Actualité PSYCHOLOGIE Robert Badinter interpelle les psychologues Peut-on refuser la liberté à un délinquant sexuel qui a purgé sa peine, si des experts estiment qu’il pourrait récidiver ? Les psychologues semblent divisés. Robert Badinter les a rencontrés, pour les exhorter à rester en dehors de cette logique. A vis de tempête chez les psychologues, qui fourbissent leurs armes pour un assaut imminent, avec l’aval de Robert Badinter. L’ennemi ? La loi 2008-174 du 25 février 2008, « relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental » (1). Rappelons les faits. À l’été 2007, un pédophile récidiviste fraîchement relâché viole un petit garçon de 5 ans. Incarcéré en 1989, il n’a pu bénéficier de l’obligation de soins médico-psychologiques pour les délinquants sexuels, en vigueur depuis la loi Guigou de 1998 (et d’ailleurs mal appliquée, faute de moyens). En réponse, la ministre de la Justice Rachida Dati élabore une nouvelle loi visant à mieux prévenir la récidive des plus graves auteurs de délinquance sexuelle, condamnés à quinze années de réclusion au moins. Les individus concernés sont coupables de crimes « commis sur une victime mineure, d’assassinat ou de meurtre, de torture ou actes de barbarie, de viol, d’enlèvement ou de séquestration », ou commis sur une victime majeure, mais aggravés. Au moins un an avant l’issue de sa peine, et si la cour d’assises l’a prévu dans sa décision de condam- Sciences Humaines Octobre 2008 N° 197 nation, l’éventualité d’une libération sera examinée par une commission pluridisciplinaire, incluant notamment un psychiatre et un psychologue. En cas de « particulière dangerosité » et de « probabilité très élevée » de récidive, les experts pourront recommander de placer le délinquant dans un centre « socio-médico-judiciaire » fermé, où il fera l’objet de soins, y compris psychologiques, pendant une période de deux ans indéfiniment renouvelable. Une logique totalitaire ? Si un collectif composé de 62 organismes (dont le Syndicat national des psychologues) a lancé un appel à son abrogation en mars 2008 (2), les psychologues et psychiatres, pourtant concernés, n’ont pas avancé de position collective spécifique. R. Badinter, l’un des premiers à contester l’opportunité de cette loi à titre individuel, n’a « pas hésité une seconde » à répondre à l’invitation de la Fédération française des psychologues et de psychologie à une table ronde sur le sujet, le 4 juillet 2008, dans le cadre des Entretiens francophones de la psychologie (3) . Le sénateur, ancien garde des Sceaux et ministre de la Justice, et ancien président du Conseil constitutionnel, a expliqué aux psychologues que la loi sur la rétention de sûreté représente à ses yeux une « immense défaite intellectuelle et morale ». Pour lui, le type de justice hérité de la Révolution française, « acte de foi dans la personne humaine », est bafoué. À l’encontre de la justice de responsabilité, où un citoyen libre et présumé innocent répond de ses actes avant de profiter d’une chance de réinsertion, se profilerait aujourd’hui une justice de sûreté, voire « d’élimination » : un homme, ayant pourtant purgé sa peine, se verrait reclus non plus pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il pourrait faire. Les magistrats, a-t-il expliqué, s’abriteront derrière le rapport des experts, qui euxmêmes, pour se protéger en cas de récidive déjouant leur pronostic, seront peu enclins à préconiser la remise en liberté. Finalement, les individus qualifiés de dangereux n’auraient « plus le droit de vivre », selon une logique qualifiée de totalitaire. Déplorant que la loi controversée ait été votée dans la « quasi complète indifférence du public », R. Badinter a conclu son intervention en s’adressant directement aux psychologues, « voués à être l’alibi du pseudo-scientisme » : « À vous de jouer, ça vous concerne. » Et de glisser en aparté, pendant les applaudisse- Actualité “ Verrait-on se profiler une justice de sûreté, voire d’« élimination » ? Sandrine Roudeix/JDD/Gamma ” ments : « N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? L’époque est difficile… » De son côté, Bernard Cordier, psychiatre à l’hôpital Foch et expert près la Cour d’Appel de Versailles, a déploré que ses confrères, dans leur immense majorité, n’aient pas encore pris position. En tant que président de l’association fédérative La Voix de l’enfant, dont l’objectif est « l’écoute et la défense de tout enfant en détresse quel qu’il soit, où qu’il soit », il s’est évidemment défendu de manifester la moindre indulgence pour les pédophiles, mais a abondé dans le sens de R. Badinter. Une expertise judiciaire consiste en effet à vérifier l’existence, chez un délinquant, d’un lien direct entre maladie mentale et dangerosité. Or la loi sur la rétention de sûreté fait référence non pas à la maladie, mais au « trouble grave de la personnalité », notion floue laissant place à une marge importante d’interprétation. Délivrer un pronostic sur le comportement d’un sujet présentant un trouble grave, mais pas une psychopathologie diagnostiquée de façon consensuelle, est qualifié d’« utopie » par B. Cordier : « Personne n’osera faire un certificat de sortie. » Cette mission ne relèverait pas de psychiatres mais de criminologues, dont la France manque justement. En outre, si l’on demande aux psychiatres de « soigner le mal » et non la maladie, « on va vers l’imposture ». La cause transcende donc le clivage gauche/droite, a-t-il encore plaidé, malgré des pointes d’ironie sur la dangerosité du président de la République lui-même : « Le Dernière minute… Un mois après la rencontre les arguments avancés fi- « conclusions réductrices avec Robert Badinter, la gure un rappel de l’article 19 ou définitives » pouvant FFPP a ouvert les hostilités du code de déontologie de avoir « une influence direc- avec un communiqué s’op- la profession. Celui-ci sou- te » sur l’existence d’autrui. posant à la participation ligne le « caractère relatif » D’autres actions, par voie des psychologues dans une des évaluations et interpré- de presse, sont prévues procédure judiciaire quali- tations du psychologue, et pour la rentrée, au-delà de fiée d’« inhumaine ». Parmi le met en garde contre les la seule FFPP. même gouvernement qui se mobilise pour des otages, crée des lieux où les gens seront otages d’un artifice sécuritaire. » Anne Andronikoff, présidente de la Commission nationale consultative de déontologie des psychologues, a enfoncé le clou en rappelant que la notion de dangerosité n’a selon elle aucune dimension scientifique, n’étant définie que par la loi. Le trouble grave de la personnalité lui semble un concept « aberrant » à dimension normative, ouvrant la voie au jugement des personnes, et non des faits. Et les experts risquent de se transformer en régulateurs sociaux comme le furent les psychiatres staliniens, prompts à interner des dissidents, pas malades, mais dangereux sur le plan politique. Pour A. Andronikoff, les psychologues doivent « refuser de faire partie de ce dispositif. » La table ronde fut donc le lieu d’une belle unanimité entre les intervenants. Trop belle, d’ailleurs : il est regrettable qu’aucun partisan de la rétention de sûreté n’ait été convié à s’exprimer. Car la loi a aussi ses défenseurs, si discrets soient-ils pour l’instant : ce qui explique sans doute ces mois d’atermoiements et ces difficultés à adopter une position majoritaire. On nous a d’ailleurs promis un « clivage sérieux, de fond, dans la profession », bien plus profond que les habituelles guerres des psys. Le combat ne se réduira donc pas à un duel psys/gouvernement : nous verrons si, dans le débat futur, les psychologues parviennent à incarner une force de proposition au milieu de leurs déchirements. n Jean-François Marmion (1) Consultable à l’adresse suivante : http://legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte= JORFTEXT000018162705 (2) www.contrelaretentiondesurete.fr (3) « La prolongation de peine et le psychologue », table ronde du vendredi 4 juillet 2008, lors des Entretiens francophones de la psychologie, Paris, à l’initiative de la FFPP (Fédération française de la psychologie et des psychologues). Octobre 2008 Sciences Humaines N° 197