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Françoise Bonardel
Culture alchimique et « alchimie » de la culture
Conférence faite à l’Université maçonnique le 25 avril 2015
Dans un article fondateur intitulé « le symbole donne à penser », le
philosophe Paul Ricœur écrivait en 1959 : « Le moment historique de la
philosophie du symbole, c’est celui de l’oubli et aussi celui de la restauration1. »
Moment historique en effet que celui des penseurs représentant des
disciplines diverses se sont levés pour mettre fin à cet oubli, et engagés dans
une tâche de restauration que l’on trouve à l’œuvre aussi bien chez Mircea
Eliade que Carl Gustav Jung, chez Henry Corbin autant que dans les écrits
novateurs de Gaston Bachelard et de Gilbert Durand ; ce dernier insistant avec
force sur la différence majeure entre les herméneutiques « réductives »,
largement représentées dans la culture intellectuelle de l’époque par la
psychanalyse freudienne, la sémiologie et le structuralisme, et les
herméneutiques « instauratives » dont l’interpellation est susceptible de réveiller
un sens caché, enfui, oublié, et de redonner ainsi une orientation à la vie comme
à la pensée. Que ce sursaut herméneutique se soit produit à un moment donné de
l’histoire de la culture occidentale ne veut pas dire qu’il soit en son essence
d’ordre historique, ni qu’il cautionne l’historicisme contre lequel se sont au
contraire élevés ces mêmes penseurs. Cautionne-t-il davantage un retour pur et
simple à la tradition ?
Contrairement à ce que présupposaient certaines tentatives de restauration
placées sous l’égide d’une Tradition supposée primordiale je pense autant à
René Guénon qu’à l’Occultisme et la Théosophie l’émergence de « sens »
dont il est ici question ne saurait donner matière à aucune formulation totalisante
et encore moins totalitaire qui en évacuerait le caractère fortement suggestif
1 P. Ricœur, revue Esprit, n° 27, 1959, p. 61.
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mais toujours transitoire. Si le symbole est « l’épiphanie d’un mystère », comme
l’a si bien rappelé Gilbert Durand, c’est parce qu’il est « un signe éternellement
veuf du signifié 2 » ; ce « veuvage » ne résultant pas davantage d’une carence de
sens d’ordre nihiliste, invalidant d’avance toute herméneutique qui prétendrait
en restaurer la portée existentielle et spirituelle. Ni en amont donc du côté de la
tradition, ni en aval au regard de ses figurations, la vie symbolique car c’est
bien de vie qu’il s’agit et non de théorie - n’est cadenassée par des significations
codifiées décourageant toute créativité ; qu’il s’agisse d’œuvres d’art ou de
l’invention de sa propre destinée.
Redécouvrant « l’empire varié du symbole » (Ricœur), Gilbert Durand et les
autres habitués du Cercle Eranos rencontrèrent inévitablement l’alchimie dont le
symbolisme prêtait à des interprétations diverses anthropologiques,
psychologiques, religieuses - et appelait surtout, me semble-t-il, une
herméneutique spécifique. De ce point de vue, toute réflexion sur la « culture
alchimique » est aujourd’hui encore doublement marquée : par la conscience
d’une nécessaire rupture avec l’esprit iconoclaste de la modernité, aujourd’hui
relayé par la débauche d’images insignifiantes à laquelle se livre la
postmodernité ; mais aussi par l’impossibilité d’un simple retour au passé qui se
dirait inspiré par une conception inamovible de la tradition dont Henry Corbin
écrivait à juste titre qu’ « elle est une inspiration sans cesse renouvelée, et non
pas un cortège funèbre ou un registre d’opinions conformes3 ».
Il n’en demeure pas moins qu’en dépit d’une indéniable proximité
intellectuelle et plus encore spirituelle4, Henry Corbin et Gilbert Durand, pour ne
citer qu’eux, ont développé deux approches et visions sensiblement différentes
de la « culture alchimique ». Au regard des structures anthropologiques de
2 G. Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1984, p. 4 et 9.
3 H. Corbin, En Islam iranien, Paris, Gallimard Tel »), 1991, t.1, p. 33.
4 F. Bonardel, « Durand / Corbin : un pacte chevaleresque face au nihilisme », conférence
donnée à Paris le 29 novembre 2013, en ligne sur le site de l’Association des amis de Henry et
Stella Corbin.
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l’imaginaire établies par Durand, l’alchimie est la formulation la plus accomplie
de la structure dite « synthétique » en raison de l’importance revêtue dans
l’Opus chemicum par les « noces chimiques » du Soufre et du Mercure
(Soleil/Lune, Roi/Reine), figuration symbolique de la coïncidentia oppositorum.
Aussi Durand vit il dans l’Art d’Hermès « une symbolique complète,
fonctionnant sur les deux régimes (diurne et nocturne) de l’image 5 ».
L’existence d’une telle structure tend donc à expliquer et à rationaliser ce que le
symbole se contentait d’évoquer, de suggérer ; tant et si bien qu’on se demande
jusqu’à quel point on peut approfondir la compréhension du fonctionnement de
cette structure tout en prêtant l’attention qui convient au potentiel de
transformation du symbole, qui entretient avec l’idée de transmutation des liens
étroits : « L’alchimie de la transmutation, de la transfiguration symbolique ne
peut, en dernier ressort, s’effectuer que dans le creuset d’une liberté » écrit
Gilbert Durand 6. Or, plaçant sous le signe d’Hermès le nouvel esprit
anthropologique qu’il entendait promouvoir7, Durand est resté discret sur ce
rouage essentiel de l’opération alchimique mettant en scène des symboles certes,
mais plus encore un processus de symbolisation garantissant à la fois la
créativité de la vie symbolique et son inscription dans cet autre processus qu’est
la transmission traduction du mot latin traditio - dans sa double dimension
culturelle et spirituelle.
Cette difficulté, inhérente à toute approche anthropologique fut-elle celle
de l’imaginaire, Corbin l’a semble-t-il surmontée en portant d’emblée son
regard sur le foyer du dispositif alchimique qu’est le ta’wîl, l’herméneutique
spirituelle : « Le ta’wîl est essentiellement compréhension symbolique,
transmutation de tout le visible en symboles, intuition d’une essence ou d’une
5 G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit, p. 242.
6 G. Durand, L’imagination symbolique, op. cit., p. 35.
7 Cf. les deux articles : « Le XX° siècle et le retour d’Hermès », Figures mythiques et visages
de l’œuvre, Paris, Berg, 1979, p. 243-306 ; « Hermetica ratio et Science de l’Homme »,
Science de l’Homme et Tradition, Paris, Sirac, 1975, p. 162-243.
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personne dans une Image qui n’est ni l’universel logique, ni l’espèce sensible, et
qui est irremplaçable pour signifier ce qui est à signifier8Tandis que Durand
mettait en lumière la dimension synthétisante de l’imaginaire alchimique, sans
s’attarder sur le geste herméneutique permettant de s’en réapproprier le sens,
Corbin ciblait d’entrée le ur de l’opération alchimique qui ne peut « avoir
lieu » que dans ce monde intermédiaire qualifié par lui d’ « imaginal », et jouant
le rôle d’un creuset de transmutation. Un vieil axiome attribué à Hermès peut à
cet égard être considéré comme la charte du labeur philosophal : « Si tu ne
dépouilles pas les corps de leur nature corporelle et si tu ne donnes pas une
nature corporelle aux incorporels, rien de ce que tu attends n’aura lieu9. »
J’en viens donc à faire l’hypothèse que la pensée et les pratiques
alchimiques constituent à la fois le noyau dur et le foyer encore vivant de toute
culture qui n’aurait pas renoncé à voir dans le symbole l’instrument d’une
transformation en profondeur de l’être humain, assimilable à une transmutation.
Or, l’alchimie opère à la fois en deçà et par delà toute codification d’ordre
symbolique, qu’elle soit conventionnelle ou « traditionnelle ». Le fait que
l’alchimie possède un symbolisme propre, difficilement déchiffrable dailleurs
sans une bonne connaissance des règles de l’art, ne doit donc pas occulter le fait
qu’une opération de type alchimique une transmutation pour tout dire est bel
et bien à l’œuvre dans toute « formation » de l’esprit et de l’âme humaine par les
symboles. Aussi peut-on parler de « culture alchimique » pour plusieurs raisons,
que je vous invite à examiner.
La première d’entre elles est que l’état d’esprit, les symboles et la visée
ultime de l’Art d’Hermès ont fortement marqué la culture occidentale entre le
XII° et le XVII° siècles, sans que l’on se soit suffisamment interrogé sur les
raisons de cette étonnante imbrication entre un art que ses défenseurs disaient
8 H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabî, Paris, Flammarion, 1958,
p. 19.
9 F. Bonardel, Philosopher par le Feu, Anthologie de textes alchimiques, Paris, Almora, 2009,
p. 59.
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« sacré », et le modèle chrétien de spiritualité ; la seule hypothèse d’envergure
émise à ce propos étant celle de Carl Gustav Jung, voyant dans l’alchimie un
salutaire « correctif » au christianisme. Même un savant positiviste comme
Marcelin Berthelot, enquêtant sur les origines de l’alchimie, fut bien obligé de
reconnaître qu’on en était réduit à des conjectures quant au faisceau d’influences
qui ont probablement donné naissance à cet art se rattachant à la fois « aux
procédés industriels des anciens Égyptiens, aux théories spéculatives des
philosophes grecs et aux rêveries mystiques des Alexandrins et des
gnostiques10 ». On connaît par ailleurs l’existence d’alchimies babylonienne,
chinoise, indienne…et cette pluralité tend à démontrer qu’on a affaire à un
type de pensée quasi archétypal, dont le surgissement ça ou se révèle
indépendant des réseaux d’influence qui pourraient en expliquer la diffusion.
Aucune étude sérieuse n’a cependant à ma connaissance été entreprise sur le
degré d’implication de la pensée alchimique dans telle ou telle culture à un
moment donné de son histoire.
On connaît par exemple, grâce à Berthelot justement qui en entreprit la
traduction, l’imposant corpus des alchimistes grecs apportant la preuve que l’Art
d’Hermès était représenté, dès le 3°siècle avant Jésus-Christ, dans une culture
qui n’en porte pourtant que peu de traces apparentes. Qu’on puisse relever dans
la pensée fragmentaire d’Héraclite, et plus encore dans celle d’Empédocle, une
vision du cosmos et du jeu des quatre éléments proche de celle des alchimistes,
ne permet pas de conclure à une imprégnation directe, tout aussi difficile à
déceler dans l’art grec. On en est de même réduit à supposer que les initiations
pratiquées dans le cadre des Mystères ( Éleusis, Samothrace) devaient comporter
des rituels de transformation proches, en esprit tout au moins, des pratiques
alchimiques. Cette confluence est particulièrement probable à l’époque la
philosophie néo-platonicienne celle de Proclus, Porphyre, Jamblique -
10 M. Berthelot, Les origines de l’alchimie (1885), Osnabrück, Otto Zeller, 1966, p. 2.
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