ÉMILIE GRANJON est chercheure en sémiotique visuelle, théoricienne de l’art et critique d’art. Elle effectue une recherche postdoctorale (FNRS) au GEMCA (UCL, Belgique) sur la figure de l’alchimie dans l’œuvre d’Otho van Veen et, de ce fait, oriente ses recherches sur les mécanismes interprétatifs et les structures de l’imaginaire de symboliques alchimiques datant des XVIe et XVIIe siècles. Elle est l’auteure de plusieurs articles sur l’iconographie alchimique et l’imaginaire ésotérique. Portant un intérêt parti­ culier à l’art contemporain et actuel, elle publie régulièrement des articles dans les revues Archée, Spirale et Vie des arts. Illustration de la couverture : Laurent Lamarche, C3H6 – 04, 92 cm, impression numérique, 2011 Émilie Granjon.indd 1 ÉMILIE GRANJON COMPRENDRE LA SYMBOLIQUE ALCHIMIQUE P arce que l’étrangeté figurative déconcerte, elle est souvent reléguée au rang des bizarreries qu’on préfère tenir à distance. Énoncée sous de mul­ tiples formes, elle témoigne d’un imaginaire fécond où « fantasme » et « fantasmagorie » se conjuguent pour donner l’impulsion à une iconographie particulièrement déroutante et entêtante. En revisitant l’histoire de l’art classique et moderne, une telle iconographie se donne également à voir sous d’autres formes dévoilant des imaginaires complexes, débridés et tourmentés dont les figures, souvent rejetées par quelques contemporains, conservent aujourd’hui encore une opacité sémantique saisissante. Par exemple, Jérôme Bosch n’hésite pas à entrecroiser les images fantasmatiques inspirées, entre autres, des bes­ tiaires antiques et médiévaux avec celles de la scientificité de la Renaissance. Dans une perspective proche, Francisco Goya expose un imaginaire travaillé par la maladie, les angoisses et les cauchemars, peuplé de démons et d’hommes aux visages déformés et aux postures animales. Dans un style certes différent de Bosch ou de Goya, les images alchimiques font également voir des figurations singulières où des formes mimétiques convenues côtoient des figures insolites. Loin de la description d’un monde fantasmagorique, les images alchimiques nous montrent non pas l’état émotionnel de leurs auteurs, mais la nature com­ plexe de l’art que les alchimistes pratiquent. Ces représentations étant tributaires de connaissances très spécifiques, leurs analyses par des théoriciens du visuel sont plus rares, moins approfondies, et surtout, elles négligent l’aspect parfois déconcertant des figures représentées. ÉMILIE GRANJON COMPRENDRE LA SYMBOLIQUE ALCHIMIQUE Histoire québécoise 12-04-05 15:32 Collection InterCultures Collection fondée par Laurier Turgeon et dirigée par Laurier Turgeon et Pierre Ouellet Cette collection réunit des études interdisciplinaires qui traitent des dyna­miques interculturelles et des phénomènes de métissage passés et présents, d’ici et d’ailleurs. Elle accueille une large gamme de thèmes : les frontières culturelles, les médiations culturelles, la communication et la consommation interculturelles, les conflits interculturels et les transferts culturels. Les travaux sur la mondialisation tendent à expliquer l’expansion des économies et des cultures occidentales depuis un lieu central, l’Europe, vers les autres parties du monde. Cette approche centriste présente généralement les différences culturelles comme un obstacle à l’idéal de l’universalisme qui veut que le monde devienne un seul et même lieu. Les ouvrages de cette collection présentent le monde comme un lieu de contacts et d’échanges entre des groupes différents plutôt que comme un ensemble cohérent et unifié qui s’étend depuis un pôle central. Au lieu de définir les cultures comme des ensembles homogènes et fermés qui contribuent à construire des catégorisations ethnoculturelles, ils les étudient comme des entités ouvertes, interactives et mobiles dans le temps et dans l’espace. L’accent est mis sur le syncrétisme pour expliquer l’émergence de nouvelles formes culturelles. Comprendre la symbolique ­alchimique Émilie Granjon Comprendre la symbolique ­alchimique Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Mise en page : Hélène Saillant Maquette de couverture : Laurie Patry Illustration de la couverture : Laurent Lamarche, C3H6 – 04, 92 cm, impression numérique, 2011. © Les Presses de l’Université Laval 2012 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 2e trimestre 2012 ISBN 978-2-7637-9638-3 PDF 9782763796390 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. À Camille Table des matières Remerciements.......................................................................XI Introduction Des images alchimiques en jeu...............................................1 Clair-obscur sur la philosophie alchimique.......................9 Les origines de l’alchimie.........................................................9 Fille de l’ésotérisme..................................................................17 Une philosophie, un art, une science.......................................25 De la matière première à la pierre philosophale...........................32 L’alchimie aux XVIe et XVIIe siècles.........................................39 Un chef-d’œuvre de l’art d’Hermès : Atalanta fugiens........43 Le statut de l’image à la fin de la Renaissance...........................43 L’emblème, naissance d’un genre littéraire................................49 Les images alchimiques chez Michael Maier............................55 L’emblème dans Atalanta fugiens..............................................62 Une symbolique à définir......................................................81 La complexité d’un langage......................................................82 Penser le symbole et la symbolique..........................................89 Signe et symbole : une ambiguïté au sein de la sémiotique...91 Les valeurs symboliques chez Durand..................................99 « Le symbole donne à penser »..............................................102 Le symbole alchimique, un creuset théorique...........................103 Les modalités du renvoi sémantique........................................105 Une myriade de sens à la croisée des espaces narratifs...............109 X Comprendre la symbolique alchimique La sémiotique visuelle du signe gravé.................................115 De la pertinence d’une sémiotique plastique............................115 Les sémiotiques de la plasticité.................................................118 La dimension plastique du signe gravé.....................................129 Le débat iconique, la question de la ressemblance....................138 La dimension iconique au regard de la sémiotique...................148 La sémiotique à l’œuvre dans la symbolique alchimique....159 La plasticité du signe gravé dans Atalanta fugiens.....................159 Élaboration d’une typologie des iconicités...............................167 L’iconicité visuo-typée normative.........................................169 L’iconicité visuo-typée déviante............................................171 L’iconicité encyclopédique...................................................174 La relation plastico-iconique : un mode d’énonciation de la symbolique..............................................................................179 L’échelle de symbolicité............................................................181 Le processus de symbolisation expliqué....................................186 Au croisement de l’iconicité visuo-typée normative et de l’espace du familier : un faible taux de symbolicité...........189 Au croisement de l’iconicité visuo-typée déviante et de l’espace culturel intrinsèque : un taux de symbolicité intermédiaire.......................................................................190 Au croisement de l’iconicité encyclopédique et de l’espace culturel extrinsèque : un fort taux de symbolicité.................196 Proposition d’une typologie des symbolicités...........................209 Du rôle de cette typologie dans la logique alchimique..............214 Conclusion Des images alchimiques à l’art actuel..................................217 Annexe Gravures d’Atalanta fugiens.................................................221 Bibliographie..........................................................................235 Remerciements Si l’écriture peut être longue et difficile, elle devient douce lorsque l’on est bien entouré. La publication de cet ouvrage a été rendue possible grâce à Agnès Guiderdoni et à Ralph Dekoninck du GEMCA (UCL). Leur confiance et leur soutien financier m’ont permis d’aller au bout de cette aventure. Je leur exprime ici ma vive gratitude. Je souhaite à présent à témoigner ma sincère reconnaissance à ­ abienne Claire Caland-Rouby et à Bertrand Rouby pour leurs conseils, F leur travail minutieux de lecture et aussi leur soutien constant tout au long de l’écriture. Ils ont fait preuve d’une patience exemplaire et ont démontré une amitié sincère qui continue à me toucher. Maintenant, je veux remercier ma famille parce qu’elle est la ­lumière et la force qui me permet d’avancer dans la vie avec autant d’espoir et de courage. Mes parents et mon frère ont été et seront à jamais mes repères et mes appuis. Quant à mon tendre Laurent, présent à chaque instant, il m’accompagne et m’appuie avec tout son amour. Introduction Des images alchimiques en jeu Parce que l’étrangeté figurative déconcerte, elle est souvent reléguée au rang des bizarreries qu’on préfère tenir à distance. Énoncée sous de multiples formes, elle témoigne d’un imaginaire fécond où « fantasme » et « fantasmagorie » se conjuguent pour donner l’impulsion à une iconographie particulièrement déroutante et entêtante. Déroutante, car les figures représentées nous propulsent au-delà des limites de la réalité tangible, et entêtante, car ces mêmes figures intriguent autant qu’elles obsèdent. La mythologie grecque, pour ne citer qu’elle, n’abonde-t-elle pas de monstres hybrides – centaures, sirènes, satyres et chimères – ornant les amphores d’une iconographie de l’intangible, de l’imperceptible et de l’invisible ? En effet, la splendeur d’un Cerbère, chien tricéphale au cou hérissé de serpents, ou d’une Échidna, femme-dragon pourvoyeuse de monstres, révèle admirablement l’efficacité créatrice d’un imaginaire puissant. En revisitant l’histoire de l’art classique et moderne, une telle iconographie se donne également à voir sous d’autres formes dévoilant des imaginaires complexes, débridés et tourmentés dont les figures, souvent rejetées par quelques contemporains, conservent aujourd’hui encore une opacité sémantique saisissante. Par exemple, Jérôme Bosch n’hésite pas à entrecroiser les images fantasmatiques inspirées, entre autres, des bestiaires antiques et médiévaux avec celles de la scientificité de la Renaissance. Ainsi peint-il des figures monstrueuses où s’entrelacent des créatures hybrides et des formes humaines torturées (Le jugement dernier, 1474-1484), ou bien des machines anthropomorphes élaborées à partir d’appareils mécaniques et de morceaux humains (Le jardin des délices, 1503). Dans une perspective proche, Francisco Goya expose un imaginaire travaillé par la maladie, les angoisses et les cauchemars, 2 Comprendre la symbolique alchimique peuplé de démons et d’hommes aux visages déformés et aux postures animales (Le sabbat des sorcières, 1797-1798, ou Le sommeil de la raison engendre des monstres, 1797). Ces visions ont été étudiées dès le XXe siècle par des historiens de l’art qui ont adopté une démarche exclusivement thématique et iconologique. Wilhelm Fraenger a abordé l’œuvre de Bosch en développant, sous l’angle de l’occultisme, de l’ésotérisme et de la sorcellerie, une analyse des plus rigoureuses intitulée Le royaume millénaire de Jérôme Bosch : fondements d’une interprétation. Interrogeant les représentations insolites d’imaginaires troublés datant de la période médiévale, Jurgis Baltrusaïtis a questionné la pertinence et l’importance du grotesque dans Aberrations, essai sur la légende des formes. Dans un style certes différent de ceux de Bosch ou de Goya, les images alchimiques font également voir des figurations singulières où des formes mimétiques convenues côtoient des figures insolites. Loin de la description d’un monde fantasmagorique, les images alchimiques nous montrent non pas l’état émotionnel de leurs auteurs, mais la nature complexe de l’art que les alchimistes pratiquent. Ces représentations étant tributaires de connaissances très spécifiques, leurs analyses par des théoriciens du visuel sont plus rares, moins approfondies et, surtout, elles négligent l’aspect parfois déconcertant des figures représentées. Or, l’iconographie alchimique ne se prête pas uniquement au jeu de l’incohérence iconique, comme dans les peintures de Bosch, puisqu’elle comprend aussi des figures mimétiques aisément identifiables qui font naître des tensions figuratives à très forte dimension ontologique. Mais il ne faut pas s’y tromper : si l’opacité sémantique ­attestée par les figures étranges est bien réelle, la transparence du mimétisme n’est en fait qu’apparente. À l’instar des textes, les images alchimiques offrent de multiples stratégies discursives pour, simultanément, voiler et dévoiler les secrets de la Nature1, rendant parfois la compréhension de l’alchimie alambiquée. C’est que l’alchimie – pour ne pas dire « les alchimies » – est un art, une science et une philosophie aussi complexe que fascinant qui présente, dès les origines, une réflexion sur la compréhension du monde et sur le concept de perfection. L’alchimie prend naissance dès l’Antiquité dans les civilisations égyptienne puis grecque. Marcellin Berthelot et Charles-Émile Ruelle avancent que les prêtres2, sous l’autorité des pharaons, auraient déve­ 1.Nous mettons une majuscule au mot « nature » lorsqu’il est employé dans un contexte alchimique. 2.Marcellin Berthelot et Charles-Émile Ruelle, Les origines de l’alchimie, p. 97. Introduction. Des images alchimiques en jeu 3 loppé des techniques alchimiques grâce au travail de l’or. Quelques recettes pratiques de teinture de métaux, des formules magiques et des symboles datant du IIIe siècle nous sont parvenus notamment grâce aux papyrus de Leyde3 et de Stockholm4. Ceux-ci se font connaître en Europe dès le XIIe siècle par l’entremise des croisades, précisément par l’invasion des Arabes en Espagne. En plus des sources égyptiennes, ils contiennent quelques textes précieux sur l’alchimie gréco-égyptienne. C’est le cas des papyrus de Leyde qui regroupent un certain nombre de textes traitant de gnostique, de magie et d’alchimie. Parmi l’ensemble des papyrus, le papyrus X est consacré à l’alchimie, c’est-à-dire à la chimie des anciens. Il évoque les principes d’une alchimie gréco-­ égyptienne fondés sur le travail des métaux. Ainsi l’explique Marcellin Berthelot : « Il [le papyrus X] témoigne d’une science des alliages et ­colorations métalliques fort subtile et fort avancée, science qui avait pour but la fabrication et la falsification des matières d’or et d’argent5. » Au fil des siècles, l’alchimie s’adapte aux contextes scientifiques et philosophiques de l’époque sans pour autant perdre de vue son objectif. En trouvant, du moins en re-trouvant, l’essence des choses, autrement dit « les vraies lois qui régissent la matière6 », l’adepte veut opérer le perfectionnement des métaux et participer au prolongement de la vie. Il est communément admis que l’alchimie consiste à effectuer des procédés transmutatoires de métaux vils en métaux nobles, c’est-à-dire à perfectionner les métaux. L’or dont il est question n’est pas l’or monna­ yable, appelé d’ailleurs par les alchimistes « or vulgaire » : il s’agit de l’« or alchimique », c’est-à-dire la quintessence de l’art. Il provient d’une série de procédés opératifs effectués sur la matière première. Si l’identité de cette matière est ardemment discutée dans les rangs des adeptes, qui y voient tantôt l’antimoine, le bismuth, la cobaltine ou le cinabre, son rôle fait l’objet d’un consensus : la matière première est la substance (ou principe) sur laquelle s’exerce la pratique alchimique. Sans elle, aucune transmutation n’est possible. Une fois cette matière découverte, l’alchimiste lui fera subir diverses transmutations qui correspondent aux étapes appelées « phases opératives » jusqu’à l’obtention de la fameuse poudre appelée « pierre philosophale ». Résumée ainsi, l’alchimie semble s’attacher à des procédés purement pratiques mais, fondamentalement, en tant qu’art complet, elle suppose une parfaite synergie entre le corps, 3. Ibid. 4. Voir Robert Halleux, Les alchimistes grecs [...], 2000. 5.Marcellin Berthelot et Charles-Émile Ruelle, op. cit., p. 19. 6.Serge Hutin, L’alchimie, p. 7. 4 Comprendre la symbolique alchimique l’âme et l’esprit. L’alchimie est un art d’autant plus complexe qu’elle est donnée à voir, à entendre et à lire grâce à des stratégies discursives éclectiques. Afin de ne pas dévoiler les arcanes de la Nature, les adeptes utilisent un langage énigmatique comme l’attestent les titres de leurs ­recueils et traités : La table d’émeraude d’Hermès Trismégiste, L’entrée ouverte au palais fermé du roi d’Eyrénée Philalèthe, Nouvelle lumière ­chymique du Cosmopolite et L’œuvre secret de la philosophie hermétique de Jean d’Espagnet. Tandis que les ouvrages de référence font leur apparition très rapidement dans l’histoire de l’alchimie, les images sont utilisées assez tardivement, les premières illustrations symboliques apparaissant dans le dernier quart du XIVe siècle, notamment avec les œuvres de Gratheus (ouvrage sans titre) et de Constantinus (Bouc der heimlicheden van mire vrouwen alkemenen), les deux plus anciens traités composés d’images symboliques et d’images techniques (athanor, creuset, vase, etc.). Le répertoire iconographique alchimique s’étoffe au XVe siècle pour connaître une réelle expansion aux XVIe et XVIIe siècles. Dans la mouvance de la tradition hiéroglyphique, la littérature du XVIe siècle s’enrichit de nouveaux genres, dont l’emblème, qui se démarque des autres par la juxtaposition d’images et de textes et offre aux alchimistes un espace de création remarquable. Lambspring et Michael Maier ont largement exploité ce médium ; en témoigne l’abondance de leurs livres d’emblèmes, notamment De lapido philosophico libellus, pour le premier, et Atalanta fugiens, pour le second. D’une manière générale, les adeptes investissent l’emblème pour composer des traités dont la beauté et l’ingéniosité proviennent de l’agencement insolite d’images symboliques accolées à des textes. Aidées par le développement de l’imprimerie, les images symboliques alchimiques deviennent plus visibles, mais certainement pas plus compréhensibles. Car en ces siècles de redéfinition politique et religieuse, l’image symbolique est servie par l’ars memoriae et se réapproprie les récits mythologiques afin de renforcer la valeur symbolique. Parce que Michael Maier veut réaliser un ouvrage particulièrement audacieux et singulier à l’image de l’art d’Hermès, il est le premier à élaborer une œuvre alchimique hybride et polysensorielle qui s’adresse autant à la vue, à l’ouïe et à l’esprit. Ainsi écrit-il en 1617 à Oppenheim (Allemagne) un des fleurons des traités d’emblèmes alchimiques : Atalanta fugiens. L’ouvrage, illustré par Mathieu Mérian, est un recueil de cinquante emblèmes composés de texte (épigramme et motto, c’est-àdire « titre »), d’image (gravure) et de musique (fugue musicale). À la composition tripartite traditionnellement admise des emblèmes, Introduction. Des images alchimiques en jeu 5 « ­épigramme-motto-image », Maier ajoute la musique sous la forme de fugues à trois voix. Compte tenu de cet agencement, d’aucuns pourraient questionner notre choix de dissocier l’image de l’emblème, arguant du fait que, selon la tradition des emblèmes, texte et image y sont solidaires. Pourtant, solidarité ne signifie pas interdépendance. D’ailleurs, lorsque Maier décrit la composition des emblèmes d’Atalanta fugiens, il ne parle pas d’une relation de dépendance texte-image-­ musique, mais d’une globalité sémantique qui s’énonce différemment selon le mode expressif utilisé : Pour faire pénétrer en une seule et même fois dans les esprits ce qui doit être compris, voici que nous avons uni l’Optique à la Musique, et les sens à l’intelligence, c’est-à-dire les choses précieuses à voir et à entendre, avec les emblèmes chymiques qui sont propres à cette science. [...] Reçois donc en une seule et même fois, dans un seul livre, ces quatre sortes de choses : compositions fictives, poétiques et allégoriques ; œuvres emblématiques, gravées dans Vénus ou le cuivre, non sans Vénus ou la grâce ; réalités chymiques très secrètes à explorer par l’intelligence ; enfin compositions musicales des plus rares, et applique à ton usage ces choses qui te sont dédiées. Si cet usage est plus intellectuel que sensuel, il te sera un jour d’autant plus profitable et plus agréable. Mais si l’utilisation en est d’abord revendiquée par les sens, il n’est pas douteux que le passage se fasse du sens à l’intelligence, comme par une porte7. Chaque mode expressif s’adresse à des sensibilités humaines spécifiques, c’est-à-dire à l’intellect (les textes), la vue (les gravures) et l’ouïe (la musique) qui, bien que s’influençant mutuellement, admettent une autonomie du discours. C’est d’ailleurs ce que confirme Ursula Szulakowska dans son étude des gravures de Maier : « Perhaps, it would yield more profitable results to regard visual and verbal signs as autonomous dialects of the same language, thus requiring critical approaches8. » Les emblèmes d’Atalanta fugiens ont suscité un vif intérêt auprès des historiens, des musicologues, des spécialistes des emblèmes ou encore des théoriciens littéraires, comme Jacques van Lennep, JeanMarc Chatelain, Roger Paultre, Étienne Perrot, Heleen M.E. de Jong, Joscelyn Godwin, Ursula Szulakowska ou Gyorgy E. Sonyi. Au demeurant, peu d’entre eux ont pris en considération l’aspect visuel du corpus, du moins lorsqu’ils l’ont fait, c’était dans une perspective iconologique. 7.Michael Maier, Atalante fugitive, trad. d’Étienne Perrot, p. 55. 8.Ursula Szulakowska, « The Semiotic Structures of Renaissance Alchemical Ima­ gery », dans The Alchemy of Light [...], p. 3. 6 Comprendre la symbolique alchimique Bien qu’Ursula Szulakowska et Gyorgy E. Sonyi revendiquent une méthode sémiotique, ils ne présentent qu’un aspect restreint de la discipline et ne sortent guère du contexte iconologique. Assez peu convoquée, la dimension iconique l’est uniquement pour nourrir des considérations iconographiques, la dimension plastique étant, quant à elle, tout à fait ignorée. Les rares sémioticiens à s’être lancés dans l’aventure alchimique sont Umberto Eco, Claude Zilberberg et Donald Maddox. Dès les années 1980, Umberto Eco montre un intérêt pour la philosophie alchimique et publie, en 1990, Les limites de l’interprétation dans lequel il consacre un chapitre à ce qu’il appelle la « sémiose hermétique9 ». Selon lui, cette sémiose modalise la logique alchimique en fonction de son discours tout en tenant compte de la notion de secret qui régit ce même discours. Quelques années plus tard, concluant à une herméneutique fonctionnant sur un concept peircéen, il met au défi ses collègues sémioticiens. Donald Maddox et Claude Zilberberg répondent à l’appel pour analyser la quatrième parabole du traité alchimique Aurora ­Consurgens10. Les deux sémioticiens présentent des analyses d’inspiration greimassienne de ce qu’ils appellent « le faire alchimique », c’est-à-dire le processus transformationnel permettant d’expliquer les différentes étapes de la transmutation. Privilégiant l’analyse des textes et de la philosophie, ils ont cherché à sémiotiser le processus initiatique propre à la philosophie alchimique. Toutefois, qu’elle soit sémiotique ou iconologique, aucune de ces méthodes ne permet de décrire le trajet sémantique11 des images alchimiques dont la symbolique, rappelons-le, dessine une iconographie du visible et de l’invisible aux multiples visages interprétatifs. Or, n’est-il pas fondamental de questionner les modalités visuelles impliquées dans la formation de ces images et dans l’élaboration de la symbolique ? N’est-ce pas nécessaire pour saisir la logique et les structures de l’imaginaire convoquées dans ce processus de symbolisation ? Il est temps d’élaborer un modèle combinatoire qui permet de comprendre le trajet sémantique de la symbolique des images d’Atalanta fugiens et, par conséquent, d’appréhender la complexité et l’ingéniosité d’une telle symbolique. Ce modèle établira la sémiogenèse des gravures par 9.Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, p. 49-122. La « sémiose hermétique », inspirée de la sémiose peircéenne, qualifie le type de renvoi sémantique opéré dans la symbolique alchimique. 10.D’après la traduction faite par Carl G. Jung et Marie-Louise Von Franz dans ­Mysterium conjunctionis. 11.Le trajet sémantique désigne le parcours opéré par le sens. Introduction. Des images alchimiques en jeu 7 l’analyse des signes gravés (plastiques, iconiques et plastico-iconiques) pour faire apparaître les modalités significatives et interprétatives concernées par le processus de symbolisation. Autrement dit, en analysant le fonctionnement de ces gestalts visuelles, nous entendons statuer sur les modalités énonciatives et interprétatives qui régissent leur sémiogenèse et voir comment celles-ci s’imbriquent pour donner lieu à des parcours sémantiques différents. Par cette entreprise, il s’agit d’innover en matière de sémiotique visuelle en présentant de nouvelles voies de réflexions sur les théories de la réception et de la signification du visuel. Il s’agit aussi d’offrir à la symbolique alchimique de nouveaux outils d’analyse pour rendre compte des processus significatifs et interprétatifs d’un tel corpus et, par conséquent, de donner la possibilité à l’homme du XXIe siècle d’être en mesure de ne pas rompre avec la Tradition alchimique. Enfin, il s’agit de restaurer les savoirs et de recouvrer le sens d’une telle symbolique. Clair-obscur sur la philosophie alchimique Souvent évoquée comme un processus fallacieux, l’alchimie est perçue, dans l’imaginaire collectif, comme une escroquerie, une tromperie, une duperie. Nonobstant les présomptions de la collectivité concernant la légitimité de l’alchimie, il n’est pas question de profiter de cet ouvrage pour ouvrir un débat concernant sa validité, encore moins de lever le voile sur ses arcanes. Loin de nous l’idée de vouloir également circonscrire ce vaste domaine hétéroclite. Si les chercheurs, qu’ils soient historiens des sciences, de la religion, de l’ésotérisme ou philosophes, ne semblent pas s’accorder sur une définition commune, c’est précisément parce que l’alchimie est multiple et qu’elle offre des visages différents selon les courants de pensée en vigueur au fil du temps. Remontons toutefois à ses origines pour saisir l’essence de sa philosophie et comprendre son statut au début du XVIIe siècle. Les origines de l’alchimie Les analyses étymologiques du mot « alchimie » signalent une historicité culturelle variée qui rend compte d’une disparité complexe entre les définitions populaires et savantes. Contrairement à ce que nous pourrions penser, cette hétérogénéité ne vient pas instaurer un flou dans la définition de l’alchimie ; elle façonne une acception complète. Ainsi, la globalité des étymologies populaires et savantes crée une unité définitoire et établit le champ d’investigation de l’art d’Hermès1. 1. « Art d’Hermès » et « philosophie hermétique » sont des expressions synonymes que nous utiliserons tout au long de l’ouvrage pour parler d’alchimie. Une confusion sémantique entre le nom commun « hermétisme » et l’adjectif « hermétique » pou- 10 Comprendre la symbolique alchimique Le substantif « alchimie » apparaît en Europe au XIIe siècle avec les croisades et la conquête de l’Espagne par les Arabes. « Alchimie » pro­ vient du mot arabe el-kimyi ou al-kimiya composé de l’ajout de l’article el / al à l’adjectif égyptien kam-it ou kem-it. Cependant, l’origine du terme émane, au début de notre ère, des deux racines grecques chémeia et chymia. Chéméia (chēmeia) ou chémia (chēmia), utilisé pendant des siècles dans les milieux populaires par les ouvriers métallurgistes, dérive du radical égyptien chem, orthographié également kmt. C’est probablement en référence à la couleur de la terre d’Égypte que les métallurgistes définirent leur activité par ce terme, chem (ou kmt) signifiant « noir ». D’ailleurs, le recours à cet adjectif prend toute son importance en alchimie, car il est également employé pour parler du premier stade du processus opératif : l’œuvre au noir. La nature du lien entre l’alchimie et la métallurgie s’impose donc par la signification du radical égyptien utilisé (chem / kmt), mais il ne faut pour autant conclure une filiation directe entre l’alchimie et la métallurgie. Si toutes deux sont proches grâce au travail des métaux, les objectifs demeurent très différents. Et, en aucun cas, le métallurgiste ne se targuera de parfaire les métaux. La racine chymia est, quant à elle, utilisée dans les milieux savants. Selon Jack Lindsay, elle pourrait être rattachée à « chéeïn », qui signifie « verser » ou « laisser couler », lui-même dérivé de choaneueïn, soit « couler dans un moule » ou « fondre », et à « chyma », qui renvoie à « ce qui est versé ou s’écoule, un liquide2 ». Cette étymologie convoque deux concepts : celui de changement d’état et celui de déversement. Le mot grec chyma se voit attribuer une autre signification qui le rapproche de la référence alchimique, puisque au IIIe millénaire av. J.-C., il signifie également « lingot » ou « barre d’or ». Compte tenu de ces analyses étymologiques, l’adéquation entre la fonte des métaux et le travail de l’or et, par conséquent, entre l’alchimie et la métallurgie semble se dégager. Mais si chyma réfère dans le discours savant au « travail du métallurgiste vant entraver la compréhension d’une telle synonymie, précisons-en le sens. Le mot « hermétisme » est un néologisme de la fin du XIXe siècle qui désigne l’ensemble des doctrines attribuées au dieu Hermès Trismégiste. Son application s’étend aux domaines de l’astrologie, de la médecine, de la magie, de l’alchimie, de la philosophie et de la théologie. Toutefois, l’adjectif « hermétique », déjà présent dans les langues classiques, est utilisé pour parler uniquement de ce qui était en rapport avec le Grand Œuvre alchimique. 2.Jack Lindsay, Les origines de l’alchimie dans l’Égypte gréco-romaine, p. 80. Clair-obscur sur la philosophie alchimique 11 ou de celui qui réalise les alliages3 », il n’a pourtant à l’époque aucune parenté étymologique avec la branche des métallurgistes ou des chercheurs de minerais. D’ailleurs, les philosophes grecs ne font pas de confusion entre les termes. Lorsqu’ils parlent de métallurgie, ce sont précisément les mots metalleia, metallon et metalloiôsis4 qui sont utilisés. Outre cette définition attestant un changement d’état5 des métaux, le mot chymia endosse un autre sens, plus végétal, dérivé de l’étymologie chéeïn. La paternité de chymia à chéeïn a donné naissance aux mots chyma, chymos et chylos, lesquels renvoient à des processus chymiques6 relevant de manipulations liquides de nature végétale. Comme l’explique Lindsay, « il semble donc qu’un lien étroit existait entre le métal en fusion et le suc végétal dans les termes grecs dérivés de chéeïn ; un lien entre les processus métallurgiques et digestifs7 ». Ces processus digestifs se manifestaient sous la forme de potions, de liquides et de drogues à caractères magiques dont le rituel matérialisait une volonté manifeste de changement, de transcendance, de résurrections et de transmutations. Bien que Lindsay ne soit pas convaincu par la filiation étymologique des mots chymo-chylos-chyma à chymia, il ne peut toutefois renier une affinité lexicale entre eux. En effet, l’analyse lexicologique de chymia révèle la prépondérance d’un changement d’état, autant qu’il procède d’un état solide (les métaux) que d’un état liquide (potions, drogues, etc.). En l’absence de preuves étymologiques plus précises, il serait hasardeux de dériver chêmeia-chymia de chymos plutôt que de chyma. Mieux vaut supposer que lors des dernières étapes, les hommes n’établissaient pas de différence précise entre l’extraction du suc, la fusion et l’alliage. C’est-à-dire que tous les processus étaient perçus comme présentant des analogies 3. Ibid., p. 81. 4. Ibid., p. 82. 5.Insinuant le changement de l’état solide à l’état liquide. 6.L’orthographe du mot signale sa particularité. Ainsi l’explique Emmanuel d’Hooghvorst dans Le fils de Pénélope : « Cet Y, on en conviendra, devait entrer, selon la graphie ancienne, dans la composition du alchymie afin d’avertir le lecteur prudent qu’il n’y a pas de chymie sans équivoque. » (Cité par Stéphane Feye dans Les arcanes très secrets, p. 5). Il est important de faire une distinction entre les modalités opératoires de la chymie-alchimie et celles de la chimie dite « moderne ». Sur le plan de la puissance d’engendrement, la chymie-alchymie était une activité préscientifique visant la production expérimentale par l’observation des lois de la Nature. Les sciences modernes définissent la chimie comme étant une activité ­scientifique dont les objectifs s’instituent par les transformations artificielles de la matière. 7.Jack Lindsay, op. cit., p. 87. 12 Comprendre la symbolique alchimique profondes qui en faisaient les expressions mêmes d’un processus de transmutation en dernier recours. C’est ainsi que chymos, chylos et chyma sont des termes ayant pour origine commune l’idée présente dans chéeïn, « verser » [...]. Il est probable que le terme métallurgique chyma domina donc la formation du terme chêmeia-chyma appliqué à l’activité chimique, ainsi que les influences du km égyptien8. Finalement, la diversité sémantique qui découle des analyses étymologiques, qu’elles soient populaires ou savantes, unifie quelques fondements de l’alchimie. Si l’hétérogénéité étymologique cimente différentes caractéristiques de l’alchimie pour valoriser un art complet, la disparité des légendes et des récits historiques que l’on peut lui rattacher dissipe l’harmonie de la philosophie hermétique et nourrit un imaginaire collectif de figures de trahison, de punition, de bannissement et de crainte. Pour le sens commun, la notoriété de l’alchimie est douteuse. Énigmatique, elle inquiète par ce qu’elle cache. Au-delà des arcanes, la rationalité de l’alchimie a souvent été mise en défaut par le lourd héritage de ses origines. Mythiques, légendaires et même historiques, celles-ci prennent leurs sources dans des récits inquiétants et révèlent des genèses « maudites », imprégnées de stéréotypes archétypaux9 de transgressions et de punitions. La réminiscence de ces sources attise l’inquiétude des profanes à l’encontre de l’alchimie et crée des préjugés, encore investis par la population, réduisant la légitimité et la rationalité de l’art d’Hermès. L’alchimie est également appelée « art d’Hermès » en référence au dieu Hermès, reconnu selon la légende grecque comme son fondateur. Considéré tantôt comme un personnage historique, tantôt comme un personnage mythique, celui-ci s’est vu attribuer trois grandes figures au cours de l’Histoire : gréco-romaine (Hermès-Mercure), égyptienne (Thot) et égypto-arabe (Hermès Trismégiste). Fils de Zeus et de Maïa, grande mère des cabalistes, Hermès-Mercure est le dieu grec le plus habile, le plus subtil et le plus astucieux. Messager des dieux et protec8. Ibid., p. 102. 9.Le mot « archétype » est généralement entendu selon l’acception jungienne et ainsi renvoie à la structure mentale qui modalise l’ensemble des processus psychiques de l’être humain. Dans le cas présent, l’archétype fait référence à son sens étymologique grec arkhetupon qui dérive du latin archetypum et signifie « modèle primitif ». En ce sens, l’archétype est une image représentative forte, établie, singulière et reconnaissable. Tout au long de cet ouvrage, il sera important de pouvoir faire la distinction entre les deux sens selon le contexte. Clair-obscur sur la philosophie alchimique 13 teur des voleurs, il est également connu pour être l’inventeur de l’écriture et de la science. À cet effet, Hermès détient la Connaissance. Alerte et gracieux, il est représenté avec des sandales ornées d’ailes, tenant à la main son attribut majeur – le caducée. Celui-ci se compose d’une baguette autour de laquelle s’enroulent deux serpents dans un sens inversé : Elle [la baguette] équilibre ainsi les deux aspects, gauche et droit, diurne et nocturne, du symbole du serpent. Le serpent possède ce double aspect symbolique : l’un, bénéfique, l’autre maléfique, dont le caducée présente, si l’on veut, l’antagonisme et l’équilibre [...] l’enroulement final autour de la baguette réalisant l’équilibre des tendances contraires autour de l’axe du monde, ce qui fait parfois dire que le caducée est un symbole de paix10. D’ailleurs, René Guénon reconnaît dans l’explication mythologique de la formation du caducée un vade-mecum de la philosophie alchimique. Ainsi relate-t-il la lutte des deux serpents, dignes représentants de la figure du chaos par Mercure : Mercure sépara les animaux à l’aide d’une baguette symbole de l’axe autour duquel s’ordonne le chaos pour devenir le Cosmos. Après leur séparation, les deux forces contraires s’enroulèrent autour de la baguette pour trouver l’équilibre nécessaire par rapport à l’« Axe du monde11 ». De leur côté, les Égyptiens nommaient ce dieu « Thot » ou « Toout ». Ils reconnaissaient en lui le maître de tous les savoirs occultes et l’inventeur de la parole et de l’écriture (profane et sacrée). Hermès-Thot remplissait également la fonction de scribe des dieux. Et la racine égyptienne du nom « Thot » lui confère une parenté avec l’alchimie par une double acception, car « Thot » signifie « dans un premier cas mêler, adoucir par le mélange ; dans le deuxième rassembler en un seul12 ». En ce sens, l’étymologie du mot rend compte d’un processus d’unification qui tient lieu d’un des fondements de l’alchimie. La personnification égypto-arabe se voit ajouter l’épithète trismégistos qui signifie le « très grand » ; c’est pourquoi on attribue traditionnellement à Hermès Trismégiste la paternité de l’alchimie. Dans La voie hermétique, Françoise Bonardel stipule que la figure alchimique d’Hermès est une figure protéiforme dont l’influence spirituelle est conceptualisée par la synthèse des trois personnages mythiques : 10.Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles [...], p. 153. 11.René Guénon, La grande triade, p. 49. 12. Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire [...], p. 348. 14 Comprendre la symbolique alchimique Thot-Hermès-Trismégiste fut avant tout le messager et le médiateur de l’invisible, le prophète et le sage païen, qui prolongeant à sa manière la filiation mythique d’Adam, engageait tout homme à retrouver en soi la Nature parfaite de l’Homme primordial en entamant le cycle de la régénération spirituelle initié par la révélation hermétique ; rénovation que la tradition alchimique occidentale assimilera à la transmutation de la « matière » mercurielle13. La combinaison des trois Hermès produit une figure hybride que les alchimistes ont investie pour légitimer leur art. En ce sens, l’amalgame produit une sorte de vagabondage mnésique qui alimente le caractère énigmatique de l’alchimie. Cette figure tripartite est le fruit de l’imaginaire lorsqu’elle s’inscrit dans le mythe et de l’histoire lorsqu’elle fait état du récit du prophète païen. Par conséquent, réel et imaginaire interagissent en opérant un transfert de l’un à l’autre. Dans sa définition de l’alchimie, René Alleau utilise la légende du prophète juif Chémès14 pour expliquer la transposition réel / imaginaire. Selon l’auteur, le transfert n’aboutit pas à une cohésion des récits, il engendre plutôt une dispersion sémantique et devient une stratégie de déroutage dont le but ultime est de confondre le lecteur non initié. Chémès masquait des indications philosophiques en ayant recours à des événements pseudo-historiques : « la légende a [alors] son sens premier et révèle exactement “ce que l’on doit lire”, c’est-à-dire ce que l’initié doit entendre15 ». Une telle stratégie éparpille le lecteur qui ne parvient pas à la certitude d’avoir saisi l’origine de l’alchimie. Du reste, l’errance de l’esprit entre imaginaire et réalité peut convoquer un autre stratagème qui, cette fois, permet de trouver « le moyen de féconder une erreur pour en faire surgir une nouvelle vérité16 ». Si d’aucuns, généralement de conviction scientiste, condamnent ce qu’ils appellent une « défiguration de la vérité », les alchimistes l’envisagent, quant à eux, comme une transfiguration de sens dans laquelle le recours aux mythes et aux légendes pondère les faiblesses historiques. Ces stratégies produisent un résultat paradoxal. L’utilisation de l’imaginaire comble 13. Françoise Bonardel, La voie hermétique, p. 24. 14.Selon l’alchimiste alexandrin Zosime de Panopolis, les origines de l’alchimie datent de l’époque du prophète juif Chémès, c’est-à-dire du IVe siècle. Selon les légendes, Chémès aurait rédigé des lois sur la Nature et des révélations occultes sur les métaux, les teintures et les bijoux dans un livre intitulé Chéma. D’ailleurs, le titre du livre n’est-il pas proche des étymologies grecques précédemment mentionnées ? 15.René Alleau, « Alchimie », dans Encyclopaedia universalis, p. 700. 16. Françoise Bonardel, op. cit., p. 85. Clair-obscur sur la philosophie alchimique 15 certaines lacunes de l’histoire et contribue à légitimer l’art d’Hermès. Ne peut-on concevoir une volonté de justifier la rationalité de l’alchimie par son inscription dans des récits fondateurs dont l’autorité ne fait aucun doute ? Pourtant, l’affiliation à des récits variés est déconcertante et déroutante. Comment avérer l’authenticité d’une origine lorsque celle-ci s’actualise dans des récits aussi différents ? L’imprécision suscitée a l’effet d’une échappatoire qui sera habilement utilisée pour servir une philosophie dont l’opacité exégétique est maintenant introduite. Et les nébulosités mythico-historiques des genèses alchimiques cautionnent l’hermétisme17 dont elles sont imprégnées. Dans une démarche historique, Mircea Eliade propose de remonter à la protohistoire pour découvrir la genèse de l’alchimie dans Forgerons et alchimistes. Au IIIe millénaire av. J.-C., autant en Mésopotamie que dans l’ancienne Égypte, le rôle du forgeron est fondamental parce qu’il maîtrise le feu. Cette maîtrise rapproche forgerons et alchimistes au point qu’Eliade situe les origines de la science hermétique dans le travail de la forge. Tout comme le forgeron a une relation primordiale au feu pour travailler le fer, l’alchimiste ne peut se passer de ce feu pour opérer le passage d’un état à un autre de la matière. Aujourd’hui encore, la relation intime entre l’homme et le feu suscite autant la curiosité des noninitiés qu’un sentiment profond et ancestral de crainte. Il ne faut pas oublier que si, de nos jours, le feu jaillit du simple craquement d’une allumette, dans la protohistoire, il était le fruit d’un rituel de frottements pratiqué par un nombre restreint de personnes appelées les « élus » ou les « initiés ». Ceux-ci détenaient un savoir secret aux yeux de ceux qui n’avaient pas la connaissance, savoir dont l’acquisition ne pouvait s’expliquer autrement que par une action du divin. Dans l’imaginaire des anciens, le feu, attribué à une force magico-religieuse, permettait de rivaliser avec les dieux. Autrement dit, la position prise à l’égard de cet élément est très paradoxale : si, d’une part, il contribue à la vie de l’individu (se chauffer, se nourrir), d’autre part, il brûle et détruit. D’ailleurs, n’est-ce pas pour cette double fonction que le feu était souvent convoqué comme un principe divin ? Découlant originellement d’une action divine, il permet aux hommes qui le possèdent de faire concurrence aux dieux. En cela, il devient un élément de fascination et de convoitise. Mais sa possession peut également susciter inquiétudes et angoisses. 17. Au sens d’« opacité sémantique » ou d’« incompréhension ». 16 Comprendre la symbolique alchimique L’appréhension du feu s’explique, entre autres, par une incursion mémorielle de certains mythes. Le récit le plus révélateur, dans la tradition grecque, est sans conteste celui de Prométhée qui, avec son frère Épiméthée, est considéré comme le créateur des animaux et des hommes. Épiméthée se concentre sur les animaux et leur distribue les belles ­qualités et protections que sont la force, la rapidité, les plumes, les poils, les ailes, etc. Sans enveloppe protectrice, l’homme se trouve démuni des attributs nécessaires pour lutter contre les animaux et survivre dans la nature. Prométhée (dont le nom signifie « prévoyant ») se rend dans l’île de Lemnos où se trouvent les forges d’Héphaïstos. Il dérobe le feu aux dieux et le donne aux hommes pour qu’ils se protègent et survivent. Le vol du feu est sévèrement puni par Zeus qui ordonne à Héphaïstos, le forgeron des dieux, d’attacher Prométhée sur la plus haute cime du Caucase. Ainsi enchaîné, il se fera dévorer le foie par un vautour. En regard de ce récit, le feu contient une double et paradoxale symbolique. S’il conditionne la survie de l’homme et devient sa principale arme pour vivre dans la nature, il est aussi l’instrument de sa perte. L’inscription des origines de l’alchimie dans un processus de trahison se trouve également dans des récits bibliques. Au IIIe siècle, Zosime de Panopolis propose de relire la Genèse pour expliquer les origines de l’alchimie en convoquant le récit de la chute des anges. Subjugués par la beauté des femmes mortelles, certains fils de Dieu offrirent à celles-ci le secret de leurs savoirs en échange de plaisirs charnels. Un récit similaire s’observe dans Le livre d’Hénoch18 : « Ceux-ci », et tous les autres avec eux, prirent des femmes ; chacun en choisit une, et ils commencèrent à aller (à pécher auprès d’elles) et à avoir commerce avec elles, et ils leur enseignèrent les charmes et les incantations, et ils leur apprirent l’art de couper les racines et (la science) des arbres19. Le dévoilement de ces savoirs réservés au monde divin fut considéré comme une trahison et les anges, tels des parias, furent proscrits du Ciel. En effet, « une malédiction pesait sur les connaissances interdites qui permettaient à l’homme de se faire le rival de son créateur20 » et tous ceux qui bravèrent cet interdit furent punis et chassés de l’Éden. Il est 18.Texte dit apocryphe, Le livre d’Hénoch fut écarté des références ecclésiastiques, car il explicite une série de significations cachées et des mystères inaccessibles aux profanes. Il fut donc exclu du canon de l’Église. 19. « Chapitre VII, verset 1 », dans Le livre d’Hénoch, p. 14. 20. Kurt Seligmann, Le miroir de la magie [...], p. 85. Clair-obscur sur la philosophie alchimique 17 aisé de comprendre le glissement opéré entre la malédiction biblique et l’alchimie. La révélation des secrets de la Nature est source de disgrâces autant pour celui qui les détient que pour celui qui les découvre. Les détenteurs, les anges, sont bannis de l’Éden et les néophytes, les mortelles, donnent naissance aux destructeurs de l’humanité21. Dans les deux récits susmentionnés, il se dégage une constante narrative évidente : la transmission interdite des connaissances divines à des non-initiés, qu’elles proviennent d’un dévoilement ou d’un vol, est catalyseur de fléaux. Ne pouvons-nous pas reconnaître dans cette modalité archétypale une stratégie de désinvestissement, plus ou moins consciente, qui se sert de la peur de la confrontation divine pour dérou­ ter le lecteur de l’objet de l’alchimie ? Si ce stratagème détourne l’attention des non-initiés, mal utilisé, il nuit davantage à l’alchimie. Car en se focalisant sur les conséquences maudites, il est facile de perdre de vue l’objet de l’alchimie. Une telle attitude justifie l’ignorance dont font preuve certaines personnes à l’égard des objectifs de l’alchimie. Pour remédier à cette situation, il apparaît maintenant important de définir l’art d’Hermès. Fille de l’ésotérisme L’alchimie appartient à la grande famille de l’ésotérisme, ce qui d’emblée ne l’aide pas à trouver ses marques de noblesse dans un monde contemporain où le terme est galvaudé. Le mot « ésotérisme », qui est apparu très récemment dans le vocable français, a subi de multiples modifications sémantiques depuis son sens étymologique et est devenu au fil du temps un mot « fourre-tout » dans lequel on a placé autant des idées confuses que des sujets farfelus, évinçant ainsi son sens premier. L’ésotérisme est un terme générique regroupant divers courants ésotériques tels que l’astrologie, la théologie et la magie qui, malgré leurs différences, comportent un ensemble de critères communs. Avant d’effectuer la critériologie de l’ésotérisme, il importe de revenir sur la signification du mot en procédant une nouvelle fois à une étude étymologique. C’est en 1828 que Jacques Matter définit le mot « ésotérisme » comme « une libre recherche syncrétique puisant dans les enseignements du christianisme et dans certains aspects de la pensée grecque, 21. « Chapitre VII, versets 2, 3 et 4 », dans Le livre d’Hénoch, p. 14. 18 Comprendre la symbolique alchimique notamment du pythagorisme22 ». L’utilisation du mot en français n’est certes pas contemporaine de sa naissance ; l’idée et la notion qui se cachent derrière l’« ésotérisme » ne sont pas nouvelles ; elles se trouvent dans les textes de Lucien de Samosate et de Clément d’Alexandrie avec l’emploi de l’adjectif « ésotérique », mais avant cela, chez Aristote (384322 av. J.-C.) avec l’utilisation des contraires « acroamatique » et « exotérique ». Comme l’explique Pierre Riffard, le philosophe grec n’exploite pas d’emblée le terme « ésotérique », mais tout d’abord son antonyme « exotérique » (du grec éjvterixÜ traduit en latin par exôterica) qui désigne des dialogues publics et des pensées de jeunesse dont nous avons de rares fragments. Au mot « exotérique » s’oppose le mot « acroamatique » (du grec ÜxroamatixÜ traduit en latin par acroamatica) qui signale des réflexions d’une grande maturité, lesquelles nous sont parvenues sous la forme de livres grâce à Andronicos de Rhodes23. La dérive sémantique du mot acroamatica vers l’adjectif « ésotérique » n’était pas voulue par Aristote. Elle a été provoquée par l’utilisation abusive qu’ont fait certains de ses commentateurs, notamment Cléarque de Solès, des rares passages aristotéliciens traitants des « Mystères », de « l’orphisme et du pythagorisme », de « la chiromancie », de « l’oniromancie », de « la divinité des astres », de « la connaissance du semblable par le semblable » et de « l’intellect actif »24. Dès lors, les exégètes ont détourné le sens de l’adjectif acroamatica pour lui donner celui de « transmission de connaissances enseignées oralement et destinées à un lectorat ciblé ». Cette idée chemine jusqu’au IIe siècle pour trouver sous la plume de Lucien de Samosate une nouvelle terminologie, esôtericos opposé à exôtericos. Mais l’emploi qu’il en fait ne nous permet pas de connaître le sens donné, encore moins de cerner son contexte diégétique. C’est Clément d’Alexandrie qui précise le champ sémantique de l’adjectif « ésotérique » dans Les Strômates en distinguant esôterica de exôterica : « Et les Aristotéliciens disaient aussi que parmi leurs ouvrages les uns sont ésotériques, les autres communs et exotériques25. » Selon Riffard, c’est à partir de ce moment que le mot « ésotérique » connaît une ambiguïté lexicale qui ne cesse d’être problématique aujourd’hui encore : l’adjectif ésotérique doit-il être désigné comme étant « “restreint” ou “époptique”, “spécialisé” ou “occulte”26 » ? Selon le contexte et l’auteur, il fait l’objet 22. Antoine Faivre, L’ésotérisme, p. 3. 23.Pierre Riffard, L’ésotérisme [...], p. 66. 24. Ibid., p. 67. 25. Clément d’Alexandrie, Les Strômates, Strômate V, p. 118-119. 26.Pierre Riffard, op. cit., p. 72. Clair-obscur sur la philosophie alchimique 19 de divers ajustements définitionnels contribuant à l’hétérogénéité de son champ sémantique. C’est ainsi que depuis l’apparition du substantif « ésotérisme » au début du XIXe siècle, le nombre d’entrées lexicales définissant le mot dans les dictionnaires généraux et spécialisés a doublé. Directeur émérite de la chaire de recherche sur l’« Histoire des courants ésotériques et mystiques dans l’Europe moderne et contemporaine », Antoine Faivre s’est penché sur la diversité des sens de l’ésotérisme. Dans un ouvrage consacré à ce « phénomène », il entreprend, entre autres, de répertorier les multiples acceptions du substantif. Entendu comme catégorie « fourre-tout » abusivement utilisée par des libraires qui se targuent d’appréhender « presque tout ce qui exhale un parfum de mystère », l’ésotérisme est souvent confondu avec la parapsychologie et le paranormal. Dans les milieux plus avertis, il trouve des sens variés, qu’il soit envisagé comme un ensemble des corpus comportant « des enseignements ou des faits “secrets” [...] volontairement cachés », comme un mystère « inhérent aux choses mêmes », comme un chemin d’accès à la « Gnose » ou comme la « quête de la “Tradition primordiale”27 ». L’ensemble de ces acceptions témoigne d’une disparité définitionnelle qu’il est nécessaire de remanier et de contextualiser. Devant la nécessité de repenser les cadres de l’ésotérisme, Faivre propose une redéfinition en se basant sur une analyse historico-critique. Le « courant historico-critique » naît dans les années 1990. Son objectif est d’élaborer une méthode d’analyse critique instituée par une réflexion historique et d’étudier en ce sens l’ensemble des ésotérismes occidentaux notamment à partir de traités et de documents avérés. Les chercheurs attachés à ce courant tentent de cerner les influences culturelles et scientifiques de l’ésotérisme en réfutant toute considération dithyrambique et préférant l’impartialité. L’ésotérisme est envisagé comme « “une histoire des courants ésotériques occidentaux”, c’est-àdire d’un ensemble de courants qui [...] présentent de fortes similitudes et se trouvent reliés historiquement les uns aux autres28 ». Ces similitudes sont les critères qui permettent de vérifier l’adhésion de n’importe quelle discipline à l’ésotérisme. Faivre en distingue six : les quatre premières, soit l’idée de correspondances universelles, l’idée de Nature vivante, le rôle des médiations et de l’imagination puis l’expérience de la transmutation, sont dites intrinsèques ; les deux dernières, soit la pratique de concordance et la transmission, sont dites secondaires. Pour mieux comprendre 27. Ibid., p. 3, 4 et 5. 28. Antoine Faivre, op. cit., p. 7. 20 Comprendre la symbolique alchimique le sens de l’ésotérisme, considérons chaque composante. Dans tout ésotérisme, le fonctionnement du monde s’institue sur l’idée d’un « “pathos moniste” (sentiment qu’on est une partie du Un universel : “Tout est Un”)29 », lequel se donne à voir sous la forme de correspondances universelles. Celles-ci constituent un réseau de signifiants reliant des plans de réalité : le visible et l’invisible, le manifesté et le transcendant, le corporel et le spirituel ou encore le microcosme et le macrocosme. Ce réseau, bien qu’apparemment inerte, s’inscrit dans une synergie rythmée par des processus de sympathie et d’empathie. C’est ainsi que la Nature est conçue comme un « organisme vivant30 » pouvant alors être interrelié avec l’humain ou le divin. Par conséquent, l’idée de Nature vivante conditionne l’établissement des correspondances et autorise le passage entre les différents plans de réalité. Pour être efficace, cette sémiose doit nécessairement recourir à la médiation et à l’imagination. Les correspondances universelles sont tributaires d’une imagination active, laquelle agence et combine des substrats en vue de modaliser une réflexion. Précisément, c’est sous la forme de supports tels que les songes, les pensées, les images, les rites et les symboles que l’imagination conçoit la médiation. Le processus sémiosique impulsé par l’imagination créatrice provoque chez l’ésotériste une transformation communément appelée « transmutation ». En marge de ces composantes déontiques, Antoine Faivre distingue deux autres critères qui, bien que n’étant pas essentiels, se trouvent souvent engagés dans les courants ésotériques : la pratique de la concordance et la transmission initiatique. La première composante consiste à confronter, dans une démarche comparative, les points de similitudes entre les ésotérismes et, de ce fait, à énoncer une grille de dénominateurs communs. La seconde s’intéresse aux modalités de communication et de circulation des savoirs ésotériques et suppute l’existence de plusieurs « canaux de transmission31 ». La définition des composantes est assez peu développée dans Accès à l’ésotérisme occidental ; Faivre ne cherche pas à établir une méthode, mais à élaborer une réflexion historique sur les ésotérismes, spécifiquement la théosophie chrétienne, l’alchimie, la franc-­maçonnerie et la Naturphilosophie. C’est un inventaire lato sensu qu’il propose tandis 29. Antoine Faivre, Accès à l’ésotérisme occidental, p. 38. 30. Antoine Faivre, L’ésotérisme, op. cit., p. 15. 31. Ibid., p. 16. Clair-obscur sur la philosophie alchimique 21 que Riffard offre une présentation stricto sensu et développe une méthode d’analyse exhaustive des critères définitionnels de l’ésotérisme. Dans L’ésotérisme [...], Pierre Riffard développe sa réflexion en trois points. Il présente d’abord un historique exhaustif du mot, de la notion et de l’idée qui se cache derrière l’ésotérisme. Il développe ensuite une critériologie de l’ésotérisme avant de terminer son étude en offrant une anthologique substantielle. Nous portons une attention particulière à la deuxième partie de son ouvrage, car elle offre une méthode comparative et répertorie les paradigmes ésotériques sous la forme de diverses typologies. Le philosophe définit l’ésotérisme comme « un phénomène social » regroupant des individus qui sans être un phénomène culturel32 répondent aux normes d’une collectivité, mais qui ne dépendent pas pour autant d’une culture spécifique. Ainsi défini l’ésotérisme s’inscrit dans une conception « universaliste ». Cela explique, par exemple, que l’Alchimie33 trouve des résonances intrinsèques semblables autant en Orient qu’en Occident. Cette définition, bien que divergente de celle d’Antoine Faivre – on le comprendra aisément à cause de leur différence d’approche méthodologique – comporte toutefois quelques similitudes avec le courant historico-critique. Alors qu’Antoine Faivre avance l’idée de correspondances universelles, Pierre Riffard préfère parler de l’organisation des analogies et de l’harmonie des concordances34 pour désigner le système de correspondances dans lequel le Tout représente l’Un « de sorte que un [sic] élément d’un ensemble représente symboliquement et influence sympathiquement l’élément d’un autre ensemble35 ». Ainsi explique-t-il le rôle de l’analogie et de la ressemblance : L’analogie définit donc des parallélismes réversibles. Mais, il s’agit là de lois générales, d’isomorphismes, d’ensembles analogues. Or, et toujours en fonction de l’analogie, on retrouve dans les parties ce qu’on trouve dans le tout. Il y a donc aussi des analogies de détail, des correspondances. ­L’analogie est une structure parallèle, la correspondance est une fonction 32.Pierre Riffard, L’ésotérisme [...], op. cit., p. 25. 33.Ici, nous mettons volontairement une majuscule au mot « Alchimie », car il désigne alors une représentation mentale constituée des dénominateurs communs faisant autorité pour définir l’Alchimie. Force est de constater que selon les cultures et parfois à l’intérieur d’une même culture, les occurrences varient, donnant à voir différents types d’alchimies occidentales et orientales. 34. Ibid., p. 50. 35.Pierre Riffard, « Analogie », dans Dictionnaire de l’ésotérisme, p. 34. 22 Comprendre la symbolique alchimique parallèle. L’analogie est la corrélation de deux ou plusieurs touts, la correspondance est la corrélation de deux ou plusieurs parties36. C’est donc par un processus herméneutique fondé sur la conformité, l’analogie et l’harmonie que l’interrelation entre les deux termes est possible et que l’équivalence identitaire s’effectue. Les planètes sont alors rapprochées des métaux et des parties du corps au même titre que le macrocosme du microcosme. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui est formulé dans la première maxime de La table d’émeraude, texte lapidaire des alchimistes : « Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d’une seule chose37. » D’aucuns pourraient dénoncer l’incongruité d’un tel rapprochement prétextant l’impossibilité d’unir des opposés ou des plans de réalités. Or, selon la logique ésotérique, il n’est pas importun d’associer des opposés à partir du moment où ils sont envisagés non pas en termes de dualité, mais en termes de dualitude. Comme l’explique Jean-Paul Corsetti, « la dualitude suggère la présence de deux pôles en position antagoniste, mais elle ne se résout pas dans le dualisme ou dans l’identitaire. De fait, elle réfute les oppositions figées et indépassables38. » L’ésotérisme fédère les contraires dans une poésie de l’harmonie orientée vers la gnose, c’est-à-dire la Connaissance salvifique. Cette poésie de l’harmonie est générée par la doctrine des analogies et des correspondances, laquelle est tributaire de contextes et de conditions particulières que Riffard appelle « invariants39 ». Ces constantes sont des lois qui légitiment l’appartenance à l’ésotérisme universel. S’inscrivant dans le respect de la discipline de l’arcane, elles doivent permettre de « traduire sans trahir, divulguer sans vulgariser, garder la lumière de la gnose et l’obscurité de l’hermétisme en même temps40 ». Riffard dénombre les huit invariants suivants : les correspondances ; l’impersonnalité des auteurs ; l’opposition entre profane et initié ; le subtil ; les nombres ; les sciences occultes ; les arts occultes ; l’initiation. Nous ne reviendrons pas sur les correspondances dans la mesure où elles viennent de faire l’objet d’un développement ; attardons-nous plutôt à l’impersonnalité des ­auteurs. Force est de constater que les textes classiques sont rarement signés du nom de l’auteur réel et que, de ce fait, il est souvent difficile de vérifier l’authenticité de la paternité. Différentes stratégies permet36.Pierre Riffard, L’ésotérisme [...], op. cit., p. 346. 37.« La table d’émeraude », http://perso.orange.fr/chrysopee/hermes/hortula.html. 38.Jean-Paul Corsetti, Histoire de l’ésotérisme et des sciences occultes, p. 330. 39.Pierre Riffard, L’ésotérisme [...], op. cit., p. 50. 40. Ibid., p. 326. Clair-obscur sur la philosophie alchimique 23 tant de pallier l’identification des auteurs ont été recensées : le recours à l’anonymat, au hiéronyme, au pseudonyme, à l’homonyme volontaire, à la pseudépigraphie et à l’apocryphe caractérise une « impersonnalité littéraire41 » alors que l’utilisation d’un symbole à la place d’un nom » et celle d’un personnage établit une « impersonnalité effective42 légendaire, une « impersonnalité mythique43 ». Une telle stratégie laisse penser, entre autres, que les individus, ou les groupes d’individus, à l’origine du corpus ésotérique préfèrent la discrétion à la renommée. Cette mise à distance peut être considérée comme une volonté de s’effacer derrière l’œuvre pour ne pas dévoiler son identité. Deux raisons permettraient de comprendre ce stratagème : l’humilité et l’obligation. La première est peu intéressante pour saisir l’importance des invariants ; la seconde nous interpelle davantage, car elle révèle une manière de poser une différence entre le profane et l’initié. Outre le fait que l’auteur ne veuille pas divulguer son identité, c’est son statut d’initié qu’il ne veut pas dévoiler. Cette remarque nous permet d’introduire l’invariant suivant cité par Riffard : l’opposition entre profane et initié. Bien que la théorie des correspondances permette d’accéder à la gnose, cette dernière n’est pas pour autant comprise de tous. Si l’initié voit en elle le coryphée le guidant vers le chemin de la gnose, le profane quant à lui ne peut entrevoir que l’opacité des concordances. Dès lors se dessine une différence apparemment duelle. Toutefois, cette distinction ne doit pas être envisagée comme étant binaire, mais graduelle. La discipline de l’arcane opère un partage entre eux, rares, qui connaissent et les autres. L’ésotérisme se marque ainsi par la distinction entre initiés et non-initiés. Cependant, cette distinction est une marque, pas une coupure ; une ligne flottante, pas une frontière. Car si initiés et non-initiés étaient totalement séparés, il n’y aurait aucun initié ; aucun non-initié en effet ne pourrait devenir initié44. Il existe donc un statut entre le néophyte et l’ésotériste qui définit un intermédiaire : il s’agit de l’« initiable ». Qu’il chemine vers une initiation ou qu’il la vive, l’initiable est un adepte en devenir. Sa présence dans le paysage de l’initié et du profane rend poreuse la frontière entre les deux et conditionne la circulation et la diffusion de l’ésotérisme. Sans initiable, l’ésotérisme ne pourrait perdurer. À l’origine de cette distinction se trouve la discipline de l’arcane, soit l’obligation de ne pas 41. 42. 43. 44. Ibid., p. 315. Ibid. Ibid. Ibid., p. 249.