lieu, mais
en 1940 partiellement puis totalement en 1942 et disparaît quand le gouvernement quitte
Vichy, puis Belfort. De plus, l’avancée des troupes américaines, anglaises et des Forces
affiliées à la Résistance n’est pas assimilable à une occupation ennemie.
730
Ces conditions sont énumérées par le General Attorney britannique dans l’affaire Armand en
1941, High Court of Justice, King’s Bench Division, n°2/239, qui les considère réunies dans
le cas du gouvernement des Pays-Bas souverain exilé au Royaume Uni, comme l’indique
Maurice Flory, Le statut international des gouvernements réfugiés et la cas de la France
Libre 1939-1945, op. cit., p. 17.
196
gouvernement légal, et cela pour deux raisons. La première est que le représentant de la
Commission, Fernand de Brinon, n’est jamais expressément nommé comme chef de
gouvernement par le chef de l’Etat731. Ensuite, les actes constitutionnels ne prévoient
aucunement le cas de figure où Pierre Laval et Philippe Pétain se trouveraient
conjointement empêchés732. La seule condition très partiellement remplie est celle de la
reconnaissance internationale, par le biais des Etats constituant l’Axe : Allemagne, Japon
et République de Salò. Cependant, ces représentations ne sauraient masquer leur
caractère limité et symbolique733.
En conclusion de ce qui précède, nous considérons que la présence de la colonie
française n’est pas assimilable à l’existence d’un gouvernement en exil. Nous ne sommes
pas non plus en présence d’un gouvernement en fuite, mais plutôt d’anciens gouvernants
assignés à résidence accompagnés par une assemblée hétérogène d’individus présents
à titre privé et politique.
2.
La Commission gouvernementale v. le Comité de libération française
Mus par un mélange d’opportunisme politique et de la volonté du gouvernement
allemand, les « ultras » de la collaboration s’organisent et fondent deux entités
concurrentes : d’abord la Commission gouvernementale française pour la défense des
intérêts nationaux (2 – a) puis le Comité de libération française (2 – b).
2 – a La Commission gouvernementale
La Commission gouvernementale française pour la défense des intérêts nationaux
compte cinq membres. Son président, Fernand de Brinon, en assume la coordination
interne ainsi que sa représentativité auprès du Reich. Marcel Déat est nommé délégué à
731
En fonction de l’Acte constitutionnel n°11 du 18 avril 1942 : consulté sur http://mjp.univer
perp.fr/france/co1940.htm#11, le 1 décembre 2015.
732
Acte constitutionnel n°4 quinquies du 17 novembre 1942, relatif à la suppléance et à la
succession du chef de l'État : consulté sur http://mjp.univ-perp.fr/france/co1940.htm#11, le
er
1 décembre 2015.
733
Ainsi, le bureau de la légation japonaise est réduit à son strict minimum (un ambassadeur,
un secrétaire et un chancelier), ce qui motive l’ambassadeur à confier : « there is practically
no opportunity here for me to carry out my functions » : in Account of the position of French
and German leaders and Japanese representative in Sigmaringen, Japanese M.A. Berlin
forwards an account of French Politics from the Attache in France, 30 octobre 1944,
Archives nationales de Grande-Bretagne, HW1 / 3303 C 300489.
197
la solidarité nationale et à la protection des travailleurs français en Allemagne, Eugène
Bridoux devient délégué à la protection des prisonniers de guerre et Jean Luchaire,
commissaire à l’information et à la propagande. Quant à Joseph Darnand, il prend le rôle
de délégué à l’organisation des forces nationales à la tête de la Milice, de la L.V.F. et des
forces françaises de la Waffen-S.S.
Il semble que la Commission assume le caractère de « gouvernement provisoire »734 sur
lequel mise le Reich. Elle entend d’ailleurs respecter les formes et s’opposer au
gouvernement provisoire de la France Libre en publiant officiellement ses actes dans son
journal La France735. Par ailleurs, elle tient à garder l’image d’une structure fidèle à son
chef de l’Etat. Ainsi, conformément aux recommandations d’Adolf Hitler à Rastenburg, les
membres de la Commission font savoir qu’ils considèrent que « le Maréchal de France
reste le seul détenteur du pouvoir légal » et que leur intention et de demeurer à ses
côtés736. C’est en ce sens que Fernand de Brinon adresse un « Appel à tous les
Français » par l’intermédiaire de la presse allemande afin de présenter ce qui s’appelle
alors la Délégation :
« Appel à tous les français
Le Chef de l’Etat français, le maréchal Pétain, s’est rendu de Belfort en
Allemagne, pour la défense des vrais intérêts du peuple français contre
les usurpateurs gaullistes et les exploiteurs anglais et américains du
peuple français.
Se prévalant de la qualité de Délégué général du Gouvernement
français, qui lui a été attribuée par le chef de l’Etat, l’ambassadeur de
Brinon a entrepris la constitution d’une ‘Délégation gouvernementale
française pour la Défense des intérêts nationaux’ :
A cette Délégation française, appartiennent :
- Le Ministre du Travail, Déat, comme délégué pour la Solidarité
nationale et la protection des travailleurs français en Allemagne.
- Le secrétaire d’Etat à l’Intérieur et au maintien de l’ordre, Joseph
Darnand, comme délégué à l’organisation des forces nationales de la
Milice, de la Légion des Volontaires contre le bolchévisme, des
Waffen S.S. français.
734
Selon l’expression de Gérard-Trinité Schillemans, Philippe Pétain, le prisonnier de
Sigmaringen, op. cit., p. 142.
735
« Vu les articles premiers et suivants et Code civil, vu l’ordonnance du 27 novembre 1816
concernant la promulgation des lois et ordonnances et les textes subséquents qui l’ont
modifiée et complétée, la Commission Gouvernementale pour la défense des Intérêts
Nationaux décrète :
Article 1 : Tous les textes législatifs, décrets, règlements et arrêtés seront promulgués par
l’insertion au journal la France. Cette promulgation tiendra lieu d’insertion au Journal officiel
de l’Etat français.
Article 2 : Les textes susvisés seront obligatoires pour l’ensemble des ressortissants français
sur toute l’étendue du territoire allemand, dix jours après leur promulgation à Sigmaringen.
Sigmaringen, le 28 octobre 1944,
Signé : Fernand de Brinon » : in La France, 26 février 1945, Staatsarchiv Sigmaringen.
736
La France, n°1, 26 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
198
- Le secrétaire d’Etat à la Défense, général Bridoux, comme délégué à
l’Information et à la Propagande.
L’ambassadeur de Brinon, en prenant ses fonctions, a adressé un appel
à tous les Français ; dans cet appel, il insista sur le fait que le chef de
l’Etat français, le maréchal Pétain, demeure le seul détenteur du pouvoir
légal français. Les intérêts français, détenus pendant quatre ans par les
Autorités du Maréchal, continuent encore à être sous sa protection.
L’ambassadeur de Brinon affirma enfin que ce serait sa tâche et celle de
ses collaborateurs de maintenir les intérêts de son pays. Son appel se
termina par ces mots : « Vive la France, Vive le Maréchal ! ».
Alors que le Comité de Gaulle n’est reconnu ni par le peuple français, ni
par les soi-disant alliés et que la France s’engage dans la guerre civile
et le chaos bolchévique, le maréchal Pétain et la Délégation
gouvernementale française demeurent les seuls défenseurs des intérêts
légaux et nationaux de la France. »737
Le journal La France, organe de presse de propagande de la Commission, le formule
explicitement dans son article "Le seul pouvoir légitime français" du 27 octobre 1944 :
« La « Délégation française » pour la Défense des Intérêts Nationaux a
changé tout récemment son appellation en « Commission
Gouvernementale Française pour la Défense des Intérêts Nationaux ».
A ce sujet, l’un des nouveaux Commissaires Généraux a déclaré :
« Le terme de « Délégation » était, à l’usage, apparu équivoque. Il
n’indiquait pas assez expressément, en effet, que notre organisme et
ses membres étaient d’essence ministérielle et gouvernementale. Une
délégation de pouvoirs peut être détenue par de simples fonctionnaires,
ce qui est effectivement le cas des préfets qui exercent encore leurs
fonctions dans la zone du territoire français non occupée par les AngloAméricains. Le terme « Commission Gouvernementale » traduit
d’ailleurs
plus
exactement
l’expression
allemande
« Regierungsausschuss ».
La situation est désormais parfaitement claire. La Commission
Gouvernementale, présidée par l’ambassadeur de Brinon dont la
délégation personnelle a été confirmée par le consentement du
Maréchal Pétain, Chef de l’Etat Français, est reconnue par l’Allemagne.
Son siège et celui de ses services essentiels jouissent des privilèges de
l’extraterritorialité. Le Japon et l’Italie ont auprès de la Commission
Gouvernementale des représentants diplomatiques accrédités. En bref,
la Commission Gouvernementale est chargée de défendre les intérêts
français non seulement en Allemagne, mais en France et dans le
monde. Elle détient et exerce à cet effet la plénitude théorique des
pouvoirs gouvernementaux, qui sont simplement limités par les
circonstances de guerre et par la nécessité provisoire du séjour en
territoire allemand. Les pouvoirs de la Commission ne sont nullement la
somme des pouvoirs particuliers de ses membres selon la situation de
chacun de ses membres par rapport au gouvernement qui siégeait
précédemment à Vichy, mais bien les pouvoirs du seul gouvernement
737
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., pp. 98-99 ; Henry Rousso, Pétain
et la fin de la collaboration, op. cit., p. 113.
199
légitime de la France. Et elle usera en pleine légalité, une légalité
française qui n’existe nulle part ailleurs. »738
Cette déclaration est à mettre en parallèle avec le discours de Marcel Déat devant des
membres du R.N.P. à Sigmaringen dans l’exemplaire de La France daté du même jour :
« Nous ne sommes plus en France, déclare Marcel Déat, en martelant
ses mots, nous sommes en Allemagne. Disons tout de suite que nous
n’y sommes pas comme des vaincus, ni comme des gens qui ont
abandonné leur pays et rompu à tout jamais ses liens avec lui. […] Nous
sommes venus ici avec l’intention de retourner en France le plus vite
possible, pour y reprendre le combat et le mener jusqu’à la victoire. […]
Nous sommes donc en Allemagne et d’abord le Gouvernement français
est en Allemagne. Il ne doit y avoir de méprise de quiconque, aucune
équivoque sur la situation. Il y a assez d’esprits subtils et mal
intentionnés pour essayer de répandre des doutes sur la légalité du
Gouvernement français. En réalité, le drapeau français flotte sur le
château et ses les bâtiments ministériels, l’extraterritorialité a été
obtenue pour divers bâtiments. Ces symboles suffisent pour prouver
que le Gouvernement français est habilité à connaître et à résoudre
toutes les questions qui se posent à l’occasion de la présence des
travailleurs français et des prisonniers en Allemagne. La Commission
gouvernementale remplace le Conseil des ministres et est chargée des
intérêts français dans le Reich et dans le monde. »739
De retour en France et dans les conditions du procès de Philippe Pétain, les membres de
la Commission reconnaissent pourtant que ce dernier n’a jamais donné son assentiment à
la création de la Commission et qu’elle n’est pas l’émanation du gouvernement français, à
l’instar de Joseph Darnand qui, pour répondre au premier président Mongibeaux qui lui
demande « quelques mots sur l’organisation de cette délégation ou de ce gouvernement
fantôme qui s’était constitué à Sigmaringen », confie que Philippe Pétain « ne s’est jamais
occupé de la Commission gouvernementale en Allemagne »740. Fernand de Brinon
précise de même à la barre du même tribunal :
« Ce n’était pas un gouvernement, Monsieur le président, bien loin de là,
j’ai toujours moi-même protesté contre cette définition. »741
Explicitant les contours de sa position, Fernand de Brinon indique :
738
"Le seul pouvoir légitime français", La France, n°2, vendredi 27 octobre 1944, Staatsarchiv
Sigmaringen.
739
La France n°2, 27 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
740
Audition de Joseph Darnand, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du
Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Seizième audience, jeudi 9 août 1945,
Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, pp. 290-291, in Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 9.
741
Audition de Fernand de Brinon, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du
Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Seizième audience, jeudi 9 août 1945,
Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 288, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd :
9.
200
« Le Maréchal, je le répète, n’a pas donné son assentiment, parce qu’il
avait renoncé à tous ses pouvoirs de chef de l’Etat, à la constitution de
la Commission pour la défense des intérêts français en Allemagne. »742
Ce que Fernand de Brinon ne précise pas, c’est que Philippe Pétain conteste avoir jamais
donné son consentement à la création de la Commission, après la lecture de l’article "Le
seul pouvoir légitime français" du journal La France préalablement cité. Il dégrade
Fernand de Brinon lui demandant de s’abstenir « de porter l’insigne de la francisque »743.
La marge de manœuvre est donc étroite et la Commission entend conduire sa politique
dans cet interstice : elle affirme détenir sa légitimité d’une précédente délégation donnée
par le chef de l’Etat à son président, tout en justifiant le fait de ne pas avoir reçu de
soutien formel par l’incapacité dans laquelle Philippe Pétain est d’émettre quelque acte
officiel. Les protestations non relayées de Philippe Pétain n’arrêtent pas la Commission.
Elle continue de se réclamer héritière de son charisme et de son ancienne position. Pour
la Commission, le droit n’est alors qu’un instrument de forme qui permet d’arriver à des
fins politiques. Avec ce stratagème, ses membres entendent parier sur le futur, comme le
formule Marcel Déat :
« L’Etat français n’est peut-être plus qu’un fantôme en exil, mais nous
devons donner à ce fantôme une allure vivante, le faire parler, agir et
figurer, en réservant l’avenir »744
Ce pari sur le lendemain est foncièrement lié à celui de l’Allemagne. En droit interne,
aucun argument convaincant ne permet de considérer que la Commission est
représentative du gouvernement du régime de Vichy. Juridiquement, en effet, elle n’existe
et n’est active que par la volonté du Reich. D’ailleurs, concernant ses moyens financiers,
la Commission gouvernementale est financée par des crédits allemands ou, plus
précisément, par le solde du clearing franco-allemand, résultat de quatre années de
pillage, qui s’élève officiellement à la fin de l’occupation à plus de 160 milliards de francs
français de l’époque, soit plus de 8 milliards de Reichsmarks745. Ainsi, la Commission
742
Audition de Fernand de Brinon, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du
Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Seizième audience, jeudi 9 août 1945,
Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 289, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd :
9.
743
Note de Philippe Pétain à Fernand de Brinon, de Sigmaringen, le 29 octobre 1944,
reproduite in Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., pp. 137-138.
744
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 875.
745
Lettre de Fernand de Brinon à Philippe Pétain, de Sigmaringen, le 2 octobre 1944,
retranscrite in Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., pp. 118-119 ; Otto
Abetz, D’une prison. Paris : Amiot Dumont, 1949, p. 66 et, du même auteur, Histoire d'une
politique franco-allemande : 1930-1950 : mémoires d’un ambassadeur, op. cit., p. 287. Voir
201
profite du fait que l’Allemagne, désireuse de respecter un légalisme formel, renouvelle les
accords de clearing sous l’occupation et lui accorde une partie de cette somme afin
qu’elle bénéficie de fonds soi-disant propres746.
En l’occurrence, soumise aux différentes autorités allemandes dont les intérêts et les
procédures divergent, il est patent que la Commission n’en comprend pas tous les
arcanes, entre les services administratifs généraux et locaux, de renseignement, de police
politique, de police locale, militaire, les services du N.S.D.A.P. et du Gauleiter747 :
« On ne sait jamais qui commande en fin de compte, qui supervise
effectivement, ni qui il faut consulter au juste quand une difficulté surgit.
[…] les branches administratives sont rivales et concurrentes. »748
Cet antagonisme limite la Commission qui ne parvient pas à développer ses activités. Par
ailleurs, le gouvernement allemand freine grandement ses ambitions d’obtenir des postes
de trop grande influence, à l’instar de l’action de Heinrich Himmler qui empêche Joseph
Darnand d’intégrer les éléments de la Milice dans la Waffen-S.S et de parvenir à diriger la
division Charlemagne749. En interne, la Commission rencontre également en son sein des
freins qui la paralysent. Ainsi, quand Fernand de Brinon suggère à Marcel Déat et à
Eugène Bridoux que les services de Gaston Bruneton et de Georges Scapini soient
regroupés à Sigmaringen750, ses vœux ne sont pas exaucés car ces derniers se méfient
de la Commission751. Il est dès lors patent que l’opacité et les contradictions ne sont pas
l’apanage des services allemands. L’ambassade japonaise souligne à ce propos que les
Allemands éprouvent de la difficulté à soutenir la Commission :
de même la Note concernant l’ambassadeur Scapini élaborée au Consulat Suisse de Berlin
à l’attention de Pierre Bonna, Division des affaires étrangères du Département politique
fédéral, du 16 octobre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348 qui fait mention de 162
milliards de francs.
746
Voir Sylvain Schirmann, Les relations économiques et financières... pour l'Histoire
économique et financière de la France. Paris : Imprimerie nationale, 1995 ; Arnulf Moser,
Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der deutschfranzösischen Collaboration - 1944/45, op. cit., pp. 31-32.
747
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., pp. 896-900.
748
Ibid., p. 913.
749
National Archives HW1 / 3343 C 300489 – report from the Japanese Ambassador, Mitani – 7
novembre 1944. Voir de même Henri Amouroux, La grande histoire des Français sous
l’occupation, 1939-1945. Paris : Laffont, 1993, t. 10, p. 355-357 ; Karl Sebastian Regli,
Consul suisse à Baden-Baden à Hans Frölicher, Ministre de suisse à Berlin, avec copie à
Marcel Pilet-Golaz, chef du Département politique fédéral, de Baden-Baden le 28 septembre
1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 68.
750
Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la Collaboration, op. cit.,
p. 648.
751
Voir le paragraphe B a, dans la présente section, ci-après.
202
« En effet, ils ne se risquent pas à soutenir le gouvernement fantôme
[…]. On peut constater qu'ils sont conscients de devoir porter un poids
mort. »752
Les écueils auxquels se heurte la Commission sont aussi soigneusement construits par
les velléités concurrentielles de Jacques Doriot. Soutenu par le R.S.H.A. et le Ministère
des affaires étrangères du Reich, il entend s’opposer à l’autorité de la Commission dès le
mois de septembre 1944. Fernand de Brinon s’insurge et refuse de se soumettre quand
Cecil von Renthe-Fink, mandaté par Joachim von Ribbentrop, lui demande d’accepter le
fait que Jacques Doriot sera chef de gouvernement753. Marcel Déat résume la position
radicale de la Commission qui ne veut point céder son rang :
« Notre position juridique est forte. Nous sommes reconnus par Hitler
qui n’a certainement pas donné son adhésion au projet final de
Ribbentrop. Nous sommes, qu’on le veuille ou non, une émanation du
gouvernement régulier et à l’ombre de ce Maréchal qu’on ne peut tout
de même pas effacer d’un coup devant la gloire montante de Doriot. »754
Cette vision ne peut toutefois convaincre : comme nous l’avons établi, le statut juridique
de la Commission est celui d’une structure politique non gouvernementale soutenue par
la volonté du gouvernement allemand et qui regroupe certaines personnalités du
gouvernement du régime de Vichy sans participation de ses anciens chefs d’Etat et du
gouvernement. A ce stade, la rivalité de l’organisation de Jacques Doriot est encore
balbutiante. Or, le gouvernement allemand ne tarde pas à choisir de la soutenir aux
dépens de la Commission.
2 – b Le Comité de libération française
Il est attesté que Jacques Doriot rencontre Heinrich Himmler le 18 septembre 1944 pour
prévoir un plan axé tant sur l’aspect de la propagande que sur celui de l’organisation
militaire755. Heinrich Himmler n’est pas encore celui qui compte, en novembre 1944,
négocier une paix séparée avec les Etats-Unis. Il est combatif et sa radicalisation
752
« Indeed they do not venture to support the shadow government […]. One can see that they
are conscious of having had to carry a dead weight » : Account of the position of French
and German leaders and Japanese representative in Sigmaringen, Japanese M.A. Berlin
forwards an account of French Politics from the Attache in France, 30 octobre 1944,
Archives nationales de Grande-Bretagne, HW1 / 3303 C 300489 (notre traduction).
753
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., p. 14.
754
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 924.
755
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., pp. 20-21.
203
correspond à celle de Jacques Doriot qu’il appuie. Le projet du Comité de libération
française de Jacques Doriot est ainsi le produit du soutien du R.S.H.A. Certes, il est, dans
un premier temps, l’objet de tensions entre Heinrich Himmler et Joachim von Ribbentrop,
ce dernier critiquant l’illégalité du Comité. Jacques Doriot a déjà tenté par divers moyens
de constituer son gouvernement révolutionnaire, en rencontrant en particulier Joachim
von Ribbentrop à Rastenburg, sans toutefois réussir à imposer son agenda756. L’argument
de légalité est un enjeu entre le R.S.H.A. et le Ministère des affaires étrangères ; pourtant,
Joachim von Ribbentrop757 finit par céder et soutenir la création du Comité. A cette fin, il
installe aux côtés de Jacques Doriot un de ses représentants, Otto von Reinebeck758.
Mainau est alors prêt à éclipser Sigmaringen, comme le résume Marcel Déat qui entend
s’y opposer :
« La discorde qu’il y avait eue entre Doriot et le gouvernement de Vichy
eut sa réplique sur le sol allemand ; les idées fascistes et nationalsocialistes étaient plus accessibles aux membres de la Commission
gouvernementale française qu’à Laval et à ses ministres. […] Le but de
Doriot était de supprimer la Commission gouvernementale française et
de la remplacer par un Comité de libération française qu’il eût dirigé ; il
était en cela appuyé par Himmler, Goebbels, et différents gauleiters
particulièrement par Bürckel et Sauckel. J’estimais pour ma part que le
Comité de libération avait à s’occuper des émigrés politiques français,
au nombre de dix mille et plus, mais qu’il était plus opportun de laisser à
la délégation, politiquement neutre, constituée par le gouvernement de
Vichy, le soin de représenter les intérêts d’un million de prisonniers de
guerre et ceux des cinq cent mille ouvriers français. »759
Lucide, Jacques Doriot sait que Philippe Pétain refuse d’avaliser les ambitions
gouvernementales de Fernand de Brinon760. Dans un rapport sur la situation militaire qu’il
lui adresse, il conseille à Philippe Pétain de ne pas utiliser l’argent du clearing et lui
indique son projet de le faire revenir à la tête de l’Etat quand ses forces auront gagné
Paris. Il lui confie que son objectif est de constituer un gouvernement de transition présidé
par lui que Philippe Pétain pourra reconnaître761. Cette approche démontre la ferme
volonté de Jacques Doriot de se présenter comme alternative à la Commission sans pour
autant attendre de l’ancien chef de l’Etat un blanc-seing. Son but est limpide : il envisage
756
Dieter Wolf, Doriot, du Communisme à la Collaboration, op. cit., pp. 408-412.
757
Qui n’est plus guère consulté par Adolf Hitler à partir de l’été 1944, d’après Ian Kershaw, La
fin, Allemagne 1944-1945. France : Seuil, 2012, p. 45.
758
Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
759
Otto Abetz, Histoire d'une politique franco-allemande : 1930-1950 : mémoires d’un
ambassadeur, op. cit., p. 333
760
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., p. 22.
761
Ibid., p. 20.
204
de prendre d’abord le pouvoir, quitte à le régulariser par la suite quand ses forces seront
victorieuses sur le terrain. Jacques Doriot dévoile le fait qu’il n’est pas une personnalité
politique qui s’appuie sur les intrigues internes mais un chef paramilitaire porté par de
hautes ambitions politiques qui veut imposer une nouvelle légalité.
Dès mi-décembre 1944, suite à la reprise de confiance que l’offensive des Ardennes
permet de gagner du côté du Reich, le Ministre des affaires étrangères accepte de
privilégier le projet de Comité de Jacques Doriot au détriment de la Commission762. Par
voie de conséquence, le 23 décembre 1944 Joachim von Ribbentrop destitue de ses
fonctions Otto Abetz, qui a échoué à rapprocher Pierre Laval et Philippe Pétain de la
Commission763. Joachim von Ribbentrop remet à Otto Reinebeck la direction de
l’ambassade d’Allemagne à Sigmaringen avec la mission de faire en sorte que la
Commission s’efface devant le Comité764. Le Ministère des affaires étrangères allemand
cherche alors à s’installer dans un hôtel de Constance765. Quant à Cecil von Renthe-Fink,
il est remplacé par Kurt von Tannstein, un jeune diplomate inexpérimenté, et Pierre Laval
est écarté, avec Maurice Gabolde, Charles Rochat, Jacques Guérard et Paul Marion,
dans le château de Wilflingen réquisitionné pour raison d’Etat que Jacques Doriot refusait
plus tôt766. Le gouvernement allemand redistribue les cartes qu’il a réparties quelques
mois plus tôt.
762
« Doriot est en train de former le nouveau gouvernement pour aussitôt qu’une parcelle de
notre pays sera libéré. Les Allemands ont décidé cette fois-ci de lui confier la constitution du
nouveau Gouvernement français. Au château réside également l’ambassadeur allemand
Otto von Reinebeck et sa suite auprès du Gouvernement français et qui accompagnera le
Gouvernement quand il rentrera en France » : in Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv
Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
763
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 217.
764
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 921 ; Otto Abetz, Histoire d'une politique
franco-allemande : 1930-1950 : mémoires d’un ambassadeur, op. cit., p. 333 ; Barbara
Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la Collaboration, op. cit., p. 663. Dans
les documents transmis par Walter Stucki, on trouve mal orthographié le nom du
représentant du Ministère des affaires étrangères allemand « von Rheinebeck » : in Arch.
féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
765
Message du Groupe du Lac de l’Etat-major de l’armée suisse à Pierre Bonna, chef de la
Division des affaires étrangères du Département politique fédéral, du QG, le 15 décembre
1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
766
Rapport du Regierungpräsident du 31 janvier 1945, Staatsarchiv Sigmaringen, Ho T 235 T
19-22 ; Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das
Ende der deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., p. 23.
205
Le 6 janvier 1945 est la date de la création officielle du Comité de libération française767.
Sa stratégie est de créer des comités locaux de contre-résistance en France et de
préparer la formation des militants et propagandistes en Allemagne. A ce jour, l’origine
des fonds qui soutiennent le P.P.F. et le Comité de libération reste floue768 ; tout au plus
pouvons-nous supposer que le Reich appuie le Comité par des fonds secrets de diverses
origines, gérés notamment par les services de Joachim von Ribbentrop et de Heinrich
Himmler. Toujours est-il que les tenants du P.P.F. bénéficient de ravitaillements de bien
meilleure qualité qu’à Sigmaringen769 et que les moyens financiers et techniques dont il
dispose pour sa propagande dépassent de loin ceux de la Commission, comme nous
allons l’exposer dans le prochain paragraphe.
La Commission perd la bataille dès que Fernand de Brinon, de guerre lasse et désireux
de conserver une place dans les futures stratégies politiques internes, adhère au Comité
de libération, après Gaston Bruneton et Alphonse de Châteaubriant770. Si Marcel Déat et
Jean Luchaire forment le projet d’une Assemblée consultative pour pallier ce fait, il n’est
pas concrétisé et la paralysie de la Commission s’impose, vu l’abandon du soutien
allemand771.
La mort de Jacques Doriot, tombé sous les balles de mitrailleuses d’avions de chasse le
22 février 1945 arrête net son élan772. La désorganisation française à Sigmaringen prend
767
« Le 7 janvier, Doriot a fondé le Comité de la Libération Française [sic] en Allemagne qui
groupe les milliers de Français qui se trouvent en Allemagne, milice, R.N.P., Francistes,
P.P.F., Camp de jeunesses, prisonniers, travailleurs, réfugiés politiques, etc. Le 8 janvier, le
manifeste a été lu par Doriot d’Allemagne et a dû être entendu sur les antennes du monde
entier. C’est en quelque sorte le futur Gouvernement de la France qui s’est constitué. » : in
Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
768
Jean-Jacques Brunet, Jacques Doriot, du communisme au fascisme, op. cit., pp. 477-478 ;
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., pp. 31-32.
769
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., p. 32 et Journal d’Alphonse Stoffels,
Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
770
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 923 ; Louis Noguères, La dernière étape
Sigmaringen, op. cit., p. 230 ; Jean-Jacques Brunet, Jacques Doriot, du communisme au
fascisme, op. cit., pp. 485ss.
771
Lettre de Jean Luchaire à Otto Abetz, de Sigmaringen, le 12 avril 1945, Arch. Nat., AN 72 AJ
2003 Papiers Jean Luchaire ; Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., p.
154 ; Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 922.
772
"Aux obsèques de Doriot" et "Jacques Doriot mitraillé et tué par un avion anglo-américain",
Le Petit Parisien du 26 février 1945, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A ; "Les funérailles
solennelles de Jacques Doriot assassiné par les aviateurs terroristes de l’Impérialisme
anglo-américain et du Bolchévisme", La France du 26 février 1945, Staatsarchiv
Sigmaringen. Voir aussi : Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., pp. 232-
206
le pas après son enterrement et l’on assiste à une scission prévisible entre Fernand de
Brinon d’une part et Marcel Déat, Joseph Darnand, Jean Luchaire et Marcel Bucard, de
l’autre, qui cherchent le soutien du Reich par un arbitrage en leur faveur juste avant la
débâcle d’avril 1945773.
3.
Des entités politiques en exil
Ne pouvant qualifier la Commission et le Comité de structures représentatives
gouvernementales, nous constatons que la présence des nombreux Français exilés dans
le Baden-Württemberg constitue un agrégat de personnalités politiques d’un régime
déchu en exil. Ces personnalités ne composent pas une communauté d’opinion et
d’action homogène. Au contraire, de nombreuses rivalités politiques cohabitent en son
sein. Leurs oppositions dans ce petit monde clos participent à alimenter une atmosphère
délétère774
propre
à
développer
rumeurs
et
désinformations,
constituant
une
« communauté réduite aux caquets »775. Leur principal point commun est leur conviction
antibolchévique née d’une solide angoisse face à ce qu’ils considèrent comme une
menace contre l’Europe776. Dès 1943, déjà, face à la « politique de neutralité » de Laval,
les « ultras » se sont lancés dans une « politique de collaboration » active, en faveur de la
création d’un gouvernement collaborationniste sans restriction aux accents national-
233 ; Michèle Cointet, Nouvelle histoire de Vichy (1940-1945), op. cit., p. 698 ; Jean-Paul
Cointet, Sigmaringen : une France en Allemagne (septembre 1944 - avril 1945), op. cit.,
pp. 279-283.
773
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 238.
774
Comme le décrit, en particulier, Céline : « L'histoire de D'un château l'autre est singulière
parce que c'est assez rigolo de voir 1’142 condamnés à mort français dans un petit bourg.
Ca ne se voit pas souvent. C'est très rare d'être le mémorialiste de 1’142 condamnés à mort.
Un tout petit bourg allemand hostile avec le monde entier contre soi. Parce que ceux de
Buchenwald, tous les gens les attendaient pour les embrasser, leur donner la bise, tandis
que ceux de Sigmaringen, le monde les traquait pour les étriper... [Journal du Dimanche : «
on a un haut le coeur lorsqu'il ose comparer Buchenwald et Sigmaringen », njdp] Et moi,
j'étais dans ceux-là parce que j'étais antisémite. C'était quelque chose de particulier. « Moi,
j'étais collaborateur mais pas antisémite, mais lui, lui, celui-là, il était antisémite. Voilà, lui, on
peut y aller, il va expier pour tout le monde". Lâcheté, bonne vacherie humaine. » : in
"Interview de Céline avec Madeleine Chapsal (L’Express)", Cahiers Céline, n°2, in Dauphin,
Jean-Pierre et Fouché, Pascal [Prés.], Céline et l'actualité littéraire : 1932-1957. Paris :
Gallimard, 1976, pp. 35-36.
775
Selon l’expression du commentaire de la photographie de Philippe Pétain, dans l’article
d’André Brissaud, "Le Maréchal Pétain à Sigmaringen", Historia, n°237, août 1966, p. 91 et
de la troisième partie de son ouvrage Pétain à Sigmaringen 1944-1945, op. cit., pp. 181-284.
776
« Une invasion mille fois plus redoutable que celle d’Attila, d’un Attila motorisé et
scientifiquement outillé, muni de méthodes éprouvées, susceptibles de faire peser sur le
continent le joug le plus total que jamais vaincus aient subi. » : in Marcel Déat, Mémoires
politiques, op. cit., p. 715.
207
socialistes et fascistes, anti-bolchéviques et favorables à l’Axe777. Leurs comportements à
Sigmaringen et Mainau n’en sont que la conséquence et leurs actions contrastent donc
avec le « sommeil » ou la « démission larvée et grève gouvernementale » de la plupart
des anciens membres de cabinet du régime de Vichy, suivant Philippe Pétain et Pierre
Laval778. Ces « actifs » de la Commission (il s’agit de Fernand de Brinon, d’Eugène
Bridoux, de Joseph Darnand, de Marcel Déat et de Jean Luchaire) sont logés dans une
aile particulière du château779. Ce sont eux qui profitent de l’occasion qui leur est donnée
de tenter d’influencer le cours des évènements.
Quant aux anciens membres du gouvernement du régime de Vichy qui composent le
groupe des nombreuses personnalités « en sommeil », ce sont ceux qui ne veulent pas
prendre part à la politique de la Commission ou du Comité. Il apparaît que leurs frais sont
financés par les fonds secrets du Ministère des affaires étrangères780. On compte parmi
eux Philippe Pétain, Henri Bléhaut, Victor Debeney, Bernard Ménétrel (qui avec leurs
proches et leur personnel occupent le 7ème étage du château), mais aussi Pierre Laval,
Jean Bichelonne, Maurice Gabolde, Abel Bonnard, Pierre Mathé, Paul Marion, Jacques
Guérard, Charles Rochat (qui ne côtoient pas les premiers)781. Leur attitude attentiste fait
référence à plusieurs épisodes de grève du pouvoir auxquels nous avons déjà fait écho,
notamment en ce qui concerne Philippe Pétain. Rappelons aussi à cet égard le
comportement de Pierre Laval qui, dès le débarquement de juin 1944, se pétrifie, ne
prenant aucune décision et empêchant quiconque de prendre le pouvoir :
« […] de plus en plus, il gardait sous le coude toutes les décisions, il
n’occupait le pouvoir que pour empêcher que les autres ne pussent s’en
servir. Toutes ses habiletés, toutes ses roueries, toutes ses manœuvres
pour conserver en main tous les fils visaient surtout à éviter que
quelqu’un ne pût s’aviser un jour de tirer sur eux pour faire se mouvoir
quelque chose quelque part. Tout se passait comme si, désormais,
Laval eût pris pour devise, non pas quieta non movere puisque rien
n’était plus calme, puisque nous étions au milieu du plus tragique des
tumultes, mais tragica non accelerare, et même ignorare. Ce qui veut
777
Otto Abetz, Histoire d'une politique franco-allemande : 1930-1950 : mémoires d’un
ambassadeur, op. cit., pp. 302-304.
778
L’expression est reprise maintes fois par des témoins de l’époque à l’instar de Marcel Déat,
in Mémoires politiques, op. cit., p. 875 et p. 892. Pour Hans Frölicher, chef de la légation
suisse à Berlin, Pétain se considère comme « prisonnier de guerre » (Kriegsgefangener) : in
Note concernant l’ambassadeur Scapini élaborée à la légation suisse de Berlin à l’attention
du chef de la Division des affaires étrangères du Département politique fédéral Pierre
Bonna, de Berlin, le 16 octobre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
779
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 95.
780
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., pp. 31-32.
781
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 95.
208
dire en bon français qu’il entendait ne plus se mêler de rien, laisser
courir les événements, laisser les Allemands glisser à leur destin, en
essayant de tirer du brasier son épingle tordue par la flamme. […] Bref,
Laval devenait attentiste, abstentionniste. Il lâchait en douceur la rampe
à laquelle il s’était cramponné si longtemps. Il n’était plus en scène
qu’en guignant de l’œil la coulisse. »782
Loin d’être indifférents à leur sort, le fait d’être « en sommeil » ne les empêche ni de
s’informer autant que faire se peut783, ni de protester auprès des « actifs ». Par exemple,
Philippe Pétain s’offusque du fait que la Commission sous-entende qu’il la soutienne784. Il
continue de se considérer comme « prisonnier de guerre » (Kriegsgefangener)785.
Les « passifs » savent aussi adresser des protestations à l’attention des autorités
allemandes, comme Philippe Pétain786, Henri Bléhaut787 et Victor Debeney788 qui,
constatant que leur présence à Sigmaringen donne une apparence de consentement
alors qu’ils sont retenus en résidence forcée, demandent à pouvoir changer de lieu de
résidence surveillée. Concernant Pierre Laval, Victor Debeney ironise :
782
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 838.
783
Par le biais des informations diffusées par les médias allemands, collaborationnistes, mais
aussi suisses, surtout radiophoniques « qui nous donne des nouvelles de ce qui se passe en
France et surtout sur les assassinats et exécutions abominables qui s’y perpétuent sous le
régime criminel de la « Libération » in Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen
XI / 5 n°1-4 A. « [Pétain] mène une vie très retirée, s’intéresse au développement de la
situation militaire, particulièrement en France » : in "La situation du Maréchal Pétain décrite
par le Corriere della Sera", La Gazette de Lausanne du 19 décembre 1944, Arch. féd., E
2300 1000/716 Bd : 348.
784
Notamment, voir Note de Philippe Pétain à Fernand de Brinon, de Sigmaringen, le 29
octobre 1944, reproduite in Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit.,
pp. 137-138. Voir de même : « Dans tout le courant du mois d’octobre, [Pétain] a adressé à
de Brinon des notes extrêmement nettes, catégoriques pour ne pas dire plus, au cours
desquelles il lui répétait : « Je ne vous ai donné aucun pouvoir, je ne vous ai donné aucune
délégation », refusant tout contact avec de Brinon. » : in Déposition du Général Victor
Debeney, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du Maréchal Pétain devant la
Haute Cour de Justice, Quinzième audience, mercredi 8 août 1945, Paris : Imprimerie des
Journaux officiels, 1945, pp. 274-275, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
785
Note concernant l’ambassadeur Scapini élaborée au Consulat Suisse de Berlin à l’attention
de Pierre Bonna, Division des affaires étrangères du Département politique fédéral, du 16
octobre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
786
Protestation de Philippe Pétain du 3 octobre 1944, dans Note du dossier de la Haute Cour,
retranscrite in Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., pp. 112-115.
787
Protestation de Henri Bléhaut à Otto Abetz, de Sigmaringen, le 1 octobre 1944, retranscrite
in Ibid., pp. 110-111.
788
« J’ai remis, en rentrant en France, à Montrouge, au service des archives, et par conséquent
à l’instruction, la collection de toutes ces protestations. Si j’ai bonne mémoire, il y en a au
moins cinq ou six. » : in Déposition du Général Victor Debeney, Compte-rendu in extenso
des audiences du Procès du Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Quinzième
audience, mercredi 8 août 1945, Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, pp. 274275, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
er
209
« M. de Brinon cherche se prévaloir de son ancien titre de délégué
général du Gouvernement français pour les territoires occupés. Or, je
fais remarquer qu’il n’y a plus de Gouvernement français et je fais
remarquer également qu’il n’y a plus de territoires occupés. »789
Le gouvernement allemand fait plusieurs fois pression sur Philippe Pétain pour qu’il
apporte son aval clair aux projets des « actifs ». Par une note datée du 2 octobre 1944,
Bernard Ménétrel cherche à faire prendre conscience à Philippe Pétain de la gravité de la
situation et lui présente l’option qui s’offre à lui d’agir soit comme un prisonnier isolé qui
persiste à refuser de rencontrer quiconque, soit comme un collaborateur des Allemands :
« M. de Brinon vient de constituer un « Comité gouvernemental pour la
Défense des Intérêts français » qu’il entend placer sous l’autorité du
Maréchal, avec MM. Déat, Darnand, Luchaire, le général Bridoux. Une
cérémonie des couleurs a eu lieu au château de Sigmaringen ; M. de
Brinon y a prononcé un discours où il se réclame du Maréchal.
Les radios du monde annoncent ces faits et laissent entendre que le
Maréchal s’est mis à l’abri en Allemagne pour se ranger à ses côtés
dans la lutte contre les Alliés. C’est un tournant très grave. Il est
indispensable que, cette fois, le Maréchal ait le courage de choisir une
position définitive, de s’y tenir, et il faudra avoir la loyauté de lui dire ce
que l’on pense être la vérité. […] La France est actuellement gouvernée
par de Gaulle qui a remis en marche les administrations, dans une
France occupée par les Alliés. Il reçoit partout (si l’on en croit les radios
françaises) un accueil enthousiaste. Cet accueil est, en grande partie,
justifié par le fait qu’il lutte contre tout ce qui est allemand, ou a été proallemand. Le Maréchal ne peut actuellement rien faire pour entraver le
succès de de Gaulle, ni pour empêcher les désordres qui se produisent
probablement en France avec le concours des communistes parés de
l’auréole d’un patriotisme vengeur. […] Ou le Maréchal est prisonnier, ou
le Maréchal travaille avec les Allemands. »790
L’entourage de Philippe Pétain est conscient que sa ligne de conduite lui impose la
retenue, comme le formule Victor Debeney lors du procès de l’ancien chef de l’Etat :
« Dès le mois de septembre, dès que nous eûmes connaissance à
Sigmaringen des premières nouvelles concernant les arrestations en
France et des poursuites qui étaient intentées contre d’anciens
subordonnés du Maréchal, M. de Renthe-Fink est venu voir le Maréchal
et a demandé s’il ne jugeait pas opportun de protester, de couvrir ceux
qui lui avaient obéi. Le Maréchal, éventant le piège, a pris chaque fois
très nettement position en disant ceci : « Je suis parfaitement conscient
de mes devoirs de chef. Mais ce n’est qu’en France que je peux songer
à les remplir. Toute parole de moi, venant de l’étranger, est à exclure
formellement ; toute parole de moi prononcée sous la contrainte est à
789
Déposition du Général Victor Debeney, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès
du Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Quinzième audience, mercredi 8 août
1945, Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, pp. 274-275, in Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9.
790
Note du dossier de la Haute cour, retranscrite in Louis Noguères, La dernière étape
Sigmaringen, op. cit., pp. 103-107.
210
exclure formellement. Je demande à rentrer en France pour défendre
mon honneur et couvrir ceux qui m’ont obéi ». »791
Enfin, nous relevons que si les conditions de rétention de ces « dormants » sont tout à fait
correctes et diffèrent de celles des « otages de marque », cela ne signifie pas pour autant
qu’ils soient libres. A cet égard, nous pouvons citer deux cas particulièrement marquants :
ceux de Bernard Ménétrel et de Pierre Laval. Le premier est vainement écarté de
Sigmaringen par la Gestapo en novembre 1944 afin de faire réagir Philippe Pétain792. Il
est déporté le 16 mars 1945 au S.S. Kommando d’Eisenberg, en Bohème793. Son
éloignement accélère d’ailleurs la chute d’Otto Abetz. Quant au second, qu’Otto Abetz
cherche à éloigner de Sigmaringen dès le 10 septembre 1944 à la suite de son
comportement non coopératif794, il rejoint Bernard Ménétrel, étant arrêté le même mois de
novembre 1944 puis « transféré au début de 1945 dans un S.S.-Kommando en
Bohème »795. Ces exemples témoignent du fait que les personnalités politiques françaises
ne sont, pour le gouvernement du Reich, que des personnes privées de nombreux droits,
à leur merci, bien que le Ministère des affaires étrangères fasse respecter les formes de
leur installation pour raison d’Etat796 et leur permette de faire passer quelques messages
à l’attention de leurs proches et d’obtenir des biens par l’intermédiaire de la diplomatie
suisse797.
791
Déposition du Général Victor Debeney, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès
du Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Quinzième audience, mercredi 8 août
1945, Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 275, in Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9.
792
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., p. 22. La tentative de Joachim von
Ribbentrop de réactiver Philippe Pétain est vaine, ce dernier ne voulant pas rencontrer son
remplaçant, Gérard-Trinité Schillemans : cf. Gérard-Trinité Schillemans, Philippe Pétain, le
prisonnier de Sigmaringen, op. cit.
793
Henri Amouroux, La grande histoire des Français sous l’occupation, 1939-1945. Paris :
Robert Laffont, 1993, t. 10, p. 333.
794
Assigné à résidence à Scheer, à 7 km de Sigmaringen, il est ensuite déplacé en Bohème en
mars 1945, les Allemands craignant qu’il contacte la Suisse voire qu’il renseigne les services
secrets britanniques : in Michèle Cointet, Nouvelle histoire de Vichy (1940-1945), op. cit.,
p. 693. Voir de même Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel
Mainau und das Ende der deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., p. 10.
795
Lettre de Bernard Ménétrel à Walter Stucki du 12 juin 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 9.
796
Ordre du Regierungspräsident du 29 mars 1945 refusant la réquisition d’une salle de bain
avec baignoire pour Madame Reinebeck, statuant de l’impossibilité juridique de ce faire car
le château de Sigmaringen a au préalable été réquisitionné pour raison d’Etat, Staatsarchiv
Sigmaringen, Ho T 235 T 19-22.
797
Les archives témoignent d’échanges de lettres entre Walter Stucki et les résidents de
Sigmaringen, les Français cherchant à transmettre des nouvelles à leurs proches et à
obtenir quelques biens, comme du tabac ou du chocolat. A ce sujet, voir : Lettre de Pierre
211
B – Les objets de la présence des anciennes personnalités politiques françaises en
Allemagne
Niant le fait qu’elles ne possèdent qu’un statut privé, les individus formant la Commission
comme le Comité légitiment leur présence par leur action et revendiquent la
représentation des ressortissants français en Allemagne. Dans le présent paragraphe,
nous proposons d’examiner plus en détail l’objet et l’impact de leurs actions sur le
territoire en deux points : d’abord, le prétexte de la protection des intérêts français (a) puis
l’intérêt de leurs opérations en terme de propagande et de mobilisation (b).
a)
Le prétexte de la protection des intérêts français en Allemagne
Le gouvernement allemand est conscient de l’impact de la docilité des prisonniers et
travailleurs français sur la productivité de l’industrie allemande comme sur le respect de
l’ordre public. Les enjeux sont importants car les Français sont très nombreux en
Allemagne. Au total, ce sont deux millions à deux millions et demi de Français que l’on
recense en Allemagne entre septembre 1944 et mai 1945 ; il s’agit de prisonniers, de
travailleurs, de déportés et d’Alsaciens-Lorrains798. On compte ainsi environ 1’000’000
prisonniers de guerre, de 700’000 à 900'000 travailleurs (volontaires et forcés dans le
cadre du S.T.O.) et de 150'000 à 600'000 déportés et internés civils799.
Jusqu’au 19 août 1944, les intérêts français, en terme de sécurité des personnes et des
biens, n’étaient pas tous protégés : en particulier, aucune autorité française n’intervient
Laval à Walter Stucki du 21 septembre 1944, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8 et Lettres
de Bernard Ménétrel à Walter Stucki, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
798
Account of the position of French and German leaders and Japanese representative in
Sigmaringen, Japanese M.A. Berlin forwards an account of French Politics from the Attache
in France, 30 octobre 1944, Archives nationales de Grande-Bretagne, HW1 / 3303 C
300489.
799
Lettre de Paul Ruegger, légation suisse de Londres, à Ernst Schlatter, conseiller de légation
à Paris, de Londres, le 12 octobre 1944, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691 Bd : 1 ;
Commentaires du Dr. Bernard Ménétrel au compte-rendu du Général Victor Debeney, in
Louis Noguères, Le véritable procès du Maréchal Pétain, op. cit., p. 76. Ménétrel ajoutera
que la masse des prisonniers allemands qui ne cesse d’augmenter chaque jour protège de
fait les Français en Allemagne ; Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit.,
p. 176 ; Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., pp. 113ss.; Georges
Kantin et Gilles Manceron [Dir.], Les échos de la mémoire, tabous et enseignement de la
Seconde Guerre mondiale. Paris : Le Monde éd., 1991, pp. 51-52.
212
concernant la sauvegarde des intérêts des déportés, tout comme des fonds et créances
français800. Toutefois, un service dit représenter les intérêts des travailleurs et un second
ceux des prisonniers français auprès du régime de Vichy. D’abord à la tête du
Commissariat général à l'action sociale pour les travailleurs français en Allemagne,
Gaston Bruneton dirige la Délégation officielle française en Allemagne, véritable structure
de collaboration active auprès de la Deutsche Arbeitsfront801. A ce titre, il dispose du
pouvoir de représenter le régime de Vichy auprès du gouvernement allemand en ce qui
concerne les conditions de travail des Français envoyés en Allemagne au titre du S.T.O.
Quant à Georges Scapini, il est chargé de la mission de sauvegarde des intérêts des
prisonniers de guerre français près de Berlin, parallèlement à l’action plus large du Comité
International de la Croix-Rouge802.
Or, à partir du 20 août 1944, les représentants du régime de Vichy étant réduits à
l’impuissance, les intérêts français en Allemagne ne sont formellement plus protégés.
Préoccupé, le Commissaire aux affaires étrangères du gouvernement provisoire, René
Massigli, approche d’ailleurs à ce sujet le Consul suisse à Paris, René Naville803. Or, ni la
Suisse ni l’Allemagne ne reconnaissent le Gouvernement provisoire. La France Libre ne
peut donc protéger les prisonniers, les déportés et les travailleurs français en Allemagne.
A ce propos, le Gouvernement provisoire et le gouvernement suisse communiquent
activement entre septembre et octobre 1944804. Ainsi, le Gouvernement provisoire
demande au Conseil fédéral de se charger de la sauvegarde des intérêts des personnes
800
Ce sont ces fonds et créances français en Allemagne (selon l’accord de clearing francoallemand) qui sont mis à la disposition de la Délégation gouvernementale de Sigmaringen
comme avance sur le crédit français : Cf. Lettre de Fernand de Brinon à Philippe Pétain, de
Sigmaringen, le 2 octobre 1944, retranscrite in Louis Noguères, La dernière étape
Sigmaringen, op. cit., pp. 118-119. Or, au lieu de versements français au titre de l’entretien
des autorités d’occupation, il s’agit plutôt de fonds allemands : Jean-Jacques Brunet,
Jacques Doriot, du communisme au fascisme, op. cit., pp. 477-478.
801
Patrice Arnaud, "Gaston Bruneton et l'encadrement des travailleurs français en Allemagne
(1942-1945)", op. cit., pp. 95-118 et Jean-Louis Quéreillahc, Le STO pendant la Seconde
guerre mondiale. Riom : Ed. de Borée, 2010.
802
Note concernant l’ambassadeur Scapini élaborée à la légation suisse de Berlin à l’attention
du chef de la Division des affaires étrangères du Département politique fédéral Pierre
Bonna, de Berlin, le 16 octobre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348 ; Marcel Déat,
Mémoires politiques, op. cit., p. 921. Concernant la protection des intérêts de Vichy en
Allemagne, voir de même : Rapport Georges Scapini à Hans Frölicher, Ministre de Suisse à
Berlin, le 30 octobre 1944, Arch. féd., E 2001 D / 1000/1553 BD : 101.
803
« Les prisonniers et ouvriers français […] se trouvent dépourvus de protection en
Allemagne » : in Le Gérant du Consulat de Suisse à Paris, René Naville, à Marcel PiletGolaz, chef de la Division des affaires étrangères du Département politique fédéral, Pierre
Bonna de Paris, le 2 septembre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
804
A titre d’exemple : Lettre du chargé d’affaires de Suisse à Paris à la Division des affaires
étrangères du Département politique fédéral concernant l’intérêt de Maurice Dejean au sujet
de la note Scapini, de Paris le 18 décembre 1944, Arch. féd., E 2200.41 1000/1689 Bd : 2.
213
et des biens français en Allemagne. Quand Paul Ruegger fait savoir aux représentants du
Gouvernement provisoire que « les expériences faites dans des cas analogues ne f[ont]
guère prévoir que le Gouvernement allemand puisse se prêter à une représentation
officielle par la Suisse des intérêts du Gouvernement provisoire français » indiquant,
cependant, que le Département suisse entend rendre « des services à titre officieux », il
déclenche malgré lui un incident diplomatique, les Français reprochant aux Suisses leur
mauvaise volonté à assumer une tâche trop lourde805. Les tensions franco-helvétiques au
sujet de la protection des intérêts français en Allemagne provoquent pendant des mois
une crise de confiance, la France Libre mettant en doute les capacités de médiation
conservées par la Suisse806. La Suisse, qui a représenté les intérêts étrangers du régime
de Vichy en rendant visite aux prisonniers politiques français en Italie au printemps
1944807, peine à offrir sa protection aux prisonniers de guerre allemands et français808. En
effet, la Suisse cherche à se placer en protectrice des prisonniers de guerre français en
Allemagne comme des prisonniers allemands en France, en sus de l’action du Comité
International de la Croix-Rouge. Ce que Berne cherche à démontrer, c’est que si les
prisonniers français en Allemagne sont susceptibles de souffrir de représailles effectuées
par le gouvernement allemand en réponse aux épurations opérées sous le contrôle des
autorités gaullistes, le gouvernement français a intérêt à négocier avec son homologue
allemand qui détient un pouvoir certain sur « des otages français en Allemagne », car
ceux-ci voient en permanence planer sur eux une « menace évidente » dans ces temps
de ligne dure prônée par Joachim von Ribbentrop809. De son côté, la Croix-Rouge
française interpelle le Comité International de la Croix-Rouge à Genève pour qu’il mette
les prisonniers, déportés et internés français en Allemagne sous sa protection810.
805
Lettre de Paul Ruegger, légation suisse de Londres, à Ernst Schlatter, conseiller de légation
à Paris, de Londres, le 12 octobre 1944, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691 Bd : 1.
806
Le 13 février 1945, le Ministère des affaires étrangères français communique à la légation
suisse à Paris que « le gouvernement allemand continuant de refuser au gouvernement
helvétique d’assurer la défense des intérêts français en Allemagne, le gouvernement
français ne sait admettre que les intérêts allemands fussent toujours protégés en France par
les autorités suisses » : in Lettre des affaires étrangères françaises à la légation suisse de
Paris du 13 février 1945, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691 Bd : 6. Voir aussi Lettre de la
légation suisse en France à la Division des intérêts étrangers du Département politique
fédéral, de Paris, le 14 février 1945, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691 Bd : 6.
807
Mémorandum du 8 mars 1944 à l’Ambassade de France à Berne accompagnant le rapport
sur la visite aux détenus politiques français à Imperia, San Remo et Toggia, Arch. féd., E
2001.02 1000/17 Bd : 25.
808
Michèle Cointet, Nouvelle histoire de Vichy (1940-1945), op. cit., p. 697.
809
Lettre de la légation suisse en Allemagne au Conseiller fédéral Max Petitpierre, chef du
Département politique fédéral, du 5 mars 1945, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 69.
810
Lettre de Paul Ruegger, légation suisse de Londres, à Ernst Schlatter, conseiller de légation
à Paris, de Londres, le 12 octobre 1944, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691 Bd : 1.
214
Parallèlement, la légation suisse en Allemagne, présumant que la demande du
Gouvernement provisoire de protéger les intérêts français sera rejetée par l’Allemagne,
conclut également qu’il appartient au Comité International de la Croix-Rouge d’assurer la
protection des intérêts des prisonniers français811.
Parallèlement à ces démarches, la Commission gouvernementale à Sigmaringen se
présente comme ayant pour mission de gérer les « intérêts matériaux et moraux de tous
les réfugiés politiques en Allemagne, de tous les travailleurs français et des prisonniers de
guerre »812. Le Comité de libération française concurrent adopte également le même
objectif parmi ses priorités. D’ailleurs, Fernand de Brinon se targue de faire savoir,
pendant le procès de Philippe Pétain, qu’il a déployé des efforts en faveur des travailleurs
et des prisonniers en Allemagne, en sa qualité de président de la Commission :
« Le maréchal a déclaré tout de suite, quand je lui ai fait exposer les
choses, qu’il avait renoncé à tout son pouvoir, qu’il ne pouvait pas
donner de délégation nouvelle ; mais il était entendu, d’autre part, que,
dans les limites de la délégation que j’avais, je pouvais veiller aux
intérêts des prisonniers, des travailleurs ou des déportés en Allemagne.
Pour les déportés, je dis tout de suite que je n’ai réussi en rien, malgré
tous les efforts. Pour les travailleurs et les prisonniers, je crois que nous
avons pu faire quelque chose. »813
Quel est donc ce « quelque chose » que la Commission prétend avoir effectué ? En ce
qui concerne la protection des travailleurs français au titre du S.T.O. en Allemagne, il
apparaît que ses moyens sont limités et qu’elle s’enlise dans des tentatives pour
s’imposer. Marcel Déat, en tant que délégué à la solidarité nationale et à la protection des
travailleurs français en Allemagne, cherche ainsi sans succès à contrôler les services de
Gaston Bruneton qu’il considère soumis à l’autorité du Reich :
« Le loyalisme de Bruneton est a priori douteux, et on ne sait pas très
bien de quel côté il penchera finalement, son seul but permanent étant
de conserver la maîtrise incontrôlée de sa satrapie. […] Il va s’appuyer
sur les services allemands, en l’occurrence ceux de l’Arbeitsfront. Et il
est d’autant plus à son aise que nous sommes en Allemagne, que mon
intrusion apparaît comme une menace et aussi une manière de
scandale juridique. Je finirai par comprendre que le service Bruneton en
Allemagne, loin d’être, comme on l’imaginait à distance, un service
français juxtaposé, en liaison avec les services allemands, mais
811
Lettre du Ministre de Suisse en Allemagne à la Division des affaires étrangères du
Département politique fédéral, de Paris le 27 octobre 1944, Arch. féd., E 2200.41 1000/1689
Bd : 2.
812
Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
813
Audition de Fernand de Brinon, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du
Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Seizième audience, jeudi 9 août 1945,
Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, pp. 288-289, in Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 9.
215
autonome, est intimement fondu avec les Stelle du Front du Travail,
avec des enchevêtrements inextricables. Les fonctionnaires de
Bruneton sont bien davantage sous la dépendance de la hiérarchie
allemande que de leurs chefs théoriques. […] Autant déclarer que je ne
saurai jamais rien de ce qui se passe en réalité. »814
Cherchant à conserver un tant soit peu de représentativité, Gaston Bruneton tente
d’approcher Philippe Pétain à Sigmaringen. En effet, à la suite d’un rapport des délégués
de la Délégation officielle française en date du 14 septembre 1944 qui s’interroge sur les
conditions de la collaboration alors que le chef de l’Etat est fait prisonnier, il cherche à
obtenir une délégation formelle de Philippe Pétain. Son but est de transmettre aux
travailleurs français un message de mobilisation générale : répondant à l’appel du chef de
l’Etat Philippe Pétain, les travailleurs se transformeraient en soldats dociles et valeureux.
S’il parvient à le rencontrer le 29 septembre 1944, obtenant que Philippe Pétain sorte de
son isolement et de son mutisme815, Gaston Bruneton ne réussit cependant pas à gagner
le soutien qu’il désire816, Philippe Pétain l’invitant par écrit à poursuivre ses efforts sans
pour autant émettre de volonté d’exercer de nouveau ses prérogatives :
« Il ne m’est pas possible de vous confirmer officiellement dans les
fonctions que vous occupez. Mais si ma situation ne me permet plus
d’agir directement en faveur des travailleurs au sort desquels je
m’intéresse, au moins puis-je vous redire que je vous fais confiance
pour poursuivre l’exécution de la mission morale et sociale dont vous
étiez antérieurement chargé ».817
Philippe Pétain lui adresse par là un message similaire à celui qu’il transmet à Fernand de
Brinon le 6 septembre 1944. Gaston Bruneton ne s’y trompe pas et comprend qu’il doit
chercher un soutien ailleurs. Il fera partie de ceux qui adhèrent au Comité de libération
française le 20 février 1945. Le Petit Parisien du 22 février 1945 précise même qu’il le fait
au nom de la « Délégation ouvrière française »818 : élément de preuve, si besoin était, de
la confusion règnant au sein des colonies émigrées françaises sur le rôle exact des
services de Bruneton.
814
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., pp. 902-903.
815
« Pétain has broken his promises and continues to engage in political activities (e.g. by
appealing in secret to French prisoners of war and labourers » (notre traduction : Pétain a
rompu ses promesses et continue de s’engager dans des activités politiques (p. ex. en
s’adressant secrètement aux prisonniers de guerre et travailleurs français) : in Report from
the Japanese Ambassador Mitani, 7 novembre 1944, Archives nationales de GrandeBretagne, HW1 / 3343 C 300489.
816
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 922 ; Louis Noguères, La dernière étape
Sigmaringen, op. cit., pp. 146-184.
817
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 171.
818
Le Petit Parisien, 22 février 1945, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
216
Quant à la protection des prisonniers français en Allemagne, que fait la Commission ?
Quand Eugène Bridoux devient officiellement délégué à la protection des prisonniers de
guerre au sein de la Commission gouvernementale, Georges Scapini s’oppose
immédiatement à lui, affirmant ne pas reconnaître l’autorité de Fernand de Brinon et
considérer que Philippe Pétain est prisonnier. Refusant que ses services se soumettent à
l’autorité de la Commission de Sigmaringen819, il veut être perçu comme étant favorable
au Gouvernement provisoire820. Il n’est jamais reçu à Sigmaringen821 mais se voit remettre
un message de la main de Philippe Pétain qui n’est pas sans rappeler celui que ce
dernier adresse à Gaston Bruneton :
« Je vous exprime toute ma satisfaction de ce que vous avez fait pour
[les prisonniers] et si ma situation ne me permet plus de m’intéresser
directement à leur sort, au moins puis-je vous redire que je vous fais
entièrement confiance pour poursuivre votre tâche sous l’égide de la
Convention de Genève et dans le cadre de la mission dont je vous avais
chargé. »822
Georges Scapini désire alors en vain trouver appui auprès de la Suisse : d’une part, pour
y trouver personnellement un refuge823, mais aussi pour que la Confédération prenne en
charge les intérêts des prisonniers français désormais sans défense, en qualité de
« détenteur de la fonction protectrice, agissant, à défaut de gouvernement français
juridique, - au nom de la souveraineté et de l’Etat français dont il aurait reçu ses
pouvoirs »824. En fin de compte, il démissionne le 22 novembre 1944825. Quant à Eugène
Bridoux, « il lui faudra des mois, et pour stabiliser la situation, et pour convaincre les
819
Lettre du Ministre Hans Frölicher au Ministre Walter Stucki, Division des affaires étrangères
du Département politique fédéral, du 4 octobre 1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
La note relève même que Georges Scapini cherche à entrer en Suisse en arguant de son
attitude humanitaire.
820
Lettre du Ministre de Suisse à Berlin, Hans Frölicher, à l’ancien Ministre de Suisse à Vichy,
Walter Stucki, à la Division des affaires étrangères du Département politique fédéral, de
Berlin, le 4 octobre 1944, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945),
Annexe du n°261.
821
Selon Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., pp. 186ss. Georges Scapini
déclare cependant avoir rencontré Philippe Pétain qui lui aurait confié un document : in
Notice sur les relations avec la France et l’Allemagne, de Berne, le 16 octobre 1944, Arch.
féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°261.
822
Selon Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 189.
823
Sans pour autant demander l’asile : voir Note concernant l’ambassadeur Scapini élaborée à
la légation suisse de Berlin à l’attention du chef de la Division des affaires étrangères du
Département politique fédéral Pierre Bonna, de Berlin, le 16 octobre 1944, Arch. féd., E
2300 1000/716 Bd : 348.
824
Lettre du Ministre de Suisse en Allemagne à la Division des affaires étrangères du
Département politique fédéral, de Paris le 27 octobre 1944, Arch. féd., E 2200.41 1000/1689
Bd : 2.
825
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 138.
217
services allemands compétents, lesquels dépendent de la Wehrmacht et non pas des
ministères civils. »826. Quand il y parvient, il est trop tard : le Comité de libération française
s’impose. Après la mort de Jacques Doriot et jusqu’à la chute de Berlin, la perte de
contrôle de ce qui reste de la Commission s’avère manifeste.
Nous concluons de ce qui précède que, malgré leurs déclarations d’intention, ni le Comité
de libération française ni la Commission ne sont en mesure d’administrer et de protéger
les personnes comme les biens français en Allemagne827. Effectivement, ce sont des
autorités gouvernementales allemandes que ces derniers dépendent. Assurément, le
Comité de libération française n’a pas bénéficié d’assez de temps pour tenter de mettre
en œuvre un programme de collaboration relatif à la sauvegarde des intérêts français en
Allemagne. Toutefois, aurait-il pu se prévaloir d’une autonomie plus importante que celle
de la Commission vis-à-vis du gouvernement allemand ? Loin de prendre en charge la
sauvegarde des intérêts de plus de deux millions de leurs ressortissants, la Commission
et le Comité n’en conservent que le prétexte. Ils ne sont pourtant pas des constructions
juridiques sans effet, car il se trouve que les archives gardent trace d’une activité de la
Commission en faveur de la protection des intérêts de certains Français en Allemagne.
Certes, s’il ne s’agit que d’une portion congrue de la nécessaire gestion administrative de
la colonie des émigrés français à Sigmaringen, elle a néanmoins eu des effets juridiques.
Concrètement, la Commission a pris part à la constitution d’un service sommaire d’état
civil français. A l’origine, c’est une demande du service administratif allemand des
étrangers à Constance qui suggère à l’ambassade d’Allemagne à Sigmaringen (qui porte
le titre ambigu d’« Ambassade d’Allemagne à Paris ») d’ouvrir, le 21 novembre 1944, un
service d’état civil à Sigmaringen pour que des Français puissent contracter leur mariage.
En effet, plusieurs Français se trouvant dans la région cherchent à se marier en terre
française et le principe d’extraterritorialité séduit828. Ce sont donc quelques mariages,
naissances et décès qui sont dès lors inscrits dans le registre que la Commission a
l’autorisation d’ouvrir829.
826
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 921.
827
Comme le souligne d’ailleurs Barbara Lambauer, in Otto Abetz et les Français ou l’envers de
la Collaboration, op. cit., pp. 654-655.
828
Message de l’Ambassade d’Allemagne à Paris, de Sigmaringen, le 4 décembre 1944,
Staatsarchiv Sigmaringen, Ho T 235 T 19-22.
829
« Ainsi on était en terre française, on ouvrit un registre d’état civil sur lequel le premier acte
fut la constatation de la naissance de la petite-fille de Luchaire. Sa fille danseuse a
accouché là-bas. On inscrivit aussi l’acte de décès de la mère d’Abel Bonnard. » : in Maurice
Garçon, Journal 1939-1945, op. cit., p. 680.
218
b)
La propagande et la mobilisation
Si la Commission et le Comité ne protègent pas en réalité les intérêts français en
Allemagne, pourquoi le Reich les soutient-il ? A notre sens, si le gouvernement allemand
ne porte pas atteinte à la vie des anciens membres du régime de Vichy et s’il soutient les
collaborationnistes à Sigmaringen et à Mainau, c’est pour que la propagande de ces
derniers favorise la bonne marche de ses appareils industriels et policiers. Comme nous
l’avons préalablement souligné, près de deux millions et demi de Français sont présents
en Allemagne et la plupart d’entre eux travaillent dans des secteurs importants de
l’économie allemande. Le Reich a intérêt à ce qu’aucun soulèvement n’ait lieu et que les
sabotages ne soient pas encouragés. C’est la raison pour laquelle elle instrumentalise les
moyens de la Commission et du Comité comme des relais d’endoctrinement à destination
des Français en Allemagne.
En plus de l’intérêt de l’Allemagne, la motivation intrinsèque de la Commission et du
Comité à élaborer une propagande est manifeste. En effet, les structures de Sigmaringen
et de Mainau concourent à assurer une représentation française, sans pour autant que
l’objet de la représentation soit clairement précisé : la France, l’ancien gouvernement de
Vichy ou l’ensemble des Français en Allemagne. Quoi qu’il en soit, ils s’adressent a
minima à bien plus que la somme des individus qui composent la colonie des
collaborationnistes, miliciens et vichystes. La propagande qu’ils mettent en place leur
permet de nourrir leurs velléités de représentation et de mobiliser leurs troupes830. Les
principaux dispositifs de la Commission et du Comité sont donc axés autour de leurs
instruments de propagande, à savoir leurs services de presse et d’émission
radiophonique831.
Le besoin de mobiliser s’explique d’abord par l’atmosphère nocive et tendue régnant à
Sigmaringen :
« Les bases de ce régime de Sigmaringen ne s’avéraient d’ailleurs pas
très solides, ayant été bâties sur la confusion. Ce qui unissait ces gens,
c’était surtout maintenant la crainte du lendemain, la peur de l’Allemand
et souvent un passé assez lourd. »832
La propagande opérée par la Commission et le Comité a dès lors pour objectif de
mobiliser leurs partisans et, au-delà, de manipuler les Français afin qu’ils nourrissent
830
Note d’Otto Abetz, Politisches Archiv des Auswärtigen Amts (PA AA) de Berlin, R 101 058.
831
Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, op. cit., pp. 121-125.
832
Gérard-Trinité Schillemans, Philippe Pétain, le prisonnier de Sigmaringen, op. cit., p. 117.
219
l’espoir d’un proche retournement de situation833. La Commission se présente alors, en
reprenant l’expression d’Otto Abetz, comme « le dernier Etat danubien fidèle à
l’Allemagne »834. Ses membres sont persuadés qu’il ne leur reste plus qu’à souhaiter la
victoire prochaine du Reich et que ce dernier conserve à leur encontre des dispositions
favorables :
« Je crois qu’il faut prendre au sérieux le thème des « armes secrètes »
qui n’est pas simplement un procédé de propagande qui, dans ce cas,
ne serait plus qu’un mensonge criminel. »835
La propagation de la doctrine de la production d’armes secrètes à longue portée (V2 et
V3) est en effet un procédé classique de la propagande allemande tendant à faire croire
que le Reich a les moyens d’assurer son triomphe à court terme836. La presse
collaborationniste reprend donc les grands thèmes de la désinformation nazie par
ignorance et fanatisme, mais surtout par stratégie de survie :
« Ce journal né dans le deuil de la France, est un acte d’espoir. »837
Les articles de La France ne cessent de prôner la « réconciliation franco-allemande »838.
Le journal publie diverses communications traduites de l’allemand, comme les discours
emphatiques et mobilisateurs d’Adolf Hitler839. La France rejoint alors la presse
collaborationniste en langue française disponible en Allemagne, comme La Voix du Reich
(« Bi-hebdomadaire de la vie française en Allemagne ») et surtout L’Echo de Nancy (qui
paraît à Neustadt-an-der-Weinstraße), conçus pour influencer les travailleurs français en
Allemagne840. Engagée dans la mystique nazie, La France se plaît à publier, par exemple,
833
« Les journées sont longues et tristes, mais les Allemands sont tellement confiants dans
l’avenir et dans la certitude qu’ils libèreront la France que nous partageons le même
optimisme. »: 30 octobre 1944, Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5
n°1-4 A.
834
Marcel Déat, Journal, 17 octobre 1944, cité in Raymond Tournoux, Le Royaume d’Otto, op.
cit., pp. 340ss.
835
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 929.
836
Lettre de Hans Frölicher, Ministre de Suisse à Berlin à Marcel Pilet-Golaz, chef du
Département politique fédéral, le 12 juillet 1944, Arch. féd., E 2003 1000/716 Bd : 68 ; Note
interne concernant les armes secrètes allemandes dans un rapport sur la situation en
Allemagne, de Berne, le 31 octobre 1944, Arch. féd., E 2300 10000/716 BD : 348.
837
Jean Luchaire, Commissaire général à l’Information et à la Propagande, "« La France » ? Un
acte d’espoir", in La France, n°1, jeudi 26 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
838
La France, n°1, jeudi 26 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
839
A l’instar du discours d’Adolf Hitler à l’occasion du 25
anniversaire de la proclamation du
programme du parti national-socialiste, lors de la cérémonie à Munich du 25 février 1945 : in
La France n°103, 26 février 1945, Staatsarchiv Sigmaringen.
840
Patrice Arnaud, "Gaston Bruneton et l’encadrement des travailleurs français en Allemagne
(1942-1945)", op. cit., p. 108.
ème
220
un télégramme de soutien du Ministre hongrois des affaires étrangères Gabor Kemeny,
lequel assure :
« du désir de collaboration sincère et de l’amitié profonde que la nation
hongroise et ses dirigeants éprouvent à l’égard de la France restée
fidèle à la solidarité européenne. Je suis convaincu que dans le cadre
des peuples nationaux-socialistes, la France et la Hongrie occuperont
après la victoire finale une place digne de leur glorieuse destinée »841
A la tête de la Commission, Fernand de Brinon compte déjà une bonne expérience en
matière de propagande, ayant notamment été responsable de la diffusion dans les
journaux de la zone occupée d’un faux message de félicitations aux troupes allemandes
pour le succès de leurs actions signé par Philippe Pétain et Pierre Laval en date du 24
août 1942842. Il a d’ailleurs participé activement à la création du Comité France-Allemagne
dont
l’action
Collaboration
843
de
propagande
collaborationniste
est
poursuivie
par
le
groupe
. En mettant en place un journal et une émission radiophonique, il entend
influencer l’opinion des Français en Allemagne en les fédérant autour du programme de
la Commission. Le rôle de Jean Luchaire prend ainsi de l’importance. Le journal La
France est tiré à 45'000 exemplaires depuis des imprimeries de la ville de Constance844 et
paraît du 26 octobre 1944 au 21 avril 1945845.
Les articles de La France dénoncent « l’apparence de la légalité » du gouvernement de
Charles de Gaulle846 et considèrent les politiques internes et externes menées par les
régimes de la IIIème République comme étant à l’origine des épreuves traversées par la
France847. Ils martèlent que Philippe Pétain est le chef de l’Etat français, « le seul
841
La France, n°6, mardi 31 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
842
cf. Déposition de Charles Donati, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du
Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Seizième audience, jeudi 9 août 1945,
Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 291, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd :
9.
843
Dont les membres, qui résident « habituellement en France, mais [se sont] repliés en
Allemagne en raison des événements », établissent l’adresse officielle à Berlin : in La
France, n°1, jeudi 26 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
844
Ce qui n’est pas sans rappeler que l’un des avantages en faveur du choix de Mainau pour
l’installation du P.P.F. est, en effet, que Constance compte plusieurs imprimeries
disponibles : Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und
das Ende der deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., pp. 16-17.
845
Michèle Cointet, Nouvelle histoire de Vichy (1940-1945), op. cit., p. 697. De nombreux
exemplaires de La France sont conservés Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
846
La France n°1, jeudi 26 octobre 1944 et n°2, vendredi 27 octobre 1944, Staatsarchiv
Sigmaringen.
847
« Nous abandonnons volontiers l’odieux héritage [de la III
République] à ceux qui tentent
en ce moment de la ressusciter à Paris » : in La France n°1, jeudi 26 octobre 1944,
Staatsarchiv Sigmaringen. Certains articles critiquent par ailleurs ce qu’ils anticipent comme
ème
221
dépositaire légitime de la souveraineté française exprimée régulièrement et librement en
1936 et 1940 »848. C’est pourquoi le premier exemplaire de La France publie en première
page une photographie de Philippe Pétain dédicacée à l’attention de Fernand de Brinon
datant de 1941, dessinant par ce procédé le trait d’une délégation symbolique849. Loin de
présenter Sigmaringen comme un refuge clos, elle désigne la petite ville comme la
« forteresse » du principe de la légitimité de Philippe Pétain, comme un « centre de
rayonnement et d’action » concentrant des « hommes promis à l’Histoire », accueillis sur
un territoire provisoirement français grâce à une délicate générosité allemande850. En ce
qui concerne le théâtre des opérations militaires, La France ne manque pas de faire part
des progressions allemandes, en particulier dans les Vosges851 et présente régulièrement
une « revue de presse gaulliste »852 annonçant de multiples arrestations, condamnations
à mort et exécutions sommaires propres à terrifier les lecteurs. Le 29 octobre 1944, elle
précise ainsi qu’ « une information a été ouverte contre Philippe Pétain et ses ministres
pour intelligence avec l’ennemi »853. On constate que les articles de La France ne cessent
d’osciller entre pages combatives et optimistes, d’une part, et encarts angoissants, de
l’autre, donnant maintes sombres informations concernant la situation économique et
sociale en France. D’ailleurs, il lui arrive d’informer incidemment ses lecteurs au sujet des
conditions d’octroi de l’asile en Suisse en novembre 1944 sans pour autant y dédier
aucun article de fond854. Contradictoire et partisane, la propagande suit donc le destin
politique de la Commission qui l’a créée.
Les premières publications de La France témoignent de l’élan constructif, au sens premier
comme au sens symbolique, de la Commission. Ainsi, l’on peut trouver des annonces
comme celle d’une colonne du 1er novembre 1944 qui fait appel à des ouvriers du
bâtiment
et
du
second
œuvre
(terrassement,
bâtiment,
menuiserie,
forestage,
carbonisation) ainsi qu’à des ouvriers spécialisés dans plusieurs branches pour des
emplois réservés aux « réfugiés politiques français » / « repliés politiques français » pour
« la pseudo IVe République » : in La France n°118, 15 mars 1944, Staatsarchiv
Sigmaringen.
848
La France n°1, jeudi 26 octobre 1944 et n°2, vendredi 27 octobre 1944, Staatsarchiv
Sigmaringen.
849
La France n°1, jeudi 26 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
850
La France n°1, jeudi 26 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
851
La France n°2, vendredi 27 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
852
A titre d’exemple : cf. La France n°6, mardi 31 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
853
A titre d’exemple : cf. La France n°4, dimanche 29 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
854
"Le Gouvernement Suisse définit les conditions d’admission du droit d’asile", La France,
n°18, vendredi 17 novembre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
222
un contrat à durée déterminée mentionnant « ce contrat sera résilié dès que les
circonstances permettront au Gouvernement de se réinstaller sur le territoire national et
d’y rappeler les réfugiés »855. Certes, cela n’empêche pas la Commission de rappeler à
toute occasion qu’elle entend regagner le territoire national dès qu’elle le pourra afin de
faire valoir ses prétentions politiques856. Elle tient en effet à rassurer ses lecteurs : les
Français d’Allemagne redeviendront des Français de France857. A l’occasion de discours
politiques ou de « quelques festivités à prétention artistiques ou culturelles »858, les
membres de la Commission insistent sur le fait que leur installation ne possède qu’un
caractère temporaire :
« Nous ne sommes absolument pas ici en Allemagne pour constituer
des colonies durables et, à plus forte raison, malgré toute l’amitié que
nous pouvons avoir pour ce grand peuple, n’avons-nous pas la moindre
intention de nous laisser absorber par lui. Si accueillant que soit le
Reich, le Reich sait bien qu’il n’est pas notre patrie, et le drapeau qui
flotte sur le château de Sigmaringen est là pour témoigner, au moins
symboliquement, qu’il s’agit d’une cordialité qui, pour être cordiale, n’en
est pas davantage durable, du moins nous l’espérons, et c’est dans le
respect de la souveraineté française que les réfugiés intellectuels
doivent continuer ainsi leurs efforts. »859
Parallèlement au tirage de La France et à partir du 1er novembre 1944, l’émission
radiophonique favorable à la Commission « Ici la France » (au sous-titre évocateur de
« poste gouvernemental ») émet sur les ondes pendant 90 minutes quotidiennes, de
19h30 à 21h860. Le premier exemplaire de La France l’annonce quelques jours
auparavant en reproduisant le discours prononcé le 1er octobre 1944 à Sigmaringen :
« Bientôt des Français qui n’ont pas renoncé à espérer dans une
révolution nationale qui en 1940 représentait le vœu de l’immense
majorité, s’adresseront à vous par les ondes françaises. »861
er
855
La France, n°7, mercredi 1 novembre1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
856
A l’instar de Joseph Darnand qui déclare devant 3'000 miliciens : « Nous devons rentrer en
er
France et nous y rentrerons. » : in La France, n°7, mercredi 1 novembre 1944, Staatsarchiv
Sigmaringen.
857
Jean Luchaire, Commissaire général à l’Information et à la Propagande, "« La France » ? Un
acte d’espoir", in La France, n°1, jeudi 26 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
858
Gérard-Trinité Schillemans, Philippe Pétain, le prisonnier de Sigmaringen, op. cit., p. 114.
859
"Exposé de Marcel Déat, Ministre, Commissaire au travail et la solidarité nationale" à
l’occasion de la « réunion d’études des intellectuels français résidant actuellement en
Allemagne » en date du 3 novembre 1944 : in La France, n°10, lundi 6 novembre 1944,
Staatsarchiv Sigmaringen.
860
Michèle Cointet, Nouvelle histoire de Vichy (1940-1945), op. cit., p. 697 ; Dieter Wolf, Doriot,
du Communisme à la Collaboration, op. cit., p. 414.
861
Jean Luchaire, Commissaire général à l’Information et à la Propagande, "« La France » ? Un
acte d’espoir", in La France, n°1, jeudi 26 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen.
223
Le succès d’« Ici la France » est toutefois supplanté par celui d’une émission concurrente
lancée par le P.P.F. mi-octobre 1944, celle de « France Radio », ersatz d’émission de
Radio-Paris dont les autorités allemandes autorisent la diffusion862. Elle émet plus
longuement, soit 150 minutes quotidiennes (de 12h30 à 13h30 ainsi que de 19h30 à 21h)
et est reçue plus largement, bien au-delà de Baden-Baden, jusqu’en France863. Appelée
aussi par ses auditeurs « France Patrie » et « Radio Patrie »864, elle diffuse des bulletins
de propagande apportant notamment des nouvelles militaires favorables aux armées du
Reich, des allocutions enthousiastes de membres du Comité et du P.P.F. entrecoupés de
morceaux de musique classique865.
Disposant d’un solide soutien financier allemand, l’équipe de Jacques Doriot entre à la
rédaction de La France fin 1944. Depuis le 22 décembre 1944, en effet, Jacques Ménard,
proche de Jean Luchaire, n’est plus directeur de publication. Il en a été écarté au profit
d’Henry Mercadier, membre du P.P.F.866. En conséquence, La France prend des accents
favorables au Comité. Il rejoint par là Le Petit Parisien que le P.P.F. tire officiellement
depuis le 6 janvier 1945 à 80'000 exemplaires (soit près de deux fois plus que le tirage de
La France, avec un papier et un service de relecture de meilleure qualité) sur les rotatives
du journal nazi local, la Bodensee Rundschau867. Le Comité dispose donc sans conteste
de moyens financiers et techniques plus élaborés que la Commission868. Or, la
compétition médiatique entre la Commission et le Comité est un enjeu de taille :
« tous les moyens de diffusion étant aux mains du comité, c’était le
P.P.F. qui bientôt allait faire la loi dans les services Bruneton, agir du
côté des camps de prisonniers, disposer pratiquement de tous les
moyens de pression et d’action. »869
862
Le journal intime d’Alphonse Stoffels témoigne des débuts de l’émission de radio la semaine
du 14 octobre 1944 : Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
Jean-Jacques Brunet note le 20 octobre 1944, pour sa part : cf. Jean-Jacques Brunet,
Jacques Doriot, du communisme au fascisme, op. cit., pp. 476-477.
863
Dieter Wolf, Doriot, du Communisme à la Collaboration, op. cit., p. 408.
864
France Patrie est, pour Alphonse Stoffels, « la voix de la France nouvelle » : in Journal
d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
865
Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
866
Message du Groupe du Lac de l’Etat-major de l’armée suisse à Pierre Bonna, chef de la
Division des affaires étrangères du Département politique fédéral, du QG, le 15 décembre
1944, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348.
867
Le Petit Parisien est alors dirigé par la même personne que lorsqu’il est édité à Paris,
Claude Jeantet. Voir : Dieter Wolf, Doriot, du Communisme à la Collaboration, op. cit.,
p. 408 ; Jérôme Vaillant et al, La dénazification par les vainqueurs la politique culturelle des
occupants en Allemagne 1945 – 1949. France : Presses universitaires de Lille, 1981, pp. 6667 ; Michèle Cointet, Nouvelle histoire de Vichy (1940-1945), op. cit., p. 697.
868
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 900ss.
869
Ibid., p. 923.
224
Le Petit Parisien et « France Radio » s’attachent dès lors à pourvoir la stratégie de
Jacques Doriot de procédés d’envergure dans sa lutte antibolchévique870. Soutenant les
efforts qu’il fait en vue de lui donner un rôle prépondérant dans la guerre civile en France
qu’il augure871, ces moyens de propagande ne camouflent plus les objectifs du chef du
P.P.F. qu’il n’ose assumer avant 1939, à savoir former un parti unique et perpétrer un
coup d’Etat872. Jacques Doriot sait qu’il a dorénavant le vent en poupe. A Constance,
deux bureaux de liaison allemands concrétisent le fait que le Reich mise dorénavant
clairement sur lui. Il s’agit de celui du S.D. et de celui du Ministère des affaires étrangères.
Ce double encadrement reflète encore une fois la rivalité entre les structures allemandes
tout comme le fait que, pour le Reich, la structure doriotiste représente la future structure
gouvernementale qu’il entend soutenir et contrôler. Le Ministère des affaires étrangères
allemand conserve le rôle officiel de représentation diplomatique, tandis que le bureau du
S.D. est instauré pour la mise en œuvre du projet que Heinrich Himmler octroie à Jacques
Doriot dans le domaine du renseignement et de la création d’un mouvement de résistance
en France873.
Le coup d’arrêt de cette construction de propagande est marqué par le décès brutal de
Jacques Doriot. La France publie alors un long article de Jean Luchaire874 ainsi que de
nombreux articles lui rendant hommage875. Emettant à sa manière un aveu
d’impuissance, La France précise qu’elle réduit le nombre de ses pages et annule la
parution
des
petites
annonces876.
Si
la
presse
et
les
émissions
de
radio
collaborationnistes continuent d’être diffusées jusqu’au 20 avril 1945, leur contenu n’a
plus d’importance : sans direction mobilisatrice, les collaborationnistes ne peuvent que
réaliser leur échec, d’autant qu’ils perçoivent que la chute du gouvernement allemand à
laquelle ils ne sont pas préparés les prive de leur meilleur soutien.
870
Louis Noguères, La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 199 ; Dominique Rossignol,
Histoire de la propagande en France de 1940 à 1944. Paris : PUF, 1991 ; Jean-Paul Brunet,
"Un fascisme français : le Parti populaire français de Doriot (1936-1939)", Revue française
ème
année, n°2, 1983, pp. 255-280 ; Henry Rousso, Pétain et la fin de
de science politique, 33
la collaboration, op. cit., p. 264.
871
Dieter Wolf, Doriot, du Communisme à la Collaboration, op. cit., p. 409.
872
Ibid., p. 298.
873
Arnulf Moser, Das Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der
deutsch-französischen Collaboration - 1944/45, op. cit., p. 19. L’article relève par ailleurs
que le S.D. exprime souvent son irritation du fait que des membres du P.P.F. restent armés
et font preuve d’indocilité à Constance.
874
La France, n°102, samedi et dimanche 24 et 25 février 1945, Staatsarchiv Sigmaringen.
875
La France, n°103 et 104, lundi et mardi 26 et 27 février 1945, Staatsarchiv Sigmaringen.
876
La France, n°102, samedi et dimanche 24 et 25 février 1945, Staatsarchiv Sigmaringen.
225
C – Les statuts individuels des anciens membres du régime de Vichy après
Sigmaringen
En avril 1945, parallèlement à la chute des institutions du Reich, les structures mises en
place à Sigmaringen s’effondrent. Dès lors, les Français qui briguent en Allemagne des
représentativités étatiques sont réduits à ne considérer leurs personnes que comme des
personnes privées devant répondre de leurs responsabilités politiques et légales,
notamment en terme pénal. Pour appréhender clairement les mécanismes d’un tel
changement de paradigme, nous allons contextualiser les conditions du départ des
collaborationnistes et des vichystes sur le terrain (a) avant d’aborder les cas des
responsabilités individuelles des protagonistes (b), particulièrement lorsque leurs procès
ont lieu sur le territoire national (c).
a)
La chronique d’une victoire militaire et ses conséquences sur le terrain
Les mouvements militaires consacrent le succès de la France Libre sur les tentatives de
la Commission et du Comité, comme nous allons l’aborder dans un premier point (1).
Dans un second temps, pour faire suite à la question de la sauvegarde des personnes
des Français sur le territoire allemand, nous proposons d’aborder la manière dont le
Gouvernement provisoire gère cet aspect dans la zone qu’il occupe (2).
1.
La prise de Sigmaringen par la 1ère armée
Dès les premiers jours de janvier 1945, Joachim von Ribbentrop intensifie sa stratégie de
désinformation concernant la situation militaire. Sa propagande affirme que l’offensive des
Ardennes de décembre 1944 couronne de succès l’armée allemande877. Si la manœuvre
se révèle relativement efficace dans un premier temps, elle contient toutefois des failles et
la confirmation de l’échec de la Wehrmacht parvient jusqu’à Sigmaringen en février. En
877
Ian Kershaw, La fin, Allemagne 1944-1945, op. cit., p. 219.
226
apprenant que les armées alliées gagnent du terrain, la colonie de Sigmaringen panique
et commence à réaliser qu’il lui faut penser au départ878.
Effectivement, la 1ère armée française libère la dernière portion du territoire alsacien le 18
mars 1945 aux côtés des armées américaines. C’est à ce moment-là que Charles de
Gaulle encourage Jean de Lattre de Tassigny à prendre des initiatives pour ne pas rester
sous la tutelle effective des alliés, comme l’exprime un rapport de son état-major :
« Suivant les ordres initiaux du Commandement suprême, elle attendra,
en deçà de cette limite, que l’effet des offensives alliées, plus au nord,
lui permettent d’entrer à son tour en Allemagne. Mais la 1ère armée
française ne veut pas assister en spectatrice à l’envahissement de
l’Allemagne d’outre-Rhin. Pour des raisons de prestige national, elle se
doit de franchir le Rhin sensiblement en même temps que les unités
américaines voisines. »879
Charles de Gaulle affiche ses ambitions de déjouer les plans de Dwight Eisenhower :
« Bien qu’elle n’y fût pas invitée, puisque l’affaire se déroulerait en
dehors de sa zone normale, elle trouverait moyen de s’en mêler tout de
même et d’agir, le long du Rhin, à la droite des Américains. Par là
même, elle allait conquérir sur la rive palatine du fleuve la base de
départ voulue pour envahir Bade et le Wurtemberg. »880
Ce qui motive le président du Gouvernement provisoire est de faire une démonstration de
de force, quitte à contrarier les plans américains. Un autre exemple est celui de son
objectif de s’emparer de Stuttgart « et, remontant ensuite le Neckar, atteindre la frontière
suisse près de Schaffhouse »881. Il ne s’agit pas de capturer vivant Philippe Pétain et ceux
qui l’ont suivi ; à ce sujet, Pierre König exprime qu’il serait préférable que Philippe Pétain
trouve la mort par les armes allemandes :
« Il est regrettable qu’il n’ait pas pu trouver en Allemagne une mort de
soldat. Cela nous aurait épargné une des situations les plus délicates,
les plus difficiles à résoudre que nous puissions imaginer. »882
Charles de Gaulle donne l’ordre d’arrêter les anciens membres du régime de Vichy mais,
avec une formule sibylline, indique qu’il préfère ne pas rencontrer Philippe Pétain883. Pour
878
Otto H. Becker, "« Ici la France » : Die Vichy-Regierung in Sigmaringen 1944/45", op. cit.,
p. 439.
879
Rapport des services de renseignement du Commandement de l’armée groupe I b, EtatMajor de la Première armée française, La victoire du « Rhin et Danube », Arch. féd., E 27
9965 Bd : 24-27.
880
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 740.
881
Ibid., pp. 754ss.
882
Lettre du Ministre de Suisse à Paris à Max Petitpierre, Conseiller fédéral, chef du
Département politique fédéral, de Paris, le 2 juillet 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd :
9.
227
comprendre l’instruction qu’il transmet à son armée, il nous est utile de nous référer aux
écrits de Walter Stucki, qui note détenir des informations selon lesquelles Charles de
Gaulle, abordant la question de la prise de Sigmaringen par la 1ère armée, donne la
directive claire à Jean de Lattre de Tassigny de faire en sorte que Philippe Pétain puisse
s’échapper en Suisse884. Ces informations sont corroborées par le témoignage du colonel
Henry Guisan, fils du général, qui affirme que, le 22 avril 1945, Jean de Lattre de
Tassigny dans son PC de Karlsruhe lui confie la mission de contacter Max Petitpierre afin
de lui faire part de son plan impliquant la Suisse en cas de capture de Philippe Pétain (et
de Maxime Weygand) par la 1ère armée : concrètement, par l’intermédiaire de son
commandant, la France propose à la Suisse d’exfiltrer l’ancien chef de l’Etat sur le
territoire helvétique885.
Cette information fait écho au contenu d’un message du directeur général de la Tribune
de Genève, Edgar Junod, transmis par le chef du Département militaire fédéral au
Département politique fédéral le 29 mars 1945, selon lequel :
« le général de Lattre de Tassigny s’apprêterait, après son entrée en
Allemagne, à donner la chasse aux émigrés français, mais qu’il
s’arrangerait à laisser Pétain chercher refuge en Suisse. […] Si jamais
[cela] se réalisait, elle donnerait lieu très certainement à de très
violentes protestations de la part des communistes français et il ne
serait nullement impossible que, devant cette explosion de la colère
populaire, le gouvernement fut amené, nolens volens, à faire à Berne
une démarche qui mettrait le Conseil fédéral dans une position d’autant
plus délicate que le parti communiste suisse ferait immédiatement
chorus. »
L’informateur ajoute que, selon une autre source :
« en prévision de son entrée en Allemagne, Delattre [sic] aurait
demandé par écrit à de Gaulle ce qu’il devait faire, le cas échéant, des
émigrés qui lui tomberaient sous la main, et qu’il aurait reçu pour seule
réponse de "laisser partir Pétain". Autrement dit, les autres émigrés
seraient laissés à sa discrétion, mais de Gaulle préfèrerait ne pas avoir
à trancher le cas du Maréchal. Même dans cette hypothèse, une
démarche à Berne ne serait d’ailleurs pas exclue car le gouvernement
français pourrait être amené à se couvrir ainsi devant son opinion
883
« Au général de Lattre, qui me demandait quelle conduite il devrait tenir s’il advenait que ses
troupes, approchant de Sigmaringen, trouvassent là ou ailleurs Philippe Pétain et ses
anciens ministres j’avais répondu que tous devaient être arrêtés, mais que, pour ce qui était
du Maréchal lui-même, je ne désirais pas qu’on eût à le rencontrer. » : in Charles de Gaulle,
Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 698.
884
Aide-mémoire de Walter Stucki à Max Petitpierre, suite à la visite de Jean Jardin, ancien
chargé d’affaires français à Berne, de Berne, le 4 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 10.
885
Lettre de Henry Guisan, colonel, à Max Petitpierre, Conseiller fédéral et chef du
Département politique fédéral, le 25 avril 1945, Arch. féd., E 2800 1990/160/18.
228
publique, dans l’idée que le Conseil fédéral ne saurait retirer après coup
au maréchal le bénéfice du droit d’asile. »886
Or, c’est le 31 mars 1945 que la 1ère armée française franchit le Rhin. Tandis que le
Commandement allié s’attend à ce qu’elle reste en Alsace, elle passe par le Palatinat,
pénétrant dans le Bade début avril 1945. Ayant atteint Karlsruhe, elle conquiert la trouée
de Pforzheim en direction du sud, vers les plateaux du Wurtemberg, luttant contre la 19ème
armée allemande avant d’entrer dans la Forêt noire887.
Les nouvelles des développements militaires parviennent à Sigmaringen où les habitants
étrangers comme les dignitaires, les militaires et les S.S. allemands ne se font guère
d’illusions. S’ils ne fuient pas, ils se feront sous peu arrêter sur place par la 1ère armée :
« Le 1er avril, les Français annoncent qu’ils ont franchi le Rhin. Voilà qui
est pour nous : nous savons en effet quelles doivent être les « zones
d’occupation ». Comme il sied, Sigmaringen est dans la zone
d’occupation. »888
En mars 1945, le bourg peine à loger tous les réfugiés français mais aussi tous les autres
ressortissants, majoritairement allemands, qui fuient les bombardements des alentours et
cherchent à y trouver un répit : nombreux sont les documents qui témoignent des
réquisitions d’urgence et des lits de paille qui s’amoncellent889. A partir du 16 avril 1945,
les autorités allemandes poussent un millier de civils français à partir de Sigmaringen ;
certains n’ont toutefois pas attendu d’être expulsés et c’est accompagnés de nombreux
S.S. que, sous des vêtements civils, ils prennent la route à pied en direction de l’Allgäu et
de la Bavière. Le 18 avril 1945, plusieurs collaborationnistes et anciens membres du
régime de Vichy, tels Joseph Darnand, Marcel Déat et Jean Luchaire, tentent ainsi de
s’enfuir par les airs pour le Tyrol ou l’Italie depuis l’aérodrome de Mengen890.
886
Message du chef du Département militaire transmettant au Département politique fédéral
une lettre d’Edgar Junod, directeur général de la Tribune de Genève, de Berne, le 29 mars
1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10 et E 2800 1967/60. Max Petitpierre en accuse
réception en remerciant Edgar Junod de ces « informations intéressantes » : in Lettre de
Max Petitpierre, chef Département politique fédéral à Edgar Junod, Directeur général de la
Tribune de Genève, de Berne, le 29 mars 1945, Arch. féd., E 27/14487.
887
Rapport des services de renseignement du Commandement de l’armée groupe I b, EtatMajor de la Première armée française, La victoire du « Rhin et Danube », Arch. féd., E 27
9965 Bd : 24-27.
888
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 935.
889
Voir les réquisitions et les rapports conservés sous la cote Ho T 235 T 19-22, Staatsarchiv
Sigmaringen.
890
"Pétain „regiert“ in Sigmaringen", Stuttgarter Zeitung, n°208, 7 septembre 1984, Kreisarchiv
Sigmaringen.
229
Depuis Freudenstadt, un groupement d’attaque de l’armée française atteint le Danube. Il
entre à Sigmaringen le 21 avril 1945 ; quelques heures auparavant, Pétain est
opportunément parti sous escorte allemande. Il n’est pas l’objet d’une traque de la part
des militaires français ; leur mission est de « poursuivre la manœuvre dans le cadre prévu
[…] de façon à fermer la poche dont le centre est sensiblement Ebingen »891. Leur priorité
est d’opérer un « nettoyage » de la zone, ce qu’ils effectuent jusqu’au 28 avril 1945,
libérant en cours de progression plusieurs milliers de prisonniers français du BarackenLager de la région892. Une fois le territoire sécurisé, l’objectif final des Français,
parallèlement aux avancées des Alliés et des Russes en direction de Berlin, sera de
poursuivre le plus loin possible et de prendre le Berghof, résidence secondaire bavaroise
d’Adolf Hitler.
La désorganisation tant des autorités allemandes que des Français sur place est
frappante. Nous pouvons nous demander si ceci est le résultat d’un climat attentiste
généralisé ou d’une mécanique de propagande efficace ayant rendu les individus
impropres à anticiper leurs prochains pas de manière autonome. Le sort des archives est,
à ce sujet, confus. En effet, seul un nombre très faible de sources est conservé dans les
fonds d’archives de la ville et de l’arrondissement de Sigmaringen. Concernant les
archives allemandes du Baden-Württemberg, il nous a été transmis que la majeure partie
des documents a été détruite sur ordre de Wilhelm Dreher, conseiller d'Etat nazi de
Sigmaringen (Regierungspräsident), hormis ceux qui concernaient des enjeux locaux893.
Le silence des archives, en ce qui concerne Sigmaringen, est donc le résultat d’une
politique allemande de la terre brûlée des traces documentaires. Certes, nous pouvons
avoir en particulier accès au cahier d'un certain Maximilian Schaitel qui décrit l'arrivée des
Français de la France Libre et le départ des Français collaborationnistes, ainsi et surtout
ère
891
"Rapport de la 1 armée française du Général de Lattre de Tassigny, en Alsace. Document
ème
ère
bureau de la 1 armée française remis à tous les Commandants
officiel établi par le 5
d’unités d’Armée fonctionnant sous les ordres du Général de Lattre de Tassigny", p. 39 : in
ème
D.I.M. 31 mars – 8 mai 1945, Arch. féd., E
Rapport sur les opérations menées par la 2
27/9965 Bd : 24-27.
892
"Rapport de la 1 armée française du Général de Lattre de Tassigny, en Alsace. Document
ème
ère
bureau de la 1 armée française remis à tous les Commandants
officiel établi par le 5
d’unités d’Armée fonctionnant sous les ordres du Général de Lattre de Tassigny", pp. 40-42 :
ème
D.I.M. 31 mars – 8 mai 1945, Arch. féd., E
in Rapport sur les opérations menées par la 2
27/9965 Bd : 24-27. Le rapport fait référence sans le nommer à l’ancien premier camp de
concentration du Reich, sis à Heuberg, transformé à partir de 1940 comme caserne et camp
de travail. L’armée française y libère le 22 avril 1945 plus de 20'000 prisonniers de guerre,
majoritairement russes : voir notamment Julius Schätzle, Stationen zur Hölle :
Konzentrationslager in Baden und Württemberg 1933-1945. Frankfurt/Main : Röderberg,
1974.
893
Selon notre entretien avec Otto Heinrich Becker, archiviste au Landesarchiv BadenWürttemberg / Abt. Staatsarchiv Sigmaringen, en date du 4 juillet 2007.
ère
230
qu’un procès-verbal de la mairie de Sigmaringen et une déposition d’un résident attestant
que des malles remplies de documents ont été saisies par les autorités militaires
françaises894. La plupart des documents français semblent, quant à eux, avoir été détruits
par leurs détenteurs, emportés avec eux (tels le manuscrit des mémoires de Marcel Déat
ou les dossiers que Philippe Pétain conserve auprès de lui), voire abandonnés sur place
et récupérés par l’armée française895.
2.
La gestion humanitaire ad hoc de la zone d’occupation et le rôle de la Suisse
Au fur et à mesure de l’avancée des troupes françaises à l’intérieur du territoire allemand,
l’une des questions les plus urgentes est celle de la protection et du rapatriement des
ressortissants français, qu’ils soient travailleurs, prisonniers, déportés ou internés. En
particulier, les forces armées qui libèrent les camps mesurent sur place l’ampleur de leur
responsabilité, notamment face à des prisonniers et des déportés en grand nombre dans
des états de santé inquiétants.
894
Procès-verbal de la mairie de Sigmaringen du 15 mai 1945 et déposition d’Erich Güntert du
17 mai 1945, Dep. 1 T 9-10 / 328, Staatsarchiv Sigmaringen. La déposition, datée du 17 mai
1945, est celle d’un dentiste allemand, Erich Güntert, qui atteste que son cabinet de
Sigmaringen a été réquisitionné pour y installer trois dentistes français. Pendant deux
semaines, un certain Dr. Knapp de l’ambassade d’Allemagne y a stocké des malles remplies
de documents. Certaines malles ont été récupérées par un transporteur, d’autres par le
boulanger et une est restée dans le cabinet. Monsieur Güntert précise que le Dr. Knapp lui a
alors proposé d’utiliser le papier contenu dans cette malle comme combustible pour se
chauffer. Erich Güntert a indiqué ne pas avoir pensé que cette malle était importante jusqu’à
ce qu’un fonctionnaire français la lui réclame. Il a alors demandé au maire de se saisir de la
malle. Le procès-verbal de la mairie de Sigmaringen, daté du 15 mai 1945, atteste le
contenu de la malle : un classeur contenant des dossiers de médecins juifs à Paris ainsi
qu’un répertoire rotatif. Le maire précise que, lorsqu’il est venu chercher la malle, il était
accompagné de deux chargés d’affaire du service diplomatique des Etats-Unis qui ont
ordonné de rendre la malle aux autorités militaires françaises, ce qui a été manifestement
fait. On trouve trace de ce juriste, le Dr. Knapp, que Gustav Struve présente comme
« Ministre des Finances » au maire de Mainau le 10 octobre 1944 : Arnulf Moser, Das
Französische Befreiungskomitee auf der Insel Mainau und das Ende der deutschfranzösischen Collaboration - 1944/45, op. cit., p. 19.
895
A titre d’exemple, citons le témoignage du lieutenant-colonel Jacques de Guillebon qui mène
ses troupes jusqu’au Berghof, résidence secondaire d’Adolf Hitler, et qui relève que, quand
les membres de l’armée française atteignent leur but, ils se saisissent « de tout, aussi bien
des documents extraordinairement importants au point de vue politique, au point de vue
diplomatique, que nous avons pu envoyer aux Archives de France parce que, par un
heureux concours de circonstances, alors que nous étions tout de même dans l’armée
alliée, pendant les deux premières journées de Berchtesgaden, nous n’avons pas vu un
officier des services de renseignement ou des services spéciaux, nous étions libres de faire
ce que nous voulions des documents que nous trouvions et ce que nous voulions,
naturellement, c’était d’en faire part à notre pays. » : in Des Hommes Libres, Film de Daniel
Rondeau et Alain Ferrari, op. cit., 1 : 52. Raymond Tournoux, lui, fait part de désorganisation
dans le camp de la France Libre, qui parvient à se saisir de certains documents de Philippe
Pétain à son départ de Vichy sans toutefois les conserver et les archiver dans de bonnes
conditions : cf. le « mystère des malles du Maréchal », in Raymond Tournoux, Le Royaume
d’Otto, op. cit., p. 194.
231
L’étude des documents conservés dans les archives fédérales est encore une fois utile
pour analyser les évènements et permet d’appréhender les raisons pour lesquelles le
gouvernement suisse s’investit alors. En effet, l’inquiétude des autorités suisses croît au
rythme de l’avancée des blindés alliés. Désirant éviter que ne se multiplient les entrées
illégales de civils et militaires en fuite sur son sol896, elle cherche à s’organiser. Un
document est ainsi particulièrement frappant : celui du Consulat suisse à Stuttgart daté du
13 avril 1945. Ce dernier propose son concours afin d’organiser le passage transitoire par
rail des « Français libérés » (déportés, prisonniers et travailleurs) sur le territoire suisse. Il
souligne à cet égard que tant l’Allemagne, qui n’est plus désireuse d’assumer la
responsabilité de ces personnes, que la France, qui a intérêt à les accueillir, devraient
être favorables à ce plan897. Le 15 avril 1945, la légation de Suisse en Allemagne repliée
à Bernried bei Tutzing propose, quant à elle, que les très nombreux prisonniers de guerre,
internés civils et « travailleurs volontaires » français soient internés provisoirement en
Suisse, non pas par sentiment humanitaire mais par esprit pragmatique. Selon Hans
Frölicher, en effet, ces personnes sont armées et proches de milieux révolutionnaires et il
est à craindre que leur présence ne favorise des actes de pillage et d’autres violences
incontrôlables qui pourraient causer des dommages à des propriétés suisses, en
particulier dans le Voralberg et près du lac de Constance, sans compter qu’ils sont
susceptibles de propager maintes épidémies. Le chef de la légation suisse souligne avoir
obtenu le consentement enthousiaste de responsables allemands à ce projet. Il précise
que la délégation suisse du Comité International de la Croix-Rouge soutient vivement
l’idée que la Suisse interne dans les meilleurs délais les Français, d’autant que le nombre
de malades parmi eux ne cesse de croître. La délégation ajoute même que la Suisse doit,
quoi qu’il en soit, se préparer à les accueillir quand le gouvernement allemand chutera898.
Il semble que l’argument du Consulat à Stuttgart convainque Berne plus que les alarmes
catastrophées de sa légation de Bernried bei Tutzing puisque, le 20 avril 1945, le
gouvernement suisse alerte les gouvernements de la France, des Etats-Unis et de la
896
Pour rappel, c’est à partir de 1942 que le Département fédéral de justice et police renforce
les dispositions de police en vigueur en relevant que « les réfugiés entrés illégalement
doivent être refoulés même s’ils courent danger de mort » : in Décision présidentielle à
l’instigation du Département fédéral de justice et police du Conseil fédéral du 4 août 1942,
Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 14 (1941-1943), n°222.
897
Lettre du Consulat suisse à Stuttgart, de Stuttgart, le 13 avril 1945, E 2300 1000/716 Bd :
449.
898
Le Ministre de Suisse en Allemagne, Hans Frölicher, au chef du Département politique
fédéral, Max Petitpierre, de Bernried bei Tutzing, le 15 avril 1945, Arch. féd., E
2801/1967/77/6, Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°417 Annexe.
232
Grande-Bretagne. Il leur demande s’il doit contacter le gouvernement allemand pour
autoriser la libération et le rapatriement des prisonniers et des déportés se trouvant au
sud de l’Allemagne et au Voralberg, que « le gouvernement allemand est, semble-t-il,
incapable de ravitailler »899. Dès fin mars 1945, en effet, force est de constater qu’il n’y a
plus de direction politique et militaire univoque en Allemagne et que certains membres du
gouvernement allemand ont quitté Berlin pour se mettre à l’abri en Allemagne du sud900.
En ce qui concerne la France, le gouvernement suisse propose en particulier d’organiser
le transport des « fugitifs » jusqu’à sa frontière pour que, là, s’organise « leur triage ». Il
ajoute que « la Suisse hospitaliserait dans les limites de ses possibilités les grands
blessés et malades intransportables », tout en précisant qu’« elle devrait recevoir
l’assurance des autorités françaises qu’aucun de ces fugitifs ne serait refoulé en
Suisse »901.
Assurément, le « traitement des fugitifs » à sa frontière préoccupe fortement le Conseil
fédéral : la veille, il décide de contacter le Ministre de Suisse en Allemagne pour effectuer
des démarches de libération en faveur de 6'000 personnes et de contacter la France pour
s’entretenir de la question du reste des réfugiés à venir902. Le gouvernement suisse
entend faire preuve de pragmatisme politique, signifiant le caractère fortement limité de
ses capacités d’accueil temporaire903 :
899
Aide-mémoires de Max Petitpierre pour l’ambassade de France à Berne et les légations des
Etats-Unis d’Amérique et de Grande-Bretagne de Berne, le 20 avril 1945, Arch. Féd., E 2800
1967/60.
900
Lettre de la légation suisse en Allemagne au Conseiller fédéral Max Petitpierre, chef
Département politique fédéral, le 30 mars 1945, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 69. Le
gouvernement suisse persiste toutefois jusqu’au dernier instant à demander à sa légation en
Allemagne de se mettre en contact avec « les autorités allemandes », c’est-à-dire,
concrètement, « soit dans le réduit, soit Général Kaltenbrunner, adjoint de Himmler » : à titre
d’exemple, le 28 avril 1945, le Département politique tient à émettre un document officiel qui
demande à la légation de vérifier officiellement si les « rumeurs persistantes auxquelles le
Conseil fédéral ne peut rester insensible, extermination de déportés encore dans les camps
serait envisagée » sont fondées « pour qu’on puisse les démentir dans la négative ou, si
elles sont fondées, [d’insister] sur la gravité de telles mesures » [sic] : Télégramme du
Département politique fédéral à la légation suisse en Allemagne repliée à Bernried bei
Tutzing, du 28 avril 1945, Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 69.
901
Aide-mémoires de Max Petitpierre pour l’ambassade de France à Berne et les légations des
Etats-Unis d’Amérique et de Grande-Bretagne de Berne, le 20 avril 1945, Arch. Féd., E 2800
1967/60.
902
Communication verbale du Conseil fédéral de Berne, le 19 avril 1945 concernant le
traitement des fugitifs à la frontière allemande, Arch. féd., Protokoll des Bundesrates, avril
1945, n°849.
903
Rappelant par là l’expression « la barque est pleine » du conseiller fédéral Eduard von
Steiger en 1942 : in Discours du conseiller fédéral von Steiger du 30.8.1942 (Vortrag von
Herrn Bundesrat von Steiger gehalten an der Landsgemeinde der "Jungen Kirchen" in
Zürich-Oerlikon), Arch. féd., E 4001 C 1 /185, Documents diplomatiques suisses, vol. 14
233
« Il est constaté en outre que, d’après les calculs faits par le
département de justice et police, avec le concours du service du corps
des gardes-frontières, le chiffre maximum de personnes qui pourraient
être reçues après un triage soigneux ne dépasserait pas 3'000 par
jour. »904
D’ailleurs, avec une précision comptable, un communiqué officiel gouvernemental suisse
relève, le 24 avril 1945, que 13'040 réfugiés ont pu gagner la Suisse entre le 18 et le 22
avril 1945 et que, parmi eux, 3'372 Français, 572 Hollandais et 355 Belges ont déjà pu
regagner la France. De plus, il note que les prisonniers de guerre et travailleurs russes
ont demandé l’asile et que seuls 5'446 d’entre eux ont été admis905.
En effet, à partir de mai 1945, la Suisse organise l’hospitalisation de personnes internées
et déportées sur son territoire, ainsi que des centres d’accueil temporaire (camps de
quarantaine, camps de rapatriement pour prisonniers, travailleurs, déportés et internés).
En particulier, un de ces accords concernant les personnes déportées valides civiles et
militaires (il s’agit des Français ainsi que des titulaires d’autres nationalités accueillis par
la France provenant surtout des camps de Dachau, Aalen et Mauthausen) prévoit qu’une
fois leur quarantaine effectuée, la Suisse gère leur transit en train pour la France depuis
Constance/Kreuzlingen jusqu’à Annemasse. Cette convention que ses représentants
passent avec l’armée française précise que l’effectif prévu pour le transport ferroviaire de
déportés valides ne s’élève qu’à 1'500 personnes906, ce qui montre une nouvelle fois que
les responsables naviguent à vue, préférant administrer à court terme907.
Cet accord franco-suisse fait suite à une sollicitation de la France en date du 7 mai 1945.
En effet, la 1ère armée réunit les nombreux déportés malades ou blessés qu’elle découvre
dans sa zone d’occupation et son commandement en appelle au gouvernement suisse
(1941-1943), n°dodis : 14256. Voir de même Alfred Adolf Häsler, Das Boot ist voll : Die
Schweiz und die Flüchtlinge, 1933-1945. Zürich : Ex Libris, 1967.
904
Communication verbale du Conseil fédéral de Berne, le 19 avril 1945 concernant le
traitement des fugitifs à la frontière allemande, Arch. féd., Protokoll des Bundesrates, avril
1945, n°849.
905
Arch. Féd, Protokoll des Bundesrates, avril 1945, Annexe du n°902.
906
Note concernant le rapatriement en transit par la Suisse et l’hospitalisation en Suisse de
PDR faisant part des conclusions prises lors de l’entrevue du 23 mai 1945 à St Margrethen
ère
entre les représentants militaires et médicaux de la 1 armée française et les représentants
du service sanitaire de l’armée suisse, le 27 mai 1945, Arch. féd., Documents diplomatiques
suisses, vol. 16 (1945-1972), n°4.
907
Nous rejoignons là l’opinion de Luc van Dongen, qui considère qu’« à une théorie planifiée à
l’avance, les autorités préfèrent une attitude au coup par coup, laissant une plus grande
marge de manœuvre » : in Luc van Dongen, Un purgatoire très discret. La transition
« helvétique » d’anciens nazis, fascistes et collaborateurs après 1945. France : Perrin, 2008,
p. 206.
234
pour qu’il fasse ouvrir le centre d’accueil temporaire auquel il a fait allusion le 20 avril
1945 afin que le transport des prisonniers et des déportés puisse traverser son territoire :
« Le Ministère des Prisonniers et le Délégué en France du Comité
International de la Croix-Rouge, ayant examiné en commun la question,
ont convenu que leur évacuation ne pourrait être entreprise avec succès
qu’à travers le territoire de la Confédération helvétique, les voies ferrées
dans le sud-ouest de l’Allemagne étant inutilisables. Le Gouvernement
provisoire de la République française apprécierait hautement tout
concours que le Gouvernement fédéral serait en mesure de lui apporter
dans ce but. Il pourrait consister en la création en territoire suisse d’un
centre d’accueil pour les grands malades à proximité de la zone
occupée par les troupes françaises. La question de leur transport ne se
poserait qu’à partir de ce centre. »908
Assurément, la Suisse s’active pour organiser la création et la gestion de centres et de
transports ferroviaires destinés aux personnes devant à court terme quitter son territoire.
Cependant, les dispositions relatives à l’hospitalisation temporaire en Suisse des
personnes survivantes des camps de concentration n’étant pas en état de regagner le
territoire de l’Etat dont elles sont ressortissantes posent problème aux autorités en ce qui
concerne les enfants « trouvés » dans les camps. En effet, relevant que leur nationalité
est délicate à établir, un haut fonctionnaire tel que Edouard de Haller n’hésite pas à
afficher sa gêne face aux complications qu’il prévoit pour s’en « débarrasser »909.
Concrètement, le 19 avril 1945, « afin d’empêcher que le pays ne soit submergé par un
flot de réfugiés »910, le Conseil fédéral décide de « la fermeture totale de la frontière »
nord-est entre Petit-Huningue (Bâle) et Altenrhein (St. Gall). Le 21 avril 1945, il décide
également de fermer la frontière nord-est. Seuls quelques postes demeurent ouverts pour
908
Aide-mémoire de l’ambassade de France à Berne, le 7 mai 1945, Arch. féd., E 2300
1000/716 Bd : 68.
909
Il précise qu’il faudrait accueillir de préférence les enfants « possédant la nationalité d’Etats
déterminés, qui les accueilleront sans autre à l’expiration de leur séjour en Suisse » (in
Memorandum de Edouard de Haller, délégué du Conseil fédéral aux œuvres d’entr’aide
internationale, à l’attention de Max Petitpierre, Conseiller fédéral, de Berne, le 30 mai 1945,
Arch. féd., E 2001 D 3/484, n°dodis : 2183), voire qu’« il ne faut pas perdre de vue l'intérêt
moral que nous avons à recevoir ces enfants, même au risque d'éprouver d'ici six mois ou
un an quelques difficultés à nous débarrasser de certains d'entre eux." (in Memorandum de
Edouard de Haller, délégué du Conseil fédéral aux œuvres d’entr’aide internationale, à
l’attention de Max Petitpierre, Conseiller fédéral, de Berne, le 28 mai 1945, Arch. féd., E
2001 D 3/484, n°dodis : 13).
910
Cette peur d’être submergé est à rapprocher de la doctrine de l’angoisse d’un
"envahissement" d’une population étrangère non assimilée (Überfremdung), particulièrement
sous la forme de la peur de l’"enjuivement" (Verjudung), exprimée par les autorités suisses
ème
siècle : à ce sujet, voir Lorena Parini, La politique d’asile en
depuis le début du XX
Suisse. Une perspective systémique. Paris : L’Harmattan, 1997.
235
que puissent entrer « des personnes dignes de l’asile »911. Un rapport officiel précise qui
sont ces personnes :
« Pour qu’il soit possible d’exercer un contrôle et d’empêcher l’entrée
d’éléments indésirables, la fermeture totale de la frontière a, suivant la
situation générale, été temporairement ordonnée pour des secteurs
déterminés. Seuls un nombre restreint de passages y demeuraient
ouverts, par lesquels l’afflux de réfugiés a pu être canalisé. […] [Selon]
les instructions de la division de police du 12 juillet 1944, on a refoulé
les étrangers qui paraissaient indignes de l’hospitalité suisse à raison
d’actes répréhensibles ou qui avaient lésé ou menaçaient les intérêts de
la Suisse par leur activité ou leur attitude.
Le changement complet de la situation amené par la fin des hostilités a
engagé la division de police à donner de nouvelles instructions le 22 mai
1945. Exceptions mises à part, ces instructions interdisaient le passage
de la frontière suisse aux civils étrangers qui n’étaient pas au bénéfice
d’une autorisation d’entrée régulière. »912
En ce qui concerne les personnalités-otages, les services suisses s’activent également.
Ainsi, d’après des informations transmises par le chef du service suisse des
renseignements Roger Masson913, Heinrich Himmler a délégué le soin de régler la
question du traitement des personnalités otages en Allemagne au général S.S. Walter
Schellenberg, qui lui-même a chargé son subordonné, le Sturmbannführer-S.S. Hans
Eggen, d’en gérer l’aspect opérationnel. Constatant l’inaction du C.I.C.R. et du
Département politique à ce sujet, Roger Masson indique qu’il prend l’initiative de contacter
directement Walter Schellenberg avec qui il est en contact régulier914. Il obtient
notamment l’information selon laquelle Walter Schellenberg a donné l’ordre à son
subordonné Hans Eggen de faire libérer « certaines personnalités » dans le Voralberg
afin qu’elles se réfugient en Suisse. Il en tient pour preuve que la famille Giraud est déjà
sur le territoire helvétique. La question des relations qu’entretient Roger Masson avec un
haut gradé S.S. mise à part, nous retenons que l’opération de sauvetage des
personnalités otages, en particulier celles détenues à Itter, peut en substance participer à
restaurer l’image internationale de la Suisse, raison pour laquelle elle intervient :
911
Arch. Féd, Protokoll des Bundesrates, avril 1945, n°885.
912
C’est le rapport qui souligne : in Arch. Féd, Rapport de gestion du Conseil fédéral (19431944) Z – 74, p. 230.
913
Rapport sur le chef des renseignements militaires Roger Masson, de l’Adjoint à la Division
de Police du Département fédéral de justice et police, Robert Jezler au Président du Conseil
fédéral Eduard von Steigner, de Berne, le 19 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd :
10.
914
Pour se dédouaner, Roger Masson souligne dans le rapport qu’Allen Dulles pense que
Walter Schellenberg est un contact utile et que Carl Burckhardt, du C.I.C.R., le considère
comme un sympathisant de la Suisse.
236
permettre à des personnes renommées de trouver refuge en pays neutre est une
opération qui ne peut qu’être saluée, même si elle paraît tardive915.
Quant au gouvernement provisoire français, il informe la Suisse que, s’il tient à ce que
tous les prisonniers militaires français rentrent en France, il n’en oublie pas moins
d’opérer une distinction de traitement concernant les ressortissants civils, les travailleurs
et les déportés. Il précise, en effet, qu’il entend organiser le fait que leurs cas seront
étudiés individuellement916. Paris se souvient des Français de Sigmaringen et de Mainau
ainsi que des miliciens. Elle a déjà établi une liste de personnes qui devront répondre de
leurs actes devant les tribunaux qu’elle a mis en place et dont la responsabilité
individuelle est en jeu.
b)
Les responsabilités individuelles des vichystes et des collaborationnistes
Les personnalités présentes à Sigmaringen et à Mainau opèrent des stratégies propres
notablement différentes en fonction de leur compromission avec le gouvernement
allemand. Aussi est-il particulièrement révélateur d’évoquer la situation de l’ancien chef de
l’Etat français, Philippe Pétain, qui passe de l’état individuel d’otage sous les fers d’un
Etat ennemi à celui d’un justiciable prenant ses responsabilités en toute autonomie (1),
contrairement au cas des collaborationnistes marqués par le sceau de la contribution
volontaire et active avec le Reich cherchant notamment en vain un refuge en Suisse (2).
915
Il transparaît, dans les passages rédigés par Robert Jezler, adjoint à la Division de Police du
Département fédéral de justice et police, que le manque de coordination entre l’armée et la
douane suisses embarrassent les responsables car certaines personnalités arrivent à la
frontière suisse sans avoir été annoncées, comme Henri Giraud, bien que Roger Masson ait
reçu une liste « de Paris » comportant le nom de « personnalités françaises » qu’il est prié
de s’engager à faire libérer : in Rapport sur le chef des renseignements militaires Roger
Masson, de l’Adjoint à la Division de Police du Département fédéral de justice et police,
Robert Jezler au Président du Conseil fédéral Eduard von Steigner, de Berne, le 19 avril
1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10. Il s’agit là d’une complexité due aux méandres
juridiques de l’administration suisse, qui veut que plusieurs départements soient impliqués
en ce qui concerne le refuge : voir Luc van Dongen, Un purgatoire très discret. La transition
« helvétique » d’anciens nazis, fascistes et collaborateurs après 1945, op. cit., pp. 207-208.
916
Lettre de la légation suisse en Allemagne, Hans Frölicher, au Conseiller fédéral Max
Petitpierre, chef du Département politique fédéral, de Bernried bei Tutzing, le 7 mai 1945,
Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 68. Par ailleurs, peu après l’armistice du 8 juin 1945, un
service officiel français de rapatriement s’installe à Berlin. Rodolphe Lemoine, dit Rex (de
son vrai nom Rudolf Stahlmann) s’y impose jusqu’à son arrestation par le contre-espionnage
français en octobre 1945 : cf. Paul Paillole, Notre espion chez Hitler. Paris : Nouveau
Monde, 2013, p. 281.
237
1.
Le cas Philippe Pétain
Le traitement de Philippe Pétain est singulier et mérite attention : en effet, les autorités
allemandes rappellent d’abord à l’ancien chef de l’Etat français son état de prisonnier (a)
avant de lui permettre de recouvrer l’entière liberté de ses mouvements et de sa
destination en territoire suisse (b).
1 – a D’un otage…
Le 5 avril 1945, comprenant que le gouvernement allemand n’a plus les moyens ni de le
contraindre pendant très longtemps ni de le protéger, Philippe Pétain se risque à écrire à
Adolf Hitler, lui demandant de le laisser retourner en France assumer ses responsabilités
judiciaires :
« Je viens d’apprendre que les Autorités françaises se disposent à me
mettre en accusation, par contumace, devant une Haute Cour de
Justice ; les débats s’ouvriraient le 24 avril. Cette information m’impose
une obligation que je considère comme impérieuse et je m’adresse à
Votre Excellence pour qu’Elle me mette en mesure d’accomplir mon
devoir. […] Je ne puis sans forfaire à l’honneur laisser croire, comme
certaines propagandes tendancieuses l’insinuent, que j’ai cherché
refuge en terre étrangère pour me soustraire à mes responsabilités.
C’est en France seulement que je peux répondre de mes actes et je suis
seul juge des risques que cette attitude peut comporter. J’ai donc
l’honneur de demander instamment à Votre Excellence de me donner
cette possibilité. Vous comprendrez certainement la décision que j’ai
prise de défendre mon honneur de Chef et de protéger par ma présence
tous ceux qui m’ont suivi. C’est mon seul but. Aucun argument ne
saurait me faire renoncer à ce projet. A mon âge, on ne craint plus
qu’une chose : c’est de n’avoir pas fait tout son devoir et je veux faire le
mien. »917
Ce message, que Philippe Pétain demande à Otto Reinebeck de transmettre au dirigeant
du Reich, reste sans réponse918. S’il a bien été transmis, force est de conclure que le sort
de Philippe Pétain ne fait plus partie des priorités du dirigeant du Reich. C’est le 20 avril
917
Lettre du Maréchal Philippe Pétain à Monsieur le Chef de l’Etat Grand Allemand, de
Sigmaringen, le 5 avril 1945, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691 Bd : 1b, E 4001 C 1000/783
Bd : 293 et J I.131 1000/1395 Bd : 9.
918
Kurt von Tannstein indique l’avoir transmis le même jour par radio chiffrée : Déposition de
Victor Debeney, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du Maréchal Pétain
devant la Haute Cour de Justice, Quinzième audience, mercredi 8 août 1945, Paris :
Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 275, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
238
1945 qu’il apprend qu’Otto Reinebeck a reçu l’ordre de le conduire en Bavière. Il proteste
formellement contre le fait d’être escorté dans le réduit919 :
« Depuis mon départ de Vichy le 20 août 1944, je n’ai cessé d’exprimer
ma volonté de rentrer en France. J’ai souligné cette volonté dans ma
lettre du 5 avril. Il m’est notifié maintenant que des mesures sont prises
pour me transférer dans une zone plus à l’Est. Je suis obligé de
constater que cette décision n’a pas pour effet de favoriser mon retour
en France comme je l’avais demandé, retour que je considère comme
l’accomplissement de mon devoir. J’insiste donc pour recevoir une
réponse à ma lettre du 5 avril. »920
Otto Reinebeck ne peut que répondre à Victor Debeney que sa condition de prisonnier
empêche en toute logique Philippe Pétain de s’opposer à son transfert :
« Je lui rappelle que le Maréchal ne veut pas partir. Il me répond qu’il a
l’ordre d’employer la contrainte, et la contrainte la plus formelle. Il
indique, d’ailleurs, que, puisque le Maréchal se considère comme
prisonnier, il ne comprend pas qu’il proteste contre le changement de sa
résidence : un prisonnier va où on le met, il n’a pas à choisir lui-même
sa résidence. »921
Victor Debeney raconte lors du procès de Philippe Pétain que c’est dans la nuit du 20 au
21 avril 1945 que ce dernier et sa suite, dont il fait partie, quittent Sigmaringen. Ils sont
escortés en direction de Wangen im Allgäu, dans le sud du Baden-Württemberg, sous les
bombardements. A Wangen, Philippe Pétain « apprend qu’il va être envoyé au château
de Zell [sic]922 », à une vingtaine de kilomètres plus au nord-est. En dépit de ses
protestations renouvelées, il y dort le 21 avril au soir, dans un bâtiment bondé de réfugiés
venant des alentours. Pendant la nuit, les Français apprennent que l’instruction qu’ont
reçue leurs geôliers est de les maintenir sous leur contrôle :
« M. von Taugstein [sic]923 finit par dire qu’il a reçu de son
gouvernement une instruction permanente lui interdisant de laisser
jamais le Maréchal tomber entre les mains des troupes alliées. »924
919
Lettre du 21 février 1951 de M. Caillat, chargé par Walter Stucki d’écrire à Jean Jardin
er
(ancien chargé d’affaires de France à Berne, remplacé le 1 septembre 1944 par Jean
Vergé), en réaction à l’article de Curieux du 10 janvier 1951, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 9.
920
Note verbale du Maréchal Philippe Pétain à Monsieur le Chef de l’Etat Grand Allemand, de
Sigmaringen, le 20 avril 1945, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691 Bd : 1b et J I.131 1000/1395
Bd : 9.
921
Déposition du Général Victor Debeney, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès
du Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Quinzième audience, mercredi 8 août
1945, Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, pp. 275-276, in Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9.
922
Il s’agit en réalité du château de Zeil, à Leutkirch im Allgäu.
923
Il s’agit en réalité de l’ex-secrétaire d’ambassade d’Allemagne à Sigmaringen Kurt von
Tannstein.
239
S’il est loisible d’interpréter cette consigne comme une invitation à exécuter Philippe
Pétain et les témoins, il semble que les employés diplomatiques allemands ne peuvent s’y
résoudre. Au contraire, Otto Reinebeck et Kurt von Tannstein prennent l’initiative de
protéger les personnes de Philippe Pétain et de sa suite. Ils admettent, en effet, qu’ils ne
reçoivent plus d’instruction de leur gouvernement et qu’ils n’ont plus de contact avec
Joachim von Ribbentrop. Ce sera de son propre chef qu’Otto Reinebeck propose alors
d’établir le contact avec la Suisse et d’escorter Philippe Pétain et sa suite jusqu’à la
frontière. La décision est prise et c’est la légation suisse à Berlin, repliée à Kisslegg (à 15
kilomètres de Zeil), qui reçoit la requête de Pétain de transiter par la Suisse pour
retourner en France. Hans Wilhelm Gasser925, chargé d’affaires du service des intérêts
étrangers de la légation suisse en Allemagne, atteste au gouvernement suisse qu’Otto
Reinebeck confie que le gouvernement du Reich était prêt à donner leur autorisation de
départ. Qu’il en ait ou non douté, Hans Wilhelm Gasser transmet à Walter Stucki la
demande qui lui est faite. Effectivement, selon la procédure, il devrait la communiquer à
Hans Frölicher qui est le fonctionnaire compétent pour ce faire ; comme il lui est
néanmoins impossible de communiquer avec la légation à Bernried bei Tutzing (près du
réduit bavarois), il s’en charge lui-même, demandant à un employé, Hans Frey926, de se
rendre le 23 avril 1945 au poste-frontière suisse de St. Margrethen (dans le canton de
Saint-Gall), afin de téléphoner à Walter Stucki927. Walter Stucki communique que les
autorisations de transit sont accordées à Philippe Pétain et ses onze accompagnants928,
ce que Hans Frey se hâte de transmettre, évitant de peu la mort car sa voiture essuie un
bombardement sur le chemin du retour929. C’est donc le 24 avril 1945, à l’heure
924
Déposition du Général Victor Debeney, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès
du Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Quinzième audience, mercredi 8 août
1945, Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, pp. 275-276, in Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9.
925
Futur consul général suisse à New-York.
926
Hans K. Frey communiquera plus tard avec Walter Stucki : Lettre de Hans K. Frey à Walter
Stucki, Ministre, de Oberhofen, le 21 juin 1950, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
927
Notice de Hans Wilhelm Gasser en date du 24 avril 1945, adressée à la Division des affaires
étrangères du Département politique fédéral par la Division des intérêts étrangers du
Département politique fédéral, le 27 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
928
Il s’agit d’Annie Pétain (son épouse), Victor Debeney, Henri Bléhaut, Jacques Sassy
lieutenant d’ordonnance de Henri Bléhaut ainsi que des personnes à leur service : Louis
Sarasin (Chef du service de la sécurité du Maréchal Pétain), Henri Sentenac (garde), Martial
Perrey (valet de chambre de Pétain), Léon Pauron et Roger Blanchard (chauffeurs), Henri
Ollagnier (gendarme) et Gabriel Marinot (second-maître).
929
Déclaration de demande de visa de transit du 23 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 10, E 2200.41 1000/1691 Bd : 1a/b et E 2800 1967/60 ; Procès-verbal de la séance du
240
d’ouverture du poste frontière de Bregenz, chef-lieu du Voralberg, que la colonne de
voitures se présente. Depuis le matin, la gare et les ponts de la ville subissent de violents
bombardements alliés. Toutefois les Français sont chanceux : le passage se fait sans
encombre930.
1 – b … à un justiciable français prenant ses responsabilités
L’autorisation de transiter par la Suisse n’est donnée à Philippe Pétain et ses
accompagnants qu’à titre provisoire jusqu’au moment où les modalités de leur entrée en
France auront été réglées. Respectant les formes, un message radiophonique diffuse la
« demande d’information du Ministère des affaires étrangères de la demande présentée
par Pétain de transiter par la Suisse avec sa femme et sa suite pour comparaître devant
les tribunaux français »931. La légation suisse à Paris transmet cette demande, en
précisant que « le Maréchal Pétain restera en Suisse jusqu’au moment où des
instructions concernant le lieu et la date de la traversée de la frontière seront connues des
autorités fédérales » et fait diffuser cette communication par la presse française932.
Néanmoins, le Gouvernement provisoire paraît avoir intérêt à ce que Philippe Pétain reste
en Suisse933 et le manifeste :
« Il est exact que le Gouvernement français nous fit comprendre à
l’époque qu’on verrait avec plaisir la Suisse garder le Maréchal sur son
territoire, étant entendu qu’on protesterait et demanderait son
extradition. Le Conseil fédéral ne pouvait se prêter à ce jeu, d’autant
plus que le Maréchal lui-même ne voulait pas rester en Suisse. Il est
probable que si le Maréchal avait demandé asile à la Suisse, le Conseil
fédéral n’aurait pas refusé ; mais il est impossible de se prononcer sur
ce point six ans après le passage du Maréchal en Suisse. »934
Conseil fédéral du 24 avril 1945, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15
(1943-1945), n°426.
930
Notice de Hans Wilhelm Gasser en date du 24 avril 1945, adressée à la Division des affaires
étrangères du Département politique fédéral par la Division des intérêts étrangers du
Département politique fédéral, le 27 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
931
Message radiophonique du 24 avril 1945, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691 Bd : 1b.
932
Lettre de la légation suisse à Paris, Ernst Schlatter, à la Division des affaires étrangères du
Département politique fédéral, de Paris, le 25 avril 1945, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691
Bd : 1b.
933
Où Philippe Pétain est acclamé, selon le témoignage d’Henri Bléhaut et de Victor Debeney
récolté par Walter Stucki le 25 avril 1945 : Rapport de Stucki au Conseil fédéral de la visite
de Pétain en Suisse, de Berne, le 28 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10 et E
2800 1967/60.
934
Lettre du 21 février 1951 de M. Caillat, chargé par Walter Stucki d’écrire à Jean Jardin en
réaction à l’article de Curieux du 10 janvier 1951, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
241
L’opinion publique française s’interroge. Certains journaux parient même pour une mise
en scène organisée par le Garde des Sceaux, cherchant à retarder le procès pour
négocier le retour de Pétain (L’Humanité du 25 avril 1945), d’autres y voient une
manœuvre de l’Allemagne surprenant le gouvernement français en créant une scission au
sein de la population (France Soir ou Le Populaire du 25 avril) y voyant aussi une
manipulation de la Suisse935. La légation suisse à Paris ne manque pas de le relever :
« Du côté des autorités françaises, on ne paraissait pas enchanté de
l’arrivée en France du Maréchal, à la veille des élections municipales et
l’opinion générale était que la libération du Maréchal Pétain par les
Allemands ne signifiait qu’une manœuvre habile de ceux-ci pour jeter le
trouble dans les esprits. On entend par contre, d’autres sons de cloche
aussi. Nombreuses sont les personnes qui, tout en étant gaullistes
convaincues, ne veulent pas considérer le Maréchal comme un traître à
son pays et seraient scandalisées s’il était condamné à mort ou à la
dégradation. »936
D’autres personnalités, à l’instar de Walter Stucki, craignent que Philippe Pétain ne sache
se défendre devant ses juges et expriment qu’ils auraient préféré le préserver d’un triste
destin prévisible937. Ce dernier a l’impression que Philippe Pétain ne réalise pas que
l’opinion en France a changé (notant cependant que l’épouse du maréchal et les officiers
sont, quant à eux, sans illusion) et fait savoir que Paris préfèrerait qu’il reste en Suisse938.
Afin de sensibiliser le Conseil fédéral au cas où Philippe Pétain déposerait une demande
d’asile en Suisse, il va jusqu’à préparer un mémento ultra-secret en faveur de ce
935
La presse française dénonce à de nombreuses reprises la compromission de la Suisse avec
l’Allemagne, comme on le relève par exemple début mai 1945 : Lettre d’Ernst Schlatter de la
légation suisse en France à Walter Stucki, chef de la Division des affaires étrangères du
Département politique fédéral, de Paris, le 2 mai 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
936
Lettre de la légation suisse à Paris, Ernst Schlatter, à la Division des affaires étrangères du
Département politique fédéral, de Paris, le 25 avril 1945, Arch. féd., E 2200.41 1000/1691
Bd : 1b.
937
Walter Stucki redoute que Philippe Pétain ne sache se défendre devant ses juges, car il
dénote que si l’aspect extérieur de Philippe Pétain a peu changé, son ouïe et sa mémoire
ont baissé : Rapport de Stucki au Conseil fédéral de la visite de Pétain en Suisse, de Berne,
le 28 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10 et E 2800 1967/60. Cette remarque
corrobore effectivement ce qui transparaît clairement pendant toute la durée du procès de
Philippe Pétain : Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du Maréchal Pétain
devant la Haute Cour de Justice, Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, in Arch.
féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
938
Dans un aide-mémoire qu’il destine à Max Petitpierre, Walter Stucki précise qu’Henri
Hoppenot lui affirme : « Je sais qu’en très haut lieu à Paris on serait content si le Maréchal
arrivait en Suisse. Malgré ça il n’est pas exclu qu’on pourrait me charger d’une démarche en
sens contraire. » : in Aide-mémoire de Walter Stucki à Max Petitpierre, suite à la visite de
Jean Jardin, ancien chargé d’affaires français à Berne, de Berne, le 4 avril 1945, Arch. féd.,
J I.131 1000/1395 Bd : 10.
242
dernier939. Persuadé que Philippe Pétain n’est pas un criminel de guerre, il communique à
Henri Hoppenot que la Suisse fera tout pour offrir l’asile à l’ancien chef d’Etat s’il en fait la
demande940. Il apparaît qu’en dépit du fait que le Département politique fédéral semble
encore hésiter le 5 avril 1945, indiquant que pour des raisons de politique intérieure, une
demande officielle du gouvernement provisoire français pourrait s’opposer à l’asile de
Philippe Pétain en Suisse, même si sa volonté y était contraire941, l’asile aurait pu être
octroyé à Philippe Pétain avant sa demande de transit du 23 avril 1945942.
Nonobstant, la conviction de Philippe Pétain est faite : il tient à être présent lors de son
procès pour répondre de ses actes et défendre son honneur de chef ainsi que celui de
ceux qui l’ont suivi. C’est volontairement qu’il a demandé un visa de transit à la Suisse
pour retourner en France. A ce stade, par la volonté de l’intéressé allant à l’encontre des
manœuvres de la France Libre comme de la Suisse, il n’est pas question de dépôt de
demande d’asile. En effet, la déclaration signée par Philippe Pétain et sa suite à
l’occasion de leur demande de visa de transit contient un passage qui prend formellement
acte du fait que :
« Le gouvernement suisse ne saurait refuser une demande d’extradition
présentée, à l’égard des personnes susvisées, par le Gouvernement
provisoire de la République française. »943
Il est sans doute conscient que fuir ses responsabilités en restant en Suisse l’assimilerait
à Guillaume II qui meurt en exil aux Pays-Bas944. Il sait qu’en gagnant la France, toute la
procédure de son procès par contumace, qui était fixé le 17 mai, est annulée et qu’il sera
939
Remarques du Ministre Stucki concernant le Maréchal Pétain, document non daté, Arch.
féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
940
Comme il l’exprime dans un document daté de début avril 1945 : Aide-mémoire de Walter
Stucki à Max Petitpierre, suite à la visite de Jean Jardin, ancien chargé d’affaires français à
Berne, de Berne, le 4 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
941
Lettre du Département politique fédéral au chef du Département militaire fédéral Karl Kobelt,
de Berne, le 5 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10 et E 27/14487.
942
Suite aux démarches d’Henry Guisan dont nous avons déjà fait part tenant au projet
d’exfiltrer incognito Philippe Pétain en Suisse afin qu’il y fasse une demande d’asile, en cas
ère
de capture par la 1 armée (Lettre d’Henry Guisan, colonel, à Max Petitpierre, Conseiller
fédéral et chef du Département politique fédéral, le 25 avril 1945, Arch. féd., E 2800
1990/160/1), il apparaît que le gouvernement suisse aurait accepté cette demande d’asile :
le Conseiller fédéral Max Petitpierre le confirme en effet, à ce propos, dans ses entretiens en
1979 avec le journaliste René-Henri Wüst, que « si le plan prévu avait pu se réaliser, je
n’aurais pas hésité à admettre que les conditions du droit d’asile étaient remplies » : in
Conversations de Max Petitpierre avec René-Henri Wüst en 1979, Arch. féd., E 2800
1990/160/18.
943
Extrait du procès-verbal de la séance du Conseil fédéral suisse concernant l’entrée du
Maréchal Pétain en Suisse du 24 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10 ainsi que
Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°426 et E 27 / 14486 et 14487.
944
Christopher Clark, Kaiser Wilhelm II: A Life in Power. London : Penguin, 2009.
243
certainement durement jugé. Il réalise en effet qu’il a perdu son prestige sur le territoire
métropolitain945 et il déclare :
« Je vois la manœuvre, on veut me mettre dans mon tort, on veut
m’empêcher de sauver au moins mon honneur. Je ne veux pas rester
en Suisse, je veux aller en France et cela aussi vite que possible. »946
Charles de Gaulle, qui reconnaît ne pas avoir désiré le retour de son prédécesseur, salue
la volonté de celui-ci :
« [Philippe Pétain a] obtenu des Allemands qu’ils l’y mènent et des
Suisses qu’il l’y accueillent. M. Karl Burckhardt, ambassadeur de la
Suisse, étant venu me l’annoncer, je lui dis que le gouvernement
français n’était aucunement pressé de voir extrader Pétain. Mais,
quelques heures plus tard, reparaissait Karl Burckhardt. « Le Maréchal,
me déclara-t-il, demande à regagner la France. Mon gouvernement ne
peut s’y opposer. Philippe Pétain va donc être reconduit à votre
frontière. » Les dés étaient jetés. Le vieux Maréchal ne pouvait douter
qu’il allait être condamné. Mais il entendait comparaître en personne
devant la justice française et subir la peine, quelle qu’elle fût, qui lui
serait infligée. Cette décision était courageuse. »947
Pendant deux jours, Philippe Pétain et sa suite séjournent ainsi confortablement dans un
hôtel de luxe, le Schloss-Hôtel Mariahalden, à Weesen (St.-Gall)948. Suivant les
indications des formalités douanières, Philippe Pétain dispose d’un million de francs
français qu’il ne peut pas dépenser949 : c’est le gouvernement suisse qui règle les frais du
séjour des Français950. Walter Stucki ne manque pas de le contacter en s’exprimant avec
945
« Je retourne dans mon pays… Je sais qu’on ne m’aime plus ; on aime un autre à ma
place! » déclare Philippe Pétain à la propriétaire du Schloss-hôtel Mariahalden avant de
prendre la route pour Vallorbe : in "Après le départ du Maréchal Pétain – les dernières
heures passées en Suisse par l’ancien chef de l’Etat français", Tribune de Genève, le 28
avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
946
Rapport de Walter Stucki au Conseil fédéral de la visite de Pétain en Suisse, de Berne, le 28
avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10 et E 2800 1967/60.
947
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 698.
948
C’est le chef du Département fédéral de justice et police de Saint-Gall qui informe la
propriétaire du Schloss-hôtel Mariahalden que « des réfugiés français de marque » vont
venir : in "Après le départ du Maréchal Pétain – les dernières heures passées en Suisse par
l’ancien chef de l’Etat français", Tribune de Genève, le 28 avril 1945, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 10.
949
Rapport de l’inspecteur de police Benz concernant le protocole du transfert en Suisse depuis
l’Allemagne du Maréchal Pétain, du Ministère public fédéral, le 2 mai 1945, Arch. féd., J
I.131 1000/1395 Bd : 10.
950
Lettre de Walter Stucki à Ernst Schlatter, chargé d’affaires de la Suisse à Paris, de Berne, le
27 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
244
ferveur951 avant de lui rendre visite le 25 avril 1945, afin de lui annoncer en personne le
départ pour la France prévu le lendemain.
Les polices cantonales des cantons de Zurich et Vaud coordonnent le départ discret de la
colonne de voitures qui emporte les Français à la frontière de Vallorbe952. Selon les
instructions de la police fédérale, le Ministère public assure le passage de Philippe Pétain
au poste de douane du Creux le 26 avril 1945. Un nombre impressionnant de membres
armés de la force de l’ordre français est prévu : « Environ 150 gendarmes et agents de la
Garde républicaine, venus dans 3 cars depuis Paris, font la haie de chaque côté de la
route, sur une distance de 2 à 300 mètres. Quelques officiers français et des policiers en
civil, se tiennent aussi de l’autre côté de la barrière »953. Le Commissaire spécial de police
de Pontarlier, Manuel Perret954 coordonne les opérations. Le général Pierre-Marie König
est présent et c’est le directeur-adjoint de la police judiciaire de Paris qui signifie à Pétain
son mandat d’arrêt. Jean Mairey, Commissaire de la République de Bourgogne et de
Franche-Comté par intérim955, parle avec l’épouse de Philippe Pétain pour lui signifier
qu’elle ne fait pas l’objet d’un mandat d’arrêt mais qu’il lui sera demandé si elle désire être
internée avec son mari, ce qu’elle confirme. Le convoi automobile passe la frontière à
19h25 : le voyage se fera donc en toute discrétion, de nuit, par train spécial qui attend le
convoi dans la gare française voisine des Hôpitaux Neufs956.
951
« Très ému de vous savoir sur le territoire suisse je vous présente ainsi qu’à Madame la
Maréchale l’hommage de mon profond respect ainsi que mes vœux sincères pour votre
anniversaire. J’aurai le plaisir de venir vous voir très prochainement. » : in Télégramme de
Walter Stucki à Philippe Pétain, le 24 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
952
Rapport de l’inspecteur de police Benz concernant le protocole du transfert en Suisse depuis
l’Allemagne du Maréchal Pétain, du Ministère public fédéral, le 2 mai 1945, Arch. féd., J
I.131 1000/1395 Bd : 10.
953
Rapport du Ministère public fédéral au chef de la police fédérale, de Berne, le 28 avril 1945,
Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10 ; voir de même le rapport de police de l’inspecteur
Benz, cité dans la Notice à l’attention du Conseiller fédéral Karl Kobelt du Département
militaire fédéral, de Berne, le 26 avril 1945, Arch. féd., E 27/14487 et reproduit dans la Lettre
du Département fédéral de justice et police à Walter Stucki, chef de la Division des affaires
étrangères du Département politique fédéral, de Berne, le 5 mai 1945, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 10.
954
Ex-directeur du commissariat spécial de police d’Annemasse après la Libération, devenu
directeur du Commissariat de police de Pontarlier dès 1945.
955
Que le Rapport nomme “Merrez” par erreur. Il deviendra Directeur général de la sûreté
nationale.
956
Le train part des Hôpitaux Neufs à 21h29. Lors de la première halte, dans la petite ville de
Pontarlier, à 21h57, près de 1’500 personnes manifestent violemment : Rapport de
l’inspecteur de police Benz concernant le protocole du transfert en Suisse depuis
l’Allemagne du Maréchal Pétain, du Ministère public fédéral, le 2 mai 1945, Arch. féd., J
I.131 1000/1395 Bd : 10
245
Avant de partir, Philippe Pétain ne manque pas d’écrire à Walter Stucki un message de
remerciement957. Par la suite, Walter Stucki prend au sérieux son rôle et tient à
transmettre son récit aux autorités françaises. Il adresse le 27 avril 1945 à Ernst Schlatter,
chargé d’affaires à Paris, une note rappelant les évènements tels qu’il en a été le témoin
pour qu’il en diffuse les informations. Il martèle que la question de l’asile de Pétain aurait
été désirée par la France mais n’a pas été posée car Pétain n’a pas voulu en faire la
demande. Il précise que Philippe Pétain, qu’il considère comme affaibli et vieilli, a toujours
refusé de rencontrer les autres Ministres et la Commission de Fernand de Brinon et a été
transporté hors de Sigmaringen contre sa volonté. Il rappelle qu’Otto Reinebeck a pris
l’initiative de le faire revenir en France via la Suisse et que le Conseil fédéral a donné
l’autorisation de transit. Il souligne encore que, pendant tout son séjour en Suisse,
Philippe Pétain a été considéré comme une personne privée protégée par la police
fédérale et qu’il n’a pas été question d’un échange de personnes958.
2.
Le cas des collaborationnistes
Particulièrement désunis depuis le décès de Jacques Doriot, les collaborationnistes qui se
sont compromis dans le camp de la nouvelle Europe dessinée par la propagande nazie
préparent individuellement leur fuite959. Contrairement à l’attitude de Philippe Pétain, ils
cherchent à fuir l’ire populaire et le verdict des juges de la France Libre. Leur panique les
guide vers le sud en direction de la Suisse et de l’Italie pour tenter de s’y installer ou de
gagner l’Espagne. Ils ne vont jamais en direction de l’est : quitte à être capturés, ils
957
« Monsieur le Ministre, Au moment où je vais quitter le territoire suisse, je tiens à vous
remercier chaleureusement de l’accueil qui m’y a été réservé ainsi qu’à ma femme et aux
personnes qui m’accompagnent, et je vous demande de vouloir bien être mon interprète
auprès des Hautes Autorités du Conseil Fédéral. » : in Lettre de Philippe Pétain à Walter
Stucki, de Vallorbe, le 26 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
958
Lettre de Walter Stucki à Ernst Schlatter, chargé d’affaires de la Suisse à Paris, de Berne, le
27 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10. C’est lors de cet entretien que Walter
Stucki apprend que Philippe Pétain admet qu’il aurait dû partir en novembre 1942, mais qu’il
a cédé sous la pression : Rapport de Stucki au Conseil fédéral de la visite de Pétain en
Suisse, de Berne, le 28 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10 et E 2800 1967/60.
959
« Notre situation s’est considérablement aggravée depuis quelques jours en raison du
développement des opérations militaires. Nous serons obligés de quitter l’endroit où nous
nous trouvons car le front s’approche de plus en plus. Nous nous dirigeons sans doute vers
les frontières suisses et italiennes, ce sont les seuls endroits où nous pourrons nous réfugier
et après nous ne savons pas du tout ce qui nous arrivera ou ce que nous deviendrons. Les
évènements seuls nous fixeront à cet égard. […] L’exode recommence et nous ne savons
pas du tout où et quand il s’arrêtera » : in Journal d’Alphonse Stoffels, Kreisarchiv
Sigmaringen XI / 5 n°1-4 A.
246
préfèrent que ce soit par les Alliés occidentaux plutôt que par les Russes, qu’ils se
figurent aussi cruels que les soldats d’Attila ou de Gengis-Khan960.
Le territoire de la Suisse attire les fuyards de Sigmaringen et Mainau, par sa position
géographique et sa neutralité. Dans un climat de relations diplomatiques tendues entre
les Alliés et la Suisse, ils espèrent que la Suisse acceptera de les accueillir. En effet, la
Suisse n’applique pas la nouvelle doctrine des « criminels de guerre » en droit
international961 et n’établit aucune catégorisation claire relative aux fascistes, nazis et
collaborationnistes. Cette position génère d’ailleurs quelques tensions avec les Etats-Unis
et la Grande-Bretagne. Dès 1943, en particulier, le Président des Etats-Unis prévient les
Etats neutres qu’il ne saurait accepter que ces derniers accordent l’asile aux dirigeants de
l’Axe et à leurs instruments :
« Le 21 août 1942 […], j’ai établi qu’il était l’intention de ce
gouvernement que la victoire finale de la guerre doit inclure des
dispositions pour la remise des criminels de guerre à l'Organisation des
Nations Unies. Les rouages de la justice ont tourné en permanence
depuis ces déclarations ont été émises et sont encore en mouvement.
Aujourd’hui, selon des rumeurs, Mussolini et des membres de sa bande
fasciste peuvent tenter de se réfugier en territoire neutre. Un jour, Hitler
et sa bande et Tojo et sa bande vont essayer d'échapper à leur pays. Je
trouve difficile de croire qu’un pays neutre donnerait asile ou étendrait
sa protection à aucun d’entre eux. Je peux seulement dire que le
gouvernement des États-Unis considérerait le fait qu’un gouvernement
neutre offre l'asile aux dirigeants de l'Axe ou à leurs instruments comme
incompatible avec les principes pour lesquels les Nations Unies se
battent et que le gouvernement des États-Unis espère qu’aucun
gouvernement neutre ne permettra que son territoire ne soit utilisé
comme un lieu de refuge ou n’aide ces personnes dans tout effort pour
échapper à leur juste châtiment. »962
960
Marcel Déat, Mémoires politiques, op. cit., p. 931.
961
Pour l’émergence de la catégorie de crime de guerre, voir : Déclaration de Saint James
Palace du 12 janvier 1942 sur le crime de guerre et sa répression ; Déclaration de Moscou
du 30 octobre 1943 sur le jugement des militaires et dirigeants nazis dans les pays où ils ont
commis leurs crimes sauf les grands criminels jugés par les Alliés ; Conférence de Postdam
du 17 au 2 août 1945 qui prévoit l’arrestation de criminels nazis ; Accords de Londres du 8
août 1945 qui définit les statuts du tribunal militaire international de Nuremberg : voir Arch.
Nat., Archives du Service de Recherches des Crimes de guerre (1941 – 1949), BB 30 1785
– 1831.
962
« On August 21, 1942 […] I stated that it was: the intention of this Government that the
successful close of the war shall include provisions for the surrender to the United Nations of
war criminals. The wheels of justice have turned constantly since those Statements were
issued and are still turning. There are now rumors that Mussolini and members of his Fascist
gang may attempt to take refuge in neutral territory. One day Hitler and his gang and Tojo
and his gang will be trying to escape from their countries. I find it difficult to believe that any
neutral country would give asylum to or extend protection to any of them. I can only say that
the Government of the United States would regard the action by a neutral government in
affording asylum to Axis leaders or their tools, as inconsistent with the principles for which
the United Nations are fighting and that the United States Government hopes that no neutral
247
Le Conseil fédéral résiste et démontre sa volonté de se distancier du nouveau droit
international dont les contours restent imprécis en faisant primer son droit interne qui lui
permet d’étudier les demandes d’asile au cas par cas :
«Le Conseil fédéral […] ne pense pas que le Gouvernement de Sa
Majesté (américain) ait eu, en faisant cette communication, l'intention de
mettre en cause le droit d'asile comme tel, prérogative incontestable et
intangible d'un Etat souverain. Sans doute s'agissait-il plutôt de signaler
les intentions des « Nations Unies » à l'égard de ceux que la note
appelle les « criminels de guerre » à défaut d'une définition précise et
généralement acceptée et d'indiquer en l'état actuel des choses leurs
conceptions au sujet d'un problème que le droit des gens n'est pas
encore parvenu à résoudre. Aussi n'y a-t-il pas lieu pour le Conseil
fédéral de s'engager sur cette question demeurée abstraite jusqu'à
maintenant. Toujours résolue à sauvegarder son indépendance et sa
liberté, résolument fidèle à la politique de stricte et loyale neutralité
qu'elle a séculairement pratiquée dans son intérêt et dans l'intérêt
général des peuples, - le présent conflit semble le confirmer -, la Suisse
continuera à s'inspirer, dans les décisions autonomes que les
circonstances la conduisent à prendre dans chaque cas, du bien
suprême de l'Etat, de ses devoirs comme de ses droits de pays neutre
et des principes supérieurs de l'humanité. »963
Les critères juridiques suisses d’admission pour le refuge restent ainsi non catégorisés. Si
le Procureur général de la Confédération se prononce quant aux conditions du droit
d’asile à la fin de l’année 1943964, ses indications restent générales, sans distinction de
nationalité et ne ciblent aucunement les demandes d’asiles desdits criminels de guerre
(seul les néo-fascistes de la République de Salò se voient opportunément refoulés965). A
l’instar de Heinrich Rothmund, les juristes suisses considèrent que la catégorie des
Government will permit its territory to be used as a place of refuge or otherwise assist such
persons in any effort to escape their just deserts. » : Lettre du Ministre des Etats-Unis à
Berne, Leland Harrison, au chef du Département politique fédéral, Marcel Pilet-Golaz, de
Berne, le 31 juillet 1943, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945),
n°412 Annexe 1 (notre traduction). Une lettre du même jour de la légation de GrandeBretagne à Berne au Département politique fédéral reprend le même discours (Annexe 2).
963
Procès-verbal de la séance du 19 août 1943 relative à la note adressée aux Alliés
concernant le droit d'asile, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (19431945), n°412.
964
Il établit que deux conditions cumulatives doivent être réunies : le requérant doit être
persécuté du fait d’une activité politique, sa vie devant être gravement menacée, et le refuge
du requérant ne doit pas menacer la sauvegarde de la sécurité extérieure et intérieure de la
Suisse. Le Procureur conclut en précisant qu’il est essentiel que la Suisse fasse preuve
d’indépendance sans être manipulée par des pressions alliées : cf. Lettre de Franz Stämpfli,
Procureur général de la Confédération, à Heinrich Rothmund, Directeur de la division de la
police du Département fédéral de justice et police, de Berne, le 2 novembre 1943, Arch. féd.,
Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°412.
965
Les autorités considèrent en effet qu’il faille « par tous les moyens empêcher d’accueillir les
rats qui quittent le navire en train de couler », selon l’expression de Heinrich Rothmund : in
Lettre de Heinrich Rothmund à Mario Musso, Délégué de la Croix-Rouge suisse, de Berne,
le 30 octobre 1944, Arch. féd., E 2001 D 3/269.
248
criminels de guerre est une invention juridique faible puisqu’elle est élaborée par des
Alliés pour disqualifier leurs ennemis et ils relèvent que, par ailleurs, la Suisse dispose
déjà d’instruments juridiques adéquats966. Les directives du 12 juillet 1944, en effet,
spécifient la catégorie d’étrangers ayant droit à l’asile et la catégorie des « étrangers
indésirables » qui sont à refouler967. Ces derniers sont ceux qui, selon ces directives, ont
commis des « actes répréhensibles ou qui ont lésé ou menacent les intérêts de la Suisse
par leur activité ou leur attitude ». La Suisse ne définit toujours pas de critère permettant
de dégager une catégorie systématique de personnes à refouler, mais c’est sur cette
base que se fonde le rejet des collaborationnistes qui, par intérêt et adhésion, se sont
engagés dans la collaboration avec l’Allemagne968. Quand le Conseil fédéral émet l’arrêté
du 30 août 1944, modifié et renforcé par l’arrêté du 27 février 1945 précisant que doivent
être considérés comme des civils indésirables les membres de la Gestapo cherchant à
entrer en Suisse au même titre que les membres de la Wehrmacht969, le Ministère public
de la Confédération compose alors une liste de 6'500 noms de personnes ne se limitant
pas à des derniers, en inscrivant de nombreux noms de miliciens et collaborationnistes
français970.
Parmi ces « étrangers indésirables » pour cause de collaboration active avec l’Allemagne,
on compte Marcel Déat, Jean Luchaire et Joseph Darnand. Parvenus en Italie, seul
Marcel Déat parvient à survivre dans la clandestinité en bénéficiant de réseaux d’entraide
catholiques. Pour les moins chanceux, c’est le 25 mai 1945 que Jean Luchaire puis le 25
juin 1945 que Joseph Darnand sont arrêtés. Ils sont tous deux livrés aux autorités
françaises qui préparent leur procès971. Fernand de Brinon, quant à lui, prend la route
pour les Alpes autrichiennes. Bloqué à Innsbruck, il n’obtient pas non plus l’autorisation
d’entrer en Suisse. Arrêté au Tyrol par l’armée des Etats-Unis, il est livré le 9 mai 1945 à
966
Lettre de Heinrich Rothmund à Arthur Rieter, de Berne, le 20 septembre 1944, Arch. féd., E
2001 D 3/264.
967
Il s’agit des Instructions concernant l’administration ou le refoulement des réfugiés étrangers
de la Division de police du Département fédéral de justice et police, le 12 juillet 1944, Arch.
féd., E 4320 B 1991/243/17.
968
Rapport de Robert Jezler, de Berne, le 17 août 1944, Arch. féd., E 4320 B 1990/226/351.
C’est aussi sur ce fondement qu’une demande d’asile émanant de Benito Mussolini, qui n’a
jamais eu lieu, n’aurait jamais été acceptée : cf. Document interne sur la question de
l’accueil des réfugiés, de Berne, le 9 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
969
Arrêté du Conseil fédéral du 30 août 1944, Arch. féd., E 2001 D 3/264 ; Arrêté du Conseil
fédéral du 27 février 1945, Arch. féd., Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (19431945), n°381.
970
Liste de personnes à refouler, Ministère public de la Confédération (avril 1945) : cf. Arch.
féd., E 4320 B 1990/266/350.
971
Henri Amouroux, La grande histoire des Français sous l’occupation, 1939-1945, op. cit.,
p. 373.
249
la 1ère armée française. Paul Marion et Abel Bonnard, de leur côté, tentent de passer la
frontière en accompagnant le personnel de l’ambassadeur japonais Takanobu Mitani. Ils
sont finalement refoulés à la frontière autrichienne, Walter Stucki rappelant qu’ils ne
peuvent en aucun cas recevoir l’asile972. Abel Bonnard se plaint depuis le buffet de la gare
de St. Margrethen auprès de Walter Stucki :
« La Suisse pouvait ne pas m’accueillir ; je n’aurais pas cru possible que
ce pays que j’avais depuis longtemps connu et loué, aimé et admiré, pût
me chasser après m’avoir accueilli. Je suis plus triste encore de sa
conduite pour lui que pour moi. »973
En ce qui concerne Pierre Laval, on retrouve sa trace dans le Voralberg, à la douane de
Tisis, près de Feldkirch, face à Schaanwald au Liechtenstein, quand il cherche à entrer à
Coire (Grisons) le 23 avril 1945. La douane informe en effet la Suisse que Pierre Laval,
son épouse, Charles Rochat, Maurice Gabolde, M. Neraud (secrétaire privé de Pierre
Laval), trois chauffeurs et trois automobiles se sont présentés pour demander l’asile.
Parmi eux, seul Charles Rochat, grâce à sa réputation et ses relations à Berne, est
accepté974. Il fait partie des rares Français acceptés car, pour les autorités suisses, il
n’appartient pas à la catégorie des « étrangers indésirables » du fait de sa moralité (sens
du devoir, discipline) et de son patriotisme (lié à un antibolchevisme). Charles Rochat
représente ainsi les pétainistes de bon teint estimés par Walter Stucki et Eduard von
Steiger. En d’autres termes, il ne fait pas partie des collaborationnistes au regard de la
doctrine des hauts fonctionnaires suisses car il représente le côté acceptable voire
louable du gouvernement du régime de Vichy. En conséquence, ce dernier reste en
Suisse une dizaine d’années, à l’abri de sa condamnation à mort par la Haute Cour de
Justice en juillet 1946.
L’asile n’est, en revanche, pas accordé au reste des personnes qui l’accompagnent en
avril 1945, qui sont informés par les services douaniers qu’ils doivent formuler une
demande de transit975. Le 24 avril 1945, Pierre Laval n’hésite pas à écrire à Walter Stucki
pour insister et lui demander de reconsidérer sa demande d’asile :
972
Note interne concernant les membres du régime de Vichy à l’attention du Président de la
confédération Eduard von Steiger, de Berne, le 24 août 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 10.
973
Message d’Abel Bonnard à Walter Stucki de St Margrethen, le 23 août 1945, Arch. féd., J
I.131 1000/1395 Bd : 10.
974
Lettre de Walter Stucki à Ernst Schlatter, chargé d’affaires de la Suisse à Paris, de Berne, le
27 avril 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
975
Procès-verbal de la séance du 24 avril 1945 du Conseil fédéral concernant la question d’une
entrée en Suisse de M. Laval, Arch. féd., E 1004.1 1/456 et Documents diplomatiques
suisses, vol. 15 (1943-1945), n°901. Voir de même : Notice de Walter Stucki, chef de
250
« J’ignore donc si je peux encore vous demander un asile qui m’eût
permis d’attendre et de retrouver une justice qui était une des vertus
nationales de mon pays. […] Je n’ai jamais songé, Monsieur le Ministre,
à fixer ma résidence à l’étranger. Je ne peux vivre que dans mon pays.
C’est pour lui seul et pour la paix que j’ai toujours travaillé. Il me tarde
de soumettre mes actes à son jugement que je ne redoute pas car il
comprendra, quand les passions seront apaisées, mon attitude dans la
période douloureuse qu’il vient de vivre. Il vous appartient donc,
Monsieur le Ministre, d’apprécier s’il vous est possible de tenir compte
de cette situation pour prendre votre décision. Si vous en jugez
autrement, et suivant l’indication que vous m’avez fait donner, je formule
ma demande d’un transit pour lequel je n’ai pas jusqu’ici obtenu
l’agrément des autorités allemandes et que je ne suis pas sûr encore de
pouvoir obtenir. »976
Le Conseil fédéral préfère surseoir à sa réponse le temps que la France lui fasse parvenir
sa position :
« Le Conseil fédéral ne statuera sur la demande de transit présentée
par M. Laval que lorsque l’ambassade de France, discrètement sollicitée
de faire connaître l’attitude des autorités françaises, aura fait savoir que
ces autorités demandent – ou ne demandent pas – l’admission de M.
Laval sur territoire suisse aux fins de transit. »977
La diplomatie internationale observe avec attention les évènements et note que Pierre
Laval réfléchit à ses options978. En fin de compte, il s’envole en Espagne. Il n’y trouve
cependant pas l’accueil qu’il souhaite car l’Espagne le renvoie en Allemagne où il est
arrêté par les forces armées des Etats-Unis qui le livrent à la France. Il est finalement
transféré dans le convoi qui transporte Fernand de Brinon979.
La Suisse ne refoule pas tous les collaborationnistes à qui elle refuse l’asile. En effet, elle
permet à ceux qui ne sont pas visés par la liste du Ministère public de rester
provisoirement sur le territoire, étant donné que les peines que l’épuration prévoit à leur
encontre lui semblent disproportionnées. C’est la raison pour laquelle quelques
collaborationnistes et anciens miliciens restent en Suisse, à l’instar de Charles Rochat. Le
long des rives du lac Léman, certains Français rejoignent les anciens ministres, les hauts
Division des affaires étrangères du Département politique fédéral à Eduard von Steiger,
Président de la Confédération, de Berne, le 23 avril 1945, Arch. féd., E 2800 1967/60.
976
Lettre de Pierre Laval à Walter Stucki, Ministre de Suisse, de Feldkirch, le 24 avril 1945,
Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
977
Procès-verbal de la séance du 24 avril 1945 du Conseil fédéral concernant la question d’une
entrée en Suisse de M. Laval, Arch. féd., E 27 14486 et E 2001 D 3/286 ainsi que
Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945), n°916.
978
Interception du rapport du Ministre brésilien, de Berne, le 26 avril 1945, Archives nationales
de Grande-Bretagne - HW 1 / 3726 C 301673.
979
Lettre de Bernard Ménétrel à Walter Stucki du 12 juin 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395
Bd : 9.
251
fonctionnaires et les militaires français arrivés en août 1944 parfois munis de fauxpapiers, comme Jacques Guérard qui y séjourne d’août à octobre 1944 avant de gagner
l’Espagne980. Georges Scapini, après s’être vu refuser l’entrée en Suisse en automne
1944, s’y installe ainsi quelque temps981. Toutefois, certaines personnes n’optent pas pour
la Suisse et préfèrent s’installer en Espagne, comme Maurice Gabolde et Abel
Bonnard982. D’autres s’envolent pour l’Amérique du sud, à l’instar de Victor Debeney qui,
après avoir suivi Philippe Pétain, se réfugie en Argentine983. Henri Bléhaut, qui avait aussi
accompagné l’ancien chef de l’Etat, se dérobe également à la justice française984, le
laissant face à ses juges.
c)
La Haute Cour de Justice
Face à la justice de leur pays, les vichystes, collaborationnistes et miliciens ne
représentent plus qu’eux-mêmes. Philippe Pétain, qui voulait rendre des comptes à
l’Histoire985, fait finalement face à ses contemporains.
Pour Charles de Gaulle, les procès de Philippe Pétain et de Pierre Laval sont des
cérémonies à haute valeur symbolique986. Celui de Philippe Pétain est plus un long
cérémonial d’arguties politiques987 qu’un tribunal concentré sur les éléments de droit dont
980
Luc van Dongen, Un purgatoire très discret. La transition « helvétique » d’anciens nazis,
fascistes et collaborateurs après 1945, op. cit., pp. 67-84 et p. 229.
981
Voir : Arch. féd., E 4001 C 1/15.
982
Maurice Gabolde, Écrits d'exil : contribution à l'histoire de la période 1939-1945. France :
L’Harmattan, 2009 ; Olivier Mathieu, Abel Bonnard : une aventure inachevée. Paris : Avalon,
1988.
983
Lettre de Hans K. Frey à Walter Stucki, Ministre, de Oberhofen, le 21 juin 1950, Arch. féd., J
I.131 1000/1395 Bd : 10.
984
Bernard Bléhaut, Pas de clairon pour l´Amiral. Henri Bléhaut 1889-1962. Paris : Jean
Picollec éd., 1991.
985
« Cette politique est la mienne. Les ministres ne sont responsables que devant moi. C’est
moi seul que l’Histoire jugera. » : in "Allocution radiodiffusée du 30 octobre 1940", citée in
Philippe Pétain, Quatre années au pouvoir, op. cit., p. 71.
986
« La condamnation de Vichy dans la personne de ses dirigeants désolidarisait la France
d’une politique qui avait été celle du renoncement national » : in Charles de Gaulle,
Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 837.
987
Une note de la légation suisse qui suit le procès de Philippe Pétain souligne la partialité des
juges qui dirigeraient « un procès politique » et le fait que Pétain, inexpérimenté en politique,
n’a pas su user avec intelligence de la doctrine du double jeu : in Note relative au procès du
Maréchal Pétain élaborée par M. Marcuard pour la légation suisse à Paris, transmise par le
Ministre de Suisse Carl Jacob Burckhardt, de Paris, le 10 août 1945, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9. La théorie du double-jeu de Philippe Pétain, qui mène le régime de Vichy
tout en organisant le retour de la France Libre, est battue en brèche par le Procureur général
252
l’issue est prévisible988. La visée judiciaire est de faire tomber Philippe Pétain du piédestal
sur lequel il s’est hissé989 et Charles de Gaulle presse la justice en ce sens990. Philippe
Pétain a effectivement contre lui une opinion française qui s’attend à ce qu’il soit puni, car
l’opinion publique en ce qui concerne son sort est considérablement différente en
septembre 1944 et en août 1945. Alors que 64% des personnes interrogées considèrent
que Philippe Pétain ne mérite aucune peine en septembre 1944, elles ne sont plus que
16% en juillet 1945 et 19% en août 1945, 81% exprimant en août 1945 que Philippe
Pétain mérite d’être condamné, la moitié des sondés suggérant la peine de mort991.
L’accusation de Philippe Pétain débute le 3 septembre 1943, par l’émission de
l’ordonnance prise à l’unanimité du Comité français de libération nationale, qui entend :
« assurer, dès que les circonstances le permettront, l’action de la justice
à l’égard du maréchal Pétain et de ceux qui ont fait ou font partie des
pseudo-gouvernements formés par lui, qui ont capitulé, attenté à la
Constitution, collaboré avec l’ennemi, livré des travaux français aux
Allemands et fait combattre des forces françaises contre les Alliés ou
contre ceux des Français qui continuaient la lutte. »992
L’Assemblée consultative provisoire, inaugurée le 3 novembre 1943, siège en
Commissions pour traiter de sujets divers comme l’établissement des pouvoirs publics à
la Libération et l’épuration. En application de l’ordonnance du 3 septembre 1943, elle
émet l’ordonnance du 26 juin 1944 qui instaure les juridictions compétentes pour juger la
collaboration sans viser les hauts fonctionnaires et les membres du régime de Vichy.
Pendant un moment, le Gouvernement provisoire envisage de monter un tribunal militaire,
à l’instar du premier procès de l’épuration qui a jugé et condamné Pucheu. Or, c’est le 13
André Mornet qui relève, dans son réquisitoire, que dans ses écrits personnels, Philippe
Pétain considère Charles de Gaulle comme un traître : cf. Réquisitoire du procureur général
Mornet, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du Maréchal Pétain devant la
Haute Cour de Justice, Dix-huitième audience, samedi 11 août 1945, Paris : Imprimerie des
Journaux officiels, 1945, p. 326, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
988
La condamnation à mort, certainement commuée en prison à vie ou bénéficiant d’une grâce
comme le suppose Ernst Schlatter : Lettre d’Ernst Schlatter, chef de la légation suisse en
France, à Walter Stucki, chef de la Division des affaires étrangères du Département politique
fédéral, de Paris, le 2 mai 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 10.
989
« Etre monté si haut ! Etre tombé si bas ! » témoigne Albert Lebrun : in Note relative au
procès du Maréchal Pétain élaborée par M. Marcuard pour la légation suisse à Paris,
transmise par le Ministre de Suisse Carl Jacob Burckhardt, de Paris, le 10 août 1945, Arch.
féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
990
« Sans intervenir aucunement dans l’instruction menée par la Haute Cour, le gouvernement
lui avait fait connaître son désir de voir la procédure aboutir dès que possible » : in Charles
de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 834
991
Tableau synthétisant les résultats des sondages effectués par l’Institut français d’opinion
publique et le Service de sondages et de statistiques : in Peter Novick, L’épuration française
1944-1949, op. cit., p. 274.
992
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 2 : L’Unité, op. cit., p. 397
253
septembre 1944 que le tribunal militaire de Paris reçoit l’ordre de mettre en accusation de
Pétain et de ses ministres993. En fin de compte, le gouvernement lui préfère la Haute Cour
de Justice994. Instituée par l’ordonnance du 18 novembre 1944 pour juger les
responsables de la politique de Vichy995, elle est compétente pour statuer sur les actes
d’intelligence avec l’ennemi et d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat commis aux
postes les plus élevés996. En effet, elle siège en mars 1945 « pour juger les personnes
qui, sous la dénomination de chef de l'Etat, chef du gouvernement, ministres, secrétaires
et sous-secrétaires d'Etat, commissaires généraux, secrétaires généraux du chef de
l'Etat, du chef du gouvernement et des ministères, résidents généraux, gouverneurs
généraux et hauts commissaires, ont participé à l'activité des gouvernements de l'Etat
français du 17 juin 1940 à aout 1944 »997. La procédure de la Cour n’admet aucun moyen
de recours, excepté le recours en grâce, et elle est autonome dans le choix et l’application
de la peine, sauf qu’elle ne peut prononcer de sursis. Dans le Code pénal, le crime
d’« intelligence avec l’ennemi » existe déjà : l’article 75, qui n’a pas été conçu pour juger
un chef de l’Etat, un gouvernement et son administration, dispose dans son alinéa 5 :
« Est coupable de trahison et puni de mort : tout Français qui, en temps
de guerre, entretiendra des intelligences avec une puissance étrangère
ou avec ses agents en vue de favoriser les entreprises de cette
puissance contre la France. »998
993
Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 624.
994
Sur la Haute Cour : Louis Noguères, La Haute Cour de la Libération: 1944-1949. Paris : éd.
de Minuit, 1965.
995
Journal officiel de la République française, le 19 novembre 1944, pp. 1382-1384 ;
Ordonnance du 18 novembre 1944, reproduite in Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre. t.
3 : Le Salut. Documents, pp. 408ss. ; Louis Noguères, La Haute Cour de la Libération: 19441949. Paris : éd. de Minuit, 1965. Son président est le Premier Président de la Cour de
Cassation Paul Mongibeaux, assisté du président de la Chambre Criminelle de la Cour de
Cassation M. Donat-Guigne et du Premier Président de la Cour d’Appel de Paris M. Picard.
Le Procureur Mornet dirige le Ministère Public et un jury de 24 membres (dont 12
parlementaires de 1940) tirés au sort sur une liste de 50 personnes établie par l’Assemblée
Consultative : cf. Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 695.
996
« L’ordre intérieur et la position extérieure de la France exigeaient que la capitulation, la
rupture des alliances, la collaboration délibérée avec l’ennemi, fussent jugées sans tarder
dans la personne des dirigeants qui s’en étaient rendus responsables. Sans cela, comment,
au nom de quoi, châtier les exécutants ? Comment, au nom de quoi, prétendre pour la
France à un rang de grande puissance belligérante et victorieuse ? » : Ibid., p. 696.
997
Note relative au procès du Maréchal Pétain élaborée par M. Marcuard pour la légation
suisse à Paris, transmise par le Ministre de Suisse Carl Jacob Burckhardt, de Paris, le 10
août 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
998
Décret-loi du 29 juillet 1939, Journal officiel de la République française, 30 juillet 1939,
pp. 9630-9634.
254
En sus de cette disposition, l’ordonnance du 26 août 1944999 crée le crime d’« indignité
nationale », qui vise explicitement les anciens membres du régime de Vichy et les
collaborationnistes. L'ordonnance stipule que l’indignité nationale est prononcée par des
sections spéciales établies auprès des cours de justice réprimant les faits de
collaboration. Deux ordonnances la modifient : l'ordonnance du 30 septembre 19441000 qui
remplace les sections par des chambres civiques, ainsi que l’ordonnance du 26 décembre
19441001 qui précise le type de délits tombant sous le coup de la qualification d'indignité
nationale à temps ou à vie : avoir fait partie des gouvernements nommés après le 16 juin
1940, avoir dirigé dans les services de propagande de ces gouvernements ou dans le
Commissariat général aux questions juives, avoir adhéré aux organismes de collaboration
(milice, partis divers) ou avoir publié des écrits en faveur de la collaboration. En outre,
l'indignité nationale entraîne la dégradation nationale, sous forme, par exemple, de la
privation des droits politiques, de la non-accessibilité aux emplois publics et de la
confiscation de tout ou partie des biens de la personne.
En décembre 1944, la Commission d’instruction, constituée de cinq magistrats judiciaires
et de six résistants, ouvre une procédure par contumace à l’encontre de Philippe Pétain
qu’elle doit surseoir en avril 1944. L’instruction du procès en Haute Cour de Pétain se fait
en trois mois seulement, pour que tout soit terminé avant les élections municipales
d’octobre 1945 : réunie en Chambre d’accusation, elle produit un acte d’accusation le 23
avril 1945 pour « crime d’attentat contre la sûreté intérieure de l’Etat » et « intelligence
avec l’ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes ». Alors
que la Haute Cour doit siéger le 17 mai 1944, elle demande un supplément d’information
à la suite du retour de Philippe Pétain en France. L’acte d’accusation complété est rendu
le 11 juillet 1945 et le procès commence le 23 juillet 19451002. L’acte d’accusation du
Maréchal Pétain prévoit deux chefs d’inculpation : celui d’attentat contre la sûreté de l’Etat
(puni par l’article 87 du code pénal) et celui de trahison (en d’autres termes, le crime
d’« intelligence avec l’ennemi » prévu par l’article 75 du code pénal. La défense de
Philippe Pétain anéantit l’accusation de complot contre l’Etat et le Procureur abandonne
le premier chef d’inculpation le neuvième jour du procès, faute de preuve. Comme
999
Journal officiel de la République française, 28 août 1944, p. 767.
er
1000 Journal officiel de la République française, 1 octobre 1944, p. 852.
1001 Journal officiel de la République française, 25-27 décembre 1944, pp. 2076-2078.
1002 Note relative au procès du Maréchal Pétain élaborée par M. Marcuard pour la légation
suisse à Paris, transmise par le Ministre de Suisse Carl Jacob Burckhardt, de Paris, le 10
août 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9, ainsi que Arch. Nat. 334 AP 31 à 48, W/3/1
à 360.
255
l’armistice en était la clef de voûte, il n’est plus reproché à l’homme qui l’a signé1003 ; reste
la haute trahison qui prévoit la peine de mort. Le Procureur général Mornet reste toutefois
confiant quant à la qualification des faits1004.
Le procès se déroule alors que l’exécution populaire de Benito Mussolini est encore dans
les esprits, ainsi que les exécutions et emprisonnements de ceux qui ont obéi aux ordres
de Vichy. Philippe Pétain participe très peu aux audiences de son procès ; à notre sens,
ses nombreux silences sont dus, sinon à sa surdité1005, au fait qu’il ne reconnaisse pas la
compétence de la Haute Cour1006. Walter Stucki ne se présente pas personnellement au
procès1007 mais transmet par valise diplomatique ses réponses écrites sur la période de
juin à août 19441008. Il fait partie des témoins en faveur de la défense et témoigne que
Philippe Pétain n’a « jamais sérieusement cru en une collaboration durable et approfondie
avec l’Allemagne »1009. Nonobstant ses efforts, Philippe Pétain est finalement condamné à
mort :
« Attendu, enfin, que quels que soient les crimes de ceux qui ont exercé
le pouvoir dans cette période sous l’autorité du Maréchal, celui-ci, qui
avait accepté de les appeler à ses côtés et avait, aux termes mêmes de
ses actes constitutionnels, déclaré assumer toutes les conséquences de
1003 Michèle Cointet, Pétain et les Français, 1940-1951, op. cit., pp. 252ss. Il s’agit là d’un revers
pour la doctrine gaulliste qui veuille que « la faute capitale de Pétain et de son
gouvernement c’était d’avoir conclu avec l’ennemi au nom de la France, le soi-disant
"armistice "» : in Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 834.
1004 « L’affaire Pétain.. ? L’affaire Laval… ? Ce sont des flagrants délits. » : in Louis Noguères,
La dernière étape Sigmaringen, op. cit., p. 243.
1005 Cf. à titre d’exemple : Déposition du Général Maxime Weygand, Compte-rendu in extenso
des audiences du Procès du Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Huitième
audience, lundi 31 juillet 1945, Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 143, in
Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
1006 Nous rejoignons l’opinion exprimée par Peter Novick, L’épuration française 1944-1949, op.
cit., p. 275. De plus, nous relevons la remarque de la légation suisse, qui considère que
Philippe Pétain est un digne homme âgé qui ne ressemble pas à la caricature que les
journaux parisiens dessinent, à l’instar du Figaro qui le traite de « vieillard foudroyé », du
Populaire, qui le décrit comme un « sinistre vieillard » et de l’Humanité, qui le considère
comme un « vieux traître » : in Note relative au procès du Maréchal Pétain élaborée par
Sigismond Marcuard pour la légation suisse à Paris, transmise par le Ministre de Suisse Carl
Jacob Burckhardt, de Paris, le 10 août 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
1007 En dépit de la demande manuscrite de Philipe Pétain : Lettre de Philippe Pétain à Walter
Stucki, du Fort de Montrouge, le 3 juillet 1945, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
1008 Note de Walter Stucki pour le Département politique fédéral au sujet de la demande
officieuse de témoigner au procès de Philippe Pétain, le 2 juillet 1945, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9. Voir de même Extrait du procès-verbal de la séance du Conseil fédéral
concernant les dépositions de M. le Ministre Stucki dans le procès Pétain du 3 juillet 1945,
Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
1009 Lettre de Walter Stucki à Maître Payen, de Berne le 9 août 1945, Arch. féd., J I.131
1000/1345 Bd : 9 et E 2800 1967/60.
256
sa politique, doit, dès lors, être tenu pour responsable des actes
accomplis sous son autorité ; […]
Attendu […] qu’il ressort de l’instruction que, en prenant le pouvoir,
Pétain a eu pour objet de détruire ou changer la forme du gouvernement
et qu’il l’a effectivement changée ; Attendu que la preuve de la
préméditation et de la pensée profonde de l’accusé résulte de sa
réponse en date du 11 décembre 1943 à une lettre outrageante de
Ribbentrop ; […]
Attendu enfin qu’il n’est pas douteux qu’il a entretenu des intelligences
avec l’Allemagne, puissance en guerre avec la France, en vue de
favoriser les entreprises avec l’ennemi ; crimes prévus et punis par les
articles 75 et 87 du Code pénal ;
Par ces motifs,
Condamne Pétain à la peine de mort, à l’indignité nationale, à la
confiscation de ses biens.
Tenant compte du grand âge de l’accusé, la Haute Cour de justice émet
le vœu que la condamnation à mort ne soit pas exécutée. »1010.
Le 17 août 1945, conformément au souhait de la Haute Cour, Charles de Gaulle en sa
qualité de Président du Gouvernement provisoire de la République française commue la
peine de mort en détention perpétuelle1011. Cela étant, il déclare que son intention est
alors que Philippe Pétain ne reste détenu que deux ans1012 ; un tollé médiatique empêche
néanmoins Philippe Pétain d’échapper à sa sentence, Francisco Franco ayant offert de lui
ouvrir les portes de l’Espagne s’il était libéré1013. Il mourra en détention le 23 juillet 1951,
après avoir souffert de démence sénile pendant trois ans1014.
1010 Arrêt de la Haute Cour de Justice, Compte-rendu in extenso des audiences du Procès du
Maréchal Pétain devant la Haute Cour de Justice, Vingtième audience, mardi 14 août 1945,
Paris : Imprimerie des Journaux officiels, 1945, p. 386, in Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd :
9.
1011 Jacques Isorni, Mémoires 1911-1945, op. cit., p. 526.
1012 Charles de Gaulle, Mémoires. ch. 3 : Le Salut, op. cit., p. 836.
1013 En dépit des efforts du défenseur de Philippe Pétain pour que la Suisse fasse de même (cf.
Lettre de Jacques Isorni à Walter Stucki, de Paris, le 10 mars 1951, Arch. féd., J I.131
1000/1395 Bd : 9), Walter Stucki écarte ce projet, « pour des raisons de politique, aussi bien
internationale que nationale » : in Réponse de Walter Stucki à Jacques Isorni, de Berne, le
17 mars 1951, Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9.
1014 Jacques Isorni rappelle une visite qu’il rend à Philippe Pétain en juin 1949 et lors de laquelle
l’échange suivant a lieu : « Mais pourquoi suis-je ici ? dites-moi. Quels griefs a-t-on donc
contre moi ? Qu’est-ce que j’ai bien pu faire ? Sa longue histoire où il avait fait l’Histoire
pendant un demi-siècle, il ne la savait plus. Nous hésitions à répondre. Comment lui dire :
« Voilà qui vous êtes et vous êtes au fond d’une prison ! » […]. Qu’est-ce qui se passe là ?
Ah là là ! Ah là là ! comme mon pauvre cerveau est fatigué ! Tout est vide. Mais cela
reviendra. Rassurez-vous. Je voudrais juste savoir si les griefs qu’on a contre moi sont
déshonorants. […] - Mais non, Monsieur de Maréchal. Rien de déshonorant. Il s’agit de
problèmes politiques, lorsque vous étiez chef de l’Etat. – Comment ! J’ai été chef de l’Etat ?
C’est pour cela que je suis ici ? » : in Jacques Isorni, Le Condamné de la citadelle, op. cit.,
p. 283.
257
Si Bernard Ménétrel bénéficie d’un non-lieu après sa libération conditionnelle pour raison
de santé le 15 janvier 19461015, le procès de Pierre Laval devant la Haute Cour de Justice
ne ressemble pas à celui de Philippe Pétain : il est mené rapidement et les droits de la
défense sont fortement réduits1016. Il est condamné à mort et exécuté le 5 octobre 1945.
Le procès de Fernand de Brinon se déroule de manière similaire et sa condamnation à
mort est exécutée le 15 avril 19471017.
Les sanctions judiciaires de Philippe Pétain et de Pierre Laval permettent de revenir sur
notre concept d’évaporation du titre de la souveraineté. Depuis septembre 1944, comme
les institutions du régime de Vichy s’évanouissent, ce sont les institutions de la France
Libre qui exercent le pouvoir de fait sur le territoire et qui revendiquent avoir repris le
dépôt de la souveraineté française. Philippe Pétain ne prétend plus représenter l’Etat
français en avril 1945 quand il apparaît intentionnellement devant la Haute Cour. Au
moment où elle le condamne à mort, elle le considère comme un citoyen ordinaire auteur
d’un crime sortant de l’ordinaire. Pourtant la chute de son statut, de chef de l’Etat à simple
justiciable, ne suit pas la logique de la chute du statut du régime de Vichy. Afin d’étayer
notre propos, il est utile de comparer sa situation à celle de Pierre Laval. Pierre Laval,
comme Fernand de Brinon, est un ancien membre du gouvernement du régime de Vichy.
Il en est même le chef à deux longues reprises et, partant, représente sa politique et son
administration. C’est au titre de haut fonctionnaire collaborationniste qu’il n’est jamais
considéré par les juristes de la France Libre ainsi que par ceux des Etats tiers comme
ayant incarné la souveraineté française ; en voie de conséquence, il ne bénéficie
d’aucune immunité quant à ses actions politiques. Si le pouvoir exécutif du régime de
Vichy est bicéphale, seul le chef de l’Etat incarne la souveraineté nationale, le chef du
gouvernement administrant une politique. C’est la raison pour laquelle Pierre Laval
répond de ses actes devant ses juges français ; mais c’est aussi pourquoi la Suisse lui
refuse l’asile. Ce sont ses actes qui sont incriminés et, en conséquence, c’est sa
personne qui est repoussée. Or, le rejet de Pierre Laval ne fait pas écho à celui de
Philippe Pétain. Le cas de ce dernier est particulier : il n’est pas l’ancien président du
conseil mais l’ancien chef de l’Etat français. C’est à ce titre qu’il a incarné la souveraineté
française. S’il n’exerce plus les pouvoirs qui y sont rattachés et si un autre individu s’en
estime dépositaire, soutenu en cela par l’expression majoritaire de l’opinion populaire
interne et la reconnaissance des Etats tiers, il apparaît cependant qu’il en conserve l’un
1015 Alain Frèrejean, "Bernard Ménétrel, le médecin, l'éminence grise et l'amuseur de Pétain",
Historia, n°791, novembre 2012, pp. 108-112.
1016 Fred Kupferman, Le Procès de Vichy – Pucheu, Pétain, Laval (1944-1945), op. cit., p. 159.
1017 Peter Novick, L’épuration française 1944-1949, op. cit., p. 293.
258
des éléments statutaires : l’immunité. La différence de traitement dont il bénéficie, si l’on
compare avec celle de Pierre Laval, est manifeste. Le fait que le gouvernement gaulliste
cherche à favoriser son exfiltration en Suisse pour qu’il y obtienne l’asile et que la Suisse
soit prête et volontaire pour le lui octroyer témoignent qu’une marque de souveraineté
demeure sur sa personne physique. Si la souveraineté nationale du régime de Vichy
s’évapore, le temps que la France Libre la brandisse, le sceau de la souveraineté sur la
personne de Philippe Pétain persiste. Si la dégradation militaire existe, la dégradation
juridique de la personne qui porte la marque de la souveraineté n’existe pas. Plus
précisément, elle ne peut provenir de l’extérieur. C’est uniquement quand Philippe Pétain
y renonce de lui-même que la marque disparaît formellement. Lorsqu’il refuse de
demander l’asile, cette décision fait irrémédiablement de lui un justiciable commun. Aux
yeux des juges de la Haute Cour, il n’est plus l’ancien chef de l’Etat mais l’ancien
responsable de la politique du régime de Vichy et c’est en cette qualité qu’ils le
condamnent. Alors que la Suisse et la France Libre avant le 23 avril 1945 désirent
préserver la bicéphalité du régime de Vichy, en protégeant la personne de l’ancien chef
de l’Etat, Philippe Pétain oppose une vision institutionnelle monarchique. Il entend
répondre, de ce fait, de tous les actes du régime de Vichy comme il prétend avoir détenu
seul le pouvoir. Là se situe, à notre sens, son erreur d’appréciation. En proclamant avoir
incarné la souveraineté monocéphale de l’Etat français de 1940 à 1944, il commet une
erreur politique. Non seulement sa position est contraire aux faits qui démontrent qu’il n’a
alors plus de pouvoir1018, mais encore il perd le bénéfice de la vision républicaine
bicéphale. En clamant qu’il a occupé non pas une fonction honorifique mais une fonction
ordinairement politique, il n’est plus qu’une personne privée représentant un ancien
régime politique honnis, à l’instar de la personne de Louis XVI arrêté en 1792. Il n’a plus
le bénéfice de l’image sacralisée de celui qui a représenté l’Etat ; autrement dit, il perd le
prestige de l’immunité lié à la fonction représentative. Sa condamnation permet de
condamner, à travers lui, la politique de Vichy. Son corps incarne donc deux personnes :
sa personne physique et la personne morale de l’Etat français dirigé par le régime de
Vichy et ce sont ces deux personnes qui sont sanctionnées. Les institutions de la France
Libre nouent, avec sa condamnation à mort, un lien symbolique avec la Révolution qui, en
1793, condamne à mort l’ancien roi de France. En d’autres termes, le régicide républicain
1018 Comme le remarque un rapport des services secrets états-unien, depuis 1942, « Pétain now
has no political importance in the active sense » : in Report from Argus to Regis on
conversations with French Resistance Leader (9.03.1944) to the President of the United
States by William J. Donovan, Office of Strategic Services Director, le 3 avril 1944, Archives
des Etats-Unis, Franklin Delano Roosevelt Library, Box 4, Office of Strategic Services April
1944 - 1945 Index, box4/a55a01.
259
de Philippe Pétain sacralise les institutions de la France Libre en les couronnant de la
souveraineté nationale1019.
CONCLUSION DE LA SECTION 2
Nous avons mis à jour dans la présente section que nous ne sommes pas en présence
d’un gouvernement en exil à Sigmaringen et à Mainau. Sans assise territoriale valable,
les anciens membres du gouvernement du régime de Vichy, Philippe Pétain, les
collaborationnistes et les personnes qui les accompagnent dans la cohue des membres
du P.P.F., du N.R.P., de la L.V.F. ainsi que leurs proches ne forment plus qu’une masse
de personnes privées. Hôtes – otages du gouvernement allemand nazi, ces derniers sont
divisés entre « passifs » et « actifs » et, malgré leurs efforts épars, ne parviennent pas à
recouvrer un statut perdu. Se battant pour obtenir l’aval de leur ennemi amical, il est
patent qu’ils sont incapables de gérer les intérêts français en Allemagne. Leurs efforts se
bornent à élaborer et diffuser des instruments de propagande, mobilisant peu de
personnes si ce n’est eux-mêmes, sans grandes illusions. Les statuts de chacun d’entre
eux, une fois que sonne l’heure de la chute du Reich, sont ceux de personnes privées qui
cherchent à échapper à leurs responsabilités devant la juridiction pénale. La figure de
Philippe Pétain sort du lot : revendiquant le droit de faire face à ses juges, il rejette tout
traitement différencié de faveur alors-même qu’il lui est offert. Manque de pertinence
politique, inexpérience juridique, témoignage d’une perte de rationalité ou signe d’une
rigoureuse discipline militaire qui l’aura accompagné toute sa vie ? Le charisme de sa
personne si remarqué depuis la Première Guerre mondiale, qui a fait de lui le candidat
idéal pour prendre la posture d’un homme providentiel représentant le courage et la fierté
d’un Etat vaincu, ne permet pas de lui offrir des conditions agréables de fin de vie.
Toutefois, il parvient indirectement à protéger ceux qui lui ont été fidèles. C’est ainsi que
les « pétainistes » parviennent à conserver les grâces de la Suisse, qui fait preuve
d’indulgence en ne les refoulant pas lorsqu’ils cherchent à fuir leur jugement sur le
territoire du gouvernement helvétique qui a tant soutenu l’ancien chef de l’Etat. Ce n’est
pas le cas de la majeure partie des collaborationnistes, dont la mauvaise réputation les
empêchent souvent de poursuivre leurs activités de manière agréable dans le lieu de leur
choix. Plusieurs condamnations à mort d’anciens résidents de Sigmaringen et de Mainau
permettent ainsi de poursuivre l’épuration qui a débuté en 1944. Nombre de « collabos »
1019 Nous rejoignons les thèses relatives à la continuité de l’Etat d’Ernst Kantorowicz (Les deux
corps du roi, op. cit.) et de Michael Walzer (Régicide et Révolution : le procès de Louis XVI.
Paris : Payot, 1989).
260
parviennent néanmoins à échapper à leur condamnation ou à leur exécution par la fuite
mais aussi grâce à leur patience, à la suite des amnisties de 1947, 1951 et 19531020.
Si le régime de Vichy à Sigmaringen n’a plus le statut du gouvernement représentatif de
l’Etat, l’étude du passage d’un statut l’autre1021 dévoile néanmoins qu’il a fait l’objet d’une
perte, ayant auparavant représenté l’Etat français, sa politique et son gouvernement, pour
en être dépossédé une fois le Rhin franchi et le Gouvernement provisoire de la
République se voyant reconnu. Notre recherche permet dès lors de situer plus
précisément les conditions et les enjeux du changement de régime et de gouvernement
de l’Etat français, malgré les ambiguïtés que nous avons pu soulever et le désir prégnant
de faire de cette période une « parenthèse » de l’histoire de France.
1020 Pour plus d’information concernant l’épuration et la « désépuration », voir : François
Rouquet, Une épuration ordinaire (1944-1949), Petits et grands collaborateurs de
l'administration française. Paris : CNRS éd., 2011.
1021 Pour faire référence à l’ouvrage de Céline prenant pour décor Sigmaringen, D’un château
l’autre. Paris : Gallimard, 2002.
261
CONCLUSION DU CHAPITRE II
L’étude du statut juridique du régime de Vichy après le 20 août 1944 permet de mettre au
jour le basculement de la lutte des deux parties en guerre civile dans le contexte d’un
conflit international. Le Gouvernement provisoire gaulliste, autorité de fait non seulement
sur les territoires de l’Empire mais également, de manière progressive, sur le territoire
métropolitain, exerce dorénavant le pouvoir institutionnel français, imposant son
interprétation de la souveraineté et de la continuité de l’Etat. Parallèlement, le
gouvernement du régime de Vichy choit du fait que tant le Président du Conseil que le
chef de l’Etat se déclarent empêchés car otages du gouvernement allemand. Malgré les
tentatives de liaison avec la France Libre, aucune transmission de pouvoir n’a lieu, et pour
cause : les deux politiques s’excluent l’une l’autre. Seule la régularisation du
Gouvernement provisoire en tant qu’unique autorité de facto et de jure par les Etats tiers
met fin à l’ordre juridique du régime de Vichy en France. Le gouvernement du régime de
Vichy n’a, dès lors, plus de statut représentatif de l’Etat français. A Belfort brièvement puis
à Sigmaringen, ses membres divisés tentent de survivre. Certains, pariant sur une victoire
de l’Allemagne, entendent encore détenir une représentativité politique via une
délégation, sinon formelle tout au moins symbolique, de Philippe Pétain. Les
collaborationnistes se revendiquent ainsi héritiers de l’ancien statut officiel du régime de
Vichy sans parvenir à leurs fins, faute de perspicacité politique. L’écroulement du Reich et
les développements de l’épuration judiciaire et administrative mettent alors définitivement
fin à l’existence du régime de Vichy et à son gouvernement, liant leur disparition à
l’élimination politique voire physique des anciens responsables du régime et de la
collaboration.
A partir du moment où ses membres fuient ou sont escortés à Sigmaringen et Mainau, la
perte de statut du régime de Vichy, qui passe de celui d’un régime représentatif à néant
en quelques heures, est rapide. Toutefois, ce changement de qualification est révélateur
du fait qu’il est précédemment au bénéfice d’un statut clair pendant de longues années. Il
est, en effet, important à nos yeux de ne pas marginaliser la période d’août 1944 à mai
1945. Sigmaringen ne constitue point un détail historique négligeable à écarter de la
mémoire collective : l’épisode expose, au contraire, deux éléments fondamentaux. D’une
part, il souligne avec quelle force la conviction collaboratrice est ancrée dans l’esprit des
hommes forts de la France des années 40 qui s’engluent dans un programme de nouvel
ordre européen jusque dans les décombres de la fin de la guerre, au cœur même du
262
territoire allemand. D’autre part, il démontre qu’il est essentiel de distinguer le caractère
d’un régime politique et la qualification de son existence juridique. Les tenants du régime
de Vichy et les collaborationnistes à Sigmaringen représentent pour la mythologie
gaulliste ce qu’elle désire mettre hors du champ de la mémoire de l’Etat républicain : des
personnes privées compromises aux choix politiques exécrables. Toutefois, si la France
Libre n’a pas organisé leur fuite et leur prise d’otage, elle bénéficie grandement du fait de
leur absence sur le territoire métropolitain lorsqu’elle prend le pouvoir de fait, les armées
alliées la laissant administrer le territoire. La France Libre rejette d’autant plus aisément la
représentativité du régime de Vichy qu’il ne rencontre pas ses dirigeants. Ce faisant, il
encourage une confusion entre la légalité du gouvernement du régime de Vichy avant le
20 août 1944, qu’il a toujours niée, et la non-représentativité des tentatives des
collaborationnistes à Sigmaringen et Mainau.
Nous soutenons que Sigmaringen, et a fortiori le régime de Vichy, ne sont pas fictifs. A
l’encontre des tentatives récentes qui dénoncent la « dangereuse légalisation du régime
de Vichy »1022, nous voulons démontrer que le droit ne peut que reconnaître l’existence du
régime et son autorité avant sa chute le 20 août 1944 et plaidons pour une dissociation de
Sigmaringen et de Vichy.
1022 Dans la droite ligne de la conception gaulliste, certains acteurs de la société civile, comme la
journaliste Anne-Cécile, accusent ainsi d’« erreur historique » la reconnaissance de sa
responsabilité de l’Etat des crimes commis par le régime de Vichy : in Robert Anne-Cécile
Robert, "La dangereuse légalisation du régime de Vichy", consulté sur http://actionrepublicaine.over-blog.com/article-5320955.html le 11 octobre 2009.
263
CONCLUSION GENERALE
Au terme de cette étude, nous sommes à même de mettre en exergue la pertinence de
l’étude du statut juridique du régime de Vichy en histoire du droit à travers la perspective
de l’épisode de Sigmaringen. Nous avons conçu plusieurs aspects de l’outil juridique pour
aborder le régime de Vichy, envisageant le droit comme ensemble normatif positif de
l’époque mais aussi comme instrument révélateur d’un rapport de pouvoir politique. Le
droit est aussi, pour nous, un dispositif heuristique permettant de mettre à jour notre
recherche.
Retour sur notre recherche
L’étude du statut du régime de Vichy à Sigmaringen permet de mettre en perspective
l’analyse selon laquelle l’organisation politique et juridique du régime de Vichy a un statut
juridique défini avant le 20 août 1944. Elle représente la politique du gouvernement légal
d’un Etat occupé qui traite avec l’ennemi. En droit international de l’époque, l’Etat français
demeure, malgré les occupations qu’il observe sur son territoire (à savoir l’occupation de
fait de l’administration de la France Libre, l’occupation des forces armées alliées et
l’occupation militaire et policière du gouvernement allemand). Compromis politiquement
par leurs liens avec le Reich, le chef de l’Etat et le gouvernement du régime de Vichy
défendent toutefois leur souveraineté juridique durante bello. De surcroît, nous avons pu
établir l’existence de la qualification d’une guerre civile entre la France Libre et la France
occupée : en dépit du fait que la France Libre conteste être engagée en guerre civile, elle
bénéficie des conséquences en droit international de son statut de belligérance,
notamment en étant reconnue comme gouvernement de facto sur les parties du territoire
qu’elle contrôle. En droit interne, nous avons exposé le fait que la thèse du Vichy sans
statut légal n’était pas suffisamment étayée en droit, même si elle permet d’asseoir le
socle du nouvel ordre juridique provisoire concurrent de la France Libre. Par la suite,
notre hypothèse est qu’à partir du 20 août 1944 les empêchements des chefs d’Etat et de
gouvernement d’exercer leurs prérogatives dans les faits par la force de l’occupant
allemand ont pour conséquence de dévoiler une opposition de deux conceptions
opposées de la souveraineté, et, partant, de la continuité de l’Etat. En outre, jusqu’à la fin
du mois d’octobre 1944, aucun gouvernement en exercice n’est habilité à représenter
264
l’Etat français. Ce n’est que par le remplacement de l’état de droit du régime de Vichy par
celui de la France Libre, opérant ainsi ce que nous avons appelé un coup d’Etat de droit
régularisé, que le Gouvernement provisoire de la République française est reconnu par
les Etats alliés. Selon nous, en dépit des efforts juridiques allemands, la course contre la
montre réalisée par le Reich tenant à encadrer la mise sur pied en territoire allemand
(déclaré extraterritorial pour la circonstance) d’une Commission gouvernementale ne
permet pas de considérer que le dépôt de souveraineté que revendiquent les tenants du
régime de Vichy est transmis aux collaborationnistes. Par ailleurs, la mort de Jacques
Doriot arrête précocement l’élan du Comité de libération française.
En conséquence de ce qui précède, nous soutenons l’existence du régime de Vichy en
tant que gouvernement légal et programme politique en France jusqu’au 20 août 1944
selon le droit positif de l’époque. D’après nos observations, seule la période du 20 août au
23 octobre 1944 peut être considérée comme une période comptant une absence de
gouvernement effectif en France et non pas les quatre années de 1940 à 1944 dans leur
ensemble. Pour nous, la présence des anciens représentants du régime de Vichy à
Sigmaringen équivaut à une prise d’otages de personnalités. Quant à l’activisme des
collaborationnistes, membres de la Commission et du Comité, il ne peut être entendu par
le droit que comme une constitution de groupements politiques privés sans aucune
représentativité publique. Par conséquent, la prise en compte de Sigmaringen et de
Mainau permet de comprendre les fondements juridiques sur lesquels l’autorité judiciaire
ad hoc du régime provisoire s’appuie pour juger et condamner les anciennes figures du
régime de Vichy et de la collaboration qui fleurit durant son exercice. Dans une certaine
mesure, le départ à Belfort puis à Sigmaringen fait écho à la fuite de Louis XVI à
Varennes, marquant plus qu’une perte de légitimité : une évaporation de l’exercice de
souveraineté. Dès lors, les responsabilités pénales en France des personnes privées de
Sigmaringen et de Mainau ne sont que la conséquence du refus d’immunité qui leur est
opposé – sachant que, dans le cas d’espèce de Philippe Pétain, la logique est inversée :
c’est lui-même qui renonce au bénéfice de l’immunité pour faire face à la Haute Cour,
écartant toute considération de principe de théorie institutionnelle. D’ailleurs, à notre sens,
si Philippe Pétain met en scène une posture sacrificielle en 1945, c’est pour « sauver » le
bilan du régime de Vichy. Suivant son interprétation, comme la Prusse vaincue à Iena qui
se voit contrainte de se rapprocher de Napoléon Bonaparte pour survivre et se
développer, le gouvernement du régime de Vichy s’est plié au diktat de l’ennemi
265
vainqueur pour persister durch dick und dünn1023. Ce faisant, Philippe Pétain n’adopte pas
une posture de chef d’Etat ni d’homme politique, mais une posture de militaire prisonnier
de guerre. Partant, nous comprenons l’épisode de Sigmaringen comme prenant ses
racines non seulement dans la défaite d’un camp dans la guerre civile qui l’opposait au
camp adverse (par le passage d’un ancien régime à un nouveau) mais aussi dans les
valeurs intrinsèques du régime de Vichy qui valorisent le sacrifice personnel au détriment
d’une vision statocratique solide1024. La définition du statut juridique qu’il donne à son rôle
de chef de l’Etat, qu’il affirme à Sigmaringen et qu’il soutient encore lors de sa demande
d’entrée sur le territoire suisse est une clef de compréhension du principe et du
fonctionnement en droit du régime de Vichy de 1940 à 1944. L’étude de Sigmaringen
contribue donc à appréhender de manière globale le régime de Vichy. Cette approche en
histoire du droit apporte, sinon des données de fait déjà abordées par des historiens, une
traduction juridique des évènements permettant de nourrir l’approche contemporaine
jurisprudentielle, réglementaire et législative relative à la responsabilité de l’Etat. Le
présent travail expose ainsi trois idéaux-types clef de l’histoire des institutions en France
entre 1940 et 1945 : d’abord, celui de l’Etat avec un chef contesté à double titre (en état
de guerre civile et en état de contrainte par l’occupant dans le cadre d’une guerre
internationale), puis celui de l’Etat sans chef (le chef d’Etat étant empêché et son
concurrent n’étant pas reconnu) et, enfin, celui d’un chef sans Etat (hôte de son ennemi
1023 Pour reprendre l’expression d’Adolf Hitler dans sa proposition d’alliance adressée au
gouvernement du régime de Vichy le 8 novembre 1942. Voir notamment à ce sujet : Corinna
Franz, "Vom „homme lige“ zum Rivalen: Fernand de Brinon an der Seite von Pierre Laval
1942/43", in Stefan Martens et Maurice Vaïsse, Frankreich und Deutschland im Krieg
(November 1942–Herbst 1944) : Okkupation, Kollaboration, Résistance. Bonn : Bouvier,
2000, pp. 49-71.
1024 Au contraire, c’est la doctrine gaulliste qui défend une conception de l’Etat fort. En dépit du
fait que la France ne sera pas représentée à la conférence de Yalta, le 4 février 1945,
Charles de Gaulle refuse effectivement de négocier le statut de son Gouvernement
provisoire, clamant : « La souveraineté, la dignité, d’une grande nation doivent être
intangibles. J’étais en charge de celles de la France. » : in Charles de Gaulle, Mémoires. ch.
3 : Le Salut, op. cit., p. 675. Ainsi, Charles de Gaulle note qu’à partir de Yalta, il ne reste
notamment plus rien « de la situation de nation vaincue où la France avait paru tomber, ni
de la légitimité de Vichy qu’on avait affecté d’admettre » : in Ibid., p. 677. Le 21 octobre
1945, Charles de Gaulle décide de s’en remettre à la souveraineté populaire en organisant
le référendum relatif à l’élection de l’Assemblée nationale constituante. Le 13 novembre
1945, l’Assemblée nationale constituante l’élit à l’unanimité en qualité de Président du
Gouvernement provisoire de la République.
Le fort caractère de Charles de Gaulle, entre autres, lui vaut d’être taxé de « prima donna »
par les Etats-Unis ; cf. l’apostrophe de Franklin Roosevelt à Winston Churchill, le 4 juin
1944 : « All good luck in your talks with the prima donna » : in Ibid., p. 675 et note 63
p. 1331. Le 12 juin 1944, il reprend l’expression, avec ses qualificatifs de « complexe
messianique » ou « de Jeanne d’Arc » : in Winston Churchill, Churchill & Roosevelt, the
Complete Correspondence. Princeton : Princeton University Press, 1984, t. 2, p. 626 et
p. 209.
266
tandis que son adversaire pose les fondements externes et internes de son autorité et de
sa représentativité).
Actualité du sujet
La présente recherche alimente les nouvelles conceptions de la validité juridique du
régime de Vichy depuis le revirement jurisprudentiel et doctrinal de ces dernières années.
La parenthèse du régime de Vichy, et a fortiori de sa période d’août 1944 à avril 1945,
aurait certes pu rester close et notre étude aurait pu manquer d’intérêt, sauf à titre
rétrospectif. Or, le sujet demeure actuel. Les considérations péremptoires selon lesquelles
le régime de Vichy serait nul et non avenu, n’aurait jamais existé en droit et ne se serait
jamais inscrit dans la continuité politico – juridique de la France ne se sont, en effet, pas
imposées. Sans le revirement jurisprudentiel et doctrinal très récent, le couvercle de
plomb se serait peut-être abattu encore longtemps sur la qualification du statut juridique
du régime de Vichy en métropole comme à Sigmaringen, mais à partir du moment où est
établie une continuité de l’Etat englobant les faits et actes des institutions et de leurs
fonctionnaires sous le régime de Vichy, son statut change. L’évolution de ces dernières
années nous incite ainsi à reconnaître la permanence de l’Etat, autrement dit la continuité
de l’Etat, assumant la légalité du régime de Vichy et ouvrant le champ du travail de
mémoire. Toutefois, les développements législatifs et exécutifs de ces derniers mois
démontrent le fort embarras de l’Etat français au regard du gouvernement de Vichy qu’il
persiste à considérer comme une autorité de fait.
Enjeu de la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat en droit
Depuis les années 1970 et 1980, à la suite des travaux de juristes comme Serge
Klarsfeld, mais aussi d’historiens comme Robert Paxton ou de cinéastes comme Alain
Resnais, Marcel Ophüls et Claude Lanzmann, s’ouvre un débat public à propos de la
responsabilité de l’Etat français dans l’arrestation et la déportation des personnes
considérées comme juives1025. Le pouvoir judiciaire français établit la responsabilité
individuelle pénale de certaines personnes pour crime contre l’humanité, comme Klaus
1025 Comme le reconnaît le Rapport d’Armand Jung n°2875 au nom de la Commission des
affaires étrangères de l’Assemblée nationale du 17 juin 2015 sur le projet de loi autorisant
l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le
Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique sur l’indemnisation de certaines victimes de la
Shoah déportées depuis la France, non couvertes par des programmes français, p. 7.
267
Barbie en 1987, Paul Touvier en 1994 et Maurice Papon en 1997, mais la responsabilité
de l’Etat français n’est pas avérée, l’argumentation juridique se canalisant non pas sur le
gouvernement du régime de Vichy mais sur l’Allemagne nazie1026. Effectivement,
contrairement aux personnes physiques privées, la personne morale publique qu’est l’Etat
ne peut pas voir sa responsabilité juridique pénale engagée et ne peut donc être
condamnée pour crime contre l’humanité. La question centrale est de savoir si l’Etat peut
être reconnu responsable et condamné pour faute ayant provoqué de graves dommages
en violation de principes fondamentaux. Hormis la responsabilité civile disciplinaire des
agents de l’Etat, c’est la responsabilité juridique civile de l’Etat devant les juges
administratifs qui peut éventuellement être mise en cause. Encore faut-il établir sa
responsabilité ainsi que le lien de causalité avec le dommage qui lui serait imputable et
qui crée un préjudice pour les victimes.
Or, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire français considèrent dès la fin de la
Seconde Guerre mondiale que l’Etat républicain n’est pas responsable des actes de
l’administration française entre 1940 et 1944. Le dogme du défaut de lien entre la légalité
du gouvernement du régime de Vichy et la responsabilité de l’Etat français a dès lors une
conséquence directe sur la reconnaissance du statut des victimes des actes couverts,
voire organisés par l’administration de Vichy. En particulier, le Conseil d’Etat consacre
l’irresponsabilité de la puissance publique, partant du principe que les actes effectués
sous l’autorité de l’occupant allemand ne sauraient engager l’Etat français1027. La
responsabilité de l’administration pour faute est ainsi longtemps exclue. L’Etat français
met en place dès la période d’après-guerre un régime d’indemnisation sans responsabilité
et seule l’indemnisation pour dommages de guerre est d’abord appliquée1028. C’est ainsi
qu’il met en place des droits à des pensions sans jamais assumer formellement leur
caractère de réparation. Aussi n’y a-t-il pas de droit spécifique pour les victimes de la
1026 Catherine Grynfogel, "Touvier et la justice, une affaire de crime contre l’humanité ?", Revue
de la science criminelle et de droit pénal comparé, n°1, 1993, p. 72 ; Michel Massé, "L’affaire
Touvier : l’échappée belle", Revue de la science criminelle et de droit pénal comparé, n° 2,
1993, p. 376.
1027 Arrêt Sieur Quin, Conseil d’État du 12 novembre 1948, Recueil Lebon, 1948, p. 427 ;
Epoux de Persan, Conseil d’État du 13 juillet 1951, Recueil Lebon, 1951, p. 822 ;
Epoux Giraud, Conseil d’Etat Ass. du 4 janvier 1952, Recueil Lebon, 1952, p. 14 ;
Demoiselle Remise, Conseil d’Etat Sect. du 25 juillet 1952, Recueil Lebon, 1952 p.
Arrêt Turin de Montmel, Conseil d’État, 12 mai 1954, Recueil Lebon, 1954, p. 888.
Arrêt
Arrêt
Arrêt
401 ;
1028 Après l’arrêt Ganascia, Conseil d’Etat du 14 juin 1946, Recueil Lebon, p. 166. Ce principe
est martelé par l’arrêt Toprower, Conseil d’Etat, Ass., 30 janvier 1948, Recueil Lebon, p. 48,
concl. Celier ; Semaine juridique (JCP), 1948, n°3, p. 48, concl. Célier.
268
persécution antisémite mais un régime pour les déportés politiques largo sensu1029 et le
code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre1030 qui regroupe les
mesures concernées exclut plusieurs victimes de l’accès à ses prestations1031. Enfin, un
régime d’indemnisation pour spoliations matérielles ou bancaires est instauré à la fin des
années 1990, sur la pression des Etats-Unis. En 1992, Robert Badinter, alors Président
du Conseil constitutionnel, peut donc déclarer : « qu’il s’agisse des juifs ou des résistants,
la République ne saurait être tenue pour comptable des crimes commis par les hommes
de Vichy »1032. Certes, une grande partie de la doctrine de droit public plaide pour
l’abandon de la jurisprudence d’irresponsabilité, compte tenu de son manque de réalisme
et de justification1033. Sur l’impulsion de Lionel Jospin alors Premier Ministre, la mission
d’étude de Jean Mattéoli1034 recommande la création d’une Commission pour
l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites
en vigueur pendant l’occupation1035. Toutefois l’ambiguïté persiste : considérer en droit
1029 Il s’agit de droits à pension en tant que victime civile de guerre (loi du 20 mai 1946), en tant
que déporté politique au sens large (loi du 9 septembre 1948) et en tant que déporté
résistant (loi du 6 août 1948). Ces droits à pension comportent des conditions de
nationalité : pour y avoir droit, il est nécessaire d’être titulaire de la nationalité française, de
bénéficier de la nationalité d’un pays ayant signé une convention de réciprocité avec la
er
France (Convention franco-polonaise du 11 février 1947, franco-tchécoslovaque du 1
décembre 1947, franco-britannique du 23 janvier 1950 et franco-belge du 20 septembre
1958) ou de justifier le fait d’être réfugié ou apatride statutaire (protégé par la Convention
internationale du 28 octobre 1933).
1030 Réformé bien tardivement par la loi de finances pour 1998 pour les étrangers non couverts
ayant acquis par la suite la nationalité française.
1031 Il s’agit des personnes non ressortissantes françaises, ayant perdu la nationalité d’un des
pays signataires de convention de réciprocité ou n’étant plus réfugié/apatride statutaire. En
outre, un décret du 13 juillet 2000 n°2000-657 instituant une mesure de réparation [sic!] pour
les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites (Journal officiel
de la République française n°162, 14 juillet 2000, p. 10838) prévoit une mesure particulière
pour les orphelins à l’époque mineurs de victimes de persécutions antisémites déportées
depuis la France qui n’avaient pas pu avoir accès à un droit à pension, sans condition de
nationalité. Un décret n°2004-751 du 27 juillet 2004 instituant une aide financière en
reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents ont été victimes
d'actes de barbarie durant la Deuxième Guerre mondiale (Journal officiel de la République
française n°174, 29 juillet 2004, p. 13508) organise une mesure similaire pour les orphelins
de victimes d’actes de barbarie pendant la Seconde Guerre mondiale.
1032 Déclaration de Robert Badinter, Libération, 17 juillet 1992.
1033 « Un cas inexplicable d’irresponsabilité de l’Etat » : in note de Marcel Waline sous l’arrêt
Epoux Giraud, Conseil d’Etat, 4 janvier 1952, Revue de droit public et de la science
politique, 1952, p. 187 ; voir aussi chronique de Sophie-Justine Liéber et Damien Botteghi,
"Les préjudices nés des agissements de l'Etat ayant préludé à la déportation doivent être
regardés comme réparés autant qu'ils pouvaient l'être", Actualité juridique de droit
administratif, 2009, p. 589.
1034 Président du Conseil économique et social et ancien résistant, anciennement interné à
Neuengamme ainsi qu’à Bergen-Belsen.
1035 Décret du 10 septembre 1999 n°99-778 instituant une commission pour l'indemnisation des
victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant
269
que l’Etat organise une réparation sans assumer sa responsabilité est une contradiction
juridique. L’Assemblée du Conseil d’Etat saisie pour statuer sur le décret du 13 juillet
20001036 se tire de cet embarras juridique par l’arrêt Pelletier et autres du 6 avril 20011037
en spécifiant qu’il est loisible à l’Etat d’édicter des dispositions règlementaires prévoyant
des mesures d’« aide » aux orphelins de victimes de persécutions antisémites. Ce faisant,
elle précise qu’il ne s’agit pas d’une indemnité.
Cette interprétation coïncide encore avec le principe juridique dogmatique de l’illégalité de
Vichy et de la conséquence de l’irresponsabilité de l’Etat républicain français. Elle s’insère
pourtant dans un contexte particulier de rupture politique. En effet, quelques années plus
tôt, le Président Jacques Chirac à peine élu opte officiellement pour une reconnaissance
de la responsabilité de la France dans les persécutions antisémites. Il déclare le 16 juillet
1995 que si ce n’est pas la République, c’est la France qui répond de l’Etat français
administré par le régime de Vichy et qui est comptable de ses fautes. Jacques Chirac
insiste sur le fait que la France « une et indivisible » « n’a jamais été à Vichy » mais dans
la France de l’Empire, à Londres et « dans le cœur des Français » qui ont résisté en
sauvant la vie de ceux qui étaient menacés1038. Adoptant la position de la France Libre
tout en permettant la prise de conscience politique de la réalité historique, son originalité
est qu’il conçoit donc que ce qu’il saisit comme la France prend la responsabilité de la
réalité créée par l’Etat français. A nos yeux, il puise dans le principe de théorie politique
française qui vise à dissocier les concepts de « nation » et d’Etat, dénonçant le fait que
l'Occupation. La Commission est prorogée par le Décret n°2009-619 du 6 juin 2009 puis par
le Décret du 28 mai 2014 n°2014-555 (Journal officiel de la République française, n°0125,
er
31 mai 2014 p. 9059) jusqu'au 1 juin 2019.
1036 Décret précité du 13 juillet 2000 n°2000-657 instituant une mesure de réparation [sic!] pour
les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites (Journal officiel
de la République française, n°162, 14 juillet 2000, p. 10838.
1037 Arrêt Pelletier et autres, Conseil d’Etat Ass., 6 avril 2001, n°224945, Revue française de
droit administratif, mai-juin 2001, p. 712, concl. Stéphane Austry ; Actualité juridique de droit
administratif, 2001, p. 444, note Mattias Guyomar et Pierre Collin ; Recueil Lebon, 2001,
p. 173.
1038 « Certes, il y a les erreurs commises, il y a les fautes, il y a une faute collective. Mais il y a
aussi la France, une certaine idée de la France, droite, généreuse, fidèle à ses traditions, à
son génie. Cette France n'a jamais été à Vichy. Elle n'est plus, et depuis longtemps, à Paris.
Elle est dans les sables libyens et partout où se battent des Français libres. Elle est à
Londres, incarnée par le Général de Gaulle. Elle est présente, une et indivisible, dans le
coeur de ces Français, ces “Justes parmi les nations” qui, au plus noir de la tourmente, en
sauvant au péril de leur vie, comme l'écrit Serge Klarsfeld, les trois-quarts de la
communauté juive résidant en France, ont donné vie à ce qu'elle a de meilleur. Les valeurs
humanistes, les valeurs de liberté, de justice, de tolérance qui fondent l'identité française et
nous obligent pour l'avenir. » : in Allocution de Jacques Chirac, Président de la République,
prononcée le 16 juillet 1995 lors des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17
juillet 1942, Discours de Vel d’Hiv / Chirac - 16/07/1995 - Archive Ina, CD Crime contre
l’Humanité, Témoignages et archives, Fremeaux & associés et INA.
270
l’Etat français n’a pas incarné la « nation » de 1940 à 1944 mais que, cinquante ans plus
tard, l’Etat français représentant la « nation » assume les actes officiels de son passé.
Quelques jours plus tard, le Premier Ministre Lionel Jospin appuie d’ailleurs le message
présidentiel1039. Par ces déclarations, le Président et le Premier Ministre de la Vème
République, de droite comme de gauche, assument indirectement la dichotomie qui
dévoile la guerre civile entre deux représentations de la « France »1040. La mémoire
politique au plus haut sommet de l’Etat rejoint l’Histoire. Or, qu’en est-il de la mémoire
juridique, de la qualification de l’Etat gouverné par le régime de Vichy et de ses
conséquences tangibles ? L’irresponsabilité juridique de l’Etat républicain relativement
aux actes commis sur le territoire français par les organes de l’Etat français régis par le
régime de Vichy entre 1940 et 1944 est-elle de l’ordre de la présomption irréfragable ?
L’évolution jurisprudentielle montre qu’il n’en est rien. Dans son important arrêt Papon du
12 avril 2002, l’Assemblée du Conseil d’Etat statue sur le recours contentieux du rejet de
l’action récursoire que la défense de Maurice Papon fait au Ministre de l’intérieur1041. Elle
innove en établissant que l'agissement de l'administration a facilité sur le territoire français
les déportations, et cela « indépendamment de l'action » personnelle de Maurice Papon,
alors secrétaire général de la Préfecture de la Gironde. La responsabilité de l'Etat se
trouve nécessairement engagée à raison de fautes de service, i.e. de défaillances propres
1039 « Il s'agit seulement d'admettre avec solennité, qu'un gouvernement de la France, son Etat,
une administration, des juges, une police ont participé […] à une infamie. » : in Déclaration
de Lionel Jospin, Libération, 25 juillet 1995.
1040 Henry Rousso à ce propos définit la France comme « un pays clivé » : in Henry Rousso,
"Sortir du dilemme : Pétain, est-ce la France ?", Le Débat, 1996/2, n°89, p. 200.
1041 Dans son action récursoire, les conseils de Maurice Papon demandent au Ministre de
l’intérieur de prendre en charge le remboursement des dommages et intérêts aux victimes
auxquels est condamné leur client au civil, considérant que les actes reprochés à Maurice
Papon sont de l’ordre d’une faute de service et non d’une faute personnelle à la suite de sa
condamnation au pénal, le 2 avril 1998, à dix ans de réclusion criminelle pour complicité de
crime contre l’humanité à raison de la déportation de juin 1942 à août 1944 de plusieurs
dizaines de personnes. Le Conseil d’Etat statue sur le refus du Ministre et juge que Maurice
Papon a commis une faute personnelle ainsi qu’une faute de service à la charge de l’Etat,
ne le condamnant, par voie de conséquence, à payer que la moitié des dommages et
intérêts dus aux victimes. Voir arrêt Papon, Conseil d’Etat, Ass., 12 avril 2002, Recueil
Lebon, p. 139, conclusions de Sophie Boissard ; Revue française de droit administratif,
2002, p. 582, conclusions de Sophie Boissard ; Actualité juridique du droit administratif,
2002, pp. 423-427, note de Mattias Guyomar et Pierre Collin ; Les Petites Affiches, 28 mai
2002, pp. 12-25, conclusions de Sophie Boissard et note de Emmanuel Aubin.
271
de la puissance publique française pendant l'occupation allemande1042. Dans son avis, le
Conseil d’Etat suit les conclusions de son Commissaire de gouvernement1043 et relève les
éléments suivants :
« Considérant que si l'article 3 de l'ordonnance du 9 août 1944 relative
au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental
constate expressément la nullité de tous les actes de l'autorité de fait se
disant " gouvernement de l'Etat français " qui "établissent ou appliquent
une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif", ces
dispositions ne sauraient avoir pour effet de créer un régime
d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou
agissements commis par l'administration française dans l'application de
ces actes, entre le 16 juin 1940 et le rétablissement de la légalité
républicaine sur le territoire continental ; que, tout au contraire, les
dispositions précitées de l'ordonnance ont, en sanctionnant par la nullité
l'illégalité manifeste des actes établissant ou appliquant cette
discrimination, nécessairement admis que les agissements auxquels
ces actes ont donné lieu pouvaient revêtir un caractère fautif ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la faute de service
analysée ci-dessus engage, contrairement à ce que soutient le ministre
de l'intérieur, la responsabilité de l'Etat ; qu'il incombe par suite à ce
dernier de prendre à sa charge, en application du deuxième alinéa de
l'article 11 de la loi du 13 juillet 1983, une partie des condamnations
prononcées, appréciée en fonction de la mesure qu'a prise la faute de
service dans la réalisation du dommage réparé par la cour d'assises de
la Gironde. »1044
1042 Fautes de service au sens de l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983, soit mise en place d’un
camp d’internement et d’un service des questions juives, ordres d’arrestation, d’internement
et de transport de personnes à Drancy. Voir Fabrice Melleray, Actualité juridique du droit
administratif, 2002, p. 837 et p. 840 ; "La pesée contestable de la faute de service et de la
faute personnelle par le Conseil d'Etat dans l'affaire Papon (C.E. Ass. 12 avril 2002)",
Recueil Dalloz, 2003, n°10, note Jean-Pierre Delmas Saint-Hilaire.
1043 La Commissaire de gouvernement conclut en effet : « Il existe sur le plan politique et
ème
institutionnel une altérité radicale entre l'Etat républicain tel qu'il s'est incarné sous la III
ème
République, et la parenthèse autoritaire qu'a représenté, dans
République puis sous la IV
l'histoire récente de notre pays, le régime de Vichy. Mais en droit et en fait, il n'existe pas
moins une continuité entre ces différentes périodes de l'histoire de notre pays... Au nom
même de cette continuité, nous pensons que l'Etat républicain ne peut échapper à l'héritage
de Vichy. Il est tenu d'assumer toutes les conséquences de l'action présente et passée de
ses services, même lorsque ces services, agissant sous la tutelle d'autorités illégitimes ont
commis de graves illégalités. » : in conclusions de Sophie Boissard sous l’arrêt Papon,
Conseil d’Etat Ass. 12 avril 2002, Les Petites Affiches, 2002, n°106, p. 23.
1044 Arrêt Papon, Conseil d’Etat Ass., 12 avril 2002, Recueil Lebon, n°238689, p. 139,
conclusions de Sophie Boissard ; Revue française de droit administratif, 2002, p. 582,
conclusions de Sophie Boissard ; Actualité juridique du droit administratif, 2002, pp. 423427, note de Mattias Guyomar et Pierre Collin ; Les Petites Affiches, n°106, 28 mai 2002,
pp. 12-25, conclusions de Sophie Boissard et note de Emmanuel Aubin ; Recueil Dalloz,
2003, n°10, note Jean-Pierre Delmas Saint-Hilaire.
272
Appliquant la nouvelle jurisprudence, le Tribunal administratif de Paris dans son arrêt
Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes juge de la
responsabilité de l’Etat français1045 :
« Considérant, en premier lieu, qu’en raison du principe de la continuité
de l’Etat, la nature de son régime institutionnel et de ses fluctuations au
cours de l’histoire ne saurait interrompre sa permanence ou sa
pérennité ; que l’Etat républicain instauré par la Constitution du 4
octobre 1958 doit assumer la totalité de l’héritage de ses
prédécesseurs. »1046
Quant au Tribunal administratif de Toulouse, il reconnaît le 6 juin 2006, dans l’affaire
Guidéon S. et consorts Lipietz, la responsabilité de l’Etat pour fautes de service. Il qualifie
de fautes le transport et l’internement au camp de déportation de Drancy, en France, de
personnes considérées comme juives et, par voie de conséquence, il condamne l’Etat à
une condamnation pécuniaire1047.
En 2009, l’arrêt du Conseil d’Etat Hoffman Glemane1048 semble à première vue confirmer
à son tour l’arrêt Papon. Saisi sur demande d’avis contentieux par le Tribunal administratif
de Paris1049, le Conseil d’Etat persiste ainsi à considérer les actes et agissements du
1045 Rejetant l’argumentation du Ministre français de l’intérieur qui, dans sa décision en date du
17 juillet 2000 concernant les arrestations ordonnées par Maurice Papon, arguait que
l’« Etat républicain ne saurait être confondu avec l’Etat français de Vichy qui en fut sa
négation » : in arrêt Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes,
Tribunal administratif de Paris, 27 juin 2002, n°0002976/5.
1046 Arrêt Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes, Tribunal
administratif de Paris, 27 juin 2002, n°0002976/5.
1047 Arrêt Guidéon S. et consorts Lipietz, Tribunal administratif de Toulouse, 6 juin 2006,
n°0104248, Actualité juridique du droit administratif, 2006, p. 2292, note Philippe Chrestia ;
Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 2006, p. 1715, note
Jean-Christophe Jobart et concl. Jean-Christophe Truilhé. Si l’Etat n’exerce pas de recours,
la S.N.C.F. (Société nationale des chemins de fer) condamnée de même interjette appel et
obtient gain de cause : un arrêt du Conseil d’Etat de 2007 considère que la juridiction
administrative est incompétente à statuer, considérant la S.N.C.F. comme une personne
morale privée gestionnaire d’un service public industriel et commercial ayant agi sans
prérogatives de puissance publique que seuls les tribunaux judiciaires sont compétents à
juger : cf. arrêt Mme Colette Lipietz et autres, Conseil d’Etat, 21 décembre 2007, n°305966,
Revue française de droit administratif 2008, p. 80, concl. Emmanuelle Prada-Bordenave.
1048 Arrêt Hoffman Glemane, Conseil d’Etat Ass., 16 février 2009, n°315499, Revue française de
droit administratif, 2009, p. 316, concl. Frédéric Lenica ; Revue française de droit
administratif, 2009 p. 525, note Benoît Delaunay et p. 536, note Pauline Roche ; Actualité
juridique du droit administratif 2009, p. 589, chronique Sophie-Justine Lieber et Damien
Botteghi ; Les Petites Affiches, 17 mars 2009, p. 5, note Florence Chaltiel. Voir de même la
restitution de l’intervention de Delphine Costa, "La question de la responsabilité de l’Etat
dans la participation de Vichy aux crimes contre l’humanité", séance du 13 octobre 2013,
UPA e-bulletin, consulté sur http://www.upavignon.org/IMG/pdf/131015-notes-coursdelphine-costa.pdf le 29 février 2016.
1049 En application de l’art. L.113-1 du Code de justice administrative, puisque la question de
droit est complexe, nouvelle et concerne plusieurs litiges pendants.
273
régime de Vichy ayant contribué à la déportation de personnes considérées comme juives
comme constituant des fautes engageant la responsabilité de l’Etat français. Cet arrêt est
même plus explicite que le précédent ; ce dont l’Etat est responsable, « c’est bien d’avoir
organisé, en l’absence de contrainte directe de l’occupant, les opérations qui ont constitué
le prélude nécessaire à la déportation. C’est bien d’avoir sciemment retourné la marche
du service contre une fraction de la population »1050. Le Conseil d’Etat rejoint
l’historiographie qui démontre que l’Etat français sous le régime de Vichy n’était pas qu’un
rouage de l’occupant, mais a administré de manière suffisamment autonome.
Nonobstant, le Conseil d’Etat s’empresse néanmoins de préciser que l’Etat n’est déjà plus
débiteur envers les victimes. D’une part, il indique avoir déjà réparé « autant qu’il a été
possible » les préjudices individuels1051 de manière forfaitaire. D’autre part, il ajoute que
les « préjudices collectivement subis » dus aux « souffrances exceptionnelles endurées
par les personnes victimes de persécutions antisémites » ont eux-aussi été réparés de
manière symbolique par la reconnaissance politique et sociale de la « Nation »1052.
Autrement dit, l’Etat français est considéré comme responsable mais non débiteur, cette
déclaration faisant l’objet de commentaires1053. Nous pouvons notamment, à ce propos,
nous interroger sur la nature juridique des dons, pensions et autres dotations censés
représenter, pour le Conseil d’Etat, des réparations pour les préjudices subis par les
victimes de persécutions antisémites, alors-même que la responsabilité de l’Etat n’était
pas reconnue1054. En outre, nous relevons l’influence du droit international moderne sur
l’interprétation du Conseil d’Etat portant sur le régime français de la responsabilité : ce
1050 Frédéric Lenica, "La responsabilité de l'Etat du fait de la déportation de personnes victimes
de persécutions antisémites", sur l’arrêt Hoffman Glemane, Conseil d'Etat Ass., 16 février
2009, n°315499, Revue française de droit administratif, 2009, p. 316.
1051 Préjudices moraux, physiques ou spoliations subis par les victimes elles-mêmes ou leurs
ayants droit.
1052 Sont visées ici la loi du 26 décembre 1964 relative à l’imprescriptibilité des crimes contre
l’humanité, la déclaration de Jacques Chirac du 16 juillet 1995 et l’émission du Décret du 26
juillet 2000 reconnaissant d’utilité publique la Fondation pour la mémoire de la Shoah qui,
selon le Conseil d’Etat, attestent de la haute importance que reconnaît l’Etat français à la
commémoration des souffrances des victimes.
1053 Pour une vue générale de la doctrine, voir Danièle Lochak "Le droit, la mémoire, l’histoire.
La réparation différée des crimes antisémites de Vichy devant le juge administratif", La
Revue des Droits de l’Homme, n°2, décembre 2012, consulté le 29 février 2016 sur
http://revdh.revues.org/251, p. 27.
1054 A l’instar de la dotation étatique versée en 2000 à la Fondation pour la mémoire de la
Shoah : cf. Benoît Delaunay, "La responsabilité de l’État du fait de la déportation de
personnes victimes de persécutions antisémites", note sous l’avis contentieux du Conseil
d’État du 16 févr. 2009, arrêt Hoffman Glemane, n°315499, Recueil Dalloz, 2009, n°3,
pp. 525-535. Danièle Lochak relève, quant à elle, l’artificialité de l’addition de mesures aussi
hétérogènes in "Le droit, la mémoire, l’histoire. La réparation différée des crimes antisémites
de Vichy devant le juge administratif", La Revue des Droits de l’Homme, n°2, décembre
2012, consulté le 29 février 2016 sur http://revdh.revues.org/251, p. 27.
274
dernier reprend, en effet, le principe de la réparation symbolique tel qu’exprimé dans les
travaux de la Commission du droit international des Nations-Unies qui mentionne la
« satisfaction » comme nouvelle modalité de réparation, quand la restitution ou
l’indemnisation ne peuvent réparer un préjudice. Il s’agit, par exemple, de la
reconnaissance de la violation des droits, de l’expression de regrets, de la modalité des
excuses formelles1055.
Ainsi, « le préjudice – dont on n’avait nulle conscience précise – se dévoile en même
temps qu’on affirme qu’il a déjà été réparé »1056 : en quelque sorte, la plus haute
juridiction administrative opère une césure juridique singulière, admettant le lien de
causalité entre la faute de l’Etat et le dommage tout en considérant que le préjudice subi
par les nombreuses victimes est déjà suffisamment indemnisé et ainsi qu’aucune d’entre
elles ne peut dorénavant prétendre à la réparation. C’est comme si la reconnaissance de
la faute de l’Etat suffit en soi comme complément d’indemnisation, comme si la faute, le
dommage et le préjudice sont si grands que, d’une autorité péremptoire, le Conseil d’Etat
considère qu’aucune compensation matérielle ne saurait la réparer. Tel un souffle de
majesté étatique sur la blessure humaine, c’est comme si les conséquences de la
décision du Conseil d’Etat concouraient à instaurer « un régime d’irrecevabilité »1057. De là
à interpréter cette mention comme une prescription de fait des actes antisémites de la
puissance publique, il n’y a qu’un pas. Sous prétexte de faire honneur à la mémoire et
1055 Le Conseil d’Etat suit sans la mentionner explicitement cette doctrine du droit international
que lui suggère son Commissaire du gouvernement : cf. Frédéric Lenica, "La responsabilité
de l'Etat du fait de la déportation de personnes victimes de persécutions antisémites", sur
l’arrêt Hoffman Glemane, Conseil d'Etat Ass., 16 février 2009, n°315499, Revue française de
droit administratif, 2009, pp. 316-328. Concernant le "Projet d’articles sur la responsabilité
ème
session de la Commission du droit
de l’Etat pour fait internationalement illicite" de la 53
international, en 2001, voir : Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. 2,
deuxième partie, p. 31.
1056 Benoît Delaunay, "La responsabilité de l’État du fait de la déportation de personnes victimes
de persécutions antisémites", note sous l’arrêt Hoffman Glemane, Conseil d'Etat Ass., 16
février 2009, n°315499, Recueil Dalloz, 2009, n°3, p. 331.
1057 En reprenant l’expression de Danièle Lochak, in "Le droit, la mémoire, l’histoire. La
réparation différée des crimes antisémites de Vichy devant le juge administratif", La Revue
des Droits de l’Homme, n°2, décembre 2012, consulté le 29 février 2016 sur
http://revdh.revues.org/251, p. 12.
275
aux droits des victimes, le Conseil d’Etat semble plutôt avoir pour effet principal de
protéger les finances publiques1058.
Ce rappel des étapes, menant en soixante ans à une reconnaissance de la responsabilité
de l’Etat français dans les persécutions antisémites de Vichy (et donc, largo sensu, à
assumer ses potentielles autres fautes pendant la période 1940 à 1944 sur le territoire
métropolitain) et faisant de l’Etat français l’héritier juridique du régime de Vichy alimente
notre thèse. Nous aurions tendance à laisser penser que l’affirmation intangible de la
parenthèse de Vichy est définitivement abandonnée et qu’en droit, il est dorénavant clair
que le gouvernement de Vichy est un gouvernement de l’Etat français. Toutefois,
l’actualité institutionnelle de ces tout derniers mois démontre qu’il n’en est rien d’un point
de vue politique, comme nous allons l’aborder dans le prochain paragraphe.
Enjeu de la reconnaissance du gouvernement de Vichy en politique
Le Président François Hollande, s’exprimant le 22 juillet 2012 lors de la commémoration
des 70 ans de la rafle du Vel d’Hiv’ des 16 et 17 juillet 1942 à Paris, souligne qu’il s’agit
d’un crime « commis en France par la France »1059. Un déferlement de critiques dans la
classe politique et la société civile se déverse aussitôt sur lui par l’intermédiaire des
médias traditionnels et des réseaux sociaux1060, alors même que son discours a pour but
de s’inscrire dans la droite ligne tracée précédemment par le Président Jacques Chirac et
qu’il a notamment pour objet d’insister sur le devoir pédagogique de mémoire.
Ce n’est pourtant pas sur le terrain médiatique que l’attaque contre la reconnaissance du
gouvernement de Vichy a effectivement lieu mais sur les bancs parlementaires et, par
voie de conséquence, dans le langage diplomatique et dans le droit d’une convention
1058 En cela, nous ne rejoignons pas Frédéric Lenica qui considère que les juges du PalaisRoyal ont fait montre d’« une infinie délicatesse » : in "La responsabilité de l'Etat du fait de la
déportation de personnes victimes de persécutions antisémites", sur l’avis contentieux
Hoffman Glemane, Conseil d'Etat Ass., 16 février 2009, n°315499, Revue française de droit
administratif, 2009, pp. 316-328. Nous ne sommes pas non plus convaincue du « réalisme
juridique » de cette « solution équilibrée » que salue Aurélien Antoine, in "Responsabilité de
l’Etat et déportation des Juifs. Réflexions à partir de l’avis de l'Assemblée du Conseil d’Etat
de France", Revue trimestrielle des Droits de l’Homme, n°2009/80, p. 1058.
1059 Le discours est reproduit en annexe et diffusé sur http://www.francetvinfo.fr/france/rafle-duvel-d-hiv-en-accusant-la-france-hollande-s-attire-une-salve-de-critiques_121721.html,
consulté le 24 juillet 2012.
1060 A titre d’exemple, voir l’article "Rafle du Vél' d'Hiv : Hollande accuse « la France » et s'attire
une salve de critiques" consulté le 24 juillet 2012 sur http://www.francetvinfo.fr/france/rafledu-vel-d-hiv-en-accusant-la-france-hollande-s-attire-une-salve-de-critiques_121721.html.
276
bilatérale interétatique. Plus précisément, après un an de négociations dont le
gouvernement français est à l’origine, un accord est signé à Washington le 8 décembre
2014 entre les Etats-Unis et la France. En effet, malgré ses dispositifs législatifs et
judiciaires, le régime français exclut encore plusieurs victimes (déportés survivants ou
leurs ayant-droits) de l’accès à l’indemnisation, ce qui a notamment pour effet d’alimenter
des contentieux judiciaires et des initiatives législatives contre la S.N.C.F. et les
démembrements de l’Etat français aux Etats-Unis. Le gouvernement français cherche une
issue négociée pour satisfaire définitivement les demandes des déportés survivants de
nationalité américaine et obtenir, en contrepartie, la garantie d’une sécurité juridique,
c’est-à-dire que les futurs recours en réparation soient systématiquement rejetés, l’accord
prévoyant comme obligation internationale une immunité de juridiction devant les
tribunaux des Etats-Unis. Concrètement, l’accord a pour objectif la création d’un fonds ad
hoc de 60 millions de dollars américains en tant que solde forfaitaire de tout compte de
réparation pour les victimes n’ayant pas eu accès aux mesures françaises du fait de leur
nationalité ou à des compensations de la part d’autres Etats ou institutions. Comme cet
accord engage les finances de l’Etat français, son gouvernement demande aux chambres
de l’approuver par l’adoption d’une loi, en application de l’article 53 de la Constitution1061.
Cette obligation constitutionnelle peut paraître technique, mais ses conséquences sont
d’importance. Le débat parlementaire houleux démontre alors le fossé entre la logique
juridique et le langage symbolique du pouvoir.
Pour comprendre l’importance de la dissonance, reportons-nous à l’accord du 18 janvier
2001 entre la France et les Etats-Unis relatif à l’indemnisation de certaines spoliations
intervenues pendant la Seconde Guerre mondiale qui met à contribution plusieurs
banques françaises au titre des avoirs qu’elles ont acquis abusivement de leur propre
initiative pendant la période de l’occupation. Signé par Jacques Chirac et Lionel Jospin,
ce dernier mentionne clairement le « gouvernement de Vichy » dans son préambule1062.
Le gouvernement français dans son décret portant publication et répartition de
l’indemnisation n’y prête pas attention. Quoi qu’il en soit, dans la version anglaise du
1061 Constitution du 4 octobre 1958, Journal officiel de la République française, n°0238 du 5
octobre 1958, p. 9151.
1062 « Reconnaissant le fait que la France, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, a adopté
des mesures législatives qui ont permis la restitution des biens et l'indemnisation des
victimes de persécutions antisémites menées par les autorités d'Occupation allemandes ou
par le gouvernement de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale. » : Décret n°2001-243
du 21 mars 2001 portant publication de l'accord entre le Gouvernement de la République
française et le Gouvernement des Etats-Unis d'Amérique relatif à l'indemnisation de
certaines spoliations intervenues pendant la Seconde Guerre mondiale signé à Washington
le 18 janvier 2001 et portant répartition de l’indemnisation prévue, Journal officiel de la
République française n°70, 23 mars 2001, p. 4561.
277
texte, la formule « Vichy government » est celle qui est utilisée dans tous les textes
internes et internationaux émis par les Etats-Unis depuis 1940. L’appellation correspond
donc à un état de fait et ne prête pas à discussion. Or, le projet de loi du 8 décembre
2014 est, quant à lui, soumis par le gouvernement en procédure accélérée à approbation
de l’Assemblée nationale et du Sénat le 29 avril 2015. La procédure accélérée montre
que, déterminé, le gouvernement estime que le contenu de la loi ne pose pas de difficulté
majeure et que celle-ci doit être votée dans les meilleurs délais1063. Les rapports des
débats des examens en Commission sont très instructifs. En particulier, on y apprend que
la première séance de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale
du 27 mai 2015 est suspendue à la suite des fortes oppositions au texte1064. Ces
résistances ne tiennent pas tant à l’objet de l’accord qu’à sa formulation et au sens que
les députés lui donnent. La pierre d’achoppement est la mention du « gouvernement de
Vichy » que les parlementaires ne veulent accepter1065. Plusieurs d’entre eux fustigent le
fait que l’accord mette la France sur le même plan qu’un Etat vaincu. Sans le citer, ils
visent l’accord international d’indemnisation que la France a signé avec la République
fédérale d’Allemagne (R.F.A.) le 15 juillet 1960 en faveur des ressortissants français
ayant été l'objet de persécutions national-socialistes, qui prévoit l’attribution de sommes
forfaitaires à titre d’indemnisation1066. En 1960, la France fait partie des Etats réputés
vainqueurs et siège à ce titre au sein du Conseil de Sécurité des Nations-Unies. C’est
aussi à ce titre qu’elle demande à la R.F.A. des fonds d’indemnisation. En 1960 comme
en 2015, aucune personnalité politique ne s’offusque que la R.F.A., entendue comme
système politique et institutionnel démocratique et républicain rompant catégoriquement
avec son prédécesseur, soit l’héritière et la débitrice du IIIème Reich et représente un Etat
1063 La fiche de synthèse n°32 relative à la procédure législative est disponible sur le site de
er
l’Assemblée nationale consultée le 1
mars 2016 sur : http://www2.assembleenationale.fr/decouvrir-l-assemblee/role-et-pouvoirs-de-l-assemblee-nationale/les-fonctionsde-l-assemblee-nationale/les-fonctions-legislatives/la-procedure-legislative.
1064 Compte-rendu n°81 de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale du
27 mai 2015 "Etats-Unis : indemnisation de certaines victimes de la Shoah déportées depuis
la France, non couvertes par des programmes français (n°2705)".
1065 Cette position n’est pas sans rappeler ce qu’exprime Jean Cassou, ancien résistant luimême, quand il critique le fait que les résistants ne se considèrent pas concernés par la
collaboration d’Etat : « Pendant quatre ans la France légale, officielle, publique, historique,
s’est déclarée sous les traits du régime Pétain, lequel a vécu en bonne intelligence avec
l’ennemi. […] il en demeure pour la conscience collective française, pour la conscience des
Français, une charge, une blessure, le sentiment d’avoir vécu, ensemble, quelque chose
d’un peu amer, d’avoir accompli, ensemble, un périlleux et pesant sacrifice : et nous, nous
restons en dehors. La charge, la blessure, ne sont pas pour nous. Nous étions ailleurs. Et
aujourd’hui, nous restons où nous étions. » : in Jean Cassou, La mémoire courte. Turin :
Mille et une nuits, 2001 [1953], pp. 56-57.
1066 Décret n°61-971 du 29 août 1961 portant publication de l’accord, Journal officiel de la
République française, 30 août 1961 p. 8132.
278
vaincu. Or, il n’en va pas de même pour la réputation interne et externe de la France que
le législateur cherche à défendre, quitte à écorner le nouveau principe juridique
reconnaissant la responsabilité de l’Etat pour les actes de la puissance publique inféodée
au régime politique de Vichy. Il est insupportable pour les parlementaires d’accepter que
la République française soit indirectement assimilée à la R.F.A.1067. Les parlementaires
refusent catégoriquement de confondre la République et le régime de Vichy, ce que le
projet de loi n’insinue pourtant pas. Armand Jung, rapporteur de la Commission de
l’Assemblée nationale, témoigne de la confusion des débats qui apportent la preuve que
« 70 ans après il est toujours d’actualité et ce malgré les prises de positions successives
des Présidents »1068.
L’enjeu de la reconnaissance du gouvernement de Vichy trouve son paroxysme dans le
fait que, sous la pression des débats troublés en première séance de la Commission de
l’Assemblée nationale, la Présidente Elisabeth Guigou demande au gouvernement de
substituer l’expression de « gouvernement de Vichy » du projet de loi par celle
communément de « l’autorité de fait, se disant gouvernement de l’Etat français ». Le
gouvernement français y concède et demande au gouvernement des Etats-Unis
d’accepter la modification, tirée de l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement
de la légalité républicaine sur le territoire continental. Il s’agit d’apprécier avec mesure ce
1067 Les interventions de Pierre Lellouche (parti Les Républicains) rendent particulièrement
compte des oppositions au texte : « Je peux admettre que la République française
reconnaisse les crimes de Vichy et qu’elle indemnise les citoyens français qui ont pu en être
victimes. Mais, je n’imagine pas que la République française puisse être considérée comme
débiteur co-responsable des crimes et doive donc donner réparation au gouvernement
américain qui fera d’ailleurs ce qu’il veut de ces fonds. La République française a été sortie
par le général de Gaulle de la Seconde guerre mondiale comme Etat vainqueur. […] Je ne
voterai pas ce texte et je dirai que c’est un scandale sur le plan des principes. Je suis
gaulliste, je suis républicain et je ne peux pas admettre que dans un accord international,
notre République d’aujourd’hui soit considérée comme un Etat vaincu et donc responsable
de la Shoah. C’est Vichy qui a collaboré, pas le général de Gaulle, pas les communistes,
pas ceux qui se sont battus. C’est inacceptable, inacceptable ! […] Il y a un problème de
droit et un problème de fond qui est politique. Il s’agit d’une contre-vérité historique que nous
écrivons dans un texte international. […] A ma connaissance, c’est la première fois que la
République française se place en continuatrice du Gouvernement de Vichy dans le cadre
d’un accord international. […] En tant qu’Etat vainqueur, nous ne devons pas de réparations
à un Gouvernement étranger. […] La République en aucun cas n’est la continuité de l’Etat
de Vichy. » : in Compte rendu n°81 de la Commission des affaires étrangères de
l’Assemblée nationale du 27 mai 2015 "Etats-Unis : indemnisation de certaines victimes de
la Shoah déportées depuis la France, non couvertes par des programmes français
(n°2705)", p. 5, p. 9 et p. 11.
1068 Interventions d’Armand Jung (parti socialiste), in Compte-rendu n°81 de la Commission des
affaires étrangères de l’Assemblée nationale du 27 mai 2015 : "Etats-Unis : indemnisation
de certaines victimes de la Shoah déportées depuis la France, non couvertes par des
programmes français (n°2705)", p. 12. Lors de la deuxième séance que tient la Commission
de l’Assemblée nationale, ce dernier insiste donc sur le fait que l’accord dont il est question
ne contient pas un régime de réparation de guerre entre Etats, mais des réparations
individuelles, morales et financières.
279
changement qui n’est pas que terminologique, mais qui constitue aussi et surtout un recul
sur le fond. Certes, il ne procure aucun impact sur l’objet de l’accord. Toutefois, il signale
que, politiquement, les représentants élus détenteurs du pouvoir législatif en France1069
refusent encore à ce jour de considérer le gouvernement de Vichy comme ce qu’il est, soit
un gouvernement légal de la France, malgré le fait que le pouvoir exécutif assume la
catégorisation et ses conséquences1070. Le recul du gouvernement montre sa volonté de
se soumettre aux desiderata du Parlement afin de ne pas retarder l’effectivité de la
convention internationale, créant pourtant là un précédent de repli en politique interne. A
notre sens, les discours des Présidents Jacques Chirac et François Hollande (Nicolas
Sarkozy ayant fait preuve d’un mutisme assourdissant) sont nécessaires mais encore
incompris et insuffisants. Les prises de positions parlementaires concernant la
terminologie utilisée pour nommer le gouvernement de Vichy en sont un élément de
preuve.
Enjeu jurisprudentiel récent relatif à la reconnaissance du statut de la France Libre
Par le procédé d’une sorte d’effet miroir de la reconnaissance du statut du régime de
Vichy, les tribunaux contemporains sont confrontés à la reconnaissance juridique de la
France Libre et à ses conséquences. En 2008, l’Etat français revendique et obtient le
caractère public de notes rédigées par Philippe Pétain en 1940. Par ailleurs, en 2012,
1069 Car les débats de la Commission du Sénat font écho à ceux de la Commission de
l’Assemblée nationale : cf. à titre d’exemple Claude Malhuret (parti Les Républicains) : « Je
voudrais, en tant que maire de Vichy, exprimer ma stupéfaction et ma colère de voir figurer
dans des textes officiels la mention "Gouvernement de Vichy" qui n’est pas une
dénomination juridique appropriée. Cela ne fait que renforcer les amalgames fréquents et
insupportables pour la population de ma ville entre "vichystes" et "vichyssois". Il y a
quelques années, le député Gérard Charasse avait déposé une proposition de loi
demandant de bannir cette formulation dans les textes officiels. Le texte n’a pas été inscrit à
l’ordre du jour, mais il avait obtenu des assurances du gouvernement à l’époque. Je
constate que l’on continue sans s’en émouvoir davantage de l’utiliser dans des documents
officiels. Je souhaite que le texte sorte du Sénat sans ces termes » : in Compte-rendu de
er
l’examen en Commission du Sénat, in Rapport du Sénat n°584 du 1 juillet 2015 de Nathalie
Goulet au nom de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces
armées sur le projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la
procédure accélérée, autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la
République française et le Gouvernement des États-Unis d’Amérique sur l’indemnisation de
certaines victimes de la Shoah déportées depuis la France, non couvertes par des
programmes français, p. 28.
1070 En fin de compte, la loi est adoptée par l’Assemblée nationale le 24 juin 2015 et par le Sénat
le 9 juillet 2015 avant d’être promulguée par le Président François Hollande le 23 juillet
2015 : loi n°2015-892 du 23 juillet 2015 autorisant l'approbation de l'accord entre le
Gouvernement de la République française et le Gouvernement des Etats-Unis d'Amérique
sur l'indemnisation de certaines victimes de la Shoah déportées depuis la France, non
couvertes par des programmes français, Journal officiel de la République française n°0169,
24 juillet 2015, p. 12585.
280
l’Etat, en la personne de la Ministre de la Culture et de la Communication, prétend que
313 brouillons de télégrammes manuscrits rédigés par Charles de Gaulle (adressés à la
France Libre, à Joseph Staline et à Winston Churchill entre 1940 et 1942) font aussi partie
des archives publiques. Il demande que le Tribunal de grande instance de Paris ordonne
leur saisie en se fondant sur l’article L 211-4 du Code du patrimoine qui dispose que « les
archives publiques sont les documents qui procèdent de l’activité, dans le cadre de leur
mission de service public, de l’Etat, des collectivités locales ou des autres établissements
publics ou personnes morales de droit public ou personnes de droit privé chargées d’une
telle mission ». Les conclusions de la société Aristophil et de l’association du Musée des
lettres et manuscrits, les défenderesses détentrices des documents, relèvent alors qu’ :
« assimiler l’organisation des Français libres à l’Etat revient à confondre
les notions de légitimité et d’Etat et, lorsque, dans le même temps,
le Ministre de la culture revendique aussi comme archives publiques des
notes personnelles du maréchal Pétain, cela revient à admettre que
deux Etats ont coexisté dans notre pays entre 1940 et 1942, rien n’étant
plus contraire à l’idée de souveraineté. »1071
Nonobstant la pertinence de l’argument, le Tribunal de grande instance de Paris dans son
jugement du 20 novembre 2013 le rejette et donne raison à l’Etat. Il considère ainsi que
les documents ont été écrits « dans le cadre de la fonction de représentation de la nation
française qu'il s'était assignée, le temps de la guerre et donc dans le cadre d'une mission
de service public »
1072
. Selon la juridiction civile, Charles de Gaulle représente donc à
Londres une autorité de l’Etat. Le Tribunal de première instance suit donc les conclusions
de l’Etat qui considèrent que, sur le fond :
« il n’y a nulle contradiction à estimer qu’ont le caractère d’archives
publiques, tant des documents émanant du maréchal Pétain que du
général de Gaulle, le gouvernement de Vichy, dont les actes ont engagé
la responsabilité de l’Etat coexistant avec un gouvernement français de
fait s’opposant à ce régime ;
- le général de Gaulle s’est comporté en représentant de l’Etat, ainsi
qu’il résulte de la déclaration organique du 16 novembre 1940, de
l’ordonnance n°16 du 24 septembre 1941, de l’ordonnance n°55 du 26
mai 1943 ;
- le tribunal de grande instance de Nanterre a déjà jugé que l’Etat se
trouve investi des droits sur une photographie prise par un membre du
service photographique des forces navales de la France Libre,
s’agissant d’un fonctionnaire et agent de droit public et qu’il n’y a donc
1071 Jugement du Tribunal de grande instance de Paris du 20 novembre 2013 (n°12/06156),
er
mars
2016
sur
https://f.hypotheses.org/wpconsulté
le
1
content/blogs.dir/2571/files/2016/02/TGIParis_20112013_ArchivesDeGa
ulle.pdf,.
1072 Jugement du Tribunal de grande instance de Paris du 20 novembre 2013 (n°12/06156),
er
consulté
le
1
mars
2016
sur
https://f.hypotheses.org/wpcontent/blogs.dir/2571/files/2016/02/TGIParis_20112013_ArchivesDeGa
ulle.pdf.
281
aucun doute que “la France Libre correspond à l’Etat”. »1073
La question n’est pas réglée, car la société Aristophil et l’association du Musée des lettres
et manuscrits interjettent appel. Le 15 mai 2015, la Cour d’appel de Paris admet que la
qualification de l’appartenance des manuscrits au domaine public pose une difficulté
sérieuse que « seul le juge administratif peut trancher » et ordonne un sursis à statuer. En
effet, il précise que :
« les débats sur le statut de la France Libre dans les années 1940-1942
ne sont pas sans soulever des difficultés tant d’un point de vue juridique
qu’historique. Le ministère de la culture s’en est d’ailleurs fait l’écho
dans le courrier adressé aux appelantes le 2 novembre 2011 par le
service interministériel des archives de France en indiquant que les
archives du gouvernement de la France Libre posaient un “problème
délicat”. »1074
La réponse de la juridiction administrative à cette question préjudicielle apportera un
élément qui permettra de qualifier le statut de la France Libre à l’aune de la qualification
donnée à ses archives. Nous sommes curieuse de connaître la manière dont les juges et
la doctrine appréhenderont ce cas révélateur de la guerre civile réalisée entre le
parallélisme des deux instances à mission de service public que l’Etat ne peut que
reconnaître concurremment.
Paradoxes juridiques
Nous observons plusieurs paradoxes relatifs au statut du régime de Vichy. D’abord, il est
patent qu’il nous faut distinguer le principe de continuité de l’Etat de ses effets en droit
interne et en droit international. En droit international, l’Etat français n’a jamais souffert de
discontinuité et le gouvernement représentant l’Etat est responsable devant ses pairs. En
outre, le droit international reconnaît les effets de la guerre civile entre la France Libre et
le régime de Vichy, via le statut de belligérance de l’entité gaulliste. En droit français,
seulement depuis le récent arrêt Papon de 2002, l’Etat français répond des actes
dommageables commis tant par le corps politique et juridique de la France Libre que par
celui du régime de Vichy, admettant avoir été représenté par ces deux entités. Il n’est plus
1073 [C’est nous qui soulignons.] Jugement du Tribunal de grande instance de Paris du 20
er
novembre 2013 (n°12/06156), consulté le 1 mars 2016 sur https://f.hypotheses.org/wpcontent/blogs.dir/2571/files/2016/02/TGIParis_20112013_ArchivesDeGa
ulle.pdf.
1074 Jugement de la Cour d’Appel de Paris du 15 mai 2015 (n°13/23875), consulté sur
https://f.hypotheses.org/wpcontent/blogs.dir/2571/files/2016/02/CAParis_15052015_Appel_Archives
er
DeGaulle.pdf le 1 mars 2016.
282
concevable, aujourd’hui, de disqualifier le régime de Vichy comme n’ayant pas représenté
l’Etat. Effectivement, en tant que régime politique, il a notamment été le mode
d’organisation des pouvoirs publics sur le territoire métropolitain, représentant donc de
manière effective et concrète les pouvoirs publics. Nous pouvons donc conclure, depuis
cette jurisprudence, que les régimes politiques sont incarnés et finis mais que l’Etat reste
une entité abstraite et continue qui ne supporte pas de parenthèse. Si le droit français ne
reconnaît toujours pas officiellement l’état de guerre civile entre 1940 et 1944, il conçoit
toutefois que les deux ordres juridiques de la France Libre et de Vichy se superposent et
que la responsabilité de l’Etat est engagée par tous les deux. Un commentaire de l’arrêt
Papon rejoint ainsi notre thèse en signifiant qu’enfin « la continuité juridique entre la IIIème
République et Vichy, puis entre Vichy et l'Etat républicain d'après la guerre, ne peut être
sérieusement contestée »1075.
Cependant, si la responsabilité de l’Etat français est intimement liée à la légalité du
régime de Vichy, la légalité des actes du régime de Vichy demeure clairement discutable.
En d’autres termes, si les fondements légaux formels de l’époque nous incitent à
considérer que le gouvernement du régime de Vichy a été légal, plusieurs de ses actes
n’en ont pas moins été illégaux. Cependant sur quelle base légale sont-ils disqualifiés ?
L’arrêt Papon considère que les fautes de service sont relatives à l’obligation contenue a
posteriori dans la violation des dispositions de l’ordonnance du 9 août 1944.
L’argumentation est laconique et rétroactive : les actes discriminatoires de l’Etat sont
fautifs car illégaux sur la base d’une ordonnance émise postérieurement par un ordre
juridique concurrent victorieux d’une guerre civile implicite. Nous restons perplexe en ce
qui concerne le fondement du manquement aux principes de dignité et d’égalité que
brandissent les commentateurs1076 puisque ces notions ont des contours équivoques et
sont sans force normative, ne faisant pas partie du corpus de droit positif de l’époque1077.
1075 Arrêt Papon, Conseil d’Etat Ass., 12 avril 2002, Actualité juridique du droit administratif,
2002, note de Mattias Guyomar et Pierre Collin, p. 427.
1076 A l’instar de Benoît Delaunay, "La responsabilité de l’État du fait de la déportation de
personnes victimes de persécutions antisémites", note sous l’avis contentieux Hoffman
Glemane du Conseil d’État, 16 févr. 2009, n°315499, Recueil Dalloz, 2009, n°3, pp. 525535.
1077 Le principe d’égalité n’est présent que dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du
Citoyen de 1789. Concernant la définition et l’utilisation très récente du concept de dignité
en droit constitutionnel français, Philippe Cossalter relève, par ailleurs, que la dignité est
utilisée de manière « totémique » par le Conseil d’Etat dans son avis contentieux Hoffman
Gleman et par la doctrine qui ancre sans autre moyen de droit le principe dans la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et la « tradition républicaine », voir :
Philippe Cossalter, "La dignité humaine en droit public français : l’ultime recours", Revue
générale du droit (www.revuegeneraledudroit.eu), Etudes et réflexions, 2014, n°4.
283
Dans l’arrêt Hoffman Glemane également, le Conseil d’Etat édicte une liste de fautes1078
qui heurtent les « droits fondamentaux de la personne humaine tels qu’ils sont consacrés
par le droit public français », la juridiction précisant qu’il s’agit des « valeurs et principes
notamment de dignité de la personne humaine consacrés par la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine »1079. A notre sens, il est délicat de
considérer ces droits fondamentaux comme faisant partie du corpus iuris avant la fin de la
guerre, à moins d’invoquer une injonction de ius naturale, dont les aspects ontologiques
et épistémologiques peuvent être discutés1080. La question de l’opposabilité des « libertés
publiques » nées dans le courant du XIXème siècle se pose pour juger des actes commis
avant 19461081. Il en va de même pour les principes généraux du droit, dont la valeur
juridique n’a été reconnue qu’en 19451082. Comment résoudre le problème lié au fait que
le constat de l’illégalité des actes du régime de Vichy manque de base juridique solide à
nos yeux ? Le juriste devrait-il accepter que le droit et la justice ne se rencontrent pas,
dans des cas d’exception ? Comment accepter que le droit reste soumis à une neutralité
axiologique à l’égard de la norme1083 ? Nous y trouvons trace d’un raisonnement
téléologique non assumé, mû par l’irrépressible volonté de condamner en droit des
personnes pour avoir volontairement agi dans un sens moralement et politiquement
1078 Arrestations, internements, transports dans des camps de transit avant les camps de
concentration et d’extermination.
1079 Arrêt Hoffman Glemane du Conseil d’État, 16 févr. 2009, n°315499, Recueil Dalloz, 2009,
n°3, pp. 525-535.
1080 Plusieurs auteurs étudient la réhabilitation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du
Citoyen au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui ne se voit consacrée comme
source à valeur juridique que dans les décisions du Conseil Constitutionnel des 16 juillet
1971, ainsi que des 28 novembre et 17 décembre 1973. A titre d’exemple, voir notamment :
Benoît Jeanneau, "Juridicisation et actualisation de la Déclaration des droits de 1789",
Revue de droit public et de la science politique, 1989, pp. 635-663 et "La Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789 et son influence sur les constitutions", Revue
internationale de droit comparé, vol. 42, n°2, avril-juin 2009, pp. 765-769.
1081 D’autant que le recours aux droits et principes fondamentaux est notablement réduit depuis
les années 2000 par les membres du Conseil Constitutionel, pourtant garants du bloc de
ème
République, signifiant par là un retour en force des principes de
constitutionnalité de la V
sécurité publique et, partant, un certain caractère relatif de la notion de fondamentalité de
libertés et droits républicains à protéger : voir Véronique Champeil-Desplats, "Le Conseil
Constitutionnel, protecteur des droits et libertés ?", Cahiers de la recherche sur les droits
fondamentaux, n°9, 2001, pp. 11-22 et Samuel Etoa, "La terminologie des « droits
fondamentaux » dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel", Cahiers de la recherche
sur les droits fondamentaux, n°9, 2001, pp. 23-29.
1082 Arrêt Aramu, Conseil d’Etat, Ass, 26 octobre 1945, Recueil Lebon, p. 213.
1083 « les juges n’ont pas à faire régner la justice, ils ont à appliquer le droit en vigueur. Entre la
Justice et le Droit, il y a un abîme […] : in Gaston Jèze, "Appréciation, par les gouvernants et
leurs agents, de l’opportunité d’agir. Création, organisation et fonctionnement des services
publics", Revue de droit public et de la science politique, 1943, p. 11, cité par David
Maslarski, "La conception de l’État de Gaston Jèze", Jus politicum, n°3, décembre 2009,
consulté le 4 mars 2016 sur http://juspoliticum.com/numero/autour-de-la-notion-deconstitution-24.html.
284
hautement condamnable. La justice mémorielle serait-elle plus qu’une raison d’Etat, à
savoir une raison de la République ?
La doctrine juridique de l’entre deux-guerres nous permet de résoudre le dilemme. Pour
nous, ce qui permet de rejeter les normes et actes discriminatoires émis par le régime de
Vichy et sous sa responsabilité tient plus aux principes que le régime autoritaire n’avait
aucun droit ni légitimité à outrepasser plutôt qu’aux faibles normes positives en vigueur à
l’époque ou à des principes généraux du droit anachroniques. En effet, les débats autour
du refus des « actes de gouvernement » ou du « droit de nécessité » (Notrecht1084)
permettent de considérer le droit légitimant la raison d’Etat comme hors du droit, car
contre le droit. Comme le formule Gaston Jèze : « le Notrecht n’est pas autre chose
qu’une thèse politique, revêtue des formes juridiques »1085. Une lecture juridique
rigoureuse ne conçoit donc pas que l’exécutif dispose des pleins pouvoirs sans contrôle
démocratique car les actes de gouvernement font perdre le sens du service public à la
puissance publique, qui perd ainsi sa justification. C’est, à notre sens, ce qu’exprime
implicitement l’arrêt Hoffman Glemane quand il clame que la faute de service est
constituée dans le fait « d’avoir sciemment retourné la marche du service contre une
fraction de la population »1086. En permettant les arrestations, les spoliations et les
déportations, l’exercice des pleins pouvoirs heurte de plein fouet le principe sur lequel
l’Etat républicain se fonde, i.e. le principe d’auto-limitation, même – et surtout – en cas de
circonstances exceptionnelles, qui commande que les individus (qui composent le peuple
à la base et à la destination de la puissance publique) doivent en tout temps être
sauvegardés de l’arbitraire de la politique du gouvernement1087. Nous suivons ainsi Léon
Duguit, qui formule que le principe de la protection de l’individu ne devrait avoir
d’exception dans son principe de légalité1088. C’est là, à notre sens, que le droit puise sa
critique contre les actes commis par le régime de Vichy : par le principe institutionnel non
1084 Robert Hoerni, De l'état de nécessité en droit public fédéral suisse : étude juridique sur les
pleins pouvoirs. [S.l.] : [s.n.], 1917.
1085 Gaston Jèze, L’exécutif en temps de guerre. Les pleins pouvoirs. Paris : Paris : M. Giard &
E. Brière, 1917, p. 117.
1086 Frédéric Lenica, "La responsabilité de l'Etat du fait de la déportation de personnes victimes
de persécutions antisémites", sur l’arrêt Hoffman Glemane, Conseil d'Etat Ass., 16 février
2009, n°315499, Revue française de droit administratif, 2009, p. 316.
1087 D’autant que les actes en cause ne doivent pas avoir été pris à l’encontre de l’intérêt
général : cf. arrêt Entreprise Chemin, Conseil d’Etat, 4 juin 1947, Recueil Lebon, p. 246.
Pour une mention de cette limitation de la théorie des circonstances exceptionnelles, voir
l’analyse de l’arrêt Heyriès, 28 juin 1918, Recueil Lebon, p. 651, consultée le 7 mars 2016
sur http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Decisions/Les-decisions-les-plusimportantes-du-Conseil-d-Etat/28-juin-1918-Heyries.
1088 Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel. T. 3 : La théorie générale de l’Etat (suite et fin).
Paris : E. de Boccard, 1921-1925, p. 686.
285
écrit inhérent à l’Etat républicain de refuser les pouvoirs exceptionnels au gouvernement,
d’autant plus dans une situation de guerre et d’occupation. Le positivisme juridique ne
peut donc ignorer ce principe fondateur qui déclare illégales les mesures discriminatoires
qui, ne protégeant pas une partie de la population au sein de la société française, a
permis de participer à des massacres de masse systématiques.
Parallèlement, un autre argument juridique nous permet de disqualifier les actes du
gouvernement de Vichy. Il a trait au droit international et fait écho à ce que nous avons
établi dans la présente étude. En effet, le statut du gouvernement dont le territoire est
envahi par l’occupant est circonscrit : il est certes celui d’une institution subordonnée à
l’autorité de fait qu’est le gouvernement ennemi dont les forces l’occupent, mais il est
aussi l’autorité qui bénéficie d’une certaine autonomie pour gérer les affaires dites
courantes. En droit international de l’époque, le gouvernement du régime de Vichy aurait
dû s’en tenir à des actes et agissements tenant à une administration simple de l’Etat. En
aucune manière il n’est habilité à prendre des initiatives en faveur d’une réforme
institutionnelle et politique d’envergure. Or, il est avéré que le gouvernement du régime de
Vichy a outrepassé ses compétences selon le droit international en mettant en place des
procédures administratives, de police et de justice propres à discriminer gravement une
partie de la population sous son contrôle. C’est, d’ailleurs, paradoxalement la puissance
occupante qui, en l’empêchant de présenter son projet de nouvelle Constitution à la fin de
l’année 1943, la contraint au respect des dispositions du droit international.
Enfin, les conséquences de la jurisprudence Hoffman Glemane nous donnent l’occasion
de relever en particulier l’une des limites de l’action juridique et judiciaire qui démontre
que lorsque le droit trouve ses limites commence la casuistique. La réparation de
l’Histoire par la voie prétorienne nous paraît limitée. Nous ressentons une sorte de
malaise face au règlement conjoncturel d’une situation qui se trouve ainsi réduite à des
indemnités et quelques gestes symboliques que tous n’ont pas entendu et qui est loin de
rectifier une faute extraordinaire, telle que la participation à un génocide. A notre sens,
pour aborder sans fards le statut juridique de Vichy et ses conséquences, il s’agit
dorénavant d’assumer la faillite du droit commun à résoudre des problématiques d’ordre
mémoriel exceptionnel et choisir d’investir plus avant le champ politique1089. Là se trouve
1089 Nous rejoignons la réflexion d’Antoine Garapon dans son ouvrage Peut-on réparer
l’histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah. Paris : Odile Jacob, 2008, pp. 257-260 ainsi que
les conclusions de Frédéric Lenica, "La responsabilité de l'Etat du fait de la déportation de
personnes victimes de persécutions antisémites", sur l’avis contentieux Hoffman Glemane,
Conseil d'Etat Ass., 16 février 2009, n°315499, Revue française de droit administratif, 2009,
pp. 316-328.
286
la pierre de touche de l’Etat de droit, en particulier face aux victimes et à leurs ayantsdroits que le droit français considère avoir suffisamment indemnisés à la suite des
dommages que le droit et l’administration discriminatoires du gouvernement du régime de
Vichy ont causé.
287
NOTICES BIOGRAPHIQUES
Abetz Otto (1903 – 1958)
Adhère au N.S.D.A.P. en 1931. Ambassadeur allemand à Paris dès août 1940, il
accompagne les Français dans le Baden-Württemberg. Il est condamné en juillet 1949
aux travaux forcés par le tribunal militaire parisien avant d’être libéré en 1954. Il meurt
d’un accident de voiture.
Arber Jules (1891 – 1970)
Diplomate suisse. Après avoir été nommé à Paris et Berlin, il est nommé consul de Suisse
à Alger auprès de la France Libre.
Auphan Gabriel (1894 – 1982)
Militaire français (contre-amiral). Nommé ministre de la Marine en 1934 et 1935, il est
également Secrétaire d’Etat à la Marine en 1942 et, à ce titre, ordonne le sabordage de la
Marine à Toulon. Il démissionne en novembre 1942. Fidèle de Philippe Pétain, il est
chargé par ce dernier en août 1944 de contacter Charles de Gaulle.
Barthélemy Joseph (1874 – 1945)
Juriste (Professeur de droit à Montpellier puis Paris) et député (Action républicaine et
sociale) de 1919 à 1928. Garde des Sceaux pétainiste du régime de Vichy de 1941 à
1943. Arrêté en 1944, il meurt de maladie avant l'ouverture de son procès.
Benoist-Méchin Jacques (1901 – 1983)
Journaliste et politicien français collaborationniste. Condamné à mort puis gracié en 1944,
il bénéficie d’une libération conditionnelle en 1954.
Bichelonne Jean (1904 – 1944)
Haut fonctionnaire, il est nommé secrétaire d’État à la Production industrielle et aux
Communications en avril 1942 et participe à la création du S.T.O. en 1943. Il suit Laval à
Belfort puis à Sigmaringen. Il meurt dans des conditions non éclaircies dans un hôpital
allemand en décembre 1944.
Blasselle Raoul (1889 – 1981)
Militaire français (colonel nommé chef de brigade sous Vichy). Chef de la garde militaire
de Philippe Pétain en sa qualité de chef de l’Etat français, il redevient colonel après la
guerre puis général de brigade en 1946, avec effet rétroactif.
Bléhaut Henri (1889 – 1962)
Militaire français (amiral), Secrétaire d'État à la marine et aux Colonies depuis 1943, il fuit
en 1944 à Sigmaringen. Arrêté en 1945 à la suite de son retour volontaire en France, il
est remis en liberté provisoire en 1946, puis condamné à dix ans de prison par contumace
en 1947. Il bénéficiera d’une grâce présidentielle en 1955.
Blum Léon (1872 – 1950)
Homme politique français à la tête du Front populaire (S.F.I.O.). Il est nommé Président
du Conseil de 1936 à 1937 ainsi qu’en 1938. Arrêté en 1940, condamné à Riom puis
déporté en Allemagne. Il deviendra chef du gouvernement en 1946, puis, l’année d’après,
Ministre des affaires étrangères.
Bonna Pierre (1891 – 1945)
Avocat d’affaires et haut fonctionnaire suisse. Nommé en 1935 chef de la Division des
affaires étrangères du Département politique fédéral, il est remplacé par Walter Stucki en
1944 et nommé ministre de Suisse à Athènes en 1945.
288
Bonnard Abel (1883 – 1968)
Ecrivain français, membre de l'Académie Française dès 1932. Collaborationniste dès
1940, membre du P.P.F. Nommé Ministre pour l'éducation nationale en 1942-1944, il
fonde deux nouvelles chaires à la Sorbonne ("Histoire du Judaïsme contemporain" et
"Études raciales"). En 1944, il fuit en Allemagne puis en Espagne. Condamné à mort par
contumace en 1945, sa peine est commuée en 1960. Il meurt en Espagne.
Bouffet René (1896 – 1945)
Haut fonctionnaire français vichyste. Préfet de la Seine de 1942 à 1944, il meurt pendant
son incarcération.
Brécard Charles (1867 – 1952)
Secrétaire général du chef de l’État en 1940, peu germanophile, écarté par les
Allemands. Président du Conseil de la francisque dès 1942, il n’est pas inculpé à la
Libération.
Bridoux Eugène (1888 – 1955)
Général français, fait prisonnier en 1940 puis libéré sur intervention de Fernand de
Brinon. Il est nommé Secrétaire d'État à la Guerre en 1942, puis Secrétaire d'État à la
Défense en 1943 avant de fuir à Sigmaringen en 1944. Arrêté par les Alliés en 1945 à
Innsbruck, il est livré à la France. Il s’évade en 1947 pour l’Espagne et est condamné à
mort par contumace en 1948.
Brinon Fernand de (1885 – 1947)
Journaliste français et homme politique. Collaborationniste dès l’entre-deux guerres, il
fonde avec Otto Abetz le Comité France-Allemagne. En 1940, il est nommé Délégué
général du gouvernement dans les territoires occupés avec rang d’ambassadeur, puis, en
1942, Secrétaire d'État auprès du chef du gouvernement Laval. A Sigmaringen, il préside
la Commission gouvernementale. Arrêté en 1945, il est condamné à mort et exécuté en
1947.
Bruneton Gaston (1882 – 1961)
Chef de service de la main d’œuvre en Allemagne dès 1942 dans ce qui deviendra dès
1943 le Commissariat général à l'action sociale pour les travailleurs français en
Allemagne. Il sera condamné à quatre ans et six mois de prison en 1948.
Bucard Marcel (1895 – 1946)
Politicien français fasciste et antisémite. Il fonde le Mouvement franciste en 1933 et cofonde la L.V.F. Après sa fuite en Allemagne, il est arrêté en Italie, extradé en France, puis
condamné à mort et exécuté en 1946.
Bürckel Josef (1895 – 1944)
Gauleiter (chef territorial) nazi, membre du N.S.D.A.P. dès 1921 et du Reichstag en 1930.
Il est nommé gauleiter de l’Ouest (Palatinat, Sarre et Moselle) et chef de l'administration
civile en Lorraine en 1940. Il se suicide en 1944.
Burckhardt, Carl Jacob (1891 – 1974)
Historien suisse et cadre du C.I.C.R. En 1937, il est nommé haut-commissaire de la
Société des Nations à Dantzig. Il occupe des fonctions dirigeantes au C.I.C.R. pendant la
guerre et en devient le président en 1945. La Suisse le nomme Ministre à la légation de
Paris de 1945 à 1949.
289
Bussière Amédée (1886 – 1953)
Haut fonctionnaire français. Directeur général de la sûreté nationale, puis Préfet de Police
de Paris de 1942 à 1944, il est arrêté en 1944 et condamné en 1946 aux travaux forcés à
perpétuité avant d’être libéré en 1951.
Cassin René (1887 – 1976)
Juriste, diplomate et politicien français. Il représente la France à la Société des Nations de
1924 à 1938 avant d’être particulièrement actif au sein de la France Libre. Par la suite, il
représentera la France aux Nations-Unies, participera à la création de la Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme, présidera la Cour européenne des droits de l’Homme
et recevra le prix Nobel de la paix.
Cathala Pierre (1888 – 1947)
Haut fonctionnaire et politicien français proche de Laval. Il fonde le parti républicain
indépendant en 1935. Secrétaire d’État à l’Économie nationale et aux Finances de 1942 à
1944, puis secrétaire d’État à l’Agriculture et au ravitaillement en 1944, il meurt dans la
clandestinité avant le prononcé de son jugement.
Céline : voir Destouches Louis Ferdinand
Chasseigne François (1902 – 1977)
Haut fonctionnaire et politicien français (S.F.I.O.). Membre du régime de Vichy à divers
postes de propagande ouvrière, directeur de cabinet de Jean Bichelonne, puis Secrétaire
d'État à l'agriculture et au ravitaillement en 1944. Condamné aux travaux forcés en 1948
puis amnistié en 1951.
Châteaubriant Alphonse de (1877 – 1951)
Ecrivain, journaliste antisémite et collaborationniste. Prix Goncourt en 1911, grand prix du
roman de l’Académie Française, il est directeur de La Gerbe, un hebdomadaire, entre
1940 et 1941. Condamné à mort par contumace en 1945, il meurt pendant son exil au
Tyrol en 1951.
Choltitz Dietrich von (1894 – 1966)
Général allemand de l'infanterie, il est chargé en 1944 du commandement en Italie, en
Normandie, puis à Paris, en remplacement de Carl-Heinrich von Stülpnagel.
Daladier Edouard (1884 – 1970)
Politicien radical français nationaliste et anticommuniste. Président du Conseil de 1938 à
1940, il démissionne et reçoit le portefeuille de la Défense nationale et de la Guerre dans
le ministère Paul Reynaud (mars - mai 1940). En juin 1940, il embarque sur le Massilia
avec d'autres parlementaires. Ramené en France, il est jugé à Riom en 1942 et livré aux
Allemands qui le déportent de 1943 à 1945. Il sera de nouveau député de 1946 à 1958.
Darnand Joseph (1897 – 1945)
Politicien français antisémite et proche des milieux fascistes. Il entre au P.P.F. et à la
Cagoule en 1936. Il fonde en 1942 le service d'ordre légionnaire (S.O.L.), qui devient la
Milice en 1943. La même année, il est nommé membre honoraire de la S.S., puis, en
1944, Secrétaire d'État à l'Intérieur et au maintien de l’ordre. Après sa fuite à
Sigmaringen, il est arrêté en 1945 en Italie par les Alliés, remis à la France, condamné à
mort et exécuté.
Déat Marcel (1894 – 1955)
Homme politique français. Exclu de la S.F.I.O., il fonde le parti socialiste de France avant
de s’engager dans un courant autoritaire et fasciste. Il fonde le Rassemblement national
populaire (R.N.P.) en 1941 puis le Front révolutionnaire national en 1942. Nommé
290
Secrétaire d’Etat au Travail et à la Solidarité nationale en 1944, il fuit à Sigmaringen puis
en Italie où il meurt, sous un nom d’emprunt, soutenu par plusieurs réseaux catholiques.
Debeney Victor (1891 – 1956)
Militaire fidèle de Philippe Pétain, fils d’un général de la Première Guerre mondiale, il est
le Directeur des services de l'Armistice de 1943 à 1944 puis chef du Secrétariat général
de Philippe Pétain en 1944. Il suit Philippe Pétain à Sigmaringen puis en France. Il est
arrêté puis relaxé en 1946.
Dejean Maurice (1899 – 1982)
Diplomate français. Nommé chef du service de presse à l’ambassade de France à Berlin
de 1930 à 1939, puis chef adjoint de cabinet du Ministre des affaires étrangères, il rallie la
France Libre en 1941 et prend la tête de la Direction des affaires politiques. Commissaire
national aux affaires étrangères puis représentant de la France auprès des
gouvernements en exil à Londres, il accède au poste de Directeur politique du Quai
d’Orsay en 1944, avant de poursuivre sa carrière diplomatique en Tchécoslovaquie, au
Japon, en Indochine et en Russie.
Destouches Louis Ferdinand, dit Céline (1895 – 1961)
Ecrivain français antisémite et raciste, proche des milieux collaborationnistes. Il fuit la
France pour l’Allemagne dès juin 1944. Après avoir rejoint Sigmaringen, il fuit dès mars
1945 pour le Danemark. Condamné en 1950 par la France puis amnistié en 1951, il
revient en France en 1952.
Doriot Jacques (1898 – 1945)
Politicien collaborationniste. Exclu du parti communiste français en 1934, il fonde le Parti
populaire français (P.P.F.) en 1936, puis la Légion des volontaires français contre le
bolchevisme (L.V.F.). Il crée le Comité français en Allemagne à Mainau avant de mourir
en Allemagne en 1945 dans des conditions mal éclaircies.
Drieu la Rochelle Pierre (1893 – 1945)
Ecrivain français antisémite et proche d’Otto Abetz. Après avoir été proche des milieux
surréalistes et socialistes, il opte pour le totalitarisme. Membre du P.P.F. de 1936 à 1939
(puis de nouveau en 1943), il dirige la Nouvelle Revue Française dès 1940. Il se suicide
en 1945.
Dudenhoeffer Roger (1901 – 1987)
Résistant français d’origine alsacienne. Ingénieur divisionnaire des Mines, il rejoint
l’Armée secrète en 1942 au début de sa création à Vichy. Il participe activement à la
libération de Vichy en tant que Lieutenant-colonel chef F.F.I. à Vichy sous le pseudonyme
de Pontcarral.
Dulles Allen (1893 – 1969)
Diplomate et avocat d’affaires états-unien. Nommé chef de l’O.S.S. (Office of Strategic
Services, ancêtre de la C.I.A. (Central Intelligence Agency)) à Berne dès 1942, il assiste
l’ambassadeur des Etats-Unis en organisant les services secrets, en contact avec les
services industriels et financiers allemands. Il sera nommé directeur de la C.I.A. en 1953.
Eden Anthony (1897 – 1977)
Politicien conservateur britannique. Ministre de la guerre en 1940, puis Secrétaire aux
affaires étrangères de 1940 à 1945 dans le cabinet de Winston Churchill, il sera Premier
ministre en 1955.
291
Féat Georges (1892 – 1956)
Militaire français (capitaine de vaisseau) conservateur proche de Philippe Pétain, il est
membre du cabinet militaire du régime de Vichy.
Fernet Jean (1881 – 1953)
Militaire français (vice-amiral) proche de François Darlan, peu germanophile. Secrétaire
général du Conseil national en 1941 puis conseiller militaire de Philippe Pétain. Il fuit à
Sigmaringen en 1944.
Franco Francisco (1892 – 1975)
Militaire et homme d’Etat espagnol. Il instaure un régime totalitaire soutenu par
l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste en 1939 et déclare officiellement l’Espagne neutre
pendant la Seconde Guerre mondiale. Il proclame en 1947 « l’Etat catholique et social »
et, avant la restauration royale, se fera conférer le titre de protecteur-régent à vie et de
chef de gouvernement.
François-Poncet André (1887 – 1978)
Politicien de centre-droite et diplomate français. Ambassadeur à Berlin de 1931 à 1938
puis à Rome de 1938 à 1939. Il est arrêté par la Gestapo en août 1943 avec Albert
Lebrun et est déporté au château d’Itter jusqu’à sa libération en 1945 par la 1ère armée
française. Il sera nommé Haut Commissaire de la Zone d’occupation française en
Allemagne en 1949, puis en 1955 premier ambassadeur de France en R.F.A. à Bonn. Il
sera Vice-Président puis Président de la Croix-Rouge française de 1955 à 1967 et
président de la Commission permanente de la Croix-Rouge internationale de 1948 à
1965.
Gabolde Maurice (1891 – 1972)
Juriste français collaborationniste. Avocat général à Riom en 1942 puis Garde des
Sceaux de 1943 à 1944, il rédige l’article qui rend rétroactive la loi pénale relative à la
mise en place de la « section spéciale ». Après sa fuite à Sigmaringen en 1944, il part
pour l’Espagne en 1945 avec Pierre Laval et Abel Bonnard. Condamné à mort par
contumace en 1946, il s’installe en Espagne.
Gamelin Maurice (1872 – 1958)
Militaire français (général). Remarqué lors de la Première Guerre mondiale, il dirige
l’armée française en 1940. Après la défaite, il est arrêté et jugé à Riom. Livré en 1942, il
est déporté par les Allemands de 1943 à 1945 et libéré par les armées alliées.
Gasser Hans Wilhelm (1904 – 1980)
Diplomate suisse. Attaché de la légation suisse à Berlin de 1941 à 1945, il sera nommé
successivement consul suisse à Francfort en 1949 puis à Bonn en 1950, consul général à
New-York de 1956 à 1963 et ambassadeur de 1963 à 1969 à Ottawa.
Gaulle Charles de (1890 – 1970)
Militaire (général de brigade) et politicien français. Chef de la France Libre, il dirige l’Etat à
la Libération. Il sera le futur premier Président de la Vème République française.
Goebbels Joseph (1897 – 1945)
Politicien nazi, membre du N.S.D.A.P. dès 1924 et député au Reichstag en 1928. Il est
nommé à la direction de la propagande du parti en 1929. Il se suicide en 1945.
Guérard Jacques (1897 – 1977)
Haut fonctionnaire français collaborationniste. Membre de la direction de diverses
banques de 1925 à 1938. Chef de cabinet au Ministère des affaires étrangères en 1940
puis secrétaire général du gouvernement de Pierre Laval dès 1942, il tente en vain de se
292
réfugier en Suisse en août 1944 et rejoint Sigmaringen en novembre, puis l’Italie et le
Portugal, pour s’installer en Espagne en 1947. Condamné à mort par contumace, il
revient en France en 1955 pour travailler comme membre de la direction de plusieurs
assurances.
Guisan Henri (1874 – 1960)
Militaire suisse (général), il est le commandant en chef de l’armée suisse pendant la
Seconde Guerre mondiale.
Hácha Emil (1872 – 1945)
Juriste et politicien tchèque. Président de la République tchécoslovaque de 1938 à 1939
et Président du protectorat de Bohême-Moravie entre 1939 et 1945, soumis au IIIème
Reich, il meurt après son arrestation par l’armée rouge. Son gouvernement de
collaboration est controversé.
Haller Edouard de (1897 – 1982)
Juriste et diplomate suisse, beau-frère de Pierre Bonna. Directeur de la Section des
mandats de la Société des Nations à Genève de 1926 à 1940 puis membre du C.I.C.R.
de 1940 à 1941 et délégué du Conseil fédéral aux œuvres d'entraide internationale de
1942 à 1948. Il sera nommé Ministre de Suisse à Oslo de 1948 à 1953 ainsi qu’à Moscou
de 1953 à 1957, puis ambassadeur à La Haye de 1957 à 1962.
Himmler Heinrich (1900 – 1945)
Reichsführer S.S., membre du N.S.D.A.P. depuis 1922. Président du R.S.H.A. de 1942 à
1943, puis Ministre de l'Intérieur de 1943 à 1945. En avril 1945, il se suicide après son
arrestation par les Alliés.
Hitler Adolf (1889 – 1945)
Chancelier du Reich dès 1933 et chef de l’Etat nazi dès 1934. Fonde et régit un régime
totalitaire impérialiste, antisémite et raciste centré sur sa personne et sur son parti, le
N.S.D.A.P. Il se suicide en 1945.
Hoppenot Henri (1891 – 1977)
Diplomate français, il rallie la France Libre et devient délégué du Gouvernement
provisoire aux Etats-Unis en 1943. Ambassadeur de France à Berne de 1945 à 1952, il
sera représentant permanent de la France au Conseil de sécurité de l'ONU de 1952 à
1955 avant d’être nommé au Conseil d'Etat de 1956 à 1964.
Hull Cordell (1871 – 1955)
Juriste et politicien démocrate américain. Parlementaire puis Ministre des affaires
étrangères de 1933 à 1944, il recevra le prix Nobel de la paix en 1945.
Ingrand Henry (1908 – 2003)
Diplômé en médecine coloniale, résistant puis haut fonctionnaire français. Fondateur d’un
réseau de résistants en zone occupée, il est arrêté par les Allemands en juin 1942. Après
sa fuite en zone libre, il devient chef régional du M.U.R. en Auvergne. Colonel des FFI, il
est nommé Commissaire régional de la République en Auvergne en 1944. Après la
guerre, il est administrateur des aéroports de Paris et de l’agence Havas. Représentant
de la France au Liban puis en Colombie, il est nommé ambassadeur de France au
Venezuela entre 1961 et 1963.
Isorni Jacques (1911 – 1995)
Avocat et écrivain français. Sous l’occupation, il est l’avocat des communistes poursuivis
devant la section spéciale de la Cour d’appel de Paris, créée par le gouvernement de
293
Vichy. Après la guerre, il assure la défense de Robert Brasillach (ancien rédacteur en chef
du journal antisémite et collaborationniste « Je suis partout ») et de Philippe Pétain.
Jardin Jean (1904 – 1976)
Haut fonctionnaire et homme d’affaires français. Proche de Pierre Laval, il est nommé
directeur de son cabinet de 1942 à 1943 puis premier conseiller à l’ambassade à Berne
en 1943. Il reste en Suisse jusqu’en 1947.
Jouhaux Léon (1879 – 1954)
Syndicaliste français. Secrétaire confédéral de la Confédération générale du travail
(C.G.T.) de 1909 à 1947. Il fondera et présidera la Confédération générale du travail –
Force ouvrière (C.G.T. – F.O.) dès 1947 et recevra le prix Nobel de la Paix en 1951.
Knochen Helmut (1910 – 2003)
Haut fonctionnaire nazi, membre de la N.S.D.A.P. dès 1932. Il est nommé chef de la
police de sûreté et du service de sécurité en France (et de la Belgique, dès 1942) de
1940 à 1944, sous les ordres de Carl Oberg. Arrêté par l’armée alliée en 1945, il est
condamné à mort par les Britanniques en 1946 et les Français en 1954. Il est cependant
gracié en 1958 et libéré, avec Carl Oberg, en 1962. Il mourra en Allemagne.
König Marie-Pierre (1898 – 1970)
Militaire français (Maréchal de France) commandant en chef des troupes françaises en
Grande-Bretagne. Nommé général en chef des F.F.I. en 1944, il est chargé de
l’arrestation de Philippe Pétain à Vallorbe afin de l’escorter au fort de Montrouge. De 1945
à 1949, il est nommé gouverneur militaire de la zone d’occupation française en Allemagne
avant de s’engager dans une carrière politique.
Krug von Nidda Roland (1895 – 1968)
Militaire, journaliste et diplomate nazi. Membre du N.S.D.A.P. et de la S.A. dès 1933. Il est
nommé ambassadeur d’Allemagne en France près du régime de Vichy de 1941 à 1943,
puis muté par Joachim von Ribbentrop à Berlin pour être nommé Président du Comité
wallon-flamand dans une division politique du Ministère des affaires étrangères. Détenu
de 1945 à 1947 en France, il vit comme écrivain et traducteur jusqu’à sa mort.
Lagarde Ernest (1896 – 1968)
Diplomate et haut fonctionnaire français. Ministre plénipotentiaire, sous-directeur
d’Afrique-Levant et représentant suppléant de la France au Conseil de la S.D.N. puis
directeur adjoint des affaires politiques et commerciales sous le gouvernement de Vichy.
Lattre de Tassigny Jean de (1889 – 1952)
Militaire français (Maréchal de France), commandant en chef de la 1ère armée. Il co-signe
la capitulation allemande au nom de la France le 8 mai 1945.
Laval Pierre (1883 – 1945)
Politicien et avocat français, plusieurs fois ministre. Collaborationniste, il est chef du
gouvernement en 1940, puis de 1942 à 1944. Il prône en 1943 la politique de neutralité
face aux chefs collaborationnistes cherchant à renforcer une collaboration active. Après
Sigmaringen, il fuit en Espagne en 1945, puis en est expulsé pour la France. A la suite de
son procès, il est condamné à mort et exécuté.
Leahy William (1875 – 1959)
Amiral et diplomate des Etats-Unis. Ambassadeur à Vichy jusqu’en 1942, puis chef d’étatmajor particulier du président F. D. Roosevelt. Il sera chef d'état-major du commandant en
chef de l'armée américaine et de la Marine jusqu'en 1949.
294
Lebrun Albert (1871 – 1950)
Politicien français (parti conservateur de l’Alliance démocratique), élu Président de la
République en 1932 et réélu en 1939. Il s’efface dès le vote des actes constitutionnels en
1940. Arrêté par les Allemands, il est transféré à Itter en 1943. Il passe la fin de la guerre
en France.
Léopold III roi des Belges (1901 – 1983)
Roi des Belges dès 1934. Empêché d’exercer sa fonction par l’occupation allemande,
face à l’absence du gouvernement parti en exil, il est réduit à rester en résidence
surveillée à Bruxelles. Populaire au début de la guerre, il fait preuve de faiblesse. Déporté
de force en Autriche en juin 1944, il est libéré par les armées alliées en 1945. En 1946, il
échappe à l’accusation de trahison grâce aux conclusions d’une commission d’enquête
qui relève qu’il n’a pas signé d’armistice. Réfugié en Suisse de 1945 à 1950, il abdiquera
en 1951.
Lesca Charles (1871 – 1948)
Journaliste français antisémite, fasciste et collaborationniste. Directeur de publication de
Je suis partout dès 1943, membre du comité central de la L.V.F. Condamné à mort en
1947, il meurt en Argentine où il a fui en 1944.
Luchaire Jean (1901 – 1946)
Journaliste proche d’Otto Abetz. Collaborationniste, il crée une structure corporatrice de la
presse de la zone nord. A Sigmaringen, il est nommé Commissaire à l’Information de la
Commission gouvernementale. Ayant fui en Italie, il est arrêté puis condamné à mort et
exécuté en 1946.
Mandel Georges (1885 – 1944)
Politicien français indépendant, parlementaire puis Ministre pour les colonies (de 1938 à
1940) et Ministre de l’Intérieur (en 1940). Arrêté en 1942, livré à l’Allemagne qui le détient
à Itter. En 1944, il est tué en France par la Milice.
Marion Paul (1899 – 1954)
Journaliste français antisémite. Membre de la Troisième Internationale communiste en
1923 puis de la S.F.I.O. en 1929, il adhère au P.P.F. en 1936. Secrétaire à l'Information et
à la Propagande dès 1941-1944, puis Secrétaire d’Etat auprès de Philippe Pétain. Après
Sigmaringen, il est condamné à dix ans de prison en 1948, puis gracié pour raisons
médicales en 1953.
Massigli René (1888 – 1988)
Diplomate français. Engagé dans la France Libre en 1943, il y est nommé Commissaire
aux affaires étrangères. Il prend la tête de l’ambassade à Londres de 1944 à 1954.
Masson Roger (1894 – 1967)
Militaire suisse (brigadier). Il est nommé chef des renseignements suisses de 1936 à
1946.
Mathé Pierre (1882 – 1956)
Politicien français (agraire indépendant), parlementaire de 1936 à 1940. Commissaire
général à l'agriculture et au ravitaillement de 1940 à 1944. Il fuit à Sigmaringen. En 1945,
il est condamné à 5 ans d'indignité nationale et quitte la vie politique.
Ménétrel Bernard (1906 – 1947)
Médecin et conseiller privé antisémite et nationaliste de Philippe Pétain, fils de son
précédent médecin et ami. Peu germanophile, il suit Philippe Pétain à Sigmaringen, est
295
arrêté en novembre 1944 et libéré en 1945 par l’armée alliée. Arrêté en France, il
bénéficie d’un non-lieu en 1946 avant de mourir à la suite d’un accident en 1947.
Mornet André (1870 – 1955)
Magistrat français, il est nommé en 1940 président honoraire de la Cour de Cassation en
1940, directeur de la justice militaire et membre de la Cour de Riom. Antisémite, il est
nommé la même année vice-président de la commission pour la révision des
naturalisations et élabore le statut dit « des juifs » en 1940. En novembre 1944, il est
nommé Procureur auprès de la Haute Cour de Justice.
Naville René (1905 – 1978)
Haut fonctionnaire suisse. Gérant du consulat de Suisse de 1941 à 1944. Il sera
notamment nommé par la suite ambassadeur au Chili de 1954 à 1959, en Chine de 1959
à 1962 et au Portugal de 1963 à 1970.
Neubronn von Eisenburg Alexander (1977 – 1949)
Général allemand nommé dès 1943 auprès du régime de Vichy. Il devient intermédiaire
entre le gouvernement de Vichy et le gouvernement du Reich.
Oberg Carl (1897 – 1965)
Haut fonctionnaire nazi, membre de la N.S.D.A.P. dès 1931. Il est nommé chef supérieur
de la police de sûreté en Pologne en 1941 puis en France de 1942 à 1944. Arrêté par
l’armée alliée en 1945, il est condamné à mort par les Alliés en 1946 et les Français en
1954. Gracié en 1958, libéré avec Helmut Knochen en 1962, il meurt en Allemagne.
Oltramare Georges dit Charles Dieudonné (1896 – 1960)
Journaliste et directeur de journaux suisse, fasciste et antisémite. Il fonde l’organisation
fasciste Union nationale en 1932 à Genève. À Paris en 1940, il milite pour une
propagande national-socialiste. Ayant fui à Sigmaringen, il y est arrêté en 1945 et extradé
en Suisse. Condamné à une peine de prison en Suisse pour espionnage pro-allemand
ainsi qu’à mort par contumace en France, il s’installe en 1952 en Espagne avant de
s’installer en Égypte. Il meurt à Genève, en Suisse.
Parmentier André (1896 – 1991)
Haut fonctionnaire français. Préfet des Vosges en 1941 puis préfet de Rouen en 1942, il
est nommé directeur de la police nationale en 1944 par Pierre Laval. Il utilise sa position
pour contrecarrer l’influence de Joseph Darnand et de la Gestapo. Sa condamnation à 5
ans d’emprisonnement et à l’indignité nationale sera relevée pour faits de résistance.
Pétain Philippe (1856 – 1951)
Militaire français (Maréchal de France) connu pour ses faits d’armes pendant la Première
guerre mondiale. Ministre de la guerre en 1934, ambassadeur en Espagne en 1939 et
chef de l'État français dès 1940. Il dirige un Etat autoritaire aux accents traditionnalistes et
antisémites pendant l’occupation allemande. A Belfort puis Sigmaringen, il se considère
empêché et obtient son retour en France via la Suisse en 1945. Condamné à mort, sa
sentence est commuée en prison à vie. Il meurt en détention.
Petitpierre Max (1899 – 1994)
Juriste et politicien suisse (radical). Il siège au Conseil des Etats de 1942 à 1944 et est
élu au Conseil fédéral en 1944, dirigent le Département politique. Il sera nommé président
de la Confédération en 1950, 1955 et 1960.
Pilet-Golaz Marcel (1889 – 1958)
Politicien radical suisse. Chef du Département de l’intérieur en 1929, puis du Département
des postes et des chemins de fer de 1930 à 1940, il est nommé Président de la
296
Confédération en 1934 et 1940 puis Chef du Département politique fédéral de 1940 à
1944. Critiqué, il démissionne et se retire de la vie politique en novembre 1944.
Platon Charles (1886 – 1944)
Militaire (amiral) et politicien français, membre du régime de Vichy de 1940 à 1943. Il est
condamné à mort et exécuté en 1944.
Rebatet Lucien (1903 – 1972)
Ecrivain et journaliste collaborationniste et antisémite. Ayant fui à Sigmaringen, il est
arrêté en 1945 et condamné à mort en 1946. Gracié, il est libéré en 1952.
Reinebeck Otto (1883 – 1946)
Diplomate allemand. Chef du service Amérique latine au Ministère des affaires étrangères
allemand de 1942 à 1944, il est nommé ministre au service de l’Ambassade allemande à
Sigmaringen en remplacement de l’ambassadeur Otto Abetz de 1944 à 1945. Il est arrêté
par les Alliés et collabore avec eux en 1946, date à laquelle il serait décédé.
Renthe-Finck Cecil von (1885 – 1964)
Diplomate nazi, membre du N.S.D.A.P. dès 1939. Après une mission au Danemark dès
1936, son mandat le mène en 1943 comme conseiller spécial diplomatique auprès de
Philippe Pétain à Vichy, puis à Sigmaringen. Il n’a pas été condamné à la fin de la guerre.
Reynaud Paul (1878 – 1966)
Politicien et avocat français (parti conservateur de l’Alliance démocratique). Plusieurs fois
ministre, il est Président du Conseil et Ministre de la Guerre en mai 1940. Interné de 1943
à 1945 à Itter, il poursuivra une carrière politique après la guerre.
Ribbentrop Joachim von (1893 – 1946)
Industriel et diplomate nazi, membre du N.S.D.A.P. dès 1932. Ambassadeur à Londres
dès 1935, puis Ministre des affaires étrangères dès 1938, il est condamné à mort par le
Tribunal de Nuremberg et exécuté en 1946.
Rochat Charles (1892 – 1975)
Diplomate et haut fonctionnaire français. Secrétaire général aux affaires étrangères de
1942 à 1944, il fuit à Sigmaringen avant de se réfugier en Suisse en 1945. Condamné à
mort par contumace en 1946, il revient en France en 1955.
Roosevelt Franklin Delano (1882 – 1945)
Juriste et politicien (démocrate), il est élu 32ème Président des Etats-Unis de l'Amérique
de 1933 à 1945.
Rothmund Heinrich (1888 – 1961)
Haut fonctionnaire suisse. Il est nommé chef de l'office central de la police des étrangers
en 1919 et directeur de la division de la police du Département de justice et police de
1929 à 1954. De 1945 à 1947, il est temporairement nommé délégué au Comité
intergouvernemental pour les réfugiés à Genève. Antisémite, son action en faveur d’un
durcissement de la politique d’asile est soutenue par son chef, Eduard von Steiger.
Sabiani Simon (1888 – 1956)
Politicien proche de la pègre et homme d’affaires français collaborationniste. Exclu du
parti d’unité prolétarienne en 1931, il rejoint le P.P.F. et devient secrétaire général du
bureau marseillais de recrutement de la L.V.F. Il est nommé Président de la délégation du
P.P.F. à Sigmaringen, avant de s’enfuir pour l’Italie, l’Argentine puis l’Espagne.
297
Sauckel Fritz (1894 – 1946)
Gauleiter (chef territorial de Thuringe) nazi. Membre du N.S.D.A.P. dès 1923, il organise
dès 1942 le recrutement de la main d'oeuvre en Allemagne provenant des régions
occupées. Condamné à mort par le Tribunal de Nuremberg et exécuté en 1946.
Scapini Georges (1893 – 1976)
Avocat et politicien français indépendant, collaborationniste. Nommé représentant des
prisonniers de guerre en Allemagne avec rang d’ambassadeur dès 1940, il est arrêté en
1945 et fuit en Suisse en 1946. Il est condamné par contumace en 1949, puis acquitté en
1952.
Schellenberg Walter (1910 – 1952)
Juriste et haut fonctionnaire allemand antisémite. Membre du S.D. en 1934, il entre au
N.S.D.A.P. et dirige la Gestapo avant de prendre la tête responsable de la section
espionnage du R.S.H.A. de 1942 à 1945. Collaborant avec les Alliés après guerre, il est
condamné à quatre ans de détention à Nuremberg en 1949. Après deux ans en semiliberté à travailler pour les services secrets britanniques, il fuit en Suisse, soutenu par son
ami Roger Masson, où il meurt de maladie.
Speer Albert (1905 – 1981)
Architecte nazi, il entre au N.S.D.A.P. et dans la S.A. en 1931. Ministre de l’armement et
de la production de guerre dès 1943, il est condamné à vingt ans de prison par le Tribunal
de Nuremberg après son aveu de culpabilité. Il sera libéré en 1966.
Steiger Eduard von (1981 – 1962)
Politicien suisse (Union démocratique du Centre). Il est membre du Conseil de la Banque
nationale suisse de 1931 à 1940 et administrateur de la Banque populaire suisse de 1933
à 1940. Chef du Département de justice et police en 1941 à 1951, il est responsable de la
politique d’asile. Il est nommé Président de la Confédération en 1945 et 1951.
Strang William (1893 – 1978)
Diplomate britannique, conseiller du gouvernement de 1930 à 1950. Il est nommé
ambassadeur auprès de la Commission consultative européenne en 1944.
Stucki Walter (1888 – 1963)
Diplomate et politicien radical suisse. Il est nommé ambassadeur de Suisse en France de
1934 à 1944. Il assure le rôle de médiateur entre Allemands, Alliés et Vichy en 1944
avant de diriger en 1945 et 1946 la Division des affaires étrangères du Département
politique fédéral de la Confédération helvétique.
Stülpnagel Carl-Heinrich von (1886 – 1944)
Général d'infanterie allemand. Président de la Commission d'armistice allemand-français
à Wiesbaden en 1940, puis commandant en chef de la 17ème armée au front oriental en
1941. Il est affecté au commandement militaire de 1942 à 1944 en France. Convaincu de
trahison après l'échec de l'attentat contre Adolf Hitler, il est exécuté après une tentative de
suicide en 1944.
Taittinger Pierre (1887 – 1965)
Politicien conservateur (Fédération républicaine) et industriel français. Pétainiste,
président du Conseil municipal de Paris de 1943 à 1944, il abandonne la vie politique en
1945, une fois condamné à l’inéligibilité.
298
Tannstein Kurt von (1907 – 1980)
Juriste et fonctionnaire diplomatique allemand, membre du NSDAP dès 1933. De 1939 à
1942, il occupe divers postes dans le Ministère des affaires étrangères et dans les forces
armées. C’est au titre de secrétaire d’ambassade qu’il entre en contact avec Philippe
Pétain. Après la guerre, il retourne aux affaires juridiques et diplomatiques.
Tracou Jean (1891 – 1988)
Militaire (Capitaine de frégate) et haut fonctionnaire français. Pétainiste, il occupe le poste
de préfet d'Indre-et-Loire de 1941 à 1944 avant d’être nommé Directeur du cabinet du
maréchal Pétain en 1944.
Valeri Valerio (1883 – 1963)
Diplomate apostolique. Nonce apostolique en France dès 1936, restant en poste après
l’armistice auprès du gouvernement de Vichy, il est remplacé au 31 décembre 1944, sur
demande de Charles de Gaulle. Il est crée cardinal en 1953 par Pie XII.
Vallat Xavier (1891 – 1972)
Avocat, journaliste et homme politique français. Fervent catholique et antisémite, il est
nommé à la tête du Commissariat général aux question juives en 1941 par le
gouvernement de Vichy. Il est condamné à dix ans d'emprisonnement et à l’indignité
nationale à vie en 1947 avant d’être amnistié en 1954.
299
SIGLES
A.M.G.O.T. ou Allied Military Government of Occupied Territories (gouvernement militaire
allié des territoires occupés) : administration transitoire des territoires libérés de
l’occupation des puissances de l’Axe par des officiers des Etats-Unis et de la GrandeBretagne.
C.I.C.R. ou Comité International de la Croix-Rouge : organisation internationale d’aide
humanitaire créée en 1863.
C.F.A. ou Comité France-Allemagne : association française prônant le rapprochement
entre la France et l’Allemagne de 1935 à 1939, dont Georges Scapini est le président dès
1936.
F.F.I. (Forces Françaises de l’Intérieur) : sous l’autorité du général Kœnig, structure née
de la fusion, en février 1944, de divers groupements de la Résistance intérieure
française : A.S. (Armée secrète) gaulliste, O.R.A. (organisation de résistance armée)
giraudiste et les F.T.P. (francs-tireurs et partisans) communistes.
G.C. ou Groupe(ment) Collaboration (« Collaboration, groupement des énergies
françaises pour l'unité continentale ») : association français collaborationniste entre 1941
et 1945.
N.S.D.A.P. ou Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (parti national-socialiste des
travailleurs allemands) : parti fondé en 1920 par Adolf Hitler.
L.V.F. ou Légion des Volontaires Français contre le bolchévisme : intégrée à la division
S.S. Charlemagne en 1944.
O.S.S ou Office of Strategic Services : agence de renseignements des Etats-Unis fondée
en 1942. Démantelée en 1945, elle est remplacée par la C.I.A. (ou Central Intelligence
Agency) en 1947.
P.P.F. ou Parti Populaire Français : parti collaborationniste d’inspiration fasciste fondé par
Jacques Doriot en 1936.
R.N.P. ou Rassemblement National Populaire : parti collaborationniste d’inspiration nazie
fondé par Marcel Déat en 1941.
R.S.H.A. ou Reichssicherheitshauptamt (Office central de la sécurité du Reich) : organe
de police du Reich, qui intègre notamment la police politique d’Etat : la Gestapo
(Geheime Staatspolizei, « Police secrète d'État »)
S.A. ou Sturmabteilung (section d’assaut) : organisation paramilitaire du parti nazi.
S.D. ou Sicherheitsdienst (service de la sécurité) : service de renseignements de la S.S.
S.F.I.O. ou Section Française de l’Internationale Ouvrière : parti socialiste français fondé
en 1905.
S.O.L. ou Service d’Ordre Légionnaire : organisation politique et paramilitaire
collaborationniste, anitisémite et totalitaire fondée par Joseph Darnand, dissoute pour être
absorbée par la Milice en 1943.
S.S. ou Schutzstaffel (escadron de protection) : service de répression.
Waffen-S.S. : branche militaire armée de la S.S. dirigée par Heinrich Himmler.
300
FRANCE LIBRE : DIFFERENTES APPELLATIONS ET STRUCTURES
La France Libre est la structure de la Résistance extérieure. Pour des raisons tenant à
faciliter la lisibilité du texte, il est fait référence dans le présent travail à la France Libre en
ce qui concerne toutes les formes prises par la Résistance extérieure de 1940 à 1944.
Pour rappel :
Ø
18 juin 1940 : diffusion de l’appel radio de Charles de Gaulle. Les forces armées
ralliées à la France Libre sont appelées "Forces françaises libres".
Ø
24 septembre 1941 : création du "Comité national français" à Londres.
Ø
13 juillet 1942 : création de la "France combattante" par le Comité national français
pour marquer le lien entre la France Libre et la Résistance intérieure.
Ø
30 mai 1943 : création du "Comité français de libération nationale" et d’une
"Assemblée consultative provisoire".
Ø
3 juin 1944 : création du "Gouvernement provisoire de la République française".
Ø
23 octobre 1944 : reconnaissance du "Gouvernement provisoire de la République
française" par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'U.R.S.S.
301
CHRONOLOGIE 1944 – 1945
Politique intérieure des Etats
1944
Le contexte : évènements
militaires et diplomatiques
12.04 : ordonnance d’Alger portant organisation
des pouvoirs en France après la Libération
03.06 : le CFLN (Comité Français de Libération
Nationale) devient GPRF (Gouvernement
06.06 : débarquement allié en
provisoire de la République française) dont
Normandie
Charles de Gaulle est le président
10.06 : massacre d’Oradour-sur14.06 : discours de Charles de Gaulle à Bayeux
Glane
07 et 08-07 : entrevue De Gaulle –
12.07 : dernier Conseil des Ministres à Vichy
Roosevelt
20.07 : attentat manqué contre Adolf Hitler
20.08 : arrestation de Philippe Pétain par les
15.08 : débarquement allié en
Allemand qui le forcent à quitter Vichy pour Belfort
Provence
du 28.08 au 01.09 : entretiens de Rastenburg
25.08 : libération de Paris
31.08 : installation du GPRF à Paris
06.09 : création de la Délégation
gouvernementale pour la défense des intérêts
03.09 : libération de Lyon
nationaux dont Fernand de Brinon est le président
07.09 : les forces allemandes escortent Philippe
Pétain à Sigmaringen
12.09 : jonction des troupes alliées
du nord et du sud en France
18.09 : création d’une Haute Cour de justice en
France pour juger « les actes des Ministres et
hauts responsables de l’« Etat français »
postérieurs au 17 juin 1940 »
19.11 : libération de Metz
20.11 : libération de Belfort
23.11 : libération de Strasbourg
du 16 au 28.12 : offensive
allemande dans les Ardennes
302
1945
01.01 : offensive allemande en
06.01 : création du Comité de libération française
Lorraine
dont Jacques Doriot est le président
du 04.01 au 12.01 : Conférence de
Yalta
09-02 : Libération de l’Alsace
22.02 : mort de Jacques Doriot
04.03 : les Alliés atteignent le Rhin
12.04 : mort de Franklin D. Roosevelt
24.04 : entrée de Philippe Pétain en Suisse
22.04 : les Russes devant Berlin
25.04 : jonction russo-américaine à
Torgau
du 25.04 au 26.06 : Conférence de
26.04 : entrée de Philippe Pétain en France
San-Francisco
27.04 : détention de Philippe Pétain au fort de
25.04 : Charte des Nations-Unies
Montrouge
28.04 : départ de Berlin du gouvernement
allemand
30.04 : mort d’Adolf Hitler. Karl Dönitz lui succède
jusqu'au 23.05
07.05 : capitulation allemande à
Reims
09.05 : capitulation allemande à
Berlin
23.06 : délimitation des zones
d’occupation alliées en Allemagne
du 27.07 au 14.08 : procès de Philippe Pétain
du 17.07 au 02.08 : Conférence de
Postdam
06.08 : Hiroshima
09.08 : Nagasaki
14.08 : capitulation japonaise
du 4 au 9.10 : procès de Pierre Laval (exécuté le
13.10)
18.10 : ouverture du procès de
Nuremberg
21.10 : élections générales en France
303
1946
20.01 : abandon de la présidence du
gouvernement par Charles de Gaulle
22.02 : exécution de Jean Luchaire
du 29.07 au 15.10 : Conférence de
la Paix à Paris
01.10 : verdicts à Nuremberg
304
CARTES
Territoires de l’Axe en 1942
Source : "L’Europe occupée par les puissances de l’Axe, novembre 1942", in Tony Judt,
Après-guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945. Paris : A. Colin, 2007, p. 29
Zones en France occupée
Source : John Keegan [Dir.], Grand Atlas de la Seconde Guerre mondiale. Paris :
Larousse, 1990, p. XI
305
Zones libérées par les Alliées et contrôlées par la France Libre le 23 août 1944
Source : Keith Lowe, L’Europe barbare, 1945-1950. Paris : Le Grand Livre du Mois, 2013,
p. 317
Opérations de la 1ère armée française « Rhin et Danube » du 31 mars au 26 avril
1945
Source : Rapport sur les opérations menées par la 2ème D.I.M. 31 mars – 8 mai 1945,
Arch. féd., E 27/9965 Bd : 24-27
306
ILLUSTRATIONS
Ordonnance du 9 août 1944 de la France Libre
307
Source : Extrait du Journal officiel de la République française, n°65, 15 août 1944
308
Déclarations de Philippe Pétain le 20 août 1944 à Adolf Hitler et aux Français
Source : Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348
309
Délégation de Philippe Pétain à Gabriel Auphan du 11 août 1944
Source : Arch. féd., E 2300 1000/716 Bd : 348
Célébration de la libération de Vichy le 26 août 1944 : Roger Dudenhoeffer alias
Pontcarral, chef F.F.I., et Walter Stucki, Ministre de Suisse
Source : Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 8
310
Extraterritorialité formelle du château de Sigmaringen
Source : La France n°5 du 30 octobre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen
Dessin de Jean Effel représentant Philippe Pétain et Pierre Laval à Sigmarigen
Source : http://jacquotboileaualain.over-blog.com/article-petain-au-ban-dechampagney-81066165.html consulté le 3 mars 2014
311
Commission gouvernementale pour la défense des intérêts nationaux à
Sigmaringen
Source : La France n°1 du 26 septembre 1944, Staatsarchiv Sigmaringen
Dessin du journal Vorwärts se moquant du "chagrin d’amour" de Walter Stucki
Source : Arch. féd., J I.131 1000/1395 Bd : 9
312
ANNEXES
Discours de Jacques Chirac prononcé le 16 juillet 1995 lors de la cérémonie
commémorant la rafle du Vel d'hiv du 16 et 17 juillet 1942 :
Monsieur le maire,
Monsieur le président,
Monsieur l'ambassadeur,
Monsieur le Grand Rabbin,
Mesdames,
Messieurs,
Il est, dans la vie d'une nation, des moments qui blessent la mémoire, et l'idée que l'on se
fait de son pays.
Ces moments, il est difficile de les évoquer, parce que l'on ne sait pas toujours trouver les
mots justes pour rappeler l'horreur, pour dire le chagrin de celles et ceux qui ont vécu la
tragédie. Celles et ceux qui sont marqués à jamais dans leur âme et dans leur chair par le
souvenir de ces journées de larmes et de honte.
Il est difficile de les évoquer, aussi, parce que ces heures noires souillent à jamais notre
histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de
l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français.
Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet 1942, 450 policiers et gendarmes français, sous
l'autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis.
Ce jour-là, dans la Capitale et en région parisienne, près de dix mille hommes, femmes et
enfants juifs, furent arrêtés à leur domicile, au petit matin, et rassemblés dans les
commissariats de police.
On verra des scènes atroces: les familles déchirées, les mères séparées de leurs enfants,
les vieillards - dont certains, anciens combattants de la Grande Guerre, avaient versé leur
sang pour la France - jetés sans ménagement dans les bus parisiens et les fourgons de la
Préfecture de Police.
On verra, aussi, des policiers fermer les yeux, permettant ainsi quelques évasions.
Pour toutes ces personnes arrêtées, commence alors le long et douloureux voyage vers
l'enfer. Combien d'entre-elles reverront jamais leur foyer ? Et combien, à cet instant, se
sont senties trahies ? Quelle a été leur détresse ?
La France, patrie des Lumières et des Droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la
France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses
protégés à leurs bourreaux.
Conduites au Vélodrome d'hiver, les victimes devaient attendre plusieurs jours, dans les
conditions terribles que l'on sait, d'être dirigées sur l'un des camps de transit - Pithiviers
ou Beaune-la-Rolande - ouverts par les autorités de Vichy.
L'horreur, pourtant, ne faisait que commencer.
Suivront d'autres rafles, d'autres arrestations. A Paris et en province. Soixante-quatorze
trains partiront vers Auschwitz. Soixante-seize mille déportés juifs de France n'en
reviendront pas.
313
Nous conservons à leur égard une dette imprescriptible.
La Thora fait à chaque Juif devoir de se souvenir. Une phrase revient toujours qui dit :
« N'oublie jamais que tu as été un étranger et un esclave en terre de Pharaon ».
Cinquante ans après, fidèle à sa loi, mais sans esprit de la haine ou de vengeance, la
Communauté juive se souvient, et toute la France avec elle. Pour que vivent les six
millions de martyrs de la Shoah. Pour que de telles atrocités ne se reproduisent jamais
plus. Pour que le sang de l'Holocauste devienne, selon le mot de Samuel Pisar, le « Sang
de l'espoir ».
Quand souffle l'esprit de haine, avivé ici par les intégrismes, alimenté là par la peur et
l'exclusion. Quand à nos portes, ici même, certains groupuscules, certaines publications,
certains enseignements, certains partis politiques se révèlent porteurs, de manière plus
ou moins ouverte, d'une idéologie raciste et antisémite, alors cet esprit de vigilance qui
vous anime, qui nous anime, doit se manifester avec plus de force que jamais.
En la matière, rien n'est insignifiant, rien n'est banal, rien n'est dissociable. Les crimes
racistes, la défense de thèses révisionnistes, les provocations en tous genres - les petites
phrases, les bons mots - puisent aux mêmes sources.
Transmettre la Mémoire du Peuple juif, des souffrances et des Camps. Témoigner encore
et encore. Reconnaître les fautes du passé, et les fautes commises par l'Etat. Ne rien
occulter des heures sombres de notre Histoire, c'est tout simplement défendre une idée
de l'Homme, de sa liberté et de sa dignité. C'est lutter contre les forces obscures, sans
cesse à l'oeuvre.
Cet incessant combat est le mien autant qu'il est le vôtre.
Les plus jeunes d'entre nous, j'en suis heureux, sont sensibles à tout ce qui se rapporte à
la Shoah. Ils veulent savoir. Et avec eux, désormais, de plus en plus de Français décidés
à regarder bien en face leur passé.
La France, nous le savons tous, n'est nullement un pays antisémite.
En cet instant de recueillement et de souvenir, je veux faire le choix de l'espoir.
Je veux me souvenir que cet été 1942, qui révèle le vrai visage de la « collaboration »,
dont le caractère raciste, après les lois anti-juives de 1940, ne fait plus de doute, sera,
pour beaucoup de nos compatriotes, celui du sursaut, le point de départ d'un vaste
mouvement de résistance.
Je veux me souvenir de toutes les familles juives traquées, soustraites aux recherches
impitoyables de l'occupant et de la Milice, par l'action héroïque et fraternelle de
nombreuses familles françaises.
J'aime à penser qu'un mois plus tôt, à Bir Hakeim, les Français libres de Koenig avaient
héroïquement tenu, deux semaines durant, face aux divisions allemandes et italiennes.
Certes, il y a les erreurs commises, il y a les fautes, il y a une faute collective. Mais il y a
aussi la France, une certaine idée de la France, droite, généreuse, fidèle à ses traditions,
à son génie. Cette France n'a jamais été à Vichy. Elle n'est plus, et depuis longtemps, à
Paris. Elle est dans les sables libyens et partout où se battent des Français libres. Elle est
à Londres, incarnée par le Général de Gaulle. Elle est présente, une et indivisible, dans le
coeur de ces Français, ces « Justes parmi les nations » qui, au plus noir de la tourmente,
en sauvant au péril de leur vie, comme l'écrit Serge Klarsfeld, les trois-quarts de la
communauté juive résidant en France, ont donné vie à ce qu'elle a de meilleur. Les
valeurs humanistes, les valeurs de liberté, de justice, de tolérance qui fondent l'identité
française et nous obligent pour l'avenir.
314
Ces valeurs, celles qui fondent nos démocraties, sont aujourd'hui bafouées en Europe
même, sous nos yeux, par les adeptes de la « purification ethnique ». Sachons tirer les
leçons de l'Histoire. N'acceptons pas d'être les témoins passifs, ou les complices, de
l'inacceptable.
C'est le sens de l'appel que j'ai lancé à nos principaux partenaires, à Londres, à
Washington, à Bonn. Si nous le voulons, ensemble nous pouvons donner un coup d'arrêt
à une entreprise qui détruit nos valeurs et qui, de proche en proche risque de menacer
l'Europe tout entière.
Jacques Chirac
Source : Discours de Vel d’Hiv / Chirac - 16/07/1995 - Archive Ina, CD Crime contre l’Humanité, Témoignages et archives,
Fremeaux & associés et INA
Discours de François Hollande prononcé le 22 juillet 2012 lors de la cérémonie
commémorant la rafle du Vel d'hiv du 16 et 17 juillet 1942 :
Monsieur le Premier ministre,
Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,
Messieurs les ambassadeurs,
Monsieur le maire de Paris,
Monsieur le président du Conseil représentatif des institutions juives de France,
Monsieur le grand rabbin,
Mesdames et Messieurs les représentants des cultes,
Mesdames,
Messieurs,
Nous sommes rassemblés ce matin pour rappeler l’horreur d’un crime, exprimer le
chagrin de ceux qui ont vécu la tragédie, évoquer les heures noires de la collaboration,
notre histoire, et donc la responsabilité de la France.
Nous sommes ici aussi pour transmettre la mémoire de la Shoah, dont les rafles étaient la
première étape, pour mener le combat contre l’oubli, pour témoigner auprès des nouvelles
générations de ce que la barbarie est capable de faire et de ce que l’humanité peut ellemême contenir de ressources pour la vaincre.
Il y a 70 ans, le 16 juillet 1942, au petit matin, 13’152 hommes, femmes et enfants étaient
arrêtés à leur domicile. Les couples sans enfants et les célibataires furent internés à
Drancy, là où s’élèvera à l’automne le musée créé par le Mémorial de la Shoah.
Les autres furent conduits au Vélodrome d’Hiver. Entassés pendant cinq jours, dans des
conditions inhumaines, ils furent de là transférés vers les camps de Pithiviers et de
Beaune-la-Rolande.
Une directive claire avait été donnée par l’administration de Vichy : « Les enfants ne
doivent pas partir dans les mêmes convois que les parents ». C’est donc après des
séparations déchirantes que les parents d’un côté, les enfants de l’autre, partirent vers
Auschwitz-Birkenau où les déportés de Drancy les avaient précédés de quelques jours.
Ils y furent assassinés. Pour la seule raison qu’ils étaient juifs.
Ce crime s’est déroulé ici, dans notre capitale, dans nos rues, dans nos cours
d’immeuble, dans nos cages d’escalier, sous nos préaux d’école.
315
Il allait ouvrir la voie à d’autres rafles, à Marseille et dans toute la France, c’est-à-dire des
deux côtés de la ligne de démarcation. Il y eut aussi d’autres déportations, notamment
celle de Tsiganes.
L’infamie du Vel d’Hiv s’inscrivait dans une entreprise qui n’a pas eu de précédent et qui
ne peut être comparée à rien : la Shoah, la tentative d’anéantissement de tous les Juifs
du continent européen.
76’000 Juifs de France furent déportés vers les camps d’extermination. Seuls 2’500 en
sont revenus.
Ces femmes, ces hommes, ces enfants, ne pouvaient pas s’attendre au sort qui leur avait
été réservé. Ils ne pouvaient pas même l’imaginer. Ils avaient confiance dans la France.
Ils croyaient que le pays de la grande Révolution, que la Ville Lumière, leur serviraient de
refuge. Ils aimaient la République avec une passion inspirée par la gratitude. C’est en
effet à Paris, en 1791, sous la Constituante, que, pour la première fois en Europe, les
Juifs étaient devenus des citoyens à part entière. Plus tard, d’autres avaient trouvé en
France une terre d’accueil, une chance de vie, une promesse de protection.
Ce sont cette promesse et cette confiance qui furent piétinées il y a soixante-dix ans.
Je tiens à rappeler les mots que le grand rabbin de France Jacob Kaplan adressa au
maréchal Pétain en octobre 1940, après la promulgation de l’odieux statut des Juifs :
« Victimes, écrivait-il, de mesures qui nous atteignent dans notre dignité d’hommes et
dans notre honneur de Français, nous exprimons notre foi profonde en l’esprit de justice
de la France éternelle. Nous savons que les liens qui nous unissent à la grande famille
française sont trop forts pour pouvoir être rompus. »
Là se situe la trahison.
Par-delà le temps, au-delà du deuil, ma présence ce matin témoigne de la volonté de la
France de veiller sur le souvenir de ses enfants disparus et d’honorer ces morts sans
sépulture, ces êtres dont le seul tombeau est notre mémoire.
Tel est le sens de l’exigence posée par la République : que les noms de ces suppliciés ne
tombent pas dans l’oubli.
Nous devons aux martyrs juifs du Vélodrome d’Hiver la vérité sur ce qui s’est passé il y a
soixante-dix ans.
La vérité, c’est que la police française, sur la base des listes qu’elle avait elle-même
établies, s’est chargée d’arrêter les milliers d’innocents pris au piège le 16 juillet 1942.
C’est que la gendarmerie française les a escortés jusqu’aux camps d’internement.
La vérité, c’est que pas un soldat allemand, pas un seul, ne fut mobilisé pour l’ensemble
de l’opération.
La vérité, c’est que ce crime fut commis en France, par la France.
Le grand mérite du Président Jacques Chirac est d’avoir reconnu ici-même, le 16 juillet
1995, cette vérité.
« La France, dit-il, la France, patrie des Lumières et des droits de l’Homme, terre d’accueil
et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable ».
Mais la vérité, c’est aussi que le crime du Vel d’Hiv fut commis contre la France, contre
ses valeurs, contre ses principes, contre son idéal.
L’honneur fut sauvé par les Justes, et au-delà par tous ceux qui surent s’élever contre la
barbarie, par ces héros anonymes qui, ici, cachèrent un voisin ; qui, là, en aidèrent un
autre ; qui risquèrent leurs vies pour que soient épargnées celles des innocents. Par tous
ces Français qui ont permis que survivent les trois quarts des Juifs de France.
316
L’honneur de la France était incarné par le général de Gaulle qui s’était dressé le 18 juin
1940 pour continuer le combat.
L’honneur de la France était défendu par la Résistance, cette armée des ombres qui ne
se résigna pas à la honte et à la défaite.
La France était représentée sur les champs de bataille, avec notre drapeau, par les
soldats de la France libre.
Elle était servie aussi par des institutions juives, comme l’œuvre de secours aux enfants,
qui organisa clandestinement le sauvetage de plus de 5’000 enfants et qui accueillit les
orphelins à la Libération.
La vérité ne divise pas. Elle rassemble. C’est dans cet esprit que cette journée de
commémoration avait été instituée par François Mitterrand, et que, sous le gouvernement
de Lionel Jospin, fut créée la Fondation pour la mémoire de la Shoah. C’est sous ce
même gouvernement, avec Jacques Chirac, que fut installée la commission
d’indemnisation des victimes des spoliations antisémites, dont le but était de réparer ce
qui pouvait encore l’être.
Il me revient désormais, dans la chaîne de notre histoire collective, de poursuivre ce
travail commun de mémoire, de vérité et d’espoir.
Elle commence par la transmission. Beaucoup de dérives trouvent leur source dans
l’ignorance. Nous ne pouvons pas nous résigner à ce que deux jeunes Français sur trois
ne sachent pas ce que fut la rafle du Vel d’Hiv.
L’école républicaine, à laquelle j’exprime ici ma confiance, a une mission : instruire,
éduquer, enseigner le passé, le faire connaître, le comprendre, dans toutes ses
dimensions. La Shoah est inscrite au programme du CM2, de la 3ème et de la 1ère.
Il ne doit pas y avoir en France une seule école, un seul collège, un seul lycée, où elle ne
puisse être enseignée. Il ne doit pas y avoir un seul établissement où cette histoire-là ne
soit pleinement entendue, respectée et méditée. Il ne peut y avoir, il n’y aura pas, pour la
République, de mémoire perdue.
J’y veillerai personnellement.
L’enjeu est de lutter sans relâche contre toutes les formes de falsification de l’Histoire.
Non seulement contre l’outrage du négationnisme, mais aussi contre la tentation du
relativisme. Transmettre l’histoire de la Shoah, c’est en effet enseigner sa terrible
singularité. Ce crime reste, par sa nature, par sa dimension, par ses méthodes, par
l’effrayante précision de sa mise en œuvre, un abîme unique dans l’histoire des hommes.
Cette singularité-là doit être constamment rappelée.
Transmettre cette mémoire, c’est enfin en retenir toutes les leçons. C’est comprendre
comment l’ignominie fut possible hier, pour qu’elle ne puisse plus jamais ressurgir
demain.
La Shoah n’est pas née de rien ni venue de nulle part. Certes, elle fut mise en œuvre par
l’alliance inédite et terrifiante de l’obstination dans le délire raciste et de la rationalité
industrielle dans l’exécution. Mais elle a aussi été rendue possible par des siècles
d’aveuglement, de bêtise, de mensonges et de haine. Elle a été précédée de multiples
signes avant-coureurs, qui n’ont pas alerté les consciences.
Notre vigilance ne doit jamais être prise en défaut. Aucune Nation, aucune société,
aucune personne n’est immunisée contre le Mal. N’oublions pas ce jugement de Primo
Levi à propos de ses persécuteurs : « Sauf exceptions, ils n’étaient pas des monstres ; ils
avaient notre visage ». Restons en alerte, afin de savoir déceler le retour de la
monstruosité sous ses airs les plus anodins.
Je sais les craintes exprimées par certains d’entre vous. Je veux y répondre.
317
Consciente de cette Histoire, la République pourchassera avec la plus grande
détermination tous les actes antisémites ; mais encore tous les propos qui pourraient
seulement amener les Juifs de France à se sentir inquiets dans leur propre pays.
Rien, en la matière, n’est indifférent. Tout sera combattu avec la dernière énergie. Taire
l’antisémitisme, le dissimuler, l’expliquer, c’est déjà l’accepter.
La sécurité des Juifs de France n’est pas l’affaire des Juifs, c’est celle de tous les
Français, et j’entends qu’elle soit garantie en toutes circonstances et en tous lieux.
Il y a quatre mois, à Toulouse, des enfants mouraient pour la même raison que ceux du
Vel d’Hiv : parce qu’ils étaient juifs.
L’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est une abjection. Pour cela, il doit d’abord être
regardé en face. Il doit être nommé et reconnu pour ce qu’il est. Partout où il se déploie, il
sera démasqué et puni.
Toutes les idéologies d’exclusion, toutes les formes d’intolérance, tous les fanatismes,
toutes les xénophobies, qui tentent de développer la logique de la haine, trouveront la
République sur leur chemin.
Chaque samedi matin, dans toutes les synagogues françaises, à la fin de l’office, retentit
la prière des Juifs de France, celle qu’ils adressent pour le salut de la patrie qu’ils aiment
et qu’ils veulent servir : « Que la France vive heureuse et prospère. Qu’elle soit forte et
grande par l’union et la concorde. Qu’elle jouisse d’une paix durable et conserve son
esprit de noblesse parmi les Nations ».
Cet esprit de noblesse, c’est la France tout entière qui doit en être digne.
Enseigner sans relâche la vérité historique ; veiller scrupuleusement sur le respect des
valeurs de la République ; rappeler sans cesse l’exigence de tolérance religieuse, dans le
cadre de nos lois laïques ; ne jamais céder sur les principes de liberté et de dignité de la
personne ; toujours promouvoir la promesse de l’égalité et de l’émancipation. Voilà les
mesures que nous devons collectivement nous assigner.
C’est en pensant aux vies qui n’ont pu s’accomplir, à ces enfants privés d’avenir, à ces
destins fauchés prématurément que nous devons porter à un niveau plus élevé encore
les exigences de nos propres existences. C’est en refusant les indifférences, les
négligences, les complaisances, que nous nous rendrons plus forts ensemble.
C’est en étant lucides sur notre propre histoire que la France, grâce à l’esprit de concorde
et d’union, portera le mieux ses valeurs, ici et partout dans le monde.
Vive la République ! Vive la France !
François Hollande
Source : http://www.francetvinfo.fr/france/rafle-du-vel-d-hiv-en-accusant-la-france-hollande-s-attire-une-salve-decritiques_121721.html, consulté le 24 juillet 2012
318
BIBLIOGRAPHIE
1.
SOURCES HISTORIQUES
1.1
Sources primaires historiques
1.1.1
Suisse
Archives fédérales :
-
Documents diplomatiques numérisés :
- Documents diplomatiques suisses, vol. 2 (1866-1872)
- Documents diplomatiques suisses, vol. 14 (1941-1943)
- Documents diplomatiques suisses, vol. 15 (1943-1945)
- Documents diplomatiques suisses, vol. 16 (1945-1972)
-
Documents diplomatiques non numérisés :
- Fond de matières :
- Affaires militaires (E 27)
-
Chancellerie fédérale :
- Procès-verbaux du Conseil fédéral (E 1004.1 1)
- Procès-verbaux du Conseil fédéral portant à l’époque la mention
« secret » (E 1005 4)
-
Département politique :
- Division des affaires étrangères (E 2001 D)
- Représentations diplomatiques et consulaires (E 2200)
- Rapports politiques et consulaires des représentants diplomatiques et
consulaires (E 2300)
- Rapports politiques et consulaires des représentations diplomatiques
de la Suisse à l’étranger (E 2400)
- Handakten Max Petitpierre (E 2800)
- Handakten Walter Stucki (E 2801/1967-1968)
- Handakten Edouard de Haller (E 2801/1969)
- Handakten Pierre Bonna (E 2801/1971)
- Handakten Marcel Pilet-Golaz (E 2809)
-
Département justice et police :
- Enregistrement central (E 4001)
- Police fédérale des étrangers (E 4320)
- Handakten Heinrich Rothmund (E 4800)
-
Département militaire :
- Enregistrement central (E 5001)
- Handakten Karl Kobelt (E 5800)
-
Fond privé : fond privé Walter Stucki (J I.131)
319
1.1.2
•
-
Protokoll des Bundesrates (1944 – 1945)
-
Rapport de gestion du Conseil fédéral (1943-1944) Z
France
Archives
- Archives nationales (AN), site de Paris : Centre historique des Archives nationales
(CHAN), au Centre d'accueil et de recherche des Archives nationales (CARAN) de
Paris : Centre d’étude d’histoire juridique (CEHJ) et Archives Privées, notamment :
- Juridictions extraordinaires (3W) – Haute Cour de Justice (W350)
- Archives Vichy (457AP)
- Archives de Gaulle (3AG1)
- Assemblée consultative provisoire (C15247-15281)
- Fonds Pétain (415AP)
- Fonds René Cassin (382AP)
- Papiers Fernand de Brinon (411AP)
- Fonds Robert Aron (dont 29/5. – Dossier « Sigmaringen »)
- Occupation, mémoire et citoyenneté (AJ40)
- Section militaire de liaison de Vichy (AJ/41/1101-1343)
- Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale (72AJ)
- Main d’œuvre française en Allemagne (83AJ)
- Juridictions spéciales (Z5-6)
- Archives de la Justice militaire : Dossier Otto Abetz (JM/Ab), Papiers
Renthe-Fink
- Papiers (72AJ, 517AP14) : Abetz, de Brinon, Laval, Reynaud, Rochat, etc.
- Archives du Service de Recherches des Crimes de guerre de 1941 à 1949
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Series Reports (Boxes 440-442)
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Documents
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2.1.3
-
Autre
Hoerni Robert, De l'état de nécessité en droit public fédéral suisse : étude juridique sur
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343
2.2.
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2.2.1
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-
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Attali Sophie, Le droit antisémite de Vichy : un droit politique d’exception, thèse
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Baranger Denis, Ecrire la constitution non écrite. Une introduction au droit politique
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Bates David, "Political Unity and the Spirit of Law : Juridical Concepts of the State in
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Bruschi Christian, "La nationalité dans le droit colonial", Procès, Cahiers d’analyse
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Burdeau Georges, Manuel de droit constitutionnel. Paris : LDGJ, 5ème éd., 1947, 317 p.
Camy Olivier, "Le positivisme comme moindre mal ? Réflexions sur l’attitude des
juristes français face au droit antisémite de Vichy", Revue interdisciplinaire
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