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séparation, différence. Comprendre, c’est discerner, ou, plus
exactement introduire, imposer une différence entre les choses,
imprimer des distances sur des faits. Il y a, dans l’action de
comprendre, une interaction avec l’objet, une perturbation de
l’objet que l’on cherche à comprendre, parce que pour
comprendre, il faut d’abord classifier les choses, et classer l’objet
étudié dans un compartiment. Il n’est donc pas possible de
comprendre sans perturber, sans délimiter des choses qui ne le sont
pas d’emblée : introduire une différence, ïéáäì, parce que c’est un
mode verbal autoritaire, perturbe déjà l’objet que l’on cherche à
comprendre. Comme si la différence que l’on introduit n’était pas
présente à l’origine.
Du point de vue de l’étymologie française, « comprendre » est
un verbe encore plus « violent » : il s’agit de prendre l’objet, avec
(cum) des concepts qui permettent de se l’approprier. Comprendre,
c’est donc saisir, englober et figer l’objet, au risque d’en faire une
idole ou un concept fossile. C’est cette préhension qu’induit le
verbe comprendre, qui fait que certains concepts (Dieu par
exemple), certains souvenirs et certains sentiments ne peuvent être
formulés sans être d’une certaine manière dévitalisés.
La langue anglaise propose une approche moins invasive du
verbe comprendre : understand, disposer un socle sous (under)
l’objet à étudier pour le faire tenir debout (stand). Il faut redresser
l’objet et le placer sur un socle, parce qu’un objet qui ne tiendrait
pas debout dans notre représentation du monde n’aurait pas droit
de cité.
La science avait déjà établi l’impossibilité de mesurer un
phénomène sans le perturber. Cette théorie a même réussi à
déterminer la perturbation minimale requise pour effectuer une
mesure donnée. Accéder à une vérité ne peut se faire sans fausser
un peu cette vérité.
Comprendre aussi, parce qu’il s’agit d’une mesure, ne peut se
faire sans altérer la vérité de ce que l’on cherche à discerner.
Question existentielle s’il en est : il n’y a pas de point fixe
suffisamment robuste pour que nous puissions nous y arrimer sans
le déplacer. Comme si nous étions plongés dans une étendue d’eau