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Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées
Le pacifisme de Jaurès
entre patriotisme et
internationalisme
Rémi FABRE
Professeur émérite d'histoire contemporaine
Université Paris Est-Créteil
conférence-débat tenue à Toulouse le 17 mai 2014
GREP Midi-Pyrénées
5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6
Tél : 0561136061 Site : www.grep-mp.fr
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Le pacifisme de Jaurès,
entre patriotisme et
internationalisme
Rémi FABRE
Professeur émérite d'histoire contemporaine
Université Paris Est-Créteil
Introduction
Pour comprendre le pacifisme de Jaurès, ou, si on préfère cette formule, la pensée
et l’action de Jaurès en faveur de la paix, il faut, me semble-t-il, les situer d’abord
dans le contexte de la situation de l’Europe et du monde dans les 15 à 20 années qui
ont précédé l’éclatement de la Première Guerre mondiale, une période qu’on
appellera rétrospectivement la « Belle Epoque ». Un contexte qui m’amène à
présenter la situation géopolitique de l’Europe, les sujets et les lieux potentiels de
conflit, mais aussi le débat intellectuel et politique autour de la guerre et de la paix.
Nous verrons ensuite successivement la pensée de la paix de Jaurès, puis ses
combats pour la paix.
LEurope au temps de Jaurès, entre guerre et paix
L’Europe des puissances
Le monde et l’Europe de Jaurès sont différents des nôtres. C’est un monde
commencent seulement à émerger des puissances extra-européennes, les États-Unis
et le Japon surtout, mais la plus grande partie de l’espace est dominée par des
puissances européennes. Le partage colonial de la planète semble s’achever au
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début du XXe siècle, le protectorat définitif de la France sur le Maroc et la prise en
mains de la Tripolitaine (Libye) par l’Italie en constituant en 1912 les dernières
manifestations. A cette époque les deux Empires britannique et français constituent
les rassemblements les plus vastes qui peuvent susciter la convoitise de puissances
rivales. Ainsi la prise en mains du Maroc par la France a-t-elle entrainé de vives
tensions avec l’Allemagne.
En ce qui concerne le continent européen proprement dit, sa carte et son
organisation politique restent marquées par le passé, avec en particulier l’existence
dans la partie centrale et orientale de l’Europe de vastes Empires, regroupant sous
la férule d’un souverain traditionnel des conglomérats de peuples inégalement
traités par les pouvoirs en place : Empire ottoman du sultan Abdul Hamid II,
Empire russe du tsar Nicolas II, Empire austro-hongrois de l’empereur François-
Joseph. Plus à l’Ouest, les trois principales puissances politiques, économiques,
culturelles de l’Europe, Angleterre, Allemagne, France, sont plus proches du type
de l’État-nation, même si l’Allemagne a sa question d’Alsace-Lorraine, le
Royaume-Uni sa question d’Irlande.
Les rivalités existent entre toutes les puissances, mais entre 1881 et 1907 il s’est
constitué progressivement un système d’alliances qui a abouti à la bipolarisation de
l’Europe. La Triple Alliance a été conclue dès 1882 entre l’Allemagne, l’Autriche-
Hongrie et l’Italie. La « Triple Entente » plus tardive a en fait deux dimensions :
d’une part une alliance franco-russe en bonne et due forme constituée en 1892, et
d’autre part des conventions bilatérales que le Royaume-Uni a conclues avec la
France en 1904 (c’est « l’Entente cordiale ») et en 1907 avec la Russie. Ces
systèmes d’alliances ne sont pas rigides, ils n’ont rien à voir avec la situation des
blocs du temps de la Guerre froide. Beaucoup de contemporains -même Jaurès-
croient qu’ils peuvent assurer un équilibre en Europe et sont moins sensibles qu’on
ne peut l’être rétrospectivement au risque de généralisation des conflits qu’ils
contenaient en germe.
Par ailleurs, l’Europe de la Belle Epoque est animée d’un dynamisme attesté par
une belle croissance économique et par des inventions qui frappent l’imagination,
comme l’aviation. On entre dans le siècle du moteur et de la vitesse. Mais les foyers
de tension sont importants.
Tensions sociales, tensions nationales
Tensions sociales avec les revendications du prolétariat industriel et le
développement du mouvement ouvrier attesté par le progrès des partis socialistes,
en Allemagne, en France, au Royaume Uni, en Russie etc. Ces partis se réclament
en général des idées révolutionnaires, annoncent la chute du capitalisme et
l’avènement d’une société égalitaire fondée sur la propriété collective des moyens
de production. Si les partis de l’Internationale socialiste espèrent le plus souvent
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parvenir à leurs fins par une stratégie démocratique, il existe dans le mouvement
ouvrier des courants plus révolutionnaires, anarchistes ou anarcho-syndicalistes, qui
refusent d’entrer dans le jeu politique des élections et prônent le renversement du
capitalisme par l’action directe, la grève générale, parfois les attentats.
Les tensions nationales ne sont pas moins vives vu le nombre élevé de peuples
dépourvus d’État et de minorités nationales se sentant persécutées dans les États
elles sont incluses. C’est l’empire ottoman qui va craquer le premier devant la
pression des nationalismes. A l’automne 1912 les petites puissances balkaniques,
Serbie, Monténégro, Bulgarie, Grèce, s’associent pour chasser le pouvoir turc des
zones européennes qu’il occupait encore (Albanie, Macédoine, Thrace). Si les
Turcs sont vaincus, les rivalités pour le partage des territoires « libérés »
débouchent au printemps 1913 sur une deuxième guerre balkanique les Bulgares
sont défaits par les Serbes et les Grecs. Ces guerres balkaniques ont été d’une
violence extrême, les haines nationales débouchant en particulier sur de nombreux
massacres de populations civiles. Les Grandes Puissances ont laissé faire tout en
cherchant à faire avancer leurs intérêts, la Russie lorgnant vers Constantinople en
s’appuyant sur la Serbie, l’Autriche Hongrie, qui avait dès 1908 annexé la Bosnie-
Herzégovine, soutenant avec son allié allemand l’Albanie et la Bulgarie face à
l’irrédentisme serbe qui menaçait son propre territoire.
Entre bellicisme et pacifisme
Il faut avoir tout cela à l’esprit pour comprendre les enjeux du débat sur la paix et
la guerre. On assiste en effet dans les premières années du XXe siècle au
développement de nationalismes, qui peuvent être des nationalismes de petites
puissances ou de nationalités émergentes, mais aussi des nationalismes de grandes
puissances, parfois élargis à des projets de domination ethnolinguistique, comme le
pangermanisme en Allemagne ou le panslavisme en Russie, parfois centrés sur des
projets de revanche comme le nationalisme français.
Ces poussées nationalistes sont souvent accompagnées d’idées bellicistes. Elles
peuvent s’appuyer sur des justifications présentées comme scientifiques, tel le
darwinisme social qui affirme l’existence d’une loi de lutte pour la vie des races
humaines semblable à la lutte des espèces animales. Elles peuvent aussi véhiculer
un mythe néoromantique de la guerre, la guerre « seule hygiène du monde et seule
morale éducatrice » selon l’écrivain futuriste italien Marinetti. En France « l’appel
des armes » est exalté par l’écrivain-officier Ernest Psichari et la « juste guerre »
par Charles Péguy, pendant qu’en 1912 une enquête sur « Les Jeunes Gens
d’aujourd’hui » fait grand bruit dans la presse : selon elle la jeunesse étudiante,
gagnée au pouvoir de séduction de « l’éternel instinct belliqueux», vivrait dans
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