Les fondements de la morale chrétienne

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Les fondements de la morale chrétienne
Collection « Cheminements spirituels »
dirigée par Noël Hily
Toutes réflexions théologiques, spirituelles,
Toutes expériences mystiques, religieuses, qu'elles se situent au sein ou
hors des grandes religions, méritent d'être connues.
C'est pourquoi nous favorisons leur édition dans cette collection
« Cheminements Spirituels» chez l'Harmattan.
Vous pouvez nODSenvoyer vos écrits, même les plus personnels. Nous
vous répondrons.
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P. M-A. Qui est croyant?
SCIAMMAP. Dieu et l'homme - Méditations
Jean-Marie
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Les fondements de la morale chrétienne
L'Harmattan
5-7,rue de l'ÉcolePolytechnique
75005 Paris
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L'Harmattan Hongrie
Kossuth L. u. 14-16
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HONGRIE
L'Harmattan ltalia
Via Degli Artisti, 15
10124 Torino
ITALIE
(Ç)L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8433-X
EAN : 9782747584333
À la mémoire de Sabine
À mon avis, il ne faut rien détruire, si ce n'est l'idée de Dieu dans l'esprit de
l'homme: voilà par où il faut commencer. [...] Alors [...] l'ancienne conception du
monde disparaîtra, et surtout l'ancienne morale. [...] Puisque Dieu et l'immortalité
n'existent pas, il est permis à l'homme nouveau de devenir un homme-dieu, rut-il
seul au monde à vivre ainsi. TIpourrait désormais, d'un cœur léger, s'affianchir
des règles de la morale traditionnelle, auxquelles l'homme était assujetti comme
un esclave. Pour Dieu, il n'existe pas de loi. Partout où Dieu se trouve, il est à sa
place. Partout où je me trouverais, ce sera la première place. [...] « Tout est
permis », un point c'est tout.
Dostoïevski,
Les frères Karamazov
Lorsqu'on s'ouvre à Dieu librement et consciemment, on est libre. Mais là où
Dieu est nié, la liberté devient une folie effiénée, elle ne connaît plus d'obstacles.
Cette pensée est exprimée dans une page captivante des Frères Karamazov, de
Dostoïevski, où Yvan, avec une logique lucide et implacable, conclut que si l'on
nie Dieu, l'idée de péché disparaît, la notion d'obligation morale n'existe plus,
l'homicide se justifie.
Paul VI, Prendre parti pour l 'homme
C'est en fait le rejet de Dieu, l'athéisme érigé en système théorique et pratique,
ou simplement vécu dans la société de consommation, qui sont à la racine de tous
les maux présents depuis la destruction de la vie à ses débuts jusqu'à toutes les
injustices sociales, à travers la perte du sens de toute morale.
lean-Paul II, N'ayons pas peur de la vérité
7
A vont-propos
On trouvera dans cet ouvrage une réflexion sur les fondements
de la morale chrétienne. Ce thème est lui-même abordé à partir d'une
question centrale qui lui sert de fil conducteur: si Dieu existe ou s'il
n'existe pas, quelles en sont les conséquences, sur un plan moral?
Cette question constitue la question fondamentale que Dostoïevski,
comme on le sait peut-être, n'a cessé d'afftonter dans son œuvre. Mais,
en tant que chrétien, cette question devient chez lui: si Dieu n'existait
pas, tout ne serait-il pas permis? La négation introduite dans la
proposition principale sous-entend que, du point de vue de la thèse
soutenue, il faut que Dieu existe, sinon tout serait effectivement
permis. Cette thèse devient même, dans sa formulation positive: Dieu
existe nécessairement, sinon tout est permis. Ou bien, pour l'exprimer
encore autrement, mais en introduisant cette fois la négation dans la
proposition conditionnelle: si Dieu n'existe pas, tout est permis.
Ce que j'ai voulu montrer, une fois dégagés et explicités les
fondements sur lesquels elle repose, c'est que cette thèse, qui permet
d'exprimer au mieux, me semble-t-il, l'essence du christianisme et de
sa doctrine morale, est reprise explicitement dans le catholicisme
romain moderne et contemporain, pour servir de clef d'interprétation
aux comportements humains, aussi bien individuels que sociaux, pour
leur proposer voire leur imposer une ligne de conduite. La publication
en 1992 d'un nouveau Catéchisme universel témoigne à cet égard de la
volonté de l'Église catholique, au nom de l'autorité morale dont elle
s'affIrme investie, de régler l'action humaine sur un ensemble de
normes indiscutables, au-delà desquelles il n'y a plus d'existence
morale, et par conséquent humaine, digne de ce nom. Cependant, le
fait de vivre comme si Dieu n'existait pas - caractéristiquemajeure de
nos sociétés occidentales -, ou le fait d'affIrmer positivement qu'il ne
saurait exister, conduisent-ils nécessairement, sans issue possible, à
cet état d'immoralisme ou d'amoralisme selon lequel tout, pour ainsi
dire, serait permis?
C'est donc au système doctrinal, à la fois théologique et
métaphysique, du magistère romain contemporain, ainsi qu'à ses
prolongements sur le plan de la moralité, qu'est consacré cet essai. Je
ne considère ici le christianisme, et la morale qui en dérive, que dans
sa dimension doctrinale ou théorique, et non pas du tout comme foi ou
9
comme religion. C'est ce système et uniquement lui, à travers la
rencontre des principales notions qui lui confèrent son identité, dont
j'ai cherché à apprécier la pertinence et la capacité de justification. Or
ce système, qui prétend à l'universalité, exclut par principe tout autre
type de fondement de la morale que le Dieu chrétien.
À ce propos, une anecdote. J'avais été fort intrigué, dans les
années quatre-vingts, lors d'une émission de télévision, de voir JeanMarie Lustiger, archevêque de Paris, tenir des propos hostiles et
manifestement offensifs contre quelques-uns des plus grands
philosophes de la tradition philosophique allemande des XVIIIe et
XIXe siècles, notamment Kant et Hegel. D'où venait cette acrimonie?
Pourquoi ce ton pathétique, et ce ressentiment, contenu avec peine?
Décidément, le fameux consensus entre la foi et la raison, entre la
religion et la philosophie, que Jean-Paul II appelle aujourd'hui de ses
vœux, ne devait pas, à entendre le cardinal Lustiger, être aussi évident
que cela. Ou alors il ne devait concerner qu'une certaine raison, la
raison éclairée par la foi, et qu'une certaine philosophie, la
philosophie chrétienne. Je compris, mais sans en mesurer encore les
tenants et les aboutissants, que c'était bien, en une telle polémique,
l'ensemble de la philosophie moderne, depuis son commencement
cartésien, qui était visé.
L'opposition entre une conception du monde et de la réalité, y
compris la réalité humaine, affranchie de toute tutelle théologique, et
une philosophie religieuse, qui revendique au contraire une telle
tutelle, est en vérité radicale. Pour mettre au jour l'essentiel d'un tel
conflit doctrinal, il fallait par conséquent informer, mais aussi passer
au crible de la critique philosophique les propres critiques, à la fois
théologiques et métaphysiques, formulées par le magistère romain
contre les philosophes les plus éminents de la pensée occidentale. Il
convenait également, à l'aune de critères spécifiquement
philosophiques, de porter un jugement sur la théologie morale dudit
magistère, qui se considère, sur ce sujet sensible, comme la seule voix
autorisée.
Certes, des théologiens moralistes, individuellement, ont pu se
donner pour tâche d'interpréter et au besoin de relativiser certaines
condamnations tranchées du magistère romain, permettant ainsi
d'équilibrer le rapport entre la foi et la raison, et, en matière de
morale, entre l'existence de Dieu fondée en raison et les principes
essentiels de la moralité. De même, des philosophes ou des
10
théologiens contemporains, en opérant une lecture interne de certains
textes de la tradition chrétienne, ont pu tenter d'infléchir ce qu'on a
fait dire de ces textes en chrétienté. Tous ces desseins sont légitimes,
mais hors de propos, par rapport au contexte et au projet du présent
ouvrage. Le problème n'est donc pas de savoir comment interpréter le
plus objectivement possible, par exemple, les positions de l'apôtre
Paul dans ses différentes épîtres, notamment sur le statut des femmes,
ni de savoir comment Augustin ou Thomas d'Aquin, les deux plus
grands philosophes et théologiens chrétiens, ont «objectivement»
traité de cette question. Il est de voir comment le magistère romain
contemporain, à partir de ces textes, a intégré des positions
parfaitement traditionnelles, pour ne pas dire conservatrices, dans son
corpus doctrinal.
Mon souci principal et constant, dans un tel travail, a été que le
lecteur puisse juger sur pièces. C'est la raison pour laquelle, à l'appui
de mes propres interprétations, j'ai reproduit un nombre important
d'extraits, aussi bien philosophiques que théologiques. C'est
également la raison pour laquelle le texte comprend, en notes, des
références détaillées, ainsi que des explications complémentaires très
précises. J'ai pris soin de vérifier que les passages reproduits le soient
fidèlement. D'une manière générale, j'ai veillé à ce que mes analyses
et critiques fussent rédigées, malgré la complexité, parfois, des points
de doctrine évoqués, dans un style accessible et qui restât clair pour le
plus grand nombre de lecteurs. J'espère y avoir réussi. J'ai conscience,
puisque j'y ai emprunté un pont, jusqu'alors peu fréquenté, entre
philosophie et théologie, de ce que ce travail, probablement, ne
satisfera ni les philosophes, ni les théologiens (mélangeant les genres
et pas assez érudit pour les uns, inclassable et trop irrévérencieux pour
les autres). En réponse, je dirai que j'ai voulu rester libre, sur le plan
de l'esprit et de la méthode qui ont présidé à cette étude, vis-à-vis des
deux traditions de pensée. Le seul critère formel auquel je crois être
demeuré fidèle - critère qui, à l'évidence, me fait avoir une préférence
marquée pour la philosophie - est celui de l'autonomie de la raison
humaine. Un idéal peut-être, un idéal même assurément, mais qui vaut
selon moi la peine d'être poursuivi. Un idéal, en tout cas, qui ne peut
faire sens pour l'homme que si l'homme lui donne, sans réserves, son
assentiment!
Il
Introduction
À l'aube du troisième millénaire, le monde moderne, selon
l'Église catholique, n'est toujours pas sorti de la grave crise d'identité
qui le menace de part en part. Cette crise est multiforme: crise de la
culture, crise de la science, crise de la politique, crise de la foi, crise
de la morale... Certes, le diagnostic n'est pas :&anchement nouveau:
depuis la Révolution française, les diverses encycliques papales ou
autres documents pontificaux n'ont cessé de souligner et de
stigmatiser, parfois de façon extrêmement virulente, l'oubli progressif
et potentiellement la négation de Dieu qui ont accompagné les
conquêtes de la modernité. Tout se passe comme si un divorce de plus
en plus grand, de plus en plus défmitif, s'instaurait entre la vision du
monde et la doctrine chrétiennes d'une part, et l'ensemble des
conceptions profanes ou laïques de ce même monde, d'autre part. Les
efforts déployés par la papauté en général, et aujourd'hui par JeanPaul II en particulier, n'ont toutefois pas manqué, qui furent destinés à
enrayer, voire à inverser un tel processus. Le paradoxe est sans doute
que, plus ces efforts furent soutenus, nombreux, et constants, et plus la
volonté d'émancipation,
caractéristique
de notre modernité
démocratique, à l'égard de toute tradition religieuse, s'est accrue en
Occident.
S'agit-il dès lors d'une crise externe, à analyser en termes de
déchristianisation,de laïcisation, de sécularisation - véritables cancers
du monde moderne, selon l'Église - ou alors d'une crise interne à
l'institution ecclésiale, incapable de s'acculturer à un monde occidental
qui entend désormais, affranchi de son ancienne tutelle religieuse,
tracer librement son propre chemin? Ce qui est manifestement le plus
frappant, pour l'observateur intéressé par les événements et les
controverses idéologiques de la catholicité, c'est la volonté, de la part
du magistère de l'Église, de promouvoir aujourd'hui, et peut-être de
voir triompher demain, une contre-culture cléricale censée rétablir
dans ses droits la « vérité» du christianisme. C'est dans un tel contexte
de combat idéologique contre une modernité inclinant vers
l'indifférence religieuse ou l'athéisme, qu'il faut situer cette « nouvelle
évangélisation» du monde - ni plus ni moins - que Jean-Paul II
13
appelle de ses vœux depuis le début de son pontificat. L'annonce et la
propagation de la « bonne nouvelle» dans l'ensemble des pays non
occidentaux est incontestablement une réussite, et, pour le pape, la
preuve que la vocation missionnaire de l'Église reste, malgré les
critiques incessantes dont elle fait l'objet, porteuse d'espérance et de
chances de succès. Si on laisse de côté de telles critiques, fondées pour
l'essentiel sur la thèse sociologique d'un anthropocentrisme culturel
négateur, par essence, de l'identité des populations évangélisées, force
est de reconnaître qu'une telle stratégie de reconquête spirituelle
constitue pour l'instant un échec dans les pays de l'ancienne chrétienté
occidentale.
Il n'est pas faux de concevoir cette « nouvelle évangélisation »,
si on en applique par hypothèse et malgré tout le projet aux pays
occidentaux, comme une authentique croisade morale. Ce n'est plus
comme autrefois en Orient que les « croisés» chrétiens contemporains
doivent faire preuve de leur ardeur missionnaire, ou de leur aptitude à
défendre la foi, même si le catholicisme - revendication non dénuée
de sous-entendus doctrinaux hégémoniques et exclusifs - reste en
droit pour ses adeptes la seule religion véritablement universelle. C'est
paradoxalement,
aujourd'hui, dans cet Occident auquel le
christianisme a donné naissance et qu'il a marqué de son empreinte
spirituelle, que l'esprit de croisade, selon le Saint-Siège, doit
s'appliquer. C'est dans cet Occident, entraîné sur la pente d'un
indiscutable déclin moral, que l'homme s'est progressivement détourné
de Dieu, en pensant et en agissant comme s'Il n'existait pas. Et c'est
dans le but de contrecarrer un tel processus de dégénérescence, qu'un
christianisme militant et sans complexes doit retrouver toute sa place,
par la réafflfmation de son identité spirituelle et doctrinale.
Bref: fidèle à la tradition évangélique et biblique qui en
constitue l'enracinement intangible, l'esprit chrétien ne saurait se
concevoir séparément d'une exigence morale pleinement revendiquée
et assumée. Vivre, se comporter ou penser comme si Dieu n'existait
pas, tel est le danger suprême selon l'Église, à la lumière d'une telle
exigence, qui guette les sociétés modernes: l'athéisme, théorique ou
pratique, voilà l'ennemi.
Certes, comme le rappelle le Catéchisme de l'Église catholique:
« Le nom d'athéisme recouvre des phénomènes très divers. »1 Quelle
1
,
,
Catéchisme de l'Eglise catholique, n. 2124, Editions Marne-Plon, 1992, p. 534.
14
que soit néanmoins l'extension du concept, poursuit le texte, « en tant
qu'il rejette ou refuse l'existence de Dieu, l'athéisme est un péché
contre le premier commandement »2. Comme il est précisé, en outre,
que « chaque "parole" renvoie à chacune des autres et à toutes; [qu']
elles se conditionnent ainsi réciproquement », et que « transgresser un
commandement, c'est enfreindre tous les autres »3,on perçoit mieux le
lien indissoluble qui est censé unir, au sein de la Tradition catholique,
l'affirmation ou la négation de l'existence de Dieu (ainsi que,
«Nouvelle Alliance» oblige, l'affIrmation ou la négation de
l'existence du Christ comme Homme-Dieu), d'une part, et l'acceptation
ou le refus d'obéir aux prescriptions morales fondamentales et
dérivées, énoncées et acceptées comme normes par cette Tradition,
d'autre part.
Religion et morale
La thèse principale du catholicisme apparaît ici nettement: Dieu
constitue le seul fondement légitime de la morale. Si Dieu existe, tout
n'est pas permis. La reconnaissance de l'existence de Dieu comme
origine et fm de toutes choses représente, pour l'homme, ce « frein »
ou ce « contrepoids» qui l'empêche de revendiquer, dans ses pensées
et dans ses actes, une liberté ou une autonomie absolues, c'est-à-dire
une liberté ou une autonomie affranchies de l'obligation morale (dictée
selon la doctrine par Dieu seul).
Si Dieu existe - un tel postulat valant chez le chrétien, grâce à la
foi, comme certitude -l'existence de l'homme, « image de Dieu» dans
la Création, reçoit une dignité et un prix inestimables, dont la morale
entend énoncer les droits et les devoirs. C'est uniquement en tant que
Dieu existe, que l'homme existe lui aussi comme être pleinement et
authentiquement libre. Ce principe doctrinal, enraciné dans la « Sainte
Écriture» et repris par la «Tradition» de l'Église, est aujourd'hui
réaffIrmé avec une conviction inébranlable et une singulière énergie
2
Ibid., n. 2140, p. 537. Le premier commandement du Décalogue -littéralement les
« dix paroles» que Dieu a révélées au peuple juif par l'intermédiaire de son prophète
Moïse - ordonne: «Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi.» (Cf. Ancien
Testament, Exode, , 20, 3, ou Deutéronome, 5, 7).
3
Catéchisme de l'Eglise catholique, n. 2069, p. 521.
15
par Jean-Paul II. Ainsi, dans l'ouvrage intitulé N'ayons pas peur de la
vérité, est-il précisé que:
La seule véritable éthique est l'éthique chrétienne catholique car
elle est révélée par Dieu, proclamée par Jésus-Christ, et enseignée
par le magistère universel de l'Église. Si l'on n'accepte pas la foi
chrétienne catholique, on accepte difficilement sa morale sévère,
rigoureuse, exigeante, tout en étant profondément humaine,
équilibrée, consolante.4
On pourrait bien évidemment contester le bien-fondé d'une telle
analyse, en privilégiant une approche spécifiquement philosophique
de la problématique morale. Il serait même opportun, et, j'ose
l'espérer, intéressant, de rappeler pour quelles raisons de fond, sur tel
ou tel exemple, les thèses fondamentales du christianisme, et les
positions morales qui s'en déduisent, s'opposent de façon aussi
radicale à l'ensemble de la modernité philosophique. On n'a aucune
peine à comprendre les motifs d'une telle opposition, lorsqu'il s'agit de
philosophes proclamant un athéisme de principe, comme Nietzsche,
Marx ou Freud, pour lesquels la religion constitue une aliénation de
l'esprit ou une mystification. On est plus surpris, en revanche,
lorsqu'on voit Jean-Paul II considérer Descartes, en tant que
promoteur d'une conception métaphysique anthropocentrique, comme
le responsable philosophique, à l'origine, de tous les maux qui agitent
l'Occident, ou lorsqu'on le voit vitupérer contre l'héritage des
Lumières, dont Kant constitue par ailleurs un des hérauts
incontestables. Liste à laquelle on pourrait ajouter des philosophes
aussi éminents que Schelling ou Hegel, entre autres - pourtant peu
suspects a priori d'immoralisme - contre lesquels certaines définitions
et « canons» de la Constitution dogmatique sur la foi catholique (Dei
Filius), promulguée lors du premier Concile du Vatican (1869-1870),
sont spécifiquement dirigés.
À travers ces imprécations contre la modernité, où la plupart des
prédécesseurs immédiats de Jean-Paul II se sont également illustrés,
s'exprime une conception théologique et métaphysique de première
importance, ambitieuse et complexe, à laquelle je consacrerai, dans sa
dimension explicative puis critique, l'essentiel de cet ouvrage. Une
4
,
Jean-Paul II, N'ayons pas peur de la vérité, Bayard Editions/Centurion, 1996, p. 12.
16
telle conception, formellement, est vantée pour sa cohérence et sa
systématicité. Matériellement, elle entend dévoiler le sens moral
profond de toutes les dimensions de l'existence humaine. L'un des
aspects les plus remarquables de cette conception chrétienne réside
sans nul doute dans sa dimension eschatologique: pour entrer dans la
«Vie éternelle », ainsi que le fait remarquer Jésus, dans l'Évangile
selon saint Matthieu, au jeune homme riche, il convient d'observer
impérativement l'ensemble des commandements.5 C'est cette espérance
eschatologique qui fait, selon l'Église, toute la richesse et la
profondeur du message chrétien, et qui, commandée par la foi en
Dieu, permet de dire de l'Évangile qu'il est la « bonne nouvelle» par
excellence. C'est peut-être aussi cette espérance «salvifique» qui
explique paradoxalement l'intransigeance du souverain pontife actuel
dans tous les domaines où l'impératif moral trouve quelque difficulté,
plus particulièrement, à s'appliquer: contraception, avortement,
euthanasie, etc.
Ce que Jean-Paul II défend, c'est certes la vie, mais c'est encore
plus essentiellement le salut. La destinée de l'âme est par nature, selon
la doctrine, une destinée suprasensible et éternelle, et c'est dans le but
de favoriser une telle destinée que le croyant, aidé par la grâce de
Dieu, comme on le verra, doit agir. Morale « sévère », « rigoureuse »,
« exigeante », on l'a dit, mais une telle sévérité, une telle rigueur, une
telle exigence, ont-elles quelque chance d'être comprises et surtout
mises en pratique par les individus, les jeunes en particulier, qui ne
sont majoritairement plus préparés ni éduqués, dans la société
moderne, à devoir gérer une telle austérité?
Athéisme et immoralisme
C'est ici que l'expression du lien entre Dieu et la morale reçoit
une nouvelle formulation, qui insiste cette fois sur les conséquences,
non de l'affIrmation de Dieu, mais de sa négation: si Dieu n'existait
pas, tout serait permis. Pour l'exprimer autrement, l'athéisme
impliquerait nécessairement l'immoralisme. Immoralisme, du point de
vue de son concept, ne signifie pas de prime abord absence de règles,
5
,
,
Cf. Evangile selon saint Matthieu, 19, 16-22, in La Bible de Jérusalem, Editions du
Cerf, 1998, p. 1680-1681.
17
mais suivi de règles prescrivant le contraire de celles édictées par la
morale dominante. De l'immoralisme à l'amoralisme, c'est-à-dire au
refus d'obéir à la loi morale, quelle qu'elle soit, il n'y a dès lors qu'un
pas, que la critique cléricale, dans sa dénonciation de l'athéisme,
franchit allègrement. « Tout est permis» signifie donc à la fois, pour
elle, que l'athée s'autorise à faire l'inverse de ce qu'il lui faudrait
faire, s'il était croyant, et, par franchissement de la limite, qu'il
s'autorise par suite à faire n'importe quoi. Cette thèse, qui n'est que le
corollaire de la précédente (Dieu constitue le fondement absolu de la
morale / si Dieu existe, tout n'est pas permis) est devenue - le fait est
notable - un véritable lieu commun dans le catholicisme moderne et
contemporain.
Lieu commun à ce point puissant et irrésistible, nous l'avons vu
dans la citation précédente de Jean-Paul II, qu'il exclut d'emblée la
légitimité de tout fondement de la morale autre que le Dieu chrétien.
Le caractère religieux dogmatique d'un tel fondement explique ainsi
l'exclusivisme théologique dont a fait preuve par le passé, et dont
continue encore à faire preuve aujourd'hui, malgré une évolution
interne certaine, le magistère de l'Église catholique. Un tel
exclusivisme permet au demeurant de comprendre que soient
considérées sur un pied d'égalité, par l'Église, toutes les doctrines
morales qui n'épousent pas, de façon stricte, les principes de la pensée
chrétienne. Certaines de ces doctrines professent, il est vrai, un
athéisme explicite, mais d'autres ne semblent mériter en aucune façon
une telle qualification.
On pourrait du reste, s'agissant d'un tel exclusivisme, s'interroger
de façon préjudicielle sur la relation d'inférence qui lie l'inexistence de
Dieu, comme postulat théologique et métaphysique, à une action qui,
prônant une liberté absolue, entendrait s'affranchir des normes
édictées par la morale chrétienne. On devrait même, d'un point de vue
philosophique, relever l'inconséquence proprement logique, qui
consiste à utiliser dans ce raisonnement des catégories morales ou
« déontiques » - le permis, le défendu - à partir de l'hypothèse selon
laquelle Dieu n'existe pas. En effet, dire que Dieu n'existe pas revient
à dire, si l'on est attentif à la logique de l'énoncé, qu'il ne saurait y
avoir, en toute rigueur, ni permis, ni défendu, ni bien, ni mal, et
partant, aucune norme. Or la conséquence du raisonnement, à savoir
«tout est permis », réintroduit de façon non fondée, à travers
l'inférence déductive, une dimension normative que sa prémisse,
18
logiquement, devrait exclure. Si on laisse de côté ces quelques
subtilités linguistiques ou logiques, on doit reconnaître que cette thèse
centrale, malgré son caractère dogmatique, malgré l'expression
quelque peu abrupte qui est parfois la sienne, a quelques solides
arguments à faire valoir, qu'il conviendra, le moment opportun,
d'examiner, et éventuellement de critiquer.
La crise spirituelle de la modernité
Selon Jean-Paul II, qui utilise ce terme à de nombreuses
reprises, l'époque moderne, caractérisée par l'oubli de Dieu,
l'absolutisation de l'homme et de ses conquêtes (scientifiques,
techniques, culturelles, etc.) a vu se développer, si l'on peut dire, une
situation condamnable d' « anarchie morale» :
Les raisons fondamentales, écrit-il, qui ont conduit au niveau de
« permissivité », organisée et acceptée, il nous faut les rechercher
dans une crise de la pensée, dans une crise d'ordre métaphysique.6
Pour le préciser d'un trait, qu'on explicitera par la suite, il y a
« crise de la pensée », «crise d'ordre métaphysique », parce que la
philosophie moderne et contemporaine considère pour l'essentiel la
raison humaine comme l'unique « pierre de touche» ou critère de la
vérité7. Or une telle position, dans la mesure où elle absolutise la
raison humaine, dans la mesure où elle légitime une morale
exclusivement anthropocentrique, exclurait par principe tout autre
type de fondement. De sorte que,
[...] une fois rejetée et obscurcie l'idée de Dieu, la vision de l'entière
réalité, et particulièrement celle de l'homme, s'est trouvée faussée.8
La conception « philosophique» du monde s'oppose ainsi à la
conception théologique du monde, parce qu'elle développe une
6
7
Jean-Paul II, N'ayons pas peur de la vérité, p.12.
Cf. par exemple Kant, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, Vrin, 1978, p. 83 :
« La pierre de touche décisive de la vérité est toujours la raison. )}
8
Jean-Paul II, N'ayons pas peur de la vérité, p. 13.
19
ontologie, ou une théorie de l'être, essentiellement différente de celleci : ontologie du monde, ontologie de l'homme, ontologie des rapports
de l'homme et du monde. On aboutit alors à un «pluralisme
idéologique », et par suite à un «pluralisme éthique », dont la
caractéristique majeure serait que la morale chrétienne et les morales
philosophiques devraient, non seulement être considérées sur un pied
d'égalité, mais encore seraient, en tant que manifestations culturelles
et donc historiques, axiologiquement équivalentes. «L'indifférence
envers la vérité », dont témoigne l'esprit du temps, conduirait
immanquablement l'ensemble de la philosophie moderne et
contemporaine à l'affIrmation d'un « relativisme pur et simple ». Mais
comment agir, théoriquement et pratiquement, questionne JeanPaul II, «devant ces assauts et ces feux croisés de l'athéisme
pragmatiste, néo-positiviste, psychanalytique, existentialiste, marxiste,
structuraliste, nietzschéen... ? »9 « Que dois-je faire? », «Comment
discerner le bien du mal? », se faisant plus précis, demande encore le
souverain pontife. Il n'est possible de répondre authentiquement aux
questions morales de ce genre, rétorque-t-il dans sa Lettre encyclique
La Splendeur de la Vérité, datée du 6 août 1993 :
[...] que grâce à la splendeur de la vérité qui éclaire les profondeurs
de l'esprit humain.lO
Cette splendeur, c'est « la lumière de la face de Dieu [qui] brille
de tout son éclat sur le visage de Jésus-Christ, "image du Dieu
invisible" », en sorte que c'est le Christ:
Nouvel Adam [...], dans la révélation même du mystère du Père et
de son amour, [qui] manifeste pleinement l'homme à lui-même et
II
lui découvre la sublimité de sa vocation.
Très beau texte, on en conviendra, dont la rhétorique religieuse
entend simplement rappeler que l'homme n'est vraiment homme que
dans la relation intime et surnaturelle qui l'unit à son Créateur, et que
c'est seulement par oubli d'un tel lien que, flatté par son orgueil et sa
9
Jean-Paul II, N'ayons pas peur de la vérité., p. 16.
Jean-Paul il, La Splendeur de la Vérité, Marne / Plon, 1993, p. 4.
11
Jean-Paul il, La Splendeur de la Vérité, p. 5.
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