Par le tournage de « Quai Ouest »2, j’ai ainsi appris à « faire le deuil » d’une prise en
tant qu’œuvre en soi, et pris conscience que ce n’était qu’un bout de matière. Par contre,
en variant son jeu d’une prise à l’autre, le comédien offre un plus grand nombre de
possibilités au monteur. (cf. 5. De la deuxième à la Xième prise). Il y a un certain
nombre d’aspects techniques qui influent sur l’ambiance de la scène, qui ne sont pas
encore là pour teinter la prise au tournage :
Le rythme, le comédien peut donner un rythme à son interprétation, un rythme à son
débit de parole, mais le rythme de la scène dépendra, en général, du montage qui en sera
fait, sauf dans le cas des plans-séquences.
La musique, et l’ambiance sonore, ajoutés au montage.
La narration : le comédien peut se construire sa chronologie, mais au montage, une
scène peut être déplacée, ou coupée, une image tournée pour une scène peut être utilisée
pour une autre,…
On triche sur la plupart des plans d’écoute, ce qu’on appelle les plans d’écoute, donc
quand quelqu’un parle et que l’autre personne est en train d’écouter ; le comédien qui
est filmé au moment de l’écoute, il n’est jamais en train d’écouter ce qui est dit dans le
film. Quasiment jamais. 90% du temps, c’est autre chose. C’est un plan où il était pour
une autre scène, ou un autre moment dans la scène, voire même des fois c’était juste
avant le « action » (Lionel Baier)3.
Le montage redéfinit tout malgré le comédien.
Sur un plateau de tournage, le cinéaste décide si la prise est à refaire ou non. Par cette
simple prérogative, il intervient sur le jeu de l’acteur qui ne sera jamais identique. Se
confier au regard du cinéaste demande l’abnégation. (Patrice Chéreau)4.
Le comédien peut tenter d’apporter son point de vue sur le tournage, mais il n’a pas le
contrôle de son interprétation dans le produit fini. Et au moment du tournage, la
personne qui fait le lien entre l’intérieur du film, ce qui est filmé, c’est-à-dire le décor et
les comédiens, et l’« emballage », comment cela sera monté, est le réalisateur.
Quoi qu’on donne, quoi qu’on fasse, bien ou mal, c’est lui (le cinéaste) qui crée
l’esthétique, le montage. (Denis Lavant)5.
De tout ça découle le fait que, à mon avis, une relation de confiance avec le metteur en
scène est d’autant plus primordiale que le comédien ne peut avoir un regard avec autant
de recul qu’au théâtre. Pour reprendre l’image, il ne peut pas sortir du « paquet
cadeau ». Sachant que les prises qu’il tourne seront hachées, et recollées en un autre
produit, un peu à l’image de Frankenstein, qui, de diverses parties humaines, en fait une
créature vivante. Le comédien a probablement moins la sensation d’être « créateur ». Il
propose des images, une interprétation, à la disposition du montage.
Les comédiens de cinéma connaissent l’influence du langage du cinéma, la valeur d’un
gros plan, d’un travelling, d’un type de lumière et ils savent que quelque part
l’expression du film viendra beaucoup plus de ce qui vient du langage que de leur
propre interprétation. (Yves Hanchar)6.
En acceptant le fait que la transmission de son interprétation au spectateur n’est pas
maîtrisée par lui-même, mais par le monteur, et que ce monteur, Dr Frankenstein du jeu,
a une grande part de création, qu’il fait vivre quelque chose de nouveau à partir de toute
la matière donnée, en acceptant cela, je pense qu’il y a un certain nombre de réflexes
2 Long-métrage réalisé par Lionel Rupp et Adrien Rupp, 2006-2007
3 Entretien
4 La direction d’acteur au cinéma,
5 Théâtre aujourd’hui n°11, p.190
6 Entretien