Le 10 janvier 2015 Chine-Inde-Afrique : le basculement du monde à l’horizon 2030 ? d’après la conférence de Jean-Joseph BOILLOT, économiste AVANT-PROPOS EN LIEN AVEC LES ÉVÉNEMENTS DE CHARLIE HEBDO ET INTRODUCTION Jean-Joseph BOILLOT avoue sa vision optimiste de la vie et son désir de la communiquer. Son projet, en acceptant cette conférence à Rouen, était de fournir des arguments, de proposer une compréhension de l’évolution du monde qui aiderait à dépasser le pessimisme et la dépression ambiants. Mais il est amené à s’exprimer un jour de deuil national, un jour où la France connaît des moments difficiles et il est impossible de l’ignorer. Dans ces circonstances, peut-on encore souhaiter une bonne année ? Ne faut-il pas changer le sujet de la conférence, évoquer les affreux risques du monde et s’interroger sur un monde de violences1 ? Non, dit-il, car dans ce contexte, « au lieu d’avoir peur, parlons, car parler réduit la peur », comme l’affirmait Christine CAYOL lors de sa conférence de novembre 2014. Quand la première réaction face à l’inconnu est l’angoisse et la peur, parler permet de rencontrer l’autre. Parler demeure essentiel. Et oui, pense-t-il, il faut souhaiter une bonne année, dans ces jours où nous sommes frappés par 12, 13 et peut-être 14 morts ce matin ! En ouvrant le journal dans le cadre de son travail, il constate que le monde apporte son lot de deuils et d’injustices quotidiens. Hier des attentats ont fait 32 morts au Yémen, 2 morts à Istanbul. Les villages des vallées pachtounes, au Pakistan sont régulièrement le théâtre de violences, des bombes au napalm sont utilisées. L’Afghanistan n’est guère épargné non plus. Aucune mort ne peut en excuser d’autres, mais notre monde est un monde où la violence est permanente. Face à cela, une attitude consiste à essayer de comprendre, d’analyser et de chercher à trouver des solutions à ces violences. Il s’agit de trouver les raisons qui poussent ainsi les humains à s’entre-tuer. Et il faut aussi montrer que la violence ne cesse de se réduire, contrairement à une opinion répandue. La lutte de la raison contre la violence produit ses effets, progressivement jour après jour. Des indicateurs le montrent. Enfin, pour le scientifique qu’il est, un mot important à retenir est celui d’empathie. Il s’agit de comprendre l’autre, d’aller à sa rencontre, de parler avec lui. Le scientifique ne peut se contenter de développer des théories brutes. Il lui faut auparavant tremper dans la réalité, se mettre à la place de l’autre. Cela incite peut-être à chercher la voie du Ciel, selon le concept développé par Lao Tseu : « La Voie du ciel, c’est diminuer l’excédent pour augmenter l’insuffisant. La Voie des hommes est différente : ils enlèvent à ceux qui n’ont pas pour donner à ceux qui ont tout ». Mais l’empathie invite aussi à adopter une position morale, éthique, inspirée par ces quelques phrases de grands humanistes : « On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux » (Antoine de Saint-Exupéry) ; « Un œil pour un œil et le monde terminera aveugle » (Gandhi) ; « Vis comme si tu devais mourir demain, apprends comme si tu devais vivre toujours » (Gandhi). Nous pouvons mourir demain, mais la culture est éternelle. 1 Cf. le titre d’un livre récent : « Un monde de violences. L’économie mondiale 2015 – 2030 ». Jean-Joseph BOILLOT – « Chine-Inde-Afrique : le basculement du monde à l’horizon 2030 ? » Page 1 Il faut ouvrir les fenêtres du monde tel qu’il est, et non pas tel que nous voudrions qu’il soit. Cela doit nous remplir d’énergie et d’optimisme, étant entendu qu’un effort de volonté est à fournir. Le monde n’est pas une chose anonyme qui change toute seule ; son changement dépend de la façon dont chacun d’entre nous agit, jour après jour. Laissons-nous interpeller par la culture chinoise. Pour elle, la crise n’est pas synonyme de « je ne peux plus rien faire », mais s’exprime par deux idéogrammes qui signifient l’un : « risque », et l’autre : « opportunité ». Des risques, il y en a toujours. Il ne tient qu’à moi qu’ils se transforment en opportunités, en solutions positives ou en solutions négatives. Quel est ce monde de demain ? 2030-2050, est-ce si loin ? 2030-2050 est notre monde ici aujourd’hui. 15 à 20 ans, c’est l’échelle de temps pour qu’un projet d’entreprise naisse, mûrisse, se développe, se concrétise. LES THÈSES DU LIVRE « CHINDIAFRIQUE » Première thèse : « la crise » plonge ses racines dans le refus du basculement du monde, refus de prendre en compte les bouleversements du monde intervenus dans les années 70. Depuis le premier choc pétrolier de 1973, la situation de crise est devenue « normale » et perdure alors qu’elle devrait se borner à un temps limité. Deuxième thèse : le XXIe siècle ne sera pas le siècle de l’Asie, comme on le prétend souvent. Les USA ont toutes les chances de rester number one, malgré les publications annonçant leur déclin et en raison de leur capacité à absorber le meilleur du reste du monde. Trois mondes émergent, la Chine, l’Inde et l’Afrique. La liste des grandes puissances globales (c’est à dire intégrant de nombreux critères en plus du PIB), publiée récemment aux USA se présente ainsi : 1) USA ; 2) Allemagne ; 3) Chine (au troisième rang, même si son PIB arrive en tête !) ; 4) Russie ; 5) Inde (en raison de sa capacité à ne pas être influencée par les autres, même si l’on y mange avec ses doigts et si l’on ne s’y habille pas en costume/cravate !)… L’Afrique n’y apparaît pas, certes ; ce n’est pas une puissance globale et l’Afrique n’est pas un pays, mais il existe bien un monde africain et il occupe une place grandissante. Le XXIe siècle est marqué par le glissement de « Chindiafrique » et nous le percevons mal. Le monde ne tourne pas comme nous le pensons. Un exemple nous en est donné par les commentaires publiés dans cet espace géographique, sur les assassinats survenus au journal Charlie Hebdo. La teneur des propos, même s’ils déplorent la violence, est sensiblement différente de ce que nous lisons dans la presse occidentale. Troisième thèse : ce que nous avons vu ces 30 dernières années n’est rien par rapport au basculement du monde prévisible ces 20 prochaines années. Depuis 1974, on refuse de voir les évolutions en cours. Au FMI, par exemple, les USA et les puissances européennes dominent toujours. Quatrième thèse : faut-il donc avoir peur, se préparer à la guerre ? Non, car le basculement du monde peut être une bonne nouvelle et peut apporter du bonheur, y compris sur le plan économique. Il faut abandonner l’idée d’un jeu à somme nulle, où l’essor de la Chine, de l’Afrique se ferait au détriment de la puissance occidentale. Un jeu à somme positive, où chacun trouve son compte est possible, même s’il n’est pas inscrit dans les faits. Le prospectiviste n’a pas pour visée de décrire le futur, tel qu’il sera (personne ne le sait !), mais d’analyser, d’observer les tendances lourdes de manière à en tirer les conséquences et évoluer dans le bon sens. La solution est dans la fécondation du monde qui vient. Et ce monde, si on valorise ses atouts, peut apporter du bonheur, pour nos enfants et nousmêmes. LES ARGUMENTS HISTORIQUES, GÉOGRAPHIQUES, DÉMOGRAPHIQUES… 1. Perspective historique : La renaissance Les courbes ci-contre disent la vision du monde qui prévaut en « Chindiafrique » et que nous n’avons pas en tête. Selon les données reconstituées, on remarque que la population africaine a toujours été l’une des plus importantes du monde. Au début du premier millénaire, l’Inde représente 20% de la population mondiale, Inde et Afrique réunies 35%. La Chine est également un géant démographique et l’ensemble « Chindiafrique » atteint 60 à 70% de la population totale. De plus les liens existant entre l’Inde et la Chine remontent à des époques lointaines. La route de la soie passait par l’Inde et si nous connaissons bien Marco Polo, il n’était pas le seul globe- Jean-Joseph BOILLOT – « Chine-Inde-Afrique : le basculement du monde à l’horizon 2030 ? » Page 2 e trotter de la planète ! Le Berbère, Ibn Battûta, a voyagé au XIV siècle, du Maroc jusqu’en Chine, traversant l’Afrique et le Moyen-Orient. Jusqu’aux XVIIe/XVIIIe siècles, avant le grand affaissement, les superpuissances du monde étaient l’Inde et la Chine. On recherchait les diamants de l’Inde. Bénarès était incroyablement riche et la vallée du Gange, la plus fertile du monde. C’est ici que l’agriculture était la plus productive. Le mode de production asiatique, avec ses procédés d’irrigation, a permis le formidable essor de toute cette zone. Chine, Inde, pays asiatiques, Japon et Afrique représentent alors les 4/5 de la puissance économique mondiale ! Mais une chute, une rupture se produit en 1820. L’Europe prend le pouvoir et les grands empires se mettent en place. En 1885, se tient la conférence de Berlin avec Bismarck, qui décide du partage de l’Afrique. En l’espace de 2 siècles, c’est la chute économique de l’Inde, la Chine et l’Afrique et l’émergence de l’Europe et des USA, soit un véritable renversement. Mais à partir de 1990, les choses évoluent à nouveau et on assiste à la remontée du Japon, des pays industrialisés d’Asie, de la Chine et de l’Inde qui adopte le capitalisme. C’est une véritable renaissance. 2. Perspective géographique : le nouveau monde tel qu’il est ! Sur cette carte (d’après la projection de Peters) sont prises en compte des données concernant la population, les échanges, le transport maritime et aérien… Les surfaces sont proportionnelles aux surfaces réelles. L’immensité de l’Afrique saute aux yeux ! Dans ce triangle se concentre 2/3 de la croissance et du capital mondial, du trafic de marchandises. Dubaï occupe une place prépondérante, disposant d’informations sur les données essentielles de l’économie de la planète. Mais Zanzibar jouait un rôle comparable en 1680 ! Un changement de perspective s’impose à nous ! Dans ce triangle, l’économie croît à un rythme de 5 à 6% par an. Les Chinois pillent l’Afrique selon le point de vue occidental, mais ils ont importé ici la consommation de masse, ce que n’ont pas pu faire les Occidentaux. Toutes les villes d’Afrique ont un marché chinois où tout est à moins de 1 €. On est passé de 2 millions d’abonnés au téléphone il y a 15 ans, à plus de 650 millions aujourd’hui ! C’est le résultat de l’alliance du hardware chinois qui produit des appareils à 5 € (25/30 € pour un smartphone) et du software indien qui propose des temps de communication à un tarif très bas. L’Afrique a pour premier partenaire la Chine, même si les entreprises chinoises ne sont pas toujours exemplaires. Des containers entiers de marchandises passent par Dubaï et se déversent en Afrique. 3. Perspective démographique Pour quelle raison encore réunir ces trois mondes, Chine, Inde, Afrique ? Ils appartiennent au même club de milliardaires en termes de population ! En 1950 l’Europe comprenait 0,5mds d’habitants ; elle était aussi peuplée que la Chine ! Mais en 1952, 1980 et 1997, les populations chinoise, indienne et africaine rattrapent et dépassent l’Europe, chacune à leur tour. Et en 2030, leurs trois courbes se rejoignent pour atteindre 1,5mds d’habitants ! Un véritable basculement démographique se produit, que nous refusons de prendre en compte. Jean-Joseph BOILLOT – « Chine-Inde-Afrique : le basculement du monde à l’horizon 2030 ? » Page 3 S’y ajoute une répartition par âge de la population, très favorable à la jeunesse. Que disent en effet, les chiffres concernant la tranche d’âge des 18/25 ans ? En 1950, la Chine comptait autant de jeunes qu’en Europe (baby boom !), soit 100 millions. En 1990 leur nombre s’élève à 250 millions, un pic ! Puis la démographie ralentit. Mais en 2050, leur nombre demeure très important et l’écart s’accroît encore avec l’Europe. En 2000, dans la même tranche d’âge, le nombre de jeunes indiens dépasse le nombre de jeunes chinois. En 1987, la population des jeunes africains dépasse le nombre des européens et, en 2014, le nombre de jeunes chinois. Si les usines chinoises se déplacent aujourd’hui vers l’Afrique, c’est aussi parce que la main d’œuvre et le marché sont ici et que les salaires augmentent là-bas. En 2050, il y aura selon les prévisions, 350 millions de jeunes africains pour 6O millions d’européens. Et si les jeunes africains émigrent aujourd’hui massivement en Europe, faute de trouver du travail chez eux, rappelons-nous que l’Europe avait exporté sa jeunesse aux Amériques, au XVIIe/XVIIIe siècles pendant sa transition démographique. UN SCÉNARIO POSSIBLE SUR LA RÉPARTITION DE LA « GALETTE MONDIALE » (avec LE CEPII) et CONCLUSION Quelques constatations s’imposent, en suivant les courbes, ci-contre. En 1980, les USA représentent 25% de la « galette mondiale », leur pouvoir économique s’érode jusqu’en 2050, mais reste aussi important que celui de l’Inde ou l’Afrique. En 1980, l’UE pesait plus lourd que les USA, 20 fois plus que la Chine ! On remarque qu’en 2050, un véritable glissement s’opère : l’UE sera dépassée par les USA et son poids économique sera de 1/5 à 1/6 celui de la Chine ! Il est important de souligner que le bloc « Chindiafrique » retrouvera alors la place qu’il avait traditionnellement dans l’économie mondiale. Bonne ou mauvaise nouvelle ? Bonne, si nous nous cultivons davantage sur ces pays et apprenons à les connaître. L’optimisme reprend alors le dessus, car nous devenons plus confiants dans notre capacité à traiter avec eux. Il nous faut pour cela être attentif aux particularités de chacune des ces trois grandes cultures. En Inde, la vision de l’espace est très décentralisée, avec ses différents Etats. On peut noter que la maximisation du profit n’est pas la priorité, contrairement aux pays occidentaux. Mais « goutte à goutte le bassin se remplit». La patience est de règle. En Chine, la conception de l’espace est plus homogène ; il est plus concentré. Cette centralisation a fait la preuve de son efficacité quant à sa capacité à protéger le pays depuis 2000 ans. S’y ajoute le principe de l’art de la guerre qui consiste à gagner la guerre sans l’engager. A priori, la Chine ne devrait pas engager de guerre, dans les prochaines années, en raison également d’une population vieillissante. Mais elle saura par contre se protéger avec une muraille, et ceci dans tous les domaines ! En Afrique, le monde est compliqué, car son espace est superposé. Le pouvoir est communautaire et la politique consiste à négocier ; l’art de la palabre est important. L’Afrique jouera vraisemblablement un rôle central, malgré ses guerres endémiques. L’inconnu se concentre sur l’évolution de quelques géants démographiques, dont principalement le Nigéria et l’Ethiopie. Nous sommes condamnés à travailler avec ces pays, où l’on manque de tout, où se créent des marchés. Ce monde qui s’ouvre est un défi pour nous. Saurons-nous le relever ou nous retrancherons-nous derrière un mur méditerranéen qui ne tiendra pas ? Bibliographie : Chindiafrique, la Chine, l'Inde et l'Afrique feront le monde de demain (co-écrit avec S. DEMBINSKI), Odile Jacob, janvier 2013 L'Inde pour les nuls, First, avril 2014 L'économie de l'Inde, La Découverte, novembre 2009 Jean-Joseph BOILLOT – « Chine-Inde-Afrique : le basculement du monde à l’horizon 2030 ? » Page 4