AdAm Smith Au-delà de SA cAricAture néolibérAle : SuggeStionS

1. Cette recherche a été réalisée grâce au soutien de l’Autorité des marchés financiers du Québec
(AMF), que nous remercions. Les vues exprimées dans le présent article n’engagent que la responsa -
bilité de ses auteurs. Nous remercions également les deux évaluateurs d’Éthique publique pour leurs
commentaires, ainsi que certains participants à la conférence organisée à l’IESE Business School de
Barcelone, « Ethics, business and society », où cet article a été présenté le 30 juin 2014.
ADAM SMITH AUDELÀ
DE SA CARICATURE NÉOLIBÉRALE :
SUGGESTIONS RÉGLEMENTAIRES
ET ÉTHIQUES POUR LA BANQUE,
LA FINANCE ET L’ÉCONOMIE1
THIERRY C. PAUCHANT et ELISABETH A. FRANCO
HEC Montréal
Résumé : La financiarisation du marché est associée à un déficit démocratique, à
un accroissement des inégalités et à un contexte mondial d’incertitude et de crises.
Dans le présent article, nous revisitons les vues d’Adam Smith au XVIIIesiècle sur
ces sujets, au-delà de sa caricature néolibérale. Nous suggérons que le père de
l’économie moderne, sur qui l’on fonde l’idéologie de la « main invisible » en
économie et le « laissez-faire » pour les entreprises, recommandait en fait
l’instauration de régulations strictes des banques et de la finance. Après avoir
présenté les régulations que Smith a proposées en son temps, nous tirons de son
œuvre plusieurs suggestions de réforme pour les secteurs bancaire et financier,
contribuant ainsi au débat actuel sur ces questions, tout en l’enracinant dans son
contexte historique.
ÉTHIQUE PUBLIQUE, VOLUME 16, NUMÉRO 2, 2014
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Ceux qui ne peuvent pas se souvenir du passé sont
condamnés à le répéter.
George SANTAYANA,
The Life of Reason.
C’est précisément la réduction des vues larges d’Adam
Smith sur la nature humaine [qui est à l’ori gine de la
distance entre] les sciences économiques et l’éthique.
Amartya SEN,
The Concept of Development.
La financiarisation accrue du marché, c’est-à-dire la place prépondé -
rante prise par les banques et autres institutions financières dans les déci -
sions économiques, gouvernementales ou d’entreprise, a été décriée par de
très nombreux auteurs (Geithner, 2014 ; Lacroix et Marchildon, 2013 ;
Maillard, 2011 ; Piketty, 2013 ; Servan-Schreiber, 2014). Des institutions
reconnues ont même dénoncé une telle évolution, qui mène à un déficit
démocratique, à un accroissement des inégalités, à un contexte mondial
d’incertitude, de manque de confiance et de crises majeures. Ces institu -
tions, comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ou le
Forum de Davos (IMF, 2014 ; WEF, 2013 ; Mussa, 2009), sont
présentement d’avis que les changements bénéfiques effectués depuis
l’émergence de la crise financière de 2007-2008 sont encore insusants :
beaucoup reste encore à faire en matière d’infrastructure, de réglemen -
tation, de culture et d’éthique. Un grand nombre de ces critiques sont
dirigées contre le mythe de l’autorégulation, que ce soit envers l’idéologie
de la « main invisible » du marché, prônée par la théorie économique dite
néoclassique (Krugman, 2009 ; Stiglitz, 2010), ou envers l’idéologie du
« laissez-faire », encouragée par certains partisans de la responsabilité
sociale des entreprises (Carroll et al., 2012 ; Doane, 2005).
Dans le présent article, nous revisitons l’auteur classique sur qui l’on
fonde supposément ces deux idéologies, Adam Smith. Nous résumons
d’abord les régulations qu’il a lui-même présentées en son temps pour les
banques et la finance, pour ensuite proposer plusieurs suggestions de
réforme que l’on pourrait tirer actuellement de son œuvre, tout en enraci -
nant celle-ci dans son contexte historique. Ce faisant, nous montrons que
le père fondateur de l’économie moderne ne supposait pas qu’un prétendu
« ordre naturel du monde » engendre automatiquement la richesse et le
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2. Toutes les traductions de Smith dans cet article ont été effectuées par les auteurs. Selon l’usage
courant, les références indiquent les ouvrages de Smith en donnant leurs paragraphes et leurs pages,
soit « LRBL » (Lectures on Rhetoric and Belles Lettres), « TMS » (The Theory of Moral Sentiments), « LJ »
(Lectures on Jurisprudence), « WofN » (The Wealth of Nations), « EPS » (Essays on Philosohical Subjects)
et « COR » (Correspondance of Adam Smith).
bonheur des populations. Smith a différemment proposé des réformes
légales et éthiques qui pourraient bien nous inspirer aujourd’hui.
LA RÉGULATION DES BANQUES SELON SMITH
Plusieurs auteurs ont, depuis peu, armé que Smith préconisait une
régle mentation stricte des banques et de la finance (Carey, 2009 ;
Charolles, 2006 ; Chavagneux et Martimache, 2012 ; Mussa, 2009 ;
Rockoff, 2011 ; Sen, 2009 ; Walsh, 2014). S’appuyant sur une étude
minu tieuse des écrits de Smith, et non seulement sur un petit nombre de
paragraphes pris hors contexte, ces auteurs ont établi que Smith préco -
nisait six types de régulation.
Bien évidemment, ces régulations ne peuvent s’appliquer de façon
littérale dans notre système actuel. Par exemple, il n’existait pas à l’époque
de Smith de transactions automatiques dites de hautes fréquences, à partir
d’algorithmes mathématiques et de systèmes informatiques, représentant
actuellement près de 70 % des transactions financières. De même, le rôle
des médias, la pratique de la démocratie ou la fiscalité des personnes et des
entreprises étaient fort différents à son époque. Pour prendre un dernier
exemple, notre système d’entreprises, cotées en bourse, lui était étranger
puisqu’en son temps les compagnies par action à responsabilités limitées
ou les joint stock companies, comme il les appelait, étaient « établies par édit
royal ou par un acte du parlement » (WofN, V.i.e. 15 : 740)2et non,
comme aujourd’hui, par le simple dépôt de formulaires.
Cependant, et comme nous le verrons, certains principes généraux
posés par Smith demeurent aujourd’hui fort pertinents. La mise en garde
qu’il fit, par exemple, au sujet du fait qu’on ne peut espérer la même pru -
dence de personnes qui gèrent leur propre argent, quand elles sont
compa rées à celles qui jouent « avec l’argent des autres » (WofN, V.i.e. 18 :
741), fut à la base de la théorie de la propriété privée proposée par Adolf
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Berle et Gardiner Means en 1932 (McCraw, 1990 : 582). Celle-ci
critiqua, en suivant Smith, l’accroissement de la concentration des grandes
entreprises dans l’économie et la séparation grandissante entre la propriété
des capitaux investis et leur gestion. Malheureusement, cette théorie
(Berle et Means, 1932) fut dénaturée par la suite par ce que nous appelons
aujourd’hui la théorie de l’agence, qui prône que chaque gestionnaire se
doit de maximiser la valeur de l’entreprise pour l’actionnaire, une concep -
tion fort différente (Carroll et al., 2012 : 169-170). Pour éviter de telles
dérives, et beaucoup d’autres, Smith proposa les six régulationssuivantes.
FIXER LES TAUX D’INTÉRÊT JUSTE AUDESSUS DU RENDEMENT
DU MARCHÉ
Tranchant radicalement avec l’idéologie du laissez-faire, Smith proposa à
tous les gouvernements de limiter les taux d’intérêt pratiqués par les ban -
ques à un taux juste au-dessus du taux de rendement du marché, soit
l’échange concret de biens et de services (Mussa, 2009 ; Rockoff, 2011). À
son époque, il proposa un taux de 5 % au-delà duquel aucun recours légal
n’était possible (Rockoff, 2011 : 256). Par cette régulation, il tenta de
diminuer l’entrée dans ce marché d’investisseurs dits prodigues, c’est-à-
dire extravagants et dépensiers, ainsi que des investisseurs qu’il nomma
des projectors, proches des joueurs compulsifs. Ce taux n’étant que mini -
ma lement surieur à celui de la croissance du marché, il espérait que
seuls des créanciers « sobres », c’est-à-dire prudents et dignes de confiance,
allaient être choisis par des banquiers, dans l’espoir d’accroître leur chance
de recouvrement. Comme il l’a écrit,
[q]uand le taux légal d’intérêt […] est fixé juste au-dessus du
plus bas taux de rendement du marché, les emprunteurs sobres
sont préférés de façon universelle [au lieu des emprunteurs dits]
prodigues ou compulsifs. […] Ce faisant, une part importante
du capital d’une nation est mise entre des mains par lesquelles il
est plus probable que ces capitaux soient employés de façon
avantageuse (WofN, II.iv.15 : 357).
Il est instructif de noter que ce principe de prudence, énoncé pour -
tant fort clairement par Smith, a souvent été attaqué et dénaturé par des
tenants de l’idéologie néolibérale (voir, par exemple, West, 1997).
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RÉDUIRE L’ACCÈS AU CRÉDIT AUX SEULS PROFESSIONNELS
Au temps de Smith, la majorité des transactions de consommation se fai -
saient en pièce d’or et d’argent avec lesquelles il était dicile de tricher, à
moins de devenir un faussaire professionnel. Si Smith a accepté le déve -
lop pement des « traites » de commerce ou des « lettres de change », c’est-
à-dire des accords écrits de paiement après une durée déterminée, il consi -
dérait ces traites comme moins certaines, comme « suspendues à des ailes
Dédaliennes » (WofN, II.i.86 : 320). Il tira cette expression du mythe grec
de Dédale et d’Icare, où le soleil fait fondre la cire attachant les ailes
d’Icare, le précipitant dans la mort. Prenant en considération que des ban -
quiers professionnels, des industriels et des commerçants importants
étaient plus au fait des risques potentiels, Smith recommanda que le mon -
tant minimal de ces traites soit susamment élevépour éviter de faire
cou rir un risque trop grand aux personnes non informées, en les tenant à
l’écart de ces opérations. Leur montant devait être d’au moins cinq livres
sterling, soit l’équivalent aujourd’hui d’un mois de salaire pour un ouvrier
qualifié (Mussa, 2009 : 6). De fait, durant la récente crise financière, un
grand nombre de clients peu « éduqués », en matière de finance, ont été les
victimes de fausses représentations, appelées en théorie économique une
« asymétrie d’information » (Maillard, 2011).
REMBOURSER COMPLÈTEMENT LES DETTES CONTRACTÉES
EN CAS DE FAILLITE
Par la mesure décrite ci-dessus, Smith ne suggéra pas de privilégier des
« initiés ». En son temps, les utilisateurs de traites ou les propriétaires qui
perdaient leur capital emprunté étaient contraints par la loi de les rem -
bour ser intégralement. Par exemple, dans le cas de la banqueroute en
1772 de la banque Ayr, qui impliqua des proches de Smith et qui a été
perçue comme similaire au cas récent de Lehman Brothers (Rockoff,
2011 : 250), les propriétaires durent vendre 750 000 livres d’immobilier,
soit plusieurs centaines de millions de dollars aujourd’hui, pour rembour -
ser leurs créanciers (COR : 165). Au temps de Smith, l’intérêt personnel
et familial des banquiers pouvait agir, dans de nombreux cas, comme un
gage important de leur prudence dans leurs investissements, puisqu’ils
géraient à la fois l’argent des autres et le leur. Cette responsabilité est fort
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