1 Françoise Bonardel Culture alchimique et « alchimie » de la culture Conférence faite à l’Université maçonnique le 25 avril 2015 Dans un article fondateur intitulé « le symbole donne à penser », le philosophe Paul Ricœur écrivait en 1959 : « Le moment historique de la philosophie du symbole, c’est celui de l’oubli et aussi celui de la restauration1. » Moment historique en effet que celui où des penseurs représentant des disciplines diverses se sont levés pour mettre fin à cet oubli, et engagés dans une tâche de restauration que l’on trouve à l’œuvre aussi bien chez Mircea Eliade que Carl Gustav Jung, chez Henry Corbin autant que dans les écrits novateurs de Gaston Bachelard et de Gilbert Durand ; ce dernier insistant avec force sur la différence majeure entre les herméneutiques « réductives », largement représentées dans la culture intellectuelle de l’époque par la psychanalyse freudienne, la sémiologie et le structuralisme, et les herméneutiques « instauratives » dont l’interpellation est susceptible de réveiller un sens caché, enfui, oublié, et de redonner ainsi une orientation à la vie comme à la pensée. Que ce sursaut herméneutique se soit produit à un moment donné de l’histoire de la culture occidentale ne veut pas dire qu’il soit en son essence d’ordre historique, ni qu’il cautionne l’historicisme contre lequel se sont au contraire élevés ces mêmes penseurs. Cautionne-t-il davantage un retour pur et simple à la tradition ? Contrairement à ce que présupposaient certaines tentatives de restauration placées sous l’égide d’une Tradition supposée primordiale – je pense autant à René Guénon qu’à l’Occultisme et la Théosophie – l’émergence de « sens » dont il est ici question ne saurait donner matière à aucune formulation totalisante et encore moins totalitaire qui en évacuerait le caractère fortement suggestif 1 P. Ricœur, revue Esprit, n° 27, 1959, p. 61. 2 mais toujours transitoire. Si le symbole est « l’épiphanie d’un mystère », comme l’a si bien rappelé Gilbert Durand, c’est parce qu’il est « un signe éternellement veuf du signifié 2 » ; ce « veuvage » ne résultant pas davantage d’une carence de sens d’ordre nihiliste, invalidant d’avance toute herméneutique qui prétendrait en restaurer la portée existentielle et spirituelle. Ni en amont donc du côté de la tradition, ni en aval au regard de ses figurations, la vie symbolique – car c’est bien de vie qu’il s’agit et non de théorie - n’est cadenassée par des significations codifiées décourageant toute créativité ; qu’il s’agisse d’œuvres d’art ou de l’invention de sa propre destinée. Redécouvrant « l’empire varié du symbole » (Ricœur), Gilbert Durand et les autres habitués du Cercle Eranos rencontrèrent inévitablement l’alchimie dont le symbolisme prêtait à des interprétations diverses – anthropologiques, psychologiques, religieuses - et appelait surtout, me semble-t-il, une herméneutique spécifique. De ce point de vue, toute réflexion sur la « culture alchimique » est aujourd’hui encore doublement marquée : par la conscience d’une nécessaire rupture avec l’esprit iconoclaste de la modernité, aujourd’hui relayé par la débauche d’images insignifiantes à laquelle se livre la postmodernité ; mais aussi par l’impossibilité d’un simple retour au passé qui se dirait inspiré par une conception inamovible de la tradition dont Henry Corbin écrivait à juste titre qu’ « elle est une inspiration sans cesse renouvelée, et non pas un cortège funèbre ou un registre d’opinions conformes3 ». Il n’en demeure pas moins qu’en dépit d’une indéniable proximité intellectuelle et plus encore spirituelle4, Henry Corbin et Gilbert Durand, pour ne citer qu’eux, ont développé deux approches et visions sensiblement différentes de la « culture alchimique ». Au regard des structures anthropologiques de 2 G. Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1984, p. 4 et 9. H. Corbin, En Islam iranien, Paris, Gallimard (« Tel »), 1991, t.1, p. 33. 4 F. Bonardel, « Durand / Corbin : un pacte chevaleresque face au nihilisme », conférence donnée à Paris le 29 novembre 2013, en ligne sur le site de l’Association des amis de Henry et Stella Corbin. 3 3 l’imaginaire établies par Durand, l’alchimie est la formulation la plus accomplie de la structure dite « synthétique » en raison de l’importance revêtue dans l’Opus chemicum par les « noces chimiques » du Soufre et du Mercure (Soleil/Lune, Roi/Reine), figuration symbolique de la coïncidentia oppositorum. Aussi Durand vit il dans l’Art d’Hermès « une symbolique complète, fonctionnant sur les deux régimes (diurne et nocturne) de l’image 5 ». L’existence d’une telle structure tend donc à expliquer et à rationaliser ce que le symbole se contentait d’évoquer, de suggérer ; tant et si bien qu’on se demande jusqu’à quel point on peut approfondir la compréhension du fonctionnement de cette structure tout en prêtant l’attention qui convient au potentiel de transformation du symbole, qui entretient avec l’idée de transmutation des liens étroits : « L’alchimie de la transmutation, de la transfiguration symbolique ne peut, en dernier ressort, s’effectuer que dans le creuset d’une liberté » écrit Gilbert Durand 6 . Or, plaçant sous le signe d’Hermès le nouvel esprit anthropologique qu’il entendait promouvoir7, Durand est resté discret sur ce rouage essentiel de l’opération alchimique mettant en scène des symboles certes, mais plus encore un processus de symbolisation garantissant à la fois la créativité de la vie symbolique et son inscription dans cet autre processus qu’est la transmission – traduction du mot latin traditio - dans sa double dimension culturelle et spirituelle. Cette difficulté, inhérente à toute approche anthropologique fut-elle celle de l’imaginaire, Corbin l’a semble-t-il surmontée en portant d’emblée son regard sur le foyer du dispositif alchimique qu’est le ta’wîl, l’herméneutique spirituelle : « Le ta’wîl est essentiellement compréhension symbolique, transmutation de tout le visible en symboles, intuition d’une essence ou d’une 5 G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit, p. 242. G. Durand, L’imagination symbolique, op. cit., p. 35. 7 Cf. les deux articles : « Le XX° siècle et le retour d’Hermès », Figures mythiques et visages de l’œuvre, Paris, Berg, 1979, p. 243-306 ; « Hermetica ratio et Science de l’Homme », Science de l’Homme et Tradition, Paris, Sirac, 1975, p. 162-243. 6 4 personne dans une Image qui n’est ni l’universel logique, ni l’espèce sensible, et qui est irremplaçable pour signifier ce qui est à signifier8.» Tandis que Durand mettait en lumière la dimension synthétisante de l’imaginaire alchimique, sans s’attarder sur le geste herméneutique permettant de s’en réapproprier le sens, Corbin ciblait d’entrée le cœur de l’opération alchimique qui ne peut « avoir lieu » que dans ce monde intermédiaire qualifié par lui d’ « imaginal », et jouant le rôle d’un creuset de transmutation. Un vieil axiome attribué à Hermès peut à cet égard être considéré comme la charte du labeur philosophal : « Si tu ne dépouilles pas les corps de leur nature corporelle et si tu ne donnes pas une nature corporelle aux incorporels, rien de ce que tu attends n’aura lieu9. » J’en viens donc à faire l’hypothèse que la pensée et les pratiques alchimiques constituent à la fois le noyau dur et le foyer encore vivant de toute culture qui n’aurait pas renoncé à voir dans le symbole l’instrument d’une transformation en profondeur de l’être humain, assimilable à une transmutation. Or, l’alchimie opère à la fois en deçà et par delà toute codification d’ordre symbolique, qu’elle soit conventionnelle ou « traditionnelle ». Le fait que l’alchimie possède un symbolisme propre, difficilement déchiffrable d’ailleurs sans une bonne connaissance des règles de l’art, ne doit donc pas occulter le fait qu’une opération de type alchimique – une transmutation pour tout dire – est bel et bien à l’œuvre dans toute « formation » de l’esprit et de l’âme humaine par les symboles. Aussi peut-on parler de « culture alchimique » pour plusieurs raisons, que je vous invite à examiner. La première d’entre elles est que l’état d’esprit, les symboles et la visée ultime de l’Art d’Hermès ont fortement marqué la culture occidentale entre le XII° et le XVII° siècles, sans que l’on se soit suffisamment interrogé sur les raisons de cette étonnante imbrication entre un art que ses défenseurs disaient 8 H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabî, Paris, Flammarion, 1958, p. 19. 9 F. Bonardel, Philosopher par le Feu, Anthologie de textes alchimiques, Paris, Almora, 2009, p. 59. 5 « sacré », et le modèle chrétien de spiritualité ; la seule hypothèse d’envergure émise à ce propos étant celle de Carl Gustav Jung, voyant dans l’alchimie un salutaire « correctif » au christianisme. Même un savant positiviste comme Marcelin Berthelot, enquêtant sur les origines de l’alchimie, fut bien obligé de reconnaître qu’on en était réduit à des conjectures quant au faisceau d’influences qui ont probablement donné naissance à cet art se rattachant à la fois « aux procédés industriels des anciens Égyptiens, aux théories spéculatives des philosophes grecs et aux rêveries mystiques des Alexandrins et des gnostiques10 ». On connaît par ailleurs l’existence d’alchimies babylonienne, chinoise, indienne…et cette pluralité tend à démontrer qu’on a affaire là à un type de pensée quasi archétypal, dont le surgissement ça ou là se révèle indépendant des réseaux d’influence qui pourraient en expliquer la diffusion. Aucune étude sérieuse n’a cependant à ma connaissance été entreprise sur le degré d’implication de la pensée alchimique dans telle ou telle culture à un moment donné de son histoire. On connaît par exemple, grâce à Berthelot justement qui en entreprit la traduction, l’imposant corpus des alchimistes grecs apportant la preuve que l’Art d’Hermès était représenté, dès le 3°siècle avant Jésus-Christ, dans une culture qui n’en porte pourtant que peu de traces apparentes. Qu’on puisse relever dans la pensée fragmentaire d’Héraclite, et plus encore dans celle d’Empédocle, une vision du cosmos et du jeu des quatre éléments proche de celle des alchimistes, ne permet pas de conclure à une imprégnation directe, tout aussi difficile à déceler dans l’art grec. On en est de même réduit à supposer que les initiations pratiquées dans le cadre des Mystères ( Éleusis, Samothrace) devaient comporter des rituels de transformation proches, en esprit tout au moins, des pratiques alchimiques. Cette confluence est particulièrement probable à l’époque où la philosophie néo-platonicienne – celle de Proclus, Porphyre, Jamblique - 10 M. Berthelot, Les origines de l’alchimie (1885), Osnabrück, Otto Zeller, 1966, p. 2. 6 revendiqua une dimension mystérique et théurgique qui la rapprochait de l’alchimie. Toujours est-il qu’avec l’existence avérée d’une alchimie grecque, accompagnée à la même époque d’un important corpus d’écrits populaires et savants attribués à Hermès Trismégiste (Corpus hermeticum), c’est une autre orientation qu’aurait pu prendre la philosophie occidentale, portant alors avec elle une tout autre vision de la culture : « L’alchimie apparaît alors comme la figure précise de la philosophie dont l’Occident n’a pas voulu11 », conclut avec raison Claude Gagnon. Fondée sur le principe de similitude, la philosophie de la nature commune aux écrits d’Hermès Trismégiste et à ceux des alchimistes se démarque en tout cas de celle qu’allait promouvoir le rationalisme grec et perpétuer la science moderne. Mais telle n’est pas la seule raison du rejet dont cette philosophie a été l’objet, et de la bifurcation culturelle qui s’en est suivie. Michel Foucault a très finement pressenti que la culture alchimique était porteuse d’un « savoir de spiritualité », autant dire d’un savoir transformateur mis en échec par le « savoir de connaissance » fondé sur l’administration des preuves et non plus sur l’épreuve12. En ce sens, la pratique alchimique fut un « exercice spirituel » infiniment plus complet que ceux pratiqués par les philosophes grecs et romains auxquels se sont intéressés Pierre Hadot et Michel Foucault enquêtant sur le « souci de soi » antique13. Je m’étonne donc que le regain actuel d’intérêt pour les « exercices spirituels », y compris sous leurs formes modernes et contemporaines (Thoreau, Wittgenstein), n’ait pas conduit à vérifier la pertinence de l’intuition de Foucault, qui m’avait d’ailleurs fait part de son intérêt pour l’alchimie lorsque j’en étais encore au début de mes recherches qui devaient conduire à l’écriture de Philosophie de l’alchimie (1993). 11 Chiara Cristiani / Claude Gagnon, Alchimie et philosophie au Moyen Âge, Montréal, L’Aurore/Univers, 1980, p. 80. 12 M. Foucault, Dits et écrits II (1970-1975), Paris, Gallimard, 1994, p. 586-587. 13 P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002. 7 Ce que Foucault par contre n’a pas vu en réduisant les exercices spirituels chrétiens à une pratique mortifère de l’aveu14, c’est que l’alchimie avait trouvé dans le christianisme un allié plus qu’un ennemi, et avait même sans doute joué à son égard le rôle correcteur et compensateur mis en lumière par Jung parlant d’un « courant souterrain accompagnant le christianisme qui, lui, règne à la surface 15 ». Ce serait l’alchimie qui aurait préservé et cultivé en secret la dimension cosmologique et chthonienne de l’existence humaine sans laquelle ni l’individu ni la culture ne peuvent trouver un équilibre, et encore moins réaliser leur complétude au cours du processus de transformation nommée par Jung « individuation ». Alchimie et christianisme n’auraient sans doute pu si longtemps s’interpénétrer si leurs symboles respectifs n’avaient été pour partie interchangeables, ou traduisibles d’une « langue » dans l’autre, à l’image du Lapis-Christus (Pierre-Christ). Mais comme on trouve une équivalence très comparable dans le Tantra bouddhique comparant à la Pierre philosophale le « Corps de diamant » réalisé grâce à des pratiques yogiques, on en vient à penser qu’une « alchimie » est présente au cœur de toute spiritualité conservant une dimension réellement opérative. Car la pensée alchimique, indissociable de la pratique, constitue en soi une culture qu’on ne saurait réduire à une séquence, devenue obsolète, de l’évolution progressive de l’esprit humain dans son rapport à la matière. Ce qui s’y joue, Foucault l’a bien vu, est d’un autre ordre : « L’alchimiste accomplit une sorte de lutte, dans laquelle il est à la fois le spectateur – celui qui verra le dénouement du combat – et l’un des combattants, étant donné qu’il peut gagner ou perdre. On peut dire que l’alchimie est une forme chimique, naturaliste de l’épreuve16. » Insistant sur le côté martial de ce combat, Foucault est resté insensible au fait 14 M. Foucault, « Christianisme et aveu », L’origine de l’herméneutique de soi, Paris, J. Vrin, 2013, p. 65-93. 15 C. G. Jung, Psychologie et alchimie, trad. H. Pernet et R. Cahen, Paris, Buchet/Chastel, 1970, p. 33. 16 M. Foucault, op. cit., p. 587. 8 que cette logique de guerre est doublée d’une logique d’amour trouvant son accomplissement dans les « noces chimiques ». Il n’a pas davantage retenu que la motivation première de l’alchimiste est une compassion active à l’endroit de la matière et de la Création, immature ou déchue, qu’il se donne pour tâche de parachever ou de racheter. Mais il est un autre aspect de cette « épreuve » qui nous intéresse particulièrement puisqu’il concerne le rapport aux symboles. Si Paul Ricœur put dire du symbole qu’il « met le langage en état d’émergence », on peut affirmer que le processus de transmutation tel qu’il est décrit dans les textes canoniques met en scène l’émergence des états de la matière en tant que symboles, et attire donc ainsi l’attention donc sur l’interdépendance étroite entre symbolisation et transmutation. Ainsi la transformation de la matière permet-elle d’assister à la naissance des symboles relatifs à ses différents états, incarnés par des personnages (roi, reine, dragon, serpent) et symbolisés par des couleurs (noir, blanc, rouge). Le symbolisme alchimique montre ainsi mieux que tout autre la nature pour ainsi dire amphibie du symbole qui, enraciné dans la matière qui le prémunit de toute spiritualisation éthérée, n’en est pas moins l’opérateur d’une purification incarnée. Telle est la spécificité de la « philosophie » de l’alchimie, unique autant dans l’histoire des pratiques artisanales que dans celle des spiritualités et de la pensée. On ne s’étonne donc guère qu’un tel état d’esprit, résumé par la fameuse formule ora et labora, ait trouvé dans la création artistique un écho tout particulier, y compris chez des auteurs récalcitrants à toute forme de religiosité autre, justement, que celle résultant d’une telle opérativité. Je pense en particulier à Antonin Artaud, qui eut de l’alchimie une compréhension intuitive extrêmement précise et raffinée que pourraient lui envier bien des ésotéristes patentés ; et j’ai montré dans un essai récemment réédité17 combien Artaud avait toute sa vie tenté de se guérir lui-même - et avec lui la culture occidentale qu’il 17 F. Bonardel, Antonin Artaud ou la fidélité à l’infini (1987), Paris, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014. 9 jugeait gravement malade - grâce à des thérapeutiques diverses toutes inspirées par l’esprit de l’ancienne alchimie et consistant à détruire par le feu les formes viles, souillées, usées, afin de réactiver les forces vives et pures susceptibles de régénérer le théâtre autant que la culture et de redonner une raison de vivre à l’homme moderne. Aussi la scène théâtrale était-elle à ses yeux le creuset où se jouait la transmutation des formes en forces dont le corps de l’acteur – cet autre athanor – était censé intégrer et incarner la manifestation. C’est dans cette perspective qu’Artaud écrivit en 1932 ce texte inspiré qu’est « Le Théâtre alchimique », témoignant d’une intelligence subtile du processus de transmutation à travers lequel devient perceptible ce jeu des formes et des forces. Car les symboles alchimiques, Artaud ne s’y est pas trompé, sont avant tout des états de la matière, apparaissant puis disparaissant dès que sa transformation a permis d’en intégrer la signification. Aussi comparait-il les Principes dont les symboles sont la manifestation à des dauphins qui, « quand ils ont montré leur tête s’empressent de rentrer dans l’obscurité des eaux 18 ». Aucun symbole alchimique ne saurait donc donner matière à une authentique culture s’il ne permet à qui y est confronté de devenir à son tour l’acteur d’une comparable opération dont l’obtention de l’or est l’authentification. La tâche de l’alchimiste ne consistait pas en effet à penser à partir des symboles comme le préconisait Ricœur aux philosophes soucieux de combattre la stérilité imaginative moderne, mais à opérer de telle manière que la matière dûment préparée dévoile sa capacité à symboliser, et par là même à démultiplier les forces vives retenues en elle prisonnières comme dans les formes solidifiées de la pensée. En tant qu’état transitoire de la matière, tout symbole alchimique donne donc à voir un certain état d’équilibre entre le solve et le coagula, comme on le constate également dans les visualisations tantriques 18 A. Artaud, « Le Théâtre alchimique », Le Théâtre et son Double, Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 58-59. 10 visant elles aussi la production d’un or spirituel alchimique19. L’alchimiste visait dès lors moins l’abstraction, comme le fait la pensée conceptuelle, qu’il n’ambitionnait de s’arracher à la matérialité en ce qu’elle a de vil et de grossier afin de lui restituer la gloire acquise au terme de cette odyssée purificatrice, parfois comparée à la conquête de la Toison d’Or par Jason20. Si le processus alchimique s’inscrit de ce fait dans un cercle, encore faut-il ne pas se méprendre sur la portée de son symbolisme, et sur ce qu’il induit quant à l’herméneutique des symboles alchimiques. Ricœur a très clairement montré, dans l’article déjà cité, comment se forme la circularité herméneutique du croire et du comprendre, et comment la pensée capable de l’embrasser dans sa totalité se sent à la fois liée et libre : « L’herméneutique procède de la précompréhension de cela même qu’en interprétant elle tâche à comprendre. […] Ainsi l’herméneutique, acquisition de la « modernité », est un des modes par lesquels cette « modernité » se surmonte en tant qu’oubli du sacré 21 . » Ainsi décrite, l’herméneutique comporte une dimension « alchimique » en ce que la compréhension permet d’inverser le processus entropique engagé (oubli), et rend de ce fait possible l’émergence d’une orientation et d’un sens (restauration). Les symboles alchimiques n’échappent pas à cette règle, et le croire et le comprendre s’étayent là aussi l’un l’autre : croire (avoir confiance) en la possible signification des symboles ponctuant le travail alchimique sert de support à l’interprétation qui, d’abord tâtonnante, va en retour transformer cette croyance en connaissance, ou plutôt en « gnose » vivante dans la mesure où l’enjeu de ce processus est la transmutation conjointe de l’alchimiste et de sa matière : « Transmutation du sensible et de l’imaginal en symbole, retour du symbole à la situation qui le fit éclore, ces 19 F. Bonardel, Bouddhisme tantrique et alchimie, Paris, Dervy, 2012, p.118-124. F. Bonardel, « La dignité retrouvée de la matière », in Transmutatio, Quaderni di studi Indo-Mediterranei V, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2012, p. 21-42. 21 P. Ricœur, « Le symbole donne à penser », op. cit., p. 72. 20 11 deux mouvements ouvrent et referment le cercle herméneutique », écrit Henry Corbin22 à propos de l’alchimie spirituelle pratiquée par Avicenne. Qu’en est-il par exemple de ce symbole par excellence de la circularité de l’ Œuvre alchimique qu’est l’Ouroboros ? Lové sur lui-même et mordant sa propre queue comme il le fait, l’Ouroboros symbolise certes l’unité de la matière mais il appelle surtout à se jouer des contradictions apparentes entre être et devenir, naître et mourir, s’autodétruire et se guérir. La circularité, signe d’une récurrence apparente, rend en fait possible une transformation sous-jacente. Quant à la jonction problématique des extrémités du processus (tête et queue), elle s’effectue en ce point crucial où s’inversent les signes et où le poison devient remède, d’autant plus puissant qu’il est préparé à partir du venin propre à chacun. Tout sépare donc ce symbole de l’auto-accomplissement de la matière sous la conduite d’un opérateur inspiré de l’héautontimorouménos, du bourreau de soi-même décrit par Baudelaire (« Je suis la plaie et le couteau ! ») ; Baudelaire qui, il est vrai, ne surmonta jamais la malédiction personnelle le poussant à confondre Hermès et Satan. Un second exemple de circularité contribuera à montrer en quoi certains symboles ne sont « alchimiques » qu’en fonction du processus de transformation qui leur est sous-jacent. Quand Nietzsche parle, dans Ainsi parlait Zarathoustra, de l’Éternel Retour de l’identique, c’est évidemment l’image d’un cercle sans commencement ni fin qui s’impose, dont le mouvement perpétuel ne peut que susciter désespoir ou mélancolie, du moins jusqu’à ce qu’une vision dionysiaque du « retour » transfigure chaque instant vécu en éclair d’éternité. Mais on constate aussi que cette transformation du regard et du vécu relève davantage d’une révélation que d’une transmutation à proprement parler. Quand Nietzsche par contre décrit la « crise du nihilisme » frappant à l’époque l’Europe avant de toucher comme aujourd’hui le monde, l’image qui prévaut est celle d’une décadence, d’un effondrement des valeurs dont on ne voit pas a priori la fin tant 22 H. Corbin, Avicenne et le récit visionnaire, Paris, Berg International, 1979, p. 40. 12 une restauration paraît improbable. Or, Nietzsche évoque pourtant l’éventualité d’un auto-surmontement du nihilisme européen (Selbstüberwindung), autant dire d’un processus d’auto-guérison résultant de la capacité à endurer ce qu’il faut bien nommer une nigredo (Œuvre au noir), jusqu’alors sans précédent dans l’histoire culturelle occidentale et dont nous ne sommes à l’évidence toujours pas sortis23. C’est bien alors d’une « alchimie » qu’il s’agit, même si l’image du cercle se fait plus discrète. En d’autres termes, l’opérativité alchimique constitue en soi une « culture » dans la mesure où elle initie celui qui s’y consacre au fait que le symbole exige, pour n’être pas un simple signe ou une allégorie, d’être porté par un processus de transformation engageant simultanément l’opérateur et la matière dont il a entrepris la transformation. Lorsque certains symboles empruntés à l’alchimie, tel celui de la salamandre, sont utilisés à des fins héraldiques ou purement décoratives, comme ce fut souvent le cas à la Renaissance, rien ne garantit qu’on a bien affaire à une « demeure philosophale » (Fulcanelli) ou à un travail authentiquement alchimique. Transposant les enseignements de l’alchimie dans le cadre de la psychologie analytique, Jung voyait dans l’inconscient, individuel et plus encore collectif, le laboratoire où s’effectue ce travail souterrain, particulièrement effervescent dans cet écrit inclassable qu’est Le Livre Rouge24 où on assiste en direct à l’émergence d’un matériau symbolique à l’état brut, antérieur à toute théorisation et comparable à une coulée de lave incandescente. Cet exemple contemporain nous confronte au paradoxe le plus criant de la culture alchimique qui s’est d’une part cristallisée en tradition, transmissible de maître à disciple s’engageant à respecter le secret ; mais qui de l’autre n’est opérative qu’au prix d’un éveil, d’une expérience illuminative par nature 23 Cf. à ce propos F. Bonardel, Philosophie de l’alchimie – Grand Œuvre et modernité, Paris, PUF, 1993, p. 285-320 (« Le grand assombrissement du monde »). 24 Rédigé entre 1913 et 1929, ce livre richement illustré de la main même de Jung raconte les différents épisodes de sa confrontation personnelle avec l’inconscient et constitue la prima materia de son œuvre à venir : trad. sous la dir. de Ch. Maillard, Paris, L’Iconoclaste/La Compagnie du Livre Rouge, 2011. 13 difficilement transmissible. Ainsi l’opérateur est-il appelé à vivre pour son propre compte le processus de transformation faisant d’une image ordinaire un symbole, dont René Alleau disait : « Le symbolisme véritable ne s’imite point, car sa cohérence profonde, pour ainsi dire musicale, défie les plus ingénieux procédés de composition 25 . » Une telle culture, d’inspiration initiatique, ne pouvait donc se transmettre au même rythme et selon les mêmes modalités qu’une culture profane fondée sur des « savoirs de connaissance » (Foucault). Cette faiblesse fut le revers de sa force et demeure la pierre d’achoppement de toute culture d’inspiration alchimique : Comment transmettre ce qui relève d’un contact éminemment personnel, d’une rencontre improbable, d’un retournement intime ? Du moins peut-on faire en sorte de maintenir accessibles et vivantes les conditions d’une telle réalisation. Si la théâtralité alchimique donne à voir la puissance de symbolisation de la matière lorsqu’elle est correctement « mise en œuvre », toute culture digne de ce nom devrait reproduire avec plus ou moins d’exactitude ce processus, de manière consciente ou inconsciente, spontanée ou maîtrisée. Est-il dès lors si étonnant qu’en dépit des critiques acerbes dont elle a été l’objet, l’alchimie n’ait jamais totalement disparu de notre culture et reste aujourd’hui encore une source d’inspiration majeure pour nombre de créateurs ? Si l’alchimie constitue bien une culture intimement liée au développement psycho-spirituel de l’être humain et non pas seulement une référence conventionnelle ou circonstancielle, toute culture qui n’aurait pas abandonné cet idéal formateur s’apparenterait de près ou de loin à une « alchimie ». Tel est le dernier aspect de la « culture alchimique » à propos duquel je me contenterai d’esquisser quelques pistes de réflexion susceptibles d’être suivies. Que nombre d’œuvres littéraires, picturales, musicales, aient été inspirées avec plus ou moins de justesse et de bonheur par l’alchimie, n’est pas ce qui retiendra prioritairement mon attention ici. La question qui nous réunit m’incite 25 R. Alleau, Alchimie, Paris, Allia, 2008, p. 72-73. 14 plutôt à me demander dans quelle mesure le processus de formation (Bildung) nommé en Europe occidentale « culture » ne conduit pas à emprunter certains modes opératoires et certains symboles à l’alchimie. On constate par exemple que Jung a fréquemment insisté sur les vertus thérapeutiques de la « mise en forme » (Gestaltung) des matériaux inconscients, et assimilé cette opération à une transmutation psycho-spirituelle plutôt qu’à la production d’un ouvrage d’art. Son agacement n’en fut que plus grand lorsqu’une de ses collaboratrices émit l’idée que les illustrations et la calligraphie du Livre Rouge aient pu n’être qu’une œuvre d’art ! Mais le Livre Rouge est aussi l’un des documents qui permet le mieux d’identifier les points à partir desquels parler d’une « alchimie » de la culture. Contrairement à l’idée communément reçue selon laquelle la culture signifie principalement ouverture, échanges, dialogue – ce qu’elle est aussi évidemment - l’alchimie de et par la culture implique également fermeture au sens où les alchimistes recommandaient de clore « hermétiquement » le vase de verre où était enfermée leur matière dont il leur fallait protéger la transformation : « La coquille n’est pas seulement le château-fort dans lequel l’homme se défend, mais aussi la châsse préservant son noyau sacré », écrit en ce sens Karlfried Graf Dürkheim26. On pense alors évidemment à la solitude et à la concentration requises par toute forme de création, et au fait que les alchimistes ont souvent été, comme les moines, qualifiés de « reclus ». Mais Jung a également contribué à clarifier ce qui restait de l’ordre du pressentiment ou du vécu personnel chez certains auteurs comme Nietzsche ou Rilke : que la première partie de la vie, tournée vers le monde extérieur, est en général extravertie tandis que la seconde, sollicitée par la transformation intérieure, est davantage introvertie et à l’écoute de « l’esprit des profondeurs » : « Le soleil 26 La percée de l’Être ou les étapes de la maturité, trad. P. et H. Roguin, Paris, Le Courrier du Livre, 1971, p. 105. 15 rentre ses rayons pour s’éclairer lui-même après avoir gaspillé sa lumière sur le monde » écrit Jung27 usant d’un symbole cyclique aussi puissant que parlant. Chez les êtres les plus naturellement équilibrés, la vie créatrice semble un jeu harmonieux entre ouverture et fermeture d’où la personnalité sort à la fois enrichie par ses contacts avec l’extérieur et confortée dans ses certitudes propres. Ainsi Goethe écrit-il à ses proches lors de son second voyage à Rome (1787) : « Je vais très bien, je me retrouve de plus en plus en moi-même et j’apprends à distinguer e qui m’est propre et ce qui m’est étranger. Je travaille assidûment, j’amasse de tous côtés et je me développe de mon propre fonds28. » Pour la majorité des êtres, moins doués que lui, l’apprentissage est semé d’embûches, et c’est au prix de corrections successives qu’un équilibre est trouvé entre ouverture et fermeture. On découvre alors qu’une telle régulation s’apparente à celle du solve et coagula, maître-mot de la pratique alchimique. Aucune transformation en profondeur ne peut en tout cas s’effectuer qui n’exige au moins dans un premier temps une « clôture » comparable à celle du vase alchimique, et par là même une durée et un tempo de maturation d’une tout autre nature que le temps des horloges. Toute « mise en forme » de l’ordre d’une transmutation suppose en effet qu’on abandonne ses certitudes quant à la durée de cette maturation, et qu’on adopte le tempo le plus favorable à son accomplissement, quitte à devoir en épouser la lenteur. Aucun poète n’a eu davantage que Rilke conscience de cette exigence « formatrice » et, s’il ne parle explicitement de transmutation qu’à propos de celle du visible en invisible dans la fameuse lettre à Witold von Hulewicz, la tonalité et le tempo de toute sa démarche créatrice sont un éloge constant de la patience et de la lenteur, en étroite connivence avec la déontologie de l’ancienne alchimie : « Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte 27 C. G. Jung, « Au solstice de la vie », Problèmes de l’âme moderne, Paris, trad. Y. Le Lay, Paris, Buchet/Chastel, 1976. p. 236-237. 28 Goethe, Voyages à Rome, trad. M. Mutterer, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 93. 16 pas : dix ans ne sont rien. […] Je l’apprends tous les jours au prix de souffrances que je bénis : patience est tout29. » Ce sont moins de ce fait les symboles de l’Œuvre qui retinrent son attention d’homme et de poète, que la nécessité d’endurer sans faillir cette épreuve alors même que les signes de réussite tardaient à se manifester. Tout aussi pauvre en symboles, la voie de transformation empruntée par Etty Hillesum est en bien des points comparable à la voie sèche ou voie sans images, considérée par les alchimistes comme la plus risquée et la plus ardue. Ce n’est plus alors la confrontation aux symboles qui rend possible la transmutation, mais le simple fait de faire face sans espoir ni crainte à chaque situation, telle qu’elle se présente dans sa nudité déroutante, et sans plus aucune médiation de l’imagination. Les écrits d’Etty Hillesum30 - disciple de Rilke autant que de Jung – témoignent à cet égard de ce que l’écoute des profondeurs prend alors le pas sur la vision des images, et impose d’épouser un nouveau rythme de vie dont le tempo s’avère imprévisible. Ce retour à soi rien moins qu’égocentrique rendit cette très jeune femme capable d’affronter la fureur d’un monde où le temps lui-même semblait sorti de ses gonds, comme le dit Shakespeare dans Hamlet. Un dernier point enfin mérite d’être rapidement évoqué. De la même manière que l’alchimiste opère simultanément sur la matière et sur lui-même, le processus de culture revêt une dimension à la fois symbolique et alchimique quand il se déroule lui aussi sur un double plan, visible et invisible, corporel et incorporel, individuel et collectif. Là encore, l’expérience vécue par Jung dans les années 1913-1914 et rapportée dans Le Livre Rouge, montre à quel point intériorité et extériorité communiquent spontanément et parfois anarchiquement, au risque de perturber le fonctionnement habituel de la pensée et de modifier les 29 R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète, trad. B. Grasset et R. Biemel, Paris, Grasset, 1937, p. 35. 30 E. Hillesum, Journaux et lettres 1941-1943, trad. Ph. Noble, Paris, Seuil, 2008. 17 comportements. C’est au moment où les cloisons du « moi » semblent s’effondrer sous la poussée de l’inconscient, individuel et collectif, qu’un certain nombre de rêves et de visions relatifs au sort tragique qui attendait l’Europe se sont imposés à lui, témoignant d’une porosité insoupçonnée entre l’individu en voie de transformation et le monde environnant. Peut-être faudrait-il dès lors se demander si la notion de synchronicité, désignant selon Jung un type d’événement a-causal porteur d’un « sens » bouleversant31, ne devrait pas être étendue au processus de culture lui-même dont l’opérativité tend alors à se manifester sur ce double registre, individuel et collectif. De même que l’alchimiste ayant accompli l’ Œuvre se devait de mettre au service de l’humanité le fruit de son labeur solitaire, l’individu « individué » cultivé, initié, parvenu à « maturité » - se découvre de plain-pied avec les êtres humains et avec le monde dès lors qu’il a cessé de vouloir les dominer. J’espère du moins vous avoir convaincu(e)s de ce que l’alchimie constitue par excellence une « culture », nous invitant à entrer plus avant dans le processus capable de transformer chacune de nos existences en destin. 31 C. G. Jung, Synchronicité et Paracelsica, trad. Cl. Maillard et Ch. Pflieger-Maillard, Paris, Albin Michel, 1988.