La spirale dans l'oeuvre de Normand Chaurette de 1980 à 1986 Geneviève VILLEMURE Mémoire de maîtrise soumis à la Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise ès Lettres Département de langue et littérature françaises LT,versité McGiIl Montréal, Québec Juin 1997 O Geneviève Villemure, 1997 Library I*l oNational f Canada Bibliothèque nationale du Canada Acquisitions and Bibliographic Services Acquisitions et services bibliographiques 395 Wellington Street Ottawa O N KI A ON4 Canada 395. nie Weltington OttawaON KlAON4 Canada Yow fi& Votre refemnce Our fiie Notre reldrence The author has granted a nonexclusive licence dowing the National Library of Canada to reproduce, loan, distribute or sell copies of this thesis in microform, paper or electronic formats. L'auteur a accordé une licence non exchive permettant à la Bibliothèque nationale du Canada de reproduire, prêter, distribuer ou vendre des copies de cette thèse sous la forme de microfiche/^, de reproduction sur papier ou sur fonnat électronique. The author retains ownership of the L'auteur conserve la propriété du droit d'auteur qui protège çette thèse. Ni la thèse ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent être imprimés ou autrement reproduits sans son autorisation. copyright in this thesis. Neither the thesis nor substantial extracts fkom it may be printed or otherwise reproduced without the author's permission. Abstract The semantic organization of Normand Chaurette's Rêve d'une nuit d'hôpital, Provincetown Playhouse ... and Fragments d'une lettre d'adieu... plays is quite mysterious. It requires scrupulous deciphering in order to understand the author's sense of direction. This is accomplished by studying the movement of madness, that of writing itself. This movement is heliocoidal, spiral shaped; it is a collection of repeated themes nourished with redundancies, replications, insistence and depth. The spiral symbolizes the cyclonic tendency of the characters' torment, a tendency reaching to embrace the heart of this torment. But this insanity cannot be reasonably revealed. The mystery that sustains Chaurette's plays remains complete. Rêve d'une nuit d'hôpital reveals a narrowed-down heliocoidal structure which focuses on two poles: temporal and spatial. It propels us to the heart of Emile Nelligan's dream. It allows us to observe the various manifestations of the poet's genius, for instance his dark thoughts, despite the illusion of paradise, in the depth of his dream. With Provincetown ..., the spiral plays with space, tirne and character, and with the phenornena o f double denigation and mise en abyme, al1 of which contribute to erase the gap between theatrical reality and reaLity itself. However, the heliocoidal movement emphasizes much more the never-ending redundancies which make up the story. The character of Charles Charles is condemned to survive only through those redundancies, which account for his conscious madness. In Fragments ..., we become aware of limitations of l ~ g u a g e .Geologists attempt to explain the reasons which led to the death of their tearn leader. Sirnilar to Rêve ..., this play articulates a narrowed-down structure which attempts to erase mith. More than just an inquïry on a man's death, this play is a quest for his soul. The mystery will rernain because no one can find the words to speak of the silence of the ornnipresent water. This study bnngs out the repetitive spiral structures present in each text in order to explain their presence and their dynamic. It is an attempt to spell out what the text's Ianguage remains unable to Say: the essence of one soul's insanity. Je voudrais remercier mon directeur, M. André Smith, pour sa patience et ses bons conseils. Un gros merci également à mes parents, Louise et Gilles (merci papa pour la correction), B mon ange protecteur Martin (je l'ai finie!!!), à ma soeur Catherine (toujours là), à Sébas (monsieur critique.. .merci) à Maggy et Diane D-B (mes lectrices), à Marius et à tous ceux qui m'ont encouragée de près ou de loin tout au long de ce travail. Merci spécial à Denis Allard pour la traduction du résumé. Résumé L'organisation textuelle des pièces Rêve d'une nuit d'hôpital, Provincetown Playhotise... et Fragnzents d 'une lettre d 'adieu... de Normand Chaurette est d'en saisir l'orientation et cela par mystérieuse. Elle nécessite un déchimage exact l'étude du mouvement de la folie, donc de l'écriture. Ce mouvement est hélioco~d~l , en spirale, i.e. qu'il est constitué de reprises de thèmes, de redites, et alimenté par des phénomènes de répétition, de redoublement, de mise en abyme. La spirale symbolise l'élan cyclonique du tourment des personnages, élan qui tente de cerner l'essence même de ce tourment. Mais la déraison ne peut être révélée raisonnablement. Le mystère qui nourrit les pièces de Chaurette reste toujours entier. Le premier chapitre met en relief la structure héliocoïdale en entonnoir dans Rêve d'une nuit d'hôpital,structure qui s'établit autour de deux pôles, temporel et spatial, et par laquelle on est transporté au coeur du rêve d'Emile Nelligan. Nous observons, les diverses manifestations du génie du poète dont la pensée sombre, malgré l'hallucination ..., la spirale joue avec les du paradis, dans l'abîme du rêve. Avec Provi~tcetown dédoublements d'espaces, de temps, de personnages, et avec les phénomènes de mise en abyme et de double dénégation qui effacent la distance entre le réel théâtral et la réalité. Mais le mouvement héliocoïdal s'articule surtout autour des in£inis redites qui forment Le récit. Le personnage de Charles Charles est condamné à survivre par ces redites, garantes de sa consciente folie. Dans Fragnzenis..., on prend conscience des incapacités du langage. Des géologues tentent d'expliquer les causes de la mort de leur chef d'expédition. Comme Rêve ..., cette pièce présente une structure en entonnoir qui veut circonscrire une vérité. Plus qu'une simple enquête sur la mort d'un homme, cette pièce est une quête de son âme. Le mystère restera entier parce que nul ne saura trouver les mots pour dire le siIence de l'eau, omniprésente. Le travail consiste à dégager de chaque texte les structures en spirale récurrentes pour ensuite expliquer leur présence et leur fonctionnement comme une tentative pour dire ce que le langage du texte est impuissant à dire: l'essence de la déraison d'une âme. TABLE DES MATIÈRES ............................................................................... INTRODUCTION 7 Le théâtre des années quatre-vingt: Chaurette et Dubois .............................................. 7 L'oeuvre de Normand Chaurette ..................................................................................... 8 Le texte dramatique ......................................................................................................... 9 Plan de l'analyse .......................................................................................................... 13 ....... 17 LA SPIRALE EN ENTONNOIR DANS RÊVE D~UW ~ T D ' H Ô P I T A L Introduction ................................................................................................................... 17 Le temps «instantané» .................................................................................................. 17 . .............................................................................20 L'espace de la folie................ L eternel midi de la déraison ......................................................................................... 21 Le mythe de l'ange sacrifié ...................................... ..................................................... 23 Le paradis originel .........................................................................................................27 La spirale de l'enfer ............................................................................................... L'illusion du paradis .............................................................................................. La spirale en entonnoir .................................. ....... ..............*....*...........*...*....*........ Y ' Introduction ...................................................................................................................39 Le jeu entre les réalités .................................................................................................. 40 La redite ......................................................................................................................... 46 .. La répétit~ond'un blanc ................................................................................................. 49 Le mythe des origines.................................................................................................... 51 La spirale du silence ...................................................................................................... 52 Le réel du mensonge ...................................................................................................... 54 Conclusion ..................................................................................................................... 57 FRAGMENTS D'UNE LETTRE D'ADIEU LUS PAR DES GÉOLOGUES. OU LE SILENCE DU CYCLONE 61 Introduction ................................................................................................................... 61 Le langage scientifique................................................................................................. 63 La parole et la pluie ....................................................................................................... 74 84 Le langage de l'eau ...................................................................................................... L'essence du silence ...................................................................................................... 87 Conclusion ..................................................................................................................... 91 ............................m...................................... ................................................................................. CONCLUSION 95 INTRODUCTION Introduction Le théâtre des années quatre-vingt: Chaurette et Dubois Le théâtre québécois contemporain, marqué dans les années soixante-dix par un souci de réalisme culturel et linguistique avec, par exemple, Michel Tremblay, a subi de nombreuses transformations au début des années quatre-vingt. Ces changements, qui se sont souvent manifestés sur le plan des pratiques scéniques avec la prolifération de spectacles expérimentaux ou multidisciplinaires (Carbone 14, le Théâtre Repère, Omnibus, le Nouveau Théâtre Expérimental), ont également touché l'écriture dramatiq~e.~Comme l'a remarqué Paul Lefebvre: «Après une douzaine d'années nettement marquées par une dramaturgie fondée sur la parole, arrivent, avec [Chaurette et Dubois], des textes qui tiennent surtout de l'écriture.9 La critique s'est penchée sur le travail de ces deux «jeunes» dramaturges aux noms régulièrement liés par la suite.3 Les deux auteurs ne sont certes pas les seuls à avoir participé au renouvellement théâtral de la dernière décennie, mais, comme l'a remarqué Pascal Riendeau: «BIS] se retrouvent probablement parmi les auteurs dramatiques les plus importants au Québec 1 La différence est marquée entre les deux expressions. Comme le précise Irène PerelliContos: ((nous sommes ici devant deux types de création bien différents, que l'on appelle respectivement «écriture dramatique)) et «écriture scénique)). La première, en tant que texte écrit, appartient au domaine de la littérature et, potentiellement, a celui du théâtre. [...] À l'opposé, qu'elle soit ou non basée sur un texte dramatique préalablement écrit, l'écriture scénique relève entièrement du domaine du théâtre [...]». Irène PareIli-Contos, ({Théâtre et littérature, théâtre et communication)), Nuit Blanche, n055(mars-avril-mai 1994), p.46. Paul Lefebvre, ((Chaurette et Dubois écrivent)), Jeu, 32 (1984), p.75. depuis 1980.~4Le bouleversement dramatique s'est amorcé avec la présentation la même année (en janvier et février 1980) respectivement de Rêve d'une nuit d 'hôpital de Chaurette et de Panique à Longueuil de Dubois. Dans son article consacré au texte dans le théâtre québécois, Marie-Christine Lesage remarque justement que ces «deux nouvelles voix allaient amorcer toute la remise en question de la dramaturgie traditionnelle. P t qu'] à travers la crise de la dramaturgie, c'est une crise de la réalité qui s9affimiait.»5 L'oeuvre de Normand Chaurette Le présent mémoire sera consacré aux oeuvres d'un de ces dramaturges du tournant des années quatre-vingt: Nomand Chaurette. Depuis 1980, Chaurette a publié huit pièces et un roman. Il a également fait plusieurs traductions et réalisé divers écrits notamment dans la revue Jeu et plus récemment dans des publications de Québec/Arnérique et du Théâtre Ubu? On peut diviser son oeuvre en deux catégories. La première comporte tous ses écrits des années quatre-vingt, soient cinq pièces: Rêve dlune nuit d'hôpital (1980), Provincetown Playhouse, juillet lPI9, j 'avais 19 ans (1981)' Fêtes d'Automne ( 1 982), La société de Métis (1983), Fragments d'une lettre d 'adieu lus par des géologues 3 Jean-CIéo Godin a été un des premiers à accoler les ((jeunes)) noms et la démarche artistique de Normand Chaurette et de René-Daniel Dubois, et d'autres critiques -Robert Lévesque, Lucie Robert, Paul Lefebvre,Jane Moss- ont suivi son e x e ~ p l e . 4 Pascal Riendeau, L 'hybridit6 textuelle chez Nonnand Chaurette ou les manifestations d'une dramaturgie posfmodeme, mémoire de maîtrise, département d'études littéraires, Université du Québec à Montréal, (mai 1995). p. 23. 5 Marie-Christine Lesage, «Le texte dans le théâtre québécois actuel)), Nuit Blanche, n055, (Mars-avril-mai 1994), p.52. 6 Normand Chaurette, «La chinoise)), Jeu, no 32, (1984). p.79-86, ((L'écolier disparu)), La société de Normand Chaurette. Figures et manières, publication du Théâtre Ubu à l'occasion de la création du Passage de L'Indiana, 1996, p.78-79 et «La panne)), Avoir 77 ans, Robert Lévesque (dir. de publ.), 1991, p.37-52. 8 (1986) et un roman, Scènes d'enfants (1988). Ces textes présentent des thèmes, des personnages, des structures et une écriture similaires. Aussi, brièvement, est-il toujours question pour les protagonistes de découvrir et de révéler un secret profondément enfoui au creux de leur être, secret qu'ils s'avèrent incapables de dire malgré leur désir de le crier. Quant aux écrits suivants, Les reines (1991), Je vous écris du Caire (1994) et Le passage de I'lndiana (1996), le cordit entre la parole et le silence est toujours (omni)présent, quoiqu'ils semblent ouvrir une nouvelle avenue dans l'écriture de Chaurette, surtout sur le plan de la structure même des pièces. C'est pourquoi nous nous attarderons ici sur les textes de la première catégorie. Le texte dramatique Comme nous l'avons remarqué précédemment, la critique théâtrale a eu tôt fait de remarquer l'immense talent de Normand Chaurette, et s'est empressée de le rapprocher de celui de René-Daniel Dubois, révélé la même année. Selon Rodrigue Villeneuve, les deux dramaturges, et surtout Chaurette avec Provincetown Playhouse -texte publié avant d'avoir été joué sur scène en 1982- sont devenus les têtes de proue d'un nouvel élan de retour au texte dans l'écriture dramatique québécoise: leur apparition fut saluée comme l'annonce de ce que seraient les artistes d'un Québec post-référendaire. Finie 1'afErmation nationale, la mise en scène du nous, voire la préoccupation référentielle. On entrait dans l'ère de l'écriture et du repli sur l'art. C'était exagérk mais pas faux. Le théâtre se déclarait texte, en effet, et Provincetown ..., comme un manifeste, en fournissait une démonstration éclatante. Texte, la pièce l'était au cube: texte de théâtre, texte sur le théâtre et mise en théâtre du texte.' Rodrigue Villeneuve, «Provincetown Playhouse, juillet 1979,j'avais 19 ans. A la lettre.)), Jeu, no 64, (1992), p.123. 7 9 Quoique la critique ait à maintes reprises remarqué ce retour au texte chez Chaurette, elle s'est très peu penchée sur l'analyse approfondie des textes de ses pièces. Leurs créations et leurs diverses mises en scène ont évidemment suscité un vif intérêt chez les critiques de théâtre, intérêt vite déçu cependant. Comme l'ont Wquemment dénonce les critiques dont Jean-Cléo Godin, la majorité des mises en scène qui ont été proposées de ses pièces -et de celles de Dubois également- sont loin d'avoir satisfait les connaisseurs: Il faut cependant admettre que la production de ces pièces n'est pas simple et exige une scénographie inventive. Peut-être est-ce pour cette raison que ces deux auteurs, si souvent et à bon droit associés, sont habituellement présentés comme des dramaturges de l'avenir..! Jean-Cléo Godin a écrit ces mots il y a maintenant plus de dix ans. Les metteurs en scène se sont succédés, plusieurs n'ont pas su apprivoiser l'immense silence de cette écriture du secret. Même si Robert Lévesque dit que Iors de la création de Provincetown, < m echose rare s'est produite»,g l'admiration était suscitée par le texte lui-même et non par le spectacle présenté. Pourtant, depuis 1990 environ, et surtout depuis la magnifique création à Avignon du Passage de l'Indiana mise en scène par Denis Marleau en 1996 et reprise par le Théâtre du Nouveau Monde I'automne de la même année, Chaurette semble avoir enfin trouvé sa voix. Quoiqu'il en soit, on constate que les premières pièces de Chaurette sont encore orphelines d'une scénographie appropriée à la «dramaturgie de I'énigme»lO qu'elles proposent. Souvent qualifiés de théâtre <&jouable, irreprésentable)}, les premiers Jean-Cléo Godin, «Deux dramaturges de l'avenir?)), Etudes Liftéfaires, (hiver 1985). 18:3, p.121. 9 Robert Lévesque, «Normand Chaurette: Le géologue du hasard)), Le Devoir, 28 août 1995, BI. Idem. 8 10 textes de Chaurette <<quitiennent surtout de l'écriture>>"appellent à être lus et analysés pour eux-mêmes en tant que textes littéraires, indépendamment de l'objet scénique qui serait sensé en faire la représentation. 1. Le choix des pièces: La structure, les personnages, les thèmes C'est pourquoi nous proposons de faire ici une analyse exclusivement textuelle de trois pièces de Chaurette, soient: Rêve d'me nuit d 'hôpital, Provincetown Playhouse, juillet 1919.j 'avais 19 ans et Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues. Le choix de ces trois pièces se justifie d'abord par leur participation reconnue au renouveau de la dramaturgie québécoise des années quatre-vingt, surtout pour ce qui est de Provincetown... et de Fragments... Mais il est principalement motivé par la grande similarité entre les personnages, les structures et les thèmes de ces trois textes. D'autre part, il est aussi important de remarquer la présence récurrente de la folie dans ces premiers écrits. En évacuant le souci de réalisme qui avait d é h i le théâtre de la décennie précédente, les nouveaux dramaturges ont créé, selon Jane Moss, un théâtre de la «déconstnictiom, c'est-à-dire des pièces où la réalité présentée échappe au vrai, comme si elle avait été fragmentée puis assemblée de nouveau pour former un autre réel, sans référent préétabli.12 De même, les personnages ont opéré un retour narcissique sur eux-mêmes afin de nous entraîner plus profondément au creux du nondit de leur être, au centre de leur folie: Paul Lefebvre, opus cité, p.75. mémoire Pascal Riendeau, en s'appuyant sur une théorie de Jane Moss, attribue l'esthétique déconstructiviste A l'aspect proprement ~postrnodernen dans Provincetown Playhouse et Scènes d'enfants. Notre étude n'entrera pas dans cette perspective; elle se penchera spécifiquement sur les textes dramatiques, sans essayer de montrer leur apport A une esthétique qui leur est extérieure, prkdéfinie ou préétablie. 12 Dans son 11 In the plays of Chauretîe [...], the madness theme is not use for political or ideological purposes. Il is more than an escape fYom an unbearable reality. It is the key to deconstructing reality which structures the play. The psychodramas of [this] young [author] are mind garnes conducted by mad characters. Realistic decor, 1hea.r plot, unified personality, and simple meaning are discarded in favour of minimalkt settings, drearn logic, fiagrnented and multiple personalities, and multiple levels of interpretation. [...]there is no doubt that we are in a theatrical space of obsessional images, fkagmented mernories, and halucinatory dreams where time and logic have Iost al1 meaning. 13 2. La folie L'analyse de l'écriture chaurettieme s'avère donc un voyage du côté de la déraison des personnages des pièces, mais également et surtout, une étude des effets destructeurs de cette folie sur les autres personnages, sur le lecteur/spectateur, et sur la structure et l'écriture même des pièces. Nous nous retrouvons devant un écrit théâtral dans lequel le texte, «omniprésent et englobant»,14 EST littéralement la mise en scène d'un fiagrnent de folie. Aussi, l'organisation textuelle des pièces est-elle énigmatique, mystérieuse. Elle nécessite un déchifEage minutieux afin d'en saisir l'orientation et cela par l'étude du mouvement de la folie, donc de l'écriture. Chez Chaurette, ce mouvement est héZiocoianl , ou en spirale, c'est-à-dire qu'il est constitué de multiples reprises de thèmes, de redites de paroles de personnages et d'événements passés, et alimenté par des phénomènes de repéiition, de redoublement, de mise en abyme et de chevauchements répétés entre les souvenirs et le présent, entre les rêves et la réalité, entre la fiction et le vrai ou L'apparence du vrai. Le mythe, qui se situe toujours dans un temps immémorial et que l'on considère comme un récit fondateur, expliquerait par 13 Jane Moss, «Still crazy after al1 these years. The uses of madness in recent Quebec draman, Canadian Literature, (auturnn l988), 118, p.35-36. exemple cette structure en spirale par le fait qu'il est une histoire que l'on répète et que l'on réactualise continuellement dans un nouveau contexte. En fait, la spirale symbolise le mouvement cyclonique du tourment des personnages, mouvement qui tente de cerner l'essence même de ce tourment. Mais la déraison ne peut être comprise et révélée raisonnablement. Le mystère qui nourrit les pièces de Chaurette reste donc toujours entier et est même projeté dans la réalité du lecteur/spectateur dont les limites ont été violemment happées par la tempête. Plan de l'analyse L'objet du présent mémoire sera d'étudier la structure en spirale (héloicoïdale) récurrente dans les pièces Rêve d'une nuit d'hôpital, Provincetom Playhouse... et Fragments d'une lettre d'adieu ... de Normand Chaurette. L'étude se fera aux niveaux de la structure de la pièce (agencement même du récit) et de la structure de la diégèse (fiistoire, événements racontés). Le premier chapitre met en relief la structure héliocoïdale en entonnoir dans Rêve d'une nirit d'hôpital, structure qui s'organise autour de deux pôles, temporel et spatial, et par laquelle on est transporté au coeur du rêve du poète Émile Nelligan. Nous observons, avec les autres personnages, les diverses manifestations de l'imaginaire du poète dont la pensée sombre toujours dans l'abîme du rêve. Au début, ce rêve a les allures d'un paradis dont Émile est l'ange. Afin de saisir l'origine de son génie, la pièce emprisonne le poète de son mouvement en spirale et resserre de plus en plus son élan autour de cette vision de bonheur. - 14 Jean-Cléo Godin, opus cité, p.113. L'hallucination paradisiaque s'évapore soudainement et se métamorphose en un cauchemar dont Émile est maintenant l'ange sacrifié. Avec Provincetown Playhouse, un peu comme dans Rêve d 'une nuit d 'hôpital, nous explorons l'univers mental d'un auteur interné dans un institut psychiaûique: Charles Charles. La pièce, qui se passe dans la tête de Charles Charles 38, est la mise en théâtre continuelle de l'écriture dramatique de Charles Charles 19, son double. La spirale joue d'abord avec les nombreux dédoublements d'espaces, de temps, de personnages, et avec les phénomènes de mise en abyme -la pièce du Provincetown Playhouse, au cours de laquelle a eu lieu le meurtre d'un enfant, est insérée dans la pièce imaginée par Charles Charles 38- et de double dénégation, qui engendrent une série de quiproquos entre le réel théâtral et la réalité. Mais le mouvement héliocoïdal s'articule surtout autour des innombrables redites qui forment le récit. En fait, ces redites n'existent que pour combler le vide langagier, le blanc, de Charles Charles. Devenu consciemment fou pour éviter le pire lors de son procès pour meurtre, il est maintenant condamné à vivre sa folie, une folie où s'eritrechoquent les souvenirs répétés de la vie réelle et la réalité quotidienne du réel théâtral par lequel il survit. Fragments d'une lettre d'adieu ... est la conscience de l'incapacité du langage à être compris, d'une part, et à s'exprimer, d'autre part. La pièce met en scène des géologues, des scientifiques, qui tentent de comprendre et d'expliquer les causes de la mort de leur chef d'expédition, Toni van Saikin. Comme dans Rêve d'une nuit d'hôpital, cette pièce présente également une structure en entonnoir qui vise à faire jaillir la vérité. Le mystère restera entier parce que personne n'aura la force de traduire ses sentiments, et surtout parce que nul ne saura voir a travers l'opacité de la pluie et de l'eau, omniprésentes. Plus qu'une simple enquête sur la mort d'un homme, cette pièce 14 est une quête de son âme. Mais l'âme de Toni s'est fondue aux eaux du Mékong et ni les géologues, ni sa femme Carla, ou Xu Sojen qui l'effleurera pourtant, ne trouveront les mots pour dire son silence. Le présent travail consistera donc à dégager de chaque texte de Chaurette les structures en spirale récurrentes pour ensuite expliquer la présence et le fonctionnement de ces structures comme une tentative pour dire ce que le langage du texte est impuissant à dire: l'essence de la déraison d'une âme. CHAPITRE I La spirale en entonnoir dans Rêve d'une nuit d'hôpital. Introduction Réve d'une nuit d'hôpital est la première pièce publiée par Normand Chaurette et, quoique considérée par son auteur comme une oeuvre de jeunesse, elle met déjà en place cette structure héliocoïdale caractéristique des pièces qui allaient lui succéder. Dans cette pièce, la spirale s'articule autour de deux espaces, intérieur et extérieur, et à partir d'un point temporel précis, lundi I l juillet 1932, qui sert de tremplin à la découverte du passé du personnage principal du récit: Émile Nelligui. En effet, la pièce vise à approfondir la tourmente du célèbre poète dont l'auteur a brillamment su mettre en mots un moment de la géniale folie. Chaurette est d'abord parti du mythe de Nelligan pour retracer cette folie, mais il s'est surtout joué des conventions temporelles afin de recréer un éclair de rêve. C'est pourquoi l'analyse va d'abord porter sur l'organisation des espaces intérieur et extérieur de la pièce et voir en quoi cette structure à la fois physique et temporelle est le point d'ancrage de toute la problémztique engendrée par le texte. Le temps «instantané» L'espace temporel de la pièce est a la fois restreint et infini. En effet, l'action commence après le dixième coup de l'angélus et se déroule entre le dixième et onzième 17 coup de midi, les deux derniers coups sonnant immédiatement après la dernière réplique de la pièce. Comme le constate Jean-Cléo Godin dans sa préface de l'oeuvre, «cet angélus sert moins à marquer l'heure qu'à délimiter rigoureusement le récit dramatique, à lui fournir son principe dYunité.»lsPourtant, cette unité est trompeuse parce que constamment en mouvement; aussitôt que la quiétude et l'iïamobilité s'installent, l'auteur nous projette dans un autre temps tout en restant dans la même fixité de cet éternel midi de 1932. Ce midi du lundi, onze juillet, mille neuf cent trente-deux, est le temps central de la pièce, celui qui crée l'unité, mais c'est avant tout le point d'expédition dans l'infini intemporel du récit du rêve (ou de la folie) du personnage d'Émile Nelligan. Tout le récit de la pièce se déroule dans un seul moment, midi, qui relie les trois moments importants de la vie du personnage: son enfance à Cacouna, ses années à l'école Olier et son internat à Saint-Jean-de-Dieu. Au premier abord, on pourrait croire à un déroulement chronologique du récit alors qu'au contraire, toute l'action est contenue dans l'instantané d'une pensée, dans une sorte de «flash-souvenir» reliant et entremêlant ces trois moments clés: En douze tableaux, j'ai voulu cerner quelque chose qui soit près du rêve, avec tout ce qu'il comporte de «logique», et aussi ce ikisson qui l'accompagne, instantané, à la fois subtil et douloureux. (RNH,21) L'infini est donc contenu dans un court moment, dans l'instantané du rêve qui, malgré son apparent illogisme, reste ouvert au décodage. Pour Chaurette, l'écriture de la pièce -comme pour Nelligan celle de sa poésie- est l'ultime moyen de dire la nature de ce rêve. Mais comme la véritable nature des choses trouve généralement naissance en son point d'origine, l'ordre temporel du récit dramatique présente une certaine - -- - . -- - '5 Préface de Jean-Cléo Godin, Rêve d'une nuit d'hôpital, p.12. 18 chronologie et une «remontée progressive vers l'enfance.)) Car il s'agit bien ici de retrouver l'enfant sacriflé. En fait, le texte essaie de retracer et de comprendre le mystère du génie de Nelligan et, par là, tente de cerner l'origine de sa pensée, l'essence même de son rêve qui se trouve nécessairement à l'intérieur des limites pures de l'enfance. Comme l'angélus sonne les douze coups de midi, la pièce compte douze scènes centrées sur la sixième. Cette scène centrale décrit justement le paradis de l'enfance d'Émile à Cacouna. Ce Lieu de l'enfance est féérique, la nature y est harmonieuse, le temps chaud et enveloppant. Le mystérieux invité de la Mère dira: «On se croirait parmi les anges.»(RNH,56) L' ange aux «mains blanches, sans lignes~)@NH,58),c'est Émile qui emplit l'espace de pureté et de lumière. Mais nous reviendrons plus loin sur cette scène cruciale. La structure temporelle de la pièce semble donc être le principe unificateur du récit. Chaurette a mis en écriture un très bref instant de rêve, qui contient cependant tout autant de parcelles d'infini que l'infini lui-même. Cette portion d'éternité s'organise de manière à voyager en spirale autour d'un point central, ce fameux onze juillet mille neuf cent trente-deux. Pourtant, l'organisation du temps ne constitue pas la seule structure héliocoïdale du récit. Les espaces physiques intérieur et extérieur se construisent autour de cette chambre d'hôpital comme pour en cerner les limites. La suite de l'analyse portera donc sur l'organisation spatiale de la pièce et se fera en suivant l'ordre de succession des douze scènes qui la constituent afin de mieux dégager la structure axée sur la sixième scène, celle de la redécouverte de l'enfance, dont l'importance a été mentionnée précédemment. L'espace de la folie Rêve d'une ntïit d'hôpital est le récit de la confkontation entre deux espaces opposés: intérieur et extérieur. L'espace intérieur est le reflet de l'âme d'Émile et correspond à la chambre d'hôpital, lieu où Émile se souvient des événements racontés au spectateur. Quant à l'espace extérieur, il se définit er? opposition à l'espace intérieur; il englobe tous les personnages et les lieux qui en sont exclus. Toutefois, étant donné que chaque personnage fait partie de cette déraison parce qu'ils sont justement vus et décrits de l'intérieur même de cette folie que Chaurette veut retracer,l6 on constate qu'en fait, toute la pièce est un espace de folie et de déraison. Les personnages de la pièce, qui sont tous d'un certzine façon mis en contact avec l'âme d'Émile, en viennent donc à déraisonner sur «le midi qui semble bien long dans cet hôpitald7 et prennent peu à peu conscience qu'ils font partie de cette éternité. Dès le prologue de la pièce, dit par le choeur, le rêve s'ouvre au spectateur. L'esprit d'Émile se dévoile et se concrétise: «cette chambre s'éclaire comme un théâtre»(RNH,31)' et le spectateur assiste littéralement à ce dévoilement. On entre donc d'emblée dans l'espace de la folie. On pénètre dans la tête de Nelligan, on s'y promène et l'on croise a quelques reprises des fragments de son oeuvre. Le lieu physique de la l6Chaurette veut décrire et comprendre la folie du personnage d'€mile en explorant l'intérieur même de cette folie. II est donc essentiel que rien ne sorte des limites de cette folie; la vision et l'écriture en seraient faussees. l7Introduction de Normand Chaurette, R&e d'une nuit d'hôpital, p.22. 20 chambre symbolise l'espace de son esprit, et du même coup, tout ce qui entre dans cet espace est imprégné, voire englouti par sa folie. Le rôle du choeur est dorénavant très clair: il est le symbole textuel de cette folie. C'est dans la première scène, qui se déroule a l'école Olier, que le choeur témoigne du phénomène de la création dans la tête du jeune Émile. Le choeur EST la poésie en émergence dans cet esprit tourmenté. Aussi, les deux personnages du Recteur et de l'Instituteur observent l'extérieur du poète, mais la poésie du choeur reste absente à leurs yeux. Comme les deux hommes, le spectateur amorce son entrée dans le rêve en observant le jeune étudiant par un trou de serrure, et s'étonne avec eux des éternels silences entre chaque coup de l'angélus. C'est une thématique récurrente chez Chaurette que de montrer l'infini pouvoir révélateur des silences. Ici, les silences entre les douze coups de midi signifient davantage que la simple pénétration des personnages dans l'éternité du moment; ils renferment le code de la folie. En fait, la pièce est le minutieux décodage d'un silence intemiinable, gardien du secret du rêve d'Émile. L'éternel midi de la déraison Comme nous l'avons mentionné dans la première partie de l'analyse, le midi d'Émile est éternel et s'ouvre sur une multitude de midis qu'il redit dans sa tête. Par la pièce, on assiste à I'une de ces redites qui, somme toute, dresse le bilan de sa folie et donne aux personnages entourant Émile le moyen de pouvoir percer sa carapace de rêve. Le midi de 1932 est le point temporel central du récit, mais il fait 6gâlement partie de l'espace intérieur, il ajoute une dimension temporelle intérieure au lieu physique de la chambre d'hôpital, symbole de l'espace du rêve.'* La seconde scène de la pièce expose cet espace-clé au spectateur qui comprend que tous les autres midis (et lieux) de la pièce y trouvent leur origine. Cette chambre d'hôpital et ce midi de 1932 combinent les deux espaces intérieurs, physique et temporel, nécessaires au dévoilement du rêve; c'est comme si midi était le «bon temps))pour entrer dans l'espace d'Émile. Déjà, dans la scène suivante qui se déroule à Cacouna en 1896, on comprend court rapidement vers cette folie qui le guette. Les personnages qui L'entourent amorcent le questionnement face à cet être bizarre. On se demande qui il est et ce qu'il est: -Il ne nous entend pas. II est sourd, je pense... -Non, il fait semblant d'être sourd! -Mais où va-t-il comme ça en courant? Comme il est drôle! CRNH'40) En fait, cette courte scène témoigne de I'origine de la folie qui attire le jeune Émile et intrigue les autres personnages,~gces gens issus d'un extérieur opposé à l'espace intime du poète. En plus d'en souligner l'atmosphère angélique, cette première scène a Cacouna annonce la descente d'Émile dans l'enfer de la névrose qui deviendra évidente pour tous quelques scènes plus loin. Le va-et-vient entre les espaces extérieur et intérieur se poursuit a la quatrième scène par un retour à l'hôpital. Le lieu physique de la folie s'a£firme de plus en plus comme tel aux personnages qui y entrent. La migraine d'Émile est anormale, mais ce dernier confime que l'anormal est normal dans cet endroit où dout déborde Dans Lire le thgâtre (p.197). Anne Ubersfeld propose justement qu'il y a un rapport d'inclusion entre le temps et I'espace au théâtre: «la signification du temps c'est I'espace et son contenu d'objets», donc, que I'espace est la métaphore du temps. Dans Rêve d'une nuit d'hôpifal, comme dans Provincetowr! Playhouse, le lecteur assiste A l'exploration spatiotemporelle d'un personnage qui se trouve dans un hôpital psychiatrique. I9Le personnage de la mère est très protecteur A 1'8gard de son jeune emile. Les deux soeurs, qui apparaissent comme les doubles de La Grande et de La Petite, sont déléguées par d'absurde!»(RNH,44) Cette scène est une vaine tentative d'expliquer clairement la nature et les effets du mal d'Émile. A un certain moment, l'action porte sur l'inspection de la gorge d'Émile par La Petite; sa gorge est d'un «beau rouge, un g~ufli-e»;~O elle y voit la lave des volcans. Cette action renvoie à la première scène de la pièce dans laquelle le Recteur et l'Instituteur observent Émile par le trou de la seme. Dans les deux cas, on essaie de décoder son aspect physique afin de comprendre son comportement et de trouver l'origine de sa < < b i z a r r e r i e » ~ , 5 6 ) . Le personnage de La Petite, qui semble être le plus apte à comprendre le malade, montre par sa réplique l'impossibilité de décrire le mal qui l'accable. La Petite décortique et interprète le moindre signe de la maladie; elle propose me explication concrète et plausible pour tout. Pourtant, comme ce sera le cas dans la pièce Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues, les explications scientifiques ne disent rien sur la véritable nature des choses. Le mythe de l'ange sacrifie À sa sortie de la chambre, La Petite claque violemment la porte et laisse Émile seul, gémissant. La douleur d'être seul au centre de son délire lui est insupportable. Lorsque tout signe du concret et du réel fuit le rêve, l'espace l'agrippe et l'enfonce encore plus dans son épouvantable abîme. Émile se met alors à parler de lui-même à la troisiéme personne. Cet Autre, ce double en souEance, c'est l'ange sacrifié21 par les la mère pour le divertir et le surveiller, mais aussi pour «l'empêcher d'aller trop loin)), peut-être de peur qu'il se perde dans cet espace intérieur inconnu qui l'appelle, 20 évocation du goufïi-e n'est anodine. Le personnage qÜi tente de p8nktrer à l'intérieur de l'espace de la folie voit immédiatement que cette tentative, s'il persiste à la compléter, va l'engloutir A son tour. L'image du gouffre est repérable dès le début du d6codage; on sait tout de suite ce qui attend Émile et le personnage qui l'observe. Par définition, l'ange, du grec angelos, est le symbole du médiateur, du messager. 23 hommes dont le mystère reste éternel... Il faut noter ici l'association que le personnage d'Émile établit entre son double et le crucifix planté au mur de sa chambre: l'image de Jésus crucifié et martyr du monde renforce le symbole de l'ange prisonnier de l'enfer, mais accentue également le mythe du poète maudit. D'ailleurs, en se mettant à parler de Dieu, La Petite se rapproche un peu du poète: Son amour ne connaît pas de frontière... D'ailleurs, vous le savez!... Ne faites pas semblant de ne pas le savoir... VOUS faites toujoürs semblant de tout... Je ne serais pas surprise qu'un jour des choses finissent par faire semblant de vous miver.. . (RNH'48) De retour à l'école Olier, la poésie du choeur poursuit son évolution à l'intérieur du jeune Émile; à l'opposé de cet espace, l'Instituteur et le Recteur se remémorent et redisent ce qui constitue l'extérieur tout en cherchant un moyen d'atteindre en vain l'âme de 1' étudiant: «pour lui, [...] le temps n'existe pas.»22(RNH749) Pourtant, L'Instituteur connaît véritablement mieux Émile qu'il ne le laisse voir; il le dit «génie», mais comme pour sauver les apparences devant le Recteur ou comme s'il avait tout à coup compris la portée du terme «génie», il s'autoconige et Émile devient alors un «élève modèle». L'Instituteur poursuit cette description par l'énumération des exploits intellectuels de l'élève modèle. 11 faut noter ici le blocage sur les mots «génie» et «folie» qui, tous les deux, qualifient un comportement indéfinissable. On voit ici que ces mots servent à dire l'état physique et mental d'Émile, mais que le résultat de son observation dépasse la raison de l'Instituteur dont l'entendement en a pourtant ressenti toute l'ampleur. 22 La notion de temps est trés relative. Comme l'a déjà avancé Hubert Reeves, il y a autant de distance temporelle entre deux millièmes de seconde qu'entre deux millénaires... Le temps est éternel Zi chaque moment. 24 Dans cette scène, on apprend qu'Émile est puni pour avoir lu Rimbaud, symbole du poète génial, mais fou et incompris. Le mythe de Nelligan-le-poète-sacriné renvoie à cet autre mythe de Rimbaud. Aussi, l'Instituteur et le Recteur passent-ils d'un sentiment profond d'ignorance à celui de la compréhension de leur élève par le biais du mythe de Rimbaud. La poésie de Rimbaud, alors mise à l'index mais connue des deux hommes, sert de pont entre leur espace extérieur et l'intérieur d'Émile. En fait, la poésie de Rimbaud fait partie de l'extérieur, seul espace accessible aux personnages, et permet, à travers elle, d'entrevoir le monde intérieur d'un poète comparable (sur le plan du mythe). BreÇ la poésie de Rimbaud met partiellement l'âme de Nelligan à découvert... Cette cinquième scène met l'accent sur l'importance considérable du mythe dans le processus de compréhension de l'âme d'Émile. Avec les spectateurs, le dramaturge et l'Instituteur l'observent. Ils posent des questions et cherchent à cibler l'esprit et la conscience du poète. Là, ils ne trouvent que leur propre conscience, fermée à toute réponse parce qu'incapable de décoder celle du génie. Ils semblent pourtant comprendre une chose: la décadence de la folie et le sacrifice de la jeunesse (ou de l'ange?) servent à concrétiser le mythe vivant dont ils sont témoins. Mais la présence du mythe est également très significative au niveau même de la structure héliocoïdale du récit. Le mythe reste dans la mémoire, il est un souvenir des temps passés qui continuent de nous marquer. Comme Jean-Cléo Godin le remarque dans sa préface: Entre-temps, l'oeuvre du poète s'est imposée, le personnage s'est mythifié, a pris valeur de symbole pour une collectivité qui se cherche dans son passé, veut se donner une tradition, des héros, des victimes aussi? Dans ce sens, le mythe nous apparaît un peu comme une légende; quelqu'un ou quelque chose marque l'histoire et, au fil des âges, les événements racontés sont altérés par le temps, le récit échappe à ses origines et est appelé à se renouveler perpétuellement. Bref, par cette pièce, Chaurette redit à sa manière le mythe de Nelligan. Le Recteur et l'Instituteur restent donc impuissants à voir l'intérieur d'Émile. Pourtant, à la £inde la scène, comme pour annoncer l'épisode central qui suit, le Recteur commence à voir Émile d'un oeil différent: «On dirait qu'il est mort.»(RNH,53) Paroles auxquelles le choeur, symbole textuel de l'intérieur du poète, répond par la poésie, preuve écrite que le voyage et I'exploration de cet espace caché est en cours. L'aspect physique d'Émile qui dévoile «...un être muet, aveugle, sourd aussi...»(RNH,54) dit alors aux deux personnages que «ce grand fiont studieux»(RMI,54) cache entièrement l'Émile qu'ils cherchent à connaître; lorsqu'on observe une image, on voit quelque chose qui n'est pas là, ou plutôt qui est autre que sa représentation. Le Recteur a donc le sentiment de devoir chercher autrement. Pourtant, seul l'lnstituteur va fianchù. le cap des apparences; en rêve, il a vu Émile en enfer et, fort de sa croyance dans la parabole, il s'affirme prêt à opérer un décodage de ce rêve «qui en dit long sur les êtres...»@WH, 55) A ce moment de la pièce, la remontée vers l'enfance arrive à son but et l'lnstituteur en a été l'instigateur. Le rêve d'Émile peut ainsi poursuivre sa traversée du temps et ouvrir la porte sur les origines de sa démence intérieure. spectateur est fin prêt pour le décodage. 23 Préface de Jean-Cléo Godin, opus cité, p.13. Avec l'Instituteur, le Le paradis originel La sixième scène, nous l'wons mentionné au début de l'analyse, est le point central de la pièce. Ce qui fiappe d'abord le lecteur, c'est que les personnages parlent beaucoup ici du sentiment de se trouver dans un espace angélique: «C'est le paradis ici. . c'est le petit On se croirait parmi les anges. Celui-là s u r t o u b > ~ , 5 6 ) «Celui-là», Émile qui a l'air d'un ange à cause de la «bizarrerie» qui remplit ses yeux. Le personnage de Gertrude, qui semble être le plus près du poète,*4 est le premier à le dire être un ange: ( a m ange avec des ailes, du rouge sur les lèvres, et les mains blanches, sans lignes!»(RNH,S8) On sait alon que, dès son plus jeune âge, on ne voit plus Émile comme un humain, il n'appartient déjà plus au monde des vivants. Mais il reste le rouge vivant de ses lèvres, couleur qui rappelle «le beau rouge» que La Petite observait dans sa gorge dans la seconde scène. La vie -et du même coup la mort- sont là, à l'intérieur du corps de l'ange, dans cette couleur rouge qui les révèle, mais qui ne fait qu'entacher la gorge, la bouche et les lèvres par lesquelles passe la parole. L'ouverture de son espace intérieur s'arrête aux Çontières de ses Ièvres brûlées qui ne dévoilent que les mots de cet intérieur. Aussitôt ce cap ultime fianchi, les mots, symboles de la vie, échappent a l'emprise de l'âme, envahissent l'espace extérieur et y perdent toute leur essence. En parlant de Baudelaire, Gertrude dit: «L'âme ou la soif de mourir.»(RNH,S7) Cette phrase décrit parfaitement l'enfer d'un Nelligan vivant, mais prisonnier de son intérieur. Dans son cas, on dirait que l'essentielle mise à nu de son âme le détruit. C'est justement à cause de cette compréhension latente du poète que le personnage de Gertrude trouve son double dans celui de La Petite. 24 27 La spirale de l'enfer On l'a dit, l'Instituteur est le personnage, avec celui de La Petite, qui semble le plus ouvert au décodage du tourment d'Émile. L'Instituteur lutte pourtant de tout son être contre les apparences. À la septième scène" de la pièce, on le trouve inquiété par des questions fondamentales. Il a peur de comprendre en quoi consiste la «bizarrerie» d'Émile et combat cette vision en appliquant au jeune poète et à lui-même, les principes qui le définissent et qui, il l'espère, le protègent. Se battre, ou même seulement tenter de percer le mystère du génie d'Émile, c'est afionter l'inconnu. Il ne peut trouver les mots qui frappent et ses paroles restent impuissantes. Sa conscience d'homme religieux lui fait alors réaliser une équation fort simple: si sa parole, toute imprégnée de son Dieu, ne peut toucher l'âme d'Émile, c'est qu'elle est habitée par le diable;26 aussi, la relation diable/Rimbaud prend-elle pour l'Instituteur une toute autre ampleur. L'importance de l'adéquation entre les mythes de Rimbaud et de Nelligan est telle que Chaurette lui a consacré entièrement la huitième scène du récit. Comme nous l'avons indiqué plus haut, le mythe reste vivant parce qu'il est coostamment redit et renouvelé dans son interprétation. Aussi, lors de l'épisode de la soirée à la salle Windsor en 1899, Chaurette introduit le personnage du musicien Paderewski qui commence son discours en s'inscrivant à l'intérieur d'une durée temporelle indéfinie: «JYaicent ans et je les ai tous connus, [...].» Ce flou temporel, qui, à prime abord, l'apparentait à l'infinie survivance du mythe des artistes consacrés, ne lui donne 25 Cette scène montre également à quel point Émile est déjà perdu; plus rien d'extérieur ne le touche. cependant pas la capacité de comprendre l'origine du mythe. Lorsque Paderewski interpelle Émile du nom de Rimbaud, ce dernier se reconnaît; mais la question du pianiste: «Qui est Rimbaud ?» -demandant du même coup qui est Émile- et la réponse descriptive mais vide de sens que les autres personnages lui foumiront prouvent que le mystère reste encore non décodé. Cette scène a véritablement de l'importance dans la mesure où elle met le mythe de RirnbaudBle11iga.n en évidence. L'énumération que fait Paderewski des grands compositeurs nous étourdit, mais a la dernière réplique, le nom de Rimbaud, confondu avec celui de Nelligan, ressort de ce tourbillon comme une flèche. Cette mise en relief (et en relation) des deux poètes, au-delà de la tornade du temps, montre l'importance de renouveler leur mythe afin qu'ils poursuivent sans cesse leur cours. Au tout début de la pièce, lors du prologue, on insiste sur le fait de pénétrer littéralement dans l'univers intérieur d'Émile. Du coup, on provoque une rencontre directe avec sa pensée, et surtout avec les mots qui bâtissent sa poésie. Cette réunion entre les mots et les personnages est reprise à la neuvième scène, lors d'un troisième retour à l'intérieur de la chambre d'hôpital où le poète est interné. Ici, l'hstituteur, La Petite, La Grande et Émile entendent réciter à la radio le poème Clair de lune inteZlectue2. Ils se mettent à tour de rôle à en réciter les premiers vers dans le but de s'entourer du poème et de former une ronde de mots qui les réunit. Les mots Les entourent, mais le temps, par les souvenirs, inscrit également une spirale autour d'eux: L'Instituteur Émile -Nous avions de longues conversations, aux récréations, vous vous souvenez? -Heu... C'est un peu vague, mais nous avions des choses en commun, vous et moi... 2 6 ~ eterme «diable» - comme celui de l'ange- s'ajoute ici à la liste des entités indéfinissables dressée depuis le début de l'analyse. 29 L'Instituteur Émile -C'est étrange... Après tantYdyannées, tous ces souvenirs qui nous restent ! -Le temps... Le temps... @NH,68-69) Cette dernière réplique d'Émile rappelle que, parce que le temps est relatif, doutes ces années» ne représentent en fait qu'une infime partie de l'infini. Par ailleun, le temps dérobe Émile qui s'y perd: (en didascalie) «Il fixe le vide, devient absent, tout à fait.» (RMI, 69) Par la suite, tous les personnages seront présents dans le lieu et l'espace inténeun du poète; les limites du temps se sont révélées à lui et il y court de tout son être. Tous les lieux et espaces ainsi que tous les midis de la vie d'Émile se rejoignent alors et se recoupent: l'émission d'heure provinciale)), un certain midi où il faisait très chaud, une lettre de la Mère à sa fille Gertrude, la réponse de cette dernière à la Mère, un message d7Evaà Émile, le souvenir d'Émile dans un pyjama rayé (lors de son entrée à l'hôpital ?), et la missive du 11juillet 1932 qui rassemble le tout et ramène la spirale tourbillonnante au point temporel et spatial central de la pièce. Dans cette lettre à Eva, Émile met sur papier sa propre conscience d'entrer dans la folie: KÀ midi les cloches, et ce grand silence Lorsqu'il n'est pas midi...»(R NH,75), puis il invite sa chère soeur à entrer dans son univers de rêve: Viens me dire que tu aimes mon fiont, mes yeux pleins d'énigmes. Mes sourcils et mes cheveux d'amadou, mes lèvres couleur de rivages, une place ici est pour toi, je me sens devenir poète (RNH,75-76). Le texte de cette lettre cordime l'origine même du regard porté sur Émile, un regard issu de l'intérieur du poète. Chaurette a imaginé un Nelligan prisonnier de son enfer intellectuel et physique qui a entrepris de comprendre lui-même l'origine de sa conscience par le biais de l'écriture de sa poésie, mais aussi par celle d'une simple lettre libératrice à sa soeur. Nous prenons connaissance de cette lettre à la neuvième scène, mais tout ce qui la précède montre ce qui se cache entre ses lignes et nous fait comprendre la signification de l'indicible mot «poète». Comme nous venons de le mentionner, le mythe de Nelligan imaginé par l'auteur montre un poète qui a été, dès son plus jeune âge, victime de son propre enfer intérieur. La scène centrale de la pièce qui, on se rappelle, se déroulait dans le lieu paradisiaque de l'enfance d'Émile, mettait en relief l'apparence angélique du jeune poète. L'atmosphère harmonieuse de l'étape originelle faisait en sorte que les personnages présents ne pouvaient voir que l'image de l'ange. La contemplation d'une image ne nous laisse voir que l'extérieur des choses; aussi, la quête du secret de l'image dévoile souvent le contraire même des apparences. Et c'est justement ce que l'on comprend à la lecture de la dixième scène. Par opposition au lieu féérique de Cacouna, les deux espaces physiques de l'école Olier et de la chambre d'hôpital se confondent ici pour ne former qu'un seul enfer. Le va-et-vient entre les deux lieux d'observation d'Émile forme une sorte de chaîne; elle s'enroule autour de lui et le garde prisonnier de ces regards inquisiteurs ainsi que de sa propre conscience. Etroitement ligoté à la fois à sa chaise droite d'écolier et à celle de sa chambre d'hôpital, le poète n'est plus que la conscience de lui-même. L'Instituteur, le Recteur et tous ceux qui l'observent n'ont plus qu'à opérer le décodage de l'âme qui s'offre à eux. On doit remarquer ici que le déchifiage de cette âme s'inscrit lui aussi dans le mouvement en spirale qui compose entièrement la pièce. En effet, la mise à nu de l'enfer d'Émile se trouve, en toute logique, décrite dans un extrait d'Une Saison en Enfer de Rimbaud, son double mythique, et cela de la bouche même de 1'Lnstituteur et de celle d'Émile. L'Instituteur rejoint enfin Émile à l'intérieur de son enfer: Je crus d'abord que je devenais son père. Puis, peu à peu, je compris qu'au-delà des vertus qui s'incarnaient en moi, j'atteignais son coeur, je partais à la dérive avec lui, je partageais son dégoût, je comprenais sa haine. (RNH, 82) Et il devient même aux yeux des autres une partie intégrante de cet éternel enfer où le jour, la nuit, minuit et midi se confondent; comme en témoigne La Grande, il s'apparente au diable: Votre instituteur ? Mmm... je n'aime pas ça quand il vient. Il a un visage qui ne m'inspire rien de bon ... Et il a les doigts fourchus... Aussi il est laid... Vous n'avez jamais remarqué ? Il a un nez terrifiant. Des yeux exorbités... 11 lui manque des dents... (RNH, 84) L'illusion du paradis Ainsi, l'Instituteur apparaît comme le seul personnage à avoir véritablement réussi à percer le mystère de l'espace intérieur d'Émile, seulement en l'observant. Il n'en demeure pas moins que tous les autres personnages ont également eu des contacts plus ou moins sentis avec le rêve d'Émile, contacts qu'ils auront interprétés chacun à leur façon. La scène de «Z'Halltrcination»,rend compte de ces diverses rencontres, et cela toujours dans un tourbillon de souvenirs entremêlant les temps, les lieux et les espaces. D'abord, nous sommes à l'école OLier ou IYInstituteuret le Recteur scrutent toujours la physionomie de leur étudiant. Le Recteur cherche à attirer son attention, mais sortir Émile de sa torpeur s'avère une tâche impossible; peut-être cela aurait-il même l'effet de l'éloigner davantage: L'Instituteur Le Recteur L'Instituteur sYenvoler!27 -11 ne vous entend pas. -S'il le faut, je vais crier. -Il va lui pousser des ailes et il va ( W H ' 86) Par la poésie du choeur qui suit cette demière réplique, Émile s'exprime avec la voix du rêve afin de se défendre des attaques extérieures: (Musiques de la teme, ah! taisez vos voix rustres!...)) Mais L'hallucination devient véritablement collective28 avec la réplique de l'Instituteur: «C'est étrange... Il m'avait semblé avoir vu... [...] Avoir entendu...)) A son tour, le Recteur pénètre dans cette folie où plus rien n'a de sens: «Nous n'avons jamais vu un écolier si coupable et à la fois si inoffensif.»(FNH987) Le choeur se met ensuite à exprimer le souhait de la mort; ce sentiment enveloppe l'esprit des personnages qui l'entrevoient dans toute sa beauté. La Grande et La Petite entrent à leur tour dans le rêve et sont alors sublimées par cette vision du paradis qui transparaît dans les yeux de leur protégé. L'odeur de la mort est partout, mais «c'est à cause des fleurs.)) En fait, l'espace de la mort d'Émile est un paradis rempli de musique et d'anges; là, les deux reiigieuses y sont belles comme des saintes et le paysage de l'enfance à Cacouna apparaît, féérique. Partout dans cette vision, l'espace temporel est stable: «Midi sonne, cela fera bientôt huit heures que l'angélus sonne et sonne sans arrêt... [...] à n'en plus finir...)) (RNH'9091), mais plus personne ne s'en étonne. Chacun fait maintenant partie d'un univers où tout et à la fois plus rien n'existe, éternellement. L'hallucination atteint son paroxysme lorsque La Grande, La Petite et la Mère se mettent à parler simultanément; c'est fait, tous ont rejoint Émile dans l'enfer aux apparences paradisiaques de sa folie. La Petite parle de torture, de supplice et de On remarque que l'image de l'ange est associée le plus souvent à i'Emile que l'on ne peut approcher ni saisir de ses mains (ou de ses mots). 27 sacrifice: «On étouffe et on n'a pas le droit de se plaindre.»(RNH,92) La tornade folle happe la vie des personnages: Le Recteur -Ses yeux me fixaient, j'y devinais des fils pleins d'énigmes qui attiraient tout ce qu'il y avait de vivant en moi. CRNH, 92) L'enfer et le paradis se recoupent et se confondent, tout comme le temps, d'ailleurs, qui s'étire et s'éternise. Tout devient relatif; même le statut d'ange octroyé à Émile ne semble plus si heureux: La Petite -Oh, ce n'est pas toujours drôle d'être un ange, bien sûr, au début c'est agréable, c'est même un incroyable de voler dans le ciel, mais l'éternité, l'éternité ... (RNK 93) À la fin, tous se joignent a La Petite pour dire l'enfer d'Émile; leurs paroles s'entremêlent et forment une spirale p o u mieux redire sans cesse e n même temps «...Péché, soufTkance, misère, corruption, détresse... détresse... [...] Midi, monsieur le Après un long silence, Émile et La Petite sont seuls sur scène, suffocant. La Petite tente de remettre de l'ordre dans l'espace du temps, mais s'avoue vaincue: Le jour ou la nuit, quelle importance ? [...]entre deux coups d'angélus, il s'écoule un siècle. C'était si bon le temps où toutes les heures avaient le même nombre de joies, où tous les jours avaient le même nombre de sérénités... On disait qu'il fallait apprivoiser Le temps, mais le temps s'est bien vengé, il nous a eus. Tous, sans exception. (RNH, 95) La Petite a un penchant visible pour Émile et son monde de rêve: «Si nous essayions de ne plus jamais connaître l'heure ?»(RNH,95) Pourtant, en agissant comme le porte- @ 28 C'est-à-dire que l'hallucination dlEmile attire et absorbe également tous les personnages qui parole des autres personnages qui se sont succédé dans l'espace intérieur d'Émile, elle garde néanmoins le pied profondément ancré à l'extérieur du rêve: «Il ne faut pas que je sois en retard au rendez-vous.»(RNH,98) Émile reste donc seul au centre de sa folie tourbillonnante, pour l'éternité d'un midi. La spirale en entonnoir La spirale temporelle et spatiale que constitue la pièce n'aura duré que l'espace d'un silence entre deux sons de cloche. A partir d'un temps, midi le 11 juillet mil neuf cent trente-deux, et d'un lieu physique central, la chambre d'hôpital, Chaurette a voulu recréer l'atmosphère suspendu et à la fois complètement déchaîné du rêve fou qu'a peut-être vécu Émile Nelligan lors de ses années d'internat. La pièce nous fait donc participer, avec tous les personnages qui observent Émile, à la recherche et à l'interprétation active de cette atmosphère mystérieuse. L'organisation de notre pensée est difficilement déchifiable; le décodage de la folie d'un génie est d'autant plus ardu si on tente de la percevoir dans son ensemble. Rêve d'une nuit d'hôpital présente donc une structure complexe mais précise, qui permet justement de déceler et de nommer chaque partie de l'absurde. Cette structure présente une forme héliocoïdale qui fait s'enchaîner les scènes de manière à «faire le tour de la questiom. P a . là, entendons le fait de scruter chaque aspect d'Émile a h d'en dégager son essence. Les cinq premières scènes de la pièce opèrent des va-et-vient en spirale entre ses souvenirs de I'école Olier et de Cacouna, et ceux de sa chambre d'hôpital de Saint-Jean-de-Dieu, pôle central de la spirale. Les personnages observent Émile; on cherche à comprendre les raisons de son cherchent a prendre contact avec lui. comportement et à en connaître les origines. Tout ce questionnement symbolise une corde qui ligote tranquillement Émile; il sera bientôt forcé d'ouvrir à ces témoins les portes de son espace intérieur. C'est d'ailleurs ce qui sumient lors de la sixième scène, celle d'une promenade à Cacouna. Cette scène centrale, autant au niveau dramatique que structurai, dévoile l'origine du rêve d'Émile, mais aucun des personnages présents n'arrivera à en exprimer le contenu; en fait, le sentiment que tous éprouvent face à l'enfant demeure ineffable. L'atmosphère de paradis qui règne dans cette scène pousse les personnages à considérer Émile non plus comme un humain, mais comme un ange. En l'enfermant dans ce carcan d'ange, ils croient le saisir, mais son mystère demeure tout aussi indéchifiable. Les quatre scènes suivantes montrent, entre autres, le personnage de l'Instituteur en proie à de douleureux déchirements. On le voit s'abandonner tout entier aux mouvements tourbillonnants de la spirale qui se dresse autour d'Émile. Il réussit d'abord à entrer en contact avec le paradis de l'ange; puis, rempli de doutes, il questionne encore le temps et l'espace à la recherche non des apparences de l'âme, mais de l'âme elle-même. Pourtant, Émile ne reste à ses yeux qu'une simple image. Il ira donc trouver l'essence inconnue de l'image dans la poésie connue de Rimbaud, autre entité tout aussi indéfinissable qui donnera à NeIligan de s'inscrire à l'intérieur de son propre mythe. Le paradis entrevu se transforme tout à coup en vision de l'enfer. Le mouvement en spirale qui se faisait plutôt calme, se déchaîne maintenant pour devenir une tornade qui engloutit tout sur son passage. La chambre d'enfer d'Émile, pôle central de la spirale, attire les personnages dans son antre afin de les brûler, ne serait-ce qu'un peu, de ses fIammes révélatrices de l'âme. L'apparence du rêve devient un véritable cauchemar; la douce harmonie d'un midi de juillet cède la place aux sons diaboliques d'un angélus éternel qui garde Émile prisonnier. Les personnages seront tous témoins de la vraie nature du rêve du poète mais, contrairement à ce dernier, ils resteront libres de sortir de la chambre infernale. Ils échapperont à la fixité du temps et reprendront leur place à l'extérieur de la spirale, là où le temps ne s'arrêtera jamais plus. Provincetown Playhouse: la redite héliocoïdale On y parlait de théâtre, de désir, de meurtre, Za pièce se roulait sur elle-même, un écrivain de théâtre en était le centre, créateur et criminelrjouant sa folie; il était évident que cette pièce-là était Z'oeuwe d'un écrivain L.-1Robert Lévesque29 Introduction En 1982, Nomand Chaurette publiait une seconde pièce, Provincetown Playhouse. juillet 1919, j'avais 19 ans, qui allait marquer un tournant dans la dramaturgie québécoise de la décennie. La pièce propose une structure complexe qui est une mise en théâtre de l'écriture comme parole. En effet, la langue tourne sans cesse sur ellemême et tente de cerner une vérité qui demeure inexprimable. Le mouvement héliocoïdale opéré par les processus de création et d'écriture gère le sens même du texte dramatique, tant sur les plans spatial et temporel que fictif, réel ou mythique. La pièce est avant tout un assemblage circulaire de fragments de souvenirs d'un auteur, Charles Charles, qui, depuis 19 ans, n'en finit jamais de recréer l'unique événement théâtral de sa vie. Ce second chapitre portera justement sur l'organisation héliocoïdale de la pièce. Nous tenterons de comprendre les causes et les conséquences d'une écriture à la fois tourbillonnante et fixe. Pour ce faire, nous étudierons le 29~obert Lévesque, «Normand Chaurette: Le géologue d u hasard)), Le Devoir, 28 août 1995, BI. 39 phénomène capital de la redite, tout en analysant la portée signifiante qu'a, à ce niveau, la contamination de la fiction par la réalité (et vice versa). Le jeu entre les réalités 1. Le dédoublement Le premier facteur constitutif de la structure en spirale de la pièce, est sans doute le dédoublement de ses différents niveaux. Au niveau spatio-temporel, l'histoire de Provnicetown PZayhozrse se situe d'abord en 1938 à Chicago (temps du récit racontant), pour ensuite glisser en 1919 à Cape Cod (temps du récit raconté). La pièce se déroule aussi dans la tête de Charles Charles 38, auteur dramatique interné dans un hôpital psychiahque de Chicago qui r e f i t sans cesse le récit de l'unique représentation de sa pièce au Provincetown Playhouse en 1919. Provincetown Playhouse est donc le récit d'une de ces redites de la pièce racontée par son auteur. Ainsi, le temps se dédouble, mais reste toujours prisonnier des limites temporelles imposées par le personnage qui se souvient, Charles Charles 38. Juillet 1919 est un moment empreint des vapeurs de la mémoire de son auteur, ancré dans sa folie en 1938. La spirale temporelle s'articule donc à partir de deux temps distincts entre lesquels, pourtant, le déroulement chronologique du temps n'a pas lieu. En effet, les deux temps du récit se chevauchent et forment un point temporel unique qui se situerait hors du déroulement linéaire du récit. Bref, le mouvement cyclique de va-et-vient entre 1938 et 1919 a pour conséquence d'arrêter la course du temps et de le fixer en un point central récurrent, juillet 1919, théâtre du souvenir. Les personnages et les événements de la pièce apparaissent également doublement, dans le sens oii ils semblent montrés à l'envers et à la fois à l'endroit: Tout le problème vient justement de ce que, dans le réel qui dissipe l'illusion théâtrale, l'enfant se substitue à la beauté, le noir au blanc, le meurtre au geste rituel.30 Comme l'affirme Godin, le dédoublement des personnages et des événements est issu du chevauchement des frontières entre le théâtre et la réalité. Aussi, Ia contamination entre les deux mondes prend-elle sa source dans la philosophie théâtrale de Charles Charles, dYAlvanet de Winslow: «Nos vues étient plus audacieuses; nous disions que le théâtre était nos vies.)) (PP,79) Des trois, seul l'auteur tentera véritablement d'appliquer cette vision des choses. Il a imaginé une pièce où seule la vérité serait en scène: les trois garçons jouant chacun leur propre rôle, les spectateurs également, et l'enfant, symbole de la beauté, véritablement sacrifié aux yeux de tous. Le «théâtre de la vérité» imaginé par Charles Charles cherche donc à dire le réel à l'intérieur des limites de l'illusion; projet qui résulte en une totale confusion entre le vrai et le faux. Le théâtre de la vérité ne peut donc être confondu avec la fiction:" Quant à moi, je savais, dès le début, que même au théâtre un enfant ne pouvait être éventré sans susciter quelque rumeur. CPPY79) 2. Mise en abyme et double dénégation Cette contamination de lû fiction par la réalité se concrétise par une mise en abyme qui, par le fait même, provoque un phénomène de double dénégation, tel que le définit Anne Ubersfeld: 30 Jean-Cléo Godin, ~ChaurettePlayhousen, Etudes Françaises, 26,2,1991, p.54. On observe plutôt ici un dédoublement du concept même de réalité: la réalité de la vie et la réalité théâtrale ou scénique telle que l'imagine Charles Charles. 31 41 A l'intérieur de l'espace scénique se construit, comme déjà dans Shakespeare, voire dans le théâtre grec, une zone privilégiée 02 le théâtre se dit comme tel (tréteau, chanson, choeur, adresse au spectateur). On sait après Freud que lorsqu'on rêve qu'on rêve, le rêve intérieur au rêve dit la vérité. par une double dénégation'32 le rêve d'un rêve, c'est le vrai. De même le <déâtre dans le théâtre» dit non le réel, mais le vrai, changeant le signe de I'illusion et dénonçant celle-çi dans tout le contexte scénique qui l'entoure.33 À partir de la dénnition d'ubersfeld sur la double dénégation, la pièce représentée dans la pièce initiale constitue la tribune par laquelle la vérité sera dévoilée: dans Provincetown Playhouse, la pièce dans la pièce révèle le mensonge sur lequel s'appuie la folie de Charles Charles 38. Aussi, la représentation de 1919 use-t-elle d'un langage et de paroles qui disent le réel des choses. Lorsqu'au début de la pièce, Charles Charles 19 dit: «Ce sac contient un enfant. À la fin de la pièce, l'enfant sera éventré de dixneuf coups de couteau sous vos yeux.» (PP'27-28), l'emboîtement des deux illusions théâtrales provoque une situation de double dénégation par laquelle Charles Charles peut dire la vérité à l'intérieur des frontières scéniques. La question du chevauchement entre la fiction théâtrale et la réalité s'ajoute à celle du dédoublement comme conséquence de la structure en spirale. Charles Charles 19 en fait d'ailleurs lui-même ressurgir l'importance lorsqu'au début de la pièce, il expose son projet de (théâtre de Ia vérité));mais le concept de théâtre ne peut, par définition, être associé à celui de vérité. En effet, dans un article sur la dénégation théâtrale, Anne Ubersfeld propose une définition du théâtre qui en exclut toute parcelle de réel: 32 Dans «Notes sur la dénégation théâtrale» ( La relation théâtrale, Presses universitaires de Lille, 1980),Ubersfeld affirme que, «ce que dit la dénégation c'est: ce que je vois, rêve ou spectacle, est bien réel, mais ce n'est pas vrai; cela s'impose moi, mais ne peut me renseigner sur la réalité, sur la manière dont va le monde et dont je puis m'y conduire[...] La dénégation est donc liée a la séparation radicale entre l'univers de ce qui est montré au théâtre et l'univers de ce qui est vécu hors du théâtre.)) Or, dans Provhcetown Playhouse, il n'y a pas séparation du réel et de la fiction, mais bien contamination. 33 Anne Ubersfeld, Lire le theâtre, Paris, Editions Sociales, 1982 (1 977). p.47, cité par François Garceau, La reorésentatin de la condition homosexuelle au Québec: phénomène sexuel ou théâtral?, Colloque des Jeunes Chercheurs, Université de Montréal, mars 1996, p.8. 42 Le théâtre, art de l'iliusion. Il a fallu qu'O. Mannoni le dise un jour avec beaucoup de force, avec une simplicité décisive: l'illusion théâtrale est une illusion: personne n'est dupe; si le théâtre est l'art de la feinte, c'est une feinte qui n'est pas destinée à abuser mais à dévoiler. En bref, le théâtre est un jeu avec le réel où ce qui est montré est en même temps dénié. Ce que Mannoni appelle le «Je sais bien, mais...». Autre formule possible, ce sera la nôtre: «c'est là, mais ce n'est pas vrai».34 Pourtant, avec son «théâtre de la vérité», l'auteur abolit les fiontières entre le réel et l'illusion théâtrale. Dans Provincetown Playhouse, contrairement à ce qu'avance Ubersfeld, le signe textuel EST &ELLEMENT son référent, c'est-à-dire que dans la pièce de Charles Charles 19, le référent du signe textuel, à l'intérieur du texte de théâtre, EST un «objeb> dans le monde (l'enfant), et que ce même objet garde son identité et sa symbolique réelle (jeunesse, beauté, pureté) sur la scène. En voulant d'ailleurs décrire le théâtre de la vérité au juge qui le questionne, Charles Charles 19 répond: Face au public, on dit les choses, commes elles devraient être dites, dans la vie... [...] mais on ne peut pas due que notre théâtre s'est donné comme mission d'éventrer les enfants... ce serait interpréter, ce serait jouer sur les mots, enfui... ce serait confondre les choses... (PP,36) A la lecture de cette réplique, on comprend que les fiontières entre le réel et la vérité se jouent des limites de la scène théâtrale. Un extrait du quatrième tableau démontre justement la perméabilité du <céel»scénique. En effet, dans son récit des événements qu'il fait au juge, Charles Charles 19 dit: «durant qu'on éventrait l'enfant>),puis rectifie ses paroles et ajoute: «pendant qu'on immolait la victime»(PP,36). Les deux espaces du réel sont montrés par ces deux courtes répliques: la première décrit ce qui s'est véritablement passé dans la vie, qui contient elle-même la seconde réalité, exprimée par Ubersfeld, ((Notes sur la dénégation théâtrale)), dans La relation théâtrale, P.U de Lille, 1980, p.11. 34 Anne 43 la seconde réplique (voir le schéma ci-dessous). Le réel prend alors son caractère symbolique à l'intérieur du contexte véridique de la représentation théâtrale. réel de la représentation réel de la vie L'enfant devient donc le symbole a travers lequel se réalise le théâtre de la vérité justement parce qu'il garde sa vraie nature à l'intérieur du théâtre. Dans la vérité de la pièce, le sac contenait un enfant; le meurtre (l'immolation) a lieu parce que la vérité théâtrale est la même que dans la réalité. Lors de son interrogatoire au quatorzième tableau, la prise de parole dYAlvanexprime cette confusion dans un tourbillon de mots. Ce dernier se défend et protège Winslow accusant du meurtre l'illusion théâtrale, la perte de contact que l'on a avec la réalité lorsque l'on nage en plein coeur de l'illusion: on ne sait plus si l'on se trouve dans le vrai ou dans le faux: Toute cette histoire est gouvernée au départ par l'ignorance. Personne savait. Alors il y a eu con%sion, parce que tout le monde était sensé tout savoir. Voyez comme c'est curieux; il y a un enfant dans le sac, nous on le sait pas. Or, on dit au public qu'il y a un enfant dans le sac, donc Le public le sait. Alors le public ignore que nous on sait pas. [...] Alors on s'est pris a notre propre jeu? Ce qu'il aurait fallu dire au public, c'est que dans la réalité le sac contenait de l'ouate. Mais ç'aurait été lui mentir, parce que dans la réalité il contenait un enfant. Et moi j'ajoute que c'est moi qui ai donné le coup fatal. Mais sans le savoir. Alors j'ai commis le crime parfait d'un autre. Alors, suivez l'ordre parfait des choses. Pendez-en un autre pour moi. (PP,96) 35 Le but premier de la pièce était de faire un «théâtre de la vérité)). Le texte de Charles Charles 19 efface également la ligne de démarquation entre le public et les comédiens. Il fait glisser sa pièce, simple représentation du réel, du côté de la véritable célébration sacrificielle d'un enfant, et cela, sous les yeux d'un public complice qui participe à son insu, du même texte théâtral que les comédiens. Au cinquième tableau, Charles Charles 38 décrit la réaction du public en disant qu'il y eut <am grand silence» et qu' «ils n'y ont pas cm, eux...»(PP,44) Le silence renferme le questionnement unanime des spectateurs. Ces derniers sont muets parce qu'ils n'y croient pas, ou parce qu'ils ne sont pas certains d'y croire; on peut en effet supposer que s'ils avaient su que le sac contenait un enfant, ils auraient certainement réagi. En fait, le texte théâtral prévoit tout, et en averti le public d9avance;36le dénouement est connu des spectateurs. Le problème avec le public est qu'il a parfaitement joué son rôle de spectateur «en-dehors» de l'espace scénique. La pièce l'a surpris, mais il est resté dans la partie réelle de la vie, tandis que la pièce, elle, débordait des frontières établies du réel scénique. Le texte de la pièce en avait fait d'avarice un témoin et un complice du meurtre de l'enfant. En effet, au huitième tableau, le coup de théâtre soigneusement médité par Charles Charles avorte à cause d'un retardataire. Ce dernier devient alors un personnage à part entière de la représentation en cours; on doit recommencer la pièce pour la troisième fois. Cet épisode illustre parfaitement comment le réel théâtral déborde de ses limites et contamine le réel de la vie: ce retardataire n'était pas prévu, mais du moment qu'il 36 Même le blanc plus que révélateur d'Alvan et de Winslow leur est annoncé. apparaît, il doit être inch dans le texte de la pièce:37 «Projecteur sur un retardataire!)) «Et puis il y eu la fin... j'allais dire «si hatendue!))...» (PP'71) Cette fin dont parle Charles Charles était au contraire très attendue, parce qu'elle avait été annoncée dès le début de la pièce. Ce qui est surprenant, c'est que le moment théâtral final rejoint celui de la vie réelle: Mesdames et messieurs, le théâtre auquel vous avez assisté ce soir vous a pris à témoin du sacrifice de la beauté. Nous l'avons éventré de dix-neuf coups de couteau, sous vos yeux. Retournez chez vous, la comédie est finie! (PP,72) La fiction est définitivement entrée dans la réalité de chaque spectateur. Ils sont tous des personnages de la pièce parce que l'auteur en a fait des témoins de l'immolation de l'enfant. D'ailleurs, ce sont ces mêmes spectateurs qui ont ouvert la brèche qui a pemi à la fiction d'entrer dans leur réalité: Un des retardataires a demandé qu'est-ce qu'il y avait dans le sac. Et tous les spectateurs ont répondu en choeur, c'était divin comme effet: «Un enfant»... (PP,72) La redite 1. Le vide langagier Nous l'avons vu, Provincetown Playhouse fait le récit d'une seconde pièce qui n'est pas une illusion théâtrale, mais la représentation scénique du réel. Le choc entre la fiction et la réalité que nous avons décrit précédemment crée un vide langagier incapable d'exprimer cet état de non-lieu et de non-temps. Le grand silence imposé par 37 Cette scène engendre une nouvelle version de la pièce qui. on le comprend. fera recommencer la représentation indéfiniment; l'interruption et la reprise étant inscrites dans le texte lui-même. 46 la structure de la pièce entraîne, à l'intérieur de cette même structure, un enchaînement de redites qui viennent meubler le vide langagier. La pièce est d'ailleurs entièrement constituée des redites du passé de Charles Charles 38: le procès de l'auteur, la représentation au Provincetown Playhouse et le meurtre de l'enfant. Marta Dickman a montré justement le chevauchement des mises en abyme et des redites dans une critique d'une des mises en scène de la pièce: F a pièce] peut être abordée par plusieurs biais: [...] en tant que <métadrame», drame opérant une double mise en abyme, dont l'action proprement dite est la représentation d'un drame (l'extériorisation du spectacle perpétuel se jouant sur la scène de la mémoire d'un auteur), qui joue et rejoue le processus de la création et la représentation d'un drame («l'immolation de la beauté))) et d'un autre drame, engendré par celui-ci (le procès). C'est aussi une oeuvre problématisant le statut de la littérature, la relation entre l'artiste et le public de la société moderne, une pièce qui anet en scène un procès au cours duquel l'art -et plus précisément le théâtre- sera jugé».38 39 Par redite, on peut entendre également réinterprétation, réinvention, et même littéralement réécriture. En effet, lors du premier recommencement de la pièce, les deux Charles Charles auto-analysent le texte de la pièce en reprenant leurs propres paroles: L'auteur. «Erreur! J'ai écrit: C'est comme s'il en avait un, h i aussu Le juge: «Que voulez-vous dire?» L'auteur: «Ça,monsieur le juge ... Comme s'il en avait un.» Le juge: «Comme s'il en avait un quoi?» L'auteur, excédé: «UN COUTEAU!» (PP'44) 38 Robert Wallace, Quebec Voices, Toronto, The Coach Houses Press, 1986, cité par Marta Dickman. Jeu,n064,(1992), p.126. 39 Marta Dickman, ((Lethmphe de la beauté)), 2. La folie Les innombrables répétitions des différents moments de la pièce sont donc autant de réécritures et de réinterprétations de cette même pièce. Par elles, la langue tourne sur elle-même pour tenter de dire l'inexprimable.40 La représentation du Provincetown Playhouse que refait sans cesse dans sa tête Charles Charles 38 reste toujours unique parce qu'elle demeure à l'intérieur du mouvement héliocoïdal interminable de la redite, d'où la fwté spatio-temporelle du récit. En fait, le projet symbolique de Charles Charles 19 d'une célébration du mythe du créateur qui serait à l'origine et à la fm de tout se réalise par la structure en spirale de la pièce: Charles Charles 38 redit sans cesse la vie et la mort d e l'écriture à partir de la réalité vide de sa folie. Dans la préface de la pièce, Gilles Chagnon exprime justement l'importance de la redite qui tourne sur ellemême afin de cerner le vide laissé par l'écriture: Le signifié, c'est-à-dire ici la pièce représentée, commence [...] à glisser vers la scène déserte, le lieu vide auquel le renvoie l'écriture. Et puis, on le sait, cet événement unique41plus que tout autre, deviendra celui-là même qui sera sans cesse répété, soumis à la redite infinie, au ressassement indifférent dans lequel la folie l'aura fait tomber. Autrement dit: quand se perd le présent et se présente l'éternel retour, la langue, déjà, est ad~enue.~2 La structure héliocoïdale de la redite occupe donc deux fonctions distinctes qui se complètent pourtant au niveau de la visée mythique de la pièce: d'une part, elle doit cerner le silence, synonyme de mort pour l'auteur, et d'autre part, et c'est le plus important, elIe doit combler ce silence d'une parole unique et éternelle. Provincetown Playhouse a souvent été qualifiée de pièce injouable, peut-être justement ZI cause de ce projet de mise en théâtre de l'écriture (comme parole), et que cette parole est vide de sens. Ce vide rejoint la notion de non-dit, d'inexprimable de la redite. 41 La représentation de 1919 au Provincetown Playhouse. 42 Préface de Gilles Chagnon, Provincetown Playhouse, p.11. 40 48 La répétition d'un blanc Il faut d'abord comprendre que la narration de Charles Charles 38 est la narration d'un blanc, le blanc accusateur de Winslow et d9Alvanqui seront alors condamnés du meurtre de l'enfant. Le récit de Charles Charles 38 , interrompu sans cesse de reprises de la pièce, tente de cerner la vérité cachée de ce blanc à l'aide d'un mouvement 8) de Charles Charles 19 témoigne du répétitif en spirale. Le «Récapitulons>>(PP,3 désir de découvrir (ou d'inventer) une explication réelle par la réécriture de la pièce du Provincetown. C'est d'ailleurs pourquoi la version donnée par Charles Charles 38 dans la pièce de Chaurette intègre le procès43 à l'intérieur du texte même de la pièce; l'interrogatoire du juge est redit par l'auteur qui en fait une partie intégrante de la représentation qu'il est en train d'imaginer. La concordance entre l'atmosphère réelle qui régnait ce soir-là et les didascalies porte à croire que la version de la pièce qui nous est donnée au sixième tableau a été réinventée après la représentation originelle du Provincetown: Ce soir-là ... c'était samedi... on entendait f'harmonica, je me souviens, et aussi le bruit des vagues ... je me souviens aussi que ça sentait le poisson fkis dans la salle [...]. Le ciel était très clair à cause de la pleine lune. (PP,76) De plus, la représentation de Charles Charles 38 n'arrive jamais à sa fin, ne sombre jamais dans le silence. Au contraire, elle est une version constamment renouvelée. Evidemment, lors de la seule véritable représentation de la pièce en 1919, le personnage de Charles Charles 38 n'était pas présent. Ses remarques et ses nombreuses interruptions à l'intérieur du texte théâtral le font personnage de la pièce Le procès occupe une place très importante dans le déroulement de la pièce. En fait, il comble le côté mythique recherché dans l'écriture en marquant le jour de la reprksentation dans l'Histoire: «Comme le silence qui fait le cri, le procès fit de ce 19 juillet un jour de grandeur.)) (P.P,73) 43 en 1938 et entratne également une variation du déroulement de la pièce. Bref, la pièce change et prend une forme renouvelée à chaque fois que Charles Charles 38 s'en souvient: Non, attendez!... Ll faut recommencer... le sac! le sac! Le sac n'est pas éclairé! Comment voulez-vous que les gens comprennent l'importance du sac s'il n'est pas éclairé! Je me mets dans la peau d'un spectateur moyen, eh bien je ne comprends rien! (PP,55) f 1 À<cun commentaire. Reprenez sur la dernière réplique. PP'56) r i L--*J Non, non, décidément, il faut recommencer. Ca manque d'atmosphère, de ferveur! Moi, occire! C'est un cri, c'est un déchirement. Pas un marmonnement. Recommençons depuis le début. (PP,57) Au huitième tableau, les trois garçons redisent également les paroles du retardataire dont nous avcns parlé auparavant et les ajoutent à la pièce par le biais du souvenir qu'en a Charles Charles 38: Le succès de la pièce était compromis! A fallu tout recommencer. Sans quoi ç'aurait été impossible de continuer. Imaginez-vous... vous êtes l' auteur, vous jouez le rôle principal, et vous avez beau vous concentrer, vous savez, c'en est une idée fixe, vous savez qu'il y a quelqu'un dans la salle qui comprend pas un mot de ce que vous dites parce qu'il a manqué le début, alors il a fallu tout recommencer, à cause de lui, tout recommencer depuis le début! (F'P'65) La pièce se reconstruit Ientement dans la tête de Charles Charles 38, au rythme du ressurgissement des fragments44 de sa mémoire. Il veut créer une représentation parfaite. 11 reprend alors sans cesse la représentation en retravaillant les éléments de mise en scène et le texte lui-même. Ce phénomène de reprises engendre à son tour des variations quant au rythme de succession des événements de la pièce. Au neuvième tableau, par exemple, on assiste à la troisième reprise quasi intégrale de la représentation. Quelques fragments de la pièce se succèdent à un rythme efiéné, comme pour reconstruire le tout le plus rapidement possible. Cette troisième reprise comprend les précédentes, les interruptions et les commentaires qui ont été ajoutés depuis le début; même le retardataire y est inclus. Une fois tous les débuts repris, Charles Charles s'exclame: «Et nous pouvons continuer!» (PP'68) Ensuite, viennent les tableaux des sonontks en «ew>,des consonnes liquides, des sifflantes et de la lettre P, tous en accéléré.45 La demière réplique: cProvincetown Playhouse!» témoigne de la reprise de son aplomb; tout est en place pour continuer la représentation. On comprend pourtant que l'unique représentation désirée par Charles Charles n'aura véritablement jamais lieu: l'ultime spectateur de cette pièce assisterait indéhiment au renouvellement constant de la même pièce, sans jamais en connaître le véritable dénouement. Le mythe des origines Le mouvement éternel de recommencement des redites accentue également la visée symbolique du mythe du créateur. Par la représentation, Charles Charles se ferait l'initiateur et à la fois le résultat final de la beauté à travers son propre sacnfice:46 La visée symbolique de la pièce qui sera jouée quelques heures plus tard s'inscrit dans le désir de reproduire cet instant unique du commencement des temps: ce qu'il s'agira alors de percer, par dix-neuf coups de couteau, c'est en quelque sorte le sac amniotique, océanique, de la mère afin que soit accompli 1' auto-engendrement de la génialité souveraine. [...] Au lieu de célébrer sa venue au monde par un sacrifice allégorique, ce que 44 Le lecteur de la pièce n'a accés qu'A des fragments de la pièce du Provincetown. Seules quelques répliques éparses lui sont fourniesOn peut émettre l'hypothèse que la succession rapide de ces tableaux phonétiques est le reflet de la pensée désorganisée de Charles Charles 38 qui essaie de reprendre pied et de retrouver le fil de son imagination, perdue dans la tourmente des reprises et des variantes. 46 Dans ce cas, l'enfant n'aura été qu'un symbole. 45 51 l'auteur accomplira dans le meurtre véritable de l'enfant qui jouait de l'harmonica sur le rivage, c'est son propre suicide? La pièce exprime le désir de l'auteur de marquer l'Histoire, de fonder quelque chose de grand et d'unique. Ce dernier exp!ique d'ailleurs la valeur symbolique de l'immolation au couteau de l'enfant: L'idée des couteaux, avouez que c'était génial! Les plus grandes histoires d'amour fonctionnent au couteau! Les plus nobles assassinats, les plus grands suicides, enlevez les couteau et qu'est-ce qu'il nous reste! (FP,44) S'inscire dans l'Histoire, c'est aussi le désir de se placer aux fondements d'un nouveau théâtre: L'auteur: «Lmmolation. Le théâtre doit renouer avec la tradition grecque. L'enfant s'appelait Astyanax. Relisez vos classiques.» Ja(PP,46) La spirale du silence La spirale des redites qui structure la pièce de Chaurette impose donc un rythme circulaire à la représentation de Charles Charles 38, afin d'identifier les zones de silence pour ensuite les combler de la parole théâtrale. En effet, les redites font rouler la pièce sur elle-même en un point spatio-temporel fixe qui demeure pour l'instant vide de toute vérité. La redite doit alors également combler ce vide qui cache toujours la réponse de l'énigme de la pièce. Préface de Gilles Chagnon, Provincetown Playhouse, p.14-15. L'enfant symbolise la jeunesse, la pureté, l'innocence, mais aussi l'origine de la vie, tout comme Charles Charles 19 qui est au début de sa vie d'auteur. Toutefois, la vie de ce dernier se double d'une génialité fondatrice. En fait, on peut croire que, comme Astyanax qui «terrorisait la Grèce» et qu'on a immolé, l'enfant, symbole de la jeunesse de Charles Charles, est tué parce qu'il constitue un danger pour le monde. L'immolation de l'enfant est la consécration de la beauté, mais également le sacrifice suprême du génie de l'auteur. 47 48 52 On peut d'abord voir ce vide flagrant de la parole lors des interrogatokes des trois garçons; le langage est incapable de dire la vérité des événements. Au treizième tableau, Charles Charles 38 déclare: Il nous fallait répondre, tout dire, au besoin il fallait inventer... ils toléraient aucun silence, il fallait toujours qu'on raconte, c'était assommant, à la fin on ne savait plus rien, et eux, ils a n h i e n t mal à comprendre, et nous aussi, parfois c'était le fouillis total. (PP,89) Par la suite, on assiste à une analyse du texte théâtral par le juge, les journalistes et le public en général: on parle, on déparle, on change de sujet, on se rappelle à l'ordre. Tout est totalement désorganisé, on tourne sans cesse autour de la question sans jamais toucher l'essentiel et, évidemment, sans jamais arriver à une conclusion adéquate. En fait, on n'arrive pas à expliquer les agissements des personnages parce que l'on s'attarde à l'analyse de tiagments du texte théâtral. Chaque fkagment isolé fait sens, mais leur mise en relation, qui semble inexprimable, dévoile la folie de Charles Charles. Ce phénomène n'est pas sans rappeler la pièce Fragments d'une lettre d'adieu lus p a r des géologues que nous aborderons au chapitre suivant. Dans les deux pièces, on redit sans cesse les mêmes fkagrnents; l'explication de la folie reste inconnue parce que l'on s'attache au sens particulier de chaque fragment, alors que la clé du mystère demeure dans le non-sens de la mise en relation de tout ce qui, apparemment, est intelligible. Aussi, comme lors de l'interrogatoire des géologues dans Fragments d'une lettre d'adieu, le juge interroge les trois garçons qui tentent des réponses précises. Le juge, qui relie les fragments entre eux, arrive pourtant à une conclusion erronnée. En fait, sa mise en relation des fragments aboutit au silence, au vide rationnel auquel il substitue une réponse logique, mais fausse: Ce sang que vous aviez à la lèvre, c'était voulu? -[...] C'est vrai, j'avais une coupure à la lévre. Ça coincidait bien avec mon personnage, mais pour répondre à votre question, non, c'était involontaire. [...] Mais tout ça, aucun rapport. Voyez-vous, tout ça, c'est une allégorie. [...] Vous savez, monsieur le juge, ce sont des gens comme vous qui nous mettent des bâtons dans les roues. C'est vous qu'il aurait fallu mettre dans Ie sac. (PP,77) Le douzième tableau montre également à quel point l'interrogatoire des accusés redit toujours les mêmes futilités et ne cesse de tourner autour de la vérité sans jamais la cerner. Ici, l'énumération des différentes preuves retenues afin d'inculper I'accusé témoigne de l'inutilité de rechercher le mobile du coupable dans «l'horaire des trains» (PP,83), par exemple. Les méthodes de recherche de preuves utilisées ne servent absolument pas à dénoncer l'indicible folie. Dans ce procès, la parole reste vaine, sans réponse vérifiable. Le réel du mensonge La vérité de la pièce ne pouvant être dévoilée à l'intérieur des limites de la raison, Charles Charles décide de faire parler le silence par la bouche du mensonge de la folie. Cette folie dans laquelle a sombré Charles Charles 38 est, en quelque sorte, un malheureux concours de circonstances. Ce dernier est devenu fou parce qu'il s'est dit l'être et qu'il a été perçu comme tel: Ah, assez! tu vas finir par me rendre fou pour vrai! -Tu es fou, C'est toi qui l'as dit. Tu l'as dit au juge, aux avocats, aux policiers, à tout le monde. C'est toi qui a choisi de venir vivre ici, vivre avec des fous dans une maison de fous. -JYavais ton âge quand j'ai dit ça... (PP'33) La dernière réplique de Charles Charles 38: «J'avais ton âge» confirme qu'il est la victime de Charles Charles 19, qu'il est prisonnier de la folie de ce dernier. Selon lui, il suffit de dire et d'exprimer quelque chose pour qu'elle devienne une réalité; pour lui, le mot est la chose, la parole fait le vrai:49 Il s'agissait de le dire... il s'agissait d'un peu de lucidité. Quand on se trouve acculé, qu'il y a plus rien d'autre à dire... leur dire que j'étais fou, et le devenir, par conséquent. (PP,99) Il faut pourtant comprendre que, pour Charles CharIes 19, le mensonge de la folie le sauve de l'accusation du meurtre de l'enfant et de la condamnation à mort qui aurait suivi. Aussi, contrairement à Alvan et à Winslow qui restent du côté du silence de la mort à cause d'un blanc, Charles Charles parle, explique le meurtre et dévoile sa folie, garante de sa survie. Pour Charles Charles, le silence c'est la mort? Aussi choisira-t- il la parole, la parole inventée, théâtrale et continuelle pour rester en vie? Le jeu de l'illusion l'ayant condamné à mort lors du sacrifice de l'enfant, il puise dans ce même jeu du théâtre les moyens nécessaires pour continuer à jouer, dans la réalité, le rôle d'un fou, mais d'un fou vivant. L'éternel recommencement de la même pièce semble A la fin du quatorzième tableau, on observe une récurrence du verbe «dire». Selon la logique langagière de Charles Charles, Winslow n'a qu'a dire qu'il aimait ie Noir (faux) pour que, dans la réalité, il l'aime pour vrai. De même pour Charles Charles qui, en disant sa folie (faux) est contraint d'y sombrer dans la réalité. Le sixième tableau de variantes proposees par Chaurette met justement en évidence le mythe de la page blanche, symbole de la mort de l'auteur, du vide qui tue. Dans le même ordre d'idée, la variante du onzième tableau propose un texte tout a fait désorganise, mais bien rempli. Les mots et les sons s'entrechoquent comme pour former un tourbillon de folie, de nonsens, ou plutôt d'un trop plein de sens qu'il faut à tout prix évacuer. Ici, la parole fait vivre. La parole, même vide de sens, garde en vie et construit la vie. Le paradoxe du rapport entre la vie et la folie rejoint l'explication qu'a donnée Jean-Cléo Godin de la ((cohérence fautive)) de Charles Charles. Dans son article ((Chaurette Playhouse)) (opus cité, p.53-54), Godin dit: A la réflexion, c'est même la nature du théâtre qui est ici en cause, car le rapport entre le théâtre et le réel est brouillé, peut-être inversé, comme s'il manquait à cette reprksentation théatrale le fameux «comme si c'était vrai)) de Claudel.[ ...] C'est encore lui, à l'instant même où il décide de jouer la folie pour échapper a la pendaison, qui déclare: «En un éclair, j'ai compris le sens du mot «théâtre»»! Mais alors, où se situe le réel? «Ce qui caractérisait d'abord et avant tout notre vie B cette époque-là», lit-on dans un autre extrait des Mémoires, «c'était la cohérence fautive)). Cette fois, le paradoxe est affiché si effrontément qu'on ne peut que se méfier: s'il y a cohérence, comment se définit-elle? et en quoi serait-elle fautive? [...] Tout le problème vient justement de ce que, dans le réel qui dissipe l'illusion théâtrale, l'enfant se substitue à la beauté, le noir au blanc, le meurtre au geste rituel. 49 55 être le symbole de la vie éternelle, mais il représente suaout l'éternelle agonie d'un auteur qui est mort en même temps que l'enfant dans le sac. Confiné dans la folie, il rejoue sans cesse l'unique représentation où il tient inlassablement le rôle stérile qu'il s'est lui-même donné. Pour fui, le temps s'est arrêté le 19juillet 1919, le jour de ses 19 ans: j'en arrive à oublier toutes ces années que j'ai en trop, je me retrouve quelque part sur la côte... en marchant sur le sable...je revois la pleine lune... et puis je respire le sel, les odeurs de poisson fiais... et puis je lève la tête... en haut au dernier étage de la poissonnerie... ils sont là tous les deux qui m'attendent, Alvan et Winslow, pour jouer une de mes pièces... (PP,100) Nous l'avons dit plus tôt: «Cette narration (celle de Charles Charles 38) est la narration d'un blanc»52 et ce vide détient la vérité: Charles Charles s'est lui-même condamné a la parole vide en s'enfermant dans un rôle de fou. Aussi, seule la redite de la piéce de l'immolation de la beauté (de l'enfant et de la sienne) permet à la parole de dire la vérité tout en restant à l'intérieur des limites de l'organisation langagière de la folie. Le vide langagier s'ouvre alors s-a une multiplicité d'interprétations: En dehors de la mort, seules peut-être la folie et l'écriture peuvent répondre à cette question (savaient-ils que ce sac contenait un enfant?), qui devient alors questionnement de l'altérité. La folie certes parle, mais d'un lieu brisé, inquiétant, étranger [...], et d'un langage sans vérité, offert, simplement, à l'infini de l'interprétation.53 Bref, la vérité tant cherchée se trouve à l'intérieur d'un trop plein de folie qui ne peut se dire qu'à travers la parole vide de la redite. La boude aussitôt bouclée se remet à tourner indéfiniment autour d'une énigme gardée secréte par l'immuable silence d'un auteur de théâtre jouant le rôle d'un fou. 52 Préface de Gilles Chagnon, opus CM, p.14. 53 Idem, p.16. Conclusion Le temps reconduit toujaurs toute représentation vers son abolition. L'effacement ici est multiple: ce qui se reférme, avec Za sortie du ipectateu< c 'est la scène fuyante, perpétuellement déplacée, de Provincetown Plavhouse, celle de Cape Cod en 1919, de Chicazo en 1938, de quelque part dans les annees quatre-vingts. Fragmentée, perdue dans le temps, dans l'espace, quelque part mais toujours ailleurs, tel est bien le destin de Za scène onginaire. Qui reste alors pour en jouer la perte? Gilles ChagnonJ4 L'analyse de la pièce Provincetown Playhouse révèle une structure complexe qui se joue des conventions établies au théâtre. L'organisation spatio-temporelle du récit donne l'illusion de retours constants dans le passé de Charles Charles 38 alors que, dans la réalité, 19 19 et 1938 se rejoignent en un seul et même «endroit». En effet, la pièce ne se déroule pas dans le temps, mais dans la tête de son auteur, interné à Chicago. Cette fixité du temps se trouve justement au centre de l'éternel va-et-vient entre 1919 et 1938, elle se cache à la frontière illusoire entre deux mondes. Les personnages aussi se dédoublent: entre autres Charles Charles 19 et Charles Charles 38 à travers lesquels les deux temps se confondent. Car l'histoire se passe dans la tête d'un fou dont l'âme garde toujours le souvenir de l'autre lui-même, l'auteur, celui qui a créé sa folie. a Préface de Gilles Chagnon. opus ~ $ 6p. ,17. Le mouvement en spirale qui organise le texte théâtral s'articule donc d'abord autour du personnage de Charles Charles et des deux espaces/ternps qu'il représente. La structure héliocoTdidale déborde pourtant du personnage vers son projet d'un théâtre de la vérité. Aussi, le concept même de réalité est remis en cause par ce projet; l'auteur (Charles Charles) discerne deux réalités, le réel de la vie et le réel théâtral, pour ensuite les faire se chevaucher de manière à en abolir toutes les frontières. De ce fait, les comédiens jouent de vrais personnages tandis que les spectateurs soutiennent leur propre rôle. Les trois niveaux de dédoublement, spatio-temporel, des personnages et de la réalité, créent un mouvement héliocoïdal de base qui concentre l'action de la pièce en un point fke. Mais c'est siirement le phénomène de la redite qui assure a la spirale sa continuité. En effet, la constante fnction entre le réel et l'illusion provoque un vide langagier que vient combler la redite. À travers elle, Charles Charles réinvente continuellement le texte de sa pièce afin de dire le mobile de sa folie, une folie à Ia fois créative et suicidaire. Comme auteur de théâtre, Charlcs Charles s'est dévoilé comme étant le créateur d'une réalité illusoire dont il serait le commencement et la fin ultime. Sa parole sans cesse redite atteindrait le statut mythique de la tragédie grecque. Charles Charles se prendra à son propre jeu, car le mensonge de la folie dans lequel il s'est lui-même terré pour sauver sa peau se révélera un refuge stérile. Victime de son propre suicide à travers le meurtre de l'enfant, Charles Charles est condamné à vivre son théâtre de la vérité en assumant le rôle d'un fou. Pour un auteur, le silence est synonyme de mort. C'est pourquoi ce dernier comble inlassablement d'une parole remplie de folie, le silence dévastateur auquel il lui faut survivre. La pièce imaginée par Charles Charles donne l'illusion de se reconstruire alors que le mouvement continuel et circulaire de sa forme est l'indice de sa mort. Et cela, Charles Charles le sait; et il continue toujours de redire les fragments des scènes de sa vie. À la fin du fragment de la vie de Charles Charles que dévoile la pièce, l'action se précipite et la spirale se referme: ce dernier avoue qu'il a mis l'enfant dans le sac et, du même coup, se souvient que sa folie est un mensonge. L'aveu déferle littéralement devant nos yeux. En un instant, tous les kagrnents de la pièce prennent leur place. Et puis il y a Charles Charles 38, seul au centre de son illusion, qui prend conscience de sa mort: «dix-neuf ans que ça dure... c'est pas une vie...!» (PP, 113) Il implore l'auteur de revenir et de le faire se souvenir encore et encore de ce théâtre qui le fait vivre: Une fois la pièce terminée, je vais me lever, je vais saluer, une fois... deux fois... ça dépend... le public qui connaît la pièce par coeur va rentrer chez lui, il va revenir demain... ça n'en finira jamais ... (PPJ 13) L'auteur reviendra, parce qu'un fou ne peut réellement exister que dans sa folie. CHAPITRE III Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues, ou le silence du cyclone Toni a peu écrit, mais beaucoup dit et aussi redit. Tenté de redire en peu de mots, en une seule phrase, Z 'insondable silence des eaux, des lagunes de 1 'ûme, parfois miroir muet opaque réfléchissant le silence du regard de l'être, pa flois frontière transparente et translucide révélant d'zcne autre manière, en abysse en quelque sorte, 1 a b h e de 1 'être et de l'âme. Michel Forgues Introduction Chaque fois que l'on entre dans l'univers de Chaurette, son écriture du secret nous déroute. Nous l'avons vu dans les deux chapitres précédents: du mouvement héliocoïdal qui structure le langage56 de ses textes, «ne ressort au bout du compte qu'un sentiment d'étrangeté,[ ...]quelque chose d'un suspense continuel, fondamental, jamais éIucidé.97 Aussi, la forme du récit en spirale crée un enchainement répété des éléments du drame pour révéler halement non pas la vérité, mais bien le secret de cette vérité. Avec Fragments d 'une lethe d 'adieu lus par des géologues, pièce créée sans éclat en 1988, Khaurette ouvre un gouffre métaphysique: que reste-t-il aux autres quand on 55 56 Michel Forgues, «Introduction», Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues, p.5. Ensemble de la langue et de la parole. disparaît?P Dans le cadre ngoweux d'une commission d'enquête, des géologues sont interrogés sur l'échec de leur expédition au Cambodge au cours de laquelle leur chef d'équipe a trouvé la mort. Mais les géologues ne pourront éviter de parler des feuillets, laissés par le défunt, que l'eau du Mékong a rendu indéchifiables. Tout le texte de la pièce tourne autour du secret caché entre les lignes effacées de ces fragments de lettre. Comme nous avons pu le voir dans Rêve d'une nuit d'hôpital et dans Provincetown Playho rue, 1' écriture de Chaurette produit un mouvement héliocoïdal qui tente de circonscrire une vérité qui échappe au langage qui aurait dû la dévoiler, bien qu'elle soit étroitement imbriquée dans l'élan tourbillonnaire du récit. Nous verrons donc dans ce dernier chapitre comment une spirale en forme d'entonnoir59 structure le texte de Chaurette. La pièce est divisée en trois parties. D'abord, les géologues font à tour de rôle la lecture dz leurs rapports sur les causes de l'échec de l'expédition au cours de laquelle l'ingénieur Toni van Saikin est mort. Ici, le mouvement héliocoïdal a une circonférence très large qui englobe les questions et réponses sur les faits survenus lors de l'expédition. Le langage scientifique utilisé par les personnages reste cependant fermé sur lui-même de sorte que le mystère, même «imaginé», demeure entier. Une transition s'effectue dans la seconde partie de la pièce, avec le monologue de Carla van Saikin, monologue dans lequel le jargon de la science fait lentement place au langage du coeur. Cette seconde partie est celle de la révolte. La spirale poursuit inlassablement son cycle, mais laisse encore les personnages devant le manque que réclame Carla, face à un vide que le langage des Robert Lévesque, «En direct du Mékong)), Le Devori; 27 octobre 1995, B9. Idem. L'analyse de RNH avait mis en évidence cette forme de spirale en entonnoir. Le mouvement cônique du récit figurait un volcan qui faisait irruption; là, la vérité explosait. Avec FLA, 57 58 59 géologues n'a pu combler. Seul Xu Sojen, personnage principal de la dernière partie de la pièce, saura apaiser la tempête. Lui seul, par le langage de son âme et les yeux de son coeur, saura capter l'essence du secret de Toni, secret qui se fondera aussitôt dans l'ékrnel silence des eaux. Le langage scientifique Dans l'introduction de la pièce, Chaurette présente la situation: les géologues sont assis à une table devant «des tomes de rapports. BIS] ont cela à portée de la main: des documents, des choses écrites. Des preuves. Ils vont les lire.)) (FLA,9) D'emblée, l'auteur pose l'écriture60 comme le médium qui rapporte les faits desquels seront tirées les preuves de l'échec de l'expédition scientifique. Mais déjà, il oppose le pouvoir de cette parole écrite au silence, au moins aussi important, des personnages de Carla van Saikin et de Xu Sojen qui ne prendront la parole qu'à la toute £inde la pièce. À leur sujet, Chaurette mentionnent que «leurs silences sont écrits, [qu'ils] font parties de la pièce.» (FLA,9) La première et plus longue partie de la pièce se place sous le signe de la science. Aussi, le langage utilisé dans les rapports vise-t-il à expliquer de manière factuelle les conséquences de l'échec de l'expédition et de la mort de Toni van Saikin. Chaque témoignage relate une suite de faits qui seront tour à tour répétés par tous les participants. La structure héliocoïdale s'installe donc d'abord à l'intérieur de ces quatre répétitions d'événements et de faits scientifiques qui justifiaient l'expédition au - -- -- - l'entonnoir se compare plutôt 5i un typhon qui avale et détruit tout sur son passage et dont les vents finissent par se calmer. Cambodge. En fait, tous les géologues s'entendent pour dire à peu près la même chose sur l'aspect proprement vérifiable des événements; ils emploient même des termes semblables pour décrire les faits. La spirale s'installe d'une manière précise et distinctive sw le plan des descriptions scientifiques. Ainsi, les géologues Macurdy, Cassilly, Peterson et Lenowski savent expliquer en détails l'historique du projet qui les ont menés au Cambodge. Leurs répliques sont des suites chronologiques de faits, dates, conditions atmosphériques, liste de matériel, obstacles potentiels, liste des choses à faire une fois arrivés, etc. De plus, les questions du président de la commission d'enquête, Nikols Ostwald, s'en t i e ~ e n tà l'aspect scientifique des événements. Ironiquement, il semble très facile pour les géologues de décrire tous les éléments survenus en-dehors de la mort de Toni van Saikin. Les géologues n'ont en fait que les fragments de la lettre d'adieu de Toni pour expliquer sa mort. C'est à travers ce document authentique qu'ils tenteront vainement de décrire et de prouver le pourquoi et le comment de la mort de leur chef. Comme l'a remarqué Danielle Salvail, l'absence de cohérence de leus interventions est accentuée dans le texte: Les explications des géologues sont souvent exprimées sur le mode de l'acte manqué, ponctuées d'hésitations, de bégaiements, de lapsus; leurs souvenirs ne sont plus constitués que de bribes; leurs avewr sont généralement involontaires et parcellaires.61 60 Les rapports écrits des géologues sont présentés à l'intérieur d e l'écriture de la pièce. Le projet exposé par Chaurette est de montrer la puissance et l'échec de la parole par l'écriture dramatique. 61 Danielle Salvail, «Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues». Jeu. no.78. (1 995). p-243. 64 1. Macurdy et Cassilly Les deux premiers géologues qui témoignent à la commission d'enquête sont entièrement engloutis par la science. Macurdy et Cassilly ont mis la lettre d'adieu de Toni van Saikin «en annexe» à leur rapport, signe qu'ils lui accordent moins d'importance qu'à leur propre document. De plus, la lettre est presqu'illisible; il s'avère donc inutile pour eux de s'y attarder davantage. Malgré le fait que leurs rapports soient truffés de termes et d'explications scientifiques vérifiables, les géologues confirment à plusieurs reprises leur inaptitude à tout connaître. En effet, la récurrence des locutions «nous ne savons pas», «nous ne savons pas non plus» et mous ne pouvions pas savoin>remet en question le critère d'infaillibilité attribué au langage scientifique. De plus, le temps est flou, brouillé: À partir de novembre, il nous est difficile de replacer dans l'ordre chronologique la suite des événements. Je me contenterai, monsieur le président, d'énumérer les caiises qui expliquent à mon avis l'échec de cette expédition. (FLA, 18) La description qu'ils font des trois fragments de la lettre est également confuse: ce n'est qu'une redite vide de sens. Elle est même contradictoire: pour Macurdy, les eagrnents sont illisibles, alors que Cassilly remarque que adeux sont parfaitement lisibles)) (FLA,21). Qu'ils soient lisibles ou non mène au même constat: les fragments donnent à lire une suite répétée de phrases tronquées, sans fin, sans explications, et la suite de la lettre a été effacée par L'eau. Les raisons scientifiques évoquées par les deux géologues dans leurs rapports expliquent le pourquoi de l'échec de l'expédition, mais ne révèlent rien des raisons de la mort de Toni van Saikin. Dans le rapport de Cassilly, par exemple, les cinq fragments complètement illisibles le sont à cause de «l'humidité». Cet état de fait lui permet d'étaler son savoir en matière de dissolution d'encre par l'eau; il explique la cause de la disparition des mots à partir de ses connaissances et du jargon scientifique. Bref, ce géologue parle mais ne dit rien, il décompose les choses simples en mots compliqués: ...et cinq dont l'humidité a complètement effacé l'encre, celleci étant de préparation à base d'huile additionnée de pigments probablement émis par des céphalopodes qui se seront tout bonnement désintégrés sous l'action d'un réactif composé d'un chlorure spécifique et d'hydrogène, en l'occurence l'eau des pluies tropicales. (FLA,21) Leurs interventions demeurent stériles. Même la tentative de Macurdy de décrire la personnalité de Toni demeure assez précaire: Nous avions affaire à un homme entêté. Aussi, nous avions affaire à un homme qui avait résolu de mourir' j'en ai personnellement la conviction. Il poursuit la lecture de son rapport et enchaûie avec une relation de cause à effet simpliste: On a dit maintes fois que cette expédition a été un échec parce que l'ingénieur Toni van Saikin est mort. Je pense au contraire que Toni van Saikin est mort parce que cette expédition était de toute façon vouée à l'échec. Il le savait, comme nous tous. Je crois qu'il n'en supportait pas l'idée. Mais tout ceci reste une hypothèse. (FLA,19) En bon scientifique, mais peu sûr de lui-même, Macurdy termine en précisant que son rapport demeure une interprétation parce qu'il n'a pas encore trouvé les preuves nécessaires pour en faire une explication scientifiquement recevable. Quant au témoignage de Cassilly, il ouvre une nouvelle vision du pouvoir de la parole et de l'écriture. Le géologue afIirme que l'écriture non-scientifique est un signe de la mort, alors qu'au contraire, les écrits scientifiques sont une preuve de Nous ne savions pas qu'il avait l'intention de mourir. C'est cependant la conclusion à laquelle nous en sommes venus en constatant qu'il n'avait jamais rien écnt qui pourrait ressembler à des notes scientifiques ou à des comptes rendus. Pas même un journal. Seulement que ces brouillons.63 (FLA,2 1-22) En décrivant Toni van Saiki11,6~ Cassilly se fait pourtant plus rêveur que Macurdy. Il a vu en Toni un idéaliste, terme qu'il oppose à ceux d'<<ingénieun>, d7«inventeun>et d'«intelligence». Il incorpore même le terme «foi» à sa description: Toni van Saikin était un idéaliste. Un grand ingénieur, certes, un inventeur, un être doué d'une intelligence phénoménale, mais d'abord et avant tout un idéaliste. Sa foi transportait les montagnes (FLA'23). Son emportement retombe bien vite dans L'analyse systématique des faits: <mais si vous me permettez, elle n'a pas pu arrêter les pluies.)) (FLA,23). Cassilly note aussi que Toni parlait peu, mais qu'il écrivait. L'opposition parole/écnture propose déjà à ce stade de la pièce que la parole n'est pas essentielle alors que l'écriture, comme inscription de la parole, dit et redit ce qui se trouve entre les lignes; elle se prête à 62 La suite de l'analyse montrera au contraire que l'écriture et la parole, qu'elles soient scientifiques ou non, sont incapables de révéler ta vie. 63 Le terme «brouillon» témoigne d'un certain mépris face à ces fragments retrouvés. II signale aussi de la haine ou, à tout le moins, de la déception d'avoir participé a l'expédition organisée par un scientifique déloyal. Ce géologue réalise qu'il a été berné dans sa confiance. Mais les fragments «brouillons» représentent aussi l'esquisse d'un projet non réalisé, le premier jet de quelque chose, la trace originelle d'une nouvelle naissance. G4 Dans sa description de Toni, le géologue s'arrête sur le mot ((humaniste)) qu'il corrige pour ((humanitaire)). La distinction entre les termes «humaniste» -qui désigne toute doctrine qui prend pour fin l'épanouissement de ta personne humaine- et (chumanitaire)) - qui vise au bien de I'humanite- est très significative. Nous verrons plus loin pourquoi ces deux termes rejoignent les deux buts visés par Toni: apporter de l'eau aux pays qui en ont besoin et léguer son âme à l'humanité. 65 C'était le cas également dans les deux premiers textes étudiés. L'oeuvre du personnage dlEmile (RNH) et le texte de la pièce de Charles Charles (PP) étaient des preuves écrites, les traces redites d'une parole, d'un état des choses qu'on aurait pu oublier. 67 2. Peterson L'avant-dernier témoignage est fait par Ralph Peterson. Ce géologue effectue également un retour sur les rapports de ses collègues, mais la nature de la redite est plus signifiante. Dès le début, il reprend le mot «humaniste» qu'il réintroduit dans son rapport alors que son prédécesseur l'en avait évincé. De plus, les fragments de la lettre d'adieu de Toni van Saikin ne sont pas mis en annexe, mais à la demière page de son rapport. Ces deux faits, observables aux toutes premières lignes du témoignage de Peterson, sont des signes de la valeur de plus en plus importante, quoiqu'encore timide, que prendra La lecture des fragments dans la suite du texte. De papiers illisibles et inintéressants, les fragments retrouvés deviennent des éléments précieux pour expliquer l'échec de l'expédition. En fait, loin de se concentrer sur les fragments, l'analyse commence à Les introduire comme des faits scientifiques observables. Comme dans les rapports précédents, Peterson signale l'illisibilité de cinq fragments et qualifie les trois autres de redite . Il ouvre pourtant la voie à l'interprétation en spéculant sur le contenu des fragments disparus dans le Mékong; il émet une hypothèse quant à l'informaiion manquante dans la lettre56 Mais l'on se doute de ce qu'on pourrait lire sur ces pages qui ont séjourné dans le fleuve en se basant sur le fait que les fragments lisibles -qui sont au nombre de trois pour un total de huit- disent avec à peu près les mêmes mots à peu de choses près les mêmes choses. (FLA,25) Le troisième géologue refait le récit des événements entourant l'expédition, mais on sent qu'il a été plus touché que ses précédents coUègues par l'aspect humain de l'épisode: il décrit l'atmosphère qui régnait le jour de leur départ, et se rappelle que Toni leur avait dit s'être récemment marié. Malgré ces brèves allusions, Peterson demeure captif de son esprit d'analyse. La suite de son témoignage est tout aussi détaillé scientifiquement que les rapports précédents: il corrige le terme <<chtore»pour «phosphore» et décrit la saison des pluies: Elle est aussi rude que longe. Elle est aussi dure que longue. Il n'y a qu'un mot: pire que le déluge. (FLA,27) Ces paroles marquent d'ailleurs le début d'un long questionnement sur l'importance de l'eau dans l'échec de l'expédition. Peterson essaie d'évoquer son souvenir de la pluie, mais les mots viennent comme un jeu avec leurs sonorités: rude, longe, dure, longue et déluge . Cette courte réplique témoigne du fait que la pluie, plus précisément l'eau' affecte particulièrement celui qui tente de la décrire. La tournure poétique de la phrase est le premier signe repérable dans le texte de l'importance de l'eau. C'est cette matière humide, omniprésente lors de l'expédition, qui transperçait et brouillait tout et dont le mouvement a emporté la lettre de Toni pour n'en Iéguer a w géologues que des fragments illisibles. Ce qui importe dans ce rapport, c'est qu'il fait état d'éléments qui n'avaient pas été mentionnés auparavant, comme la folie du météorologiste, Stanley La Paz causée justement par cette intarissable pluie qui dilue les esprits. La forme et le langage utilisés par le géologue dans son rapport pour décrire ces pluies semblent en être également infectées; les explications sont floues, incertaines, confuses: les conditions climatiques avaient rendu impossible la conversation, euh, la conservation du corps.67 (FLA'28) 66 Il fait là une association hasardeuse. Tout ce qu'il dit reste une hypothèse, parce que, on le verra B la fin de l'analyse, ces pages effacées renferment justement ce que les géologues n'arrivent pas à expliquer à la commission. 67 La confusion entre «conversation» et «conservation» révèle l'importance que prendra l'eau dans la suite du drame. 69 La pluie a brouillé toutes les pistes, d é ~ tous t les indices, avalé toutes les explications. Sous les apparences d'un oubli, elle a légué aux géologues des fiagments de la lettre d'adieu de Toni comme pour mieux déjouer les hypothèses et détourner la science de la vérité. L'eau a détruit le corps du défunt et les géologues se sont précipités sur ses os, traces palpables laissées par elle «pour la possibilité de déterminer les causes de la mort de Toni van Saikin, les fragments de sa lettre d'adieu étant pour la plupart illisibles, tel que mentionné plus haut, quoique lus et relus.» (FLA,28). Etant donné qu'à première vue les kagments ne disent rien d'intelligible, les géologues, déterminés par leur esprit scientifique, se penchent sur l'étude dr? sens caché possible des Eagrnents: la lettre que Toni a laissée est codée. Les géologues se hasarderont à décoder chaque terme des fiagments afin de leur trouver une signification ordonnée et vérifiable, mais l'opération s'avère stérile: David Lenowski s'attarda même à l'hypothèse suggérant un code en remplaçant chaque lettre par un chiffre et chaque chifie par une autre lettre, ce qui fit non sens et qui attesta que cette lettre confuse n'est rien d'autre qu'une lettre d'adieu. (FLA929) Malgré l'impuissance de la science à trouver un sens aux fragments laissés par Toni, son décodage demeure au centre de la problématique de la pièce. En témoignent les discussions persistantes entre le géologues: -Ce décodage, cela donnait quoi comme résultat? -Comme je l'ai dit, cela ne donnait ni plus ni moins que le non sens. -Mais encore? Le non sens, c'est relatif. Monsieur Lenowski, vous espériez obtenir quoi? -Torii van Saikin aurait pu vouloir dire autre chose que ces phrases qu'il nous a laissées. -Et vous avez trouvé quoi? -Des mots qui n 'existentpas. (FLA'29) La clé du mystère se trouve justement dans ces «mots qui n'existent pas», c'est-à-dire dans l'inexprimable, dans l'impossibilité de la parole à dire la véritable nature des choses. Vouloir saisir l'insaisissable échauffe les esprits. À la fui du témoignage de Peterson, le président de la commission doit rappeler les géologues à l'ordre: l'hypothèse que les kagments pourraient signifier autre chose, ou plus, découvre aux géologues des chemins encore inexplorés. 3. Lenowski Avec David Lenowski, Le récit répété des événements survenus lors de l'expédition scientifique prend une autre dimension. Avec lui, la structure héliocoïdale de la pièce referme de plus en plus son mouvement d'entonnoir vers le point culminant de l'action dramatique situé à la toute fin du récit. Les kagrnents de la lettre d'adieu sont mis en évidence dès le début du rapport de Lenowski, qui en fait d'abord une analyse de surface: À première vue, en annexe dans notre dossier, cela ressemble à un récit de voyage, un récit inachevé, transcrit à Ia main, un document authentique, ce qui resterait d'un séjour dans cet endroit perdu du monde (FLA,33) Les fiagments revêtent une nouvelle signification: ils sont les traces d'un épisode crucial, ils symbolisent le temps passé, ils représentent les vestiges d'un moment à jamais perdu, d'où la nécessité d'y porter une grande attention. Malgré le fait que le géologue ait ressenti la valeur de la lettre, il ne cherche pas pour autant à l'élucider: Monsieur le président, je n'ai rien à vous cacher. Je n'ai rien non plus à vous révéler? (FLA,34) Pourtant, il reparle toujours des fiagments. Ces traces écrites le hantent; le géologue possède les éléments constituants d'un mystère qui l'envahit et, à la fois, lui échappe. Lenowski est conscient que les fragments ne disent rien, que l'on ne doit pas orienter les recherches vers ce qui est écrit, mais justement vers ce qui n'est plus écrit. L'écriture est vide de sens, la réponse doit forcément exister ailleurs, en-dehors de l'écriture. Pour lui, la clé de l'énigme se trouve dans ce qui a été emporté par les eaux du Mékong: On oublie que demère ces mots, il y a quelqu'un qu'on connaît. Comme si cette lettre n'était pas de lui. On s'attache uniquement à ce qui est écrit. Et comme cette lecture ne fait état d'aucun récit, on ne sait pas très bien pourquoi il y a si peu à lire, alors qu'il écrivait tant ..." (FLA'34) L'humanité de Lenowski l'empêche de répéter ce qui se trouve déjà dans les rapports demandés par la commission d'enquête; il sait maintenant que le sens de ce tas de papiers est dérisoire. Son récit, plus subjectif, tente de rappeler l'état d'esprit dans lequel s'est déroulé le voyage. Il reprend le terme «déluge» employé antérieurement par Peterson. Dans un souci de décrire justement l'atmosphère qui régnait lors de l'expédition, afin de dire combien tout était <<eau»,Lenowski s'attarde plus que les autres sur la portée de chaque mot qu'il emploie: on aurait dit que c'était le déluge. Le déluge, mais au ralenti. Une période, tenez. De ces couches grises dans l'atmosphère. Une longue période conçue exprès pour nous envoyer tout l'emui nécessaire. [...] Le corps et l'intelligence ne fonctionnent pas de la même manière quand on est à l'envers du globe, dans des pluies tellement continuelles qu'on pense être dans une autre vie. [...] on vous a déporté dans l'eau, vous êtes à l'extérieur et à l'intérieur de l'eau. (FLA'35) Il réalise soudain l'opacité du silence qui s'est emparé de lui et des autres géologues: s8 Redite d'une phrase de Macurdy. 69 «Et puis, il le disait lui-même: J'écris pour inventer quelque chose. D (FLA.35) Toni van Saikin voulait peut-être dire par la qu'il s'en remettait aux autres pour terminer son récit; il allait commencer avec le plus grand soin une histoire que d'autres allaient inventer en se questionnant sur les quelques fragments retrouvés... 72 Oui... comme si ça devait être ça... Un voyage qui devient un immense trou de mémoire si on le rate. (FLA,3 5) Le mouvement circulaire de la spirale rétrécit à mesure qu'il se dirige vers l'autre extrémité de l'entonnoir. Le témoignage de Lenowski concentre l'action dramatique sur les fkagrnents de la lettre d'adieu. Ici, la sensibilité de l'âme du géologue essaie de rejoindre celle du disparu et d'interpréter les traces que la pluie et lui ont bien voulu laissées. Aussi Lenowski ne croit-il pas que Toni voulait mourir. Personne ne pouvait prévoir sa mort justement parce l'action de réécrire sans cesse le même début de lettre est le signe que l'on ne désire pas disparaître. De plus, ces fragments viennent bousculer ce qu'il appelle «les exactitudes de la géologie» basées sur les rapports scientifiques: «Quelque chose qui est écrit, mais qui vous ment» (FLA,37) Nous l'avons vu, les fkagments, traces écrites, disent autre chose, ou plus. 11en est de même pour les rapports des géologues qui, prisonniers de l'exactitude factuelle de la science, mentent parce qu'ils sont incapables d'expliquer les véritables causes de l'échec du voyage. Les rapports sont faux, ou plutôt embrouillés par l'omniprésence de l'eau. La mort et l'espace temporel revêtent 1' apparence trompeuse du rêve. Lenowski, perdu, doit constamment s'en remettre aux rapports discordants des géologues: «Il s'est écoulé dix jours si j'en crois les rapports». (FLA,37) Lenowski termine non pas sur la lecture de son rapport, mais avec l'évocation d'un souvenir: «Je me souviens d'avoir écrit que l'ingénieur Toni van Saikin était mort et que l'univers était stable.» (FLA,38) Le brouilIard achève de s'installer avant l'entrée en scène du président de la commission d'enquête, Nikols Ostwald. La parole et la pluie La dernière partie du premier segment de la pièce est un moment d'intense questionnement. Le président de la commission, Nikols Ostwald, s'interroge sur les contradictions et le manque de détails des rapports des géologues. Cette importante partie de la pièce met en parallèle deux thèmes: la parole et l'eau. Les géologues tentent de rapporter le plus précisément possible les faits survenus lors de l'expédition, mais le vocabulaire et le sens des mots, liés au flou du souvenir, contaminent leur désir d'expression. Quant au thème de l'eau, il est omniprésent. La pluie qui tombait sans répit lors de l'expédition a noyé le jugement des géologues. Ils luttent tant bien que mal contre l'épais brouillard qui envahit leur [conlscience et les empêche de dire ce qu'ils voient et ressentent. 1. Les mats Ostwald ouvre le combat des mots avec Macurdy qu'il interroge au sujet du mémoire de fui d'année remis au professeur Déjanire, écrit qui prouvait que ce dernier ne lisait pas leurs travaux. Le retour dans un passé antérieur à l'expédition n'est pas sans intérêt. Le président exige des réponses précises à des questions précises. En effet, le «plus ou moins»(FLA,40) de Macurdy ne vaut rien dans un interrogatoire; il doit répondre oui ou non. Sa réponse affirmative est donc un mensonge qui fausse la véracité des rapports.70 Le bref souvenir de ce professeur qui ne lisait que le début et la fin des travaux propose une mise en abyme de la pièce. Comme le professeur évoqué, les géologues n'ont lu que le début de la lettre d'adieu de Toni van Saikin et avancent des conclusions, sans tenir compte de la matière de la lettre. Ils sont eux aussi coupables de juger sans connaître. À ce propos, le président s'indigne: «Il ne lisait pas les travaux? Quelle honte...)) (FLA,43) La question de la précision du vocabulaire est constamment reprise par Ostwald qui aurait souhaité que tous soient aussi précis en parlant de la mort de Toni qu'en décrivant les ennuis mécaniques de l'expédition. À force de rejeter de l e i langage toute forme d'expression non-scientifique, les géologues se sont enfermés dans leur rhétorique sténle.71 Aussi les personnages entreprennent-ils une quête, ou plutôt une enquête sur le langage. Toute imprécision de vocabulaire, comme par exemple celles des termes qortraib) et «leme», doit être clarifiée; mais les réponses proposées relancent d'autant plus le débat qu'elle restent entièrement d u côté objectif du sens. Ainsi, la réponse au sujet du portrait de Toni demandée à Cassilly revient à Ostwald sous forme de fiche signalétique: Portrait de Toni van Saikin. Sexe: masculin. Age: vingt-neuf ans. Taille: cinq pieds onze pouces. Pression artérielle: cent vingt de systolique, quatre-vingt de diastolique. Cholestérol: quatre-vingt-huit virgule quatre. Hémoglobines: douze. Ossature: ectornorphe. (FLA,49) Il en est de même pour le débat sur la Lettre laissée par Toni: On ne peut pas parler de lettre s'il ne l'a jamais complétée. Une lettre devient valable à partir du moment où l'on renonce fermement à l'idée de Ia recommencer. (FLA'66) Je ne crois pas qu'on puisse parler de lettre. Elle n'est pas signée? Légalement elle ne vaut rien. (FLA,67) 70 Encore ici un écrit scientifique qui ment... Par exemple, un conflit de paroles s'installe entre Macurdy et Cassilly au sujet des détails techniques de la cause de l'échec de l'expédition, ce qui a pour effet de perdre le lecteur. Cette dispute accélère le rythme des mots, mais n'ajoute rien à la résolution de l'énigme. Au contraire, elle a pour effet d'embrouiller les piste et d'accentuer te fait que les géologues restent engloutis dans un langage fermé sur lui-même. 72 La lettre n'est pas signée; on n'a donc aucune preuve qu'efle est de Toni. Les géologues commencent entrevoir que certains éléments peuvent être vrais et authentiques sans constituer pour autant des preuves scientifiques. 71 75 D'ailleurs ce ne sont que des fragments. Qui plus est, des fkagrnents qui se répètent. Et qui plus est, des kagments qui ne font état que d'une seule phrase. Pour qu'une lettre soit valable, il faut qu'on puisse en lire davantage, je ne sais pas, moi, disons les deux tiers ... (FLA,68) Plus loin, les géologues entreprennent même d'analyser l'écriture du défunt: 11 avait le souci de bien refermer ses lettres, de laisser une distance appréciable entre les mots. Il écrivait bien. -Il parlait l'éthiopien, et il écrivait en arabe... -Encore là, c'était si bien écrit qu'on aurait pu comprendre. (FLA, 66) L'expression «bien écrire», qu'on attribue généralement au contenu et au choix des mots, est ici utilisée pour désigner la cdligraphie du disparu. Les géologues semblent incapables de franchir la barrière du contenant pour atteindre le contenu. D'ailleurs, Toni a une superbe calligraphie même lorsqu'il écrit en arabe, et pourtant le contenu du texte si bien écrit demeure un mystère pour les géologues. Ces derniers n'arrivent pas à comprendre alors que, selon leur critère de compréhension, ils devraient être capables de saisir le sens du texte. 2. L'amorce de la descente dans l'entonnoir Il y a donc un retour constant sur le langage même. Le mouvement héliocoïdal de l'interrogatoire, tantôt assez large,73se fait de plus en plus étroit et précipité: Ainsi, vous connaissiez Toni van Saikin? -Cela dépend de ce que vous entendez par connaître. -JYaimeraisque vous me disiez oui ou non. -Si je vous disais n m , je vous mentirais. -Donc, vous le connaissiez. -En un sens. -En quel sens? -Ce n'était pas quelqu'un qui se laissait connaître facilement. -C'est-à-dire? -II parlait peu. Il était bizarre. -Pouvez-vous aller plus loin? -Il était bizarre? (FLA,57-58) 73 Les témoignages des géologues tenaient en plusieurs pages. On note donc la présence d'une perpétuelle remise en question des mots utilisés. Le président demande continuellement aux géologues d'apporter des précisions sur des mots à caractère subjectif; les géologues ne peuvent dire ce qu'ils veulent, la nature des mots bloquent leur désir d'expression. D'ailleurs, Jason Cassilly décrit lui-même l'incapacité qu'il a à s'exprimer: Je ne lui reproche rien. Je constate un fait, voilà tout. Toni van Saikin niait l'évidence. Devant la réalité, il continuait de s'acharner, au nom de je ne sais quelle conviction. Une foi irrationnelle, sans nuance, qui ne prouvait rien et qui prétendait mener à tout. Nous en avons eu la preuve. (FLA,59) Les géologues croient pouvoir tout prouver et tout expliquer en se basant sur l'aspect raisonnable des choses, alors que Toni, qui était à leur avis complètement irraisomable, a créé le non-sens. La structure et le texte de la pièce démontrent pourtant qu'ici, c'est le contraire qui se déroule: Toni van Saikin voguait sur les mers de l'irraisonnable et en a prouvé l'existence. La solution au mystère existe d'autant plus que chaque géologue, à force de se questionner, ressent encore plus la force silencieuse de son rayonnement. 3. L'hypothèse de la folie Aussi, les géologues s'aperçoivent-ils que la précision n'est pas inhérente à tous les mots. Le côté irraisomable de Toni les obsède parce qu'ils ne peuvent pas le définir. Ils utilisent des mots aux sens vagues pour le décrire. Par exemple, en parlant du d é h t peu avant sa mort, les géologues s'entendent pour dire qu'il n'était pas normal: -11 était comme d'habitude. -Comment était-il? -Comme d'habitude. 11était bizarre. -C'est-à-dire? plus énigmatique justement que quelqu'un de «bizarre»? (Nelligan, dans Rêve d'une nuit d'hôpital, était qualifié de bizarre par les personnages qui l'entouraient). 74 Quoi de 77 -Torii van Saikin était un homme bizarre. -Vous voulez dire quoi au juste? J'aimerais que vous alliez plus loin. -Il était bizarre. -En quoi il était bizarre? -... r.4 -Alors? -II était bizarre. (FLA,60-61) Remarquons encore une fois la répétition du terme «bizarre» qui, bien souvent, sert à décrire quelqu'un ou un phénomène inexplicable. Infectés par cette incompréhension. les géologues créeront une isotopie «bizarre» : Toni était «un peu fou». L'inexprimable contenu dans le mot «bizarre» est logiquement associé à la folie, notion tout aussi incomprise, mais beaucoup plus scientifique. Les géologues étant inaptes à révéler la signification de la lettre d 'adieu de Toni, les fragments deviennent autant de preuves de cette folie funeste: Si le mot «bizarre» ne fait pas votre affaire, écrivez qu'il était... un peu Iou. -Mais on ne meurt pas de cela, monsieur. -Et pourtant! -Oui! Et pourtant! Lisez vous-même: Quand vous lirez ces lignes... 75 (FLA'63) L'hypothèse de la folie de Toni se renforce lorsque Lenowski rapporte les paroles de Xu Sojen, personnage dont l'important témoignage occupe entièrement la dernière partie de la pièce: Xu Sojen prétend qu'il écrivait sans penser à quelqu'un en particulier. Une lettre à personne. Comme parler quand on est seul. -11 n'y a que les fous qui parlent seuls. @LA,65) Cette «lettre à personne» et inachevée par Toni laisse la liberté à ceux qui la lisent de combler les kous, de l'interpréter, de la terminer à sa place. C'est ce que suggère les répliques de Macurdy, de Lenowski et de Peterson: Ici, on remarque une répetition du verbe «lire»: «Lisez» et «lirez» suggèrent la redite sans fin à laquelle on ne trouve jamais de conclusion pertinente. Comme le reflet d'un miroir dans un miroir est sans fin. 75 78 il lui arrivait d'effacer un mot, d'en écrire un autre au lieu, d e réeffacer, d'écrire par-dessus, trois fois, quatre fois. Il pouvait perforer76 la page. -Oui, et poursuivre indifféremment. On peut supposer que les phrases qui suivaient tenaient lieu d'un mot qui ne voulait pas venir. -Un mot qui ne veut pas venir.. .77 (FLA'65) Pour échapper à l'emprise de la folie qu'ils ont évoquée, les géologues se rabattent sur l'observation et l'analyse des fragments et de leur intention. Mais lYirraisomab~e les rattrape et les mène au bord du vide: Oui, la lettre aurait menti. -Dans un cas comme dans l'autre, elle aurait menti. -Une lettre impossible. Dès qu'elle existe, elle dit le contraire. -Encore qu'ici elle ne dit rien. [...]-Comment dites-vous, monsieur Peterson, de la nullité pure? -Du pur non sens! (FLA,67) Une lettre qui dit «le contraire» et de laquelle on dit qu'elle ne révèle aïen» constitue logiquement un document très riche de sens. Elle fait même beaucoup plus: elle doit révéler l'âme humaine... Mais les géologues ne l'ont pas compris et l e débat continue de tourner en rond, de faire le tour de la question sans jamais arriver à en trouver le point essentiel. Ils parlent sans arrêt, mais ils ne disent rien. a s se contentent d'émettre des hypothèses, de supposer, de ne pas comprendre. Puis, à l'intérieur du désordre des interrogations, refait tout à coup surface l'épisode du professeur Déjanire qui ne corrigeait pas les travaux. Le souvenir du professeur expulsé met encore une fois en relief l'attitude des géologues: ils ne connaissent pas non plus mi la forme, ni le contenu» des fragments de la lettre de Toni. Les phrases utilisées pour raconter cet épisode sont courtes, précipitées; le président de la - - - 76 II laissait un trou, un vide qu'il fallait remplir, ou qui restait un mystère. commision doit sans cesse ramener les participants à l'ordre. À la fin de ce tourbillon de réponses entremêlées, trois répliques ressortent et confirment l'abandon du langage scientifique devant l'omniprésence du non-sens: C'était un exergue. -C'était un exode. -C'était un examen. (FLA,7 1) 4. L'impuissance Il en est de même pour l'épisode de la photo où apparaît le soleil. Les géologues restent impassibles devant la preuve irréfutable du mensonge de leurs rapports. Même s'il faisait soleil sur la photo, tous affirment qu'il a plu sans arrêt pendant les six mois qu'a duré l'expédition: Monsieur, nous sommes quatre à vous dire qu'il pleuvait ce jour-là. -Mais votre collègue a entre les mains un document qui constitue une preuve on ne peut plus rigoureuse du contraire. PLAY771 On comprend que les preuves sont relatives, qu'elles peuvent dirent le contraire de ce qui est arrivé, comme c'est le cas pour la mort de Toni: les preuves scientifiques retenues n'expliquent pas l'échec du voyage et la mort de son chef. Poussés par le souci de fournir des réponses aux questions qui leur sont posées, les géologues optent pour le compromis, donc pour l'approximation et le mensonge: Nous pouvons faire un compromis. Vous dire que peut-être le soleil aurait pu se montrer... l'espace d'une photo. (ün temps.) Mais il pleuvait. (FLA,77) -C'est si important, monsieur le président? 77 Le mot qui ne venait pas pour Toni échappe également aux g6oiogues. Par exemple, en répondant : «II avait résolu de mourir» (FM, 48), le géologue n'est pas assez précis pour la commission qui veut savoir POURQUOI Toni avait résolu de mourir. La réponse est inexprimable, elle relève de l'intimité de l'être, de ce que contient l'âme; les mots déforment tout quand on essaie de dire la profondeur de l'âme. Du fait, peut-être les géologues rejoignent-ils leur chef du côté insondable de sa folie... 80 -Un homme est mort au cours de cette expédition. Vous me dites qu'un homme est mort au cours de cette expédition. -Il faut nous croire. -Mais plusieurs détails ne concordent pas dans vos rapports. Messieurs, j'ai des doutes. Vous ne dites pas la vérité. Vous niez les preuves. Et vous me répondez: (dl est mort p F e que c'est l'évidence.» Alors, qu'est-ce que l'évidence? A quoi servent les preuves? Il pleuvait? Mais cette photo. (FLA'7778) Ostwald remet en question tout le discours des géologues. L'exactitude apparente de la science n'est plus aussi inébranlable. Aussi, lorsque le président fait un résumé des réponses vides des géologues depuis le début de l'enquête, la même question ressort, intacte: Un homme est mort. Je vous demande pourquoi. Pourquoi l'avez-vous regardé mourir? Pourquoi ce silence? Pourquoi ne pas dire pourquoi?78 (FLA'79) À partir de ce moment de la pièce, le silence remplace la parole du non-sens. Comme l'a remarqué Danielle Salvail, malgré les multiples mais vaines tentatives des mots à révéler le manque des fiagrnents, les géologues se taisent parce qu'ils comprennent que la seule langue qu'ils connaissent ne mène nulle part: Ce n'est pas qu'ils ne savent rien, ni qu'ils n'ont rien perçu de ce qu'ils s'obstinent a taire; ils ne peuvent simplement pas le dire autrement que par le silence, leur langage étant impuissant à le faire? À la question dYOstwald:<< est-ce que l'un d'entre vous a tué l'ingénieur Toni Van Saikin?)) (FLA,80), les géologues répondent d'abord par un silence éloquent qui prouve leur impuissance: «Ainsi, nous serions tous devenus... un peu fous.» (FLA,80) Ils n'ont pourtant pas le pouvoir de s'exprimer autrement. Les mots s'entrechoquent, ne veulent plus rien dire; ils sont morts, comme l'expédition, comme Toni qui ne 78 Les deux «pourquoi» sont présentés comme question et a la fois comme réponse à cette question. On tourne toujours en rond, on se retrouve continuellement devant un «pourquoi» dont la réponse demeure vide tout simplement parce que la réponse est encore un «pourquoi». pouvait qu'y trouver la mort parce que «c'était toute sa vie» (FLA,85), et comme les géologues à leur tour meurent noyés par l'explosion des sens: Le beau raisonnement! Nous aurions tué un homme parce que nous ne pouvions pas savoir qu'il allait mourir. Question, monsieur le président: Si nous l'avions su, l'aurions-nous fait? Après tout, s'il n'avait aucune raison de vouloir mourir' n'avions-nous pas raison de le tuer? Et ce, sans aucune raison?80 (FLA,8 1) Aussi, l'éclatement des sens par la parole entrahe les personnages dans son mouvement tourbillonnaire où «personne» est «tout le monde»: Tout le monde le savait, monsieur le président, tout le monde l'avait vu mais personne encore ne l'avait dit. Et un homme a beau être mort, il ne l'est jamais définitivement que lorsque quelqu'un peut le dire.*' (FLA'82) 5. Le silence À la fin, le président Ostwald a du mal à récapituler les réponses des géologues. Ces récapitulations, qui r e v i e ~ e n àt quelques reprises dans la pièce, sont les redites du non-sens. Elles essaient de reconstruire les faits pour mieux en saisir la portée, mais demeurent inintelligibles. L'échec de la parole des géologues est inscrit dans des rapports remplis de trous: Personne...n'a ... découvert... son... corps... en... premier... Tout le monde ... l'a ... découvert... en deuxième... Ils... sont... tous... arrivés... en même temps... de façon... à ce que... personne... ne... soit... arrivé... en... premier... Pour... quelle... raison?... 79 Danielle Salvail, «Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues)), Jeu, no 47, ( 4 987)' p.152. 80 Notons les quatre répétitions du mot «raison». Le problème des géologues vient du fait qu'ils réfléchissent, qu'ils raisonnent, et que ce côte raisonnable les empêchent de comprendre les vraies choses. 81 La parole a le pouvoir de faire exister les éléments, d'extirper les vérités du néant. Le fait que les géologues n'arrivent pas à donner des réponses sensées aux questions de la commission donne justement vie au non-sens, la folie. 82 Aucune... raison... monsieur... le président... Au Cambodge... on.. .meurt ... pour... riens2 (FLA'84) David Lenowski, celui des quatre géologues qui a montré le plus de sensibilité durant son témoignage, explique que le silence -les points de suspension des rapports et des fkagments- est le résultat de l'omniprésence de l'eau durant l'expédition: Il aurait crié à l'aide, mais le bruit de la pluie... pire que le silence... (FLA,86) Cette importante réplique exprime ce que Carla van Saikin dénoncera dans la seconde partie de la pièce. Toni a crié et Ie cri silencieux de son âme a été entendu, mais nul n'a la force de le redire. L'appel n'a pas fianchi le cap silencieux de la parole:83 Il n'aurait peut-être pas crié? LI Dans le bruit de la pluie, pire que le silence... r 1 L--*J ...aue le silence... [...j Tandis qzc 'un bateau passe au loin... L---J ...dans le silence... (FLA,87-88) Cet exbait témoignent d'un glissement dans l'évolution en spirale de Ia pièce. Les trois premières lignes, qui tentent encore d'expliquer raisonnablement la mort de Toni, laisse bientôt, avec les deux dernières lignes, la raison échapper à la logique. Les demiers mots du géologue viennent d'ailleurs; on remarque que le langage est différent, que le code a changé;gj on communique quelque chose d'un autre ordre. Ce changement de registre du langage appelle un nouveau témoignage, celui de Carla van 82 Les points de suspension représentent les silences laissés par le vide des mots, les espaces qu'il faudra remplir. 83 Aucune parole ne peut traduire le silence de la mort. Dire, c'est faire exister, mais la mort est une abstraction que l'on ne connalt qu'une fois mort. Elle ne peut s'exprimer qu'à travers le silence mystérieux de la mort. On le ressent, on saisit des bribes de son essence, mais nul ne peut le dire: ce qui vient de l'âme reste Ci l'intérieur de l'âme. 84 Ce nouveau code est d'ailleurs écrit en italique dans le texte de la pièce. 83 Saikin par lequel la structure héliocoïdale de la pièce tournera maintenant autour d'une langue du silence.85 Le langage de l'eau L'idée d'une parole silencieuse liée au thème de l'eau constitue l'élément clé de la seconde partie de la pièce intitulée d a lagune ébrih. Cette partie, qui est un monologue de Carla van Saikin s'adressant aux os de son défunt mari, enclanche une initiation au langage de l'eau, processus qui se fait en deux temps. D'abord, Carla est médecin et, comme les géologues avant elle, elle est bien forcée d'accepter les os de Toni comme des preuves de sa mort. Mais contrairement à eux, elle se libère du carcan de la science et tente de communiquer avec ce qui lui reste de Toni: les souvenirs de son amour. Pour elle, Toni n'est pas mort et elle lui parle malgré les évidences: Tu as vu ce soleil? Regarde-les. Je les ai plaçés près de la fenêtre... tout à l'heure, des hommes vont venir, ils vont les prendre pour t'emmener -tu auras beaucoup voyagé- mais en attendant, regarde, ils sont là dans un des rayons du merveilleux soleil d'à présent, tu auras moins fhid ... (FLA'92) De plus, la mort donne à Toni la liberté de penser «en-dehors» des limites de la science, de pouvoir e n h comprendre ce que la science ne pouvait lui expliquer: 85 Lenowski avait déjà pensé ces paroles à travers les répliques qui rappelaient l'épisode du professeur Déjanire: Tandis qu'un bateau passe au loin dans le silence... [..] Sur les rives gelées du vaste fleuve Amour-.. [.,.] Tandis qu'un bateau passe au loin dans le silence L'enfant cherche des yeux les yeux fluides du jour Couché dans le berceau qu'un vent d'hiver balance. (FLA,69,71) Elles venaient et viennent encore de l'âme, donc du silence, parce que personne n'y porie attention. On note qu'elles sont aussi écrites en italique, comme les fragments ... On peut logiquement déduire que les mots ou les phrases de [a pièce écrits en italiques constituent le langage de I'âme. Un langage qui n'est pas entendu, ni compris; un langage qui crie I'âme en silence. 84 Je me demande à quoi pense le reste de toi dans le Mékong. Je sais que tu dois continuer d'écrire des choses qu'autrement tu n'aurais même pas le droit de penser. (FLA,93) Carla est un personnage qui franchit les ~ontièresde l'objectivité et communique avec la sensibilité et la tendresse du sentirnent amoureux; aussi a-t-elle la capacité de lire l'âme de son amour. Mais les mots inscrits dans cette âme ouverte demeurent secrets, même pour Carla. Toni avait bien tenté d'initier sa femme au langage de l'eau lors d'un voyage à Abidjan: Tu disais: &coute le bruit de la lagune... La lagune parle Pourtant, c'était le silence. Tu toutes les langues.. .»86 cherchais les mots, comme si les mots avaient pu être au nombre de toutes les choses qu'on peut trouver dans les eaux. @LA' 93) Mais telle une langue étrangère, le sens lui est toujours resté caché; la réponse à la somme des termes «langue» et «lagune» n'aura jamais été pour elle que «silence». Carla comprend que son mari parlait et parle encore le langage de l'eau, mais pour elle comme pour les géologues, tout «[sent] l'humidité des choses mortes~(FLA~91).Et contrairement à eux, elle n'essaie pas de trouver une solution rationnelle à ce qui ne l'est pas: Je sais aujourd'hui pourquoi tu aimais tant regarder ton visage dans les eaux de la lagune. Une partie de toi y était déjà, voilà pourquoi... @LA,94) Pour elle, son mari survivait en-dehors des eaux, mais quelqu'un qui veut survivre est quelqu'un qui a déjà commencé d'être mort (FLA,94) La partie de Toni qui survivait en-dehors des eaux n'a pu résister à la pluie qui l'y entraînait. Son désir de survie s'est tout simplement laissé glisser avec le tourbillon 86 II y a ici un rapport très étroit à faire entre les signifiants «langue» et «lagune» qui sont composes des mêmes lettres et dont les sens, ici, se rejoignent. 85 d'eau et de boue dans les eaux du Mékong et -comme suggère l'expression- a fini par rejoindre toutes les eaux du rnonde.g7 Avant de sombrer dans l'abAmede l'eau, dans un dernier élan, cette force de vie a laissé des traces d'elle-même, des fragments d'une lettre d'adieu dont le sens, ressenti par les géologues, reste malheureusement pour Carla, muré dans le silence des mots. Elle demande qu'ils lui disent qui était son mari afin qu'elle puisse garder sa survivance au creux d'elle-même, qu'elle puisse le faire renaître pour le sauver de la noyade en lui criant la vie, sa vie. Elle lance un appel à dire un manque qui demeure edoui au coeur du vide des mots: Une lettre à laquelle il manque tant de mots, c'est une Lettre qui n'existe pas. Ils ont fait exprès pour que cette lettre n'existe jamais. Ils ont pris les dernières pages. Il faut les fouiller, ils ont menti, ils ne l'ont pas jeté dans le fleuve, cette lettre existe, ils ont menti, ce qui manque existe! (FLA'95) puis, parce qu'elle sait son faible cri ne peut défier bruit pluie vent tourbillonnants qui l'encerclent, Carla van Saikin n'a d'autre choix que de se rabattre elle aussi sur les rapports muets des géologues pour comprendre la mort de son amour. Le mystère reste complet et le cyclone a fini d'effacer tout espoir d'une solution acceptable aux traces laissées par le défunt. Les preuves n'attestent plus rien, la science est ignorante; même la langue et les mots qui la forment, happés par la spirale, ne sont plus maintenant que de pauvres signes étourdis dont les sens ont été dispersés la tempête. 87 Cette idée est approfondie dans la dernière partie de la pièce, lors du témoignage de Xu Sojen. 86 L'essence du silence ... 1. L'essence La dernière partie de la pièce, intitulée «L 'Arnoun),est un monologue de Xu Sojen, ingénieur que l'on a envoyé sur les Lieux de l'expédition pour constater les dégâts, et s'inscrit dans l'ordre naturel des choses; après la tempête des océans, le tourbillon des questio~ementset la fioideur des conflits scientifiques, c'est le retour au calme de la mer. Sur ses vagues reviennent la paix et le vrai amour, celui qui transcende l'univers et le cosmos afin de s'inscrire dans l'éternité énigmatique du mythe. Son témoignage recèle également quelques détails sur l'emplacement de l'expédition et prend soin de répéter que tout était trop gros pour une installation si petite. Mais dès le départ, le personnage parle avec son coeur: «JYaipleuré quand j'ai revu le Mékong» (FLA,99). En fait, Xu Sojen symbolise la synthèse humaine des trois parties de la pièce. Comme le suggère Danielle Salvail dans sa critique de la pièce, ce personnage réanime d'abord quelques instants le tourbillon des questions sans réponse pour finaiement apaiser la tourmente et saisir l'inconnu du défunt: La dernière partie [...] présente la perception de Xu Sojen et vient réconcilier les forces multiples mises en présence dans la pièce: la matérialité et l'exactitude scientifique, l'intuition et la perception aiguë de l'autre par sa connaissance totale de celuici, les réalités impalpables, pressenties mais inexprimables, et préservées dans ce qu'on a appelé le non-dit.88 Aussi, en voyant le corps de Toni pour la première fois, l'ingénieur réagit d'abord comme l'avaient fait les géologues avant lui: en redisant son ignorance: d e ne sais pas. Je ne crois pas» (FLAJOO). 11se ressaisit très vite et perçoit ensuite le cadavre comme un mystère qui, comme avait tenté de l'exprimer Carla, doit s'élucider autrement : Je ne crois pas que réaction ou réagir, soit le bon mot. Pour ce que je connais de votre langue, il faudrait dire: concevoir. Comprendre que je le savais déjà, en quelque sorte. (FLA, 100) Xu Sojen identifie Toni même s'il ne reste de lui que ses ossements. Il le reconnaît parce qu'il le regarde avec des yeux différents, des yeux dont le regard sait transpercer l'apparence du vrai pour enfin voir le mystique. Ainsi, le personnage contre l'élan dévastateur de la spirale et tente de révéler sa vision. Sa première tentative est vaine parce qu'exprimée dans sa langue maternelle, inconnue du lecteur, mais il poursuit sa pensée en disant: Il était là, dans la sérénité, qui regardait la fin de tout. Les bras ouverts, les paumes tournées vers l'eau, il attendait de l'autre côté de l'éternité que tout recommence.89 (FLA., 101) Comme Toni avant lui, Xu Sojen comprend a cet instant le langage de l'eau, et d'autant plus celui du Mékong, fleuve qui a englouti le corps du défunt et qui le révèle maintenant à travers ses propres souvenirs. Il comprend le silence des géologues, car l'eau garde muets toutes les possibilités de la parole, tous les mots qui permettraient de crier le manque: Dans la peur, oui, on entendait le bruit de l'eau comme une chose menaçante. La pluie qui constitue toute chose est comme un silence qu'on peut décrire. Dans cet objet du silence, il faudrait chercher tous les mots qu'on voudrait dire dans cette partie du corps, où tout est obscur, où tout s'entremêle, où se logent les cris. (FLA, 101) Alors que les géologues étaient impuissants i dire ce qu'ils avaient vu, Xu Sojen est frappé par une connaissance qu'il semble apte à exprimer. Aussi est-il en mesure de décrire l'horreur de la mort de Toni en communiquant à la fois son sentiment de délivrance; a ce moment, «il savait». Le personnage parle de Toni comme s'il avait 88 89 Danielle Salvail, opus cité, p.243. Nous reviendrons plus loin sur cette idée d'éternel recommencement. 88 vécu sa mort avec lui, comme si le corps lui parlait, lui envoyait des messages silencieux: Si seulement la pluie était restée comme elle était, nous aurions pu assister à la métamorphose totale. Je savais que son âme était toujours prisonnière de son cadavre, elle ne pouvait se détacher de Toni van Saikin tant que celui-ci n'aurait cessé de nous regarder de ses yeux qui semblaient vouloir mourir en dernier. Son âme s'était blottie 1% décidée qu'elle était de demeurer le plus longtemps possible dans ce corps toujours en train d'en finir.90 (FLA, 102) L'âme survit par ce corps qui n'est pas complètement disparu. Aussi, lorsque le corps de Toni jette les armes et se laisse glisser avec la pluie, il se refond avec 1'univers.g~ Son être pourra désormais habiter tous les espaces, être de tous les printemps et, à la limite, faire vivre toute la planète. Car enfin, le projet initial de Toni @ut de l'expédition) n'était4 pas d'apporter de l'eau sur tous les continents? Devenu élément et source de vie, il nourrira le monde et revivra en lui. Toni fait maintenant partie de la création, espace occulte que la science n'avait pu lui révéler: Impossible de savoir d'où l'on vient. Impossible de savoir où l'on va. Le cerveau de Toni van Saikin regardait Ia mer à l'infini, diffuse et chaotique, là depuis avant Le commencement du monde. [...] Il n'existait pas, il préexistait. Il ne préexistait plus, il existait, cela revient au même quand on regarde l'infini. @LA, 103) 2. ...du silence Puis, le cadavre semble vouloir leur parler, mais air même moment, il devient véritablement mort, son âme s'étant échappée. Toni est soudainement tombé dans l'abAhedu silence quand il a voulu parler, quand il a essayé de communiquer sa mort 90 L'expression «toujours en train d'en finir» rappelle la sensation qu'avait Carla que son mari survivait en-dehors de l'eau. 91 La notion d'éternel recommencement, ou plutôt de cycle éternel, apparaît ici très clairement. 89 et de montrer l'univers qui l'envahissait. La parole est la fin de toute illusion, La limite de la vérité au-delà de laquelle tout bascule: Il voulait peut-être nous demander une faveur, ou il désirait peut-être nous révéler un fait qu'il jugeait important qu'on sache, qui sait? Mais déjà, à cause de ce mouvement, son visage se mit à ressembler à un crâne et, curieusement, en très peu de temps, je dirais en quelques secondes, Toni van Saikin devint comme tous les autres. Son âme était déjà loin, audessus de la mer de Chine. (FLA, 103-204) Du même coup, par la bouche de Xu Sojen, Toni rejoint le côté fabuleux du mythe. Sa mort n'est plus un simple décès, elle constitue la réincarnation du mythe du commencement du monde: Avant de m'endormir pour la longue nuit de l'espoir, j'ai pensé à Huna Chou, ce dieu de l'éclair, mort en transperçant son propre corps, et dont La blessure préfigurait l'endroit où le monde, tel que nous le connaissons, allait prendre sa naissance. (FLA,2 04) La boucle est bouclée, le mouvement héliocoïdal de la tempête peut maintenant se renouveler. Le premier signe de la spirale dévastatrice, né avec Toni et qui depuis s'amplifiait sans cesse, a achevé son cycle initiatique et peut maintenant reprendre sa course idemale. Tout a été dit, mais le silence persiste. L'âme de Xu Sojen a peut-être su effleurer le pouvoir révélateur du silence, mais ce dernier s'est dissout a son contact. Du fait, l'ingénieur ne sait plus rien: À la lumière des fiagrnents de cette lettre d'adieu, aujourd'hui, je ne saurais dire pourquoi Toni van Saikin désirait tant rester en vie.[ ...] Non, je ne saurais dire pourquoi Toni van Saikin avait à ce point résolu de vivre alors qu'il était si évident qu'il allait mourir, mais je pense que c'était une lettre d'adieu qu'il s'écrivait à lui-même, pour ce jour où il reviendrait peut-être, dans cet endroit perdu du monde, loin de tous les repères, sur le bord de ce fleuve, pour y avoir écrit ces lignes ... Pour ce jour où il reviendrait peut-être, dans cet endroit perdu du monde, loin de tous les repères, sur le bord de ce fleuve, pour y avoir écrit ces lignes...(FLA,104-105) Xu Sojen a vu et révélé des éléments nouveaux que les géologues n'avaient pu observer et que même sa femme Carla n'arrivait pas à dire. Dans sa critique de Fragments..., Salvail confirme que Xu Sojen a compris la mort de Toni, mais que sa langue, même toute empreinte de son âme, n'arrivera jamais à révéler le manque de la lettre d'adieu: C'est à travers le monologue de Xu Sojen que, au-delà de la perte, du silence, du non-lieu et du non-dit,[ ...] la mort -celle qui à travers les analyses et descriptions méticuleuses du fait matériel de l'arrêt de la vie, les sublimations du phénomène de passage qu'elle peut représenter, l'apprivoiserne~tde la terreur qu'elle peut engendrer, restait le motif obsessiomel de cette oeuvre-; est traÜsformée, et ultimement perçue comme la plus forte manifestation de la vie.92 Le trou laissé par l'eau, les mots avalés par le mouvement du cyclone resteront à jamais du côté muet, mais vivant, du secret et du silence. Conclusion La lecture de Fragments... nous laisse devant un secret, le secret du manque. Cette oeuvre, considérée comme la plus «sèche»93 des pièces de Chaurette et dont on n'a cessé de dire qu'elle n'était pas théâtrale, met pourtant Littéralement en scène ce que Robert Lévesque appelle «la poésie de l'espace et du silence.»94 Cette zone de silence s'ouvre à nos yeux et apparaît à la fin comme le douloureux constat d'un échec; l'échec de l'expédition pour les géologues, mais suaout l'échec du langage. Le texte théâtral forme ainsi une spirale en entonnoir qui, sous des allures de typhon,g* aspire et détruit violemment la parole qui la constitue; avec Fragments..., on 92 Danielle Salvail, opus CM, p.244. 93 Stéphane Lépine, «Le sceau du secret)), La société de Normand Chaurette, p.15. 94 95 Robert Lévesque, «En direct du Mékong)), Le Devoir, 27 octobre 1995,B9. Par définition, un typhon est un cyclone des mers de Chine. assiste, muet, à la rapide déchéance d'une langue. Ainsi, comme l'a remarqué Danielle Salvail: Les personnages [...] symbolisent trois niveaux de comaissance d'un être -en l'occurrence Toni van Saikin- par les autres: une connaissance professionnelle, "de premier degré", partagée par des collègues qui ne peuvent juger cette personne que d'après l'extériorité de ses actes et de ses paroles (les géologues et le président de la commission); une connaissance absolue, appréhendée affectivement et intellectuellement dans sa totalité (Carla van Saikin); une connaissance ultime, témoignant de l'universalité et de l'essence des êtres et s'exprimant de façon immédiate, sans que soit nécessaire la fiéquentation de l'autre pour qu'elle se réalise (Xu S0jen).~6 Ainsi, au début, la pièce est bavarde. Les géologues lisent fioidernent leurs rapports sur l'échec de l'expédition et sur la mort de leur chef, Toni van Saikin, devant le président de la commission d'enquête. Le territoire scientifique exploré par leur parole est immense: leurs témoignages n'omettent aucun détail factuel ou technique qui pourrait seMr à reconstituer les événements; on fait le tour de la question. Cependant, «plus on en apprend, moins on en Après avoir été assaillis de questions et continuellement bloqués dans leur pouvoir de répondre, les géologues, maintenant ((un peu fous» (FLA,63), se taisent finalement parce que le sens de leurs mots ne suffisent pas à expliquer le côté étrange des fragments de la lettre d'adieu de Toni et celui de leur souvenir. Quant aux deux dernières parties, comme l ' a h e Salvail, elles sont «des moments : étapes vers ce qu'on taisait dans la salle dYaudience».98D'abord, le monologue de Carla van Saikin qui constitue la seconde partie du texte, referme aussitôt le cercle tourbillonnaire des mots sur la question du langage. Dans cette partie, Carla nous 96 Danielle Salvail, opus cifé, (1995), p.242. Danielle Salvail, opus cité, (1987), p. 153. 981dem. 97 apprend que Toni connaissait le langage de l'eau qui «parle toutes les langues» (FLA,93), et malgré son sincère amour pour lui, elle n'a pu s'ouvrir à cette langue qui l'aidait à survivre. Aussi Carla restera-t-elle avec les géologues du côté du vide, à supplier de toutes ses vaines forces qu'on lui dise le manque. Le mouvement héliocoïdal a tout emporté et tourne maintenant à vide. La tempête se calme et laisse place à la vision douce et englobante de Xu Sojen, ingénieur sans âge qui «[a] pleuré quand [il a] revu le Mékong» (FLA,99). Là où les autres n'ont vu que brouillard, pluie et boue, Xu Sojen a d'abord vu le fleuve et son excès de silence. D'emblée, il a compris où Toni était et pour un instant, il a écouté le langage de l'eau. Cette connaissance, peut-être par peur d'être enfin entendu, s'est aussitôt fondue aux eaux du fleuve: le Mékong [...] apparaît ici comme un symbole à la fois de l'âme dont on aurait enfin atteint l'essence et de la modernité poétique du texte, dont les leitrnotivs et les questionnements incessants sur la signification de chaque parole des personnages viennent épuiser le sens des langages mis en oeuvre? Une fois Toni mort, son ârne sera emportke par le Mékong et, en rejoignant ainsi tous les fleuves du monde, elle pourra à son tour déborder la conscience du secret sur tous les continents. a 99 Danielle Salvail, opus cité, (1995).p.243-244. CONCLUSION Conclusion Un texte, qu'il soit ou non destiné au théâtre, c 'est un peu une forêt dans laquelle il faut tailler pour awiver finalement à trouver les sentiers. Chez Normand Chaurette, iZ y a un ensemble d'obsessions qu o n retrouve plus ou moins d'une oezwe à l'autre: le double, le complot, le travail de l'artiste, l 'ailleurs par lequel il est inscrit que l'on doive passer, la pluie rtrnétaphysique».. . Ou bien on est sensible à ça. [...] ou bien on n 'y est pas. Si on y est sensible, on est entraîné dans le tourbillon. ' 0 0 La dramaturgie québécoise contemporaine participe à l'élaboration d'un théâtre national, ce qui n'exclut pas pour autant l'importance de l'objet théâtral créé. Sans dénier la valeur des Belles-soeurs de Tremblay ou les pratiques scéniques du Nouveau Théâtre Expérimental dirigé par Ronfard, le «nouveau» théâtre, né et associé au début des années quatre-vingt à Normand Chaurette et a René-Daniel Dubois, s'est taillé une place de choix dans l'histoire de la dramaturgie au Québec. Malgré le caractère essentiel de ce théâtre, fréquemment relevé par la critique, les écrits sur le sujet sont relativement peu nombreux, si ce n'est l'apport capital des cahiers de théâtre Jeu. Ce constat pourrait être attribué à la proximité temporelle du phénomène -quoiqu7ilait été soulevé il y a presque vingt ans déjà-, mais il semble que les spécialistes aient peine à définir et à rassembler ce qui fait partie -il faut bien le dire- de notre littérature nationale. loO Stephane Lépine, «Dans les remous de l'Indiana». La société de Nomand Chaurette, p.67. 95 Comme le précise Pascal Riendeau, Chaurette et Dubois, figures dominantes de cet esprit de nouveauté, «proposent plus une attitude singulière face à la Littérature et au théâtre qu'ils ne participent à une génération ou un «courant» dramaturgique.»l0~ L'oeuvre de Normand Chaurette échappe aux standards d'émotion et de mise en scène, sonde I'espace de la mémoire, du souvenir et du rêve, renoue avec le théâtre, le sacré, le rite, le langage. L'étude ici présentée constitue un décodage textuel de la structure des pièces de Chaurette. Plusieurs critiques ont justement remarqué le poids du texte chez Chaurette. De Rêve d'une nuit d'hôpital au Passage de ['Indiana, l'écriture joue un rôle primordial, que ce soit au niveau des histoires des pièces ou de la construction de celles-çi. Le texte ainsi mis en relief se prête, comme n'importe quel texte littéraire, à l'infini de l'interprétation. Ce mémoire a donc tenté de comprendre et d'expliquer l'organisation textuelle de Rêve d itne nuit d'hôpital, de Provincetown Playhouse. juillet 1919,j 'avais 19 ans et de Fragments d'une lettre d'adieu L<s par des géologues, en regard du récit des pièces. La démarche nous semblait d'autant plus pertinente que le théâtre de Chaurette met en scène l'insaisissable de la réalité, de la mémoire et, comme Robert Lévesque l'a soulevé, des personnages et de leur parole: «il n'y a pas de corps dans le théâtre de Chaurette. Il y a des esprits, des voix, une poésie, la métaphysique d'une situation, mais pas des personnages comme tels. Les voix sont seules.>P 101 Pascal Riendeau, L'hybridité textuelle chez Nomand Chaurette ou les manifestations d'une dramaturgie postmodeme, p. 124. 102 Robert Lévesque, «Les voix de Normand Chaurette)), Le Devoir, 18 mars 1988. 96 Ce mémoire met donc en relief la structure du récit des pièces afin de détecter le mouvement héliocoïdd engendré par les multiples reprises de scènes, les redites des personnages et les nombreux détours temporels des souvenirs; un mouvement qui, dans son élan, entraîne les constituants du texte dans un non-lieu ou un non-dit éternel, voire mythique. La spirale s'observe dans tous les écrits de Chaurette des années quatrevingt. On peut remarquer sa présence évidemment dans Rêve d'une nuit d'hôpital, Provincetown Playhouse et Fragments.. ., mais également dans les pièces Fêtes d'automne, surtout en ce qui a trait à l'organisation du temps et de la mémoire onirique des personnages de Joa et de sa mère, et dans La société de Métis, où le tourbillon s'installe à travers les jeux de regards, dans le va-et-vient entre les espaces et à l'intérieur de l'âme des personnages de tableaux, fatalement prisonniers de leur image et de leurs souvenirs. C'est pourtant le seul roman de Chaurette, Scènes d'enfants, qui suggère une organisation héliocoïdale complexe qui se rappoche le plus des structures et du projet des trois textes étudiés. Scènes d'enfants fait le récit de Mark, un dramaturge qui, par le biais d'une pièce de théâtre fictive qui puiserait son inspiration à la source d'une réalité passée, dévoile un terrible secret de famille afin de reprendre sa fille à ses beaux-parents. Le roman aurait eu sa place dans notre analyse parce qu'il proposait une structure en spirale qui oscillait entre l'écriture théâtrale et l'écriture romanesque, mais aussi entre la fiction, la réalité, le présent, le passé et le souvenir. En fait, le projet dramaturgique de Mark dans Scènes d 'enfants rejoint celui de Chaurette d'atteindre la vérité par la mise en scènes de kagments d'imaginaire.lo3 Le corpus retenu pour ce ' 0 3 ~sujet ~ de Scènes d'enfants, voir l'excellent mémoire de maitrise de Pascal Riendeau, LJhybndit6 textuelle chez Normand Chaureiie ou les manifestations d'une dramaturgie postrnodeme (Université du Québec à Montréal, 1995),qui consacre un chapitre à I'ktude du 97 travail s'est cependuit limité à des textes dramatiques afin de garder une homogénéité dans son développement. Dans Rêve d'une nuit d'hôpital, la structure en spirale s'articule autour des différents niveaux temporels et spatials qui constituent la pièce. A partir d'un point spatio-temporel central, midi le I l juillet mil neuf cent trente-deux dans la chambre d'hôpital, Chaurette a imaginé un instant de la folie d'Émile. L'évolution héliocoïdale du récit représente littéralement la démence du poète et vise à entraîner les autres personnages dans son engrenage. Mais cette structure -comme on l'a vu dans Fragments...- fait également le tour de la question. On étudie Émile, on i'explore sous toutes ses facettes afin de pouvoir saisir l'essence et l'origine de son délire. La sixième scène de la pièce joue ce rôle primordial, mais le secret d'Émile ainsi effleuré s'échappe dans un «non-lieu-non-dit» encore plus mystérieux. L'indicible, c'est le mythe. Celui de Rimbaud, poète maudit dont le verbe génial a su transcender sa folie et celle de Nelligan afin qu'il puisse, à travers h i , fonder son propre mythe. Le paradis superficiel où semblait vivre Émile et qu'on avait cru comprendre, se dévoile comme un véritable cauchemar par la poésie de Rimbaud, son double mythique. Personne n'a réellement accès à l'âme d'Émile, mais à la fin de la pièce, tous auront capté l'essentiel de son rêve sans pour autant connaître le moyen de le dire à leur tour. Quant au second texte étudié, Provincetown Playhouse, il a vite été consacré par la critique comme l'écrit dramatique culte du «nouveau» théâtre québécois des années quatre-vingt. L'analyse de la pièce révèle une structure complexe qui se joue des - - texte dramatique mis en abyme dans le récit romanesque, ainsi que du mélange des deux genres. 98 conventions établies au théâtre. Cela explique sûrement le fait qu'elle est la pièce de Chaurette qui ait été le plus m i s en scène et peut-être aussi l'engouement des critiques et des littéraires à son égard. En regard de l'organisation héliocoïdale du récit, l'étude s'avère multiple et passionnante. D'abord, la structure du temps donne l'illusion des retours constants dans le passé de Charles Charles 38 alors que 1919 et 1938 se confondent dans un hors-temps unique.lo4 Comme nous l'avons vu, cette fixité du temps se situe aux limites secrètes entre deux mondes et aux kontières de la folie, non pas celle du Charles Charles interné à Chicago, mais bien de celle de l'auteur, son double. Dans un deuxième temps, le mouvement en spirale déborde Charles Charles vers son projet d'un théâtre de la vérité par lequel on discerne deux réalités: le réel de la vie et le réel théâtral. La spirale, nourrie des dédoublements spatio-temporel, des personnages et de Ia réalité, agit telle une force centrifuge qui tend à éloigner de son centre les paroles et les événements inutiles. Peut-être par peur de se retrouver sans rien à dire, Charles Charles comble les vides langagiers provoqués par la spirale en redisant et réinventant sans cesse le texte de sa pièce: il est le créateur d'un théâtre dont il est le commencement et la fin. Charles Charles atteint le statut mythique de la tragédie grecque lors de son propre sacrifice à travers celui de l'enfant. Pour sauver sa peau, il feindra la folie et l o 4 ~ a n son s étude des «Mémoires» de Charles Charles, dont nous n'avons pas fait mention dans notre analyse, Pascal Riendeau remarque justement qu'ils contribuent a accentuer plus d'une ambiguilé, car ils proposent un autre point de vue sur les différentes couches textuelles de la pièce. À juste titre, Riendeau se demande qui est le Charles Charles des aMemoires» et suggère qu'«ii s'agirait [...] d'un Charles Charles en apparence atemporel, une sorte d'archilecteur intratextuel qui commente, tout comme Charles Charles 38, la situation de 1919, en plus des événements de 1938. [...] Les «Mémoires)) pourraient alors très bien se rapprocher du temps présent, presque contemporain de celui de l'écriture du texte, comme s'ils étaient l'oeuvre de Charles Charles 81.»Pascal Riendeau, opus cité, p.65. 99 conséquemment, le non-sens.105 Le procédé de mise en abyme de la pièce de 1919 à l'intérieur de la représentation ima,@née par Charles Charles 38, active ce qu'Anne Ubersfeld appelle une double dénégation106 qui change le signe de l'illusion: la folie et le théâtre ne sont plus le réel, mais le vrai. À la fin de l'inlassable répétition du même fiagrnent de la vie de Charles Charles, la spirale achève son opération centrifuge. Charles Charles demeure seul au centre des éIéments dispersés de son illusion. Il aura tôt fait de les rassembler et de réactiver le tourbillon vital de sa névrose. Avec Fragments d'une lettre d'adieu lus par des géologues, l'évolution héliocoïdale s'articule autour d'une écriture fragmentée symbolisée par les traces laissées par Toni van Saikin avant de mourir. Le texte dramatique forme une spirale en entonnoir qui agit comme une tornade sur le discours des personnages. Dans la première partie de la pièce, la lecture des rapports des géologues n'arrive à cerner de Toni que l'extériorité de ses actes et de ses paroles. La pièce est tapissée d'un jargon scientifique et stérile à dévoiler les raisons d'un événement mystérieux, quasi mystique: la mort d'une âme. Plus la pièce se déroule, plus on est entraîné vers l'extrémité étroite de l'entonnoir. Le monologue de Carla qui constitue la seconde partie du texte se concentre sur le langage et l'omniprésence de l'eau, celle qui brouille les pistes, efface les indices, avale les preuves et martelle l'esprit des géslogues lors de l'expédition. Carla a de Toni une comaissance absolue, amoureuse et à la fois intellectuelle. Confrontée au trou béant laissé par le témoignage des géologues, Carla ne peut pas trouver les véritables mots pour révéler son amour; son cri demeure indicible. 10s~omrnele personnage d'Émile, sauf que Charles Charles. lui, est victime du théâtre. le «Théâtre de ['immolationde la beauté». IO6~nneUbersfeld, Lire le théâtre, Paris, Editions Sociales, 1982 (1977). 1O0 Quoiqu'il ait agit dans le silence, le cyclone qui avait constitué le récit jusque-là, se calme avec Xu Sojen. L'ingénieur est le seul devant qui le silence du Mékong consent Q tirer le voile de ses secrets. Il sait regarder Toni au-delà des apparences et être témoin de la valeur de son âme. Chaurette décrit cette vision avec une sensibilité peu commune grâce à laquelle on arrive à concevoir, à efneurer presque, la vie d'un homme a travers sa mort. Ce sentiment ultime traverse le récit comme un éclair qui annonce le retour d'une tempête sans fin. Le mythe de l'éternel recommencement s'inscrit dans l'image de Toni se fondant aux eaux du fleuve, dans celle du dieu Huna Chou, dieu de l'éclair d'oU origine le monde, mais se lie surtout au symbole de l'écriture, celle de la lettre d'adieu et celle de la pièce qui en redit et en réinterprète les Car il ne faut pas oublier que la dramaturgie de Chaurette est une dramaturgie du fragment. Chacune des structures héliocoïdales étudiées illustre le désir très «postmodeme» de l'auteur -selon Pascal Riendeau- de s'opposer à une vision unique ou totale du monde par l'agencement d'une écriture fragmentée. En citant Georges Banu et Jean-Pierre Ryngeart, Riendeau explique comment le Eagment occupe une place privilégiée dans le théâtre de Chaurette: un des signes distinctifs du fragment est qu'il «s'égare pour ne laisser que les marques de son impossibilité de se constituer en un tout, de se formuler comme un système.>V [...] Le fiagment apparaît donc comme une des stratégies textuelles idéales pour contester une vision homogéne et totalisante. [...] Dans l'écriture fragmentée, [...] tout «est dans l'intérêt des jointures et dans ce qui est gagné au montage par la subtilité de 1' agencement.»'08 l o 7 ~ e o r g e Banu, s Le thgâtre, sortie de secours. Paris, Aubier Montaigne, 1984, p.18, cité par Pascal Riendeau, opus cité, p.62-63. 108~ean-~ierre Ryngeart, Lire le théâtre contemporain, Paris, Dunod, colt. ((Lettres supérieures)), 1993, p.67, cité par Pascal Riendeau, opus cité, p.62-63. 101 Si ce n'est pas pour construire un Tout, quel serait le but poursuivi par Chaurette? 11 serait inopportun d'établir ici une liste des buts potentiels de L'auteur. Mais il semble juste de comprendre, avec Jean-François Chassay, que son projet d'écriture soit la arecherche très shakespearienne de la vérité.))109 Rêve d 'une nuit d 'h6pital' Provincetown Playhouse et Fragments... sont indéniaHement des textes fragmentés dont l'assemblage héliocoïdal énigmatique nécessite un décodage minutieux afin que l'essence de la vérité jaillisse; que ce soit l'essence d'un rêve, d'une folie ou d'une âme. Comment dire :'indicible ... L'analyse des textes démontre, comme le dit Stéphane Lépine, que d'oeuvre [de Chaurette] est une énigme [et que] son univers t o m e sur son axe, inexorablement, et nous entrahe.9 Io L'intérêt demeure pourtant dans l'efioyable constat d'échec de la prétendue puissance des mots qui apparaîssent faibles et vides, comme dépourvus de sens. Chaque pièce de Chaurette échoue face au silence: atout ce qu'il y a d'intéressant dans cette oeuvre singulière et atypique, c'est ce qui ne peut pas se dire...» I l l ajoute Lépine. Pourtant, au cours de notre lecture, on nous aura trmsportés dans un endroit inconnu du temps et de l'espace, dans l'immuable univers de l'ineffable. log~ean-~rançoisChassay, «Faits divers)), Spirale, n085 (fevrier 1989). p.3. lloStéphane Lépine, «Le sceau du secret)), dans La société de Normand Chaureffe, Théâtre Ubu, Montréal, 1996,p.9. lbid. 102 BIBLIOGRAPHIE Bibliographie CHAUFLETTE, Normand, Rêve d'une nuit d 'hôpital, Ottawa, Leméac, 1980. 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