Untitled - Revues et Congrès

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Mémoire du temps présent
1'/ à
Du MÊME AUTEUR
Économie théorique, PUF, 1971...
Essais d'économie parétienne, CNRS, 1972.
Le Désordre économique mondial, Calmann-Lévy, 1974.
L'Énergie : le compte à rebours, Jean-Claude Lattès, 1978.
La Revanche de l'histoire, Julliard, 1985.
La Science économique ou la stratégie des rapports de
l'homme vis-à-vis des ressources rares, PUF, 1988.
Que Faire ? Les grandes manoeuvres du monde, La
Manufacture, 1990.
Thierry de Montbrial
de l'Institut
Mémoire du temps présent
Flammarion
1
@ Flammarion, 1996.
ISBN :2-08-067716-0
Imprimé en France
Il est plus facile de désirer la paix
que d'en jeter les fondations.
Henry KISSINGER.
Le temps des cerises ne reviendra plus
et le temps des noyaux non plus.
[...]]
En arrière grand-père
en arrière père et mère
en arrière grands-pères
en arrière vieux militaires
en arrière les vieux aumôniers
en arrière les vieilles aumônières
la séance est terminée
maintenant pour les enfants
le spectacle va commencer.
Jacques PRÉVERT
Le passé est un oeuf cassé,
l'avenir est un oeuf couvé
Paul ÉLUARD
AVANT-PROPOS
.
Qui veut observer son époque, scruter l'horizon et
réfléchir pour agir, doit remonter le temps. Il lui faut aborder
l'histoire en perspective comme un artiste qui dessine un paysage. Dans ce livre, j'ai cherché à démonter les ressorts de la
politique internationale du siècle qui s'achève, en vue de
comprendre les « conditions initiales » des premières décennies du troisième millénaire. Trois questions essentielles et
interdépendantes sous-tendent ce travail : le monde court-il le
risque d'un conflit majeur, mettant aux prises les principales
puissances de la planète ou certaines d'entre elles et contaminant le monde entier, comme les deux guerres mondiales qui
ont bouleversé le xxe siècle ? Le sous-développement est-il
une fatalité ? L'homme est-il un apprenti sorcier en train de
perdre le contrôle des forces qu'il a déchaînées par le « progrès » de la science et de la technologie ?
Poète de notre siècle et de ses déraisons, perturbateur
de génie, Jacques Prévert raillait déjà en 1936 les nostalgiques du « temps des cerises » et même du « temps des
noyaux », celui où les « chefs de famille » donnaient leurs fils
à la patrie « comme on donne du pain aux pigeons ». Mais, de
l'époque qui s'achève, on ne retiendra pas seulement les
erreurs, les horreurs et les malheurs. Planté, un noyau peut
devenir source de vie. Ainsi le xxe siècle laisse-t-il en héritage un ensemble de réalisations porteuses d'espérance pour
tempérer la folie guerrière des hommes et pour améliorer
leurs conditions matérielles. Toutefois, il est encore trop tôt
pour attendre d'une organisation collective, si élaborée fûtelle, de rendre tout conflit sanglant impossible, ou d'effacer
la misère.
7
.
La science, quant à elle, doit être un instrument au service
du bien, capable de surmonter ses propres conséquences
néfastes. Cependant, l'instrument ne vaut que par les mains
qui l'utilisent.
Au terme du deuxième millénaire, le dialogue et non le
choc des civilisations, l'ouverture aux autres, la tolérance, le
retour à la spiritualité sont des conditions cruciales pour que
l'expérience humaine puisse se poursuivre.
Paul Éluard écrivait : « Le passé est un oeuf cassé, l'avenir
est un oeuf couvé. » Pour autant, l'avenir ne découle pas simplement du passé et du présent. Cependant, il se prépare.
Chapitre I
GUERRES
MONDIALES
Du point de vue des relations internationalesdans leur
ensemble,qui est celui de ce livre, le xxe siècle a commencé
avec la premièreguerremondiale(1914-1918)et s'est conclu
avec l'écroulement du système communiste (1989-1991).
Siècle court, donc. Mais aussi le plus dense de l'histoire de
l'humanité en bouleversementsplanétaires.
La fin du xixe siècle
En 1914,le continenteuropéenparaissaitplus que jamais
le centre du monde, aboutissementd'un mouvementamorcé
à la Renaissance.Aucune partie de la planète, écrira Paul
Valéryau lendemainde la GrandeGuerre,« n'a possédécette
singulièrepropriétéphysique :le plus intensepouvoirémissif
uni au plus intensepouvoir absorbant ». Mais cette Europe
est politiquementéclatée. Après le séisme de la Révolution
française puis des guerres napoléonienneset la rupture d'un
ordre reconnu comme légitime 1 et reflété dans la politique
d'équilibre qui avait fonctionnéde manière subtile tout au
long du xmttesiècle, le congrèsde Vienne(1815)était parvenu à restructurer le continent 2. Son oeuvre fut durable,
puisque le nouvel ordre ne fut sérieusementébranlé que par
l'unificationde l'Italie et surtoutcelle de l'Allemagneautour
de la Prusse. Et même alors, la guerre franco-allemandede
1870 demeura ce qu'on appelleraitaujourd'hui un « conflit
local ». On peut dire que, pour l'essentiel, la paix de Vienne
s'est maintenuependantpresqueun siècle3.Il faut méditerce
jugement de Henry Kissinger :« Une stabilitéaussi générale
9
pourrait bien, en fin de compte, avoir contribué au désastre de
1914. En effet, au terme d'une si longue période de paix, le
sens du tragique sera perdu. On aura oublié que les États sont
mortels, que les bouleversements peuvent être irrémédiables,
que la peur
peut
devenir
le ciment
de la cohésion
sociale
4. »
Plus tard, Valéry proclamera son fameux : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », et posera la question célèbre : « L'Europe deviendrat-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire : un petit cap du
continent asiatique ? »
Il est remarquable, à vrai dire, que, dans ses grandes
lignes, le système du congrès de Vienne se soit maintenu
aussi longtemps. En 1914, les valeurs démocratiques ne
s'étaient complètement dégagées ni du principe monarchique, affaibli mais toujours actif, ni de l'idéologie radicale
enfantée par la Révolution française, nourrie par l'essor du
mouvement ouvrier et refondée sur le concept de lutte des
classes. Les idéologies socialistes avaient fleuri, certaines
prenant appui sur le mythe de la grande Révolution française
« avortée » et de la Commune de Paris. En 1914, cependant,
personne n'aurait pu entrevoir le rôle que joueraient les doctrines de Marx et d'Engels. Bien peu à cette date connaissaient l'existence même de Lénine.
Tout au long du xixe siècle, le nationalisme, reflet idéologique de l'État-nation et modalité de la démocratie, s'est
affirmé. Napoléon, en envahissant l'Europe entière, avait
bien involontairement contribué à diffuser l'aspiration à ce
« droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » que
l'Assemblée constituante avait proclamé. Dans ses découpages, le congrès de Vienne n'en avait tenu aucun compte, et
l'idée nationale ne se matérialisa que par grignotages successifs, causes et effets de la lente décomposition des empires,
notamment de l'empire ottoman. Napoléon III fit du « principe des nationalités » un pilier de sa politique extérieure. Dans
de nombreux cas, il agissait comme un principe de destruction. Mais l'unité italienne et l'unité allemande se sont faites
en son nom. Manipulé par Bismarck, l'empereur contribua
ainsi à un déséquilibre dont la France et plus tard toute
l'Europe feront les frais.
10
.
Dans le système politique économique et social hybride
qui était celui de l'Europe au début du xxe siècle, le droit
international ne pouvait reconnaître aucune norme supérieure
à la souveraineté absolue des États 5, définis par les trois attributs d'une population (et non d'un peuple), d'un territoire et
d'un gouvernement. L'ultima ratio de la politique extérieure
d'un État restait de consolider et d'étendre son influence ou
son pouvoir sur des territoires, à commencer par le sien, et
d'empêcher les autres d'en faire autant. Il ne s'agissait pas
seulement d'espaces localisés en Europe, mais de l'ensemble
du monde. Quatre empires et une République impériale (la
France) rivalisaient ainsi. En 1914, le tissu des visées et des
craintes, le réseau des alliances ouvertes ou secrètes, l'incompatibilité des représentations géopolitiques 6 des principaux acteurs (par exemple l'Allemagne, comme plus tard
l'URSS, souffrait d'un complexe d'encerclement) avaient
potentiellement transformé l'Europe en un vaste champ de
mines.
Ainsi s'explique la dégénérescence en un conflit européen
puis mondial de la crise provoquée par l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo le 28 juin 1914. La
Grande Guerre a commencé de cette manière, mais toute
autre crise mineure aurait pu en être la cause immédiate.
Peut-être aussi l'embrasement général aurait-il pu être évité
par la diplomatie. Pierre Renouvin soulignait qu'« une guerre ajournée, c'est souvent une guerre épargnée », à quoi l'on
peut ajouter que le syndrome de Munich n'a rien d'universel :
le prix d'une guerre épargnée n'est pas nécessairement une
guerre ultérieure plus dévastatrice. Méfions-nous de toute
interprétation déterministe de l'Histoire. Quoi qu'il en soit,
les empires épuisés, dont la légitimité se trouvait fissurée à la
veille de la conflagration, n'ont pas résisté au choc. L'une des
victimes les plus spectaculaires devait être la Russie. Qui
aurait pu imaginer, après la révolution d'Octobre, que sur les
décombres de l'empire des Tsars s'établirait moins de trente
ans plus tard une « superpuissance » monstrueuse, facteur
décisif de toute la politique mondiale pendant près de cinq
décennies 7 ?
111
Le mauvais
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traité
En 1918, l'Europe n'est plus au centre du monde. Les
États-Unis d'Amérique sont devenus - malgré eux et sans
grande conviction 8 - une puissance européenne, deux
siècles après la Russie, qui avait fait son entrée sous Pierre le
Grand. Il s'agit cette fois d'un événement beaucoup plus singulier. Le nouveau venu est, lui aussi, un pays immense. Mais
c'est un pays neuf, en plein essor économique. En fait, le
déclin de la Grande-Bretagne et la montée de l'Amérique
étaient perceptibles bien avant la guerre, au moins dans
l'ordre de l'économie. En outre, la patrie de George
Washington et d'Abraham Lincoln est, en 1914, la seule
démocratie bien tempérée, dégagée d'un système de révérences comme en Grande-Bretagne ou d'une culture révolutionnaire comme en France. La démocratie décrite par Alexis
de Tocqueville n'est pas une monarchie convertie, et ne ressemble guère aux rêves totalitaires de Jean-Jacques Rousseau
et de Robespierre.
L'Amérique aborde le champ des relations internationales
et des rapports de puissance avec un regard neuf. Woodrow
Wilson était hostile au principe de l'équilibre, dans lequel il
voyait la cause profonde des guerres européennes. Il se
méfiait des « directoires de puissance » qui permettent aux
grands États d'imposer leur volonté aux petits. Il pensait que
l'universalisation de la démocratie - personnifiée par
l'Amérique - amènerait la paix. S'appuyant sur un courant
d'idées dans lequel beaucoup d'organisations privées
s'étaient impliquées 9, il voulut jeter les bases d'une organisation collective de la sécurité. Son quatorzième point (janvier 1918) stipulait qu'« une association générale des Nations
doit être formée [...] dans le but d'apporter des garanties
mutuelles d'indépendance politique et d'intégrité territoriale
aux grands comme aux petits États ». Ainsi naquit la Société
des Nations (SDN). Le 25 janvier 1919, la session plénière de
la conférence de Paix adopta à l'unanimité une résolution
d'après laquelle le « pacte de la SDN » serait partie intégrante des traités de paix 1 o.
Non sans de solides raisons, on a tourné en dérision la naï12
veté de Wilson, et j'y reviendrai un peu plus loin. Les échecs
de la SDN, et plus tard les résultats limités de l'Organisation
des Nations unies (ONU), fournissent des arguments à ceux
pour qui les « lois de l'Histoire » sont immuables, à commencer par la loi d'airain des rapports de force entre les États.
Et pourtant, le début d'une mise en ouvre de l'idée de sécurité collective 11 - qui contient en germe celle de la
Communauté européenne 12 - est la plus importante des
innovations de la politique internationale du xxe siècle.
L'idée est superbe, mais sa réalisation ne pouvait être instantanée. La principale erreur consistait à croire qu'en 1919,
le principe de sécurité collective devait se substituer à celui
de l'équilibre, alors qu'il aurait fallu l'un et l'autre, le premier
pouvant fonder la légitimité du second. Pas plus qu'en biologie la génération spontanée n'existe dans les organisations
humaines. Quelques pactes, déclarations ou traités ne pouvaient suffire à transformer instantanément le comportement
des États. S'il est une leçon à tirer de l'histoire du xxe siècle,
c'est que réalisme et idéalisme ne s'excluent pas, mais se
complètent. Le réalisme pur, qui confine au cynisme, ne
conduit nulle part. L'idéalisme pur est voué à l'échec. Tout le
pari de la sécurité collective est d'élaborer progressivement
les conditions institutionnelles propres à incarner une idée
susceptible de modifier la nature même des relations internationales, aussi profondément que l'instauration d'un État de
droit dans une nation « barbare ».
Pourquoi la paix ne s'est-elle pas consolidée après la première guerre mondiale ? Je me limiterai, sur ce sujet immense et mille fois abordé, à quelques observations générales.
Il est toujours utile de relire ceux qui ont manifesté leur
lucidité en anticipant effectivement sur les événements. Le
traité de Versailles n'a pas été pensé. Jacques Bainville a tout
dit, dès 1919, dans un admirable petit livre intitulé Les
Conséquences politiques de la paix 13.Le célèbre historien y
rappelle que « la politique consiste essentiellement à
prévoir ». Un politicien ne saurait acquérir la stature d'un
homme d'État quand il reste prisonnier d'une idéologie,
quand il cède aux pressions partisanes ou même quand, après
avoir été grand dans la guerre, son horizon se rétrécit dans la
13
3
-
victoire. Notre auteur se livre à une démonstration éblouissante. Sa thèse centrale est que « la paix était trop douce pour
ce qu'elle avait de dur ». Elle avait en effet « conservé et resserré l'unité de l'État allemand », tout en le démembrant nettement à l'Est « à un point sensible, très loin de la prise des
Alliés », au profit d'une Pologne beaucoup plus faible et donc
vulnérable. « Il semble que les auteurs de la paix aient cru
qu'ils avaient réussi à concilier le principe des nationalités et
celui de l'équilibre, puisque les pays affranchis de l'Est sont
chargés d'équilibrer la masse allemande. C'est un problème
de mécanique résolu par une métaphore, celle de la « ceinture » ou de la « barrière ». De quoi l'Allemagne est-elle ceinte ? D'un chapelet de Serbies. Et encore ! » Bainville, dont le
jugement sur Wilson, Lloyd George et Clemenceau est sans
appel, prévoit alors le sort de la Pologne à travers la collusion
entre la Russie et l'Allemagne, celui de l'État tchécoslovaque
(« Loin d'entourer le germanisme, c'est le germanisme qui
l'entoure »), de l'Autriche, et j'en passe. Les événements
ultérieurs étaient donc contenus en germe dans le « mauvais
traité 14 », et pour les empêcher de développer leur cours
naturel, il eût fallu prendre des initiatives auxquelles les
anciens alliés ne se sont jamais résolus. « Les époques qui,
avec le recul du temps, nous paraissent les plus pacifiques,
ont été les moins pacifistes », écrit Kissinger au début de son
livre sur le congrès de Vienne. « Il semble, ajoute-t-il, que
plus une société veut la paix, moins elle réussit à en assurer
les conditions. Chaque fois que la paix, définie comme l'absence de guerre, a été l'objectif premier d'une puissance ou
d'un groupe de puissances, la communauté mondiale a été à
la merci du plus impitoyable de ses membres. Lorsque, par
contre, on a reconnu que certains principes ne prêtaient pas à
compromis, même si la paix dépendait d'une négociation,
une stabilité fondée sur l'équilibre des forces a, du moins, pu
être concevable. »
Le traité de Versailles n'était donc pas un traité politique,
mais un « traité moral », un ouvrage « composé pour des lecteurs de la Bible et par des lecteurs de la Bible ». Selon
Bainville, la Société des Nations n'était rien que « l'équilibre
irréel au lieu de l'équilibre réel ». En quel sens ? « La Société
14
des Nations nie l'équilibre qu'on peut appeler subjectif, celui
qui n'admet pas de disproportions entre États voisins ou
exposés à des conflits. Elle nie également l'équilibre objectif,
celui qui résulte des combinaisons d'alliances. Elle prétend
les rendre l'un et l'autre inutiles en assumant la charge d'établir la justice entre les peuples, de faire respecter le droit et
d'harmoniser les intérêts. Le jour où l'Allemagne serait jugée
digne d'entrer dans l'association, ce jour-là, selon le système
wilsonien, la paix n'aurait plus besoin d'une autre garantie. »
Critique sévère mais juste, même si l'on peut reprocher à
Bainville de ne pas avoir entrevu les avantages que le principe de sécurité collective aurait pu ajouter à celui de l'équilibre, s'il ne s'était pas substitué à lui, la stabilité d'un équilibre jugé illégitime par certaines des parties concernées ne
pouvant être assurée dans la durée. Un seul article du pacte de
la Société des Nations avait « un sens net et positif » aux
yeux de l'historien. « C'était l'article 10, celui par lequel les
membres de la ligue s'engageaient entre eux à pratiquer et à
défendre leur intégrité territoriale et leur indépendance.
Unique de son espèce, une grande Assemblée politique, le
Sénat de Washington, a eu le courage et la franchise de dire
tout haut qu'elle rejetait un pareil fardeau et un pareil devoir.
Les gouvernements et les Parlements qui les ont acceptés
n'étaient pas sincères et ne se croyaient pas réellement tenus
par un si vaste engagement ou bien ils n'en avaient pas mesuré l'étendue. En repoussant l'article 10, le Sénat de
Washington a détruit une illusion. Il a rendu un immense service. »
Cet article 10, s'il avait été ratifié par tous les signataires,
aurait transformé la Société des Nations en une gigantesque
alliance. Il aurait donné à tous ses membres une garantie
comparable à celle des articles 4 et 5 de la future alliance
atlantique 15, dont la crédibilité fera en l'occurrence l'objet
d'incessants débats. L'article 5 pose d'ailleurs à nouveau problème - après la chute de l'Empire soviétique - dans le
contexte de l'élargissement de cette alliance aux pays
d'Europe centrale et orientale ou à certains d'entre eux.
En 1919, en effet, une telle garantie était tout à fait irréaliste. À un moindre degré, l'illusion subsiste avec l'ONU,
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5
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tant il est vrai qu'aujourd'hui plus que jamais équilibre et
sécurité collective sont des conditions complémentaires du
maintien de la paix. Dans le contexte de l'entre-deux-guerres,
ni les Français ni les Britanniques n'ont malheureusement été
capables de tirer les leçons du « service » rendu par le Sénat
américain.
Les conséquences
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En 1919, les États-Unis n'étaient pas mûrs pour s'engager
durablement comme puissance européenne. Le rejet du traité
de Versailles, et donc du pacte de la SDN, fut largement la
conséquence des erreurs de manoeuvre de Wilson. Son successeur, le républicain Harding, qui avait fait campagne sur le
thème du « retour à la normale », rejeta l'internationalisme
wilsonien. Mais pas au profit d'une politique d'équilibre. Il
revint à la tradition de l'isolationnisme. Cela n'empêcha pas
l'Amérique de contribuer par la suite aux illusions caractéristiques des années vingt, dont le « Pacte de renonciation générale à la guerre » de 1928 - auquel restent attachés les noms
du Français Briand et de l'Américain Kellogg - est le prototype 16.Du coup, l'Ancien Continent allait donner libre cours
à ses contradictions internes. Le jeu des rivalités traditionnelles, principalement entre la France et la Grande-Bretagne,
allait permettre à l'Allemagne de remettre en question les dispositions du traité de Versailles avant de faire le lit de Hitler.
La politique européenne était également compliquée par la
question de la Russie soviétique, qui influençait les calculs
des uns et des autres vis-à-vis de l'Allemagne. Le traité de
Rapallo de 1922, grâce auquel la Russie put sortir de son isolement diplomatique et politique, et l'Allemagne contourner
nombre de dispositions du traité de Versailles (par exemple
en expérimentant au pays des Soviets des armes interdites),
prit les Alliés de court 17.Dix-sept ans plus tard, dans un autre
contexte, le pacte germano-soviétique (23 août 1939) devait
aussi frapper de stupeur les démocraties européennes, d'autant plus qu'entre-temps l'URSS s'était - du moins le
croyait-on - placée à leurs côtés dans la lutte contre le fas16
cisme 18.Et pourtant, aucun de ces développements n'aurait
dû surprendre de vrais hommes d'État.
L'absence d'une structure de sécurité robuste et cohérente
eut d'autres conséquences. Au début des années trente, à
l'autre bout du continent eurasiatique, le Japon se lança dans
l'aventure impérialiste sans rencontrer de résistance sérieuse.
L'affaire de Mandchourie porta le premier coup décisif à la
SDN 19. Sur le continent lui-même, Staline put établir sa
dictature sur l'URSS 20 et faire des dizaines de millions de
victimes sans la moindre entrave extérieure. Les pays libéraux se trouvaient empêtrés dans la crise économique. Par
contrecoup, l'idéologie communiste progressait en Europe.
Dans les conditions de l'époque, aucun traité de désarmement
sérieux n'avait de chance. L'effacement des États-Unis,
l'inadéquation de la SDN, l'absence de moyens techniques
nécessaires à la vérification des accords, expliquent les
échecs en la matière, au début des années vingt 21.Dans le cas
de la conférence du Désarmement, au début des années
trente, le facteur nazi joua évidemment un rôle capital. Le
coup final fut le retrait de l'Allemagne de la SDN
(19 octobre
1933)
et le réarmement
du pays
22.
Toutes ces contradictions qu'on peut qualifier de « systémiques » ne suffisent pas à expliquer la marche vers la catastrophe. Les historiens s'accordent sur le fait que la grande
dépression a exacerbé les déséquilibres (par exemple en renforçant l'isolationnisme américain), et a permis aux fascismes et aux totalitarismes de fleurir. Les racines de la
démocratie n'étaient pas encore suffisamment profondes, en
Europe, pour faire obstacle à la progression des idéologies
sous-jacentes à ces régimes, notamment à celle du communisme 23.Mais l'ascension de Hitler n'avait rien, pour autant,
d'inéluctable. Beaucoup plus que la première guerre mondiale, la seconde est la conséquence des erreurs répétées qui ont
permis aux prévisions de Bainville de prendre corps. Le
manque de lucidité et de courage des dirigeants, notamment
français et britanniques, aux moments décisifs tels que le
réarmement allemand (1935), la remilitarisation de la
Rhénanie (1936), l'annexion de l'Autriche et des Sudètes
(1938) puis de la Bohême et de la Moravie (1939) 24,a contri17
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bué, plus encore que les difficultés systémiques, à précipiter
l'Europe et le monde dans l'abîme. Hitler a donc pu réaliser
tout cela au moindre coût pour lui. Comme le dit J.-B.
Duroselle : « Il y avait là, pour les Allemands vaincus de
1918, quelque chose d'exaltant 25. » En Italie,
Mussolini - venu, il faut le rappeler, du socialisme -, ne se
tourna vers Hitler qu'à l'automne 1936, à la suite de l'affaire
d'Éthiopie, quand la France et la Grande-Bretagne l'eurent
condamné. L'arrivée au pouvoir du Front populaire en France
(mai 1936) et le déclenchement de la guerre civile en
Espagne (juillet 1936) renforcèrent la solidarité des dictateurs. C'est le 1 er novembre1936 que le Duce se référa pour
la première fois à l'axe Rome-Berlin. Progressivement, le
chaos idéologique a pu s'installer partout où les circonstances
avaient créé des déséquilibres, transformant des crises locales
en drames à ramifications multiples, comme au temps des
guerres de religion. Le cas le plus tragique fut la guerre
d'Espagne (1936-1939), qui fit environ quatre cent mille
morts et accentua les divisions de l'Europe tout entière.
La conférence de Munich demeure encore dans la mémoire collective le symbole de la lâcheté face aux dictateurs au
point qu'on l'évoque improprement dans des circonstances
très différentes. Le spectre de Munich a hanté les dirigeants
occidentaux après l'agression de Saddam Hussein au Koweït
en 1990, et même dans certaines phases de la guerre de sécession en Yougoslavie, depuis 1991. En tout état de cause, le
simple rappel des épisodes tragiques de l'entre-deux-guerres
pose le problème de la capacité d'action et de la responsabilité des hommes d'État, donc celui de leur rôle dans les bifurcations de l'Histoire.
En 1914, l'Europe s'est déchiquetée dans ses propres
contradictions et le reste du monde s'en est trouvé piégé à
travers les empires coloniaux. En 1939, la guerre a éclaté
comme conséquence prévisible dès 1919 - et de façon aveuglante à partir de 1933 - d'une série causale clairement
identifiée.
Chapitre II
À LA RECHERCHE DE LA PAIX
PERPETUELLE
Au début des années quatre-vingt-dix,la scène internationale ressemblaitdavantageaux années vingt qu'aux années
quarante-cinqou cinquante.Beaucoupde problèmesapparus
en 1919 et congelés par la guerre froide ont resurgi. Mais
cette fois, le noeudgordien a été tranché sans le recours aux
armes. Il est intéressantde comparerles deux situations,à six
ou sept décenniesde distance.
De la SDN prématurée
à l'imparfaite
ONU
L'ONU, fruit de négociationsconduitespar les États-Unis
avec un certain nombre de leurs Alliés pendant la seconde
guerre mondiale,a succédéà la SDN. Le texte définitifde la
Charte fut signé le 26 juin 1945 à San Francisco.
Contrairementà la SDN, presquetous les États de la planète
en sont membres,ou aspirentà le devenir 1.Ses mécanismes
restent cependant très imparfaits. Les membres de
l'Organisationjouent tous les rôles à la fois. Ils sont simultanément les délinquants,les juges et les policiers.Le système
du Conseilde sécuriténe confèrequ'à ses cinq membrespermanents - les puissances réputées victorieuses au lendemain de la secondeguerremondiale 2 - un droit de veto permettant à chacun d'eux de s'opposer à toute résolution
contraire à ses intérêts.Les décisionsdu Conseil de la SDN
étaienttoutes prises à l'unanimité.L'existencede ce qu'il faut
bien appeler un directoire au sein du Conseil de sécurité
confère à l'ONU une efficacitéthéoriqueet souventpratique
19
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dont la SDN était dépourvue 3, mais au prix d'une discrimination qui reflète les inégalités inhérentes à la réalité des rapports internationaux. Les affaires se règlent à travers des marchandages peu conformes à l'idée de justice 4, ce qui affaiblit
évidemment la légitimité dont l'Organisation prétend se prévaloir. Il n'en est pas moins vrai que, grâce à l'ONU, les techniques de la « diplomatie multilatérale » ont fait d'énormes
progrès au cours des cinquante dernières années.
La capacité d'influence due au poids spécifique des
membres permanents du Conseil de sécurité est démultipliée
par le statut que celui-ci leur confère 5. Tant que l'URSS était
vivante, la seconde guerre mondiale n'était pas vraiment terminée. Nul État ne pouvait espérer rejoindre « le club des
cinq ». À présent, l'Allemagne et le Japon ont acquis une
dimension qui leur permet de revendiquer l'accès au club et,
en effet, celui-ci ne peut remplir son rôle que si toutes les
puissances majeures en font partie. Certains grands pays en
voie de développement, comme l'Inde ou le Brésil, y aspirent
également. Les changements prendront du temps, à la fois
pour des raisons politiques et techniques. Mais ils sont inéluctables. Parmi les questions à résoudre, la plus importante
et la plus délicate est celle du maintien ou non du droit de
veto pour les membres permanents du Conseil de sécurité.
Cette question avait déjà donné lieu à d'âpres discussions
en 1944
-
et en 1945 6.
Les performances de l'ONU pendant la guerre froide
furent limitées car les deux « superpuissances », comme on
appelait les États-Unis et l'Union Soviétique, se bloquaient
fréquemment. Au début de cette période, l'hétérogénéité fondamentale des régimes politiques et de leurs projets interdisait radicalement tout accord sur l'équilibre et sur les règles
du jeu à suivre en cas de perturbation. En d'autres termes, il
n'existait pas d'ordre qui fût légitime aux yeux de l'ensemble
des principaux acteurs de la scène internationale.
Progressivement, après la disparition de Staline et l'accumulation des échecs tant économiques que sociaux du communisme, l'élan révolutionnaire s'est émoussé et la recherche
d'un cadre de référence commun est devenu possible. Tout
l'effort de Henry Kissinger, l'intellectuel devenu assistant
20
puis secrétaire d'État de Richard Nixon et de Gerald Ford
(1968-1976), consista à construire ce cadre sur un plan bilatéral, le seul qui intéressait vraiment l'ancien professeur de
Harvard ainsi que son patron. Le résultat fut un ensemble
d'accords américano-soviétiques. Au niveau de notre continent, l'Ostpolitik allemande (la voie avait été ouverte par la
politique de « détente, entente et coopération » du général de
Gaulle) et la Conférence sur la sécurité et la coopération en
Europe (CSCE), dont l'acte final fut signé le 1 er août1975 à
Helsinki, ont procédé de la même inspiration. Le document
d'Helsinki établit pour le continent un schéma d'ensemble
qui devait se révéler assez robuste pour faciliter l'absorption
du choc de 1989-1991. La CSCE devint une instance permanente. En décembre 1994, elle prit le nom d'Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Son
oeuvre soutient la comparaison avec celle du congrès de
Vienne.
En 1950, l'intervention américaine consécutive à l'invasion de la Corée du Sud par les troupes de Kim Il-sung n'a
tenu sa légalité qu'à des circonstances particulières. La
République de Taiwan (Formose) occupait alors le siège
réservé à la Chine au Conseil de sécurité. Pour protester
contre ce fait (Mao Zedong venait de prendre le pouvoir à
Pékin), Moscou pratiquait la politique de la chaise vide.
Quarante ans plus tard, l'ONU n'autorisa l'expédition montée par les États-Unis contre Saddam Hussein afin de le chasser du Koweït qu'en raison de l'affaiblissement de l'URSS,
alors proche de la disparition. L'intérêt de la Chine était de
s'abstenir. À l'inverse, aucun accord n'a pu se dégager, au
sein du Conseil de sécurité, pour traiter la crise yougoslave,
ouverte en 1991, dans le cadre du chapitre VII de la Charte
des Nations unies 7. Il s'agissait d'une guerre de sécession et
donc d'une guerre civile, du moins jusqu'à la fin de 1991,
quand les Européens reconnurent la Croatie, la Slovénie, puis
la Bosnie. Cette reconnaissance fut prématurée dans la mesure où il eût mieux valu élaborer d'abord un schéma d'ensemble comme le souhaitaient la France et la GrandeBretagne, lesquelles choisirent de s'incliner devant
l'Allemagne 8. Quoi qu'il en soit, c'est alors que la nature
211
'
.
..
juridique du conflit a changé. Il faut comprendre que, dans
cette affaire, les tergiversations de la « communauté internationale » (une locution souvent abusive et trompeuse) n'ont
pas traduit un échec systémique de l'ONU, mais seulement le
fait que, pour les membres du directoire, l'ordre international
et même l'ordre européen en tant que tels n'étaient pas menacés. Un jugement évidemment - comme toujours - sujet à
révision.
Comme tout directoire, le Conseil de sécurité ne peut bien
fonctionner que si tous ses membres (ou du moins, les
membres permanents) ont la volonté de rechercher, face à un
problème concret, une solution consensuelle, ce qui renvoie
fondamentalement à la question de la légitimité de l'ordre
établi.
Non seulement les membres de l'ONU sont juges et parties, mais le secrétariat de l'Organisation ne dispose en propre
d'aucune force exécutoire et aucun État n'est disposé à lui en
donner. Dans l'affaire du Koweït, les opérations diplomatiques et militaires furent conduites, de bout en bout, par les
États-Unis. Si George Bush n'avait pas, très tôt, manifesté sa
détermination, le cours de l'histoire aurait été complètement
différent.
Nous sommes bien loin de l'idéal wilsonien d'empêcher
les grands États d'imposer leur volonté aux petits. Dans le
système de l'ONU, la place réelle de chacun est celle qu'il est
parvenu à prendre, selon ses moyens, sa volonté, sa persévérance, mais aussi en fonction des circonstances. Malgré tous
ses défauts, l'ONU est cependant supérieure à la SDN. L'idée
que les États souverains ne peuvent pas se lancer dans n'importe quelle aventure, même sur leur propre territoire, s'est
progressivement imposée.
Ordre et légitimité
Au lendemain de la guerre froide, l'hétérogénéité des
régimes politiques des États membres de l'ONU reste grande,
mais moins qu'à l'époque de la SDN. Les Regards sur le
monde actuel de Paul Valéry se portaient sur une Europe qui
manifestement s'éloignait de la démocratie. À présent, notre
22
,
continent s'en rapproche. Certes, plus on va vers l'est, plus on
a de raisons de rester circonspect. Déjà, la Slovaquie de
Vladimir Meciar nous intrigue et parfois nous inquiète. En
Roumanie et en Bulgarie, les sociétés sont désarticulées ; plus
que d'autres, elles sont vulnérables aux tentations mafieuses
et aux discours démagogiques. La Russie n'a aucune expérience de la démocratie et des droits de l'homme, et une évolution du type latino-américain de naguère (coalition entre
l'armée et les grands centres de pouvoir économique) est possible. De ce point de vue, Victor Tchernomyrdine, ancien
apparatchik devenu magnat du pétrole en même temps que
Premier ministre est, beaucoup plus que son prédécesseur
Egor Gaïdar, représentatif des élites de la nouvelle Russie. Le
délabrement postcommuniste ne se prête pas à la construction
immédiate d'un État libéral. Dans les pays où l'empreinte du
totalitarisme a été la plus profonde, le redressement sera inéluctablement plus aléatoire. Le cas de l'Allemagne orientale,
réunifiée à très grands frais, est et restera unique. Pour les
autres pays de l'Est, les perspectives sont, à des degrés divers,
plus tortueuses. Aucun mouvement n'est complètement irréversible dans l'Histoire. Mais il faut le redire : dans la
conjoncture actuelle, la tendance est plutôt prometteuse.
Ceux des pays vaincus de la seconde guerre mondiale auxquels les circonstances ont permis de rejoindre le camp libéral (République fédérale d'Allemagne, Italie, Japon) ont
accédé à la prospérité matérielle. Ceux qui, de gré ou de
force, se sont retrouvés dans l'orbite soviétique, ont échoué
sur ce plan comme sur celui des libertés. Telle est d'ailleurs
la raison fondamentale de la défaite du communisme. La
majorité des États est à présent consciente des avantages de
l'interdépendance économique et hésite, en se mettant hors la
loi, ou même en s'écartant trop des normes, à prendre le
risque de se trouver isolée.
Le rêve wilsonien de la paix perpétuelle par l'universalisation des régimes démocratiques a-t-il une chance de se
réaliser ? Davantage, assurément, que dans les années vingt
ou a fortiori les années trente. En pratique, le critère de la
démocratie reste assez vague pour permettre une large
gamme de régimes politiques. Sur le plan international, la
23
.
'
.
"..
.
question est de savoir s'il deviendra possible de s'entendre
sur un code (plus ou moins dérivé de la Déclaration universelle des Droits de l'homme) permettant de dépasser le postulat de la souveraineté des États. La tendance est à l'oeuvre
dans le cadre restreint mais essentiel de la construction européenne 9. L'extension de cette union aux pays européens de
l'Est libérés du communisme pose notamment la question du
traitement des minorités nationales léguées par l'Histoire.
Plus précisément, s'esquisse la question suivante : le système de l'ONU peut-il devenir le cadre à l'intérieur duquel,
au nom d'un principe de légitimité communément admis, le
groupe - par hypothèse de plus en plus large - des pays
démocratiques, imposerait aux autres des modes de règlement des conflits externes, mais aussi internes, selon des
règles conformes à ce principe ? Encore faudrait-il,
d'ailleurs, que le groupe en question ait les moyens et la
volonté de passer à l'acte et de faire respecter ses décisions.
Peut-être va-t-on dans cette direction. Mais ce n'est pas
sûr. Les islamistes d'Iran, d'Égypte ou d'Algérie - d'ailleurs
largement soutenus par des États fort peu démocratiques mais
très liés aux puissances occidentales comme l'Arabie
saoudite - ne sont pas les seuls à dénoncer le néo-impérialisme des États-Unis et des Européens.
À travers le débat sur le « choc des civilisations » », on
rencontre un problème philosophico-politique fondamental :
existe-t-il, actuellement ou potentiellement, un système universel de normes sur lequel on pourrait fonder la légitimité du
futur droit international ? Pour un Francis Fukuyama, la
réponse est positive 11. Mais, vue d'Asie de l'Est, par
exemple, elle ne va pas de soi. Comme dans le vieux débat
opposant le libéralisme et le socialisme, culminant dans le
marxisme, la difficulté tourne autour de la pertinence d'une
distinction
entre
valeurs
individuelles
et collectives
Les Occidentaux ne cessent de faire des prêches sur la
démocratie et les droits de l'homme. Américains et Français
rivalisent dans ce domaine en raison des traits communs de
leur histoire 13. Les intellectuels asiatiques ne nient pas le
caractère universel de certains principes. Mais ils savent que
ce sont
24
aussi
les Européens
qui ont inventé
.
le totalitarisme
la
au xxe siècle. Beaucoup observent qu'une avancée démocratique présuppose le progrès économique et social auquel doit
s'attacher, en priorité, un « bon gouvernement ». Ce concept,
d'ailleurs présent dans l'héritage philosophique occidental,
correspond bien à certains aspects des traditions confucéenne, hindouiste et même islamique.
Le « bon gouvernement » se définit par son attachement à
l'éducation, au développement économique, à l'équité sociale, à la stabilité politique interne (en particulier dans des États
multiraciaux) et externe. Les dirigeants doivent être sélectionnés en fonction de leurs compétences et de leur aptitude à
gouverner et non pas simplement parce qu'ils ont été
capables de séduire une foule ou une assemblée pour se faire
élire. Naturellement, il est difficile de réussir dans tous les
domaines à la fois. Peut-être le cas de Singapour est-il une
exception digne d'être relevée. Dans les États multiethniques
(cas général en Asie) et encore pauvres, les rivalités communautaires ne peuvent que dégénérer en l'absence d'un gouvernement fort, sinon autoritaire.
Au-delà de ces considérations justes mais défensives, les
Asiatiques - pas seulement les islamistes - font valoir
qu'ils n'ont pas de leçons à recevoir de pays minés par l'individualisme, où les valeurs s'étiolent ou même s'effondrent.
La dissolution de la famille (souvent encouragée, ou en tout
cas entérinée par l'évolution du droit), la montée de la criminalité et de la drogue, la médiocrité de la solidarité, en particulier aux États-Unis, sont souvent invoquées. On nous rappelle que les dirigeants doivent mériter le respect de leurs
peuples. Force est de reconnaître que cette condition n'est pas
fréquemment remplie dans les démocraties occidentales où
les élus sont souvent et parfois injustement méprisés. La
« crise du politique » qui affecte les deux côtés de
l'Atlantique ne risque-t-elle pas de mettre en question la
démocratie elle-même, du moins telle que nous la pratiquons ?
Comme principe général, la démocratie est la meilleure
des règles, mais si les hommes à qui elle confie l'autorité ne
sont pas capables de gouverner, on doit s'interroger. De ce
point de vue, il faut cependant reconnaître que la situation au
25
.
.
Japon n'est guère brillante. Au lendemain de la guerre, le
pays du Soleil-Levant a adopté un régime politique de type
occidental sous la pression américaine. La grande stabilité
politique (le même parti au pouvoir durant quarante-cinq
ans), la qualité de la bureaucratie, celle des entrepreneurs, la
nature consensuelle du peuple japonais, son homogénéité ethnique qui fait exception dans la région, la place dominante
des questions économiques, expliquent que pendant longtemps la faiblesse de la classe politique n'ait pas porté à
conséquence. L'instabilité qui s'est établie depuis 1992, en
même temps que l'économie japonaise est entrée dans une
phase de maturité, pourrait cependant à la longue avoir de
sérieux inconvénients.
En tout état de cause, les Asiatiques ne se gênent plus pour
nous critiquer. Ce n'est pas seulement dans le domaine économique que les Occidentaux doivent procéder à un « ajustement structurel ». En politique aussi.
En montant en puissance, l'Asie accepte de moins en
moins l'arrogance occidentale, qui ne tient évidemment pas à
nos gènes, mais à notre position. Les voyageurs et les
hommes d'affaires savent bien combien les Japonais, si
humbles après la guerre, ont changé au cours des vingt dernières années. De même que l'on réapprend l'allemand
depuis la chute du Mur, gageons que les cultures asiatiques
reprendront progressivement leurs lettres de noblesse. Peutêtre, finalement, Paul Valéry avait-il tort : les civilisations ne
sont pas toutes mortelles. Ou plutôt, certaines n'auraient-elles
pas la faculté de renaître ? En vérité, nous ne le savons pas
encore. Mais la civilisation européenne pourrait bien,
au siècle prochain, se trouver soumise à de rudes épreuves.
Nous pourrions, cette fois à nos dépens, faire l'expérience
traumatisante du relativisme culturel. Nous ne sommes nullement préparés à la pratique de l'humilité. Il est temps de commencer, mais de la bonne manière : en nous renforçant, non
pas contre, mais au contact de ces peuples que nous avons
pendant un temps plus ou moins dominés, et qui deviennent
nos égaux.
Tout confirme que le phénomène planétaire le plus important à l'aube du troisième millénaire est l'émergence de
26
"
l'Asie. J'y reviendrai dans l'avant-dernier chapitre de ce
livre. Il n'est pas impossible que le centre de gravité politicoéconomique, et peut-être ultérieurement culturel, de notre
globe, se déplace vers d'autres civilisations. Nous n'envisageons pas, Occidentaux que nous sommes, une capitale planétaire - disons l'équivalent de New York, de Londres ou de
Paris - en Chine ou au Japon. Nous concevons difficilement
un monde où la première des superpuissances serait devenue
la Chine, où tous les dirigeants de la planète devraient périodiquement faire le pèlerinage de la Cité interdite comme ils
se rendent aujourd'hui à la Maison Blanche de Washington.
Malgré leur expérience de la diversité raciale, les Américains,
qui n'ont connu en ce siècle qu'une longue ascension, imaginent encore moins que les Européens une telle perspective.
Pourtant, elle n'est plus tout à fait invraisemblable même s'il
s'en faut de beaucoup que nous en soyons là.
Contradictions
Le débat sur le choc des civilisations nous ramène aussi à
la vieille question : qu'est-ce que la nation ? On connaît la
réponse que Renan fit dans une conférence prononcée à la
Sorbonne le 12 mars 1882 : « Une nation est une âme, un
principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font
qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est
le passé ; l'autre est le présent. L'une est dans la possession
en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est dans le
consentement mutuel, le désir de vivre ensemble, la volonté
de faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. » La nation
réelle, au sens de Renan, se forge dans le temps. Une population qui apparaît unie résulte souvent d'un passé tourmenté,
et les guerres d'autrefois cimentent le lien aujourd'hui. Même
les États-Unis d'Amérique avec leur melting-pot ont eu leur
guerre de Sécession. La France ne se serait jamais faite si le
« droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » ou le principe
des nationalités s'était imposé aux Capétiens
Les adeptes des Droits de l'homme ferraillent souvent
pour ces idées, et sont même capables de s'enflammer pour
l'indépendance du peuple poldève 16.Mais leurs fondements
27
..
.
.
'
'
sont aussi fragiles en théorie qu'en pratique. En théorie, parce
que les bases de la philosophie politique occidentale, au
moins depuis le siècle dit des Lumières, sont essentiellement
individualistes, alors que la notion de peuple est essentiellement collective. On n'échappe décidément pas à cette difficulté et aux subtilités juridiques ou autres qu'elle implique. Il
y a quelques années, la France en a fait l'expérience à propos
d'un débat bref, mais fort émotionnel, sur le « peuple
corse 17 ». En pratique, car le plus souvent, les conditions
d'application du « droit des peuples à disposer d'euxmêmes » ou du principe des nationalités se heurtent à d'innombrables obstacles, du fait de l'imbrication des sociétés et
des intérêts. Le cas de la Bosnie en est une tragique illustration.
Dans la réalité de la politique internationale, qui est une
lutte, chacun utilise sans vergogne les principes qui lui
conviennent à un moment donné pour défendre sa cause aux
yeux des opinions publiques, de même que les diplomates
utilisent à leurs fins le droit international On pourrait ainsi
justifier la Grande Serbie au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et condamner l'offensive croate en
Krajina de l'été 1995. Mais, en l'occurrence, l'objectif des
Occidentaux étant à ce moment-là de corriger le déséquilibre
créé par l'expansion des Bosno-Serbes, ils ont choisi dans ce
cas précis de mettre l'accent sur le respect des frontières
de 1991 19.
En vérité, ni le principe de la souveraineté absolue des
États sur leur territoire, ni celui du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ne peuvent régler les problèmes des minorités où l'on croit voir se manifester aujourd'hui certains
aspects du choc des civilisations. Or ces problèmes risquent
d'augmenter comme les flux migratoires. Un cas typique est
l'importance de la population musulmane en France. Chacun
sait que toute notre tradition politique rejette l'idée de minorité comme
'
.
'
susceptible
de s'appliquer
à nous-mêmes
2o.
Dans les pays réellement en voie de développement, la
diffusion des idées libérales, la prospérité économique et
l'ouverture sur l'extérieur aidant, les régimes autoritaires
seront de moins en moins nécessaires à la stabilité et au mainz
tien de l'unité. Il semble que cette « tendance démocratique »
ne se confirme pas seulement dans des pays ethniquement
homogènes comme Taiwan ou la Corée du Sud. La question
est de savoir si - comme l'exemple de l'Inde et maintenant
celui de l'Afrique du Sud permettent de l'espérer - ce cheminement pourra être suivi par tous les États multiethniques.
En Europe même, le pari du plan Balladur, devenu Pacte sur
la stabilité en Europe
repose sur des idées voisines.
Peut-on concevoir une évolution du droit international
qui, tout en admettant la légitimité dans certains cas de
régimes politiques « autoritaires », permettrait d'en tracer les
limites, révisables en fonction des circonstances ? C'est un
peu ce qui se passe en Europe. La Turquie aspire à rejoindre
toutes les instances de la communauté occidentale. Elle est
membre fondateur du Conseil de l'Europe. Son hétérogénéité ethnique, essentiellement due au problème kurde, limite
actuellement ses possibilités de démocratisation. Ses partenaires occidentaux ne souhaitent pas déstabiliser un pays dont
ils connaissent depuis des siècles l'importance géopolitique,
notamment dans les Balkans, et qui les sépare des bourbiers
caucasien et levantin. Mais la Turquie doit tout de même
veiller à ne pas franchir certaines limites dans la répression
des autonomistes et sans doute sera-t-elle obligée de rechercher de nouvelles formes d'organisation interne. Voilà comment, pragmatiquement, pourrait s'établir un équilibre. Équilibre au demeurant précaire, comme on le voit avec la montée de l'islamisme et le risque d'avènement de régimes révolutionnaires qui, par nature, nient la légitimité de l'ordre existant et sont portés aux extrêmes. Quoi qu'il en soit, ce n'est
que par des approximations successives (la langue anglaise
utilise l'expression heureuse trials and errors) et par la coutume, que le droit international, comme toute construction
juridique, se transforme progressivement.
Tout ceci explique qu'au mieux l'idéal wilsonien de la
démocratie ne puisse progresser que lentement. Pour qu'il
s'accomplisse, il faudrait que s'étende une société civile
internationale rendant légitime, et même impératif, aux yeux
des opinions publiques d'un nombre croissant de pays le
« droit cosmopolitique » dont parlait Kant, celui du « village
29
.
,
planétaire », ou tout au moins un droit d'intervention fondé
sur des manquements à des principes considérés comme universels, dérivés de la Déclaration des Droits de l'homme.
Quoi qu'en disent les idéologues occidentaux de la démocratie et des droits de l'homme, qui malheureusement choisissent trop souvent subjectivement leur camp et se
font - consciemment ou non - les porte-parole de groupes
de pression, cette société civile n'existe pas à l'heure actuelle. Le « village planétaire » reste un mythe. Les opinions
publiques de certains États peuvent à l'occasion se faire
mutuellement écho, surtout quand elles sont stimulées par des
organisations transnationales disposant de relais médiatiques
puissants. Tel a par exemple été le cas à propos de la vague
d'hostilité suscitée par l'ultime série des essais nucléaires
français. Et pourtant, il n'y a pas plus d'« opinion publique
mondiale » que de « communauté internationale ».
Le système de l'ONU est beaucoup plus légitime que celui
de la SDN, et, en fait, qu'aucun ordre depuis le xvcttesiècle
européen, avant la Révolution française. Mais il s'en faut de
beaucoup que cette légitimité ne soit complète. En pratique,
dans la plupart des conflits concrets, les responsabilités restent difficiles sinon impossibles à établir et, tant que les
conséquences en restent limitées, les États membres du
Conseil de sécurité ne peuvent s'entendre que sur des résolutions très générales. On n'applique pas le chapitre VII de la
Charte des Nations unies comme un théorème de mathématiques. Même pas dans le cas de l'offensive de Saddam
Hussein au Koweït. Encore moins dans la guerre yougoslave.
D'où, aussi, le flou qui entoure les distinctions entre missions
humanitaires, de rétablissement de la paix ou de maintien de
la paix. En toute rigueur, une mission humanitaire ne doit pas
interférer avec le conflit lui-même, mais seulement avec certaines de ses conséquences. La plus ancienne et la moins suspecte des organisations humanitaires, la Croix-Rouge internationale, a survécu aussi longtemps parce qu'elle n'a jamais
enfreint sa règle de neutralité absolue. Le rétablissement de la
paix devient un acte de guerre s'il s'agit d'imposer cette paix
par la force et non de la rechercher par la négociation entre
les parties concernées. Quant au maintien de la paix, il n'a de
30
sens que s'il existe préalablement une paix à maintenir. La
notion de sanctions pour réprimander un État accusé de ne
pas respecter une résolution du Conseil de sécurité n'est pas
moins complexe. Aucune organisation judiciaire indépendante n'est appelée à établir clairement les responsabilités, aucun
« code pénal » ne détermine les punitions en proportion des
fautes commises, aucune police n'est chargée de les appliquer. Non sans raison, les Arabes se sont toujours plaints de
l'impuissance de l'ONU à faire respecter la célèbre résolution 242, votée à l'unanimité par le Conseil de sécurité le
22 novembre 1967, réclamant le retrait des forces israéliennes des territoires occupés pendant la guerre des SixJours. Toutes ces contradictions ont été éclatantes dans le cas
de la guerre yougoslave.
Il serait cependant excessif de conclure, comme beaucoup
sont tentés de le faire, à la faillite des Nations unies. Le premier objectif d'un système de sécurité n'est pas moral, même
si la légitimité du système repose en définitive sur des fondements moraux ; il est politique. Il s'agit d'empêcher l'internationalisation des conflits et donc leur extension jusqu'à un
point qui provoquerait un embrasement plus général. Il s'agit
de maintenir la stabilité de l'ordre existant, non pas pour bloquer les changements mais au contraire pour favoriser ceux
qui augmentent les chances d'évolutions aussi pacifiques que
possible.
Équilibre
Au chapitre précédent, j'ai tenté de montrer que sécurité
collective et équilibre doivent être envisagés comme des principes complémentaires. Après la guerre froide, la nature des
choses fait que la suite des événements dépendra en priorité
des choix de la République américaine, devenue au cours de
ce siècle la première puissance mondiale.
Il est banal de décrire la politiqu extérieure américaine
comme une oscillation entre interventionnisme et isolationnisme, entre croisade et repli sur soi. S'agissant des relations
entre les États-Unis et l'Europe, on ne saurait cependant
extrapoler à partir de deux points d'observation. En 1918311
1919, Woodrow Wilson a effectivement entrepris une croisade, qu'il a dû abandonner et que Warren Harding a rejetée. En
1945, Franklin Roosevelt avait abordé le problème de la paix
à partir d'idées semblables. Il échoua parce qu'il n'avait compris ni la personnalité de Staline ni la nature du régime soviétique 22.Après lui, Harry Truman engagea le pays dans une
alliance dont tous ses successeurs devaient réaffirmer l'importance et dont la robustesse exerça une influence déterminante
.
'
.
.
sur la chute
de l'URSS
et du communisme
23.
Sur la seule base de ces deux expériences, il n'était pas
possible de prédire le comportement américain après la révolution de 1989-1991. On se trouve, en fait, devant une situation d'un troisième type : ni croisade, ni repli. Les États-Unis
souhaitent rester en Europe, où ils ont de grands intérêts, mais
ne veulent pas assumer les responsabilités face à toutes les
difficultés qui peuvent y survenir. Ils ne veulent pas, non plus,
que les Européens règlent seuls leurs affaires, sans les associer à leurs décisions, parce qu'ils pourraient se trouver un
jour impliqués par leurs conséquences. Tel est le sens du
débat sur l'avenir de l'Alliance atlantique depuis 1991 et, audelà du sort de cette alliance, sur la nouvelle « architecture »
de la sécurité européenne. On a beaucoup parlé, également,
d'un changement radical d'orientation des États-Unis, dans la
direction de l'Asie. Dans une perspective séculaire, il n'y a là
rien d'extraordinaire. Il est naturel qu'après la fin de la guerre froide, ce pays veuille concentrer ses regards sur une partie de la planète en pleine ascension économique.
Pour les Européens, et plus particulièrement pour la
Communauté devenue Union européenne, ces faits ont des
conséquences importantes. Notre Communauté, qui s'est
mise en place pendant la guerre froide et en grande partie à
cause d'elle (on hésite à dire grâce à elle), doit désormais
apprendre à construire son devenir en s'affranchissant de la
tutelle américaine, tout en restant étroitement liée au grand
frère. Le vieux débat qui a divisé les Français pendant des
lustres - le choix entre l'Europe européenne et l'Europe
atlantique - doit être dépassé. L'Union qu'il s'agit d'élargir
et d'approfondir sera à la fois européenne et atlantique ou ne
sera pas, en ce sens qu'un désengagement des États-Unis
32
conduirait à une division accrue des Européens plus sûrement
qu'à l'inverse. Cependant, pour reprendre la comparaison
entre 1919 et 1991, le problème de l'engagement américain
en Europe se pose en des termes fondamentalement différents, en grande partie parce qu'il existe aujourd'hui des
institutions, héritées de la guerre froide, dont le sort fait partie des enjeux politiques concrets. La plus importante d'entre
elles est évidemment l'OTAN dont même les Russes souhaitent le maintien (mais pas l'extension) car ils y voient un facteur de stabilité.
J'ai déjà rappelé brièvement comment les vieilles rivalités
et les arrière-pensées des puissances européennes ont contribué à saper les chances de la paix, après la première guerre
mondiale. Qu'en est-il, après la chute de l'URSS ? Le fait
essentiel est que l'Union européenne, rêvée par Aristide
Briand, est devenue une entité concrète fondée sur deux principes complémentaires : la démocratie et l'économie sociale
de marché 24.Le premier de ces principes correspond à l'idéal
wilsonien, traduit dans les réalités de l'après-guerre. Le
second n'était pas formulé à l'époque de la SDN.
L'importance de l'économie pour la sécurité n'est clairement
comprise que depuis le plan Marshall 25.Alors que les premières idées sur l'unification européenne purent paraître
quelque peu romantiques, la construction communautaire de
l'après-guerre fut bâtie sur des bases fort concrètes (la
Communauté européenne du charbon et de l'acier, la CECA
pour commencer) et sur des institutions dont l'existence
même a modifié le cours des choses 26. Au coeur de cette
construction se situe la réconciliation franco-allemande
ancrée dans le choix démocratique de la RFA, créée en 1949
et dont la Constitution a servi de matrice à la réunification de
1990, ainsi que dans une volonté d'entente commune aux
deux pays. Cette volonté fut constamment réaffirmée depuis
lors. On peut dire que « l'axe franco-allemand » est le moteur
de l'Europe, ou bien l'inverse, que la construction européenne est le moteur de la relation franco-allemande. Après la
chute du communisme, l'Allemagne a su renoncer à toutes
les revendications territoriales qu'elle aurait, en d'autres
temps, formulées. Elle s'est résolument placée, comme le dit
33
le chancelier Kohl, sous « le toit européen ». Elle a signé des
traités avec tous ses voisins, notamment avec la Pologne, et
consacré la ligne Oder-Neisse comme frontière entre les deux
pays 27. Le « problème allemand » - à la base des deux
guerres mondiales - a-t-il disparu ? La réponse à cette
question fondamentale est inséparable de celle portant sur
l'avenir de l'Union européenne.
Aucun progrès n'est irréversible dans l'Histoire. Les
démocraties européennes ne sont pas totalement affranchies
de leurs réflexes nationalistes passés. La France et la GrandeBretagne restent parfois tentées par des jeux ambigus, même
si les révolutions de 1989-1991 les ont rapprochées. La première flotte toujours entre l'idée d'une Europe des États, prônée par le général de Gaulle, et celle de l'Europe supranationale de Jean Monnet et de Robert Schuman. La seconde s'inspire encore de la vieille politique d'équilibre sur un continent
auquel elle continue malgré tout de se sentir étrangère.
L'Allemagne, à laquelle les circonstances ont imposé un
« profil bas » pendant des décennies, ne parle pas nécessairement toujours le langage correspondant à ses intentions plus
ou moins
refoulées
ou à ses actions
fissures
28. L'Italie est secouée par
le
Les
parfois
temps de Mussolini.
qui rappellent
de la Belgique
se sont élargies.
L'Union
européenne,
comme
la mer
des courants
vue
par
Paul
Valéry,
doit
être
constamment
recommencée.
la disparition
fondamentale :
du « rideau
question
a posé le problème
de l'élargissement,
dans un premier temps,
à un groupe
de pays économiquement
dévelopdes
raisons
s'en étaient
tenus éloidiverses,
pés qui, pour
Autre
de fer »
de l'Est
gnés 29 et, dans un second temps, aux États européens
affranchis
du communisme,
à commencer
et la
par la Pologne
dont
l'insertion
est
nécessaire
République
tchèque,
pour
l'oeuvre
de la réconciliation
franco-allemande.
compléter
Comment
ne
des
à absorber
parviendra-t-on
sur
pays aussi hétérogènes
dans l'Union
européenet
le plan économique
et à faire fonctioncommunistes,
social que les anciens
pays
ner convenablement
une Communauté
te par six États, qui en comprend
nombre
devra encore s'accroître
34
initialement
maintenant
quinze
progressivement ?
construiet dont
le
Les diffi-
'
cultés sont considérables. Il faudra beaucoup d'imagination
et de volonté politique pour les surmonter. La clef du problème se trouve chez les trois principaux pays de l'Union,
l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, qui devront
refonder leur engagement européen et donc apprendre à
renoncer à leurs traditionnels jeux de bascule.
La construction européenne n'est pas irréversible. Mais
elle a d'ores et déjà atteint un stade, ne serait-ce qu'en raison
des multiples réseaux d'intérêts croisés tissés au cours de
quatre décennies 30, où la déconstruction prendrait nécessairement un certain temps. En tout cas, le continent européen
ne court dans l'immédiat aucun danger comparable aux perspectives des années trente. Il reste, certes, la grande inconnue
de la Fédération de Russie et, derrière elle, les incertitudes
balkaniques. Dans ces régions, le jeu des possibilités est très
ouvert à moyen terme. Les deux hypothèses extrêmes, le
retour d'un régime totalitaire à Moscou ou, à l'inverse, la
décomposition chaotique de la Russie, ne sont pas les plus
probables. Entre les deux, de multiples situations d'ordre partiel ou de semi-chaos sont concevables. Du point de vue de la
stabilité de l'Europe dans son ensemble, beaucoup dépendra
de la capacité des Occidentaux à préserver un équilibre militaire avec la Russie, tout en maintenant celle-ci dans un système de sécurité commun, c'est-à-dire légitime aux yeux des
uns et des autres, système qui doit évidemment trouver sa
place en cohérence avec celui des Nations unies. À cette seule
condition, les instabilités inhérentes à l'effondrement du
communisme pourront être surmontées. Il est très remarquable et encourageant que les Russes aient accepté une mission de l'OSCE en Tchétchénie, c'est-à-dire pour une affaire
intérieure à leur État au regard du droit international.
Cependant, le drame yougoslave a retenti comme un avertissement. Aucune organisation existante - à commencer par
l'Union européenne mais aussi l'OSCE - ne s'est révélée
capable de l'amortir, à cause des désaccords entre leurs
membres. Longtemps absents ou virevoltants, les États-Unis
ont fini par s'impliquer pendant l'été 1995, pour éviter de se
trouver englués dans une situation inextricable au début
d'une campagne présidentielle, d'autant plus que l'Alliance
35
'
...
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.
.
.
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atlantique n'aurait sans doute pas survécu à un retrait précipité de la FORPRONU provoqué par l'incohérence des
Occidentaux. Du coup, Washington a ramassé la mise sur le
plan diplomatique. Mais les Européens ne doivent s'en
prendre qu'à eux-mêmes. Puissent-ils en tirer les leçons en
mettant effectivement en oeuvre le projet de politique étrangère et de sécurité commune pour interdire la reproduction de
pareil fiasco.
Pendant la guerre froide, les superpuissances ont appris à
traiter les problèmes d'armement. Certes d'une manière
moins ambitieuse que les projets de « désarmement général et
complet » de l'entre-deux-guerres. Mais aussi plus efficace.
Par exemple, les méthodes de vérification ont fait des progrès
considérables, grâce à la technique. La maîtrise des
armements nucléaires entre les anciens « supergrands », la
limitation des armements conventionnels en Europe, la pratique des exercices communs et des « mesures de confiance », constituent un vaste capital d'expérience. Avec le Traité
de non-prolifération (TNP) signé en 1968 et dont la prorogation indéfinie a été décidée en mai 1995, le contrôle des
armements nucléaires est devenu extrêmement strict. La distinction qu'il instaure entre pays dotés et pays non dotés de
l'arme soulève toutefois des problèmes politiques et juridiques délicats. C'est ainsi que les premiers se sont engagés
à aider les seconds pour les applications civiles de l'énergie
nucléaire, et que les seconds exigent des premiers de ne
jamais utiliser l'arme contre eux. Ils demandent des garanties
à cet effet. Naturellement, la stratégie des pays dotés de l'arme doit être cohérente avec l'ensemble de leurs engagements
internationaux. Ceux qui, en France, s'affirment partisans
d'une doctrine de non exclusion de l'emploi des armes
nucléaires contre des pays non dotés de l'arme nucléaire,
négligent ce point essentiel. D'autres exemples du mécanisme de contrôle des armements (armes chimiques, engins
balistiques, etc.) pourraient être cités, mais ce n'est pas mon
propos d'entrer dans des détails techniques 31. Il faut encore
une fois souligner, à ce sujet, l'ambiguïté inhérente au droit
international, qui reflète un jeu de rapports existant à un
moment donné, et ne peut en conséquence guère prétendre à
36
l'universalité. Actuellement, les cinq membres permanents
du Conseil de sécurité sont aussi les premiers producteurs et
vendeurs d'armements, et ce sont eux qui, pour l'essentiel,
imposent le droit en la matière, tout en préservant leur monopole conjoint sans cesser de se faire concurrence !
L'équilibre, ce n'est pas seulement une affaire politicomilitaire, mais aussi une question économique. On le sait
depuis la grande dépression de l'entre-deux-guerres.
En dépit de sa sévérité, la crise de la fin des années quatrevingt et du début des années quatre-vingt-dix n'a pas ressemblé, même de loin, à ce drame politique historique. Elle a
comporté, en germe, une redistribution des rapports de force
sur la planète, mais pas le risque d'explosions politiques
majeures à court terme. Dans le domaine économique, aussi,
les grandes démocraties ont appris à s'organiser, d'une
manière imparfaite certes, mais néanmoins substantielle.
Cette oeuvre de construction institutionnelle de la sécurité
économique collective doit être poursuivie avec autant
d'énergie
que dans
l'ordre
politique
et militaire
32.
En dehors de l'Europe, l'après-guerre froide n'annonce
pas davantage des déséquilibres comparables à ceux des
années trente, du moins dans l'immédiat. La conversion du
Japon à la démocratie, après la catastrophe de 1945, paraît
durable. Ce pays s'est doté des capacités qui lui permettraient
un réarmement rapide, mais actuellement il continue de limiter son effort de défense. Le retour du pays du Soleil-Levant
à un nationalisme virulent est concevable, mais il faudrait
pour cela une ou plusieurs perturbations majeures, comme
une évolution agressive de la Chine en même temps qu'une
rupture économique avec les États-Unis. Un certain temps
sera nécessaire pour que se précise la direction que prendra
finalement la Chine, à présent entièrement engagée dans la
poursuite du progrès matériel, comme d'ailleurs l'Asie dans
son ensemble. En attendant, les États-Unis jouent le rôle de
clef de voûte dans l'équilibre de l'Asie de l'Est, et les premiers éléments d'une politique de sécurité régionale se mettent
en place
avec
leur concours
33.
37
Les Grands et les autres
Le monde a toujours été formé de grandes et de petites
puissances, celles-ci constituant des enjeux pour celles-là,
nourrissantleurs rivalitéset parfoisprovoquantleursguerres.
Avec le développementdes transportset du commerce,ces
relationsinégaleset conflictuellesont dépasséles rapportsde
voisinage et se sont progressivementétenduesà l'ensemble
de la planète. Cette extension se fit par la colonisation.Au
xixe siècle, nul ne songeaità appliquerle droit des peuplesà
disposer d'eux-mêmes à des contréesauxquelleson prétendait, au contraire, apporter les bienfaits de la civilisation.
Mais l'idéologienationalistene pouvaitque se répandrechez
tous les peuplespris dans l'orbite de l'Europe. Les contradictions apparurent dès la première guerre mondiale, pendant
laquelle, par exemple, l'Angleterre multiplia les promesses
aux Arabes pour les pousserà la révoltecontre les Ottomans,
ce qui n'empêcha pas lord Balfour, secrétaire au Foreign
Office, de publier le 2 novembre 1917la célèbre déclaration
annonçant que son pays, dont les troupes approchaientde
Jérusalem,favoriseraitaprès la fin des hostilités« l'établissement en Palestined'un foyer nationalpour le peuplejuif ». Il
arrive ainsi, dans l'Histoire, que deux séries causales indépendantesen viennentà se télescoper.La déclarationBalfour
venait après une longuechaîne d'événementsqui se confond
avec l'histoire de l'antisémitisme en Europe, dont les
pogromsde Russie et l'affaire Dreyfusen Franceavaientété
parmi les maillonsles plus récents.
Entre les deux guerres,les vainqueursde 1918parvinrent
tant bien que mal, malgré leur affaiblissement,à maintenir
des structures coloniales minées, et même à gérer les
séquellesdes empires démembrés,dans le cadre de mandats
institués par la SDN. Mais la légitimité de ces structures
s'éroda inexorablement.En Palestine, la Grande-Bretagne
perdit le contrôlede la situation,surtoutaprès l'avènementde
Hitler au pouvoiret l'afflux des Juifs qui s'ensuivit. La haine
des Arabess'exacerbaet, quandlesAnglaisvoulurentstopper
l'immigration,des organisationsterroristesjuives se tournèrent contre la puissancemandataire.
388
La seconde guerre mondiale apporta le coup de grâce à
l'ancien système de domination. Les Anglais préférèrent se
dégager rapidement, quitte à se laver les mains des conséquences de leur retrait, comme la guerre de partition qui
déchira l'Union indienne en 1947. Au contraire, les Français
se résignèrent difficilement à la disparition de leur empire, et
assumèrent deux longues guerres, en Indochine (1947-1954)
et en Algérie (1955-1962). Avec le début de la guerre froide
et la victoire communiste en Chine, la première se prolongea,
par l'engagement américain, jusqu'en 1975. Elle prit alors
une dimension globale. Il fallut attendre la mort de Salazar et
la révolution des (sillets (1974) pour parvenir au terme de la
décolonisation. Du moins en Europe, car l'Empire russe, dissimulé derrière la façade de l'Union soviétique, n'a commencé à se désagréger qu'après la dislocation de celle-ci. La fin
de l'ère coloniale coïncide - ce n'est pas un hasard - avec
l'avènement d'une époque où, grâce au progrès technologique et à l'accroissement de l'interdépendance économique,
le contrôle direct des sites de matières premières n'est plus
nécessaire pour maîtriser les réseaux, ce qui n'empêche nullement les États producteurs de pétrole, notamment au Proche
et au Moyen-Orient, de conserver toute leur importance géopolitique
34.
Entre-temps, les contradictions dans cette partie du
monde, précisément, avaient pris un tour dramatique et
durable. Après le génocide perpétré par les nazis contre le
peuple juif, comment pouvait-on prétendre empêcher l'immigration en Palestine ? L'affaire de L'Exodus, pendant l'été
1947, dont les passagers furent rembarqués et reconduits en
Allemagne, avait provoqué un tollé. Débordée, la GrandeBretagne s'était débarrassée du problème en le confiant, sans
préparation, à l'ONU. Le 29 novembre 1947, celle-ci avait
adopté un plan de partage de la Palestine, inepte du point de
vue géopolitique (l'État hébreu était composé de trois tronçons) et inacceptable pour ; 2SArabes. Les Anglais à peine
partis, ils avaient déclenché une guerre générale et s'étaient
fait battre tant et si bien que le nouveau territoire israélien,
cette fois d'un seul tenant, avait en 1949 une superficie aug39
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mentée d'un tiers. À partir de ce moment s'est posé le lancinant problème des réfugiés palestiniens.
On ne peut dissocier le conflit israélo-arabe de la décolonisation. D'une part, à cause de la dimension pétrolière de la
géopolitique dans la région. D'autre part et surtout, la
reconstitution d'Israël en Terre promise n'était pour les Juifs
que justice du point de vue historique, en dépit d'un « trou »
de dix-neuf siècles. Elle était à leurs yeux la réparation que
l'Europe, collectivement responsable de l'antisémitisme et de
la Shoah, leur devait, sans pour autant effacer la trace du
xxe siècle la plus honteuse pour notre civilisation 35.Mais les
Arabes considéraient la Palestine comme leur territoire. La
volonté des Occidentaux de s'en approprier une fraction pour
régler leurs propres problèmes constituait de leur point de vue
une agression aussi violente que, jadis, l'incrustation du
royaume franc de Jérusalem. Ils promettaient à l'État d'Israël
le même sort. Deux légitimités donc, apparemment inconciliables. Quatre conflits sanglants, celui de 1948-1949, l'affrontement israélo-égyptien de 1956, la guerre des Six-Jours
en juin 1967, celle du Kippour en octobre 1973, n'avaient
rien résolu. À chaque fois, les Arabes avaient été
battus - honorablement en 1973 -, mais ils avaient gardé
foi en leur cause, d'autant plus qu'ils se sentaient de mieux en
mieux compris par une partie du monde. Très tôt, cette grande affaire avait interféré avec la guerre froide. Après 1967, la
France, débarrassée de son empire et déçue par les
Occidentaux, s'était rapprochée du monde arabe.
Je rappellerai dans la suite de ce livre comment, d'une
manière générale, la rivalité a conduit les superpuissances à
s'affronter indirectement dans le « tiers-monde ». Cette
expression a été forgée par Alfred Sauvy en 1952 pour caractériser les pays autres que les démocraties industrialisées et
l'Empire soviétique. Malgré l'usage impropre qu'on en fait
encore aujourd'hui, cette appellation reste attachée aux réalités de la guerre froide. L'unité de ce « tiers-monde », potpourri de toutes les idéologies charriées depuis le xlxe siècle,
n'a en fait jamais été que superficielle. Regroupant des pays
dont beaucoup avaient été des colonies ou étaient en conflit
avec l'Occident, l'URSS tenta d'y développer son influence,
40
.
"
'
et l'on vit encore longtemps après la révolution portugaise
des phénomènes aussi aberrants que l'engagement cubain en
Afrique australe avec, en arrière-plan, la main de Moscou.
Pendant les années les plus sombres du maoïsme, on vit aussi
s'étendre en Afrique et ailleurs la concurrence entre les deux
grands États communistes.
En fait, aucune des plaies laissées par le retrait de
l'Europe ne pouvait se refermer tant que durait la guerre froide. Au mieux, les superpuissances s'entendaient pour éviter
une escalade, principalement au Proche et au Moyen-Orient.
Ce fut vrai pour le conflit israélo-arabe mais aussi par
exemple pendant la longue guerre entre l'Irak et l'Iran (19801988). Washington et Moscou veillèrent alors à ce qu'aucun
des deux protagonistes ne l'emporte nettement sur l'autre. Au
prix de gigantesques efforts, la diplomatie américaine parvint
cependant à marquer des points dans cette région. Le plus
spectaculaire fut l'accord de Camp David de septembre 1978
qui conduisit à l'établissement de relations diplomatiques
entre Israël et l'Égypte, mais laissa bien des questions en suspens, comme en témoignèrent les drames qui déchirèrent le
Liban.
Tout commença à changer dès l'avènement de Mikhaïl
Gorbatchev, et les choses se précipitèrent avec la fin de
l'URSS. Pour s'en tenir à deux exemples frappants, il suffit
de citer la réconciliation en Afrique du Sud, qui a culminé en
1994 avec l'instauration d'un régime multiracial, et l'accord
israélo-palestinien de 1993. L'attribution du prix Nobel de la
paix à des personnalités comme Nelson Mandela et Yasser
Arafat est symbolique d'un tournant de l'Histoire. À présent,
l'idée d'une régénération du continent africain à partir de son
cône sud, en attendant que l'Afrique du Nord se stabilise, est
devenue concevable. De même, la perspective d'une coexistence pacifique entre l'État hébreu et les pays arabes, ultérieurement celle de la libéralisation politique de la région et
d'une véritable intégration économique, sont entrées dans le
champ du possible sinon encore du réel.
Le recul de l'idéologie communiste et les succès économiques de certains pays en Asie de l'Est puis, à partir des
années quatre-vingt, en Amérique latine (à commencer par le
411
.
Chili), également en Inde et ailleurs, ont fait voler le « tiersmonde » en éclats. Les euphémismes ne devraient plus avoir
cours à l'ère postcommuniste, et l'on devrait au minimum
distinguer entre pays en voie de développement, qui se développent réellement ; pays mal développés, dont le potentiel
existe mais, pour des raisons variées, ne se traduit pas en
croissance ; et pays sous-développés, que l'insuffisance du
potentiel, dans l'état actuel et prévisible des choses, condamne à vues humaines à la stagnation ou au recul 36. Comme
toute classification, celle-ci est contestable. Je n'hésite pas à
mettre l'Inde, le Brésil ou la Chine, mais aussi la Pologne ou
la République tchèque dans la première catégorie ; l'Iran,
l'Irak, l'Algérie, la Corée du Nord, Cuba, l'ex-Yougoslavie et
même la Russie (en attendant qu'elle devienne, selon notre
terminologie, un pays en voie de développement), dans la
deuxième ; le Bangladesh, l'Ouganda ou la République
dominicaine dans la troisième. Mais, pour situer par exemple
l'Égypte ou même le Zaïre, il faudrait examiner de plus près
le concept de potentiel, ce qu'il n'est pas nécessaire de faire
ici.
On observe, dans les pays en voie de développement, une
« tendance démocratique » dont j'ai déjà parlé à propos de
l'Asie, qui se manifeste aussi par exemple en Amérique latine, où les principaux États ont renoncé à la tentation nucléaire et où certaines tensions se sont dissipées comme par
enchantement, typiquement entre le Chili et l'Argentine. Qui
aurait pu imaginer, il y a seulement dix ans, que la moitié de
l'électricité distribuée en Argentine serait produite au Chili et
que la principale tâche du ministre de la Défense, à Buenos
Aires, deviendrait de trouver des occupations pour ses
troupes ?
La tendance générale du système international et de la
légitimité qui s'y instaure - sous les réserves discutées précédemment - devrait favoriser l'insertion progressive des
pays en voie de développement, certainement la Russie si elle
parvient à sortir de son mal-développement, vraisemblablement aussi la Chine malgré sa complexité. Sur le plan géopolitique, les problèmes les plus délicats se posent avec les pays
de la deuxième catégorie, ou ceux qui sont à cheval entre la
42
deuxième et la troisième. Ce sont les candidats aux guerres
civiles ou ethniques, aux dictatures, au terrorisme d'État, à
l'aventurisme extérieur. Ce sont eux qui risquent de s'inscrire dans une perspective révolutionnaire au mépris de l'ordre
international. Comme ils ont un potentiel, leur capacité de
nuisance est réelle. Je rappellerai ici la célèbre loi de
Tocqueville, dont les exemples d'application abondent : les
révolutions abattent souvent les régimes vermoulus au
moment où ils entreprennent des réformes destinées à les sauver. Dans les vingt dernières années, on peut citer entre autres
le cas de l'Iran, de l'Algérie et naturellement celui de
l'URSS. Le système de sécurité collective et les équilibres
sous-jacents doivent être assez robustes pour limiter les
retombées des guerres civiles ou ethniques (guerre civile
algérienne, guerre de sécession yougoslave par exemple) et
pour empêcher les perturbateurs d'étendre leurs ravages
(Saddam Hussein en 1990). Mais ils doivent aussi être
capables d'aider les États déviants à se réinsérer sans pour
autant contrevenir aux principes fondamentaux qui fondent la
légitimité du système. Exercice difficile, mais possible. Ce
fut autrefois tout le but de la détente Est-Ouest. C'est aujourd'hui l'objet des négociations entre les États-Unis et la Corée
du Nord, personne n'ayant intérêt à l'explosion de cet ultime
bastion du communisme. Dans le même ordre d'idées, il ne
faut pas nécessairement considérer l'Irak comme irrécupérable, ni les États islamistes comme des pestiférés. Doit-on
voir dans le fondamentalisme autre chose qu'une idéologie de
substitution et qu'un palliatif, après tant de frustrations,
d'échecs et d'humiliations accumulés ? Ainsi la politique
américaine de « double endiguement » vis-à-vis de Bagdad et
de Téhéran n'est-elle pas une panacée. Ne vaudrait-il pas
mieux rechercher, là aussi, une détente qui pourrait s'inscrire dans la perspective régionale ouverte par le processus de
paix israélo-arabe ?
Les pays sous-développés, n'ayant par définition pas de
potentiel, n'ont qu'une faible capacité de nuisance, et les
crises qui les affectent ne troublent pas l'ordre international.
Et pourtant, si par exemple la France a décidé d'aller au
Rwanda, pendant l'été 1994 (après en avoir reçu le mandat de
43
l'ONU), ce n'est pas seulement ni même principalement pour
soigner son image ou à cause de la télévision, mais en raison
d'une conception plus large de sa politique africaine, fondée
sur des calculs à court et à long terme, où l'effet de voisinage joue un rôle déterminant. La « communauté internationale » dans son ensemble, en entendant par là l'ensemble des
pays qui pèsent effectivement le plus dans le concert des
nations tel qu'il s'exprime à l'ONU, a intérêt à éviter le développement du chaos chez les damnés de la terre 37. Il s'agit
en effet de lutter contre les causes et les conséquences des
déplacements progressifs mais massifs de populations, contre
la tendance au développement de l'internationale de la
drogue, des trafics d'armes (éventuellement nucléaires) et du
crime, ou contre la réapparition du phénomène de la piraterie.
Les facilités de communication, caractéristiques de la fin
du siècle, bénéficient à tous, y compris aux criminels. Les
réseaux terroristes choisissent leurs implantations à la manière des entreprises multinationales.
L'Histoire, et particulièrement celle du xxe siècle, montre
l'extrême difficulté du maintien de la paix, où que ce soit sur
la planète, y compris dans les régions réputées les plus « civilisées ». Ainsi ne voit-on pas par quel miracle les Africains
feraient mieux que les Européens avant eux. On ne voit pas
davantage par l'effet de quelle grâce les « grandes puissances » assumeraient spontanément la sécurité de régions
qui leur sont - ou leur sont devenues - fondamentalement
étrangères. Les élans de solidarité, si rassurants du point de
vue de la nature humaine, ne changent rien à cette vérité
aveuglante : les opinions publiques des pays nantis s'émeuvent ou s'indignent quand, par l'intermédiaire du petit écran,
les drames d'un autre monde font soudain irruption dans leurs
foyers ; mais lorsque leur degré d'implication réelle est faible
ou lorsque les enjeux sont trop vagues (craintes millénaristes
du déferlement de hordes barbares, par exemple...), elles ne
sont pas disposées à consentir les efforts et donc les sacrifices
importants et surtout durables que le rétablissement ou même
le maintien de la paix exigerait. Quand toute l'attention des
téléspectateurs, par nature versatile, est concentrée sur le
44
Rwanda, ils ont oublié la Somalie, l'Afghanistan ou le
Cambodge où les atrocités se poursuivent...
Et pourtant, une contribution active de la « communauté
internationale » à la stabilisation des pays les plus malheureux répond à l'intérêt général bien compris, au-delà de la
gesticulation médiatique dans laquelle certains se complaisent, parfois pour de nobles raisons.
Le programme
des architectes
de la paix
Comment se pose, en pratique, la question de la sécurité à
la fin du xxe siècle ? Il faut d'abord, à l'échelon planétaire,
adapter le système de l'ONU (notamment la composition et
le fonctionnement du Conseil de sécurité) et consolider un
équilibre entre les principales puissances, garantes de ce système 38. Il faut ensuite, pour chaque ensemble géopolitiquement significatif (par exemple la grande Europe, le MoyenOrient ou l'Asie de l'Est), une structure de sécurité composée
d'une part d'une instance autonome - mais dérivant sa légitimité de celle de l'ONU et ne comprenant comme acteurs
principaux que les États directement impliqués dans la stabilité régionale -, d'autre part d'un équilibre local. Le temps
de l'ordre colonial ou des mandats permanents est révolu,
ainsi que celui des sphères d'influence. On ne saurait ainsi
admettre que les affaires de la Géorgie ou du Tadjikistan postsoviétique relèvent de la seule Russie, ni que les États-Unis
puissent agir complètement à leur guise en Haïti, ou la France
au Tchad. Mais une structure de sécurité où toutes les affaires,
grandes ou petites, remonteraient au siège de l'ONU, serait
vouée à l'échec comme on ne le sait déjà que trop. À l'instar
de l'Union européenne, il faut appliquer le principe de subsidiarité avec son double aspect. Un aspect négatif : les
détenteurs de l'autorité, l'ONU en particulier, ne doivent pas
faire obstacle aux arrangements régionaux qui ne portent pas
atteinte au système international dans son ensemble ou aux
intérêts majeurs des autres pays. Un aspect positif : chaque
autorité doit inciter, soutenir, et en dernier lieu, suppléer s'il
le faut,
les acteurs
insuffisants
39.
Un tel programme peut s'énoncer en quelques lignes.
45
Mais une énorme ambition collective sera nécessaire pour sa
mise en oeuvre..
Chapitre III
'
GLACIATION
Pour appréhender le monde actuel, il faut en retracer les
origines immédiates, c'est-à-dire la « guerre froide ' ». Nous
prenons ici cette locution au sens large, pour embrasser la
période qui s'étend de la chute de l'Allemagne nazie à celle
de l'Union soviétique. Ce retour en arrière est indispensable
pour comprendre le capital institutionnel dont nous héritons
aujourd'hui, mais aussi les problèmes ethniques - ou si l'on
préfère communautaires - et territoriaux consécutifs à la
disparition de l'Empire soviétique et, d'une manière générale, un ensemble de comportements collectifs largement déterminé par l'empreinte de notre passé immédiat.
La singulière
alliance
L'URSS et l'Amérique étaient entrées dans la guerre
contre leur gré. Hitler s'était jeté sur la première le
22 juin 1941 (opération Barberousse), puis avait déclaré la
guerre à la seconde (11 décembre 1941), quelques jours après
l'attaque surprise des Japonais contre la flotte américaine du
Pacifique (7 décembre). Ainsi s'achevait l'ère de l'Europe
européenne, et s'annonçait le temps des superpuissances.
Pour vaincre les puissances de l'Axe, une singulière
alliance allait se former entre les États-Unis, la GrandeBretagne (seul môle de résistance contre Hitler de juin 1940
à la fin de 1941) et l'URSS. Roosevelt, Churchill et Staline
allaient occuper le devant de la scène pendant les années
décisives.
Alliance singulière, car elle rassemblait deux grandes
47
.-
.
'
démocraties et un empire aussi totalitaire que le régime qu'il
s'agissait d'abattre. Mais les puissances occidentales ne voulaient pas le savoir. À vrai dire, elles n'avaient pas le choix.
Du moins auraient-elles pu être lucides. Jusqu'à sa mort
(12 avril 1945) ou presque, Roosevelt crut à la possibilité
d'établir avec Staline des relations « normales ». Jean Laloy
a résumé la vision du président américain dans une page qui
mérite d'être citée entièrement : « Selon Roosevelt, la paix
future sera maintenue par une organisation internationale
comportant une assemblée ainsi que divers conseils ou comités, mais dirigée en fait par les trois vainqueurs (plus la
Chine), chargés de la sécurité, donc de la police, internationale. Pas de retour à la Société des Nations et à son impuissance ! Les ennemis, après leur défaite, resteront désarmés,
les autres États n'auront plus besoin de forces importantes.
La paix s'établira sous le contrôle du Directoire des Quatre
(plus, éventuellement, la France). Cette paix se renforcera
dans la mesure où les colonies, mandats ou territoires sous
contrôle accéderont peu à peu à l'indépendance grâce à un
système de tutelle internationale (Trusteeship). Enfin, les
relations économiques internationales seront organisées par
une série d'accords, afin de parvenir à un régime d'échanges
aussi peu restrictif que possible. À l'origine de ces vues très
amples, on trouve le désir de ne pas répéter l'expérience de
Wilson : organiser les rapports internationaux sur des bases
nouvelles - institutions permanentes, créées si possible
avant la fin des hostilités ; engagement définitif des ÉtatsUnis dans l'action politique internationale ; maintien de la
bonne entente entre les vainqueurs, principaux responsables
de l'avenir, spécialement entre les États-Unis et l'URSS.
Dans ce programme, idéalisme et pragmatisme s'enchevêtrent inévitablement. Ce qui fait défaut, c'est une compréhension
_
de la nature
et des desseins
du grand
allié
de l'Est
2. »
Que voulait Staline ? Le maître de la Russie, qui avait
failli tout perdre en se laissant duper par Hitler en 1941, avait
besoin de Roosevelt comme celui-ci avait besoin de lui.
Leurs rapports, entre 1942 et 1944, furent dominés par la
question de la création d'un second front, qui ne vint réellement qu'avec le débarquement en Normandie (opération
48
Overlord). En 1943, les rapports étaient extrêmement tendus.
« Les Russes multipliaient les allusions blessantes à l'égard
du second front ou à la lenteur de la campagne de Tunisie.
L'ambassadeur américain à Moscou, Stanley, le 8 mars,
déclara aux correspondants de presse américains que la
Russie recevait d'énormes quantités de matériel des ÉtatsUnis, mais que le peuple l'ignorait, ses dirigeants s'ingéniant
à lui faire croire qu'il luttait seul 3. » Il s'agissait de ne pas
porter ombrage à l'idéologie communiste ! Staline voyait audelà de la victoire. Il pensait que, Hitler vaincu, l'Amérique
se replierait tôt ou tard, laissant derrière elle un immense
champ de ruines propice à l'extension du communisme sur la
totalité du continent européen.
Contrairement à la vision moraliste de Roosevelt, le projet de Staline était proprement géopolitique, comme celui de
Hitler qu'il s'agissait de réduire à néant. Pour l'accomplir, le
dictateur plaçait ses pions. Les deux pièces majeures de son
dispositif étaient la Pologne et l'Allemagne. La Pologne se
trouvait partagée, avant la première guerre mondiale, entre la
Russie, l'Allemagne et l'Autriche 4. L'effondrement des trois
empires avait permis sa reconstitution en 1919, sous la houlette de Joseph Pilsudski. La Pologne avait eu à lutter contre
les Allemands, les Ukrainiens et les Russes. À la fin de 1919,
une « Commission aux affaires polonaises », créée au sein de
la conférence de Paris, avait fixé la frontière orientale du nouvel État à une ligne connue sous le nom de « ligne Curzon ».
Mais par la suite, les Polonais étaient parvenus (avec le
concours de la France) à défaire les Soviets. Il ne fut plus
question de la ligne Curzon. Le traité de Riga (12 mars 1921 )
reconnut une frontière située à cent cinquante kilomètres à
l'est de celle-ci 5.
C'est l'attaque allemande contre la Pologne, le ler septembre 1939, qui marqua le début de la seconde guerre mondiale. Les Soviétiques envahirent l'est de ce malheureux
pays, le 17 septembre. Les armées des deux dictateurs se rencontrèrent sur la ligne prévue par les protocoles additionnels
au pacte Molotov-Ribbentrop. Après juin 1941, l'Allemagne
occupa tout le terrain. Staline entendait le récupérer. Comme
l'écrit Jean Laloy : « Ce territoire si mal acquis et si vite
49
perdu, Staline, dès juillet 1941, le réclame aux alliés de
rechange et, pour commencer, à la Pologne elle-même 6. » Le
maître de l'URSS voulait que la frontière orientale de la
Pologne fût fixée à la ligne Curzon. Il poursuivit cet objectif
sans relâche. En arrachant progressivement des concessions à
Roosevelt et à Churchill, il parvint à rafler le pays tout entier
pendant la conférence de Crimée (4-11 février 1945). Ses partenaires ne s'en rendirent pas immédiatement compte, car
l'affaire était bien maquillée. À Yalta, il était prévu que la
Pologne serait administrée par un gouvernement d'unité
nationale, issu du Comité de Lublin, prosoviétique 7, avec la
participation de quelques représentants du Comité de
Londres, pro-occidental. Des élections devaient désigner
ultérieurement un gouvernement démocratique. Staline s'appuya sur la situation de fait qu'il avait su créer et donna à
l'histoire le cours qu'il voulait lui imprimer. Pour l'essentiel,
il avait atteint dès février 1945 son objectif le plus fondamental, dont ses partenaires n'avaient pas réellement pris
conscience : avoir un accès à l'Allemagne 8.
Yalta : mythe et réalité
"
.
'
.
L'affaire polonaise nous conduit à faire une parenthèse sur
la conférence de Crimée. Le mythe - particulièrement
répandu en France à cause des positions du général de Gaulle
sur le sujet - d'un accord sur des sphères d'influence à
Yalta, ne résiste pas aux faits. Le seul moment où il avait été
question d'un partage fut le voyage du Premier ministre britannique à Moscou, en octobre 1944. Churchill et Staline
jouèrent alors avec la carte des Balkans. Le premier a laissé
un récit des tractations qui n'est pas en son honneur. Mais il
faut tenir compte de l'air du temps. Lisons Churchill : « Le
moment me paraissant approprié, je décidai donc de parler
affaires : réglons cette histoire des Balkans. Vos armées sont
en Roumanie et en Bulgarie. Nous y avons des intérêts, des
missions, des agents. Ne laissons pas s'instaurer des malentendus entre nous pour des détails. En nous cantonnant à la
Grande-Bretagne et à la Russie, que diriez-vous d'avoir 90 %
de la prédominance en Roumanie, de nous laisser 90 % de la
50
prédominance, mettons, en Grèce, et de partager cinquante
cinquante en Yougoslavie 9 ?» Tout cela était en réalité fort
vague 10.Peut-être cet « accord sur les Balkans » a-t-il eu un
effet à propos de la Grèce, et encore, ce n'est pas sûr.
Roosevelt avait refusé de donner au Premier ministre l'autorisation de parler en son nom. L'idée même de partage en
zones d'influence était fondamentalement contraire à la philosophie américaine Il. « Aucun texte, aucun accord (même
implicite), écrit Jean Laloy, ne prévoit qu'à l'Est régnera le
marxisme-léninisme et à l'Ouest, la démocratie libérale. À
Yalta, les Alliés ont sans doute manqué de fermeté. Ils n'ont
pas pour autant souscrit par avance aux abus qui, dans les territoires occupés par les forces soviétiques, ont créé de fortes
tensions dès 1945 et ont conduit à deux ruptures, celle des
Occidentaux avec l'URSS à partir de l'année 1947, celle de
la Yougoslavie communiste avec le régime communiste de
Moscou
en 1948
12. »
Yalta n'est qu'un moment important dans une tendance
qui ne se renversera qu'après le tournant de la politique américaine, en 1947. « On oublie trop souvent, écrit encore Jean
Laloy, que dès 1944-1945, la division de l'Europe existe et
qu'elle est asymétrique : l'URSS domine l'Europe orientale
et centrale, mais influence aussi les grands partis communistes à l'Ouest, spécialement en France et en Italie. La réciprocité n'existe pas : dans les pays sous contrôle soviétique,
les partis plus ou moins libéraux sont rapidement amenés à se
joindre à des « fronts » dominés par les communistes. Deux
poids, deux mesures. Deux zones, l'une à l'Est glacée, l'autre
à l'Ouest
menacée
de glaciation.
La partie
est inégale
13. »
Un commentaire de Staline, rapporté par le communiste
yougoslave Milovan Djilas, est souvent cité : « Cette guerre
ne ressemble pas à celles d'autrefois ; quiconque occupe un
territoire y impose également son propre système en concordance avec l'avance de son armée ; il ne peut en être autrement '4. » En l'occurrence, Thucydide avait dit cela bien
avant le tyran de Moscou. La citation de Djilas montre que les
intentions du dictateur étaient dépourvues de toute ambiguïté. À vrai dire, il avait révélé son style au début de la guerre,
511
'
avec l'invasion de la Pologne puis, en 1940, en annexant les
pays
baltes,
Les suites
'
.
'
..
.
.
.
'
....
.
_
'
la Bessarabie
immédiates
et la Bukovine
du Nord
de la victoire
La carte du continent eurasiatique qui s'esquissait
en 1944-1945 résultait du rapport des armes et des volontés
qui les sous-tendaient. Dans la seconde moitié de 1944,
l'URSS avait créé des faits accomplis en Roumanie, en
Finlande, en Bulgarie et en Hongrie 16. Entre-temps, elle
s'était « rapprochée » de la Tchécoslovaquie 17.Du côté de
l'Asie, Roosevelt avait accepté, à Yalta, toutes les demandes
de Staline, principalement : la partie nord de l'île de
Sakhaline, les Kouriles, Dairen et Port-Arthur sur les côtes
chinoises, la confirmation du statut de la République populaire de Mongolie. En échange, Staline s'était engagé à ouvrir
les hostilités contre le Japon, le moment venu. Le Président
américain n'était pas sûr de disposer en temps utile de la
bombe atomique, ni peut-être de vouloir l'utiliser. Il pouvait
avoir besoin du concours soviétique pour amener les Nippons
à la capitulation. En fait, les événements devaient prendre un
autre cours, et Staline profita de l'aubaine. Il passa à l'acte le
8 août 1945, deux jours après l'explosion nucléaire de
Hiroshima et la veille de celle de Nagasaki. À une vitesse fulgurante, les troupes soviétiques convergèrent vers la
Mandchourie, pénétrèrent en Corée et dans la partie sud de
Sakhaline. Le 12 août, quarante-huit heures avant la demande de capitulation japonaise, les Russes occupaient déjà la
Corée du Nord. Ils n'avaient pas perdu de temps !
Lors de la dernière ligne droite, la célérité des différentes
armées décida du sort de Berlin. Les Soviétiques se ruèrent
sur la capitale du Reich, comprenant mieux que quiconque la
valeur politique de cette carte. Soucieux de ne pas indisposer
Staline, Roosevelt choisit de le laisser faire, et s'employa plutôt, dans la phase finale de la guerre, à minimiser les pertes
américaines. Pour les mêmes raisons, les États-Unis s'abstinrent de libérer la Tchécoslovaquie - à leur portée - et évacuèrent rapidement la Saxe et la Thuringe, qui appartien52
draient ainsi, ultérieurement, à la République démocratique
allemande (RDA) 18.
À Téhéran (novembre 1943), Staline s'était opposé au
plan de Churchill. Celui-ci voulait lancer, simultanément
avec le débarquement prévu en Normandie, une opération sur
les Balkans. Selon Staline, il fallait aller droit au coeur de
l'Allemagne, et les Balkans n'étaient pas une bonne voie
pour y accéder. Surtout, il y avait évidemment le non-dit : le
second front était certes nécessaire, mais il ne devait pas
empêcher les troupes soviétiques d'occuper les territoires sur
lesquels le dictateur rouge avait jeté son dévolu.
Une chose est sûre : en partie parce qu'ils étaient obsédés
par le risque d'une paix séparée entre l'URSS et l'Allemagne,
en partie par incompréhension de la nature du régime communiste et des buts réels poursuivis par Staline, les Alliés ont
laissé s'établir les bases de la future division de l'Europe.
En 1945, l'influence de l'URSS s'étendait jusqu'à l'Elbe et
au-delà, jusqu'aux approches de la mer du Nord et de
l'Adriatique. Pour ce qui concerne Yalta, Antony Eden a laissé un témoignage saisissant. Le 4 janvier 1945, il note dans
son journal : « J'ai bien peur que la conférence ne se passe
dans le désordre et que rien ne soit vraiment réglé. Staline est
le seul des trois qui sache vraiment ce qu'il veut, un rude
négociateur. Le premier ministre en ces matières se laisse
guider par ses impulsions. Roosevelt, lui, reste dans le vague
et jalouse les autres 19.»
Au moment de la reddition du IIIe Reich, aucun accord
entre les alliés n'existait sur l'Allemagne. En janvier 1943, à
Casablanca, Roosevelt avait énoncé le principe de la « capitulation inconditionnelle de l'ennemi ». Peut-être son propos
a-t-il découragé certains opposants allemands de Hitler.
Surtout, en ne disant rien sur la future Allemagne, les AngloSaxons ont laissé le vide au coeur de l'Europe. Jean Laloy y
voit
l'origine
des conditions
de la future
division
du pays
20.
À Téhéran, chacun des trois grands acteurs avait évoqué sa
propre formule de démembrement du Reich. Roosevelt pensait à cinq États, Churchill à trois. Le mois précédent, Staline
avait obtenu de ses alliés ce qu'alors il souhaitait le plus
ardemment : il fut décidé qu'après la capitulation, il n'y aurait
53
pas de gouvernement central allemand, au moins pendant
quelques mois. Ce point était capital pour le dictateur, pour
deux raisons. D'une part, il se méfiait de ses alliés plus que
ceux-ci de lui-même. Il craignait que les Anglo-Américains
n'essayassent de pactiser au dernier moment avec quelque
général. D'autre part, il pouvait espérer que sa stratégie pour
l'Europe de l'Est s'appliquerait aussi à l'Allemagne, c'est-àdire l'instauration d'un régime communiste après une phase
de transition. Ainsi s'explique qu'à Yalta, Staline demanda
que l'acte de capitulation mentionnât, non le démembrement,
mais son éventualité, et reprit son exigence de ne pas laisser
se former un nouveau gouvernement allemand aussitôt après
la fin des hostilités.
La suite des événements découle de ces prémisses.
L'Allemagne sera donc occupée, sans gouvernement national. Le pays sera découpé en quatre zones d'occupation, une
pour chacun des pays vainqueurs 2i. Les quatre assumeront
conjointement le pouvoir.
La conférence de Potsdam (17 juillet-2 août 1945) ne fera
que donner son aval à des faits accomplis, y compris les frontières de la Pologne (ligne Oder-Neisse à l'ouest, ligne
Curzon à l'est). La nouvelle Pologne englobera ainsi la
Poméranie et la Silésie ; elle abandonnera à l'URSS tous ses
territoires ukrainiens et biélorusses. Au total, ce pays passera
de 388 000 à 310 000 kilomètres carrés. Ces accords, considérés comme provisoires par les Occidentaux, entraîneront
l'expulsion de deux millions d'Allemands.
Entre-temps, l'URSS avait organisé précipitamment sa
zone en Allemagne, et avait entrepris d'y prélever tout ce qui
pouvait l'être au titre des réparations dont le principe avait été
accepté en Crimée. À l'été 1945, la division de l'Europe était
une réalité, à laquelle les Alliés de Staline, dont les yeux commençaient à s'ouvrir, se résignèrent amèrement. Le
5 mars 1946, Churchill, chassé du pouvoir, lança une formule aussitôt célèbre qui caractérisera durablement la nouvelle
situation du monde. Ce jour-là, dans un discours à Fulton
(Missouri), il dénonça « le rideau de fer qui, de Stettin dans
la Baltique à Trieste dans l'Adriatique, s'est abattu sur notre
continent ».
54
Je citerai une dernière fois Jean Laloy, qui a si finement
démonté le problème de Yalta : « À première lecture, le communiqué de Yalta semble refléter une entente complète entre
les trois : l'Allemagne, après sa défaite, sera non seulement
contrôlée mais gouvernée par les vainqueurs ; désarmée,
rééduquée, démocratisée, elle réparera les dommages qu'elle
a causés. Une conférence internationale rédigera la Charte
des Nations unies, l'organisation mondiale qui permettra aux
États-Unis de ne pas se replier sur eux-mêmes, à l'URSS de
coopérer avec le monde non communiste. Les pays européens
libérés recevront, en cas de besoin, l'aide des tiers pour se
doter d'institutions démocratiques et de gouvernements
représentatifs. En Pologne sera créé un gouvernement de coalition qui s'engagera à organiser dès que possible des élections libres. En Yougoslavie, les dispositions législatives
décrétées par la résistance devront être ratifiées par une
Assemblée constituante. La France occupera une zone en
Allemagne et sera membre du Conseil de contrôle de Berlin.
Enfin, un Conseil des ministres des Affaires étrangères se
réunira régulièrement pour maintenir une concertation étroite
entre les gouvernements. Qui désapprouverait un tel programme 22 ?
»»
L'Europe
de l'Est
Pour comprendre ce qui se passait réellement, il aurait
fallu saisir la nature du régime stalinien, comme il aurait fallu
en 1933 comprendre la portée du projet explicité dans Mein
Kampf. Mais, au début de 1945, les esprits lucides n'étaient
pas légion. Le système communiste exerçait un formidable
attrait sur de vastes couches de la population européenne.
L'URSS était célébrée pour sa résistance et ses victoires
contre le nazisme. Beaucoup d'intellectuels européens,
notamment français, croyaient à la supériorité du modèle économique soviétique et manifestaient leur sympathie à Staline.
Ils ne commenceront à ouvrir les yeux que lorsque les troupes
soviétiques écraseront la révolte de Budapest, en 1956.
Quelques années plus tard, le maoïsme exercera à son tour
une véritable fascination, principalement en France. On en
55
verra même les traces dans la mode vestimentaire. Mais les
conséquences seront moindres. La complaisance pour le régime communiste durera jusqu'aux années soixante-dix, jusqu'au triomphe de Soljenitsyne. La lutte implacable que
mena un Raymond Aron contre le marxisme-léninisme
explique largement sa position relativement marginale dans
la vie intellectuelle de notre pays, jusqu'aux toutes dernières
années de sa vie 23.Des dizaines de millions d'Européens de
l'Ouest et une partie de leurs élites partagent la responsabilité de ce qu'on peut appeler symboliquement l'échec de Yalta.
Suivant
,
l'analyse
de
l'historien
Hugh
Seton-Watson
24,
Jacques Rupnik résume ainsi les trois phases de la prise de
pouvoir par les communistes en Europe de l'Est :
« La première est une coalition authentique ; plusieurs
partis politiques (liés par un programme commun dit de Front
national) rivalisent pour le pouvoir. La liberté de la presse et
la liberté d'association sont respectées, quoique fortement
limitées par le facteur soviétique et, bien entendu, par la
mainmise communiste sur les ministères clés tels que la
Défense ou l'Intérieur. En Bulgarie et Roumanie, cette phase
dura quelques mois ; en Hongrie, jusqu'au printemps 1947 ;
en Tchécoslovaquie, jusqu'en février 1948.
« La deuxième phase est celle de la pseudo-coalition. Des
non-communistes siègent encore au gouvernement mais ils
doivent moins leur poste au pouvoir de leur parti qu'à leur
soumission aux communistes. La Pologne et la Yougoslavie,
qui avaient sauté la première étape, n'ont connu que brièvement la seconde. Cette étape prit fin partout à la suite de la
réunion du Kominform à Szklarzka Poreba en septembre
1947 2s.
« La troisième et dernière phase est l'instauration d'un
régime communiste monolithique : toute opposition est supprimée et ses représentants sont arrêtés, ou contraints à l'exil.
Les socialistes subissent des purges avant d'être forcés de
fusionner avec le parti communiste 26. Le coup d'État de
février 1948 en Tchécoslovaquie a été la transition la plus
brutale de la première à la troisième phase. »
Au début de la guerre, la Roumanie, la Bulgarie, la
Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Finlande,
56
l'Autriche, mais aussi l'Espagne et l'Italie, étaient les amis,
les alliés ou les proies de l'Allemagne nazie. Les cinq premières tombèrent dans l'escarcelle de Staline. Parce qu'elle
était un morceau trop résistant par rapport à sa valeur stratégique, la Finlande ne subit pas, après la victoire de l'URSS
en 1944, le sort que l'URSS avait réservé à la Roumanie et à
la Bulgarie. En ce qui concerne l'Autriche, annexée par Hitler
en 1938, les trois Grands s'étaient mis d'accord à Téhéran sur
le principe de son indépendance. Staline n'était pas en mesure de formuler d'autres exigences pour ce pays. La
République autrichienne fut restaurée en avril 1945 et le premier chef de son gouvernement, le socialiste Karl Renner,
devint président de la République en décembre de la même
année. Mais le pays resta occupé, là encore selon les zones
atteintes par les armées de libération. Il fallut attendre plus de
deux ans après la mort de Staline pour que l'URSS accepte de
signer le traité de paix qui reconnaissait effectivement l'indépendance et la neutralité de l'Autriche (15 mai 1955) et
entérinait
le
retrait
des
troupes
d'occupation
alliées
27
(octobre 1955). L'Espagne, protégée par sa position excentrique mais aussi par la prudence de Franco, resta isolée jusqu'à la mort de celui-ci (20 novembre 1975). L'Italie fut libérée par les Occidentaux, et devait avoir pour longtemps le
plus important parti communiste de l'Europe libre28.
Dans le camp communiste qui s'est constitué au début de
la guerre froide, le cas de la Yougoslavie est le plus singulier.
Le Croate Josip Broz, dit Tito, grande figure de la résistance
contre les nazis, est parvenu à redonner vie au projet yougoslave moribond. Seul dirigeant communiste en Europe à détenir une légitimité qui lui fût propre, il osa tenir tête à Staline,
au point que le Kominform le condamna pour « déviationnisme » en 1948. Avec la Yougoslavie apparut ainsi le premier
schisme de l'Internationale communiste 29. Pendant toute la
guerre froide, la Yougoslavie devait rester la moins totalitaire
des démocraties populaires, la plus respectée aussi en
Occident. Seul un autre chef communiste a concurrencé pendant un temps le maréchal Tito dans son rôle de vedette d'un
communisme indépendant : il s'appelait Nicolae Ceaucescu.
Chapitre IV
LA NOUVELLE
ALLIANCE
'
Le long télégramme
Au début de l'année 1946, l'Amérique devint mûre pour
élaborer une stratégie face à l'URSS. Les responsablesde
Washingtoncommencèrentenfin à comprendreles réalitésdu
communisme.Profitant de l'absence de son patron Averell
Harriman, le numérodeux de l'ambassadedes États-Unisen
Union soviétique, un fin connaisseur des affaires européennes nommé George Kennan entreprit d'expliquer au
Départementd'État la nature du régime de Staline.Dans ce
but, il envoya un télégramme d'une longueur inhabituelle
- environ huit mille mots - décrivant le monde vu de
Moscou, le projet de Staline,les deux niveauxde sa mise en
oeuvre (les relations interétatiques, le réseau des partis
communistes et des organisations qui leur étaient liées).
L'auteur en tirait des conclusionsgénéralespour la politique
américaine.
Trois idées dominent la partie opérationnelledu texte de
Kennan. Premièrement,il observe que les Soviétiquessont
essentiellementprudents. Contrairementà Hitler, Staline ne
progressepas par quitte ou double ;il se contentede renverser
les murs,
après
en avoir
testé
l'absence
de résistance
2.
Deuxièmement,du fait de ses immensesdéficiences,le système soviétiqueaura de plus en plus de difficultésà se maintenir ; mais son affaiblissementprendra beaucoupde temps,
au-delàmême de la disparitionde son auteur.Troisièmement,
« le communismeest commeun parasitequi se nourritsur les
59
:
tissus morts » ; la meilleure façon de contenir l'URSS (l'idée
de containment - mot que l'on traduit généralement par
« endiguement » - est déjà présente dans ce texte) est donc
de renforcer nos propres sociétés. L'observateur conclut en
affirmant sa conviction que le problème posé par l'URSS est
soluble sans recours à la guerre.
Le télégramme, envoyé à Washington le 22 février 1946,
connut un extraordinaire retentissement, sans précédent pour
ce genre de littérature. C'est qu'il venait à point nommé.
Comme l'écrit lucidement Kennan dans ses mémoires : « Six
mois plus tôt, le message aurait probablement été reçu au
Département d'État avec des froncements d'yeux et des
moues de désapprobation. Six mois plus tard, il aurait sans
doute paru redondant, une sorte de prêche pour un convaincu 3 ». Le « long télégramme » apportait la formulation juste
du problème soviétique, et une ébauche de stratégie, au
moment précis où le besoin s'en faisait ressentir 4. Ainsi se
noue souvent le destin des hommes. Il faut faire le bon geste,
au bon moment. Le cardinal de Retz et Clausewitz ont consacré de belles pages à ce thème universel.
Une année allait encore s'écouler avant que les États-Unis
n'effectuent un choix stratégique clair. L'occasion en fut la
décision britannique, annoncée le 24 février 1947, d'alléger
ses charges, et de retirer ses troupes de Grèce. Dans ce pays
ravagé par la guerre civile, Londres avait déployé quarante
mille hommes pour soutenir le gouvernement légal contre les
maquis communistes, appuyés par la Bulgarie, la
Yougoslavie et l'Albanie. Dans le même temps, Staline faisait pression sur la Turquie, au sujet des détroits de la mer
Noire et de certaines questions frontalières 5. Truman décida
de prendre la relève des Anglais. Il annonça sa décision au
Congrès, le 12 mars 1947. Le coeurde la « doctrine Truman »
est exprimé dans ce passage de son discours : « Je crois que
la politique des États-Unis doit être de soutenir les peuples
libres dans leur résistance à l'assujettissement par des minorités armées ou par des pressions extérieures. Je crois que
nous devons aider les peuples libres à élaborer leurs propres
destinées selon leurs propres voies. » Le Président des ÉtatsUnis allait en fait très au-delà du soutien aux Grecs et aux
60
Turcs. Il énonçait une politique universelle de résistance
contre
les visées
Le plan
communistes
6.
Marshall
Au début de l'année 1947, il apparaissait que les économies européennes ne parvenaient pas à se rétablir. Là se
situait le principal facteur de risque pour la propagation du
communisme. Le général Marshall, ancien commandant en
chef des troupes américaines en Chine devenu secrétaire d'État, réalisa que « le patient était en train de couler pendant que
les médecins délibéraient ». Il estima nécessaire de prendre
une grande initiative, et pour la mettre au point eut l'intelligence de faire appel aux meilleures compétences disponibles.
L'artisan principal de ce travail fut sans doute George Kennan
devenu, grâce à sa réputation acquise avec le « long télégramme », le directeur de son Policy Planning Staff 7. Ainsi
naquit le célèbre plan Marshall, dont le succès, nullement
évident a priori, devait être fulgurant. C'est également la
logique économique qui conduisit les Anglo-Saxons, avec
l'accord difficilement acquis des Français, à réaliser l'unification économique de leurs zones d'occupation en
Allemagne, quand ils eurent cessé de croire à la possibilité de
débloquer leurs
' conversations avec les Russes sur l'avenir de
ce pays.
Le plan Marshall reposait sur quelques idées simples, et
d'abord la distinction entre un problème à court terme et un
problème à moyen terme. À court terme, il s'agissait d'aider
les pays européens à éliminer les goulots d'étranglement
énergétiques. Le problème à moyen terme consistait à réorganiser les structures économiques et sociales bouleversées
par la guerre. Les auteurs du plan Marshall avaient compris
que cela n'avait rien à voir avec la question du décollage des
pays sous-développés 8. Le premier objectif était facile à
atteindre. Comment devait-on s'y prendre pour réaliser le
second ? Les conseillers du secrétaire d'État virent juste : les
pays européens devaient se mettre d'accord sur un programme coordonné de redressement, le rôle des États-Unis se limitant à une aide temporaire pour amorcer sa mise en oeuvre.Ils
611
jugèrent également que, pour des raisons tactiques, le plan
devait être proposé à tous les Européens et à l'URSS. En
d'autres termes, s'il devait y avoir division de l'Europe, ce ne
devait pas être le fait de Washington, mais de Moscou. Et
c'est ainsi que les choses se passèrent.
Le général Marshall prononça sa fameuse allocution à
Harvard, le 5 juin 1947. Le 22 septembre, la « Conférence de
coopération économique » de Paris, réunissant les seize États
qui avaient accepté l'offre américaine 9, dressa le bilan des
besoins communs et adopta un plan de relèvement pour les
années 1948-1952 10. Le 16 avril 1948 fut créée l'Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de répartir l'aide américaine promise dans le cadre de ce
plan 1. L'Union soviétique répliqua en constituant, le 25 janvier 1949, un Conseil d'assistance économique mutuelle
(CAEM, ou COMECON) avec ses satellites. Ce Conseil ne
modifia pas en fait une structure des rapports économiques
entre les pays concernés, se réduisant pour l'essentiel à des
relations bilatérales entre Moscou et chacun de ses vassaux.
Le plan Marshall s'inscrivait dans une conception libérale
de l'économie, qui avait déjà conduit à la création du Fonds
monétaire international en 1944. C'est d'autre part le 1 er janvier 1948 que fut signé l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, c'est-à-dire, selon son sigle anglais, le
GATT 12 (General Agreement on Tariffs and Trade). Ainsi
naquirent les principales institutions de la coopération économique entre les démocraties à économie de marché, dont on
peut dire a posteriori que le succès a été remarquable.
La République
fédérale
d'Allemagne
Telle est la conjoncture dans laquelle les États-Unis, la
Grande-Bretagne et la France se décidèrent à créer la
République fédérale. Les trois pays se réunirent à Londres du
23 février au 6 mars, puis du 28 avril au ler juin 1948. Malgré
les réticences françaises, ils se mirent d'accord sur l'unification économique de leurs zones et sur l'introduction d'une
nouvelle monnaie, le Deutsche Mark, mise en circulation le
20 juin. Une Assemblée constituante fut convoquée pour le
62
ler septembre. Le processus aboutit le 8 mai 1949 à la « loi
fondamentale » (Grundgesetz), c'est-à-dire à la Constitution
de la RFA, et à l'organisation d'élections générales le 14 août.
Le I septembre, Konrad Adenauer fut élu chancelier par le
Bundestag à une voix de majorité. L'ancien maire de Cologne
avait soixante-treize ans. Il ne devait quitter ses fonctions
qu'en octobre 1963, pour céder la place à Ludwig Erhard. Le
7 octobre 1949, l'URSS faisait de sa propre zone une
« République démocratique allemande », un État centralisé
de type soviétique face à la RFA, elle réellement démocratique et de type fédéral.
Le succès de la stratégie occidentale sera impressionnant.
On a beaucoup glosé sur le « miracle économique » allemand. Comme dans le cas du plan Marshall, une analyse
superficielle de ses causes a pu conduire à des généralisations
hâtives ou à des suggestions douteuses pour d'autres situations, par exemple à propos de l'unification allemande
de 1990.
En fait, il n'y a pas eu de miracle. Un spécialiste de l'économie allemande d'après-guerre, Alan Kramer, introduit ainsi
son livre sur le sujet 13 : « À la fin de la deuxième guerre
mondiale, l'économie allemande avait toutes les apparences
de l'anéantissement. À peine dix ans après, cependant,
l'Allemagne de l'Ouest n'avait pas seulement retrouvé son
niveau d'avant-guerre, mais elle le dépassait selon les plus
économiques. Les observateurs
importants des indicateurs
"
étrangers attribuaient ce miracle " aux capacités innées du
peuple allemand pour le travail, à la chance et à l'aide
Marshall. Les ouvrages généralement utilisés sur l'histoire
économique moderne se limitaient aussi à de telles explications simplistes. Le présent livre démontre que, loin d'avoir
été détruite par les bombardements alliés, l'économie allemande était fondamentalement saine à la fin de la guerre et
que sa capacité industrielle avait considérablement augmenté. Grâce à l'abondance d'une main-d'oeuvre qualifiée, complétée par un afflux continu d'immigrants provenant de
l'Europe de l'Est, grâce aussi aux politiques menées par les
gouvernements militaires anglais et américain, l'Allemagne
de l'Ouest réunissait les conditions de la croissance, ce qui
.
63
'
'
permet de comprendre comment elle a atteint sa position
quasi inexpugnable aujourd'hui. » Alan Kramer s'attache en
particulier à démythifier la réforme monétaire, qui joua certes
un rôle important, mais un rôle parmi d'autres, et ne fut en
tout cas pas l'oeuvre des Allemands (en particulier d'Erhard
qui s'en attribuait les mérites), mais exclusivement, selon cet
auteur,
'
'
.
.
'
celle
des Américains
14.
Dans les années trente, également, l'Allemagne avait
connu un faux miracle. Il faut rappeler que les premiers succès de Hitler avaient été largement dus au bilan économique
de son gouvernement. Comme l'écrit l'historien John
Keegan ' 5 : « Sa politique économique n'était pas fondée sur
la théorie, certainement pas sur la théorie keynésienne ; mais
elle se ramenait à un programme de déficit budgétaire, d'investissements publics et d'investissements industriels garantis par l'État que Keynes aurait approuvé. Tout ceci était
accompagné d'un démantèlement calculé des mouvements
syndicaux, avec l'élimination de toutes les restrictions à la
mobilité du travail, dont les effets sur l'emploi furent spectaculaires ; entre janvier 1933 et décembre 1934, le nombre des
chômeurs déclina de plus de la moitié, beaucoup des trois
millions de nouveaux travailleurs trouvèrent des emplois
dans la construction du magnifique réseau autoroutier
(Autobahnen) qui fut le premier symbole extérieur du miracle
économique nazi. »
Le premier « miracle économique » allemand fut keynésien avant la lettre, quoiqu'il reposât également sur une
conception libérale de la mobilité du travail. Le second fut
d'inspiration franchement libérale, bien que sa composante
keynésienne ne cessât de croître. La RFA devint le champion
de l'économie sociale de marché (Sozialmarktwirtschaft).
Werner Abelhauser, un autre spécialiste de l'histoire économique allemande, n'avait pas tort en écrivant : « L'histoire de
la République fédérale d'Allemagne est d'abord son histoire
» Peut-être d'ailleurs cette remarque va-t-elle
économique
La
loin.
plus
puissance de la Prusse, celle de l'Allemagne
maintenant
celle de l'Allemagne démocratique, ont
nazie,
toujours reposé sur la vitalité économique. Comme le Japon.
A contrario, la France a toujours manqué de souffle dans la
64
sphère de l'activité matérielle, et sa capacité d'action exterieure en a toujours souffert.
Le pari de George Kennan et des inspirateurs du plan
Marshall a été gagné. Ce pari, les États-Unis l'avaient fondé
sur un jugement que le général Marshall résumait le ler
octobre 1947 en ces termes : « Le relèvement de l'Europe
serait la meilleure barrière contre l'impérialisme soviétique,
la ruine de l'Europe offrirait l'occasion souhaitée de la
conquête par l'intérieur. » Pour des raisons symétriques,
l'échec économique et social du système soviétique sera la
cause la plus fondamentale de sa décomposition ultérieure.
La guerre froide fut bel et bien le produit de l'affrontement de
deux systèmes.
L'OTAN
En 1947-1949, rien de tout cela n'était évident. Comment
les Soviétiques réagirent-ils à la naissance d'une stratégie
américaine ? Évidemment mal. La création du Kominform
fut une réplique au plan Marshall. Le coup de Prague (25
février 1948) suivit le veto soviétique à l'adhésion de la
Tchécoslovaquie à ce plan. Sans doute aurait-il eu lieu de
toute façon. Le blocus de Berlin apparut comme la réponse de
Moscou à la conférence de Londres des trois Occidentaux sur
l'avenir de l'Allemagne. Le blocus fut renforcé après la création du Deutsche Mark. Washington le contra par un pont
aérien qui dura jusqu'en juin 1949. La détermination et la
prouesse technique des Américains contraignirent finalement
Staline à céder. Ce fut la première épreuve de force entre l'Est
et l'Ouest, dont le déroulement et la conclusion donnèrent
plutôt raison à ceux, comme Kennan, pour qui les Soviétiques
ne voulaient en aucun cas franchir un stade où ils devraient
entrer en guerre. Cette intuition ne sera pas contredite par
l'affaire de la Corée, où ils ne combattront pas directement. Il
faudra attendre 1979 et la crise afghane pour voir l'URSS
engager ses forces hors du périmètre déterminé par l'issue du
second conflit mondial. La politique de Staline, comme celle
de ses successeurs, fut la pression contre les murs.
Mais au début de 1948, la psychose de la guerre s'empare
65
des Européens de l'Ouest. La création du Kominform, le
coup de Prague, le blocus de Berlin, les actions révolutionnaires des partis communistes français et italien provoquent
un sentiment de panique 17. Jusqu'alors, l'idée de containment, à la base des décisions américaines, était principalement politique et non militaire. Telle était notamment la
conviction de George Kennan, qui en juin 1947 avait publié,
dans la revue Foreign Affairs, un article devenu immédiatement célèbre intitulé « The Sources of Soviet conduct ». Mais
les esprits, bons ou mauvais, lisent ou entendent ce qu'ils ont
envie de lire ou d'entendre. Le concept de containment développé par le directeur du Policy Planning Staff fut compris
dans un sens militaire, contrairement aux intentions de son
auteur. Celui-ci - je l'ai déjà dit - était convaincu (il ne
changera jamais d'avis ultérieurement) que l'URSS n'avait
aucunement le dessein d'envahir de nouveaux territoires,
mais qu'elle recherchait l'extension de son empire par des
moyens purement politiques. Comme le nom et donc la fonction de l'auteur qui se cachait derrière la lettre X fut immédiatement révélé au public, les commentateurs en déduisirent
aussitôt que l'article de Foreign Affairs - avec son interprétation erronée - révélait la vraie stratégie américaine dont la
doctrine Truman n'était qu'un élément.
En fait, l'idée d'une alliance défensive contre les visées de
l'URSS flottait dans l'air. Elle devait se préciser l'année suivante face au durcissement de Moscou, et aboutir en 1949 à
la signature du Pacte atlantique. La naissance de l'Alliance se
passa de la manière suivante. En janvier 1948, les
Britanniques projetèrent de conclure avec la France et les
pays du Benelux un traité défensif. Ce fut le pacte de
Bruxelles, signé le 17 mars suivant. L'accord prévoyait une
assistance automatique en cas d'agression en Europe contre
l'un des signataires, et des consultations en cas d'agression
hors d'Europe ou de menace de l'Allemagne. L'Allemagne
était donc mentionnée, mais l'Alliance visait essentiellement
l'URSS. Dès le début du processus se posa la question d'une
association avec les États-Unis. Le 11 juin, le Sénat vota la
« résolution Vanderberg ». Celle-ci autorisait le gouvernement de Washington à conclure des alliances, en temps de
66
paix, à l'extérieur du continent américain. Ce fut un tournant
majeur de la politique américaine.
Le projet de Pacte atlantique fut mis au point après la
réélection de Truman, et aboutit en mars de l'année suivante.
Le traité fut signé le 4 avril 1949 dans la capitale américaine.
Malgré sa formulation assez vague 18 et l'absence, à cette
époque, de toute organisation rigoureuse, communistes et
neutralistes lancèrent une campagne acharnée contre lui, dont
le point d'orgue fut l'appel de Stockholm du 19 mars 1950.
Mais cette énorme agitation n'empêcha pas la ratification du
Pacte 19entré en vigueur dès le 24 août 1949.
Au début de l'année 1950, l'affrontement idéologique battait son plein. C'était l'époque du maccarthysme et de la
« chasse aux sorcières » aux États-Unis. La guerre de Corée
allait pousser la guerre froide à son paroxysme. Le
25 juin 1950, les armées de Kim Il-sung franchissaient le
trente-huitième parallèle et envahissaient la Corée du Sud. Le
dictateur de Pyongyang ne pouvait avoir agi sans le feu vert
de Staline. Au mois d'octobre précédent, Mao Zedong avait
pris le pouvoir à Pékin. L'Asie de l'Est était désormais ouverte au communisme. Quelques mois plus tôt, le 23 septembre 1949, le président Truman avait annoncé l'identification, par les services américains, d'une explosion atomique
en URSS. Pour beaucoup d'observateurs de l'époque, la perspective d'une troisième guerre mondiale se rapprochait. Les
partisans, comme George Kennan, d'une approche purement
ou même principalement politique du containment, n'étaient
plus entendus.
C'est dans ce contexte que les Américains décidèrent de
structurer l'Alliance atlantique en faisant de son organisation
(Organisation du traité de l'Atlantique nord, OTAN) une véritable institution politique et militaire de sécurité régionale,
sans précédent historique. Une organisation militaire intégrée
fut créée dans le cadre de l'OTAN. Son premier chef, portant
le titre impressionnant de commandant suprême des forces
alliées en Europe, fut le général Dwight Eisenhower. Auréolé
de son prestige de libérateur du vieux continent ou du moins
de sa partie occidentale, Ike - comme on appelait familièrement l'ancien patron de l'opération Overlord - fut le princi67
.
'
'
.
.
'
'
..,.
pal artisan de la nouvelle alliance. Son élection à la présidence des États-Unis, en novembre 1952, devait évidemment
avoir des conséquences majeures sur ses orientations futures.
Désormais, l'engagement américain en cas d'attaque soviétique en Europe paraissait quasi automatique. C'était un
changement majeur par rapport aux conditions des deux
guerres mondiales.
Dans cette nouvelle conjoncture, les Américains pressèrent les Européens de réarmer. À cause des conditions économiques et sociales du moment, cela posa aussitôt la question
du réarmement allemand, qui devait avoir des conséquences
complexes sur lesquelles je reviendrai plus loin.
Les développements du début des années cinquante ne
devaient pourtant pas changer radicalement les données politiques de la guerre froide. Eisenhower avait mené sa campagne présidentielle sur le thème de l'insuffisance du
containment et préconisé l'adoption de la doctrine du rollback : il fallait non seulement contenir l'expansion du communisme, mais le refouler à l'intérieur de sa base soviétique.
Le successeur de Truman et son puissant secrétaire d'État,
l'avocat John Foster Dulles, n'allaient cependant pas tarder à
réduire leurs ambitions. Ils devaient, pour l'essentiel, poursuivre la politique de Truman.
Du côté de l'Asie
.
.
Tournons-nous maintenant vers l'autre extrémité du continent eurasiatique. J'ai déjà évoqué la célérité avec laquelle
Staline avait jeté ses troupes sur la Mandchourie et le nord de
la Corée, en août 1945. Après les explosions d'Hiroshima et
de Nagasaki, le Japon capitula sans conditions, selon les exigences de l'ultimatum que lui avaient adressé le 26 juillet les
États-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine. Mais les situations allemande et nippone différaient sous deux rapports
essentiels. D'abord, l'Allemagne était occupée par quatre
puissances, et le Japon par une seule. En pratique, le général
MacArthur s'installait comme un véritable proconsul et se
comporta comme tel. La question d'une division du pays du
Soleil-Levant ne devait jamais se poser. Le destin à court
68
terme de l'archipel devait dépendre des seuls États-Unis
d'Amérique. Ensuite, les vainqueurs avaient accepté le maintien de l'empereur Hirohito, en précisant seulement que son
autorité et celle du gouvernement de l'État seraient soumises
au commandant suprême des puissances alliées. Le vide politique que l'Allemagne devait connaître entre 1945 et 1949
n'eut pas son équivalent au Japon, lequel trouva très vite son
Adenauer, en la personne de Shigeru Yoshida (1878-1967).
Celui-ci avait démissionné de son poste d'ambassadeur à
Londres, en 1939, pour protester contre la politique impérialiste de Tokyo. Une attitude qui lui valut, après 1945, la sympathie de MacArthur. Membre du cabinet formé aussitôt
après la fin des hostilités par le prince Naruhiko Higashikuni,
il devint le chef du parti libéral démocrate. Premier ministre
entre mai 1946 et mai 1947, puis de nouveau entre
octobre 1948 et décembre 1954, il devait jouer un rôle déterminant aux moments décisifs.
Pendant les années 1946 et 1947, la situation se bloqua en
Asie comme en Europe. Les Soviétiques firent le lit des communistes en Mandchourie et en Corée du Nord où Kim Ilsung, arrivé dans les fourgons de Staline, s'était installé en
maître. La Mandchourie devint de facto un État communiste
autonome dès le printemps 1946. C'est en mai et en septembre 1948, respectivement, que furent constitués les deux
États coréens, la Corée du Sud sous la direction de Syngman
Rhee, et la Corée du Nord sous la houlette de Kim It-sung.
Dans ces contrées, l'Histoire suivait un cours parallèle à celui
de l'Europe de l'Est.
La Chine, nominalement dirigée par le gouvernement
nationaliste de Chiang Kaishek, avait en principe récupéré la
Mandchourie et l'île de Formose (Taiwan). Mais la guerre
civile faisait rage, l'Amérique soutenant le leader nationaliste, et l'URSS Mao Zedong. Les hésitations américaines, la
corruption des nationalistes, le talent de Mao, devaient
conduire à la victoire des communistes, prévisible dès 1948.
La République populaire de Chine fut proclamée le
1 eroctobre 1949 à Pékin.
Pour les Américains se posait ainsi, dès le début de la
guerre froide, la question de l'organisation du containment en
69
_
Asie de l'Est. Ils étaient fermement installés aux Philippines.
Mais devant les perspectives qui s'ouvraient, cette base était
insuffisante. Le point décisif se situait à l'évidence au Japon.
Les forces de Staline n'avaient pas été en mesure d'y prendre
pied. Cependant, dans l'état catastrophique où se trouvait
encore le pays au début de 1948, la possibilité d'une victoire
locale du communisme était parfaitement envisageable. À
partir de cette époque, MacArthur mit en oeuvreune politique
plus proche de l'idée sous-jacente au plan Marshall. Il s'agissait désormais de favoriser la reconstruction du Japon, et de
permettre au pays de se défendre contre toute tentative de
subversion intérieure. En même temps, le projet d'un traité de
paix séparé faisait son chemin. Le 1 er juin1950, le gouvernement de Yoshida s'y déclara favorable, à condition que le
Japon pût être protégé contre une éventuelle agression soviétique, ou contre un soulèvement communiste à l'intérieur.
Les préparatifs d'un traité américano-japonais ont-ils joué
un rôle majeur dans le déclenchement de la guerre de Corée ?
Telle fut à l'époque l'opinion de George Kennan, qui écrit
toutefois dans ses mémoires : « Je n'ai aucune preuve que la
possibilité d'une relation entre notre décision d'aller de
l'avant vers un traité de paix séparé avec les Japonais, prévoyant une présence militaire américaine au Japon pendant
une période indéfinie après la conclusion du traité, d'une part,
et la décision soviétique de déclencher une guerre civile en
Corée, d'autre part, ait traversé l'esprit de quiconque à
Washington, en dehors de moi 20.» En tout cas, le résultat
allait être inverse de celui qu'aurait pu souhaiter Staline.
Le 25 juin 1950, les armées nord-coréennes franchissaient
le trente-huitième parallèle, profitant de ce que les forces
américaines avaient pratiquement évacué la péninsule. Le
président Truman prit aussitôt la décision capitale de porter
secours à la Corée du Sud
Après l'affaire du blocus de
c'était
le
test
second
Berlin,
majeur de la guerre froide. Les
États-Unis refusaient de se laisser entraîner dans un enchaînement de concessions analogues à l'appeasement des
années 1936-1939. Dans un premier temps, la Corée du Nord
envahit la quasi-totalité de la péninsule. En septembre, les
troupes américaines passèrent à l'offensive, à partir de la tête
70
de pont de Pusan où elles s'étaient repliées. Elles reprirent
rapidement le terrain perdu et, dès octobre, le problème se
posa du franchissement du trente-huitième parallèle, un pas
que MacArthur n'hésita pas à franchir, ce qui provoqua l'intervention de la Chine à partir du 16 octobre. À la fin de l'année, le front se situait autour du trente-huitième parallèle.
C'est alors que Truman envisagea d'utiliser la bombe atomique contre les Chinois. Sous l'influence, notamment, de
ses alliés européens, il ne voulut cependant pas prendre le
risque du déclenchement d'une troisième guerre mondiale. Il
fallut évacuer Séoul le 4 janvier 1951. Au mois de mars,
MacArthur, sans en référer au Président des États-Unis,
menaça de bombarder les bases chinoises en Mandchourie.
Le proconsul était allé trop loin. Truman le révoqua le
10 avril, et le remplaça par le général Ridgway. Cette décision soulagea l'atmosphère. Le 23 juin 1951, le délégué
soviétique à l'ONU, Jacob Malik, évoqua pour la première
fois « la possibilité de la coexistence pacifique des deux systèmes, socialisme et capitalisme ». La guerre de Corée devait
se terminer par un match nul, mais au prix d'énormes sacrifices. Il fallut attendre l'été 1953 pour la conclusion de l'armistice (Panmunjon), après quoi fut aussitôt signé un traité
d'alliance entre les États-Unis et la Corée du Sud
(7 août 1953).
Le déclenchement de la guerre de Corée fut l'événement
capital qui mit un terme définitif à la conception purement
politique du containment. En particulier, il incita les ÉtatsUnis à aller de l'avant pour la conclusion effective d'un traité de paix avec les Japonais. Le 20 juillet 1951, Washington
convoqua une conférence pour la signature de ce traité, qui se
réunit à San Francisco au début de septembre. L'URSS avait
accepté d'y participer. Mais elle fut le seul des cinquantedeux États présents, avec la Pologne et la Tchécoslovaquie, à
refuser de signer, le 7 septembre. Le lendemain, les ÉtatsUnis concluaient un Traité de sécurité mutuelle avec le Japon.
« Le Japon, n'ayant pas de moyens propres de défense, manifestait le désir que les forces américaines fussent provisoirement maintenues sur son territoire et aux alentours. Les
Américains exprimaient l'espoir que le Japon pourrait
71
.
prendre progressivement la responsabilité de sa propre défense, en évitant pourtant tout armement offensif 22.» Pendant ce
temps, comme on l'a vu, le gouvernement américain recherchait avec ses alliés européens les moyens d'intégrer
l'Allemagne fédérale dans la nouvelle alliance. Comme souvent dans l'Histoire, les ennemis d'hier devenaient les amis
d'aujourd'hui.
Désormais, le dispositif américain en Asie de l'Est allait
reposer sur le Japon et la Corée du Sud, sur les Philippines
avec lesquelles un accord fut conclu le 30 août 1951, et sur
Formose où Chiang Kaishek s'était replié après la victoire de
Mao. Également à San Francisco, le 1 erseptembre, avait été
signé un pacte de sécurité collective entre l'Australie, la
Nouvelle-Zélande et les États-Unis (ANZUS). Par ailleurs, à
partir de juin 1950, la guerre d'Indochine changea de nature.
Pour Washington, ce n'était désormais plus une guerre coloniale, mais un enjeu important dans le grand conflit idéologique. Aussi les Américains décidèrent-ils de soutenir les
Français et mirent-ils le doigt dans un engrenage qui devait
les conduire, ultérieurement, beaucoup plus loin qu'ils ne
l'auraient jamais imaginé.
La politique américaine au Japon est l'une des grandes
réussites de l'après-guerre. Comme en Allemagne de l'Ouest,
la conversion démocratique de ce pays a réussi. Le succès
économique des Nippons a été foudroyant et a entraîné, dans
son sillage, celui des « nouveaux pays industrialisés »,
comme on les appellera plus tard. Quarante ans après
Hiroshima et Nagasaki, le pays du Soleil-Levant était devenu
la deuxième puissance économique du monde. Sans doute
s'apprête-t-il à présent à jouer son propre jeu. Pendant au
moins quatre décennies, il s'est comporté en allié loyal des
États-Unis. Il a adopté sincèrement le modèle « internationaliste ». Mais, comme toujours dans l'Histoire, l'avenir reste
ouvert.
Chapitre V
UNION EUROPÉENNE ?
Comment l'Union européenneest-elle sortie des limbes ?
Comments'est-elle développéejusqu'à la chute de l'URSS ?
Et commentse présenteson avenir,à l'orée du xxie siècle I?
Une géniale fuite en avant
J'ai déjà évoqué l'émergence,dans l'entre-deux-guerres,
de l'idée d'une Unioneuropéennequi se distinguâtd'un rêve
impérial, celui de Charlemagneou de Napoléon, et qui fût
établie sur une libre associationdes États-nationsdu continent. Cette idée prit consistance avec le projet d'Aristide
Briand, rédigé par le diplomateAlexis Léger - plus connu
en littératuresous le nom de Saint-JohnPerse -, lequel fixa
en partie
le vocabulaire
de la future
Communauté
2.
Mais en 1930,la conjoncturepolitiquene se prêtaitpas au
passage à l'acte. La pression était insuffisante.Après, elle
allait être trop forte. Ou plutôt, la menace venant alors du
coeurmême de l'Europe, une Union comme remède ne pouvait plus guère avoir de sens.
À la fin des années quarante, la situation est mûre pour
réactiver l'idée. Comme pour les cantons suisses au
XIIIesiècle, la pression vient clairement de l'extérieur. La
Confédérationhelvétiqueest née du Pactedéfensif quesignèrent en août 1291 les Waldstâtten,c'est-à-dire les trois pays
d'Uri, Schwyzet Unterwald,juste après la mort de Rodolphe
de Habsbourg.Celui-ci avait respectéles droits acquis antérieurementpar ces trois communautéspaysannes,qui bénéficiaient ainsi d'une réelle autonomie.Mais rien ne garantissait
73
que le nouvel empereur adopterait une attitude aussi tolérante. Le Pacte, rédigé en latin, peut se résumer ainsi : les habitants d'Uri, de Schwyz et d'Unterwald promettent de s'aider
les uns les autres en cas d'attaque ; ils déclarent qu'ils ne
reconnaîtront aucun juge étranger ; ils s'engagent à régler
leurs querelles non par la guerre, mais en prenant des
arbitres ; ils proclament leur volonté de punir les criminels,
les incendiaires, les voleurs. Le Pacte fut conçu pour « durer
à perpétuité ». Il ne s'agissait pas, dans l'esprit des signataires, de créer un nouvel État. La Confédération helvétique
telle que nous la connaissons aujourd'hui est, malgré son
nom, une fédération dont la Constitution n'a été fixée
qu'en 1848.
Pour l'Europe occidentale de l'après-guerre, l'empereur
que l'on craint s'appelle Staline. Mais contrairement aux
confédérés de 1291, elle ne trouve pas en son sein la force de
réagir. Les Européens sont épuisés. Le communisme ne les
menace pas seulement de l'extérieur. Il les mine de l'intérieur. L'impulsion viendra des États-Unis qui, avec le plan
Marshall et l'OECE, mettront en place les premières structures, évidemment plus atlantiques qu'européennes. De
même, sur le plan militaire, l'organisation défensive sera
américaine. Le pacte de Bruxelles du 17 mars 1948 entre la
France, la Grande-Bretagne et les trois pays du Benelux,
n'aura servi que de marchepied à l'Alliance atlantique.
En mai 1948, des mouvements favorables à la constitution
d'une Union européenne se réunissent en congrès à La Haye.
On y voit se dessiner les lignes de partage qui s'affirmeront
tout au long de l'histoire de l'Union, entre les partisans d'une
fédération étroite et ceux d'une confédération souple d'une
part, entre les grands et les petits pays de l'autre. À l'époque,
la plus importante des oppositions est la première, qui se
manifeste essentiellement entre la Grande-Bretagne, hostile à
toute entreprise supranationale, et les pays du « continent ».
De ce congrès de La Haye allait du moins sortir une grande
institution essentiellement européenne mais non communautaire, le Conseil de l'Europe, dont le statut fut signé le
5 mai 1949 et dont la première session eut lieu à Strasbourg
le 8 août suivant. Du fait de l'attitude anglaise, les compé74
tences du Conseil de l'Europe - avant tout une assemblée
parlementaire - furent étroitement délimitées. En pratique, il
devait se spécialiser dans les droits de l'homme et affirmer la
dimension paneuropéenne 3. Cependant, il ne devait guère
jouer de rôle significatif direct pour l'unification économique
et politique du continent.
La question britannique se posa dès l'origine de la
construction communautaire. Ce n'est pas un hasard si,
quelques mois après son discours de Fulton sur le « rideau de
fer », Churchill avait préconisé, à Zurich (19 septembre 1946), la constitution des États-Unis d'Europe, articulés sur une association entre la France et l'Allemagne. « Le
premier pas de la résurrection de la famille européenne doit
être une association entre la France et l'Allemagne [...]. Il
n'y aura pas de renouveau de l'Europe sans la grandeur spirituelle de la France, sans la grandeur spirituelle de
l'Allemagne. » L'essentiel était dit. Mais, dans la vision géopolitique de Churchill, les États-Unis d'Europe devaient trouver leur place à côté des États-Unis d'Amérique et à côté de
l'Empire britannique. Le grand homme n'imaginait pas que
son pays pût en faire partie même si, le 16 juin 1940, il avait
proposé la « fusion » de l'Angleterre avec la France. Au
congrès de La Haye, il avait accepté la perspective de donner
à la Grande-Bretagne sa place au sein d'une confédération
avec des nations continentales. Plus généralement, il est clair
que la position britannique vis-à-vis de l'Union européenne a
été ambiguë dès les origines. Cette ambiguïté tient à l'héritage historique d'une île qui avait dominé le monde au
xixe siècle, et à la complexité de sa relation avec le grand fils
émancipé, les États-Unis, dont le poids en Europe était devenu primordial.
Les grandes idées sont rares en politique, plus encore que
dans les sciences ou dans les arts. Celle que Jean Monnet soumit à Robert Schuman en avril 1950 fut réellement inspirée.
« Elle consistait, explique Robert Toulemon, en une géniale
fuite en avant. Puisqu'il fallait rendre la Ruhr à l'Allemagne,
pourquoi ne pas proposer à celle-ci la mise en commun, en
pool, de l'ensemble de la production charbonnière et sidérurgique des deux pays sous une haute autorité commune de
75
caractère supranational ? Ainsi, plusieurs objectifs seraient
atteints simultanément. Un contrôle serait maintenu sur la
Ruhr. Les complémentarités Ruhr-Lorraine seraient valorisées. Un geste spectaculaire de réconciliation serait accompli.
Enfin les bases d'une construction européenne concrète
seraient posées dans un domaine, celui du charbon et de
'
l'acier,
..
t
."
,
qui
avait
été
le coeur
des
industries
de guerre
4. »
L'organisation à construire serait ouverte à la participation
d'autres pays d'Europe. Le génie de Monnet, écrit Maurice
Duverger, « est d'avoir imaginé de faire autour du charbon et
de l'acier une maquette de la future Communauté, en plaçant
la France et l'Allemagne sur un plan d'égalité dans cette initiative 5 ».En choisissant les secteurs du charbon et de l'acier,
deux facteurs de production essentiels à la reconstruction, on
combinait intelligemment l'aspect utilitaire qui donnait un
sens immédiat au projet, et la modestie qui le rendait politiquement réalisable, en dépit de son caractère révolutionnaire.
Comme le souligne encore Maurice Duverger, le terme de
« haute autorité » indique clairement que l'organisation envisagée était supranationale. C'est bien pour cette raison que la
Grande-Bretagne refusa d'y adhérer. Jean Monnet fit à cette
occasion une observation pénétrante : « Les Anglais refusent
d'envisager les plans encore inappliqués. Ne vous y trompez
pas : si le train démarre, ils le prendront en marche. » En fait,
la Grande-Bretagne s'efforcera constamment d'empêcher le
développement d'une Europe supranationale, de l'extérieur
d'abord, de l'intérieur ensuite.
L'Union européenne est née le 9 mai 1950, avec la déclaration de Robert Schuman, fondée sur l'idée de Jean Monnet.
Le traité instituant la Communauté européenne du charbon et
de l'acier (CECA) fut signé à Paris le 18 avril 1951, entre les
six : France, Allemagne fédérale, Italie, et les trois pays du
Benelux 6. Le succès de l'entreprise tint largement à deux
autres personnalités exceptionnelles, Alcide De Gasperi et
surtout Konrad Adenauer. L'organisation de la CECA, et
celle de l'Union européenne qui en découlera, est entièrement
originale. Elle ne se rapproche d'aucun modèle passé ou présent de fédération ou de confédération. C'est pourquoi
Maurice Duverger parle à son propos de « néofédéralisme ».
76
Avec, d'ailleurs, des inconvénients : les structures qui se
développeront au fil du temps manqueront de la clarté propre
aux lois fondamentales, ou Constitutions, qui régissent la vie
politique des États-nations. D'où le « déficit démocratique »
dont on parlera plus tard, au moment de la ratification du traité de Maastricht. D'où, plus généralement, la crise de légitimité dont souffrira l'Union européenne lorsque la question de
son devenir après la mort de l'URSS sera explicitement
posée.
L'embryon mis en place grâce à Jean Monnet et aux
hommes d'État qui surent tirer parti de ses intuitions était
porteur du projet d'une Europe proprement européenne, irréductible à l'organisation économique et militaire du monde
européen « libre » sous la protection des États-Unis, face à la
menace stalinienne. Peu importe, dans une perspective historique, que la CECA ait rapidement éprouvé des difficultés,
quand la surproduction charbonnière eut succédé à la pénurie,
en raison notamment de la concurrence du pétrole et des charbons moins coûteux des pays tiers. Au-delà de son objet
propre, l'institution inventée par Jean Monnet a rempli son
rôle principal de point de départ du néofédéralisme européen.
L'épreuve
défense e
de la Communauté
européenne
de
.
Quelques semaines après la déclaration de Robert
Schuman éclatait la guerre de Corée. Dès le mois de septembre, Washington demandait la reconstitution d'une armée
allemande. L'Amérique était prête à fournir les armes, mais
les Européens devraient fournir les troupes. À cette époque,
la doctrine des « représailles massives », consistant à assurer
la sécurité de l'Europe occidentale par la seule « dissuasion », c'est-à-dire par la perspective de larguer des bombes
atomiques sur l'adversaire dans le cas où celui-ci prendrait
l'initiative d'une attaque, n'était pas encore formulée. Elle ne
sera d'ailleurs jamais mise en oeuvre sous cette forme naïve.
En 1950, on ne pouvait envisager de bombarder l'URSS que
par avion. Pour cela, il fallait pouvoir disposer de bases sûres
à proximité de son territoire 7. Il fallait aussi être capable de
77
'
,
pénétrer les défenses aériennes soviétiques, avec une probabilité suffisamment élevée de succès. Par ailleurs, Staline disposait lui-même de la bombe atomique depuis l'année précédente. Ainsi, dès cette époque, le problème de la défense de
l'Europe était-il complexe, et ne se réduisait-il pas à la simple
question de savoir si les États-Unis étaient ou non disposés à
mettre immédiatement en jeu un armement, dont le caractère
« absolu » n'était pas encore clairement perçu, malgré l'expérience japonaise 8.
La France n'était pas prête à accepter le réarmement allemand. Pour tourner la difficulté, Paris proposa en
octobre 1950 de transposer dans le domaine militaire la philosophie du plan Schuman. L'idée venait encore de Jean
Monnet. René Pleven, président du Conseil, s'y rallia. Mais
là, le père de l'Europe fut moins bien inspiré, sans doute
parce que les problèmes politico-militaires ne lui étaient
guère familiers. Le succès politique de la CECA tenait dans
son caractère concret et relativement modeste, dans la création d'une « solidarité de fait » autour d'un objectif limité. La
Communauté européenne de défense (CED) abordait au
contraire à coup de clairon la matière la plus sensible qui pût
être sur le plan politique. Le projet, signé le 27 mai 1952, laissait dans l'ombre des questions aussi importantes que la
direction politique des armées et les chaînes de commandement. Après deux années de batailles idéologico-politiques
acharnées, le Parlement français rejeta le traité, le
30 août 1954. On se dispute encore sur la répartition des responsabilités dans l'échec des ultimes tentatives de compromis entre la France et ses partenaires 9.
Entre-temps, Staline était mort. Une certaine détente
s'était instaurée. Eisenhower était devenu Président des
États-Unis. L'OTAN avait été mise en place. L'amiral
Redford avait formulé une stratégie fondée sur les concepts
de riposte immédiate et de représailles massives. Après
l'échec de la CED, la question du réarmement allemand fut
rapidement résolue, à partir d'une proposition du ministre
britannique des Affaires étrangères, Anthony Eden, que
Pierre Mendès France sut exploiter. On redonna vie à l'Union
occidentale de 1948, transformée en une Union de l'Europe
78
occidentale (UEO), où l'on fit entrer l'Allemagne fédérale et
l'Italie 10. La première recouvrait sa pleine souveraineté,
donc le droit de réarmer, mais s'engageait à ne pas fabriquer
d'armes atomiques, chimiques et bactériologiques.
L'Allemagne réunifiée renouvellera cet engagement avec le
Traité dit « 2 + 4 » signé le 12 septembre 1990 à Moscou, 11.
Au contraire, la France se lança, avant même le retour du
général de Gaulle au pouvoir, dans l'aventure nucléaire. Cette
politique lui permit d'accepter beaucoup plus facilement la
remontée de l'Allemagne et l'ensemble de ses conséquences.
Les accords de Paris, réglant les modalités du réarmement
allemand, furent signés le 23 octobre 1954. Le 9 mai 1955,
l'Allemagne devenait le quinzième membre de l'Alliance
atlantique. Cinq jours plus tard, l'URSS répliquait en mettant
en place le pacte de Varsovie, une imitation de l'OTAN
réunissant, autour de la puissance impériale, la Pologne, la
Tchécoslovaquie, la Hongrie, l'Allemagne de l'Est, la
Bulgarie, la Roumanie et l'Albanie. Ces événements n'empêchaient pas, le lendemain, la signature du traité d'État mettant
fin à l'occupation militaire de l'Autriche. Celle-ci s'engageait
en retour à demeurer neutre et à refuser toute union, politique
et économique, avec l'Allemagne. C'est assez dire que l'affaire de la CED se dénouait dans un climat radicalement différent de celui qui avait conduit à son apparition, en 1950.
Pour les « cédistes », comme on les appelait, le vote du
30 août 1954 était un coup de poignard que la France portait
à l'Europe, comme un père à son enfant. Nombreux sont
encore ceux pour qui la construction communautaire aurait
été beaucoup plus rapide si la CED avait été ratifiée.
L'Histoire est comme un arbre infini dont toutes les branches,
sauf une, seraient virtuelles. Renonçons à la tentation de spéculer sur ce qui aurait pu être.
Ce qui est sûr, c'est que la Communauté européenne
devait s'interdire, jusqu'à l'agonie de l'URSS, d'aborder
sérieusement les questions militaires. Le traité de Maastricht
devait réveiller timidement l'UEO. Celle-ci avait aussi peu
servi que l'Union occidentale à laquelle elle avait succédé.
Depuis Maastricht, on envisage d'en faire progressivement le
bras armé de l'Union européenne, dans le cadre d'une
79
« défense commune compatible avec l'Alliance atlantique ».
En même temps que cette ébauche institutionnelle, une nouvelle forme de Communauté européenne de défense se précise, dans les années quatre-vingt-dix, autour d'une coopération franco-allemande concrète et discrète. Le corps francoallemand est devenu Eurocorps. Quarante ans après l'échec
de la CED, la méthode suivie pour renouer avec les problèmes de défense est beaucoup plus proche de la philosophie
de Jean Monnet que la transposition mécanique de la CECA
tentée en 1950.
Des traités
.
de Rome à Maastricht
L'échec de la CED n'a pas tué la construction communautaire, mais l'a orientée dans une direction plus économique que politique, et plus confédérale que fédérale. La
conférence de Messine, en juin 1955, relança le processus. Le
Belge Paul Henri Spaak fut chargé de présider un comité
d'experts, qui se réunit de juillet 1955 à avril 1956. Celui-ci
rechercha une voie moyenne entre les tendances opposées,
supranationale et interétatique. Deux nouvelles communautés
en sortirent, le Marché commun et la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom). Les traités correspondants furent signés à Rome le 25 mars 1957, et ratifiés,
non sans difficultés, par les six. Le projet de Marché commun
se heurta, en France, à l'hostilité d'une grande partie des
élites, en particulier du patronat et de la haute administration 12.Des hommes réputés aussi lucides que Pierre Mendès
France s'y opposèrent. Les traités de Rome n'auraient pas été
ratifiés sans la pression extérieure. 1956 fut l'année de la
crise de Suez et de l'insurrection de Budapest. Peut-être aussi
la guerre d'Algérie a-t-elle joué un rôle indirect, en détournant l'attention de certains hommes politiques opposés au
Marché commun.
Le traité du Marché commun institua une Union douanière. En dépit de nombreux avatars, son succès sera foudroyant.
L'Union douanière sera achevée en 1968, en avance sur le
calendrier prévu. En revanche, Euratom sera un échec, car les
affaires nucléaires se réduiront rapidement à un duel franco80
américain. Des trois communautés, dont les exécutifs seront
fusionnés par un traité du 8 avril 1965 (l'Assemblée parlementaire et la Cour de justice étant communes dès l'origine),
le Marché commun émergera comme le véritable noyau dur
de la construction européenne. Le champ d'action de ce qu'il
convient désormais d'appeler la Communauté s'étendra progressivement à des pays tiers (accords d'association), et à de
nouveaux domaines, principalement la monnaie et la coordination des politiques économiques (plan Barre de 1969, création du serpent monétaire en 1972 et du système monétaire
européen en 1979). Rien de tout cela ne sera simple. À partir
de 1970, la dimension politique - maintenue à l'écart depuis
l'affaire de la CED - sera réintroduite avec l'adoption du
rapport Davignon. La coopération politique sera d'abord établie à côté, et non à l'intérieur des Communautés. Grâce à
l'instauration du Conseil européen en décembre 1974, elle
pourra être progressivement intégrée dans une conception
d'ensemble de l'Union européenne, dont les deux étapes
majeures seront l'Acte unique de 1986, et le traité de
Maastricht de 1992.
Sans doute la coopération politique n'a-t-elle pas encore
donné des résultats impressionnants. Du moins a-t-elle permis de réduire ou de contenir les divergences entre les pays
européens qui, en d'autres temps, auraient provoqué des
crises majeures. Ce fut le cas, par exemple, vis-à-vis du
Moyen-Orient ou encore des pays de l'Est et de la
Yougoslavie, après l'effondrement du communisme.
L'objectif de l'Acte unique, qui est largement l'oeuvre de
Jacques Delors, est d'aller jusqu'au bout de l'idée de Marché
commun. L'article 13 du traité qui l'instaure stipule : « Le
marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des
personnes, des services et des capitaux est assurée [...] »
L'Acte unique doit son appellation au fait qu'il resitue dans
un ensemble cohérent l'ensemble des textes fondateurs des
trois Communautés ainsi que la coopération politique désormais introduite dans l'appareil des traités. Il prévoit que
l'harmonisation des législations sera désormais décidée, au
sein du Conseil des ministres, à la majorité qualifiée.
811
-
,
Postérieur de six ans, le traité sur l'Union européenne, ou
traité de Maastricht, fruit de la volonté du Président
Mitterrand et du Chancelier Kohl de consolider la construction européenne après les bouleversements de 1989-1991,
franchit une étape supplémentaire en affirmant la vocation
fédérale de l'Union, et en fixant un cadre ambitieux pour
« une politique étrangère et de sécurité commune », ainsi que
pour l'établissement d'une monnaie unique dans l'espace
communautaire.
C'est alors que s'est manifestée une crise de légitimité
dont on ne peut comprendre les causes qu'en examinant ne
serait-ce que brièvement les structures de la Communauté.
Sur le plan institutionnel, le Marché commun dérivait de
la CECA. La nouvelle Commission était moins puissante que
la Haute Autorité. Le recul du fédéralisme, après l'affaire de
la CED, profitait au Conseil des ministres (souvent nommé
Conseil tout court, ou maintenant Conseil de l'Union).
Comme le note Maurice Duverger, « le Conseil est à la fois le
gouvernement qui prend les décisions d'administration et
d'exécution, en pouvant transférer certaines des secondes à la
Commission, et l'une des deux chambres législatives, l'autre
étant constituée par des députés élus par les Parlements
nationaux 13». La Commission a en principe le monopole de
l'initiative des textes législatifs. Depuis le traité de
Maastricht cependant, la majorité des députés du Parlement
européen peut « demander à la Commission de soumettre
toute proposition appropriée » sur « des questions qui paraissent nécessiter l'élaboration d'un acte communautaire ». En
cas de refus, la Commission peut être censurée mais dans des
conditions assez difficiles à réunir. La Commission a aussi un
rôle d'exécution mais en pratique elle ne peut l'exercer que si
le Conseil le veut bien. À côté de la Commission, du Conseil,
et du Parlement européen, la Cour de justice s'est progressivement établie comme le créateur d'un ordre juridique nouveau, qui s'impose aux juridictions des États membres. Ainsi
a subrepticement émergé en Europe une « législation des
juges », expression que Maurice Duverger estime plus appropriée que celle de « gouvernement des juges européens »,
dénoncée par Michel Debré dès 1980 14.Le dispositif de la
82
Communauté a été complété en 1974 par l'instauration du
Conseil européen, une sorte de « praesidium » dans le langage constitutionnel de l'ex-URSS 15,qui réunit les chefs d'État
ou de gouvernement des États membres ainsi que le président
de la Commission. Le traité de Maastricht stipule que le
Conseil européen donne les impulsions nécessaires au développement de l'Union, et définit les orientations politiques
générales. Il tranche également les problèmes que le Conseil
des ministres n'a pas pu régler. Son rôle est toutefois affaibli
par la règle de rotation pour sa présidence. Les présidents de
l'Union n'exercent leur fonction que pour six mois. De plus,
ils ne consacrent à cette tâche qu'un temps très partiel. « Un
tel système de présidences en dents de scie serait catastrophique dans un État. Il n'est pas plus efficace dans l'Union
européenne
16. »
Les institutions de l'Union européenne, telles qu'elles se
sont ainsi développées à partir de l'embryon initial de la
CECA, posent à l'évidence un grave problème. L'architecture
en est difficile à comprendre, même pour les spécialistes.
Leur fonctionnement est opaque. La confusion des pouvoirs
législatif et exécutif est extrême. Le travail législatif est
essentiellement accompli par le Conseil des ministres et par
la Cour de justice, sans contrôle parlementaire. En conséquence, « tout transfert de compétences aux autorités de
Bruxelles et de Strasbourg les enlève à des régimes nationaux
où elles sont démocratiquement exercées, pour les attribuer à
un système international où la décision et le contrôle démocratique sont faiblies 17». Les inconvénients de ce système ne
sont apparus que progressivement, à mesure que le champ de
l'action communautaire s'élargissait. La crise de légitimité a
éclaté à l'occasion des débats sur la ratification du traité de
Maastricht.
Sur les institutions, l'Allemagne et la France ont aujourd'hui des attitudes sensiblement différentes, à l'image de
leurs passés respectifs. Les Allemands sont favorables à une
conception fédéraliste bien reflétée dans les documents rendus publics par l'Union chrétienne-démocrate (CDU)
en 1994 et en 1995, lesquels font la part belle à la
Commission et au Parlement européen 18. La France et la
83
Grande-Bretagne sont attachées à l'Europe des États, même
si dans la première un fort courant néofédéraliste subsiste 19.
La conférence intergouvernementale qui s'ouvre en 1996
devra trouver un compromis, en recherchant surtout l'efficacité (le but est de faire avancer l'Europe et non pas de la gripper) et la clarté (la Constitution doit être assez simple pour
que les grandes lignes en soient compréhensibles par tous les
citoyens).
'
.
L'empreinte
.
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'
:
,
.
du général
de Gaulle
Le retour de Charles de Gaulle au pouvoir en 1958 devait
infléchir le cours de la construction européenne
Le
Général n'a pas joué le jeu d'Euratom, mais il a respecté le
Marché commun. Il s'était pourtant opposé à la CECA (« le
méli-mélo du charbon et de l'acier » disait-il). Les trois
quarts des députés gaullistes avaient refusé de ratifier le traité de Rome. Il s'opposa également au projet d'une zone de
libre-échange englobant tous les pays membres de l'OECE,
que la Grande-Bretagne avait proposé après avoir refusé
d'adhérer au Marché commun. Ce projet avait la faveur des
milieux économiques allemands, notamment du ministre de
l'Économie Ludwig Erhard. S'il avait abouti, le Marché commun aurait perdu sa raison d'être. En ce sens, de Gaulle a
sauvé la construction communautaire. Il avait obtenu sur ce
point l'appui d'Adenauer. Du coup, les Anglais créèrent avec
la Suisse, l'Autriche, la Norvège et la Suède, auxquelles
s'ajouteront plus tard l'Islande, la Finlande et le Portugal, une
Association
européenne
de
libre-échange
(AELE)
21 *
Conformément aux prévisions de Jean Monnet, ils devaient
cependant poser leur candidature aux Communautés
dès 1961, quand il fut devenu clair que le traité de Rome était
effectivement en marche. De Gaulle s'est également employé
à obtenir la mise en place d'une politique agricole commune,
et lutta contre les tendances supranationales de la
Commission de Bruxelles. Sa politique dite de la chaise vide,
dans la seconde moitié de 1965, devait aboutir au fameux
compromis de Luxembourg (29 janvier 1966). Derrière le
paravent d'une rédaction diplomatique alambiquée, ce com84
promis, qui n'a pas véritablement de valeur juridique, se
ramène à ceci : lorsque des intérêts « très importants » sont en
jeu, le Conseil recherchera un accord unanime. Sur ce point
au moins, le Général a certainement facilité l'adhésion ultérieure de la Grande-Bretagne ! Mais le fondateur de la
Ve République n'a jamais remis en cause les prérogatives de
base de la Commission, notamment celles concernant la réalisation de l'Union douanière. En 1964, il accepta que la CEE
soit l'interlocuteur unique des six pour les négociations du
GATT. En juillet 1968, il ne fit pas obstacle à la mise en place
du tarif extérieur commun.
De Gaulle avait de l'Europe une conception essentiellement classique et politique. Du point de vue institutionnel, il
n'envisageait guère d'autre formule que la coopération des
États. Dès son retour au pouvoir, il proposa à Eisenhower, qui
refusa, l'établissement d'un directoire à trois (États-Unis,
Grande-Bretagne, France) de l'Alliance atlantique. En même
temps, il consolida avec Adenauer les bases de la réconciliation franco-allemande.
L'entretien des deux hommes à Colombey-les-DeuxÉglises le 14 septembre 1958 marqua une étape importante
dans l'histoire de l'Europe d'après-guerre. Le communiqué
publié à l'issue de la rencontre comprenait en germe un projet de coopération politique : « Nous sommes tous deux profondément conscients de l'importance et de la signification
que revêt notre rencontre. Nous avons la conviction que la
coopération étroite de la République fédérale d'Allemagne et
de la République française est le fondement de toute l'oeuvre
constructive en Europe. Nous pensons que cette coopération
doit être organisée et, en même temps, inclure les autres
nations de l'Europe occidentale avec lesquelles nos deux
pays ont des liens étroits. » Dans sa conférence de presse du
5 septembre 1960, de Gaulle explicita sa pensée : « Assurer
la coopération régulière de l'Europe occidentale, c'est ce que
la France considère comme étant souhaitable, comme étant
possible et comme étant pratique, dans le domaine politique,
dans le domaine économique, dans le domaine culturel et
1
dans celui de la défense. » Ces idées seront traduites en 1961
dans le plan Fouchet dont les uns attribuent l'échec
85
final - en avril 1962 - à l'intransigeance du Général, les
autres au dogmatisme supranational du Belge Paul Henri
Spaak et du Néerlandais Joseph Luns. Ces derniers ont opposé une fin de non-recevoir aux amendements apportés in
extremis par la France 22 sur trois points importants : suppression de toute référence à l'Alliance atlantique, subordination des institutions communautaires aux gouvernements
nationaux, suppression de la clause de révision qui devait
permettre l'introduction ultérieure du principe de la prise de
décision à la majorité et non plus à l'unanimité. Après l'échec
du plan Fouchet, la démarche de la coopération politique ne
sera reprise qu'en 1970 avec le plan Davignon, dont la
conception ne sera pas fondamentalement différente de ce
que voulait de Gaulle.
Parallèlement aux discussions sur l'organisation de
l'Europe politique, se posait le problème de la demande d'adhésion de la Grande-Bretagne. De Gaulle y opposa son veto
en janvier 1963, à la suite de l'accord de Nassau entre
Macmillan et Kennedy, prévoyant la livraison de missiles
américains Polaris destinés à des sous-marins nucléaires
anglais. Cette affaire soulevait deux questions complémentaires, que l'on retrouve en filigrane tout au long du processus communautaire.
La première concerne la compatibilité des visions européennes, anglaise d'une part, continentales de l'autre. Au
moins jusqu'à la chute de l'URSS, le Royaume-Uni est resté
passionnément attaché à l'indépendance nationale absolue
dans le cadre d'une « relation privilégiée » intime avec
l'Amérique. Pour l'Angleterre, il n'y avait là aucune contradiction. Face à elle, certains États étaient tentés par la création d'une véritable fédération européenne plus ou moins fortement liée aux États-Unis. D'autres (la France seule, à
l'époque du Général) se disaient favorables à la mise en place
d'une confédération nettement distincte de la superpuissance
occidentale, mais ayant vocation à inclure la GrandeBretagne. De Gaulle n'avait-il pas justement déclaré à la
presse américaine, le 9 juillet 1947, que « l'entente profonde
entre la France et le Royaume-Uni est le fondement indispensable de toute construction européenne réellement valable
86
ou efficace 23» ? Mais, à l'époque, l'Angleterre n'envisageait
pas d'entrer dans une Union européenne qu'elle souhaitait
pourtant, ainsi que je l'ai rappelé à propos du discours de
Churchill à Zurich. De son côté, Spaak déclara un jour à de
Gaulle : « Faisons l'Europe fédérale sans les Anglais qui n'en
veulent pas. Mais si nous devons faire une Europe à l'anglaise, alors il n'y a pas de raison de les tenir à l'écart 24. » Pour
l'homme d'État français, il y avait une raison : les Anglais
devaient certes rentrer dans la Communauté, mais à condition
de ne plus coller aux États-Unis. Les points de vue étaient
inconciliables. Les partenaires de la France la soupçonnaient
alors, au pire, de vouloir établir son hégémonie en Europe ;
au mieux, de prétendre imposer à la Communauté un directoire des « grands » sur les « petits ». Pour eux, l'entrée de la
Grande-Bretagne était le moyen d'équilibrer la France. Dans
ce domaine comme dans d'autres, il est certain que le style de
la politique étrangère du Général n'a pas facilité les choses.
La seconde question porte plus spécifiquement sur les rapports avec les États-Unis. Dès son origine, la construction
européenne a été ancrée dans un espace atlantique, pour des
raisons politico-militaires (le danger soviétique) et économiques (la reconstruction de l'Europe, ultérieurement la libéralisation des échanges dans le cadre du GATT). Les ÉtatsUnis ont pris l'habitude d'assortir leur engagement en Europe
d'une sorte de droit de regard général et permanent qui donc
leur paraît aller de soi 25. Dans la conjoncture des années
soixante, aucun des partenaires européens de la France ne
voulait et sans doute ne pouvait envisager d'affronter les
États-Unis. Trente ans après, les choses n'avaient pas fondamentalement changé. Les Européens les plus conscients
d'une contradiction possible préféraient occulter la difficulté,
en misant sur le temps pour la résoudre. Bénéficiant d'une
situation géopolitique originale, la France gaullienne choisit
de la mettre en pleine lumière.
Aussitôt après l'échec du plan Fouchet et son veto à l'entrée de la Grande-Bretagne, le Général signa avec le chancelier Adenauer, le 22 janvier 1963, le traité de l'Élysée, visant
à établir entre les deux pays la forme de coopération qu'il
aurait souhaité étendre à l'Europe tout entière. Le Bundestag
87
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.
ne ratifiera ce texte qu'en le faisant précéder d'un préambule
précisant que la République fédérale n'entendait renoncer, ni
à une étroite association avec les États-Unis, ni à une
Communauté élargie à la Grande-Bretagne et à d'autres pays.
Après le départ d'Adenauer en 1963, la coopération francoallemande subira un recul avec Ludwig Erhard (1963-1966)
puis sous la grande coalition (1966-1969). Willy Brandt
(1969-1974) se consacrera principalement à l'Ostpolitik.
L'« axe franco-allemand » se reformera avec les Chanceliers
Helmut Schmidt et Helmut Kohl d'un côté, les Présidents
Giscard d'Estaing et Mitterrand de l'autre. En particulier,
Kohl et Mitterrand donneront une nouvelle impulsion au traité de l'Élysée, et s'efforceront de démontrer que tout renforcement de la relation franco-allemande est favorable à la
coopération politique européenne dans son ensemble.
J'ai déjà évoqué la politique de la chaise vide de 1965, en
réaction contre la fuite en avant de l'Allemand Walter
Hallstein, alors président de la Commission, qui voulait faire
adopter à la majorité l'accroissement des ressources propres
de la Communauté. En 1966, de Gaulle opposa un second
veto à l'entrée de la Grande-Bretagne.
D'une manière générale, après 1963, le fondateur de la Ve
République mit systématiquement l'accent sur le concept
d'« indépendance nationale », et s'efforça de tirer tout le parti
possible de la marge de manoeuvreque lui procurait la fin de
la guerre d'Algérie. Le 27 janvier 1964, la France reconnaissait le gouvernement de la Chine populaire. Le
2 février 1965, de Gaulle se prononçait dans une conférence
de presse fracassante pour le retour à l'étalon-or. En
mars 1966, il annonçait le retrait de la France de l'organisation militaire intégrée de l'OTAN. Parallèlement, il instaurait
une politique « d'entente, de détente et de coopération » avec
l'URSS et sa politique à l'égard du Tiers-monde s'apparentait
au concept de non-alignement, notamment à propos de la
guerre du Vietnam 26. Et chacun se souvient de son « Vive le
Québec libre », lancé du balcon de l'Hôtel de Ville de
Montréal,
' '
le 24 juillet
1967 27.
De tous les développements, celui qui eut le plus de
conséquences et déchaîna le plus de passions à l'intérieur et à
88
l'extérieur de l'hexagone fut incontestablement l'affaire de
l'OTAN. Avec la décision de 1966, la France ne quittait pas
l'Alliance, à l'égard de laquelle de Gaulle avait démontré sa
loyauté à l'occasion de la crise du mur de Berlin et de celle
des missiles de Cuba. La préoccupation essentielle du fondateur de la Ve République, qui avait échoué à établir un véritable partenariat avec les États-Unis, était la suivante : il ne
fallait pas qu'au nom de la solidarité atlantique les Européens
ne puissent plus accomplir aucun geste sans la direction ou
tout au moins le feu vert de Washington. Il y allait des intérêts à long terme, notamment pour la construction européenne elle-même, mais aussi de la conduite dans les moments
critiques. De Gaulle savait que, dans les grandes circonstances, le destin se noue pendant le déroulement des crises.
En se retirant de l'organisation militaire intégrée de l'OTAN,
il entendait mettre la France en état de manifester pleinement
son poids de puissance nucléaire, en cas de drame. La position géographique du pays assignait à nos forces un rôle naturel de réserve stratégique, plutôt que celui d'un participant
comme un autre à la « défense de l'avant ». Dans toute cette
action, de Gaulle restait inspiré par une même conception de
l'Europe européenne, à laquelle les atlantistes français euxmêmes ont fini par se rallier de facto.
Après la chute de l'URSS, alors que l'Alliance atlantique
s'interroge sur son avenir, la question fondamentale n'a pas
changé : comment les Européens doivent-ils organiser leur
défense, en accord avec les États-Unis mais non point sous
leur houlette 28? La question revêt un double aspect. D'une
part, la relation entre l'OTAN et l'UEO qui, selon le traité de
Maastricht, doit devenir le pilier européen de l'Alliance
atlantique ; d'autre part, la relation entre l'Alliance ellemême et la Russie.
Dès 1991, le Comité des plans de défense de l'OTAN a
défini une nouvelle stratégie fondée sur la substitution d'un
dispositif flexible et en profondeur (une « force de réaction
rapide ») à l'ancien dispositif linéaire (la « défense de
l'avant »). Mais la question éminemment politique de savoir
dans quelles conditions les Européens pourraient engager
89
'
'
.,
'
'
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cette force, dans un cas où les Américains ne voudraient pas
participer à une action, n'est toujours pas réglée.
Le 20 décembre 1991, l'OTAN a également mis en place
un Conseil de coopération nord-atlantique (le COCONA)
avec les pays d'Europe centrale et orientale et une partie de
ceux issus du démembrement de l'Union soviétique. En janvier 1994, les Américains ont franchi une étape supplémentaire en proposant un « partenariat pour la paix » à tous les
pays de l'Europe postcommuniste au sens large, comprenant
un volet politique (concertation) et un volet militaire (exercices communs). Avec beaucoup de réticences, la Russie a
finalement accepté d'y participer (le 31 mai 1995). Mais les
anciens satellites de l'URSS aspirent à entrer de plain-pied
dans l'Alliance. Ils y voient, plus encore que la manière de
combler un « trou de sécurité » au coeurdu continent, dont la
réalité est sujette à controverse, le moyen de s'accrocher à la
fascinante Amérique. Au-delà, ils exigent d'adhérer à tous les
clubs occidentaux. Épineuse question, car depuis qu'elle a
perdu l'adversaire qui la définissait implicitement, l'Alliance
n'a pas encore clairement redéfini son objet. Elle hésite entre
l'assurance contre un retour possible de l'impérialisme russe,
et le rôle de bras séculier au service d'une organisation collective de la sécurité européenne. La Russie, dans le premier
cas, se substituerait purement et simplement à l'Union soviétique dans le rôle du méchant. Dans le second, elle aurait,
comme tous les autres pays du continent, sa place au sein
d'un pacte remodelé. Devant tant de contradictions non encore surmontées, comment s'étonner du rôle difficile de
l'OTAN dans la guerre yougoslave ? Les Américains ont
longtemps renâclé à s'engager dans une affaire où leurs
grands intérêts ne sont pas impliqués. Les Russes n'ont pas
voulu reconnaître dans l'OTAN l'instrument majeur de la
sécurité collective en Europe.
En vérité, la réforme de l'Alliance est inséparable de la
réorganisation des rapports continentaux dans leur ensemble.
Les Occidentaux doivent demeurer particulièrement vigilants
face à une Russie en pleine effervescence et la dissuader de
toute entreprise de reconquête. Ils doivent aussi s'efforcer de
ne pas décevoir les pays d'Europe libérés du joug soviétique.
90
En oeuvrant à ces fins, il faudra cependant préserver les
chances d'un retour durable de Moscou dans le concert de
l'Europe.
Les limites
géographiques
de l'Union
La France ne pouvait indéfiniment s'opposer à ses partenaires. En bons termes avec le Premier ministre Edward
Heath, Georges Pompidou dégagea la voie pour l'entrée de la
Grande-Bretagne, à laquelle se joignirent le Danemark,
l'Irlande et la Norvège. Les traités furent signés le 22 janvier 1972. Mais, en septembre, les Norvégiens se prononcèrent, par référendum, contre l'adhésion. La Communauté
comprenait désormais neuf membres. Une deuxième vague
d'élargissement fut lancée quand la Grèce, l'Espagne et le
Portugal eurent rejeté les régimes autoritaires qui avaient survécu à la guerre. À cette époque apparut l'idée que les pays
géographiquement européens avaient droit à rejoindre
l'Union pourvu que leurs régimes politiques fussent démocratiques. On estimait que l'appartenance à la Communauté
rendrait irréversible le choix démocratique. La Grèce entra le
1er janvier 1981, l'Espagne et le Portugal le 1er janvier 1986 29. La chute de l'Empire soviétique a supprimé
l'obstacle qui s'opposait à l'adhésion des pays neutres, et a
ouvert ainsi la voie à l'Autriche, la Suède et la Finlande,
admises en 1994 30.Surtout, elle a posé le problème de l'extension de l'Union aux anciens satellites de l'URSS.
À tous les efforts des pays meurtris de l'Europe centrale et
orientale, il faut en effet un cadre. Ils ne le trouveront point
tout seuls. C'est à nous Européens occidentaux que le devoir
incombe de le leur offrir. Ce cadre, nous l'avons. C'est cette
Union européenne que nous élaborons patiemment depuis
bientôt quatre décennies, non sans rencontrer d'innombrables
obstacles comme dans toutes les grandes aventures humaines.
Nos nouveaux partenaires nous reprochent - comment ne
pas comprendre leur impatience ! - de ne pas aller assez
vite. Reproche injuste cependant, car dans les cinq années qui
ont suivi la chute du Mur, nous avons su mettre en place des
accords d'association, initier et développer des processus de
91
:
.
coopération politique, institutionnaliser les rapports avec
l'Union de l'Europe occidentale (UEO), multiplier des
formes d'aide bilatérales et multilatérales. Sans notre
concours actif, les progrès considérables déjà accomplis dans
ces pays auraient été inconcevables. Certes, devant des
besoins et, plus encore, des attentes aussi immenses, il est
toujours loisible à chacun de juger que ce qui est fait est
insuffisant. Cela dit, chacun doit aussi comprendre que l'entrée dans l'Union européenne n'est pas une affaire aussi
simple que l'adhésion d'un individu à une association culturelle ou sportive. Cette Communauté ne survivrait pas si elle
devenait une simple pompe pour transférer automatiquement
des ressources, si la complexité de ses mécanismes de décision la conduisait à la paralysie, si certains de ses membres
trop hâtivement réunis s'entre-déchiraient, face aux autres,
impuissants, et si, en s'élargissant davantage dans des conditions irréfléchies, elle continuait de perdre sa légitimité aux
yeux des citoyens. Les difficultés rencontrées pour obtenir la
ratification du traité de Maastricht, conçu par la France et
l'Allemagne comme une première réponse au problème posé
par la disparition du rideau de fer, ont mis en lumière la fragilité d'une construction dans laquelle les peuples de l'Est
européen placent tous leurs espoirs au moment même où ceux
de l'Ouest, oublieux des trésors qu'elle leur a apportés et
qu'ils considèrent à tort comme définitivement acquis, manifestent une tendance à s'en détourner. Voilà pourquoi rien
n'importe plus que de consolider d'abord l'organisme, et de
ne l'accroître que progressivement et avec suffisamment de
méthode pour éviter les rejets, en commençant par les voisins
de l'Allemagne, c'est-à-dire principalement par la Pologne et
la République tchèque, comme le commandent la géographie
et l'Histoire. Avec la greffe des pays de Visegrad on étendra comme il le faut, au bénéfice du continent tout entier,
l'idée de base mise en oeuvre dans la réconciliation francoallemande. Tous les pays de l'Europe sont destinés à trouver
leur place dans l'édifice qui continue de s'élaborer,
mais - indépendamment du flou qui auréole la délimitation
de notre continent -, pour des raisons qu'on peut qualifier
de naturelles, tous ne l'obtiendront pas en même temps et il
92
faudra durablement continuer d'expérimenter et d'approfondir les mécanismes
d'association
déjà
enclenchés
32.
On discute aujourd'hui âprement des limites de l'Europe
géographique, et sur ce point capital nous ne sommes guère
plus avancés que ne l'étaient les Grecs de l'Antiquité :
« Quelles sont les limites de l'Europe à l'est ? Les steppes de
l'actuelle Russie, les hauts plateaux qui séparent l'Anatolie
des vallées de l'Euphrate et du Tigre sont la zone indécise où
l'Europe sort de l'Asie 33.» La Turquie, la Russie, ont-elles
vocation à entrer un jour dans l'Union ? Peut-être 34. Mais à
l'orée du xxie siècle, le problème de l'avenir de l'Union européenne ne se pose pas concrètement en ces termes. Pendant
les premières décennies de son existence, la Communauté
s'est prodigieusement étendue. En même temps, son efficacité a diminué. Plus grave encore, sa légitimité aux yeux des
citoyens s'est émoussée. Avec le temps, certaines contradictions se réduisent, mais ne disparaissent pas. Vingt ans après
son entrée, la Grande-Bretagne est incontestablement plus
« européenne », mais aucune vision géopolitique homogène
de l'Union n'existe dans l'espace actuel et potentiel de
l'Europe. Pour permettre à celle-ci de respirer, pour sauver
les chances de l'Union, il faut commencer par élaguer, c'està-dire refondre et simplifier ses structures, afin de les rendre
viables, donc efficaces, et de donner à tous les citoyens européens le sentiment d'une appartenance à une unité politique
qui englobe les États-nations mais ne les dissout pas.
Que faire
de Maastricht ?
Sans doute le traité de Maastricht fut-il une fuite en avant,
certes moins « géniale » que le plan Schuman. Faut-il pour
autant se satisfaire de l'idée, fréquemment répandue, qu'il ne
sera pas appliqué ? Je ne le crois pas et me bornerai à expliquer pourquoi sur deux points.
D'abord, à propos de l'Union monétaire. L'ambition est
très exigeante, ne serait-ce qu'à travers ses implications pour
la mise en ordre des finances publiques des Etats membres.
Pour certains d'entre eux, la tentation peut être irrésistible
d'agiter la fibre nationaliste avec l'intention de masquer l'in93
capacité des dirigeants à procéder aux indispensables
réformes structurelles rendues nécessaires par les nouvelles
conditions de la concurrence internationale. Si nous manquions le rendez-vous de 1999, faute d'avoir eu le courage, la
lucidité ou la capacité politique nécessaires pour mettre nos
affaires en ordre, comment imaginer par exemple que la
France en sortirait renforcée ?
Sur un plan plus large, la crise mexicaine de l'hiver 19941995 a démontré, une fois de plus, les limites de la libéralisation des échanges en l'absence d'un cadre monétaire rigoureux. En théorie, une bonne coordination des politiques économiques des pays interdépendants pourrait suffire. Mais les
lois de la politique politicienne ne sont pas compatibles avec
celles de l'économie. Les premières privilégient systématiquement le court terme, l'horizon de la prochaine élection.
Les secondes impliquent toujours le moyen et le long terme.
Voilà pourquoi la contrainte monétaire doit s'imposer aux
gouvernements. L'Allemagne a prouvé la justesse d'un tel
choix. Le système monétaire européen (SME) a révélé ses
limites pendant l'été 1994. Si nous ne réalisons pas la monnaie unique, le risque d'un retour des entraves aux échanges
intra-européens est tout à fait réel. En vérité, certains le souhaitent, plus ou moins ouvertement, sans comprendre ce que
cela signifierait à terme, dans un monde dominé par le dynamisme de l'Amérique et de l'Asie.
Le second point porte sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Il ne s'agit pas seulement de poursuivre la relation franco-allemande en matière de défense, et
de renforcer le triangle franco-germano-anglais pour
construire - certes avec le concours de nos autres partenaires européens -, le second pilier de l'OTAN dont on parle
depuis Kennedy sans jamais l'avoir réalisé.
Si la coopération européenne en matière de politique
étrangère ne parvient pas à se coaguler en positions et actions
communes dans les domaines essentiels, comme le prévoit le
traité de Maastricht, la mise en place formelle d'une nouvelle architecture de sécurité ne servira à rien. Nos échecs dans
l'ex-Yougoslavie sont de l'ordre de la politique et non du
militaire. Si la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne ne
94
s'efforcent pas d'unifier leurs « grandes politiques », au
moins pour tout ce qui concerne l'Europe au sens large,
incluant donc la Russie et les pays de la CEI, la moindre
crise, par exemple dans les Balkans ou en Ukraine, risquerait
de se terminer en fiasco, et peut-être en drame.
L'Union européenne a également besoin d'une politique
aussi unifiée que possible à l'égard du Moyen-Orient qui
constitue, avec l'Afrique du Nord, notre flanc sud. À présent,
nous sommes hors jeu. Les États-Unis dominent la scène, et
entendent recueillir les dividendes économiques de leur engagement politique et militaire. Mais « l'Orient compliqué »,
comme disait de Gaulle, n'acceptera pas l'établissement
durable d'une pax americana. Malgré des avatars et des
retards - en raison de questions bien concrètes (par exemple
l'eau en Cisjordanie et dans le Golan) ou très politiques
comme le statut de Jérusalem -, le processus de paix est irréversible. Le rétablissement des relations diplomatiques israélo-jordaniennes n'aurait pu avoir lieu sans l'aval de la Syrie.
Viendra un temps où les préoccupations de sécurité derrière
lesquelles se sont retranchés les régimes arabes autoritaires
pour justifier l'absence d'ouverture démocratique devront
céder le pas à l'aspiration des populations à la prospérité économique et à davantage de libéralisme politique. Les conférences de Casablanca et d'Amman, à la fin des mois d'octobre 1994 et 1995, ont donné un signal en ce sens. Les
Européens retrouveront tôt ou tard leur place naturelle dans
une région qui engage leurs intérêts économiques et stratégiques supérieurs. Mais ils devront reconstruire leurs politiques arabes avec le souci de définir et de sauvegarder les
intérêts de l'Union dans son ensemble. Il ne faudrait pas en
revenir à des formes de concurrence primaire, au MoyenOrient, entre la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la France et
l'Italie, dont les conséquences directes et indirectes pourraient être désastreuses. Dans le même ordre d'idées, la
France devra admettre la nécessité d'une dimension européenne à sa politique en Afrique du Nord (particulièrement
en Algérie).
95
Des nations et autres horizons
'
Nations, nationalités, peuples, ethnies... que de confusions autour de ces concepts ! Depuis les révolutions
de 1989-1991,certains exaltent le retour des nations,pièces
élémentairesselon eux du puzzle planétaire.La terminologie
courante s'y prête d'ailleurs : ne parle-t-onpas de relations
internationales pour qualifier l'ensemble des rapports entre
des unités juridiques n'appartenant pas à un même État ?
D'autres annoncentla fin de l'État-nation,sous l'effet de la
multiplicationdes réseauxd'interdépendance.Au nom de la
nation, on dénonce l'internationalismeet le volapük, ou,
comme le disent les porte-parolede l'extrême droite et de
l'extrême gauchefrançaises,le « mondialisme». À l'inverse,
les avocats de structures régionaleset internationalespuissantes s'alarment des conséquencesdestructricesdu nationalisme.
Toutesces querellesme paraissentanachroniques.Le fait
nationalest une réalité qu'aucun observateursérieuxne saurait nier. Mais il conserve toute l'ambiguïté qu'il véhicule
depuis le xixe siècle. Pour les Allemands,la relation entre
l'État et la nation a toujours été floue. Il existe une « nation
arabe » qui n'est pas près de se constituer en un État.
L'affirmationdes nationalitésdevientvite incompatibleavec
celle de la nation. Existe-t-ilune nationalitébasque,corse,ou
bretonne ?Un « peuple» doit-il nécessairementêtre regroupé dans le cadre d'un État ? Il faudraitalors obligertous les
Arméniens du monde à prendre la citoyennetéarménienne,
tous les Libanais la citoyennetélibanaise,tous les Juifs la
citoyenneté israélienne.Si, un demi-siècleaprès Hitler, les
défenseursdes droits de l'homme en arrivaientà préconiser
la « purificationethnique», les limites de l'absurde seraient
franchies.Le fait est que, idéalement,à la fin du xxe siècle,
un individulibre doit pouvoir,où qu'il vive, affirmerà la fois
son identité« ethnique» ou culturelleet son identiténationale.
Dans toutes ses dimensions,l'interdépendanceest à la fois
sourcede degrésde libertéet de contraintessupplémentaires.
Elle appelle la tolérance.Il faut inventerde nouvellesformes
96
d'organisation, qui bousculent les comportements acquis. La
querelle entre les anciens et les modernes à propos de la
citoyenneté européenne illustre les difficultés qui en résultent 35.Si un Allemand décide de s'établir à Lyon, il doit pouvoir conserver sa nationalité allemande et voter aux élections
municipales de Lyon, de même qu'un Français vivant à
Munich doit pouvoir voter à Munich. Il faut avoir une vision
bien statique de l'Histoire pour dénoncer le risque d'un futur
Anschluss de l'Allemagne sur la ville de Lyon, ou celui de la
conquête de la Bavière par un lointain successeur de
Napoléon.
En vérité, l'État-nation a encore une longue vie devant lui,
mais il n'est plus ce qu'il était. Annoncer sa mort, comme
l'ont fait Wolfgang Schaubte et Karl Lamers dans le document de la CDU publié le 1 erseptembre 1994 36,est aussi peu
sérieux que d'affirmer à l'inverse l'intangibilité d'une forme
particulière d'organisation des sociétés humaines soumise,
comme tout ce qui vit, à la pression du changement et de
l'adaptation, et, parce qu'il s'agit des hommes doués de raison, à la nécessité du progrès.
Dans la perspective de la longue durée dans laquelle il faut
toujours tenter de situer les tendances que l'on cherche à saisir, l'État-nation est un phénomène relativement récent, qui a
commencé à poindre vers la fin du Moyen Âge.
.
Regardons brièvement les choses dans le cadre de
l'Histoire de la France. Très tôt, les légistes avaient dégagé
une idée ressemblant à la notion moderne d'indépendance
nationale. Ils disaient « le roi de France est empereur en son
royaume » (Rex Franciae est imperator in suo regno). À
l'époque de Charles VI émergea la théorie statutaire, selon
laquelle la couronne n'appartient pas à celui qui la reçoit. Elle
est « une manière d'administration et d'usage dont le roi jouit
sa vie durant mais dont il n'a pas la propriété ». Ainsi l'État
se situe-t-il, en un certain sens, au-dessus du monarque. Dans
un ouvrage de 1419, donc - ce n'est sûrement pas une coïncidence - un an avant le traité de Troyes par lequel
Charles VI le Fou a transmis la couronne à son gendre
Henri V d'Angleterre, Jean de Terre Vermeille (Jean de Terrea
Rubea) affirmait que le roi ne pouvait transférer son droit à
97
régner ni par acte entre vifs, ni par testament. Son fils aîné ne
recevait pas la couronne de son père comme un héritier ordinaire. Il la recevait par la loi de succession, selon une coutume ancienne que le roi ne pouvait pas modifier. Ainsi, pour
les juristes, le traité de Troyes fut-il frappé de nullité radicale. En conduisant Charles VI à Reims, Jeanne d'Arc a permis
d'incarner cette théorie statutaire dans laquelle les historiens
du droit public voient la première pierre de la doctrine juridique de l'État moderne. Mais il a fallu encore beaucoup de
temps pour que l'État-nation émerge pleinement. Deux
siècles après la mort de l'enfant de Domrémy, l'affrontement
entre Marie de Médicis et Richelieu fut beaucoup plus qu'une
banale lutte pour le pouvoir, mais traduisit le heurt entre deux
conceptions de l'État : l'une se rattachant à l'ancienne idée
impériale et confondant intérêts spirituels et temporels ;
l'autre fondée sur l'autonomie de l'État royal. Le roi de
France est empereur en son royaume : le principe ancestral
n'était pas encore complètement assimilé au temps de la
régence de Marie de Médicis, quand le nonce apostolique et
l'ambassadeur d'Espagne participaient aux délibérations du
Conseil du roi. Ce n'est qu'avec les traités de Westphalie
de 1648 que la souveraineté absolue des États émergea
comme un principe fondamental du droit international. Il fallut attendre la Révolution française pour que la souveraineté
passe du monarque au « peuple », c'est-à-dire ici à la
« nation ».
Je ne reprendrai pas les avatars de l'idée nationale depuis
la Révolution. Il suffit de rappeler à ceux qui idéalisent le
passé et prétendent figer l'avenir ce que disait Héraclite : on
ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. La
nation et a fortiori l'État-nation ne sont pas l'alpha et l'oméga de l'histoire des sociétés humaines. Qui peut dire comment seront structurés les systèmes politiques, en particulier
en Europe, dans cent ou deux cents ans ? Les architectes politiques du xxie siècle construiront sur nos traces. Mais ils bâtiront autre chose.
Une nation aujourd'hui constituée est indépendante quand
elle choisit son destin. Elle est dépendante lorsqu'elle subit
une loi imposée par d'autres États, mais aussi quand elle s'en98
ferme elle-même dans une vision tournée vers le passé ou,
pire, vers une interprétation erronée de l'Histoire. Pour entrer
de plain-pied dans le monde du xxie siècle, il ne faut pas se
recroqueviller, mais oser exister en s'ouvrant sur le grand
large.
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Chapitre VI
ENTRE STALINE ET GORBATCHEV
Tocquevilleobservaitque les régimesusés ne sontjamais
aussi fragiles que lorsqu'ils tentent d'accomplir les réformes
nécessairesà leur survie. Pour réussir,ils doiventse renforcer, quitte à aller pour un temps dans une directionopposéeà
celle où ils veulent plus tard s'engager.Bismarckdisait qu'il
fallait réprimerd'abord, réformerensuite.Les successeursde
Staline n'ont pas su réformer.Khrouchtchevet Gorbatchev
ont échoué.L'un a réprimésans réformer,en renonçantà faire
évoluerles choses.I1a ainsi préparél'« ère de la stagnation»,
comme les Soviétiques ont appelé le règne de Brejnev.
L'autre n'a fait ni l'un ni l'autre. Personnageà qui le destin a
confié un rôle historique,mais caractèrefaible, il a ouvert la
boîte de Pandore. Il a provoqué,sans l'avoir voulu, la désagrégationde l'URSS.Au contraire,DengXiaopinga su créer,
quitteà appliquerle préceptede Bismarck,lesconditionsd'une
métamorphose.La Chine a une chance sérieuse de réussir
sans bouleversementla mutationdu systèmecommuniste.
Dégel, craquements
et crises
.
Le triumvirat qui s'installa au Kremlin après la mort du
dictateur,le 5 mars 1953,mit un terme au totalitarismestalinien. Mais le piège se referma immédiatementsur le régime.
Les peuples soumis commencèrentaussitôt à s'agiter, en
Tchécoslovaquieau mois de mai, à Berlin-Estau mois de
juin. Les émeutes furent brutalementréprimées. Le même
scénario devait se reproduire, en plus grave, à l'autom101
1
ne 1956 à Budapest. Les chars soviétiques mirent un terme à
l'insurrection de Hongrie. Ces événements suivaient de
quelques mois le XXe congrès du PCUS (parti communiste
de l'Union soviétique), où Khrouchtchev, nouvel homme
fort, avait explicitement dénoncé l'ère stalinienne et le culte
de la personnalité (14-25 février 1956). Tant de secousses
ébranlèrent les convictions de nombreux intellectuels européens, à l'Ouest comme à l'Est, et à l'intérieur de l'URSS
elle-même. Les plus engagés sont alors devenus des militants
anticommunistes ou des dissidents. Mais il allait falloir encore de très nombreuses années pour que le voile épais des illusions forgées par la monstrueuse idéologie se déchire.
Les dirigeants soviétiques furent très tôt conscients de la
nécessité de réformes économiques. Mais ils se heurtaient à
l'imbrication étroite, dans le système hérité de Lénine et de
Staline, du pouvoir politique et du pouvoir économique. Ils
n'eurent ni le courage ni la capacité de trancher le noeud gordien. Lorsque, en 1968, les Tchèques prétendront le faire, les
forces du Pacte de Varsovie 2 entreront à Prague. Et pourtant,
contrairement à Imre Nagy qui avait osé proclamer la neutralité de la Hongrie au début de novembre 1956, Dubcek et ses
compagnons du printemps de Prague avaient pris la précaution d'affirmer haut et fort leur « fidélité » au camp soviétique.
En politique extérieure, le dégel s'est fait sentir aussitôt
après la disparition de Staline. J'ai déjà évoqué l'armistice en
Corée (27 juillet 1953) et le traité autrichien (15 mai 1955).
Entre les deux, l'URSS avait mis fin à l'état de guerre avec
l'Allemagne (25 janvier 1955). Adenauer se rendit à Moscou
en septembre 1955. Les relations diplomatiques entre l'Union
soviétique et la République fédérale furent établies. Les deux
Allemagnes ne se reconnaissaient cependant pas encore, chacune prétendant avoir vocation à étendre sa souveraineté sur
l'ensemble du territoire allemand. À quoi s'ajoutait, pour la
RFA, le refus d'admettre la ligne Oder-Neisse comme frontière orientale d'un futur État réunifié.
En février 1954, Molotov proposa la conclusion d'un
pacte européen de sécurité collective 3. La préoccupation
essentielle du Kremlin était désormais de consolider son
102
empire externe, en obtenant la reconnaissance du statu quo
par les Occidentaux. Au-delà, les stratèges communistes
rêvaient d'une dissolution des « blocs » qui eût coupé
l'Europe occidentale des États-Unis et laissé l'URSS dans le
rôle de la puissance dominante sur le continent. Trois décennies plus tard, Gorbatchev reprendra une ultime fois ce vieux
projet rebaptisé « maison commune européenne ».
Les Occidentaux ne voulurent pas se prêter au jeu de
Molotov. Mais l'idée sera reprise en mars 1969, avec la
Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe
(CSCE). Les circonstances ayant alors changé, elle se retournera contre les Soviétiques. Les Occidentaux exigeront d'introduire, à côté des questions territoriales et des questions
économiques, une « troisième corbeille » relative à la circulation des hommes et des idées, ainsi qu'aux droits de l'homme. Le discrédit du communisme s'en trouvera accéléré.
Dans le contexte des années cinquante, on n'en est pas là.
Les populations s'agitent dans l'Empire soviétique externe.
Cependant, les élites communistes et de trop nombreux intellectuels croient encore à la supériorité de l'idéologie communiste et à celle du système, économique et politique, qui en
découle. L'Union soviétique met en orbite le premier satellite artificiel, le célèbre Spoutnik, le 4 octobre 1957. Le premier
vol humain dans l'espace (12 avril 1961) immortalise le nom
de Iouri Gagarine. L'URSS devient une « superpuissance »,
qui affiche sa confiance dans l'avenir. Dans son rapport au
Soviet suprême, le 31 octobre 1959, Khrouchtchev déclare
périmée l'idée qu'une confrontation militaire entre les
mondes capitaliste et communiste soit inévitable. Il prend
ainsi en compte le fait nucléaire, ce qu'on appelle désormais
l'équilibre de la terreur 4. Mais sans doute croit-il encore sincèrement à la victoire finale du communisme.
La période dite de la « coexistence pacifique » est cependant tout sauf calme. Moscou se crispe sur l'Allemagne, et
tente de détourner à son profit l'effervescence dans le « tiersmonde », une politique qui continuera tout au long de la
détente.
La greffe communiste n'a pas mieux réussi en Allemagne
de l'Est que dans les autres pays d'Europe centrale. La plaie
103
suppure à Berlin, que l'URSS ne contrôle pas, et par où
s'écoule le flot des réfugiés. En novembre 1958,
Khrouchtchev tente de remettre en question le statut de l'ancienne capitale du Reich. Il déclenche ainsi une crise qui
atteindra son point culminant avec l'érection du « mur de la
honte », dans la nuit du 12 au 13 août 1961. L'hémorragie
sera stoppée, mais le coup porté au prestige de l'Union soviétique lui sera fatal à terme. Le Mur deviendra le symbole du
totalitarisme soviétique. En proclamant, le 26 juin 1963 à
Berlin, la petite phrase : Ich bin ein Berliner 5, c'est comme
si le Président Kennedy avait déclaré la guerre sainte contre
ce que son lointain successeur Ronald Reagan appellera
« l'empire du mal ». L'ouverture du Mur, le 9 novembre
1989, provoquera l'écroulement quasi instantané d'un système qui, en définitive, ne reposait plus que sur lui.
La crise des missiles de Cuba est la seconde grande aventure extérieure du règne de Khrouchtchev. Fidel Castro, qui
avait pris le pouvoir à La Havane à la fin de 1958, noua des
liens avec l'Union soviétique quand les États-Unis eurent
rompu les relations, notamment économiques, avec son régime révolutionnaire. En avril 1961, Kennedy soutint une tentative de débarquement de réfugiés cubains en Floride, qui
tourna au fiasco. Le maître de La Havane pencha plus résolument encore vers Moscou, et accepta le déploiement chez
lui de fusées soviétiques à moyenne portée, donc capables
d'atteindre le sol américain. Le drame se noua à l'automne 1962. Pour le jeune Président, dont le prestige avait été
écorné dans l'affaire de la baie des Cochons, le défi était
d'autant plus grand que l'Union soviétique commençait à
déployer des missiles intercontinentaux. La vulnérabilité du
territoire américain était une nouveauté 6. Le 22 octobre,
Kennedy décréta le blocus de l'île. Il mit le Kremlin en
demeure de démonter les installations existantes et de cesser
d'armer Cuba. Cet épisode est le seul de toute la guerre froide où la possibilité d'un affrontement majeur entre les deux
Grands ait été sérieuse, même s'il y eut d'autres mises en
alerte des forces nucléaires (guerre du Kippour).
Khrouchtchev céda le 26 octobre 7. Son échec fut certaine104
ment, autant que ses déboires dans le domaine de l'agriculture, l'une des causes principales de son élimination en 1964.
Stratégie
indirecte
Les conséquences de la « crise des missiles » devaient être
considérables. Elle stimula la course aux armements, en
même temps que les deux superpuissances apprirent à gérer
leurs relations pour éviter tout risque de dérapage. Dès 1961,
les États-Unis, persuadés à tort de leur retard spatial sur
l'URSS (ce qu'on a appelé le missile gap), se lancèrent dans
un immense effort en la matière, dont le point culminant fut
le débarquement sur la lune le 20 juillet 1969. Ce jour-là,
l'Amérique, malgré son enlisement au Vietnam, parut au faîte
de sa force matérielle et morale. Pour l'Union soviétique de
Brejnev, l'accumulation des fusées et des bombes fut une
affaire de statut. Elle paya un prix exorbitant pour se croire
l'égale des États-Unis, alors qu'elle ne fut jamais qu'une
superpuissance
incomplète
8.
L'affaire de Cuba est l'illustration la plus spectaculaire de
la stratégie de l'URSS dans le « tiers-monde », où elle tenta,
finalement avec peu de bonheur, de tirer parti de tous les
déséquilibres. Son terrain apparemment le plus favorable fut
celui laissé par le retrait européen : un processus lentement
engagé dès le lendemain de la première guerre mondiale,
mais pour l'essentiel étalé sur une trentaine d'années après la
fin de la seconde, et qui clôt la longue période, commencée
avec les temps modernes et les grandes découvertes, où
l'Europe aura étendu sa puissance sur l'ensemble de la planète.
Dans cette phase terminale, l'idéologie communiste fit
bon ménage avec le nationalisme. Après Staline, qui avait
écrasé les nationalités à l'intérieur de l'URSS, Khrouchtchev
s'efforça de présenter l'Union soviétique comme un modèle
d'émancipation nationale à l'intérieur. Le XXe congrès du
PCUS annonça officiellement son soutien aux mouvements
de libération dans le « tiers-monde » 9. Ainsi commença ce
qui devait être une politique constante de Moscou, à vocation
planétaire. La lèpre « socialiste » atteindra, par plaques, les
105
zones les plus diverses de la planète, comme l'Algérie, Cuba
ou l'Angola. Dans les années cinquante, personne n'osait
imaginer que l'Empire russe, dissimulé sous l'URSS,
n'échapperait pas lui-même au mouvement de l'Histoire.
L'immense succès en France du premier best-seller d'Hélène
Carrère d'Encausse, en 1978, coïncidera avec le moment où
l'érosion de l'idéologie communiste sera assez avancée et
rendra les esprits disponibles pour s'intéresser à des réalités
enfouies, mais toujours vivantes, ou, tout simplement, pour
reconnaître leur existence. Quand l'ouverture du mur de
Berlin entraînera l'Union soviétique dans sa chute, l'Empire
russe sera condamné. Mais, à l'époque où Khrouchtchev
paradait devant le XXe congrès, les esprits « progressistes »
en Europe ne songeaient pas à tenter de voir ce qui se cachait
en dessous de ce vernis rouge qui marquait l'URSS sur les
mappemondes. Le « socialisme » leur apparaissait la voie
naturelle de la naissance ou de la renaissance, pour les nations
en quête d'identité et les pays en quête d'indépendance.
C'est au Moyen-Orient que Moscou a expérimenté sa
nouvelle politique ]0. L'intérêt de la Russie pour cette région
avait commencé au xlxe siècle Il, avec la poussée vers le
Caucase et l'Asie centrale. Ce fut l'époque du « grand jeu »,
dont le théâtre des opérations comprenait notamment l'Iran et
l'Afghanistan, au cours duquel la Couronne britannique tenta
de couper aux Tsars la route des Indes 12.À l'ère du pétrole,
la valeur stratégique de l'Iran avait grandi. Pendant la guerre,
Anglais et Soviétiques avaient occupé conjointement le pays,
pour mettre un terme à la collaboration de Reza Pahlavi avec
les Allemands et contribuer à l'approvisionnement des Alliés
en pétrole 13.Le shah avait été contraint d'abdiquer en faveur
de son fils Mohamed. Au lendemain des hostilités, les
Soviétiques s'efforcèrent de s'implanter durablement dans
l'Azerbaïdjan iranien, d'où une épreuve de force qui s'acheva à la fin de 1947 à leur désavantage t4. Les États-Unis
consolidèrent leur influence en 1954, après l'échec de la tentative nationaliste de Mossadegh, en rétablissant Mohamed
Reza Shah sur le trône. En se faisant couronner dans les fastes
de Persépolis en 1971, et en se prétendant l'héritier sinon le
descendant de Xerxès, celui-ci cherchera à effacer les souve106
nirs humiliants de son installation, deux fois imposée par les
États-Unis. Dès lors, ceux-ci s'implantèrent durablement en
Iran, qui devint une pièce maîtresse de leur dispositif d'encerclement de l'URSS. Ils ne surent pas rester suffisamment
attentifs aux évolutions internes à ce pays que, malgré les
apparences, la modernité n'avait pas atteint en profondeur.
Cette situation devait se perpétuer jusqu'à la révolution khomeyniste en 1978-1979. La république islamiste qui s'installa en février 1979 ne manifesta cependant aucune complaisance vis-à-vis de l'Union soviétique. Bien au contraire, elle
lui créa des difficultés dans ses républiques en Asie centrale.
On se souvient que l'URSS avait également échoué dans ses
tentatives de déstabilisation du côté de la Turquie, membre
fondateur de l'Alliance atlantique et du Conseil de l'Europe.
Lorsque les Juifs avaient proclamé l'État d'Israël, au lendemain de la décision de la Grande-Bretagne de mettre fin à
son mandat, l'Union soviétique l'avait, comme les ÉtatsUnis, immédiatement reconnu. Mais, au milieu des années
cinquante, Moscou décida de jouer la carte des nationalismes
arabes. Le 16 avril 1955, le Kremlin publiait une note proclamant le refus soviétique d'accepter le monopole occidental
dans la région, renforcé par le pacte de Bagdad. L'affaire de
Suez - au même moment que la révolte hongroise - fournit à Moscou l'occasion qu'elle attendait. Le colonel Nasser,
qui avait renversé le général Neguib au printemps 1954,
lequel avait chassé le roi Farouk deux ans plus tôt, annonça
en juillet 1956 la nationalisation du canal de Suez en réaction
contre
le refus
américain
de financer
le barrage
d'Assouan
_
Français et Britanniques montèrent une expédition punitive,
coordonnée avec une action israélienne. Le 5 novembre,
Khrouchtchev menaça Paris et Londres de ses armes atomiques. Les États-Unis lâchèrent leurs deux alliés, qui se
résignèrent à interrompre les opérations. Tournant fondamental dans l'après-guerre : c'était la première fois (il n'y en eut
pas d'autre) qu'une puissance nucléaire menaçait ainsi ouvertement des puissances non nucléaires. En désavouant la
France et la Grande-Bretagne, les États-Unis révélaient les
limites de l'Alliance atlantique. La France en tira les conséquences, en décidant d'acquérir les moyens atomiques par
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elle-même. Cette politique, engagée par la IVe République,
fut amplifiée par le général de Gaulle et ses successeurs. Un
État qui dispose d'une force de frappe indépendante conserve sa liberté d'action en toute hypothèse. Cette considération
garde toute sa valeur depuis la fin de la guerre froide 16.Audelà de ses effets immédiats, la crise de Suez favorisa la bipolarisation dans les affaires régionales, du fait de la démission
des Européens. L'URSS se posa comme l'amie des victimes
de l'impérialisme occidental, et prit pied en Égypte, en Syrie
et ultérieurement en Irak. Les Etats-Unis avaient cependant
préservé leur influence. Mais dans le conflit israélo-arabe, ils
s'affirmèrent de plus en plus en protecteur d'Israël, l'Union
soviétique jouant le rôle de l'alliée des Arabes. La situation
commença à se redresser après la guerre du Kippour, quand
Anouar el-Sadate abandonna Moscou pour Washington. Ce
véritable renversement d'alliance devait conduire aux
accords de Camp David (1978), le seul mais grand succès de
Jimmy Carter en politique étrangère. Pendant la guerre entre
l'Irak et l'Iran (1980-1988), provoquée par Saddam Hussein
qui chercha à profiter de la chute du shah pour élargir son territoire à partir d'une querelle sur le Chatt al-Arab, les deux
superpuissances furent dans l'embarras. L'URSS soutenait
prudemment Bagdad tandis que les États-Unis se préoccupaient surtout de maintenir un équilibre. Avec la fin de
l'URSS, l'Amérique se retrouva seule puissance capable de
conduire un processus de paix dans la région, avec l'espoir,
bien entendu, d'en retirer les bénéfices politiques et économiques. Pour faciliter les choses, elle s'efforça d'affirmer sa
sympathie pour le monde islamique, ce qui explique qu'elle
ait pris le parti des musulmans bosniaques dans l'exYougoslavie et qu'elle ait manifesté une certaine ouverture à
l'égard du Front islamique du salut en Algérie. Il s'agissait
pour elle de montrer que, malgré ses démêlés avec les
régimes de Khomeyni et de Saddam Hussein, elle n'avait
aucune hostilité à l'encontre des États islamiques en tant que
tels. Son quasi-protectorat sur l'Arabie Saoudite ou son
alliance avec le Pakistan pendant la guerre froide n'ont
jamais rien prouvé à cet égard.
En Asie », les choses se sont rapidement compliquées du
108
fait du schisme sino-soviétique. L'avènement de la
République populaire de Chine en 1949, et la guerre de Corée
avaient fait surgir le spectre du passage du continent eurasiatique tout entier sous la bannière du communisme. C'est
pourquoi, en dépit de leur abstention dans les conflits de la
décolonisation, les États-Unis avaient décidé de soutenir la
France dans la dernière phase de la guerre d'Indochine I8. Par
la suite, Washington s'impliquera à fond aux côtés du
Vietnam du Sud. À partir de 1961, un engagement militaire
de plus en plus important conduira l'Amérique à mener sa
propre guerre. Elle y perdra une partie de son âme. À la fin
de 1975, le communisme recouvrait toute la péninsule indochinoise. Au Cambodge, les Khmers rouges entreprirent un
génocide sans rencontrer le moindre obstacle.
Et pourtant, l'équation du communisme international
n'était plus la même depuis longtemps. Mao n'avait pas été
mis au pouvoir par Staline. Les Soviétiques l'avaient certes
aidé. Mais, pour l'essentiel, il avait gagné avec ses propres
forces. En prenant possession de la Cité interdite, il ne transposait pas purement et simplement une idéologie importée. Il
imposait la sienne. Il rétablissait l'intégrité et la souveraineté
du plus ancien et du plus grand de tous les États de la planète, auxquelles l'Europe et le Japon avaient porté atteinte. Mao
n'avait pas chassé les uns et les autres pour prêter allégeance
au Kremlin. Dès lors, le mécanisme classique des conflits
d'intérêts prévalut sur le mythe de l'éradication des guerres
par l'avènement de 1'« internationalisme prolétarien ». À vrai
dire, l'affaire Tito avait déjà montré à qui avait les yeux
ouverts que le « socialisme » ne changeait guère la nature
profonde des relations interétatiques.
Comment les choses se passèrent-elles, vues de l'extérieur ? Pékin n'accepta pas le silence des Russes face au rapprochement entre Washington et le régime de Chiang
Kaishek. Les querelles frontalières se précisèrent. Le schisme
devint évident quand Moscou fomenta des émeutes à la frontière du Xinjiang et prit le parti de l'Inde dans le conflit qui
l'opposait à la Chine à propos du Tibet. En mars 1963, Pékin
dénonça les « traités inégaux » imposés par la Russie à la
Chine au xixe siècle, et souleva un contentieux territorial à
109
propos des fleuves Amour et Oussouri. Trois mois après, Mao
récusa la prééminence du parti communiste de l'Union soviétique et accusa les « tsars du Kremlin » de révisionnisme.
En 1964, la Chine fit exploser sa première bombe atomique
et, en 1967, sa première arme nucléaire 19.Peut-être l'URSS
a-t-elle alors envisagé une attaque surprise sur l'arsenal
nucléaire chinois au Xinjiang où, par ailleurs, elle tentait de
soulever les minorités nationales. Entre-temps, Mao avait
lancé la révolution culturelle (1966) que Moscou avait aussitôt dénoncée.
Comme on le verra au chapitre VIII, la querelle avait des
racines beaucoup plus profondes qu'on ne l'a compris à
l'époque, et elle dura aussi longtemps que Mao. Par un prodigieux retournement de l'Histoire, qui reflète l'extraordinaire souplesse des Chinois, Deng Xiaoping fera directement
passer le parti de Mao du stade de la révolution culturelle à
celui de l'économie sociale de marché, pendant que les
Russes resteront empêtrés dans d'insondables contradictions.
Le schisme sino-soviétique modifia les relations internationales dans leur ensemble. L'Albanie s'allia avec la Chine
en janvier 1962. Pékin rivalisa avec Moscou en Afrique, où
l'un et l'autre gaspillèrent leurs ressources sans empêcher le
continent de s'enfoncer dans la misère, au contraire. Après la
disparition de Salazar et le retrait du Portugal en 1974,
l'URSS utilisera Cuba pour influencer le cours des choses en
Angola. Autant de ruineuses aberrations, dont il ne reste, au
bout du compte, que des cendres, et qui démontrent que le
champ des représentations géopolitiques est, a priori, illimité 20.
Pour les Occidentaux, le grand schisme dégagea des
marges de manoeuvre. La France reconnut la République
populaire de Chine en janvier 1964, alors même que de
Gaulle, ayant mis un terme à la guerre d'Algérie, prônait « la
détente, l'entente et la coopération » avec l'URSS et s'apprêtait à prendre ses distances avec l'Alliance atlantique.
À partir de 1971, la Chine décida de sortir de son isolement et de se rapprocher des États-Unis, qui eux-mêmes
s'étaient engagés dans la voie de la détente avec l'URSS et
voulaient en faire autant du côté de l'Asie. Henry Kissinger
110
s'employa à cette tâche. En octobre 1971, la Chine populaire
se substitua à la Chine nationaliste à l'ONU. Richard Nixon
effectua un voyage spectaculaire à Pékin du 21 au
28 février 1972. Le rapprochement sino-américain provoqua
un énorme choc au Japon, qui entreprit lui-même de renouer
avec l'empire du Milieu. Le 24 août 1973, par l'intermédiaire d'un discours devant le congrès du parti communiste chinois, Zhou Enlai somma l'URSS de démontrer sa volonté de
détente en retirant ses troupes de Tchécoslovaquie, de la
République populaire de Mongolie et des Kouriles. La querelle entre les deux géants communistes continuait donc.
Quand le Vietnam se réunifia sous la houlette de Hanoi,
en 1975, il s'allia avec l'URSS et mit à sa disposition les
bases militaires qu'avaient occupées les Américains. Ce fait
contribua à l'accroissement des tensions entre les deux superpuissances à la fin des années soixante-dix. Quant à la Chine
et au Vietnam, ils en vinrent à un affrontement direct et bref
en 1979, qui révéla les faiblesses militaires de la première.
Ainsi le facteur chinois introduisit-il dans les relations
internationales de l'après-guerre le problème du « troisième
corps » dont la complexité est bien connue en mécanique
céleste 21. Autre géant de l'Asie, l'Inde - que la GrandeBretagne avait décidé d'évacuer en février 1947 pour ne pas
s'engluer dans la guerre civile - s'efforça également de
jouer son propre jeu. L'Union indienne éclata en deux, puis
en trois. D'abord, après la guerre de 1947-1948, avec la partition entre l'Inde elle-même, État laïque, et le Pakistan, État
musulman. Plus tard, avec la scission entre le Pakistan occidental et le Pakistan oriental, devenu le Bangladesh, en 1971.
Les relations indo-pakistanaises ne se sont jamais apaisées,
notamment du fait de leur querelle sur le Cachemire. Les
deux pays se sont lancés dans une course à l'armement
nucléaire. L'Inde a fait exploser une bombe atomique
en 1974. C'est à propos des recherches pakistanaises que la
notion de « bombe islamique » a fait son entrée dans le vocabulaire des politologues, bien avant la victoire de Khomeyni
en Iran 22.L'Inde s'est immédiatement trouvée en opposition
avec la Chine sur le tracé de leur frontière commune, et sur la
question du Tibet, à l'autonomie duquel tenait la première et
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dont la seconde prit le contrôle total en 1950. Le contentieux
sino-indien sur le Tibet fit l'objet d'un traité en avril 1954.
Mais la question ne fut pas pour autant résolue. En 1959, à la
suite d'un soulèvement durement réprimé par les Chinois, le
quatorzième dalaï-lama, Tenzin Gyatso, se réfugia en Inde,
où il créa un gouvernement en exil 23. En septembreoctobre 1962, la Chine lança une offensive victorieuse contre
l'Inde.
Le conflit Est-Ouest devait lui aussi laisser des traces sur
le sous-continent indien. L'Inde se pencha tout naturellement
vers l'URSS, avec qui elle signa un traité de « paix, d'amitié
et de coopération » en 1971, au moment où son emprise
régionale s'affirmait fortement. Le Pakistan entra dans le système d'alliances monté par les États-Unis pour assurer l'encerclement stratégique de l'empire continental. Il adhéra au
pacte de Bagdad en même temps que l'Iran, à la fin de 1955,
ainsi qu'à l'Organisation du traité de l'Asie du Sud-Est
(OTASE). Plus tard, pendant la guerre d'Afghanistan, il jouera un rôle déterminant dans la lutte contre l'envahisseur
soviétique.
Mais l'Inde, pour sa part, n'entendait pas se laisser capter
par le courant Est-Ouest. Le mouvement afro-asiatique, qui
se développa à la faveur de la décolonisation, dégagea l'idée
d'une voie spécifique pour le « tiers-monde » à égale distance des superpuissances 24.Nehru inventa, avec Tito et Nasser,
le concept de non-alignement, qui ne devait cependant jamais
déboucher de façon bien concrète. Du moins a-t-il donné
temporairement du prestige à ses auteurs et à leurs pays.
L'aspiration au développement économique des pays devenus
indépendants ne suffisait pas à fonder une association solide.
De la conférence de Bandoeng, en avril 1955, à la conférence spéciale des Nations unies sur les matières premières dont
le colonel Boumediene obtiendra la convocation en
avril 1974, à la suite du quadruplement du prix du pétrole, le
non-alignement ne produira guère que des illusions. La tragédie algérienne en sera la manifestation la plus pathétique.
Quand les usines inadéquates, construites à grands frais avec
la rente du pétrole et du gaz n'offriront plus que le spectacle
de leur inutilité, et quand les derniers feux du socialisme se
112
seront éteints, il ne restera que la manipulation de la religion,
ce qu'on appelle le fondamentalisme islamique, comme idéologie de remplacement. En Asie du Sud-Est et en Amérique
latine, là ou le développement deviendra une réalité, le succès sera fondé sur le libéralisme économique et la coopération avec les pays riches, aux antipodes des rêves de Nehru,
de Tito et de Nasser.
L'ère
de la stagnation,
et la détente
Pendant les dix-huit années de l'ère Brejnev (1964-1982),
l'URSS et son empire se sont fossilisés. Les valeurs du communisme ont achevé de se dissoudre. Les relations Est-Ouest
se sont organisées, la détente n'empêchant ni la course aux
armements ni la compétition dans le tiers-monde.
J'ai déjà rappelé que les Soviétiques eux-mêmes parlaient
de cette période comme « l'ère de la stagnation ». À l'intérieur, aucune réforme majeure ne fut mise en oeuvre. Le système se corrompit de plus en plus visiblement, au bénéfice de
la nomenklatura et des mafias, lesquelles faisaient presque
ouvertement la loi dans les républiques du Caucase et de
l'Asie centrale, et étendaient leurs réseaux dans l'Union tout
entière. Les problèmes de nationalités, que la propagande
soviétique n'avait cessé de nier et que Gorbatchev lui-même
ne reconnaissait toujours pas dans son livre Perestroika
publié en 1987, étaient de plus en plus manifestes. La planification centralisée organisait le rationnement. Les industries
liées à l'armement et à l'espace recevaient la priorité absolue.
La position de l'armée Rouge semblait inexpugnable. Les
devises fortes, principalement dues au pétrole comme dans
les monarchies du Golfe, servaient à assurer les importations
que les dirigeants jugeaient indispensables. Pour le reste,
l'économie domestique ressemblait à un gigantesque marché
noir. Les populations - d'ailleurs dans l'ensemble bien éduquées - avaient acquis au fil des décennies une grande habileté dans l'art de survivre dans les conditions les plus difficiles. Ce savoir-faire leur est plus utile que jamais depuis
l'écroulement de l'URSS.
Le développement et la production en grande quantité de
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systèmes d'armes faisaient illusion. La qualité de la technologie soviétique surprenait parfois les experts américains (par
exemple, avec les missiles intercontinentaux « mirvés » au
début des années soixante-dix 25). Mais les observateurs
attentifs relevaient, dès la fin des années soixante-dix, la
multiplication des dysfonctionnements. À cette époque, juste
après le second choc pétrolier de 1978, un rapport de la CIA
fit état de graves difficultés dans l'industrie vitale du pétrole
et du gaz. Il prévoyait un plafonnement puis une diminution
de la production. Ces pronostics devaient être confirmés par
la suite. Les analystes occidentaux rassemblaient de nombreuses informations sur la dégradation des conditions sanitaires de la population, dont ils savaient que l'espérance de
vie diminuait. Ils accumulaient des indices sur la dégradation
de l'environnement. Mais sur ce point, comme sur d'autres,
la réalité se révélera plus tard pire que tout ce qu'ils avaient
imaginé.
L'Ouest était de mieux en mieux informé des conditions
de l'Est, et réciproquement, notamment à travers les instituts
rattachés à l'Académie des sciences très ouverte sur le monde
occidental. L'emprise de l'idéologie communiste ne cessait
de s'affaiblir à l'extérieur mais plus encore sans doute à l'intérieur de l'Union soviétique, où ne régnaient finalement plus
que désenchantement et cynisme.
L'URSS continuait tant bien que mal à s'accrocher à son
empire extérieur. La « doctrine Brejnev » affirmait l'irréversibilité des « conquêtes du socialisme ». D'où la répression
du printemps de Prague et la chape de plomb qui s'abattit sur
la Tchécoslovaquie après l'élimination de Dubcek, à laquelle
l'Occident se résigna par réalisme, mais qui provoqua une
nouvelle chute dans ce qui restait de l'aura d'une URSS à
laquelle les livres de Soljenitsyne allaient porter des coups
impitoyables. Au milieu des années soixante-dix, l'Italie s'essaya à l'« eurocommunisme », avec le marquis Berlinguer.
L'élection sur le trône de saint Pierre de l'archevêque de
Cracovie, le cardinal Woytila, le 16 octobre 1978, apparut
comme le signe prémonitoire d'une libéralisation prochaine.
Mais avant d'en arriver là, il a fallu encore traverser de
sombres années.
114
À la fin des années soixante, le contrôle de Moscou sur ses
satellites n'était déjà plus que partiel. Les experts occidentaux observaient alors que les « pays de l'Est », comme on les
appelait, semblaient avoir le choix entre un certain degré de
libéralisme économique à l'intérieur et une certaine autonomie vis-à-vis de la puissance impériale, mais que celle-ci ne
les autorisait pas à manifester les deux à la fois. En Hongrie,
Kàdàr, installé par le Kremlin après la répression d'octobre 1956, avait pris la première voie avec quelques succès.
Il parvint même à devenir assez populaire. En Roumanie,
Ceaucescu pratiqua la forme la plus extrême de la planification centralisée, et plus tard d'autarcie, mais sa volonté d'indépendance à l'égard de Moscou lui valut le respect des
Occidentaux, notamment du général de Gaulle, et, pour un
temps, un réel prestige dans son pays. À la suite des événements de Gdansk, en Pologne, en 1970, ce pays put bénéficier
d'une aide européenne grâce à laquelle son économie se
maintint en état de survie artificielle pendant près d'une
décennie cependant que se développait la fronde contre le
système, contre le régime qui le perpétuait et contre l'occupant.
Vers 1975, une question hantait les esprits : la succession
du maréchal Tito. Chacun savait que la Yougoslavie ne survivrait pas facilement après la disparition de cette figure historique. L'URSS interviendrait-elle, et que feraient, dans ce
cas, les États-Unis ? La question était posée à Jimmy Carter
pendant sa campagne présidentielle. Tito est mort en 1980, et
la Yougoslavie a survécu, certes pour peu de temps, à
l'URSS. L'Histoire ne se déroule jamais comme on le pense.
Les possibilités sont trop nombreuses.
Après l'affaire des missiles de Cuba, Washington et
Moscou étaient hantées par la perspective d'une guerre
nucléaire accidentelle, en conséquence d'une erreur de calcul
de l'un ou de l'autre dans le déroulement d'une crise, ou
même à la suite d'une défaillance technique. C'est pourquoi
la course aux armements n'empêcha pas, au contraire, les
deux superpuissances de s'engager dans une coopération de
plus en plus élaborée, qui commença avec l'installation d'un
« télétype rouge » entre les deux capitales, annoncée en
115
.
juin 1963. 1963 est l'année de naissance de l'arms control,
expression que l'on traduit généralement par « maîtrise des
armements », le mot français « contrôle » n'ayant pas le
même sens que son homophone américain. Les principales
étapes de ce processus furent le traité de Moscou sur l'interdiction des essais nucléaires dans l'atmosphère (5 août 1963),
le traité de non-prolifération des armes atomiques (TNP, 2325 juin 1967), les accords SALT 1 (26 mai 1972) et
SALT II 26(15-18 juin 1979). Les deux premiers sont multilatéraux, les deux autres bilatéraux. Ces derniers s'inséraient
dans un programme beaucoup plus ambitieux, auquel le nom
de Henry Kissinger reste attaché, autant que celui de Richard
Nixon. Il s'agissait de rien moins que d'organiser un monde
véritablement bipolaire, comme le congrès de Vienne avait
instauré un nouvel ordre européen après les guerres napoléoniennes 27. Dès 1967, l'Alliance atlantique avait chaussé les
bottes du général de Gaulle en s'assignant le double objectif
de la défense
:.
.
et de la détente
28.
Entre 1972 et 1973, Washington et Moscou mettent au
point leur code de conduite. Les deux « superpuissances »
s'entendent non seulement pour prévenir la guerre nucléaire
entre elles, mais entre l'une d'elles et des tiers. En même
temps, Nixon et Kissinger prétendent remettre de l'ordre dans
le « camp occidental ». Tel est le thème de l'« année de
l'Europe », lancé par le secrétaire d'État en 1973. Michel
Jobert dénonce alors le « condominium » américanosoviétique. Au début de 1974, le ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou refuse de participer à la conférence sur l'Énergie, convoquée par Kissinger à la suite du
quadruplement du prix du pétrole, y voyant une nouvelle
manoeuvre de l'Amérique pour asseoir son emprise sinon son
hégémonie sur le monde occidental. La connivence entre
Nixon et Brejnev s'étend au domaine économique. Le
COCOM 29,mis en place en 1949 pour interdire l'exportation
des technologies sensibles vers les pays communistes, reste
cependant en vigueur, et ne sera dissous qu'après la chute de
l'URSS, le 31 mars 1994. Les États-Unis avaient accepté,
dès 1969, d'accroître leurs échanges économiques avec
l'Union soviétique. En octobre 1972, ils lui accordent la
116
1
clause de la nation la plus favorisée 30 et intensifient les
exportations agricoles mais aussi industrielles, qui s'étendent
même à certaines catégories d'ordinateurs. Américains et
Soviétiques décident également de coopérer dans l'espace.
Tout cela n'empêchait nullement la compétition entre les
deux pays de se poursuivre dans le « tiers-monde ». La guerre
du Vietnam battait alors son plein.
Les affaires politico-militaires occupaient les meilleurs
experts des relations internationales, à l'Ouest comme à
l'Est 31. Revenons sur les accords précédemment cités dans
ce domaine. Le but du TNP était de figer par consentement
mutuel la répartition entre États nucléaires et non nucléaires,
moyennant des compensations politiques et économiques
pour ces derniers. Pendant longtemps, la Chine et la France
ont refusé d'y adhérer et ont choisi de mettre l'accent sur la
philosophie discriminatoire du traité 32.
Avec l'accord SALT II, États-Unis et URSS s'entendirent
sur des plafonds quantitatifs et qualitatifs, aussi bien pour les
armements offensifs que défensifs. Ces derniers étaient
considérés comme déstabilisateurs sur le plan stratégique. On
craignait que le déploiement dans un camp de systèmes
défensifs, au demeurant fort coûteux et imparfaits 33, n'incitât l'adversaire à lancer des frappes préventives 34. L'un des
aspects les plus significatifs de l'arms control fut d'initier
une sorte de collaboration entre les structures militaires des
deux pays, et même de faciliter la communication entre civils
et militaires à l'intérieur de l'URSS. L'accord SALT II, d'une
extrême complexité à cause de l'évolution des technologies 35,ne sera pas ratifié par les États-Unis, la détente ayant
fait naufrage avec l'invasion soviétique de l'Afghanistan et
l'affaire des euromissiles. À la fin des années soixante-dix,
les stocks d'armements nucléaires américains et soviétiques
étaient devenus comparables. Quand on se souvient de leur
écart en 1962, on mesure l'ampleur de l'effort accompli par
l'URSS. Les dirigeants du Kremlin ressentirent une immense
fierté d'avoir atteint la parité, sans apparemment comprendre
qu'ils avaient ainsi achevé de ruiner une économie déjà
exsangue.
Pendant toute cette période, la subtilité des raisonnements
117
7
'z
.
de la stratégie nucléaire ne cessa de s'affiner, pour la grande
excitation des docteurs Folamour. Depuis le début de la guerre froide, les spécialistes américains se plaçaient dans l'hypothèse d'une attaque surprise des Soviétiques. La plupart
des analystes politiques la jugeaient certes très peu vraisemblable. À partir de la fin des années soixante, toute la philosophie de la détente consista à en réduire encore la probabilité. Mais les conditions politiques pouvaient changer, et l'ampleur des conséquences d'une erreur d'appréciation interdisait d'exclure les « scénarios de l'impensable ». D'autant
moins que les écrits militaires soviétiques traitaient systématiquement d'actions offensives et de guerre nucléaire effective. Les stratèges américains durent élaborer des concepts originaux, pour remplacer la stratégie des représailles massives,
devenue inapplicable dès lors que les Russes pouvaient frapper nucléairement le territoire des États-Unis, en premier ou
en second. Les deux idées maîtresses pour fonder la « dissuasion » furent la capacité de seconde frappe et la notion de
riposte graduée. Il s'agissait d'une part de rester en mesure
de frapper l'URSS à mort, alors même que celle-ci aurait
lancé une frappe préemptive 36,d'autre part de disposer d'un
éventail de réponses en cas d'invasion de l'Europe occidentale, suffisamment ouvert pour laisser à l'attaquant la responsabilité du niveau de 1'« escalade ». Ces thèmes ont donné
lieu, pendant trois décennies, à d'innombrables gammes et à
des discussions sans fin - mais riches d'implications politiques, notamment en Europe et plus particulièrement en
France -, sur la « crédibilité » de la posture américaine. Pour
le général de Gaulle et les héritiers de sa pensée en la matière, seule une force de frappe nationale est totalement crédible,
car aucun pays ne peut risquer sa propre destruction pour le
compte d'autrui.
Les profanes comprenaient difficilement la logique qui
conduisait au « surarmement », chacun accumulant « de quoi
détruire plusieurs fois la planète ». C'est qu'il fallait envisager les scénarios les plus extrêmes. Par exemple, on imaginait
une attaque en premier par une grappe de fusées nucléaires,
et on calculait les moyens nécessaires - compte tenu de
ceux susceptibles d'être engagés par l'adversaire -, pour
118
8
conserver une capacité de riposte mortelle. Naturellement,
chacun des deux camps se livrait aux mêmes exercices. La
disparition de l'URSS a rendu caduc l'essentiel de ces débats,
qui appartiennent désormais à l'Histoire. Mais il reste à gérer
les résidus matériels et mentaux de cette période fascinante.
Le monde aura longtemps encore à s'occuper des armes
nucléaires.
L'histoire de la détente ne se réduit pas aux abstractions de
l'arms control et à l'organisation du duopole américanosoviétique 37. En Europe, elle prit le tour le plus concret.
Lorsque Willy Brandt, maire social-démocrate de BerlinOuest, arriva au pouvoir en République fédérale, le
21 octobre 1969, le contexte était mûr pour qu'il pût entreprendre, dans le sillage du général de Gaulle et de Richard
Nixon, une Ostpolitik à vrai dire amorcée par le gouvernement de la « grande coalition » (1966-1969). La RFA signa
un traité avec l'URSS en août 1970 et, en décembre de la
même année, elle reconnut l'inviolabilité de la ligne OderNeisse, une question cruciale sur laquelle elle reviendra une
dernière fois au début de l'année 1990. Le spectacle à
Varsovie du Chancelier allemand, à genoux devant le monument à la mémoire des victimes du ghetto, impressionna
l'Europe tout entière. Parfois, certains gestes symboliques
prennent la dimension d'actes politiques majeurs. Un quart
de siècle après, celui de Willy Brandt demeure encore gravé
dans l'esprit des contemporains. Aucun Premier ministre
japonais n'a encore eu la même inspiration ou le même courage, et les victimes de l'impérialisme nippon du début de
ce siècle n'ont pas accordé un pardon que l'empire du SoleilLevant n'a toujours pas explicitement demandé.
Le statut de Berlin fut consolidé, le 3 septembre 1971, par
un accord quadripartite. Les droits des quatre puissances
occupantes furent confirmés, un statut spécial pour l'ancienne capitale élaboré, les voies d'accès réglementées en détail.
Cet accord, entré en vigueur le 3 juin 1972, permit le rapprochement entre la RFA et la RDA, qui se reconnurent mutuellement le 21 décembre 1972 et signèrent un traité fondamental (Grundlagenvertrag), destiné à régir leurs rapports
mutuels. Ainsi s'amorça la politique social-démocrate des
119
,
« petits pas », devant conduire, dans l'esprit de ses promoteurs, à une lente convergence entre ce que tout le monde
appelait alors les deux Allemagnes. Pour les conservateurs
ouest-allemands, ces décisions furent déchirantes, car elles
leur semblaient au contraire consacrer la division du pays.
Mais ce n'était qu'une ruse de l'Histoire. En réalité, elles préparaient la réunification future. Le Grundlagenvertrag fut
finalement ratifié le 6 juin 1973 par le Bundestag. La RFA et
la RDA furent simultanément admises à l'ONU en septembre 1973.
Ce règlement provisoire de la question allemande permit
la conclusion de l'Acte final d'Helsinki, le ler août 1975,
aboutissement de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) dont j'ai déjà parlé.
Ce document est capital à trois titres. Tout d'abord, il
consacre le statu quo en Europe - où aucun traité de paix
n'a jamais conclu la seconde guerre mondiale -, mais pas
son irréversibilité. Plus précisément, il fixe, non pas l'intangibilité des frontières, mais leur inviolabilité par la force. La
distinction est fondamentale, car elle implique la possibilité
d'une modification pacifique des frontières, par autodétermination des populations et accord des autres parties concernées
(les deux conditions sont essentielles, pas seulement la première). Les signataires soviétiques de l'Acte final ne pouvaient imaginer que celui-ci servirait un jour de cadre légal à
la réunification allemande, conjointement avec l'article 23 de
,
la Loi fondamentale
de la République
fédérale
38.
Deuxièmement, il introduit les références aux droits de
l'homme et à la libre circulation des idées qui contribueront à
miner les derniers vestiges du totalitarisme.
Enfin, la CSCE 39demeurera, vingt ans après la rencontre
d'Helsinki, comme la seule institution de sécurité régionale
englobant non seulement les États européens au sens strict
mais l'ensemble des puissances européennes comme les
États-Unis,
le Canada
et les pays
issus
de l'ex-URSS
40.
Au lendemain d'Helsinki, le rideau de fer ne semble plus
qu'un barbelé certes encore redoutable, mais de plus en plus
rouillé. Les échanges Est-Ouest peuvent se développer à l'intérieur de l'Europe, et l'on parle même de la RDA comme
.
120
d'un membre clandestin de la Communauté. Des intellectuels
comme Zbigniew Brzezinski ou des hommes d'affaires
comme Samuel Pisar donnent libre cours à leur imagination
en rêvant de la « convergence » entre les systèmes économiques.
Les derniers
spasmes
La détente sombre à la fin des années soixante-dix 41. En
octobre 1977, le Chancelier Helmut Schmidt, qui a succédé à
Willy Brandt en 1974, dénonce, dans un discours à l'Institut
international pour les études stratégiques de Londres, le
déploiement accéléré par les Soviétiques des SS-20 en
Europe de l'Est. Il s'agit de fusées de portée intermédiaire,
pouvant atteindre le territoire européen mais pas les ÉtatsUnis, et qui n'entrent donc pas dans les calculs des accords
SALT. Pendant des mois, le nouveau problème stratégique est
intensément discuté par les spécialistes occidentaux. En
décembre 1979, l'OTAN annonce sa « double décision » ::
ouvrir une négociation avec l'URSS sur cette catégorie d'armements et, en fonction des résultats, déployer en Europe
occidentale des systèmes comparables aux SS-20, les
Pershings II et les missiles de croisière. On dit alors que
s'ouvre pour le monde libre une « fenêtre de vulnérabilité »,
l'URSS disposant désormais à la fois d'une supériorité massive sur le plan des forces dites conventionnelles, et d'un
avantage en matière nucléaire. On dénonce le « découplage »
qui pourrait en résulter entre l'Europe occidentale et les
Etats-Unis. Un climat de psychose se répand, d'autant plus
que dans les derniers jours de l'année 1979, l'armée Rouge
envahit l'Afghanistan, avec des moyens considérables. Pour
la première fois depuis le début de la guerre froide, les
Soviétiques interviennent, directement et massivement, en
dehors de leur empire. Ils le font au nom de la « doctrine
Brejnev », car il s'agit officiellement de prêter main-forte au
régime communiste qui, l'année précédente, a renversé la
monarchie de Kaboul et lutte contre des forces « contre-révolutionnaires ». En réalité, Moscou, qui a installé son homme,
Babrak Karmal, agit dans le plus pur style stalinien. Certains
121
n'hésitent pas à se demander si le Kremlin ne se prépare pas
à agresser l'Europe occidentale, par un renversement de toute
la politique suivie depuis le XXe congrès du PCUS.
L'affaire des SS-20 reflète plus vraisemblablement la sclérose d'un régime usé, à l'image de son chef devenu impotent,
prisonnier de son complexe militaro-industriel, et victime de
ses propres illusions en confondant la puissance réelle avec la
quantité d'armements. Les stratèges du Kremlin ont craint de
perdre leur influence en Afghanistan, qui leur permettait de
se rapprocher du golfe Persique et des fameuses « mers
chaudes », et d'enfonçer un coin entre l'Iran, déchiré par la
révolution, et le Pakistan, proaméricain. De l'autre côté de la
Perse, Saddam Hussein avait fait un calcul comparable en se
lançant dans une guerre contre l'Iran qui devait durer sept ans
et dont il n'allait finalement tirer aucun avantage. Les dirigeants soviétiques ont certainement spéculé par ailleurs sur la
faiblesse des États-Unis, en plein désarroi depuis la guerre du
Vietnam et l'affaire du Watergate. Les hodjatoleslams de
Téhéran humiliaient Jimmy Carter 42 dont, plus généralement, les hésitations et les volte-face portaient atteinte à la
réputation de l'Amérique. Helmut Schmidt avait ainsi difficilement obtenu l'accord du Bundestag pour le déploiement de
la « bombe à neutrons » supposée tuer les hommes en préservant les matériels, et fulminait ouvertement contre l'hôte de
la Maison Blanche qui avait brutalement et unilatéralement
changé d'avis sur ce point, le mettant dans le plus grand
embarras. Il est incontestable que, bien involontairement
d'ailleurs, Washington a favorisé l'aventure soviétique, en ne
réagissant pas aux signaux que Moscou lui avait délibérément
adressés pour tester les réactions américaines en cas d'entrée
en Afghanistan. Le moment venu, les historiens démêleront
les fils et les calculs des uns et des autres, et éclairciront la
façon dont les décisions ont été prises. Une chose est certaine : en la circonstance, les Soviétiques ou plutôt les Russes
n'ont pas été à la hauteur de leur réputation de grands joueurs
d'échecs. Paradoxalement, tout s'est passé comme si la négligence des Américains avait été pour eux la meilleure des stratégies.
Les SS-20 et l'Afghanistan ont creusé la tombe de l'URSS
122
.
et de l'Empire russe. À l'orée des années quatre-vingt, nul ne
pouvait encore le pressentir. Quand la Pologne s'enfonçait
dans la nuit, les mirages des années Gierek s'étant dissipés
avec l'aggravation de la crise économique en Europe de
l'Ouest, quand le général Jaruzelski établissait la loi martiale, l'homme fort de Varsovie cherchait-il à sauver un régime
aux abois, ou bien à protéger la nation contre l'éventuelle
intervention des chars soviétiques ? On sait maintenant que le
risque fut bel et bien réel.
L'élection de Ronald Reagan redonna confiance à
l'Amérique et aux Occidentaux. L'Allemagne, où Helmut
Kohl succéda à Helmut Schmidt le 1 eroctobre 1982, résista,
non sans mal, à des poussées pacifistes dont l'ampleur a rappelé l'époque de la création de l'Alliance atlantique, et qui
touchèrent toute l'Europe du Nord 43. Pendant ce temps, les
spécialistes ferraillaient avec passion sur les problèmes du
« découplage » entre l'Europe et les États-Unis, et critiquaient même l'« option-zéro » que les négociateurs américains avaient un peu imprudemment proposée en
novembre 1981 (abandon du déploiement des euromissiles en
échange du démantèlement des SS-20). La solidarité occidentale résista à l'épreuve. On vit même le Président
Mitterrand défendre la double décision de l'OTAN devant le
Bundestag le 20 janvier 1983, ce qui n'allait nullement de soi
étant donné la position de la France dans l'Alliance et la délicate
question
de ses propres
armes
nucléaires
tactiques
44.
Les premiers euromissiles furent déployés à la fin
de 1983. Entre-temps, le Président Reagan avait lancé sa
célèbre « initiative de défense stratégique » (l'IDS, annoncée
le 23 mars 1983, communément appelée « guerre des
étoiles »), consistant à exploiter les percées technologiques
les plus récentes pour établir un bouclier spatial contre les
missiles balistiques. Cette initiative provoqua un nouveau
grand débat stratégique, au moment où par ailleurs le progrès
des armements dits conventionnels ouvrait de nouvelles perspectives à la stratégie classique, auxquelles les Soviétiques
s'intéressaient
eux-mêmes
de très près 45.
En ce qui concerne l'Afghanistan, l'URSS avait réussi à
faire aussitôt l'unanimité contre elle, à l'exception obligée de
123
'
..
.
...
.
.,
.
_
ses satellites. Les décisions assez symboliques du Président
Carter (embargo partiel sur les ventes de céréales, boycott des
Jeux olympiques de Moscou de 1980) n'eurent pas d'effets
immédiats, pas plus que le refus du Congrès de ratifier l'accord SALT II. Mais l'Empire continental se trouva bientôt
complètement isolé, au moment même où son rival chinois
paraissait ressusciter. Les États-Unis et les Alliés entreprirent
de soutenir la résistance afghane, notamment à partir du
Pakistan. L'armée Rouge s'enfonça peu à peu dans un drame
comparable à celui qu'avaient éprouvé les forces américaines
au Vietnam.
Brejnev est mort en novembre 1982, après une très longue
maladie pendant laquelle l'URSS s'était comme pétrifiée.
Son successeur Iouri Andropov ne lui survécut que d'une
quinzaine de mois. Constantin Tchernenko rendit l'âme un an
après son arrivée. Lorsque, le 11 mars 1985, le « jeune »
Mikhaïl Gorbatchev, âgé de cinquante-quatre ans, fut élu
secrétaire général du parti communiste de l'Union soviétique,
ce fut comme si une petite lumière apparaissait au bout d'un
tunnel que l'on s'était habitué à croire sans fin.
Chapitre VII
TREMBLEMENT
DE TERRE
Gorbatchev
Dès son voyage à Londres en décembre 1984,quelques
mois avant son ascension au poste de secrétairegénéral du
PCUS,MikhaïlGorbatchevs'était employé,avec un immense succès,à séduireses interlocuteurs.On oublietrop souvent
le sens ancien de ce verbe,que véhiculetoujoursson équivalent en anglais. Séduire, c'est utiliser le charme pour corrompre. Dans les capitalesoccidentales,les microcosmesne
demandaientqu'à succomber.AndréMauroisracontedans sa
biographie sur Disraéli comment, au moment de la guerre
russo-turque dont l'enjeu était le contrôle des détroits,
Schouvaloff,le très habile ambassadeurde Moscou, « avait
su se faire appeler " Shou " par tout ce qui comptait à
Londres et avait compris que c'est dans le monde que l'on
trouve la clef du monde politique». Instruit par Anatoli
Dobrynine, devenu le chef du départementinternationaldu
Comitécentraldu PCUSaprèsavoirété pendantplus de vingt
ans la coqueluchedu Tout-Washington,
Gorbatcheva suivi ce
brillant exemple,ou encore celui de Talleyrand.
Vue de l'extérieur, la performance du successeur de
Tchernenko,du moins jusqu'en 1991, fut impressionnante.
Commentne pas avoir été subjuguépar la classe de ce dirigeant parfaitementmaître de lui dans son expression physique et verbale alors que tout tourbillonnaitdans son empire, et tellementtalentueuxen politiqueétrangère !Comment
ne pas avoir admiré le tour de force d'un apparatchikcom125
muniste quinquagénaire, formé sous Staline, carriériste
conforme à son temps - celui de Khrouchtchev et de
Brejnev -, qui avait réussi à émerger sur la scène internationale, avec les apparences d'un homme politique occidental
rompu aux règles des relations publiques et de la communication !
Le phénomène de la « gorbymania » s'explique aisément
dans la société du spectacle. Plus tard, les Occidentaux assisteront, la mort dans l'âme, à la déconfiture de leur héros, et
ce n'est pas sans réticences, avant même l'affaire tchétchène,
qu'ils embrasseront Boris Eltsine. Il n'est pas exagéré de dire
que Gorbatchev aura été aimé partout, sauf en URSS.
Celui qui restera dans l'Histoire comme le fossoyeur de
l'Union soviétique est arrivé au pouvoir avec l'idée de réformer l'État, pour sauver l'héritage de Lénine. Contrairement à
son futur rival et vainqueur, Boris Eltsine, il n'avait aucune
des caractéristiques d'un aventurier. Les trois mots de glasnost (transparence), perestroïka (restructuration) et democratisatsia (démocratisation), dont il fit son slogan, résumaient
son projet. En permettant à l'air de circuler, il pensait libérer
les forces productives potentielles du pays. Mais il n'imaginait pas d'abandonner le principe du parti unique, défini par
l'article 6 de la Constitution de 1977 comme « la force qui
dirige et oriente la société soviétique » et « le noyau de son
système politique, des organisations d'État et des organisations sociales ». L'alternance des gouvernements sous l'effet
du suffrage universel, qui est le trait le plus caractéristique
des démocraties occidentales, n'était pas à l'ordre du jour.
Tout au plus s'agissait-il de faciliter les débats à l'intérieur du
parti communiste. Il n'était pas davantage concevable de toucher à l'intégrité de l'URSS. Gorbatchev niait le phénomène
des nationalités, autant que ses prédécesseurs I.
Après un début fulgurant, marqué notamment par le
renouvellement des principaux dirigeants du parti, le XXVIIe
congrès du PCUS réuni au mois de février 1986 consacra le
nouveau secrétaire général, mais il révéla aussi la force de
l'opposition conservatrice. En juin 1987, Gorbatchev fit
approuver par le Comité central son projet de « refonte radicale de l'économie soviétique » et conforta la superstructure
126
de son pouvoir. Ce projet sonore n'a en fait jamais eu de
consistance, ni intellectuelle ni pratique. Le secrétaire général et surtout son équipe se sont mis à manier le vocabulaire
sinon les concepts de l'économie de marché et de la macroéconomie moderne, mais ils n'ont jamais su embrayer sur le
terrain. Les institutions de l'économie soviétique partirent
ainsi en quenouille, sans solution de remplacement.
Gorbatchev n'a pas compris qu'il ne suffisait pas d'un coup
de baguette magique pour transformer des hordes de fonctionnaires timorés en entrepreneurs schumpétériens. Pierre le
Grand, auquel certains ont alors voulu le comparer, avait
deux atouts que n'a jamais possédés le dernier homme fort du
PCUS : il dirigeait avec une main de fer et pouvait importer
de l'étranger (notamment d'Allemagne et de Hollande) les
talents qui manquaient. Le grand tsar avait une perception
aiguë des réalités, à la différence de son lointain successeur,
mûri dans les arcanes obscures du parti communiste.
La vie matérielle, déjà très dure en URSS, ne cessa de se
dégrader pour la majorité des citoyens, d'autant plus que les
recettes du pays en devises fortes étaient amputées par la
crise pétrolière. Du coup, la libéralisation politique se retourna contre son auteur. Le désordre qui s'étendit progressivement favorisa l'agitation dans les républiques soviétiques.
L'idée d'un nouveau traité de l'Union fit son chemin, certainement stimulée par les événements d'Europe de l'Est. Au
début de l'été 1991, la question de la survie de l'URSS était
explicitement posée. Les « conservateurs » tentèrent de
réagir, et entreprirent un putsch incroyablement mal préparé,
qui vira en tragi-comédie (19-21 août 1991). Ni le KGB, ni
l'armée ne sont intervenus pour sauver l'URSS. Le maréchal
Akhromeev a préféré se suicider le 24 août plutôt que d'entrer dans ce qu'il considérait comme l'illégalité. De retour au
Kremlin, Gorbatchev avait perdu ce qui lui restait d'autorité.
L'heure de Boris Eltsine avait sonné.
Gorbatchev a échoué parce que son analyse de la manière
de réformer l'URSS était erronée. Il fut mieux inspiré en politique étrangère. Mais dans ce domaine également, l'Histoire
prit un cours fort éloigné de son projet initial. Il a eu le mérite de ne pas tenter de s'opposer à la force du torrent qu'il
127
.
-
avait involontairement déchaîné, et a suivi la maxime : « Les
événements nous échappent. Feignons d'en être les organisateurs. » Grâce à quoi son nom sera inscrit du bon côté dans le
bilan de l'Histoire du xxe siècle et peut-être aussi, au bout de
la route, dans celui de l'Histoire de la Russie.
Dès le début de 1985, Andrei Gromyko et George Schultz
s'étaient entendus à Genève pour relancer les négociations
sur les armements stratégiques 2. À partir de mars 1985, la
tonalité changea radicalement. L'URSS voulait désormais se
consacrer à ses réformes. « Le succès de la perestroïka est
impossible sans une politique étrangère fondée sur la nouvelle pensée », déclarera le secrétaire général devant le plénum
du Comité central, le 18 février 1988. Dès octobre 1985, à
Paris, Gorbatchev avait proposé de diminuer de moitié les
armes stratégiques des deux superpuissances et invité les
États-Unis à renoncer à l'Initiative de défense stratégique du
Président Reagan. À Reykjavik (11-12 octobre 1986),
Gorbatchev et Reagan écartèrent leurs experts et se seraient
mis d'accord sur une réduction de cinquante pour cent des
armes stratégiques, ainsi que sur l'élimination des forces
nucléaires intermédiaires (FNI) de portée supérieure à mille
kilomètres, si le Président américain n'avait refusé de sacrifier son IDS. Les Européens n'avaient pas été consultés. Les
conversations sur les FNI allaient aboutir un an plus tard
(traité de Washington, 8 décembre 1987) et les négociations
stratégiques le 31 juillet 1991 seulement, quand l'URSS sera
moribonde. Pour l'essentiel, le premier accord prévoyait la
destruction dans un délai de trois ans de tous les missiles
d'une portée de cinq cents à cinq mille cinq cents kilomètres
basés à terre et stationnés en Europe et ne concernait pas les
armements français et britanniques dont Gorbatchev avait
essayé d'obtenir l'inclusion. Le second aboutit à une réduction de l'ordre de trente pour cent du nombre des têtes
nucléaires stratégiques de chaque partie 3. Pour la première
fois, des traités d'arms control ont impliqué la destruction
physique de systèmes non obsolètes, ainsi que des mesures de
vérification in situ. Pour la première fois, on peut réellement
parler de désarmement.
On ne devait pas se limiter au secteur nucléaire. Le
128
19 novembre 1990, les seize pays membres de l'OTAN et les
six pays membres du Pacte de Varsovie signèrent à Paris le
traité sur la réduction des forces conventionnelles en Europe
(FCE). La signification des plafonds et sous-plafonds que ce
traité prévoyait au sein de chaque alliance, par zones et par
catégories d'armes, allait rapidement changer, à cause de la
disparition de fait, puis de droit (le 1 erjuillet 1991) du Pacte
de Varsovie. Mais l'URSS et donc son successeur au sens
juridique, c'est-à-dire la Russie, s'était engagée à détruire de
grandes quantités de matériels modernes. Les Occidentaux
ont également dû procéder à d'importants réaménagements.
L'Europe a commencé à se vider des présences militaires
étrangères, avec le retrait soviétique de Tchécoslovaquie et de
Hongrie et avec le départ pour le Golfe d'importants contingents américains d'Allemagne, lesquels après la guerre ne
sont pas revenus sur le continent. Lorsque, à la fin de 1994,
les Russes concentreront des forces du côté de la Tchétchénie
et vers les pays baltes, ils seront gênés par les obligations du
traité FCE dont ils demanderont la révision.
Quoi qu'il en soit, le fait est que les deux alliances sont
parvenues en une vingtaine de mois à résoudre une question
que seize années de négociations dites MBFR 4 n'avaient pas
réussi à trancher. Tous ces développements illustrent une
vérité générale que l'on ignore trop souvent : l'accumulation
des armements est moins une cause qu'un effet des tensions.
En d'autres termes, le désarmement est un problème plus
politique que technique 5.
Cependant, la vision initiale de Gorbatchev - sous le
nom de Maison commune européenne - ne différait pas fondamentalement de la conception soviétique traditionnelle.
L'objectif du Kremlin restait alors - comme au début de la
guerre froide puis, sous une forme plus pacifique, à l'époque
de la détente - d'isoler le système de sécurité européen des
États-Unis, et, en matière économique, d'infléchir les termes
de l'échange sur le continent dans un sens favorable aux intérêts soviétiques. La rencontre de Reykjavik sema la consternation chez les Européens de l'Ouest, car les deux superpuissances avaient failli s'entendre sur leur dos, dans la pure tradition du « condominium ». En février 1987, le Kremlin invi129
ta de nombreux intellectuels et leaders d'opinion occidentaux
à Moscou, à participer à un « Forum international pour un
monde sans armes nucléaires, pour la survie de l'humanité »,
qui pouvait rappeler diverses manifestations des années
trente, où s'étaient distingués des hommes comme Malraux,
Gide, Aragon, Bertolt Brecht et Aldous Huxley. Le traité FNI
relança le débat sur le « découplage » stratégique entre
l'Europe et les États-Unis. Tous ces développements incitèrent la France et l'Allemagne à créer une brigade commune,
embryon du futur Eurocorps, et à mettre en place un Conseil
de défense conjoint.
En dehors du continent européen, l'URSS entreprit une
vaste opération de désengagement, dont l'aspect le plus spectaculaire fut l'accord sur le retrait d'Afghanistan, en 1988 6.
Elle se rapprocha de la Chine, en satisfaisant les trois conditions posées par celle-ci, relatives à la présence militaire à la
frontière sino-soviétique, au Cambodge et à l'Afghanistan.
Elle reprit également le dialogue avec le Japon, sans toutefois
aller jusqu'à résoudre la question des territoires du Nord 7.
Gorbatchev mit ainsi un terme aux ambitions soviétiques
dans le « tiers-monde », ce qui ouvrit notamment la voie à la
réconciliation en Afrique australe. Frederik W. De Klerk, élu
président de l'Afrique du Sud le 14 septembre 1989, fit libérer Nelson Mandela dès le 11 février suivant, et engagea le
processus qui devait conduire aux premières élections multiraciales dans le pays en avril 1994.
En fait, la politique étrangère de Gorbatchev échappa,
comme le reste, à ses intentions initiales. Le dérapage se cristallisa en Europe de l'Est, où le Kremlin laissa s'accomplir le
cours des choses qui, en d'autres temps, avait été interrompu
dans l'oeuf.
Je rappellerai brièvement le déroulement de la révolution
européenne de 1989. L'année précédente, la Russie communiste avait célébré en grande pompe le millénaire de l'Église
orthodoxe. La Pologne avait ouvert la voie, préparée sans
aucun doute par les voyages de Jean-Paul II en 1979, 1983
et 1987 8. En avril, le combat mené par Solidarité depuis dix
ans aboutissait aux accords de la « table ronde », grâce aussi,
il faut le reconnaître, au sens de l'Histoire dont sut alors faire
130
preuve le général Jaruzelski. Le premier gouvernement non
communiste fut investi le 12 septembre, sous la direction de
Tadeusz Mazowiecki.
Le 11 septembre à minuit, le gouvernement de Budapest
ouvrit sa frontière avec l'Autriche pour laisser s'écouler vers
la RFA le flot des « touristes » en provenance de la RDA. Une
telle décision n'a pu être prise qu'après avoir obtenu le feu
vert de Mikhaïl Gorbatchev 9. Les Allemands de l'Est se précipitèrent par la brèche ainsi ouverte. À Budapest - où des
manifestations nationalistes s'étaient produites le 14 mars, à
l'occasion de la mort de l'impératrice Zita, dernière reine de
Hongrie -, une table ronde fut mise en place entre le pouvoir et l'opposition, le 13 juin. En octobre, le PSOH (parti
socialiste ouvrier hongrois) se saborda. La Hongrie célébra
l'avènement de la République hongroise, abandonnant l'adjectif « populaire ». L'exode de la population est-allemande
déstabilisa Erich Honecker. Gorbatchev lui rendit visite le
7 octobre, et l'informa qu'il ne le soutiendrait pas en cas de
répression. Ce jour-là, le secrétaire général du PCUS prononça une phrase devenue aussitôt célèbre : « Celui qui arrive
trop tard est puni par la force de la vie. » Lâché par les
Soviétiques, Honecker se retira le 18 octobre. Le 9 novembre,
le Mur de Berlin s'ouvrit.
Le Président Richard von Weizsâcker avait dit un jour :
« La question allemande ne sera plus ouverte quand la porte
de Brandebourg ne sera plus fermée. » En fait, c'est le
xxe siècle qui a basculé avec la chute du mur de la honte. À
la suite des élections du 18 mars 1990, la RDA se dotera d'un
gouvernement transitoire de coalition (SPD-FDP-CDU).
Après l'Allemagne de l'Est vint le tour de la Bulgarie.
Todor Jivkov fut éliminé par une révolution de palais le
10 novembre. L'absence de traditions démocratiques rendit le
processus plus hésitant à Sofia. Le 17 novembre, la lame de
fond déferla sur la Tchécoslovaquie. Milos Jakes fut écarté le
24 et le pays se dota d'un gouvernement à majorité non communiste le 7 décembre. L'écrivain dissident Vaclav Havel fut
porté à la présidence de la République le 29 décembre. Plus
tard, les républiques tchèque et slovaque allaient divorcer à
l'amiable (le 1erjanvier 1993). Enfin, la vague atteignit la
131
Roumanie le 15 décembre. Après quelques journées d'une
grande confusion, la fuite des époux Ceaucescu et leur exécution, le jour de Noël, mirent un terme au pouvoir le plus
pesant et le plus tyrannique. L'« Europe de l'Est » tout entière était libérée.
La Yougoslavie n'était pas restée à l'écart du mouvement.
Mais, fin 1989, nul ne soupçonnait encore que l'expérience
originale qu'elle avait poursuivie depuis 1948 allait tourner à
la tragédie. Le carcan de la Ligue communiste éclata le
26 mai 1990, date à laquelle celle-ci renonça au monopole du
parti. Les tendances centrifuges s'exacerbèrent aussitôt. La
Slovénie et la Croatie, désormais dotées de gouvernements
non communistes, préconisaient un assouplissement du lien
fédéral. Au contraire, la puissante Serbie voulait davantage de
centralisation. Le 2 juillet 1990, la Slovénie proclama sa
« souveraineté ». Le Kosovo, rattaché à la Serbie depuis 1389
mais de majorité albanaise, adopta - unilatéralement également -, le 2 juillet 1990, une Constitution proclamant son
droit à faire sécession contre la puissance impériale.
L'Albanie, naguère considérée comme le plus fermé des pays
« de l'Est », et qui avait flirté avec le maoïsme, commença à
s'ébrouer en avril 1990.
La réunification
,
allemande
En autorisant les Hongrois à s'ouvrir aux réfugiés de la
RDA, Gorbatchev a-t-il entrevu que l'Empire soviétique
extérieur allait s'écrouler comme un jeu de cartes ? À la fin
de 1989, sans doute imaginait-il en tout cas pouvoir isoler
l'empire intérieur de la contagion. Mais il choisit d'assumer
jusqu'au bout l'enchaînement des causes et des effets qu'il
avait involontairement activés en Europe.
Dans un plan en dix points, rendu public le 28 novembre,
Helmut Kohl avait esquissé un calendrier devant conduire
progressivement à une « unité étatique » allemande dans le
cadre d'un « nouvel ordre européen ». Pour le Chancelier, il
s'agissait surtout de ne pas perdre l'initiative au profit du
social-démocrate Oskar Lafontaine, alors très actif. Ce plan
avait embarrassé Washington et Paris, non consultés, parce
132
qu'il ne faisait guère référence aux droits des puissances victorieuses. Le débat fut ensuite compliqué par la question de la
ligne Oder-Neisse, c'est-à-dire de la frontière germano-polonaise. Les ambiguïtés sur cet important sujet ne devaient être
dissipées qu'en mars 1990 10.Tout cela contribue à expliquer
le refroidissement, pendant un temps, des relations francoallemandes. Cependant, l'idée de réunification (ou, comme
on préférait dire alors pour éviter la connotation bismarckienne, d'unification 11) faisait son chemin en Allemagne.
Kohl, boudé le 10 novembre à Berlin-Est, fut acclamé le
19 décembre à Dresde. Un éditorialiste de la Frankfurter
Allgemeine Zeitung, de tempérament très national, M. Fack,
publia alors un éditorial sous le titre : « C'est maintenant. »
On ne pouvait en effet plus attendre, car les réfugiés de la
RDA avaient un droit automatique à la nationalité allemande
et à toutes sortes d'avantages. Désormais déterminé à précipiter les choses, le Chancelier se heurta bientôt à un dilemme : plus il rassurait les Allemands de l'Est sur leur destin,
plus il inquiétait ceux de l'Ouest. Début février 1990, les
deux tiers des Allemands interrogés à l'Ouest estimaient que
la réunification allait trop vite.
Sans s'émouvoir, le Chancelier demanda l'ouverture de
négociations immédiates sur l'union monétaire entre les deux
États allemands. Sa politique triompha aux élections du
18 mars avec la victoire de la CDU-Est. Un gouvernement
d'union nationale fut alors formé pour mieux surmonter les
difficultés.
Assuré du soutien américain - confirmé à Washington en
février et en mai 1990 - du moment que l'Allemagne réunifiée serait dans l'Alliance atlantique, H. Kohl avait trois
points essentiels à régler. Il fallait d'abord conclure le traité
instituant une union monétaire, économique et sociale entre
les deux Allemagnes, en dépit des résistances intérieures. Le
choix de la parité (un Mark ouest-allemand pour un Mark estallemand) était un non-sens économique, mais une nécessité
politique. L'Allemagne pouvait en assumer le coût. Le
Chancelier franchit superbement cette étape. L'union devint
effective le 1 er
juillet, Bonn prenant le contrôle de la monnaie
et des finances est-allemandes.
133
,
Il fallait ensuite régler entre les deux États allemands les
modalités de l'unification politique et leur calendrier. Sur ce
point également, le leader de la CDU obtint ce qu'il voulait :
l'union se fit par la voie de l'article 23 de la Loi fondamentale. Celui-ci présentait l'immense avantage de préserver les
accords
internationaux
conclus
par
l'Allemagne
fédérale
12.
Les élections panallemandes furent fixées au 2 décembre
1990. La coalition CDU-FDP devait les gagner allégrement.
Restaient les « conditions extérieures » de la réunification.
La Communauté européenne donna son accord le
8 décembre 1989 et le 28 avril 1990. Il fut alors décidé que la
RDA serait considérée comme une extension des territoires
de la RFA (et donc, il n'y aurait pas de négociations d'adhésion) ; qu'une « conférence intergouvernementale » chargée
d'élaborer un traité d'union politique serait convoquée ; que
la Communauté s'ouvrirait vers l'est par des accords d'association avec les pays dont l'évolution serait manifestement
démocratique. Ces décisions portaient la marque de l'axe
Paris-Bonn.
Les Occidentaux ne faisant pas obstacle à la réunification,
la clef se trouvait en URSS. Dès le mois de février 1990,
Gorbatchev choisit de rester cohérent et, plutôt que de contrarier les événements, il s'efforça d'obtenir des avantages économiques dans le cadre d'un nouveau partenariat avec
l'Allemagne. L'ultime obstacle fut levé lors de sa rencontre
avec le Chancelier, dans le Caucase, le 16 juillet. L'URSS
accepta que l'Allemagne réunifiée appartienne à l'Alliance
atlantique. Comme il arrive si souvent dans l'Histoire, ce qui
était naguère encore impensable était soudain devenu réalité.
En étranglant encore un peu plus l'URSS, Gorbatchev
confortait son image de libérateur à l'Ouest. L'accord, facilité par l'issue du XXVIIIe congrès du PCUS, avait été préparé par le sommet de l'Alliance atlantique de Londres les 56 juillet (on avait déclaré voir désormais en l'Union soviétique un partenaire, non plus un adversaire), par le Conseil
européen de Dublin fin juin et par le Sommet des sept à
Houston, dont l'ordre du jour avait inclus une aide économique à l'URSS (la RFA avait en fait pris les devants).
L'Allemagne s'engageait à limiter à trois cent soixante-dix
134
mille hommes (au lieu de quatre cent quatre-vingt mille pour
la seule RFA avant les événements) ses forces dites conventionnelles, et à ne pas étendre au-delà de l'Elbe la présence
militaire alliée, après le départ des armées soviétiques (réalisé en 1994). Ces dispositions furent incorporées dans le
Traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), pour
éviter l'impression d'un statut militaire spécial pour
l'Allemagne. Le gouvernement de Bonn renouvela, au nom
de l'Allemagne réunifiée, l'engagement de ne pas se doter en
propre d'armes nucléaires, chimiques et biologiques, comme
le souhaitait l'ensemble de ses partenaires. Le 16juillet, Kohl
et Gorbatchev annoncèrent la conclusion d'un traité germano-soviétique
pour
régler
leurs
rapports
futurs
1 3.
Il était clair depuis toujours que, le moment venu, l'Union
soviétique jouerait le rôle décisif pour les conditions extérieures de la réunification allemande, les alliés de la RFA en
ayant accepté le principe dès sa création en 1949. Encore fallait-il mettre un terme aux droits des quatre puissances victorieuses de la seconde guerre mondiale. L'accord se fit le
17 juillet au cours de la conférence dite « 2 + 4 » 14,avec la
participation supplémentaire de la Pologne. Les États concernés s'entendirent sur le contenu, les modalités et le calendrier
de l'acte juridique garantissant l'intangibilité de la frontière
germano-polonaise, c'est-à-dire de la ligne Oder-Neisse.
L'Allemagne et la Pologne décidèrent par ailleurs de conclure un traité prévoyant une aide économique importante au
bénéfice de la secondel5. L'ensemble des dispositions relatives aux aspects extérieurs de la réunification allemande
furent ratifiées les 19 et 20 novembre 1990 par la CSCE 16.
Berlin a pu redevenir la capitale de l'Allemagne sans susciter
la moindre appréhension à l'extérieur. Paradoxalement, c'est
en Allemagne que le débat a eu lieu, centré sur le coût du
transfert de la capitale. La décision du retour à Berlin n'a
donné lieu à aucune manifestation nationaliste.
Un aboutissement aussi rapide n'aurait pas été possible
sans l'entente entre les trois principaux héros du ballet, les
Présidents américain et soviétique « et le Chancelier allemand. Mais c'est évidemment la prospérité de l'Allemagne
fédérale qui a donné corps au pari de la réunification, tout en
135
''
lui permettant de subventionner l'URSS et la Pologne. Tout
cela sans jamais mettre en péril les équilibres économiques
fondamentaux. Certes, la Communauté européenne a indirectement contribué à l'effort 18, mais l'essentiel fut et reste
accompli par les Allemands eux-mêmes. À l'inverse, l'URSS
de Gorbatchev n'avait plus les moyens d'une grande politique. On ne le répétera jamais assez : les États n'ont que la
politique extérieure de leurs moyens. Les deux grands vaincus de la seconde guerre mondiale, l'Allemagne et le Japon,
ont été deux grands vainqueurs de la guerre froide, grâce à
leur conversion à la démocratie et à leur réussite économique.
La mort du monstre
.
-
'
Pendant l'année 1990, la crise économique s'est approfondie en URSS, tandis que dans les républiques, les mouvements d'indépendance vis-à-vis du pouvoir central s'affirmaient 19.Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine étaient engagés dans une lutte sans merci. Un accord dit « 9 + 1 » fut
conclu, le 23 avril 1991, entre les neuf républiques (désormais reconnues comme « souveraines ») qui avaient participé
au référendum du 17 mars sur le maintien de l'URSS et le
« Centre », autrement dit le pouvoir fédéral, incarné par
Gorbatchev. Les six républiques non signataires étaient les
trois pays baltes et la Moldavie, annexés en 1939 par Staline,
ainsi que l'Arménie et la Géorgie. L'Ukraine, la Biélorussie,
l'Azerbaïdjan, ainsi que les cinq républiques de l'Asie centrale (Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan et
Kirghizistan) s'étaient mis d'accord avec la Russie sur le
principe d'un nouveau traité de l'Union, dans le cadre d'une
fédération, c'est-à-dire d'un État unique en tant que sujet du
droit international. Le débat sur le contenu de ce traité portait
sur des questions de propriété (par exemple, soixante-dix
pour cent de l'industrie à Leningrad 20appartenait au Centre,
vingt-huit pour cent seulement à la République de Russie et
deux pour cent à la ville) ; sur la fiscalité (modalités de la
répartition entre les impôts fédéraux et républicains, la Russie
voulant réduire le Centre à la portion congrue) ; sur la hiérarchie des lois (rapports entre les lois républicaines et les lois
136
fédérales) ; sur le statut des forces armées et l'élaboration de
la politique étrangère.
Le 10 juin 1991, Boris Eltsine fut élu président de la
Fédération de Russie au suffrage universel direct, ce qui lui
conféra, aux yeux du reste du monde, une légitimité qui manquait désormais à son rival, de plus en plus impopulaire chez
lui. On parla alors d'une élection du Président de l'URSS au
suffrage universel pour l'année 1992, dans le cadre d'une
nouvelle Constitution à venir après l'hypothétique traité de
l'Union.
La Russie se montrait de plus en plus intransigeante face
au Centre, ainsi que l'Ukraine, qui appartenait elle aussi au
coeur de l'Histoire russe. L'une et l'autre voulaient instaurer
leur propre monnaie. Pendant ce temps, le moral du parti
communiste s'effondrait. Le secrétaire général ne le maintenait en vie qu'en le dépouillant progressivement de son identité, par abandon successif de tous les dogmes. Le principe de
la lutte de classes fut aboli, la propriété privée réhabilitée (en
fait, mais pas en droit). En apparence, tout le monde ne jurait
plus que par l'économie de marché. Les plans de réforme se
succédèrent, sans toutefois jamais embrayer sur les réalités.
Dans un contexte aussi turbulent, la politique extérieure de
l'URSS ne pouvait que limiter drastiquement ses ambitions.
Gorbatchev n'a pu que jouer un rôle accessoire dans la guerre du Golfe. Du moins l'a-t-il fait avec un certain panache. En
Europe, il a tenté, en vain sauf en Roumanie, de rétablir des
« relations spéciales » avec les anciens satellites. Seul Ion
Iliescu a accepté de s'engager à ne pas entrer dans un système d'alliance qui ne serait pas agréé par Moscou. Comme on
l'a vu, le chef de l'État soviétique a achevé de régler les questions en suspens pour le Traité sur la réduction des forces
conventionnelles en Europe (FCE), et a signé le traité START
avec les États-Unis. Un traité qui, en d'autres temps, eût été
reconnu comme un événement considérable, ce qu'il était en
effet, mais qui, dans les turbulences du moment, est passé
presque inaperçu. Lors de son voyage en avril 1991, à Tokyo,
Mikhaïl Gorbatchev n'a pu conclure aucun grand accord avec
le pays du Soleil-Levant, faute de pouvoir se permettre de
restituer les territoires du nord du Japon. Vu d'ailleurs, l'en137
jeu paraît insignifiant, mais pas à Moscou ou à Tokyo. Russes
et Japonais considèrent ces territoires, qui totalisent à peine
quatre mille kilomètres carrés, comme leur terre. Les premiers ont perdu toute l'Europe de l'Est, leur empire a volé en
éclats, mais ils n'ont pas jusqu'ici accepté de toucher aux
frontières de la Russie. Les seconds sont prêts à débourser des
milliards de dollars pour récupérer des lopins de terre qui
n'ont dans l'absolu qu'un intérêt très limité.
Le 19 août 1991, le monde crut assister à un grand bond
en arrière à Moscou. On n'oubliera pas de sitôt le lamentable
spectacle de la brochette des « putschistes » alignés autour de
l'affligeant Guennadi Ianaev. L'image rappelait les sinistres
photos du Politburo d'antan, avant l'apparition du sémillant
Mikhaïl Gorbatchev.
Vrai putsch ou journée des dupes ? Les historiens trancheront. On sait que les putschistes, ou supposés tels, avaient en
tête de faire l'un de ces coups d'État légaux dont l'histoire du
PCUS est remplie. Mais Mikhaïl Gorbatchev, incontestablement coupable de légèreté car il n'avait pas réagi aux multiples avertissements qu'il avait reçus, refusa d'entrer dans la
combinaison. De leur côté, les comploteurs manquèrent de
détermination. Ils engagèrent mal leur affaire et s'effondrèrent quand il devint clair que la seule façon d'aboutir était de
tirer sur la foule, à Moscou et à Leningrad. Irrésolus, en fait,
dès le début de leur action, ils se donnèrent si peu les moyens
du succès que les communications avec la Maison Blanche
(le siège du Parlement de Moscou) ne furent jamais coupées.
C'est ainsi que Boris Eltsine put finalement s'imposer
comme le vrai vainqueur du communisme avec lequel
Mikhaïl Gorbatchev n'avait jamais totalement rompu. Dressé
sur son char, brandissant le drapeau rouge, bleu et blanc de la
Russie, Boris le Grand mettait aux yeux du monde un terme
à sept décennies de bolchevisme.
Les « putschistes » prétendaient sauver l'Union soviétique
et le parti communiste. Ils ne se disaient opposés ni aux
réformes, ni à l'amélioration des rapports Est-Ouest, enclenchées par Gorbatchev. Mais ils affirmaient qu'en laissant filer
les choses, la décomposition de l'URSS allait entraîner les
populations dans le malheur.
138
8
L'échec de l'opération si misérablement conduite par
Guennadi Ianaev précipita la fin de l'URSS. Le 27 août, la
Communauté européenne se sentit libre de reconnaître les
États baltes. Boris Eltsine n'avait-il pas lui-même reconnu la
Lituanie comme sujet de droit international, le jour même où
George Bush arrivait à Moscou pour la signature de l'accord
START ? La Moldavie, l'Arménie et, le 1er décembre,
l'Ukraine, proclamèrent leur indépendance. Le 8 décembre,
la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie signèrent à Minsk un
accord instaurant une « Communauté des États slaves »,
qu'allaient rejoindre le 13 décembre les cinq États d'Asie
centrale, pour former une « Communauté des États indépendants », la CEI. Le 16 décembre, le Kazakhstan déclara à son
tour son indépendance. Président d'une Union qui n'existait
plus, Mikhaïl Gorbatchev dut quitter le Kremlin le
25 décembre 1991, deux ans jour pour jour après l'élimination de Ceaucescu.
Hélène Carrère d'Encausse, qui révéla au public français
les faiblesses de l'URSS en tant qu'Union des « républiques
socialistes soviétiques », commence ainsi son livre La Gloire
des nations : « L'Union soviétique survivra-t-elle en 1984 ?
Cette question, posée par le dissident Andreï Amalrik au
cours des années soixante-dix, suscita en Occident un étonnement poli ou amusé. Dans son pays, ce fut le silence, l'oubli réservés aux " traîtres " qui ont perdu le droit à l'existence même. » L'auteur estime que le prophète ne s'est trompé
que de deux ans. Pour elle, c'est l'explosion de Tchernobyl,
le 26 avril 1986, qui a cassé l'URSS. « La société soviétique,
les peuples qui la composent, découvrent d'un coup à
Tchernobyl qu'en URSS, puissance, progrès, maîtrise de la
technologie et de la nature ne recouvrent que faiblesse, retard,
sous-développement technique, destruction de la nature. Dès
lors qu'ils ne croient plus rien de tout ce qui leur a été dit, les
peuples de l'URSS rejettent tout, et d'abord l'image qu'on
leur a imposée d'eux-mêmes, celle d'un peuple soviétique.
Contre l'empire, ils exigent alors de choisir leur destin. Peu
leur importe qu'en condamnant l'empire, ils condamnent
aussi les efforts de Gorbatchev pour y développer la démocratie et restaurer l'économie. » Sans doute le drame de
139
Tchernobyl ne suffit-il pas à expliquer la chaîne des événements qui a causé l'effondrement de l'URSS et de l'Empire
russe. Mais son retentissement fut immense. En 1957, le lancement du premier Spoutnik avait marqué l'accès de l'URSS
au rang de « superpuissance ». Trente ans plus tard, l'accident
de la centrale nucléaire ukrainienne révélait qu'il n'y avait
que des ruines à l'intérieur d'un blockhaus de plus en plus fissuré. L'inéluctable interpénétration des sociétés, accélérée à
l'ère de l'ordinateur et des communications de masse malgré
les contre-mesures désespérées d'un État néototalitaire, a
joué contre l'URSS, fondamentalement abattue sous le poids
de ses propres faiblesses, comme l'avait prévu George
Kennan dès 1947. Staline et ses successeurs avaient misé sur
la puissance militaire. Ils avaient étendu démesurément l'espace qu'ils prétendaient contrôler. Tout empire périra,
comme l'a écrit Jean-Baptiste Duroselle en titre d'un de ses
livres dont il était particulièrement fier 21.Mais il en est dans
ce domaine comme en géologie : on sait localiser les risques
de tremblements de terre ; on ne sait pas les dater. L'URSS
aurait pu survivre quelque temps. L'exemple de la Chine suggère qu'une autre voie aurait peut-être permis de la réformer
sans la faire éclater. Mais c'est Gorbatchev, et pas un autre,
que le destin a élu en 1985.
Illusion
du nouvel ordre mondial
Tout accaparés par les affaires européennes, les Grands
n'avaient pas accordé à la crise qui se développait depuis
quelques mois entre l'Irak et le Koweït l'attention qu'elle
méritait. C'est ainsi que le monde fut stupéfait en apprenant,
le 2 août 1990, que les troupes de Saddam Hussein avaient
envahi l'Émirat.
Pour analyser de tels événements, on doit nécessairement
distinguer entre causes profondes et causes immédiates.
Comme en Europe, les frontières actuelles au Moyen-Orient
résultent, plus ou moins directement, de la première guerre
mondiale. Les accords Sykes-Picot de 1916 étaient de type
colonial, sur fond pétrolier. Les contours de l'Irak et du
Koweït, dessinés sans attention aucune aux peuples concer140
nés, étaient de ce point de vue arbitraires. Les Irakiens n'ont
jamais admis l'existence de ce Koweït fabriqué par les
Occidentaux, qui concentrait tant de richesses sur un territoire et une population insignifiants, et semblait là, avec les îles
de Warba et de Boubiyan, comme pour leur dénier l'accès au
golfe Persique. En 1961, lors de l'indépendance du Koweït,
la Grande-Bretagne avait dû dissuader le général Kassem,
alors l'homme fort de Bagdad, d'envahir l'Émirat.
Le conflit se durcit en même temps que grandissait l'importance de l'économie pétrolière. D'accord sur ce point,
l'Irak et l'Iran reprochaient à l'Arabie Saoudite et aux Émirats de se soumettre aux seuls intérêts des Occidentaux, principalement les Anglo-Saxons. Cela n'empêchait pas Bagdad
et Téhéran de rivaliser pour l'hégémonie régionale. On sait
comment Saddam Hussein, après la chute du shah d'Iran,
avait jugé le moment venu pour attaquer son voisin. Huit ans
plus tard, lorsque Khomeyni dut se résigner au cessez-le-feu,
l'Irak émergea comme le vainqueur, alors qu'on avait
d'abord cru à une partie nulle. Loin d'en rester là, Saddam
Hussein continua de s'armer, et les vendeurs d'armes ne voulurent pas se poser de questions. Divers observateurs s'inquiétaient néanmoins, mais les dirigeants soviétiques et occidentaux, soucieux de ménager un aussi bon client, firent la
sourde oreille. La politique internationale procède souvent
par dénouements, aléatoires et violents, de contradictions lentement accumulées dans le temps, comme l'énergie libérée
dans les tremblements de terre.
La cause immédiate de la crise fut une querelle sur la fixation des prix du pétrole. Le maître de l'Irak voulait aussi obtenir de l'émir Jaber une modification des frontières avec une
nouvelle délimitation du champ pétrolifère de Roumaïla,
ainsi que la remise d'une dette de quinze milliards de dollars
contractée auprès du Koweït pendant la guerre contre l'Iran.
Dans cette circonstance comme dans d'autres, l'émir fit preuve d'une grande maladresse. Jugeant sans doute qu'avec l'affaiblissement de l'Union soviétique et la révolution en
Europe de l'Est le contexte lui était favorable, Saddam
Hussein crut le moment opportun pour réaliser la grande
ambition nationale, et accéder enfin au Golfe et à ses
141
1
richesses. Pensa-t-il à ce moment à une annexion irréversible
de l'Émirat, ou même à lancer ses troupes jusqu'en Arabie
Saoudite ? A-t-il envisagé l'hypothèse d'une négociation
pour échanger un retrait de ses forces contre des rectifications
territoriales, garantissant un accès permanent à la mer et un
nouveau partage pétrolier, ainsi que l'effacement de la dette ?
C'est ce qui se serait peut-être produit si les États-Unis
avaient laissé se dérouler la « solution arabe », objet de tractations dans les heures qui ont suivi l'agression.
Saddam Hussein avait compté sans la réaction de George
Bush, qui exprima très vite sa volonté de rétablir le statu quo
ante, excluant toute idée de compromis. Son intransigeance
contrastait avec l'attitude plutôt ambiguë de son administration au cours des semaines précédentes. Certains observateurs ont suggéré que Washington a tendu un piège à Saddam
Hussein pour le détruire. Au niveau de la Maison-Blanche, en
tout cas, cette hypothèse est fort peu vraisemblable. La théorie du complot est rarement un bon guide pour comprendre
les relations internationales, dont les interactions mettent en
jeu un grand nombre de variables, qu'aucune autorité ne
contrôle complètement. Il est en revanche évident que les
États-Unis n'ont rien fait pour dissuader le dictateur quand
les indices s'accumulaient.
En marquant sa détermination, le Président des États-Unis
poursuivit initialement trois objectifs, dont les deux premiers
sont indissociables : empêcher l'Irak d'étendre son empire
pétrolier et de modifier à son profit l'équilibre au MoyenOrient, renforcer le leadership américain dans cette région à
la faveur de l'affaiblissement de l'Union soviétique, affirmer
le principe de l'inviolabilité, sinon de l'intangibilité des frontières. Dans ses premières déclarations, George Bush se référa explicitement aux intérêts américains. Mais la brutalité de
l'action de Saddam Hussein lui permit de présenter sa croisade au nom de la morale. Cela était difficile à accepter pour les
populations qui souffraient sans qu'on se souciât d'elles, et
qui estimaient, non sans raisons, que le droit international en
général, les résolutions du Conseil de sécurité en particulier,
étaient appliquées fort sélectivement, au gré des combinaisons d'intérêts des plus puissants. Dans l'action en temps
142
réel, les passions sont entretenues par les intérêts, et l'art politique consiste à canaliser les unes dans un sens conforme aux
autres. Pendant la crise irakienne, le Président Bush a
manoeuvré avec une remarquable maestria. Saddam Hussein,
de son côté, a tenté de mobiliser l'opinion arabe, notamment
en détournant l'attention sur Israël. Il n'y est point parvenu,
malgré ses Scuds.
À mesure que la crise se déroulait, un but de guerre supplémentaire, sans doute présent mais non dit dès le début, a
été progressivement révélé : éliminer le potentiel militaire de
l'Irak, notamment ses facilités nucléaires. Le principal enjeu
était ici la sécurité d'Israël à moyen terme.
Le plus étonnant, dans toute cette affaire, est que Saddam
Hussein soit resté monolithique jusqu'au bout. En face de lui,
on redoutait à juste titre une initiative (comme un retrait partiel vers le mois de novembre 1990, au moment où les ÉtatsUnis concentraient leur gigantesque armada en Arabie
Saoudite) qui eût ébranlé et peut-être rompu la coalition
patiemment mise en place par George Bush, sous le drapeau
onusien 22. Le dictateur a-t-il réellement cru que ses armées
pourraient infliger des pertes insupportables aux forces américaines et alliées, et qu'il parviendrait ainsi à retourner les
opinions publiques occidentales et à enflammer les Arabes ?
A-t-il été induit en erreur par un entourage terrorisé ?
L'obstination de Saddam Hussein a permis la victoire totale de George Bush, dans des conditions telles qu'on se serait
presque demandé si la guerre avait vraiment eu lieu, n'eûtelle été aussi
meurtrière
et destructive
pour
l'Irak
23.
Les conséquences globales et régionales de l'opération
Tempête du désert furent considérables. Au lendemain de la
libération du Koweït, les beaux esprits donnaient libre cours
à leur imagination. La grande Amérique était désormais
l'unique superpuissance. Maintenant que l'URSS, disait-on,
appartenait elle-même au club des démocraties, le rêve de la
sécurité collective dans le cadre de l'ONU allait devenir réalité. Les États-Unis n'avaient-ils pas démontré, de surcroît,
que grâce à la technologie moderne les bons pouvaient désormais châtier les méchants sans encourir eux-mêmes de
pertes ?
.
143
Toutes ces illusions, hélas, ne devaient pas tarder à retomber. Il apparut rapidement que l'Amérique, certes promise à
demeurer pour quelque temps l'unique superpuissance, aspirait à se concentrer sur ses propres problèmes économiques et
sociaux, et à limiter ses engagements extérieurs là où elle
avait des intérêts essentiels. George Bush, pour lequel on
avait envisagé une réélection triomphale, fut battu par le
jeune démocrate Bill Clinton en novembre 1992, alors que
Saddam Hussein trônait toujours à Bagdad. On se mit à comprendre que l'ONU est impuissante lorsque ses principaux
membres ne parviennent pas à s'entendre sur des objectifs et
sur les moyens de les atteindre.
On se résigna graduellement à voir que l'affaiblissement,
puis la disparition de l'URSS, était un phénomène plus complexe qu'un retournement manichéen, comme si la Russie,
débarrassée de la carapace soviétique, était soudain devenue
une démocratie à l'américaine. Surtout, les amateurs de
Kriegspiel durent admettre qu'à l'orée du xxie siècle, la guerre demeure ce qu'elle a toujours été : un règlement dans et par
le sang. Le dénouement de la crise ouverte par Saddam
Hussein, loin de préfigurer un avenir radieux, marquait plutôt
la fin d'une époque, dans des conditions très particulières et
non reproductibles.
Localement, la guerre du Golfe s'est traduite par l'affirmation éclatante de la domination des États-Unis, désormais
sans rivaux sérieux au Moyen-Orient. Mais la région demeurait une poudrière. Pour la transformer en zone de paix et de
prospérité, il fallait encore résoudre le conflit israélo-arabe, et
stabiliser les relations entre les principales puissances,
notamment l'Iran, l'Irak, la Turquie, l'Égypte et l'Arabie
Saoudite. L'ouverture de la conférence de Paix à Madrid, le
30 octobre 1991, fut un vrai succès de la diplomatie américaine, une conséquence indirecte et positive de la guerre du
Golfe. Deux ans plus tard, la Déclaration de principe israélopalestinienne du 13 septembre 1993 fut la première et spectaculaire conséquence de la nouvelle situation. La poignée de
main échangée entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat ce jourlà à Washington fut la suite logique de la visite historique, et
d'ailleurs ô combien plus émouvante, d'Anouar el-Sadate à
144
,
Jérusalem, le 19 novembre 1977. Il aura fallu seize années
entre les deux événements, et le basculement de tout le système international. Sadate et Rabin sont morts assassinés. La
voie de la réconciliation israélo-palestinienne est semée
d'embûches, mais elle est tracée. La perspective d'un accord
israëlo-syrien et celle d'un règlement de la question libanaise
sont également ouvertes. Sans tomber dans l'utopie, il n'est
plus interdit d'imaginer, comme Shimon Pérès, un ProcheOrient réconcilié, dont l'État hébreu, revigoré par l'afflux des
émigrés venus de Russie, serait, au moins au départ, le principal pôle de croissance.
Le moment venu, l'Irak et l'Iran, dont les ressources
pétrolières et humaines sont considérables, pourraient eux
aussi trouver le chemin de la croissance économique et de la
démocratie. Mais dans cette zone aux frontières contestées,
où pullulent les problèmes de minorité, la mise en place d'un
système régional de sécurité est encore plus complexe qu'en
Europe. Cinq ans après le châtiment de Saddam Hussein, tout
reste encore à faire dans ce domaine. Le dictateur, que
Washington a malgré tout ménagé pour ne pas faire éclater
l'Irak et éviter de trop favoriser l'Iran, est toujours en place.
À Téhéran, le régime des mollahs est affaibli, notamment par
sa faible maîtrise des questions économiques et par l'apparent
désenchantement de la société. Mais en dépit de ses ouvertures en direction de l'Europe, il semble n'avoir vraiment
renoncé à aucune de ses ambitions idéologiques et politiques,
comme une sorte d'URSS khrouchtchévienne en miniature.
La République islamique paraît toujours déterminée à profiter de toutes les crises impliquant des Musulmans (par
exemple en Algérie et en Bosnie) pour étendre son influence.
Guerre
en Europe
L'explosion de la Yougoslavie a brutalement rappelé aux
idéalistes que la fin de l'Histoire n'était pas encore en vue.
Bien au contraire, l'issue du conflit Est-Ouest a provoqué une
énorme remontée du passé.
Pendant le temps de la guerre froide, on avait pris l'habitude d'englober dans la même appellation, impropre et super145
ficielle, d'« Europe de l'Est 24 », deux ensembles en réalité
bien distincts qui se rattachent à la division de l'Empire
romain entre Rome et Constantinople, au schisme de 1054
entre l'Église d'Occident et celle d'Orient et, plus près de
nous, aux orbites des deux empires disparus avec la première
guerre mondiale, l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman.
Au xixe siècle, le premier englobait, au nord, la BohêmeMoravie (l'espace de l'actuelle République tchèque), la
Slovaquie, la Galicie ; au centre, la Hongrie, à laquelle appartenait la Transylvanie ; au sud, la Slovénie et la Croatie. Le
second incluait les autres régions de l'est de l'Europe, jusqu'à
la Moldavie au nord, la Bessarabie faisant, elle, partie de
l'Empire russe. Dans des temps plus reculés, l'Empire ottoman avait recouvert la Hongrie et, par deux fois, en 1529 et
en 1683, il avait failli engloutir Vienne. L'alliance francole « Roi Très-Chrétien », et
turque, scellée entre François
Soliman le Magnifique, le « Sultan des Sultans », avait eu
pour but de prendre les Habsbourg à revers.
Ainsi la Bulgarie, la majeure partie de l'ex-Yougoslavie et
la Grèce portent-elles la marque de plusieurs siècles de domination ottomane. La Grèce elle-même n'a conquis son indépendance qu'en 1830 et sans doute les dirigeants européens
de l'Ouest qui l'ont fait entrer dans la Communauté en 19811
ont-ils sous-estimé alors les conséquences de son caractère
balkanique. On redécouvre aujourd'hui, douloureusement,
que l'Orient commence au coeur de l'Europe et précisément
dans les Balkans. Passant de Venise à Trieste le 28 juillet
1806, Chateaubriand, en route vers la Palestine, observait
avec les mots de son temps : « Le dernier souffle de l'Italie
vient
expirer
sur ce rivage
où la barbarie
commence
25. »
Le xixe siècle a été marqué par les convulsions des deux
empires. L'Empire austro-hongrois ne parvint jamais à se
remettre durablement des révolutions de 1848, et l'Empire
ottoman continua de s'affaiblir. Crises de légitimité, affirmation des nationalités et problèmes de minorités (Allemands,
Slaves, Magyars, Latins), affrontements religieux (catholiques, orthodoxes, musulmans), dominèrent la scène jusqu'à
la première guerre mondiale. Les empires déclinants et rivaux
146
durent subir les convoitises de leur voisin russe, toujours
obsédé par l'accès à la mer. La France et l'Angleterre s'efforcèrent, chacune pour son compte, d'exploiter la situation.
Après l'unification allemande, Bismarck s'employa à ramasser la mise. Le heurt de tant d'intérêts entrecroisés contribua
à la marche vers la première guerre mondiale, déclenchée par
l'assassinat, le 28 juin 1914, à Sarajevo, de l'archiduc héritier
d'Autriche, François-Ferdinand.
Les vainqueurs de 1918 voulurent dépecer l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman. La fabrication de la
Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie s'inscrivait dans ce
plan. La France, pour sa part, crut renforcer sa sécurité par
une politique d'alliances avec ces nouveaux petits États de
l'Est européen (Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie,
Yougoslavie). Ses calculs furent déjoués par les dictatures qui
s'instaurèrent dans les années trente, à la faveur de la crise
économique
et des faiblesses
des démocraties
occidentales
26.
Fondée le 28 octobre 1918, la Yougoslavie a vu d'emblée
s'affronter deux tendances nettement tranchées : la création
d'une grande Serbie et la constitution d'une fédération des
Slaves du Sud plus favorable aux Croates. L'échec du royaume des Serbes, Croates et Slovènes devait se manifester
notamment à travers les massacres perpétrés pendant l'été
1941 par les oustachis fascistes contre les minorités serbes de
Croatie avec la complicité des nazis. À la même époque, les
Serbes se sont livrés à des atrocités comparables.
La résistance, l'idéologie communiste dans ce qu'elle
pouvait avoir de séduisant pour les masses ou pour les intellectuels de gauche en 1945, la grande figure de Tito, permirent au phénix yougoslave de renaître de ses cendres. La
deuxième Yougoslavie aura fait illusion tant que l'autorité du
Maréchal aura masqué la faiblesse réelle, et d'ailleurs croissante, des institutions fédérales. Elle aura bénéficié d'une
comparaison favorable vis-à-vis de l'URSS de Staline.
Longtemps, les socialistes occidentaux (particulièrement en
France) ont nourri le mythe ou l'espoir d'une « troisième
voie » dont l'autogestion yougoslave leur paraissait fournir
un modèle 27. L'autogestion inspira les acteurs du printemps
de Prague 28.Beaucoup de ceux qui ne se résignaient pas à la
147
"
.
.
vision bipolaire du monde accordaient de même un réel crédit au mouvement des non-alignés.
Mais, comme tant d'autres autocrates, Tito n'a pas préparé sa succession 29. Il n'a assuré son long règne qu'en éliminant les hommes qui auraient pu lui porter ombrage. Les dernières années de sa vie ont coïncidé avec une décennie où les
largesses occidentales ont un peu masqué l'extrême délabrement des pays de l'Est. Comme je l'ai déjà rappelé, en 1976,
au moment de la campagne électorale qui devait porter
Jimmy Carter à la présidence des États-Unis, il n'était guère
question que de l'hypothèse d'une situation chaotique en
Yougoslavie après Tito, et les stratèges envisageaient l'éventualité d'une intervention soviétique.
Le maréchal Tito est décédé en 1980. La Yougoslavie lui
a survécu. Moscou - par ailleurs fort occupé avec les euromissiles, la Pologne et l'Afghanistan - n'a pas eu à bouger,
mais son poids a pesé implicitement pour le maintien du statu
quo. L'aggravation de la crise financière, dont le « tiersmonde » a également fait les frais, a accéléré la décomposition des régimes communistes d'Europe de l'Est, et a en particulier atteint la Fédération yougoslave, de plus en plus bancale. La chute du mur de Berlin précipita la deuxième mort de
la Yougoslavie qui commença à se défaire dès le début de
1990 0.
:
.
Au printemps 1991, l'armée fédérale, essentiellement
serbe, intervint en Slovénie (où les hostilités cessèrent dès le
mois de juillet) et en Croatie où la minorité serbe de Krajina
avait proclamé son indépendance. Ainsi a débuté la guerre de
sécession yougoslave qui a duré plus lontemps que la première guerre mondiale. À cette époque, toute l'attention occidentale était concentrée sur l'URSS moribonde et sur le
Golfe, où les opérations venaient à peine de s'achever. Les
Européens auraient-ils pu changer le cours des choses en
envoyant une force d'interposition ? Dans l'absolu, sûrement,
malgré l'ambiguïté de la situation au regard du droit international. Il s'agissait, de ce point de vue, d'une affaire intérieure à l'État yougoslave. Il aurait en tout cas fallu engager de
gros moyens, certainement l'équivalent de plusieurs divisions. Mais ni les institutions de la Communauté, ni celles de
148
l'OTAN, n'avaient été conçues pour ce type de crise, inimaginable au temps de la guerre froide. L'Allemagne rejetait
toute idée d'intervention au nom de considérations constitutionnelles mais en réalité de caractère politique 31, lié au
passé nazi. La République fédérale était de surcroît entièrement accaparée par sa réunification. La Grande-Bretagne
excluait toute action militaire où elle ne voyait pas son intérêt national. Seule la France se disait (sincèrement ou tactiquement ?) prête à l'envisager. Le Conseil de sécurité des
Nations unies était condamné à l'impuissance dès lors que les
États-Unis n'entendaient pas exercer leur leadership dans
cette affaire. On pouvait certes envoyer des missions de bons
offices, mais face à des parties de plus en plus résolues à en
découdre, leur échec était assuré. L'importante Force de protection des Nations unies (la FORPRONU), dont la constitution a été décidée en février 1992, jouera cependant un rôle
non négligeable. Mais - au moins jusqu'à la constitution
d'une « force de réaction rapide » en 1995 - sa mise en
oeuvre révélera les limites des missions d'interposition et des
missions humanitaires saupoudrées au sein de populations en
ébullition, alors que les « casques bleus » sont dépourvus des
moyens de combattre et risquent à chaque instant de se trouver pris en otages. L'expérience de l'ONU pour le maintien
de la sécurité dans les sites placés sous sa protection sera
calamiteuse pour les mêmes raisons. Comme le sera pendant
un temps celle de l'OTAN, engagée ponctuellement, faiblement, sans réelle volonté politique et dans des conditions de
légalité douteuses. La situation ne se retournera que pendant
l'été 1995, quand la France menacera de retirer ses troupes,
poussant les États-Unis à s'engager enfin clairement.
En reconnaissant prématurément l'indépendance de la
Slovénie et de la Croatie (15 janvier 1992), qui entraînait
celle de la Bosnie-Herzégovine le jour même de la proclamation de la « République serbe de Bosnie » (6 avril 1992), les
Occidentaux ne firent que favoriser l'éclatement de cette
mosaïque de peuples et de religions, et le déchaînement de la
barbarie. L'Allemagne avait fait bande à part en reconnaissant la Slovénie et la Croatie le 23 décembre 1991, contraignant ses partenaires à en faire autant 32. Ce fut une erreur
149
politique, car la reconnaissance de nouvelles frontières aurait
dû faire partie d'un règlement d'ensemble dans les cadres
définis par la CSCE, ainsi qu'il avait été fait pour la réunification de l'Allemagne 33.La Serbie et le Monténégro constituèrent ensemble une nouvelle République fédérale de
Yougoslavie (27 avril 1992) qui, sous la houlette de Slobodan
Milosevic - homme fort de Belgrade depuis 1987, élu
Président de la Serbie au suffrage universel direct le 12
décembre 1990 -, se fixa pour but la reconstitution d'une
Grande Serbie, tandis que les Serbes de Bosnie dirigés par
Radovan Karadzic entreprenaient la « purification ethnique »
des zones où ils imposaient leur domination.
Depuis le début de cette très sale guerre, les Occidentaux
ont eu pour principal souci d'empêcher l'extension du conflit.
Le cas de la Macédoine illustre le danger. Cette partie de l'exYougoslavie, qui revendique, au même titre que la Slovénie
ou la Croatie, son droit à l'indépendance, autoproclamée le
17 septembre 1991, a été délimitée par les vainqueurs de la
première guerre mondiale. Elle ne comprend qu'un tiers de la
Macédoine géographique, laquelle déborde sur la Grèce et la
Bulgarie. Le gouvernement d'Athènes s'est opposé formellement à l'apparition d'un nouvel État, portant le nom de
Macédoine, craignant qu'il ne cède à la tentation de revendiquer des territoires voisins 34. En outre, la Macédoine comprend une minorité albanaise et donc musulmane, qui pourrait s'enflammer si la guerre civile était portée au Kosovo
(dont le statut d'autonomie, comme celui de la Vojvodine, est
aboli depuis septembre 1990), auquel cas les Turcs pourraient
être tentés d'intervenir. Les Américains ont déployé quelques
centaines d'hommes en Macédoine pour indiquer clairement
aux uns et aux autres les limites à ne pas franchir.
Le drame bosniaque s'inscrit ainsi dans un contexte plus
large, en prenant l'apparence d'une guerre de religion entre
chrétiens-orthodoxes et musulmans. Si par exemple les
Américains se sont mis à soutenir de plus en plus ouvertement les Musulmans bosniaques, c'est en partie pour montrer
à la face du monde qu'ils savent à l'occasion se trouver du
côté de l'Islam. Les Européens n'ont certes pas intérêt à laisser émerger un irrédentisme musulman au coeur de l'Europe.
150
Il faut pourtant relativiser les choses, et ne pas prendre à la
lettre les scénarios catastrophistes propagés par les amis occidentaux de M. Izetbegovic. On ne doit pas oublier que les
Musulmans bosniaques - comme les Albanais - sont
majoritairement des descendants de chrétiens convertis par
opportunisme sous l'Empire ottoman, en échange d'avantages matériels. Ils sont en général fort peu religieux. Alija
Izetbegovic est à cet égard une exception. Ils appartiennent
majoritairement à la bourgeoisie relativement aisée, d'où leur
forte implantation citadine. Nous sommes bien loin de la
situation de l'Iran à la veille de la révolution khomeyniste. Il
n'empêche que tout règlement qui se ferait sur le dos de ceux
qu'on appelait autrefois les « Turcs bosniaques », comme le
président croate Tudjman et le président serbe Milosevic en
rêvaient plus ou moins ouvertement depuis 1991, introduirait
une dangereuse instabilité en Europe. On voit mal comment
les Musulmans parviendront à assumer durablement leur
identité au sein d'une fédération croato-musulmane, partie
de la Bosnie théoriquement liée à Zagreb comme les Bosnoserbes seront liés à Belgrade. Leur sort évoque irrésistiblement celui des chrétiens du Liban, avec cette différence
essentielle qu'ils détiennent, à l'intérieur de la Bosnie, la
majorité relative de la population (mais évidemment pas dans
l'ensemble formé par la Croatie et la Bosnie). Quoi qu'il en
soit, la « communauté internationale » bute une fois de plus,
dans sa recherche de la paix, sur la contradiction fondamentale entre le principe du maintien des frontières et celui du
droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Près de cinq ans après le début des hostilités, le noeudgordien est-il tranché ? L'engagement américain, mais aussi la
fermeté de la France dont il fut largement la conséquence, a
transformé l'équation 35.Le pire, du point de vue de la sécurité européenne dans son ensemble, ne s'est pas produit. Sans
doute la diplomatie occidentale y est-elle pour quelque chose,
ainsi que la modération des Russes qui sont restés prudents
avec leurs amis serbes 36.De ce point de vue, rien de comparable aux circonstances de la première guerre mondiale.
Contrairement à Saddam Hussein, Milosevic a su résister à la
politique du pire. C'est ainsi qu'il n'a pas bougé en août 1995
151
lorsque les Croates, soutenus par les Américains et par les
Allemands, ont reconquis la Krajina.
Le seul aspect positif de cette guerre monstrueuse est, je
l'ai déjà dit, d'avoir puissamment poussé les autres
Européens de l'Est à tenter de régler pacifiquement leurs problèmes de minorités.
.
Victorieuse
,
.
.
.
.
Russie
37 ?
Trois ans après l'élimination de Gorbatchev, à quoi ressemble l'ex-URSS ?
La logique de la situation a conduit le nouveau maître du
Kremlin à afficher d'abord une politique économique « reagano-thatcherienne », avec un jeune Premier ministre, l'intellectuel Egor Gaïdar. Dès la fin de 1992 cependant, celui-ci
était remplacé par le très puissant et pragmatique patron de
l'industrie du gaz (GazProm), Viktor Tchemomyrdine, qui
sut louvoyer habilement entre « réformateurs » et « conservateurs ». Le référendum du 25 avril 1993 a montré que les
Russes ne voulaient pas d'un retour au passé. Eltsine prépara
un projet de Constitution, qui rappelle celle de la
Ve République française : le Président est élu pour quatre ans
au suffrage universel direct ; le Parlement se compose d'une
chambre haute et d'une chambre basse (qui retrouve le nom
de Douma) ; le Premier ministre est nommé par le Président,
mais doit avoir la confiance de la Douma. Derrière le projet
constitutionnel se dissimule le problème essentiel du partage
des pouvoirs entre Moscou et les différents territoires,
Républiques et régions, qui constituent la Fédération de
Russie, lesquels, quand ils ne prétendent pas faire sécession,
revendiquent davantage d'autonomie, sur une base non plus
seulement ethnique mais aussi, et peut-être surtout, économique.
Eltsine se heurta très rapidement au Parlement élu sous
l'ancien régime, présidé par le Russe de nationalité tchétchène Rouslan Khasboulatov, et dut aussi compter avec son
ancien complice devenu rival, le vice-président Alexandre
Routskoï. La crise éclata en octobre 1993. Le Président
ordonna le siège du Parlement - la Maison Blanche -, et la
152
fit bombarder. Khasboulatov et Routskoï furent jetés en prison 38.Ayant remporté l'épreuve de force, Eltsine put imposer sa Constitution. Les élections de la Douma du 12
décembre et l'arrivée en scène de Vladimir Jirinovsky ébranlèrent les croyances de ceux qui, malgré les événements d'octobre, imaginaient une Russie passée directement du communisme à l'état de démocratie et d'économie de marché.
Un an après éclata la crise tchétchène. La petite
République avait profité de la tempête de 1990-1991. Elle
avait suivi le conseil de Boris Eltsine, dont la priorité à
l'époque était de déstabiliser Mikhaïl Gorbatchev et qui invitait démagogiquement les Républiques à « prendre autant de
souveraineté qu'elles pouvaient en assumer ». Sous la direction du général Doudaev, ancien commandant d'une base
aérienne soviétique en Estonie où il avait sympathisé avec la
cause des indépendantistes, la Tchétchénie proclama son
indépendance en novembre 1991. Le Tatarstan suivit cet
exemple le 21 mars 1992. Entre-temps, l'URSS avait disparu, et Eltsine avait éliminé Gorbatchev. La Tchétchénie fut le
seul des quatre-vingt-neuf « sujets de la Fédération » à boycotter les élections de décembre 1993. Dès lors, la tension
avec Moscou alla croissant. Forte de ses - modestes - ressources pétrolières, Grozny entreprit de négocier des accords
commerciaux avec des pays extérieurs à la CEI, notamment
la Turquie. Elle prit la tête d'un mouvement nationaliste dans
le Caucase. Mais l'aventurisme de Doudaev suscita la
méfiance de ses voisins. En Tchétchénie même, ses penchants
dictatoriaux ont généré une opposition. Moscou n'a pas su
exploiter les opportunités. Au Tadjikistan, la Russie avait
joué avec succès la carte du clan russe. Elle a tenté la même
manoeuvre en Tchétchénie en voulant s'appuyer sur Rouslan
Khasboulatov - celui-là même que les troupes de Boris
Eltsine avaient chassé de la Maison Blanche en octobre 1993.
Mais cette fois, elle a échoué. En choisissant la manière forte
à Grozny, Eltsine a refait, au moins temporairement, l'unité
tchétchène, et c'est un peuple en armes qui a accueilli les
chars russes.
Le problème tchétchène est un problème colonial. Si le
droit des peuples à disposer d'eux-mêmes devait être consi153
déré comme un principe absolu, la Tchétchénie deviendrait
un État souverain. Du temps de l'URSS, cette République
était enclavée. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas puisque la
Géorgie voisine est devenue indépendante. Staline avait établi la règle qu'une République socialiste soviétique à part
entière devait avoir des frontières communes avec un État
étranger. Seules ces Républiques à part entière avaient le
droit, certes purement théorique jusqu'aux bouleversements
de 1989-1991, de se séparer de l'URSS. Il reste qu'actuellement aucun Russe responsable ne saurait renoncer au principe de la souveraineté de l'État moscovite sur la totalité du territoire de la Fédération. Quant aux partenaires de la Russie,
ils n'ont aucunement l'intention de compliquer la tâche du
Kremlin, et d'accroître le risque d'un embrasement du
Caucase où les affaires sont déjà fort complexes :séparatisme abkhaze en Géorgie ; conflit entre l'Arménie et
l'Azerbaïdjan, à propos de l'enclave arménienne du
Nagorno-Karabakh au sein de la république musulmane, où
les Russes se sont imposés en médiateurs, etc. On doit
d'ailleurs constater que les peuples caucasiens ne sont pas
prêts à mourir pour Grozny. L'opération russe y a bien sûr
provoqué une vive indignation et les chars russes faisant
route vers Grozny ont été attaqués au passage par les habitants du Daghestan voisin, mais les choses en sont restées là.
La Russie peut compter sur la fidélité des chrétiens de
l'Ossétie du Nord et d'une partie de la population du
Daghestan. Il n'en reste pas moins que le Nord-Caucase a
particulièrement souffert de l'effondrement de l'URSS. C'est
la déroute économique qui constitue la plus grande menace
pour sa stabilité.
En quoi consistent les enjeux de la Tchétchénie pour la
Russie ? La Transcaucasie occupe une position stratégique
essentielle au point d'articulation entre l'Europe et l'Asie.
Elle forme en quelque sorte un rempart entre la Russie et
l'Islam. Si le chaos s'étendait dans cette région, ce n'est pas
seulement une zone particulièrement sensible, mais circonscrite, qui serait affectée. Outre l'extension des phénomènes
mafieux qui ravagent l'ex-URSS, Moscou redoute plus encore l'effet de contagion à d'autres parties de la Fédération,
154
comme les Républiques de la Volga, le Tatarstan et la
Bachkirie, ou encore la Yakoutie en Sibérie. Moscou et
Kazan sont parvenus à un compromis. Un traité bilatéral,
signé le 14 février 1994, autorise le Tatarstan à conserver sa
propre Constitution et en fait une République « unie » à la
Russie, mais non un sujet du droit international. Il lui concède aussi davantage d'autonomie économique. Ainsi le
Tatarstan est-il rentré dans le rang. Mais la Russie craint que
l'éventuelle indépendance de la Tchétchénie ne réveille les
ambitions de cet État musulman qui, en plein coeur de la
Fédération, a une forte conscience de son identité culturelle.
Quant à la Bachkirie - elle aussi enclavée -, elle n'a signé
le traité de la Fédération qu'après avoir conclu un accord
secret avec Moscou.
Sur le plan strictement économique, le principal intérêt de
la Tchétchénie est d'être maillée d'oléoducs reliant
l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan au terminal de Novorossisk
sur la mer Noire. Moscou tient à en conserver le contrôle. La
question des voies d'évacuation du pétrole de l'Azerbaïdjan
est fondamentale. De manière générale, le nouveau partage
de la rente pétrolière engendré dans les pays issus de l'éclatement de l'URSS est au centre d'un conflit auquel les
Occidentaux sont également partie prenante, à travers les
grandes compagnies pétrolières.
Ainsi la Fédération de Russie se trouve à la fois confrontée aux problèmes d'un ex-empire et à ceux de l'empire multiracial qu'elle demeure cependant. Elle doit forger des liens
nouveaux avec les Républiques issues de la défunte URSS, et
gérer un héritage à la fois lourd et délicat, comme le statut des
populations russes. En même temps, il lui faut réaménager, à
l'intérieur de la Fédération, les rapports entre l'État central et
les multiples entités allogènes plus ou moins autonomes, dont
l'affaire tchétchène illustre la complexité. D'un système
soviétique totalement vertical, il s'agit de passer à la situation
où la réalité des pouvoirs locaux sera beaucoup plus large.
Contrairement au processus de la décolonisation européenne, qui s'est étendu sur plusieurs décennies, l'éclatement
de l'URSS et l'ébranlement de la Russie apparaissent comme
une sorte d'explosion astrale, concomitante avec l'ébranle155
,
.
ment de l'ordre public et économique au centre du double
empire. Comment imaginer que les conséquences d'un bouleversement aussi radical ne s'étendraient pas sur plusieurs
décennies ?
La Loi fondamentale mise en place par Eltsine a l'apparence d'une Constitution démocratique, mais l'hôte du
Kremlin en fait un usage autocratique, pour autant que les
commandes répondent à ses sollicitations. Car en fait, l'État
moscovite n'est pas actuellement trop fort, mais trop faible.
Les défaillances de Boris Eltsine ne traduisent pas seulement
ses propres insuffisances physiques ou psychologiques. C'est
toute la mécanique de l'autorité qui est aujourd'hui grippée.
Les querelles ouvertes entre les généraux en sont les évidents
symptômes. Clausewitz note que l'état d'une armée reflète
celui de la nation. Les performances de l'armée Rouge,
naguère en Afghanistan, aujourd'hui en Tchétchénie, sont
édifiantes. Il a fallu plus d'un mois à l'Armée rouge pour
faire tomber Grozny. Sept mois après le début de l'opération,
elle contrôlait les villes mais pas le pays. Gratchev a envoyé
au massacre des troupes mal préparées et mal commandées,
avec une combinaison inadéquate des armes (insuffisance de
l'infanterie par rapport à l'arme blindée pour la conquête de
la capitale par exemple). Par la suite, la direction militaire des
opérations s'est affirmée, mais leur contrôle politique reste
ambigu, comme l'a montré l'affaire des otages de
Boudennovsk 39.
Malgré le poids de la guerre, la stabilisation de l'économie
se poursuit. La Russie a accompli des progrès significatifs
aussi bien pour la réduction du déficit budgétaire que pour le
ralentissement de l'inflation. Elle a obtenu un nouveau prêt
du FMI. La contraction de la production semble avoir atteint
un point d'arrêt. Cependant, le plus dur est à venir, et pour
réussir la reconversion de l'économie russe, il faudrait d'immenses investissements dont on ne voit pas actuellement qui
pourrait les financer 40.
Les décombres
de la tour de Babel
La tour de Babel lénino-stalinienne s'est effondrée, mais
156
de la Pologne à la Russie, des pays baltes à la Bulgarie, il en
subsiste des blocs massifs. Après les tremblements de terre
politiques, les sociétés humaines ne se laissent pas reprogrammer facilement. Les mécanismes de réparation, comme
disent les biologistes, opèrent avec lenteur. Les institutions et
les pratiques politiques, économiques, sociales, judiciaires,
scolaires et universitaires, militaires, ne se transforment pas
sous l'effet d'une baguette magique. Malgré des centaines et
des centaines de milliards de Deutsche Mark, la grande
Allemagne de l'Ouest, de soixante millions d'habitants, ne
digère qu'avec peine la petite Allemagne de l'Est et ses dixsept millions d'individus. Comme l'avait démontré
Tocqueville, les révolutions effacent seulement les traces les
plus superficielles des passés qu'elles prétendent abolir. Le
drame de la Russie, c'est moins la révolution d'Octobre que
les destructions systématiques organisées pendant trois
décennies par Staline et ratifiées par ses successeurs. Avec les
accents d'un prophète, Alexandre Soljenitsyne affirme que le
totalitarisme soviétique est finalement parvenu à corrompre
le fond de l'âme russe. Dans les pays du continent qu'on
appelait « Europe de l'Est », le mal est moins profond, parce
que l'épreuve a été plus brève et les cloisons moins étanches.
Gorbatchev, le fossoyeur malgré lui du lénino-stalinisme, est
apparu au moment où, en Occident, fleurissait l'idéologie
percutante mais simpliste du reagano-thatcherisme. La coïncidence n'est certainement pas fortuite. Comme aurait dit
Augustin Cournot, les deux séries causales qui se sont rencontrées à la fin des années quatre-vingt n'étaient pas indépendantes. Cela explique qu'au début de la présente décennie, on ait pu nourrir le vain espoir de l'éradication du communisme par la simple combinaison de la démocratie formelle et du « laissez-faire, laissez-passer », sans comprendre
l'ampleur des chaînes invisibles que l'Homo sovieticus a laissées derrière lui, et sans voir que la démocratie réelle comme
l'économie de marché sont des mécanismes complexes,
d'harmonieuses combinaisons de poids et de contrepoids,
aboutissements de patientes et douloureuses constructions.
Comment s'étonner, dès lors, que le spectacle de l'ancien
Empire soviétique, quatre ans après sa disparition, nous
157
déconcerte ? La Russie est soumise à des pouvoirs, légaux ou
mafieux, qui rivalisent ou coopèrent sans qu'aucun équilibre
n'émerge encore clairement. Comme dans la France de la
guerre de Cent Ans, des pans entiers du pays échappent à
l'ordre public. On ne sait pas très bien qui commande dans ce
qui reste de l'État. Et pourtant, la politique étrangère et de
défense de Moscou dégage une certaine cohérence parce
qu'elle répond à des impératifs ou à des réflexes enracinés
dans la durée. Il s'agit d'empêcher la désagrégation de la
Fédération de Russie elle-même, d'où l'opération tchétchène ; de donner un minimum de consistance à la
« Communauté des États indépendants » qui s'est plus ou
moins substituée à l'Union soviétique ; d'assurer la sécurité
du pays vis-à-vis des prétentions possibles de ses voisins
occidentaux, islamiques ou asiatiques ; enfin de s'affirmer,
malgré le temps des troubles, comme une puissance inévitable dans toutes les grandes affaires du continent eurasiatique. Pour atteindre ces objectifs, les responsables de la politique étrangère et de défense peuvent compter sur de beaux
restes en matière militaire, sur l'arme nucléaire, sur une
incontestable capacité de nuisance, et sur un nationalisme
toujours vif que le sentiment d'humiliation pourrait encore
renforcer. Des nombreuses incertitudes qui entourent l'avenir
de la zone délimitée par l'ancienne URSS, la plus importante
est le sort de l'Ukraine. Le plus souhaitable pour la stabilité
du continent est l'affirmation de l'autonomie de ce pays dans
le cadre d'une relation clairement définie avec la Russie. En
cas d'échec, on assisterait vraisemblablement à un éclatement
de l'Ukraine avec intervention du grand frère, ce qui nous
plongerait tous dans une crise plus grave encore que la guerre yougoslave. La Russie n'a aucun intérêt à provoquer une
telle crise où elle aurait énormément à perdre. Moscou est
parvenu jusqu'ici à gérer habilement ses relations avec Kiev,
et a notamment manifesté une grande retenue à propos de la
Crimée, où la pression séparatiste était forte.
Pour apprécier la nouvelle situation de l'Europe, il faut
redécouvrir les clivages que la chape de plomb soviétique
avait dissimulés sans les abolir. On a beau proclamer comme
Vâclav Havel le « retour de l'Europe », ou affirmer que
158
l'heure est à sa « réunification » - comme si elle avait
jamais été unifiée depuis Charlemagne, et encore l'empire de
Charlemagne ne recouvrait-il qu'une fraction de l'Europe
occidentale et centrale -, toute représentation géopolitique
ignorante des cicatrices de l'Histoire, jamais complètement
fermées, ne pourrait que conduire à des erreurs d'analyse et
donc de politique. De ce point de vue, la tragédie yougoslave, et plus spécifiquement bosniaque, exprime les contradictions de l'alchimie européenne, comme les problèmes de
nationalités hérités de l'Empire austro-hongrois. Frontières et
populations se seront beaucoup déplacées d'un bout à l'autre
du xxe siècle.
En Europe centrale, partie intégrante de la Chrétienté
d'Occident et donc de l'Europe occidentale, la situation est
heureusement plus sereine. Certes, les interrogations ne manquent pas. La Pologne n'a pas encore résolu sa question
constitutionnelle. On s'est interrogé sur le comportement
autoritaire de Lech Walesa, dont le rôle historique en tant que
leader de Solidarité est cependant resté dans toutes les
mémoires. Comme en Hongrie, et à vrai dire dans la plupart
des autres pays de l'ancien Empire soviétique, les électeuts
ont rétabli les communistes au pouvoir. Le jeune leader postcommuniste Alexandre Kwasniewski a battu l'ancien électricien de Gdansk aux élections présidentielles de novembre
1995. La République tchèque fait à cet égard figure d'une
exception peut-être provisoire. Ici ou là, des poussées d'extrême droite et des tendances xénophobes se manifestent. Ces
évolutions montrent à quel point on doit se méfier des interprétations idéologiques de l'Histoire. Imaginons un instant ce
qui se serait passé chez nous s'il n'y avait pas eu la France
libre et les Alliés, et si, la puissance allemande ayant triomphé, l'Occupation n'avait pas duré quatre ans mais quatre
décennies. Dans une France libérée dans les années quatrevingt, aurait-on encore distingué résistants et collaborateurs,
ou bien plus vraisemblablement la plupart des Français
demeurés sur le territoire national ne seraient-ils pas devenus
à la fois l'un et l'autre, comme la plupart des Polonais sous le
régime communiste, comme le général Jaruzelski lui-même ?
En fait, Alexandre Smolar est dans le vrai lorsqu'il écrit :
159
« Aujourd'hui, les populations réclament du capitalisme et de
la démocratisation la réalisation des promesses du communisme 41. » Si la République tchèque fait aujourd'hui exception, c'est sans doute parce qu'elle est la seule à avoir connu
dans le passé une véritable expérience démocratique dans un
contexte de succès économique, parce que ses dimensions
sont faibles et sa proximité avec l'Allemagne étroite, parce
que la politique économique et sociale du gouvernement de
Vaclav Klaus a donné jusqu'ici des résultats satisfaisants.
On aurait cependant tort de dramatiser. Après les révolutions, les attentes des émigrés et des observateurs extérieurs
sont toujours déçues. Six ans après la chute du mur de Berlin,
les pays d'Europe centrale semblent fermement engagés sur
la voie du développement économique. Aux yeux des jeunes
Polonais qui ont voté pour Alexandre Kwasniewski, le temps
de la démocratie populaire, et Lech Walesa lui-même, appartiennent déjà à l'histoire ancienne. Le retour du communisme
se manifeste sous la forme d'une social-démocratie qui doit
encore trouver sa voie. Il ne faut pas attacher une importance
excessive au maintien, voire à la prospérité de nombreux
apparatchiks des systèmes abattus. Cela s'explique par le fait
que la révolution européenne de 1989-1991 a été pacifique.
Et puis, n'admire-t-on pas l'abbé de Talleyrand qui a si bien
servi les régimes successifs, et finalement la France ? Quels
que soient leurs nouveaux noms, les partis communistes ne
sont plus dangereux parce que le lénino-stalinisme ne se
reconstituera pas, ni en Russie, ni ailleurs.
Chapitre VIII
CHOCS
Après
le siècle
EN ASIE
des États-Unis
Le xxe siècle fut celui des États-Unis. Alors que le xixe
s'effaçait, l'Amérique était encore un pays en voie de développement, certes déjà prodigieusement musclé. Fille de
l'Europe, elle formait avec celle-ci une seule civilisation.
Mais elle entendait régénérer la culture dont elle avait hérité,
en labourant à sa manière des terres à peine conquises et
apparemment sans limites. Les souillures de la guerre de
Sécession étaient lavées. Hypnotisés par l'avenir, les
Américains ne voulaient retenir de leur passé que le mythe
fondateur de la démocratie.
En 1914, le Nouveau Monde avait déjà réuni les conditions pour supplanter, sur le plan économique, la GrandeBretagne. Mais on ne s'en rendait pas vraiment compte. Dans
les convulsions qui suivirent le premier conflit mondial, le
dollar détrôna la livre sterling, dont l'agonie fut interminable.
Après 1945, les États-Unis s'imposèrent comme première
puissance économique et militaire de la planète. Ils durent
subir sur ce point la concurrence de l'Union soviétique pendant un peu plus de quatre décennies. Mais l'URSS, monstrueuse tumeur du siècle, est morte quand ce siècle s'achève.
L'Amérique, seule, semble dominer le monde. Dans l'Europe
débarrassée de ses chaînes, chacun se tourne spontanément
vers elle, par habitude, par attirance ou par peur de l'avenir.
Dominante au Moyen-Orient, clef de voûte en Asie. Là où
elle n'est pas présente, c'est qu'elle ne le veut pas. Le dollar
161
monte ou descend, mais les Américains n'ont cure de leurs
déficits : de gré ou de force, le billet vert demeure l'unique
référence ; il règne jusqu'au tréfonds de l'ancien monde communiste.
Cette situation se prolongera-t-elle longtemps au
xxle siècle ? Vivons-nous actuellement l'apogée des ÉtatsUnis, et par conséquent les prémices de son reflux ? Il n'est
pas surprenant que le débat se soit instauré outre-Atlantique.
L'historien Paul Kennedy annonce le déclin. Le politologue
Joseph Nye lui oppose de solides arguments 1.
Mais d'où pourrait venir le défi ? Dans l'immédiat,
l'Europe a trop à faire avec elle-même et avec son voisinage,
en feu ou en cendres. On peut cependant imaginer l'avènement d'une monnaie européenne commune concurrençant
sérieusement le dollar et mettant fin à son hégémonie. Dans
vingt ou trente ans, une Russie ou une Algérie prospères sont
parfaitement concevables sinon probables, avec toutes sortes
de possibilités nouvelles. L'Amérique latine se redresse, mais
cet espace vaste, dont la population reste clairsemée, semble
voué à demeurer longtemps dans l'orbite nord-américaine et
à la périphérie de l'histoire dont elle n'est pas sortie au xxe
siècle.
Il reste l'Asie, où vit plus d'un homme sur deux (et la proportion va augmenter). « Quand la Chine s'éveillera, le
monde tremblera 2 », avait prédit Napoléon. Après la conversion du Japon au lendemain d'Hiroshima et de Nagasaki,
après le décollage économique des fameux dragons et de
ceux qui leur ont emboîté le pas, la Chine s'est réveillée. Le
monde ne tremble pas encore, mais il observe et s'interroge.
L'enjeu est de taille et dépasse largement la sphère matérielle. Depuis l'aube des temps modernes, la civilisation européenne a imprimé son rythme à l'Histoire universelle. Elle a
imposé ses valeurs et ses normes, notamment les concepts de
démocratie et de droits de l'homme. Avec la renaissance de
l'Asie 3, on s'achemine peut-être vers le vrai choc des
civilisations 4. Non pas nécessairement une rencontre violente comme les affrontements fratricides entre judéo-chrétiens
et musulmans, actuellement excités par la vague islamiste. La
nature du choc qui s'annonce est autre. À quoi peut aboutir
162
l'imbrication à grande échelle, entre de grandes civilisations
qui se rencontrent pour la première fois sur un pied
d'égalité ? Osons dire que nous n'en savons rien.
Le xxje siècle sera-t-il dominé par l'ascension de l'Asie ?
Je voudrais tenter, dans les pages qui suivent, de donner une
idée synthétique de l'enchaînement des faits depuis cent ans,
qui confère à cette assertion un réel degré de plausibilité.
De la restauration
Meiji à Mao
L'un des meilleurs spécialistes occidentaux de l'Asie,
Robert A. Scalapino, commence ainsi un remarquable petit
ouvrage auquel les pages qui suivent doivent beaucoup 5 :
« L'Asie est parvenue tardivement au stade de la révolution
industrielle. C'est pourquoi son histoire moderne appartient
presque entièrement au xxe siècle. » Seul le Japon figurait
dans le club des pays développés à l'époque de la première
guerre mondiale. L'empire du Soleil-Levant était sorti de sa
chrysalide par un coup de force imposé d'en haut, en 1868,
avec la restauration Meiji 6. Les dimensions du pays étaient
parfaitement adaptées aux techniques de transport et de communication de l'époque. La taille de la population (un peu
moins de trente millions) n'était ni trop grande, ni trop faible,
et son homogénéité la mettait à l'abri de toute pollution extérieure : les autorités pouvaient prendre le risque de l'ouverture pour laisser libre cours au génie japonais de l'absorption.
Enfin, le caractère corporatiste de la société japonaise, avec
son haut degré d'intégration verticale, s'est révélé parfaitement adapté aux modes d'organisation de la société industrielle. La classe militaire, dominante à l'époque Tokugawa,
a pu effectuer une impressionnante reconversion en mettant
ses talents au service de l'économie. Au contraire du Japon,
la Chine n'a pas réussi à se moderniser malgré les velléités de
la dynastie mandchoue finissante. Celle-ci s'est écroulée
en 1912, cédant la place à l'éphémère République de Sun Yatsen et aux seigneurs de la guerre. L'immensité de l'empire, la
disposition naturelle des Chinois à ignorer le monde extérieur
et ses « barbares », la faiblesse d'un pouvoir à la fois étranger
à la majorité Han de la population et discrédité par une pré163
sence européenne semi-coloniale, l'étendue de la corruption,
la structure morcelée de la société civile, telles sont les causes
principales de l'échec.
Au début du xxe siècle, une grande partie de l'Asie était
colonisée et convoitée par l'Empire russe désormais parvenu
au terme de sa poussée vers l'Orient, ainsi que par le Japon
conforté tant par ses propres succès que par les mauvais
exemples venus d'Europe.
Au lendemain de la première guerre mondiale, l'Empire
russe s'était écroulé, du moins pouvait-on le croire. La présence européenne s'affaiblissait en Asie. Les mouvements
nationalistes prenaient de l'ampleur. La décision des négociateurs du traité de Versailles de confier aux Japonais les
anciennes concessions allemandes dans le Shandong provoqua le célèbre « mouvement du 4 mai » (1919) : une vague
antijaponaise se forma à partir d'un rassemblement de
quelques milliers d'étudiants sur la place Tienanmen, grossit
et déferla sur toute la Chine. La révolution d'Octobre avait
fasciné les intellectuels d'Asie, qui voyaient dans le léninisme à la fois une technique efficace pour la prise du pouvoir et
une méthode pour imposer la modernité. La compétition qui
se développa alors en Europe entre ces deux frères siamois
qu'étaient le marxisme-léninisme et le national-socialisme se
projeta naturellement en Asie. Pour des sociétés qui avaient
toujours hésité à reconnaître l'individu comme une entité distincte de la communauté, le léninisme et les diverses formes
de fascismes contenaient la promesse d'un dépassement de
l'égoïsme individuel au profit du bien commun 7. Les pulsions impérialistes l'emportèrent au Japon sur les tendances
démocratiques qui, pourtant, étaient à l'oeuvre. L'Empire nippon conquit la Mandchourie en 1931 face à la SDN impuissante. L'invasion de la Chine s'étendit à partir de 1937. Pour
certains historiens japonais, leurs dirigeants n'avaient fait que
suivre l'exemple des conquérants mandchous de 1644. Les
réformistes croyaient que le Japon allait enfin guider l'empire du Milieu vers la modernité 8. En réalité, cette aventure
devait stimuler le nationalisme chinois et, au bout de la route,
permettre la victoire de Mao.
La seconde guerre mondiale, et plus spécifiquement la
164
guerre du Pacifique, a achevé de miner le système de l'Asie
coloniale, héritage de trois siècles de domination européenne.
En 1945, l'Empire russe s'était relevé de ses cendres.
L'URSS fit porter tout son poids idéologique et militaire sur
l'Asie de l'Est. On a vu comment, s'appuyant sur les accords
de Yalta, Staline s'est emparé de la Mandchourie et a favorisé l'installation de la dictature de Kim Il-sung dans la moitié
nord de la Corée, tandis que les Américains s'efforçaient vainement de mettre en place un régime pluraliste dans le Sud.
En Chine, la victoire des communistes en 1949 fut la conséquence de l'incontestable supériorité de la stratégie de Mao
sur celle de Chiang Kaishek 9 mais aussi un effet différé de
l'invasion puis de la défaite des Japonais, lesquels avaient
finalement désigné les communistes comme leur ennemi
principal. On comprend que Mao ait pu interrompre par ces
mots des généraux japonais qui, visitant Pékin après la guerre, lui présentaient leurs excuses : « Messieurs, nous vous
devons notre victoire 10.» Les communistes chinois avaient
su adapter l'idéologie marxiste à un terrain fondamentalement différent de la Russie. Staline leur avait certes accordé
son appui, mais de manière toujours ambiguë et subordonnée
à ses objectifs principaux, lesquels se situaient à l'Ouest. Ce
fait est capital pour comprendre les conditions de l'alliance
que les deux dictateurs devaient nouer pendant l'hiver
de 1949-1950, sur lesquelles les historiens commencent
maintenant à être bien renseignés 11.Mao prenait possession
d'un pays en ruines, et avait besoin d'une aide extérieure. Il
voulait achever sa conquête en s'emparant de Taiwan, où
s'étaient réfugiés Chiang Kaishek et ses fidèles. Staline s'intéressait essentiellement à l'Europe, et cherchait à compliquer les calculs des Américains du côté de l'Asie de l'Est, à
condition toutefois de garder la maîtrise des événements et du
calendrier. Il voulait à la fois empêcher tout rapprochement
entre Pékin et Washington, et interdire toute initiative de Mao
qui eût risqué de mettre le feu aux poudres. De son côté, Kim
I1-sung pressait le dictateur de Moscou, auquel, contrairement
à Mao, il devait, lui, son pouvoir, afin d'obtenir son accord
pour lancer une offensive sur la Corée du Sud. Staline qui,
dans le meilleur des cas, pouvait espérer disposer ainsi d'une
165
plate-forme pour une éventuelle invasion du Japon, donna
son feu vert quand il fut assuré que la Chine serait entraînée
dans l'affaire et que lui-même éviterait tout engagement
direct. C'est bien ainsi que les choses se passèrent. Kim Ilsung manqua son but, mais la guerre de Corée empêcha durablement tout rapprochement de la République populaire de
Chine avec l'Occident. Le nouvel empereur de Pékin dut
renoncer à ses ambitions sur Taiwan. Après la mort de
Staline, les malentendus sino-soviétiques ne firent que s'approfondir. La déstalinisation, entreprise par Khrouchtchev
sans consulter Mao, apparut à celui-ci comme une inadmissible remise en cause des dogmes sur lesquels était fondée sa
propre légitimité. À la fin des années cinquante, le rapprochement entre Moscou et Washington porta un nouveau coup
aux espoirs de Mao concernant Taiwan. Dès lors, la rupture
entre les deux grandes puissances communistes éclata au
grand jour. Mais on sait aujourd'hui qu'elle était contenue
dans l'oeuf. En fait, dès 1949, les relations sino-soviétiques
furent dominées par le réalisme le plus cynique, malgré une
superstructure idéologique commune. Du point de vue de la
nature des relations inter-étatiques, 1'« internationalisme prolétarien » n'a jamais eu plus de consistance à l'est qu'à
l'ouest de l'URSS.
À la fin des années cinquante, la Chine de Mao se trouvait
complètement isolée. Pour conserver son pouvoir, le « grand
timonier » se lança dans les aventures intérieures les plus
démoniaques. Après les purges des années 1949-1953, il
entreprit la campagne de 1957-1958 contre la « dérive droitière », suivie de l'aberrante politique économique du « grand
bond en avant » de 1958-1960, qui fit mourir de faim vingt à
trente millions de Chinois. La volonté d'écraser toute opposition le conduisit à déclencher, en 1966, l'incroyable révolution culturelle, qui séduisit tant de soixante-huitards à travers
le monde. Pour la première (et la dernière ?) fois peut-être de
l'Histoire, on vit un potentat instaurer méthodiquement
l'anarchie dans son empire. À bien des égards, les motivations de cette tragédie ubuesque - qui ne devait s'achever
vraiment qu'en 1976 - restent encore incompréhensibles.
Pendant ces années de folie collective provoquée par un seul
166
homme, l'inamovible (et donc très habile) premier ministre
Zhou Enlai a fait ce qu'il a pu pour limiter les dégâts. C'est
grâce à lui que Deng Xiaoping a survécu et a pu prendre les
rênes en 1978. Zhou Enlai est mort en février 1976, après
avoir lancé le slogan des « quatre modernisations » (dans
l'agriculture, l'industrie, la science et la technologie, la
défense) dont Deng allait faire sa politique. Le 5 avril 1976,
des centaines de milliers de Chinois s'assemblèrent sur la
place Tienanmen pour exprimer leur attachement à la mémoire du défunt Premier ministre et donc leur opposition à la
« bande des Quatre ». Le 4 du cinquième mois de 1919, le 5
du quatrième mois de 1976 : les deux dates sont rapprochées
par les Chinois. Le tremblement de terre de Tangshan qui tua
un demi-million de personnes à l'est de Pékin apparut comme
un signe du ciel. Après tant de calamités, il ne restait plus à
Mao
qu'à
mourir,
ce qu'il
fit le 9 septembre
1976
12.
Le quart de siècle qui s'achève avec la disparition du
« grand timonier » aura été tragique pour toute une partie de
l'Asie, prise dans les filets du communisme et du conflit EstOuest. Après une guerre qui devait laisser des traces durables
en France et plus encore aux États-Unis, le Vietnam a été
réunifié sous le drapeau rouge en 1975. Dans ce pays, le mouvement nationaliste s'était dès 1941 identifié au communisme, sous la houlette de Hô Chi Minh. Beaucoup
d'Américains, à commencer par les principaux acteurs survivants du drame 13,considèrent aujourd'hui que leur engagement fut une erreur. On ne récrit pas l'Histoire, mais pour ce
qui concerne l'Indochine elle-même, il est probable que
l'abstention des États-Unis dans les années soixante aurait
précipité l'extension du totalitarisme léniniste, non seulement
au Vietnam mais ailleurs dans le monde. Après la défaite
de 1975, le génocide commis par les Khmers rouges au
Cambodge s'inscrit, lui aussi, dans la logique du processus
cancéreux enclenché par ces deux virus indissociables du
communisme et des fascismes, processus qui se sera ainsi
déroulé tout au long du xxe siècle jusqu'à ses conséquences
les plus monstrueuses et les plus absurdes, avec les purges
staliniennes, l'extermination des juifs par Hitler, les famines
167
de Mao, les massacres de Pol Pot, la « purification ethnique »
des Serbes.
De Hiroshima
-
à Deng
On a vu (au chapitre IV) comment le déroulement de la
guerre de Corée a conduit les États-Unis à modifier leur stratégie à l'égard du Japon. Il n'y a pas eu de miracle japonais,
pas plus que de miracle allemand. Au début des années cinquante, le pays du Soleil-Levant disposait, comme
l'Allemagne, d'un potentiel considérable qu'il a suffi de réactiver, avec l'aide américaine. Pendant plus de trois décennies,
toutes les énergies du pays allaient pouvoir se concentrer sur
la croissance économique, grâce à un partenariat remarquablement solide entre un parti politique dominant (le parti libéral démocrate, PLD), une bureaucratie efficace et un patronat
apte à combiner, en fonction des circonstances, coopération
et compétition. À la périphérie du continent, d'autres pays,
plus petits et initialement moins bien dotés, ont réussi à
suivre, chacun à sa manière, l'exemple japonais. Taiwan,
colonie japonaise entre 1895 et 1945, devenue le refuge des
nationalistes après la défaite de Chiang Kaishek, et la Corée
du Sud renoncèrent aux stratégies de « substitution d'importations » en vogue dans les années soixante, pour adopter un
modèle de croissance fondé sur un haut niveau d'éducation et
de qualité du travail, une épargne abondante, la capacité d'attirer les capitaux étrangers, la priorité accordée aux exportations. Même choix pour les cités-États de Hong Kong et de
Singapour. Leur succès foudroyant inspira les gouvernements
autoritaires des pays plus importants comme la Malaisie et
l'Indonésie. Progressivement, les grands leaders de l'Asie de
l'Est apprirent à mettre l'accent sur le développement économique. On ne soulignera jamais assez la signification particulière des chefs dans cette partie du monde où les rapports
humains sont plus importants que les lois dans l'exercice du
pouvoir. Ceux de la première génération de l'après-guerre,
comme Mao, Hô Chi Minh ou Sukarno (le libérateur et l'unificateur de l'Indonésie) étaient avant tout des spécialistes de
la politique pure, et ne se souciaient essentiellement que
168
d'établir l'unité et l'indépendance de leur pays. C'est en cela
qu'ils ont, malgré leurs crimes, des chances de laisser de
grands noms dans l'Histoire. Ils ne s'intéressaient qu'accessoirement aux questions économiques, et se trouvaient à cet
égard prisonniers des idéologies qui fondaient leur pouvoir.
Pour eux, le capitalisme était identifié à l'impérialisme. Les
choses ont changé avec leurs successeurs et l'apprentissage
des réalités. Après les « vingt années perdues » sous Mao
(1956-1976), Deng Xiaoping a entrepris d'ouvrir la Chine sur
le monde moderne et de débrider un peuple dont les aptitudes
au commerce sont légendaires, avec des succès initiaux
impressionnants. Le successeur de Sukarno, le général
Suharto, avait lui aussi fait le choix de l'économie ouverte, du
capitalisme et du marché. À l'écart des grandes turbulences
de l'Asie de l'Est, et très marquée par le système politique de
son ancienne puissance coloniale, l'Inde bureaucratique a
elle-même entrouvert ses portes, dans les années quatrevingt.
En fait, partout en Asie, la chute de l'URSS et le discrédit
jeté sur le marxisme, sinon sur le léninisme, ont accéléré le
passage de la politique pure à l'économie, et de la planification centralisée au marché. À peine vingt années se sont-elles
écoulées depuis la mort de Mao et il semble que l'Asie tout
entière soit désormais entraînée dans une croissance irrésistible. Désormais, les États et les régimes semblent attacher la
priorité à l'éducation et au progrès matériel, et s'efforcent
d'apaiser, de taire ou de mettre entre parenthèses leurs différends, notamment sur les questions de frontières. Ils se disent
convaincus de pouvoir à la longue, grâce au travail de « bons
gouvernements » comme celui que Lee Kuan Yew a mis en
place à Singapour, faire disparaître les tensions ethniques.
L'intégration régionale, à travers des organisations souples
comme l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (plus
connue sous le sigle anglais d'ASEAN), le forum de sécurité
de l'ASEAN ou l'APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) est en marchel4. L'Asie, moteur économique de la
planète au xxie siècle : l'hypothèse est devenue sérieuse. À
l'échelle d'un continent cette fois, le changement de décor
paraît aussi fulgurant que celui du Japon après la restauration
169
:
Meiji. Un tel bouleversement n'aurait évidemment pas pu se
produire si les systèmes de valeurs dominant en Asie de l'Est,
en particulier le confucianisme, ne se trouvaient parfaitement
accordés aux exigences de l'activité économique.
Certes, il subsiste d'importantes zones d'ombre. Par
exemple, la situation n'est toujours pas normalisée au
Cambodge. Dans le sous-continent indien, la situation du
Bangladesh reste aussi précaire que celle de la majorité du
continent africain. Mais ces exceptions ne changent pas le
diagnostic d'ensemble.
De toutes les inconnues dont dépend l'avenir de l'Asie, la
plus importante est la capacité de la Chine à maintenir son
unité. Des forces puissantes agissent dans cette direction :
l'homogénéité de la population (Han à quatre-vingt-dix pour
cent) et l'usage d'une même langue écrite, l'interdépendance
entre le développement économique des provinces, la
mémoire collective des souffrances endurées pendant les
guerres civiles, l'expérience du pouvoir accumulée par le
parti unique. Mais d'autres forces jouent en sens inverse. Les
provinces aspirent à un maximum d'autonomie. D'une part, il
ne faut pas oublier que chacune des vingt-trois provinces
constitutives de la Chine (sans compter les cinq régions autonomes et les trois municipalités de Pékin, Tianjin et
Shanghai, contrôlées directement par l'État) est au moins de
la taille d'un grand État européen. À lui seul, le Sichuan
compte plus de cent millions d'habitants. Huit autres provinces en ont plus de cinquante millions ! D'autre part, la
légitimité du parti communiste est pour le moins émoussée.
Deng s'est efforcé de la préserver en affirmant que, tout
compte fait, Mao avait eu raison « à soixante-dix pour cent »
et donc tort « à trente pour cent ». Incidemment, le « grand
timonier » lui-même - et pour les mêmes motifs - avait eu
recours au même artifice, avec les mêmes proportions, pour
juger Staline 15.Malgré l'extraordinaire capacité des Chinois
à dissocier les mots et les actes, il n'est pas évident que le
PCC parviendra à maintenir son autorité, surtout si aucun
homme fort ne s'impose après Deng. En tout état de cause,
les structures politiques actuelles ne sont pas adaptées à la
gestion d'un État aussi immense, et les réformes écono170
miques les plus difficiles (par exemple en matière bancaire et
financière) restent à accomplir. Quant à l'armée, qui continue
de dépendre directement du parti et dont les chefs ne sont
jamais originaires des provinces où ils exercent leur commandement, rien n'assure qu'elle accepterait de jouer à la
police en cas de troubles. Les spécialistes se querellent encore sur l'interprétation des « incidents » de la place
Tienanmen, le 4 juin 1989. Certains pensent qu'en utilisant la
manière forte, l'État a consolidé son autorité, et que sans la
présence de Gorbatchev à Pékin et donc sans les caméras de
CNN, l'affaire n'aurait pas eu un retentissement international
démesuré qui a biaisé le jugement des observateurs. Pour
d'autres, Deng Xiaoping a sauvé in extremis un régime sur le
point de s'effondrer, mais celui-ci n'en reste pas moins un
fragile château de cartes que le moindre souffle emportera tôt
ou tard. Quoi qu'il en soit, le destin de la Chine ne sera pas
façonné de l'extérieur, mais essentiellement de l'intérieur. Si
le parti communiste devait finalement échouer, ce n'est pas la
démocratie qui en bénéficierait, mais plutôt l'anarchie. Entre
le maintien d'un système autoritaire efficace et l'anarchie, il
y a cependant toute une gamme de situations intermédiaires
concevables.
Parmi les questions régionales en suspens, deux doivent
retenir particulièrement l'attention, Taiwan et la Corée. Mao
a dû renoncer à sa grande ambition de récupérer l'île par la
force. À présent, la théorie prévalante est contenue dans la
formule « un État, deux systèmes », laquelle sera d'ailleurs
mise en oeuvre à Hong Kong en 1997. Pékin peut se montrer
patient pour le calendrier, mais restera intransigeant sur le
principe, car laisser s'accomplir l'indépendance de Taiwan
serait admettre la divisibilité de la Chine elle-même. De tous
les problèmes susceptibles de troubler l'Asie de l'Est, celuici est sans doute le plus important. La question coréenne est
différente. Personne n'a aujourd'hui intérêt à une évolution
brutale sur la péninsule. C'est pourquoi, paradoxalement, les
États-Unis et le Japon ont accepté d'aider le régime de
Pyongyang (où Kim Jong-il a succédé en 1994 à son père
Kim Il-sung), en payant fort cher son engagement à se
conformer aux principes du traité de non-prolifération
171
nucléaire. L'idée est de favoriser, autant que possible, une
réunification progressive. Mais la Corée du Nord est
exsangue, et pourrait imploser. Dans ce cas, les pompiers de
la région auraient intérêt à coopérer pour éteindre l'incendie
en modérant leurs réactions, mais aussi à coups de yens et de
dollars. À un terme indéterminé, personne ne doute cependant que la Corée réunifiée penchera du côté de la Chine,
selon la pente naturelle de la géopolitique. Déjà, une sorte de
connivence s'est établie entre Séoul et Pékin.
Plus profondément, la stabilité de l'Asie à l'orée du
xxle siècle dépendra du triangle dont les États-Unis, le Japon
et la Chine constituent les sommets. À l'issue de la guerre
froide, l'Amérique occupe la position de clef de voûte dans le
système de sécurité de l'Asie. En se retirant précipitamment
- une hypothèse exclue à court terme -, elle provoquerait
aussitôt une déstabilisation majeure dans la région que nul se
souhaite et que chacun redoute. Mais chacun sait que la situation actuelle n'est pas tenable à moyen et long terme. D'où
les efforts très pragmatiques pour la mise en place d'un système de sécurité régionale où les États-Unis continueraient de
tenir une place importante mais moins déterminante. D'où,
également, l'intérêt que la plupart des pays d'Asie portent à
l'Europe, afin d'éviter que le rapport avec l'Occident ne se
réduise à un face-à-face avec l'Amériquel6.
Le xxe siècle s'achève avec le basculement de l'Asie dans
la modernité. Des perspectives fascinantes sont ouvertes pour
les architectes de la paix. Voilà des pays dont beaucoup sont
parvenus à construire - souvent à un coût horriblement et
inutilement élevé - leur unité nationale, une fois achevée
l'ère des colonies. Après des expériences parfois insensées,
ils ont réussi, dans l'ensemble, à s'engager dans la voie du
développement économique. Il leur reste à s'organiser, entre
eux (niveau régional) et avec les autres (niveau international)
pour éviter que de nouvelles aventures ne débouchent sur de
futurs malheurs.
Chapitre IX
MÉTAMORPHOSE
.,
« On a souvent noté que les siècles commençaienten
France avec un décalagerégulier d'une quinzained'années.
en 1715, lexixe en 1814et
Le xmtedébute en 1610,le XVIIIe
le xxe en 1914. Le xjxe a donc duré exactementcent ans,
de 1814à 1914.C'est aussi une évidencequ'ils finissentmal.
Nous savons,depuisle 9 novembre1989,que le xxe siècleest
révolu. Deux guerres mondiales,deux tyrannies,le communisme et le national-socialisme,le génocide,des déportations
et des massacressans nombreaurontfait de ce temps l'un des
plus désastreux.Le xxe siècle peut-il rebondir ?Souhaitons
qu'il ne poursuivepas sur la même lancée,qu'il soit bien fini
et qu'aucun soubresautne vienne en prolongerles erreurs et
les horreurs jusqu'à son millésime exact, ou pire, jusqu'en 2014 !» Ainsi s'exprime Gabriel de Broglie au début
de son livre sur le xtxe siècle. Le 24 octobre 1995,dans un
discours sous la coupole de l'Institut de France à l'occasion
de la séance de rentrée des cinq Académies,l'illustre biologiste FrançoisJacob donnaitun point de vue très procheavec
cependant une idée supplémentaire,capitale : « Que retiendront de ce siècle les futurshistoriens ?Des destructions.Des
guerres. La montée et la chute du communisme.Les camps
de concentrationnazis et l'Holocauste.La fin de la décolonisation et l'accès de nombreusesnations à l'indépendance.
Mais ce qui pèserale plus lourd,ce qui caractériseraau mieux
ce siècle, c'est, je crois, le fantastiquedéveloppementde la
science et de la technologie.C'est le rôle qu'elles ont pris
dans la société. »
Je ne suis pas sûr que les historiensfuturs ne retiendront
de la période 1919-1989que les erreurs, les horreurs et les
173
malheurs.
La troisième
guerre
mondiale
n'a
pas
eu
lieu
2.
Pendant la guerre froide, la dissuasion nucléaire a mis toute
une partie de l'humanité à l'abri de la guerre réelle. Trois tendances lourdes, hautement interdépendantes - en ellesmêmes porteuses d'espoir au moins autant que de désespérance malgré les difficultés parfois immenses que toute métamorphose induit -, distinguent le xxe siècle des temps antérieurs : l'expansion économique très remarquable d'une partie de la planète, l'explosion démographique surtout depuis
les années cinquante, la révolution de la science et de la technologie.
L'avenir, même immédiat, est imprévisible dans le détail.
Il ne nous est pas pour autant complètement étranger, car
nous savons en identifier les déterminants les plus fondamentaux : la rémanence du comportement individuel et collectif
des hommes, leur mémoire passive ou active et leurs
projets - d'où les chapitres qui précèdent -, mais aussi ces
tendances lourdes, qu'il importe de comprendre, et auxquelles les dernières pages de ce livre sont consacrées.
Les économistes
et la réalité
économique
3
Les économistes contemporains de la Révolution industrielle 4 - tels que Adam Smith ou David Ricardo ou, en
France, Jean-Baptiste Say - avaient su discerner les principaux facteurs proprement économiques de la croissance : bon
fonctionnement de la loi du marché ; abondance et qualité de
la main-d'oeuvre ; division nationale et internationale du travail ; épargne élevée et accumulation du capital. Rapidement
cependant, les débats se sont focalisés sur la répartition du
revenu national, et sur le contraste choquant entre les conditions de vie de la bourgeoisie capitaliste et celles de la classe
ouvrière. Le socialisme - dont l'essence est le refus de la
propriété privée des biens et moyens de production - a pris
son essor à la mesure du capitalisme triomphant. Karl Marx
en a forgé les instruments d'analyse mais aussi de combat les
plus pénétrants avec les concepts de valeur travail, d'exploitation, de reproduction simple et élargie. L'idéologie marxis174
te, combinée avec les techniques de pouvoir de Lénine, devait
enfanter l'URSS et la Chine de Mao.
La contre-offensive lancée par les économistes dits néoclassiques, dès la seconde moitié du xixe siècle, s'est située
sur le plan de l'analyse de la valeur et de la théorie des marchés, aboutissant aux modèles de l'équilibre partiel (Alfred
Marshall) et de l'équilibre général (Léon Walras et Vilfredo
Pareto). Dans tous ces travaux, il s'agissait moins de comprendre la croissance économique en tant que telle, avec ses
implications distributives, que de démontrer les vertus de la
concurrence et la perfection du mécanisme des prix, en particulier celui du travail, c'est-à-dire le taux de salaire. La perfection, c'est-à-dire, en un sens précis, une utilisation efficace des ressources
rares
5.
Ainsi, l'économie politique, en même temps qu'elle visait
à appréhender scientifiquement les phénomènes de la production et de la distribution des richesses, est-elle devenue un
enjeu idéologique dans la lutte des classes. Avant même la
première guerre mondiale, Joseph Schumpeter a repris les
fondements du problème de la croissance, sans craindre de
rendre justice à certaines des idées de Marx. Il en a élargi la
perspective en parlant de « développement économique ». Le
titre d'un de ses grands livres, Capitalisme, socialisme et
démocratie indique l'étendue de son champ de vision 6. En
raison de la nature des crises de l'entre-deux guerres, l'attention s'est cependant focalisée sur le problème du chômage
« involontaire », et sur les dysfonctionnements du mécanisme
des prix. John Maynard Keynes, le plus célèbre et le plus
influent des économistes de cette période, s'est efforcé de
reconstruire l'économie politique pour en faire une science de
l'action. Son livre le plus connu, la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie 7 - comme il arrive souvent, beaucoup plus cité que lu, en réalité à la fois confus et
génial -, a pour but de prouver qu'avec une « bonne » politique économique (essentiellement budgétaire) les gouvernements peuvent assurer le plein emploi de leurs concitoyens.
Délaissant le problème du fonctionnement optimal du système des prix qui avait occupé ses prédécesseurs, Keynes s'attacha également à démontrer que le plein emploi est compa175
tible avec une redistribution de la propriété et des revenus, en
vue d'une société plus juste.
Le keynesianisme a dominé la pensée économique et
sociale de l'après-guerre. Il a fourni les justifications théoriques de l'économie mixte et de l'État-providence qui ont
dominé la scène intellectuelle pendant les « Trente glorieuses 8 », malgré la réaction monétariste conduite par de
grandes figures comme Maurice Allais et Jacques Rueff en
France, et surtout Milton Friedman, le maître de l'école de
Chicago, malgré aussi le succès des expériences concrètes
d'inspiration pragmatique comme celles que menaient discrètement la République Fédérale d'Allemagne et le Japon pour
renaître de leurs cendres.
Le keynesianisme est longtemps apparu aux yeux des
sociaux-démocrates comme la principale alternative théorique au marxisme et comme la seule antidote à la fascination
qu'exerçaient à l'époque les pays léninistes d'Europe de l'Est
et d'Asie. Sous l'influence du keynesianisme et du marxisme,
les États issus de la décolonisation qui se disaient « non alignés » ont établi leurs stratégies économiques sur les idées de
« substitution d'importation » et de « développement autocentré ». Après le premier choc pétrolier de 1973, l'Algérie
du colonel Boumediene, forte de la rente pétrolière et de son
arrogance, prit la tête d'une « Conférence sur le Nouvel ordre
économique mondial » dans le cadre des Nations unies. Au
cours des années suivantes, la gabegie pétrolière a favorisé
corruption et gaspillages. Elle a fait à court terme le jeu des
pétromonarchies et de l'Irak qui se mirent à accumuler des
armements, cependant que le dérèglement du système financier international a provoqué pour un temps des illusions de
croissance dans des pays aussi divers que la Pologne ou le
Brésil. Au milieu des années soixante-dix, l'Iran et le géant
de l'Amérique du Sud étaient identifiés par le Hudson
Institute comme les superpuissances de l'an 2000. Mais les
lampions se sont éteints. Plus profonds les déséquilibres, plus
douloureuses et longues les phases de correction.
L'atterrissage fut des plus rudes dans les années quatre-vingt.
La Pologne est entrée dans une nuit de presque dix ans. L'Iran
176
a chassé le Shah. Le Brésil a traversé une longue période de
désordres.
Il apparut que les recettes keynésiennes ne fonctionnaient
plus dans des économies freinées par l'endettement et de plus
en plus inefficaces en raison des distorsions acceptées ou provoquées dans le système des prix. Dans le même temps, les
échecs des pays léninistes devinrent patents. Les économistes, débarrassés de leurs inhibitions politiques, se
tournèrent davantage vers Schumpeter et surtout vers l'École
de Chicago. Les années quatre-vingt furent celles de la réaction reagano-thatcherienne, de l'apologie - parfois excessive - de l'économie de marché, du « moins d'État », de la
privatisation tous azimuts. L'Allemagne fédérale, le Japon et
les « dragons » qui lui avaient emboîté le pas attirèrent de
plus en plus les regards. Le renouveau de l'Amérique latine
s'est enclenché en 1983 à partir du Chili du général Pinochet,
inspiré davantage par Milton Friedman et par ses élèves que
par Keynes.
Quels sont, à l'expérience, les ingrédients du succès 9 9?
Assurément la liberté d'initiative - et donc, dans une large
mesure, la propriété privée -, l'épargne et son affectation à
l'investissement productif. Mais aussi la qualité de la maind'oeuvre et de sa formation, l'éthique du travail, la capacité
d'organisation à l'échelle des entreprises individuelles
comme à celle des États et des associations d'États, la flexibilité sociale, la stabilité des gouvernements et leur détermination à donner la priorité à l'ordre public et aux structures
(par exemple fiscales, bancaires et financières) propres à servir l'économie de marché, la stabilité monétaire.
L'expérience a également montré que les inégalités sont tolérées pourvu qu'elles soient atténuées par un minimum de
solidarité nationale et pourvu que chacun puisse espérer améliorer son sort grâce à la mobilité sociale et au progrès économique d'ensemble. Des pays comme le Japon, l'Allemagne
et la France ont également compris l'importance de la
Recherche-Développement, dont ils n'ont pas voulu laisser le
monopole à l'Amérique.
Je ne reviens pas sur la liste des champions économiques
de la seconde moitié du vingtième siècle. Les États-Unis ont
177
continué de remplir les conditions fondamentales du développement, à un détail essentiel près : profitant de leur situation dominante, notamment sur le plan militaire, et du statut
de monnaie de réserve acquis par le dollar, ils n'ont cessé
depuis la fin des années cinquante de vivre au-dessus de leurs
moyens ». Ils ont cependant constamment refusé d'assumer
les responsabilités que leur position leur conférait pour la
régulation de l'économie internationale.
À l'autre extrémité du spectre, les pays léninistes ont
échoué parce qu'ils se sont laissés enfermer dans un système
de pouvoir radicalement incompatible avec les exigences du
développement économique. En s'isolant des regards extérieurs, en gaspillant ses immenses ressources en raison,
notamment, de la planification centralisée et d'un système de
prix aberrant, en accordant toutes les priorités et les privilèges au secteur militaro-industriel, l'URSS a fait quelque
temps illusion. Dès les années cinquante, elle a manifesté des
velléités de réforme. On y a débattu sans fin des conditions de
passage de la « croissance extensive » à la « croissance intensive », autrement dit des implications du progrès technique
sur le développement économique. Mais rien ne s'est passé,
parce que, entre Staline et Gorbatchev, personne n'a osé toucher aux structures politiques. En Europe de l'Est, les acteurs
du printemps de Prague avaient en vain exploré une hypothétique « troisième voie 11». Seule la Hongrie de Kâdâr est parvenue à laisser s'instaurer, modestement et très partiellement,
un embryon d'économie de marché.
Finalement, les seuls pays léninistes qui pourraient bien
réussir leur conversion sans voler en éclats sont ceux de
l'Asie qui, à la suite de Deng Xiaoping, tentent de transformer leurs partis communistes en régimes autoritaires à vocation économique, à l'instar de la voie précédemment suivie
par Taiwan et la Corée du Sud. Quant à ces derniers, ils ont
atteint un stade de développement propice à l'émergence du
pluralisme politique. En Amérique latine aussi, la prospérité
économique retrouvée semble avoir favorisé l'apparition ou
le retour de la démocratie.
À la fin du xxe siècle, les vieux pays qui ont fait la
Révolution industrielle sont confrontés à la concurrence des
178
« économies émergentes », principalement en Asie. Comme
l'Albatros de Baudelaire, leurs ailes de géant les empêchent
de marcher. Leurs ailes, ce sont les lourdes structures de l'État-providence constituées pendant les « Trente Glorieuses »,
qui ont continué de croître par inertie et en raison du mythe
de l'irréversibilité des « conquêtes sociales ». Leur incapacité de s'adapter rapidement aux nouvelles conditions est la
cause fondamentale du chômage structurel en Europe continentale, ou de la paupérisation croissante d'une vaste partie
de la population en Grande-Bretagne ou même aux ÉtatsUnis. Certains de ces pays sont tentés par le protectionnisme.
Certes, le protectionnisme des forts, celui à l'ombre duquel le
Japon s'est reconstruit, peut assurer de grands résultats. Mais
le protectionnisme des faibles ne conduit qu'au désastre. Sur
le champ de bataille du développement, il y a les vainqueurs,
que je ne nommerai pas une nouvelle fois. Il y a ceux, notamment en Afrique et dans le sous-continent indien, qui ne sont
jamais sortis de l'ornière. Il y a ceux, anciens pays marxistesléninistes ou leurs adeptes du « tiers-monde », qui se sont
effondrés : certains déjà commencent à se redresser ; d'autres
sont gagnés par de nouvelles et maléfiques utopies, comme le
fondamentalisme islamique. Il y a, enfin, les géants de jadis
et de naguère, qui ont au moins provisoirement perdu le sens
de l'effort et que leurs jambes ne parviennent plus à porter.
La multiplication
déracinement /2
des hommes et leur
La civilisation industrielle, les progrès et la diffusion des
sciences et des techniques, en particulier de la médecine, sont
les causes les plus profondes de l'explosion démographique
au xxe siècle. Quand l'homme est devenu agriculteur, environ
10 000 ans avant Jésus-Christ, la population de la planète
était de l'ordre de 5 millions d'individus. A l'époque du
Christ, elle atteignait 250 millions, et au milieu du
XVIIe siècle, environ 550 millions. Vers 1850, elle
approchait 1 200 millions et un siècle plus tard, c'est-à-dire
au moment de la décolonisation, environ 2 500 millions. Ces
chiffres mettent en évidence le temps nécessaire au double.
179
ment : dix-sept siècles, puis deux siècles, puis un siècle. Mais
la suite est beaucoup plus impressionnante. En 1990, la population mondiale était évaluée à près de 5,3 milliards
d'hommes et de femmes (dont 2 milliards pour la Chine et
l'Inde à eux seuls !) soit un nouveau doublement en moins de
quarante ans. Selon les travaux de la Division de la population des Nations unies, on peut estimer que la population
mondiale sera comprise entre 7,6 et 9,4 milliards en 2025.
Dans le « scénario » de « l'impensable » où la fécondité ne
baisserait pas, le nombre dépasserait alors 11 milliards.
L'organisation onusienne considère une variante moyenne à
8,5 milliards, dont 7,1 pour les pays dits en voie de développement (PVD) lesquels, je le rappelle, comprennent aussi
bien certains des pays réellement en voie de développement
que les pays sous-développés, mais je m'en tiendrai ici à la
terminologie courante.
Notre avenir démographique n'est évidemment pas parfaitement déterminé, mais l'éventail des possibilités semble
bien balisé. Remarquons qu'au cours des vingt dernières
années, les « corrections de trajectoire » ont toujours été à la
hausse, ainsi que les prévisions relatives à la part des PVD.
Pour prévoir l'avenir plus reculé, la majorité des démographes s'appuient sur la théorie de la transition démographique, selon laquelle les PVD sont en train de passer d'un
régime à taux de fécondité et de mortalité élevés à un nouveau régime à taux de fécondité et de mortalité bas. Les taux
de mortalité baissent d'abord, sous l'effet de l'amélioration
des conditions sanitaires. Les taux de fécondité, qui dépendent de facteurs socio-économiques complexes, s'ajustent
beaucoup plus lentement. Cette théorie explique fort bien
l'évolution des populations européennes depuis la Révolution
industrielle, et tout indique que sa portée est générale.
Dans les pays dits en voie de développement, les taux de
mortalité ont commencé à baisser vers 1950 et, depuis la fin
des années soixante, on observe le début de la chute des taux
de fécondité. Les spécialistes estiment que, passé le milieu
du siècle prochain, le régime de fécondité basse sera étendu à
l'ensemble du monde. La population de la planète ne devrait
alors plus guère augmenter, sous réserve cependant d'une
180
nouvelle réduction significative de la mortalité, tout à fait
possible. L'horizon 2100 constituerait le terme de l'actuel
processus d'ajustement. La population mondiale se stabiliserait autour de 10 milliards d'habitants.
L'explosion démographique est ainsi l'une des caractéristiques les plus fondamentales de la seconde moitié du
xxe siècle. A supposer même que les taux de fécondité chutent plus rapidement que prévu, l'élan démographique resterait inscrit dans les faits à cause de la modification acquise de
la pyramide des âges, à savoir la proportion élevée des jeunes
et donc, actuellement ou potentiellement, des groupes à taux
de fécondité élevée au sein de la population mondiale. A l'inverse, dans les pays développés, y compris les « nouveaux
pays industrialisés », les taux de fécondité deviennent insuffisants pour assurer le renouvellement des générations, ce qui
entraîne le vieillissement des populations, et provoquera leur
plafonnement puis finalement leur diminution, sous réserve
de compensations temporaires par les flux migratoires. Ces
pays commencent déjà à subir les conséquences d'une évolution qui contribue à remettre en cause les conditions de la
protection sociale (financement des retraites et de la sécurité
sociale). Ils risquent aussi, à terme, de manquer de main
d'ceuvre. Cet aspect restera cependant partiellement occulté
aussi longtemps que le chômage structurel apparu après le
choc pétrolier de 1973 n'aura pas été résorbé.
En Europe, la transition démographique a été beaucoup
moins brutale qu'actuellement dans le « tiers-monde », car
les femmes se mariaient plus tard. Il y avait donc moins de
familles en proportion de la population et la période de fécondité était plus limitée. En conséquence, les taux de natalité
étaient beaucoup plus faibles.
Sans approfondir davantage l'examen de ces perspectives,
on peut identifier trois grands problèmes qui en découlent. En
premier lieu, les interactions globales entre la nature et la
population vont prendre une importance croissante. Déjà, au
début des années soixante-dix, le célèbre rapport du Club de
Rome intitulé Halte à la Croissance avait attiré l'attention sur
ce point. Par exemple, le recours aux combustibles fossiles
provoque une augmentation de la concentration de gaz car181
bonique de l'atmosphère, cause probable d'un réchauffement
significatif
de notre
globe.
C'est
le fameux
effet de serre
13.
Mais il faut se garder d'un pessimisme excessif. L'immense
progrès de la science et de la technique permettra certainement, dans les années et décennies à venir, une meilleure
compréhension des interactions, à l'échelle planétaire, entre
les activités naturelles et humaines. On devrait progressivement trouver les moyens techniques et institutionnels de
réguler ces dernières en vue d'assurer un « développement
soutenable » de l'économie planétaire, autrement dit de préserver les intérêts des générations futures.
Deuxième problème, la pression migratoire entre pays
riches et pauvres risque de s'accentuer. Il existe actuellement
sur la planète trois grandes aires de déséquilibre démographique : sur le continent américain, au sud du Rio Grande ; en
Asie, autour de la Chine et du sous-continent indien ; la zone
méditerranéenne enfin, à l'articulation de l'Europe et de
l'Afrique. Des trois, la dernière est la plus importante. La
fécondité différentielle entre l'Europe et l'Afrique du Nord
est le double de l'écart entre les États-Unis et l'Amérique latine, ou de celui entre le Japon et le reste de l'Asie. Les différences de situation économique sont également considérables. Dans ces conditions, des flux migratoires de grande
ampleur sont hautement probables. Il importe cependant de
distinguer clairement entre les déplacements de population
brutaux et les tendances de longue durée.
L'expérience, en particulier au xxe siècle, montre que les
déplacements brutaux de population sont liés à des catastrophes naturelles, plus fréquemment à des révolutions ou à
des guerres. Par exemple : les transferts opérés par Staline à
l'intérieur de l'URSS, l'expulsion après la seconde guerre
mondiale des Allemands des Sudètes et des provinces orientales (Silésie, Poméranie, etc.), ou encore le « nettoyage ethnique » opéré par les Serbes et, dans une moindre mesure, les
Croates, dans l'ex-Yougoslavie depuis 1991. En général, les
mouvements de réfugiés sont temporaires, c'est-à-dire que
les personnes déplacées retournent chez elles dès que les
conditions le leur permettent, à moins qu'une durée trop
longue ne se soit écoulée et que le temps ait introduit des
182
modifications irréversibles (cas probable pour la majorité des
réfugiés palestiniens, depuis 1948 14).
Les tendances de longue durée obéissent principalement à
une logique économique. Prenons l'exemple de l'Algérie, un
pays qui avait 11 millions d'habitants au moment des accords
d'Évian en 1962 et en compte aujourd'hui 28. A présent, tous
les esprits sont focalisés sur la guerre civile qui s'y est installée, notamment en raison de l'incapacité des dirigeants à faire
face aux phénomènes démographiques. Mais cette situation
ne durera pas indéfiniment. A plus ou moins long terme, les
choses se présenteront sous de meilleures auspices.
L'ancienne colonie réunit potentiellement plusieurs des
atouts de la prospérité. Le climat méditerranéen de ses
franges côtières est propice au développement de l'agriculture. Les richesses de son sous-sol (gaz, pétrole) sont considérables. La qualité de sa population est incontestable. Tôt ou
tard, les conditions de décollage seront réunies. La complémentarité géopolitique et géoéconomique entre l'Algérie et la
France pourra alors s'exercer. Dans cette perspective, il ne
faut pas redouter
l'« invasion
».
Il ne faut pas craindre la tendance, probablement inéluctable, à une forte imbrication entre les deux sociétés. Notre
image de l'Islam est à présent déformée par l'intégrisme,
mais cela ne tient qu'aux circonstances de notre temps, où les
religions servent de refuge idéologique quand tous les autres
mythes se sont écroulés. L'intégrisme passera lui aussi.
Un brassage plus important des peuples et des cultures est
déjà inscrit dans les faits non seulement en Europe, mais aux
États-Unis et ailleurs. Nous sommes encore trop enclins à
n'interpréter ce phénomène qu'en fonction du passé. On
évoque ainsi bien légèrement les conquêtes arabes du VIIeet
du vme siècle ou celles des Mongols ou des Ottomans.
Samuel Huntington prédit un nouveau choc violent de l'Islam
et du monde judéo-chrétien 16.Il est permis de ne voir dans
ce genre de prophétie qu'une forme de spéculation inspirée
par la peur de l'avenir. Pourquoi juifs, chrétiens et musulmans seraient-ils condamnés à s'entre-déchirer éternellement
alors qu'ils sont issus de la même souche et se réfèrent au
même Dieu ? Il faut résister à des élucubrations qui ne peu183
w
·
vent qu'attiser la peur et la haine. On doit, au contraire, préparer le xxle siècle dans l'esprit de la réconciliation des trois
monothéismes et du rapprochement des peuples que l'histoire et la géographie ont fait interdépendants, comme la France
et l'Algérie. Plus généralement, la recherche de nouvelles
formes de coexistence fera partie du processus déjà largement
engagé de dépassement de l'État-nation, conçu comme une
unité politique totalement souveraine, processus dont nous
avons rencontré divers aspects dans les chapitres précédents.
Troisième grand problème : dans le monde en devenir, le
phénomène de l'urbanisation se superpose à l'explosion
démographique 17. La proportion de la population citadine
dans la population mondiale s'élève constamment. Elle était
de 29,1 % en 1950, de 41,2 % en 1985. Dans la variante
moyenne évoquée plus haut, elle atteindrait 60,5 % en 2025.
Dans ces statistiques, on appelle « ville » une agglomération
(c'est-à-dire une population hautement interdépendante dans
ses activités quotidiennes) d'au moins 10 000 habitants. En
1990, il y avait dans le monde environ 300 villes de plus d'un
million d'habitants (dont 175 dans les pays dits en voie de
développement), 16 villes de plus de 10 millions d'habitants
et 5 de plus de 16 millions : Tokyo (28,7 millions) ; la mégapolis de New York (24 millions) ; Séoul (17,5 millions) ; Sao
Paulo (17 millions) ; Mexico (16,9 millions). Parmi les prochains candidats figurent Shanghai, Bombay, Calcutta et
Hong Kong. Jusqu'aux années 1960-1970, la mégapolis de
New York (une « mégapolis » est un ensemble de grandes
agglomérations fortement interdépendantes) était la plus
grande du monde avec 0,70 % de la population mondiale ; à
présent, Tokyo occupe le premier rang avec « seulement »
une part de 0,55 %. Dans les décennies à venir émergeront
quelques très grandes mégapolis, certaines peut-être beaucoup plus importantes encore que celles d'aujourd'hui (cent
millions d'habitants ou plus ?). Mais elles resteront des
exceptions. Pour l'essentiel, on assistera plutôt à la multiplication de villes petites et moyennes.
La principale raison du phénomène urbain est la combinaison de l'effet induit par la révolution des techniques agricoles, et de l'existence de rendements croissants dans un
184
'
grand nombre d'activités (administration, finances, éducation, santé, culture, etc.), souvent favorisés eux aussi par les
développements technologiques. Les villes sont fréquemment
associées à des pôles de développement économique, et
offrent de meilleures perspectives d'emploi que les zones
rurales. Elles paraissent généralement plus attrayantes,
notamment pour les jeunes.
Les interrogations sont cependant multiples. Certains problèmes sont d'ordre technique : approvisionnement en eau et
en énergie, pollution, gestion des déchets, etc. On peut imaginer que, sous la pression de la nécessité, ils seront résolus
grâce au progrès accéléré des connaissances. D'autres questions sont d'ordre sociologique et politique. Le recul inexorable de la population paysanne transforme, dans le monde
entier, les systèmes de mentalité. Même en Europe occidentale, les mentalités ne sont pas encore adaptées aux conséquences des transformations qui ont aboli à tout jamais la
place dominante du paysan, nourricier des hommes. On l'a
bien constaté en France, lors du débat passionnant et nostalgique autour de la ratification de l'Uruguay Round à la fin
de 1993. Dans la Chine qui se développe si vite, 80 % de la
population en est encore psychologiquement au Moyen Âge.
Comment l'Empire du Milieu s'adaptera-t-il à la dissolution
du lien entre sa population et le sol ? Quelles seront les conséquences de la rupture de l'homme avec ses racines les plus
profondes ? Les grandes guerres du xxe siècle ont été des
guerres de paysans. On se battait pour conquérir ou pour
conserver une terre et des possessions localisées. A présent, la
guerre yougoslave nous paraît déjà anachronique, une conséquence tragique de la décompression à certains égards trop
rapide provoquée par l'écroulement de l'empire communiste.
Plus prosaïquement, la fabrique même de la société est
menacée dans les villes à croissance trop rapide, particulièrement quand une proportion élevée de jeunes sont au chômage ou mal occupés. La violence, la criminalité, le trafic et la
consommation de drogues, en sont les manifestations. De
plus en plus, riches et pauvres cohabitent à l'intérieur des
villes où se retrouve ce qu'on appelait naguère encore la division « Nord-Sud ». Toute agglomération d'une certaine
185
importance est ainsi un microcosme géopolitique avec ses
riches, ses pauvres, ses acteurs individuels et collectifs, ses
stratégies et ses conflitsl8. Le problème de base de la politique internationale, celui de la guerre et de la paix, se trouve
ainsi projeté à l'intérieur de ces univers concentrés, où la
police tient de plus en plus fonctionnellement le rôle antérieurement dévolu aux armées. Naturellement, les réseaux du
crime, comme tous les autres, sont devenus internationaux.
De tels développements impliqueront nécessairement de nouvelles formes de gouvernement local, national et international
(au niveau de l'Union européenne par exemple 19)et de nouvelles organisations en matière de sécurité. L'ajustement sera
forcément coûteux. Aucun processus évolutif ne saurait s'affranchir des approximations successives.
La révolution
scientifique
et technologique
Le xxe siècle est caractérisé par l'imbrication entre la
science, la technique (rebaptisée du nom plus noble de technologie) et l'économie. Non, évidemment, que des progrès
considérables dans la connaissance scientifique et dans les
réalisations techniques n'aient été accomplis dans les temps
antérieurs, ni que des liens n'aient été établis entre la théorie
et la pratique, entre le domaine de la connaissance « pure » et
celui des « applications ». Aux débuts de l'Académie des
Sciences de Paris, dans le dernier tiers du xvne siècle, les
savants traitaient aussi bien de sciences que de techniques,
celles-ci à des fins utilitaires ou par simple curiosité.
Le Siècle des Lumières cultiva l'idée que les sciences pouvaient servir au progrès de la civilisation. Mais, pour l'essentiel, il ne s'agissait encore que d'une anticipation. La première fois, sans doute, qu'un gouvernement a recouru à des
savants en tant que tels pour résoudre des problèmes économiques (essentiellement, déjà, en vue de la défense nationale) fut en 1793. Le Comité de salut public fit alors appel à des
hommes dont le modèle le plus exemplaire demeure Lazare
Carnot, auquel l'histoire a conféré le titre magnifique
d'«
organisateur
de la victoire
20 ».
Le xixe siècle a été marqué par la Révolution industrielle,
186
avec ses immenses conséquences économiques, politiques,
sociales et culturelles. Mais il a fallu attendre notre temps
pour qu'un lien direct, étroit et indissoluble se noue entre la
formulation précise des lois de la nature et l'activité économique. Les débuts de la civilisation industrielle furent bien
davantage attribuables à la technique qu'à la science, celle-ci
se distinguant encore nettement de celle-là. Les grands
monuments de la physique théorique du xixe siècle n'ont
guère eu d'effets immédiats sur la vie pratique. Pas même la
science de l'énergie, la thermodynamique, fondée par Camot
et Clausius 21 : la machine à vapeur, le moteur à combustion
interne ont été mis au point et largement développés par des
inventeurs dépourvus de connaissances théoriques. En l'occurrence, ce sont les théoriciens qui se sont efforcés de comprendre après coup ce qu'avaient réalisé les ingénieurs avec
leur intuition et avec leurs mains. Dans d'autres cas, les
« applications » ne sont venues que beaucoup plus tard. La
mécanique des fluides fut élaborée au siècle dernier ; par
exemple le phénomène des ondes de choc était analysé dans
les travaux de Hugoniot (1885-1886) qui restèrent longtemps
sans incidence économique. De même pour les équations de
Maxwell, la merveilleuse synthèse des théories de la lumière
et de l'électricité publiée en 1865 : celle-ci prévoyait les
ondes électromagnétiques, dont l'existence ne fut établie
expérimentalement - par l'Allemand Heinrich Hertz qu'en 1888.
L'utilité immédiate des sciences naturelles apparut de
manière plus évidente. Il n'est pas surprenant que des
hommes comme Marcellin Berthelot, le pionnier de la synthèse organique (le grand chimiste fut même brièvement
ministre des Affaires étrangères !), et surtout Louis Pasteur
aient connu de leur vivant une gloire immense.
L'établissement d'un rapport presque immédiat entre des
découvertes scientifiques - de surcroît clairement imputables à un seul homme - et la guérison ou la prévention de
maladies effrayantes était un événement inouï, sans aucun
précédent.
Pour l'essentiel, on peut affirmer que la Révolution industrielle fut beaucoup plus technique, et plus précisément
187
.
machiniste, que scientifique. Elle fut l'oeuvre des ingénieurs
plus que des savants ou, comme on préfère dire depuis que la
recherche est devenue une profession comme une autre, des
« scientifiques ». Jusqu'à notre siècle, la technique et la
science ont évolué plus ou moins en parallèle, en s'épaulant
mutuellement mais avec des rapports quotidiens plutôt
lâches. Il ne pouvait pas en être autrement avant l'ère des
machines à calculer. L'analyse numérique n'a pu se développer sérieusement qu'avec les ordinateurs 22. Auparavant, il
n'était pas possible de résoudre effectivement les équations
de la physique mathématique sauf dans des cas trop particuliers pour constituer autre chose que des illustrations. La
science s'efforçait de découvrir les lois fondamentales,
d'idéaliser et d'illustrer les phénomènes de la nature. La technique s'en inspirait ou l'inspirait, mais restait largement affaire d'intuition, d'expérience et de savoir-faire autonomes.
La science n'a commencé à envahir l'économie, au sens
moderne du terme, que pendant le premier vingtième
siècle - j'appelle ainsi la période qui va jusqu'à la seconde
guerre mondiale -, avec l'apogée de la mécanique (notamment le début de l'aviation), l'avènement de l'électricité
industrielle, l'utilisation des ondes électromagnétiques,
l'expansion et la diversification de la chimie, des industries
pharmaceutiques 23,etc. Les liens entre sciences et technique
ne cessaient de se resserrer, mais la limitation des possibilités
de calcul maintenait encore une distance infranchissable entre
les deux types de savoir ou de connaissances. Dans le même
temps, de nouveaux monuments théoriques ont émergé,
certains comparables par leur ampleur à la mécanique newtonienne. Citons quelques jalons : la théorie de la relativité
(restreinte puis générale) et l'effet photoélectrique
(Albert Einstein) ; la mécanique ondulatoire puis la mécanique quantique (Max Planck, Louis de Broglie, Max Bom,
Wemer Heisenberg, etc.) ; la physique statistique (dont l'origine remonte à Ludwig Boltzmann, à la fin du xixe siècle).
Des savants de plus en plus nombreux ont entrepris de dévoiler la structure intime de la matière, au niveau de l'atome puis
de son noyau. Les circonstances de la lutte contre le nazisme
aidant, ils apprirent à domestiquer l'énergie nucléaire et, pour
188
le meilleur ou pour le pire, mirent au point la bombe atomique 24. L'armethermonucléaire n'aurait pas pu exister sans
les capacités offertes par les premiers calculateurs électroniques.
Dans le second vingtième siècle (depuis la deuxième guerre mondiale jusqu'à nos jours), l'électronique a envahi le
monde. On la trouve désormais partout : à la maison, dans les
laboratoires, dans les voitures, les avions, les fusées ou les
navettes spatiales. L'ordinateur a finalement aboli la distinction entre sciences « pures » ou « fondamentales » d'une
part, « appliquées » de l'autre, en repoussant de plus en plus
loin les barrières qui jusqu'alors avaient étroitement confiné
le traitement de l'information. Les modèles sont désormais
omniprésents 25.La poussée vers l'infiniment petit se prolonge avec la physique des particules, mettant en oeuvre des
moyens de plus en plus colossaux (cyclotrons, synchrotrons,
etc.). Comme tout se tient, la physique de l'infiniment petit
permet d'étendre d'une manière insoupçonnée la compréhension de l'infiniment grand. Les astrophysiciens ont succédé
aux astronomes. Ils entrevoient un Univers dont l'immensité
défie l'entendement, mais qui est pourtant borné, et qui a un
commencement et une fin, à moins qu'il ne respire au rythme
de va-et-vient cyclopéens.
En se mariant avec la physique, la chimie refondée (théories de la liaison chimique, des mécanismes réactionnels,
etc.) est entrée à son tour dans le royaume des mathématiques
et des ordinateurs. Les matériaux nouveaux prolifèrent. En
investissant la biologie, la chimie a permis de décrypter les
mécanismes élémentaires de la vie. La découverte de la
double hélice et du code génétique (Crick et Watson, 1953) a
bouleversé les sciences de la vie. Les fabuleux développements de la biochimie et de la biologie cellulaire et moléculaire, le génie génétique, ouvrent d'insondables perspectives
dans tous les domaines liés au vivant et aux activités qui en
découlent, comme la médecine et les industries pharmaceutiques, ou les industries agro-alimentaires.
Plus d'un prix Nobel a conquis ses titres de gloire dans des
laboratoires industriels. La science est désormais omniprésente dans la vie matérielle et les innovations se succèdent à
189
un rythme accéléré. Les universités n'ont plus le monopole
de la connaissance noble. Elles doivent s'associer avec les
entreprises, pour la recherche comme pour l'éducation. La
Recherche, autrefois luxe des pays riches, est devenue un facteur de production. On rapporte le pourcentage de leur produit national que les pays consacrent à la « RechercheDéveloppement », à leur taux de croissance future. La formation des hommes est conçue comme un processus continu, car
quiconque s'arrête d'apprendre devient un chômeur potentiel.
Le travail humain change déjà de nature. Il deviendra plus
divers, moins contraignant, moins pénible. Le couple désormais inséparable de la science et de la technologie transforme
les conditions de la prospérité et de la puissance. Les arts euxmêmes en sont marqués. Le « septième art » lui doit son existence. L'architecture a été renouvelée par des formes et des
matériaux qui, naguère encore, eussent été, sinon inconcevables (on pense évidemment à certaines des anticipations de
Léonard de Vinci), du moins irréalisables. De nouvelles voies
sont ouvertes à la musique.
Jusqu'à la Révolution industrielle, les sources d'énergie
exploitables étaient fort restreintes : pour l'essentiel, l'énergie animale, c'est-à-dire de l'énergie solaire 26 transformée
par le métabolisme, puis stockée dans des organismes vivants
capables de la restituer en partie selon les besoins des
hommes ; marginalement, l'énergie libérée dans certains processus mécaniques courants dans la nature (moulins à eau ou
à vent par exemple) 27. En Chine, au Vietnam et dans bien
d'autres pays sous-développés ou en voie de développement,
on peut encore observer dans les champs des paysans qui guident un rudimentaire soc en bois, tiré par un boeuf, selon une
pratique ancestrale. À partir de la fin du XVIIIesiècle, l'homme a appris à transformer en énergie mécanique utilisable
celle emmagasinée pendant les temps géologiques dans les
combustibles fossiles, le charbon d'abord et, plus tard, le gaz
naturel et le pétrole.
La découverte de l'énergie nucléaire est une étape absolument capitale dans l'histoire de l'humanité. Des quatre forces
fondamentales que les physiciens ont identifiées - la gravitation, la force électromagnétique, les interactions nucléaires
190
forte et faible -, la première et la dernière sont a priori impropres à l'activité économique. Sous des formes diverses, la
deuxième est utilisée depuis l'aube de l'humanité.
Découverte majeure du xxe siècle, la troisième qui est, en réalité, la source principale de la seconde, commence à peine à
pénétrer directement la vie matérielle. On peut dire que son
utilisation en est encore à ses balbutiements. Beaucoup de
problèmes restent à résoudre, par exemple pour réaliser dans
des conditions rentables la fusion thermonucléaire contrôlée,
pour stocker les déchets ultimes sans exposer les générations
futures à des risques mal cernés, ou encore pour interdire la
prolifération des armements nucléaires 28. Mais il est hautement probable que ces problèmes seront résolus dans les
décennies à venir et que la part de l'énergie nucléaire deviendra prépondérante dans le courant du siècle prochain. Le
grand débat ouvert à ce sujet après la crise du pétrole en 1973
est provisoirement retombé, car de nombreux pays ont choisi
de reporter la question. La crise économique, la réduction des
consommations spécifiques d'énergie 29 en conséquence du
premier quadruplement du prix du pétrole, le maintien de
perspectives satisfaisantes pour les réserves de combustibles
fossiles en dépit des circonstances alarmistes des années
soixante-dix ont permis de reporter les échéances. Le drame
de Tchernobyl, qui a révélé le danger de certaines techniques
quand elles sont entre les mains d'organisations inadaptées au
sein d'une société fragile, a cependant confirmé la pertinence
des comportements de prudence. La gestion du parc de centrales nucléaires hérité des anciens pays communistes de
l'Europe de l'Est constitue l'une des préoccupations majeures
de la fin du siècle. Mais à quelques années ou même quelques
décennies près, l'heure de l'énergie nucléaire sonnera.
La véritable mutation, caractéristique du second vingtième siècle, est celle des technologies de l'information, la télématique, fruit du mariage entre l'ordinateur et les télécommunications. En trois décennies, on est passé du calculateur
électronique à base de transistors aux ordinateurs composés
de minuscules circuits intégrés. Un nouveau système technique s'est mis en place 30. Notre univers pratique s'en est
trouvé bouleversé, beaucoup plus profondément qu'autrefois
.
191
.
.
après l'avènement de la machine à vapeur. Toutes les activités humaines sont touchées : la science et la technologie ellesmêmes ; l'économie et la vie domestique ; la sphère militaire.
L'énergie et l'information entretiennent des liens profonds. Obtenir de l'information, c'est comme acquérir de
l'énergie de qualité supérieure, de la « néguentropie ». C'est
remplacer du désordre par de l'ordre. Dans tout domaine, disposer de l'information, c'est aller plus sûrement et plus directement au but, et par conséquent économiser de l'énergie.
Cela vaut pour le chimiste qui modélise une nouvelle molécule, pour l'ingénieur qui optimise une structure obéissant à
des spécifications données, pour le géologue à la recherche
de nouveaux gisements, pour le militaire chargé de détruire
une cible assignée, pour le policier ou le douanier face à la
contrebande ou à l'immigration clandestine.
L'énergie plus abondante et potentiellement illimitée, la
capacité croissante d'acquérir, de stocker, de transmettre et de
traiter l'information, en particulier de calculer, telles sont nos
perspectives à l'aube du xxie siècle. La nouvelle Révolution
industrielle a déjà engendré des grappes d'innovations, certes
pas toutes aussi spectaculaires que la conquête de la Lune,
mais qui soumettent la vie économique à des chocs incessants, agitent sans relâche l'environnement de notre vie et
nous font perdre nos points de repère. Le développement économique est plus conforme à la vision de Schumpeter 31qu'à
l'idée d'expansion « équilibrée », à la base des modèles en
vogue dans les années soixante, comme si la croissance
consistait en l'augmentation indéfinie, dans des proportions
fixes, des quantités produites de biens et de services
immuables
dans
leur nature
32.
Malgré tous les changements déjà enregistrés, nous ne faisons sans doute encore qu'entrevoir les conséquences de cette
nouvelle Révolution industrielle 33. Les relations internationales sont déjà profondément affectées par l'impact de la
télématique. Ainsi, la mobilité désormais quasi parfaite des
capitaux financiers paralyse les anciennes politiques de régulation macro-économiques 34. A présent, ce sont moins les
États qui contrôlent les marchés financiers que les marchés
192
.
financiers qui surveillent les États. Aujourd'hui l'« effet
CNN », demain sans doute l'effet « Internet », envahissent
l'espace politique. La question du gouvernement 35des sociétés humaines se trouve renouvelée, car les États sont pris en
tenaille entre des influences extérieures de plus en plus
contraignantes et l'augmentation des marges d'autonomie
intérieures (entreprises, associations, collectivités locales ou
régionales, réseaux légaux ou illégaux, etc.). Les deux phénomènes conjuguent leurs effets. On s'interroge sur l'avenir
des démocraties 36 mais aussi sur celui des régimes autoritaires qui ne sont pas moins pris dans les tourbillons. La
démultiplication des moyens de communication et de transport - l'un des aspects les plus importants de la nouvelle
Révolution industrielle - favorise le brassage des populations évoqué plus haut dans ce chapitre, avec des conséquences de tous ordres, largement imprévisibles. La nécessité d'une certaine régulation des flux humains est de plus en
plus ressentie, mais se heurte dans les pays démocratiques à
des principes fortement ancrés, comme le droit d'asile.
D'une manière plus générale, la nouvelle Révolution
industrielle soulève d'immenses problèmes éthiques et politiques. Déjà, explique François Jacob « nous nous trouvons
souvent devant des maladies que nous pouvons prévoir mais
non soigner. Nous en sommes venus à repérer, chez un foetus
ou un bébé ou un enfant, la menace, pour sa vie d'adulte, de
maladies que nous ne savons ni éviter, ni traiter. » Et d'ajouter : « D'ici vingt ou trente ans, nous serons en mesure de prévoir les risques que fait courir à chacun sa constitution génétique. Que sera la vie, que sera la médecine quand il deviendra possible, au seuil d'une existence, de prévoir les menaces
qui pèsent sur elle de l'intérieur ? Il est difficile encore de
l'évaluer. Plus encore qu'aujourd'hui éclatera la diversité
biologique des individus. Diversité dont il faut rappeler
qu'elle est à la source des processus du vivant, à la source de
l'évolution. » Sur quoi débouchera le génie génétique ? Dans
un autre domaine, à quoi aboutira la possibilité de bâtir des
fichiers susceptibles d'enregistrer les traces que nous laissons
derrière nous, dans les moindres actes de notre vie ?
Dans l'ordre militaire, les armements deviennent plus pré193
cis et efficaces, mais la course entre l'épée et le bouclier se
poursuit, la science pouvant a priori servir l'une et l'autre. Ce
qui est nouveau, c'est que les mêmes techniques favorisent
également l'émergence de méthodes - certes encore imparfaites - pour réaliser et contrôler la limitation des
armements et le désarmement, en vue d'arrangements de
sécurité au niveau régional ou à l'échelle mondiale. Le
second vingtième siècle aura vu de très significatives avancées dans cette direction, avec les accords américano-soviétiques de maîtrise des armements, le traité de non-prolifération nucléaire, l'accord sur la réduction des forces conventionnelles en Europe, et plus généralement ce qu'on appelle
les « mesures de confiance ».
Reste que, dans tous ces domaines, les risques et les
contre-mesures pourraient bien ne pas se révéler en phase. On
s'inquiète à l'idée d'une société internationale émiettée, où
des groupes armés échappant au contrôle des États ou des
organisations internationales, sortes de hordes barbares des
temps futurs, pourraient semer la terreur et le malheur avec la
menace ou l'usage de moyens de destruction chimiques, bactériologiques ou nucléaires. L'extension des réseaux de la
drogue ou du crime, l'apparition de sectes plus ou moins diaboliques et puissantes, constituent des dangers encore diffus
mais
réels
37.
On imagine difficilement, aujourd'hui, un Emest Renan
affichant le bel optimisme de L'Avenir de la science, cet
étrange et célèbre essai rédigé en 1849 par un jeune homme
de 26 ans, et publié seulement en 1890 par un savant au
comble de la gloire qui constatait n'avoir pas changé de point
de vue. Pour autant, il ne faut pas désespérer de la science et
de la technologie au moment où leur union triomphe. Cette
union comporte certes les dangers de tous les sauts dans l'inconnu. Mais c'est elle qui va permettre à l'homme, dont c'est
la vocation, non seulement de toujours mieux connaître la
nature, mais de la domestiquer. C'est elle qui ouvre les perspectives d'un progrès matériel au bénéfice de tous, et pas seulement d'une minorité. C'est elle qui donnera aux unités politiques futures les moyens d'organiser leur sécurité individuelle et collective. La condition humaine se trouve boule194
versée par une métamorphose qui entraîne l'effacement quasi
instantané de tous nos repères tangibles, de nos lieux de
mémoire physiques. Il ne faut pas s'en lamenter, mais y voir
la chance, et la nécessité, d'aller à la recherche de nos vrais
invariants là où nous aurions dû savoir qu'ils se sont toujours
situés, dans le monde de l'esprit, cette noosphère dont parlait
Teilhard de Chardin. Le xxle siècle devra porter la marque du
retour à la spiritualité, après une longue parenthèse dominée
par un positivisme naïf et qui s'achève dans la confusion et
dans l'angoisse. À cette condition, l'aventure prométhéenne
aura un avenir.
NOTES
Notes
du chapitre
I
1. Je me référerai souvent, dans ce livre, à la légalité ou à la légitimité d'une institution, d'une autorité ou d'une action. La légalité
procède de la conformité à la loi, dans le cadre du système légal en
vigueur. La légitimité se rapporte au sentiment d'adhésion des
populations concernées. Cette importante distinction a clairement
émergé dans la philosophie politique du Moyen Âge, mais on en
trouve l'essence chez des auteurs comme Aristote ou saint
Augustin. Par exemple, l'assassinat d'un tyran est toujours illégal,
mais peut être légitime.
Dans son allocution radiotélévisée du 29 janvier 1960, en pleine
insurrection d'Algérie, le général de Gaulle s'adressa « à la
France » en ces termes : « En vertu du mandat que le peuple m'a
donné et de la légitimité nationale que j'incarne depuis vingt ans, je
demande à tous et à toutes de me soutenir, quoi qu'il arrive. » Le
mandat, c'était la légalité. Quant à sa légitimité, le Général l'ancrait
dans l'appel du 18 juin 1940.
2. « Que l'Europe ait réussi à émerger du chaos pour retrouver
l'équilibre est à porter avant tout au crédit de deux grands hommes :
Castlereagh, ministre des Affaires étrangères anglais, artisan de la
négociation, et Mettemich, son homologue autrichien, qui la revêt
du sceau de la légitimité. » Les Français ajouteraient certainement
le nom de Talleyrand. Voir H. Kissinger, Le Chemin de la paix,
Denoël, 1964 (1972 pour l'édition française).
Voir aussi : A. W. DePorte, Europe between the Superpowers,
The enduring Balance, Yale University Press, 1979.
3. Les historiens considèrent cependant que le concert européen
a cessé de fonctionner après le départ de Bismarck (1890). Mais les
conséquences explosives n'ont pas été immédiates.
4. H. Kissinger, op. cit., p. 17.
197
_
.
5. Exercer la souveraineté, c'est être la source des décisions
auxquelles on se soumet. C'est un attribut qui appartient à une autorité qui n'en a aucune autre au-dessus d'elle. La souveraineté absolue a été reconnue aux États occidentaux après les traités de
Westphalie (1648). En pratique, les rapports interétatiques sont fondés sur la souveraineté relative : il existe un droit international
supérieur au droit interne et donc limitant les pouvoirs de l'État,
étant entendu que toute limitation de la souveraineté doit être
acceptée par les États concernés. Voir le commentaire de l'article 2,
paragraphe 1 de la Charte des Nations unies dans : J.-P. Cot et A.
Pellet (éditeurs), La Charte des Nations unies, Économica et
Bruylant (Ire éd. 1985, 2e éd. revue et augmentée 1991 ).
6. L'expression est d'Yves Lacoste. Voir l'introduction de son
Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 1993.
7. Sur les origines de la première guerre mondiale, voir notamment les contributions de Raymond Poidevin et de Jean-Jacques
Becker dans : Crises et Guerres au XXesiècle : analogies et différences, sous la direction de D. Moïsi, coll. « Travaux et recherches
de l'Ifri », Économica, 1981. Cet ouvrage contient également une
importante bibliographie.
8. La tradition isolationniste des États-Unis remonte à l'origine
de leur histoire. (Voir la Farewell address de George Washington en
1796.)
9. Le Council on Foreign Relations de New York, et le Royal
Institute for International Affairs de Londres, ont été créés en 1919.
10. J.-B. Duroselle, Histoire diplomatique de 1919 à nos jours,
1 l édition, Dalloz, p. 57 sqq. On a toujours intérêt à consulter cet
ouvrage de référence. Pour la période postérieure à la seconde guerre mondiale, voir également les éditions successives du manuel de
Maurice Vaïsse, Les Relations internationales depuis 1945,
A. Colin (Ire éd. 1990).
11. L'idée de sécurité collective est ancienne. On rappellera par
exemple les deux « projets de paix perpétuelle » élaborés au xvme
siècle : celui de l'abbé de Saint-Pierre, publié en 1713, que
Rousseau a contribué à faire connaître ; et celui de Kant, publié en
1795, le premier des écrits de l'illustre philosophe qui fut traduit en
langue française.
12. À la fin des années vingt, tout un courant d'idées se développa en Europe tendant à la création d'« États-Unis d'Europe ». Le
5 septembre 1929, Aristide Briand présenta devant l'Assemblée de
la SDN le projet ambitieux mais vague d'une fédération européenne, qui fut précisé l'année suivante dans un mémorandum rédigé
par Alexis Léger. Cf. chap. V.
13. Cet ouvrage a été réédité en 1995 par les Éditions de
198
l'Arsenal, avec une préface de Jacques Laurent et une postface de
Jacques Rupnik.
14. Titre d'un recueil d'articles publié par Charles Maurras en
1928.
15. Voici l'article 10 du pacte de la SDN : « Les membres de la
Société s'engagent à respecter et à maintenir contre toute agression
extérieure l'intégrité territoriale et l'indépendance politique présente de tous les membres de la Société. En cas d'agression, de menace ou de danger d'agression, le Conseil avise aux moyens d'assurer
l'exécution de cette obligation. » L'article 4 du traité de
l'Atlantique Nord (4 avril 1949) stipule que « les parties se consulteront chaque fois que, de l'avis de l'une d'entre elles, l'intégrité
territoriale, l'indépendance politique ou la sécurité de l'une des parties sera menacée ». Voici le texte de l'article 5 : « Les parties
conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre
elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée
comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'elles, dans l'exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l'article 51 de la Charte des
Nations unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en
prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'il jugera nécessaire, y compris l'emploi de la
force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de
l'Atlantique Nord. Toute attaque armée de cette nature et toute
mesure prise en conséquence seront immédiatement portées à la
connaissance du Conseil de sécurité. Ces mesures prendront fin
quand le Conseil de sécurité aura pris les mesures nécessaires pour
rétablir et maintenir la paix et la sécurité internationales. » Cet
article 5 se réfère à l'article 51 de la Charte des Nations unies :
« Aucune des dispositions de la présente Charte ne porte atteinte au
droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le
cas où un membre des Nations unies est l'objet d'une agression
armée, jusqu'à ce que le Conseil de sécurité ait pris les moyens
nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les
mesures prises par les membres dans l'exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du
Conseil de sécurité et n'affectent en rien le pouvoir et le devoir qu'a
le Conseil, en vertu de la présente Charte, d'agir à tout moment de
la manière qu'il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et
la sécurité internationales. »
16. J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 94-95.
17. Ibid., pp. 68-69. Voir également le point de vue des
Soviétiques dans le tome III de l 'Histoire de la diplomatie, publié
199
'
sous la direction de V. Potiemkine, Librairie de Médicis, Paris,
1947.
18. J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 248-252 et V. Potiemkine, op.
cit.
19. Voir par exemple J.-B. Duroselle, op. cit, pp. 147 à 153.
20. C'est en décembre 1922 que les Républiques soviétiques
constituèrent une « Union des Républiques socialistes soviétiques », l'URSS.
21. J.-B. Duroselle, op. cit., p. 78 et p. 108.
22. J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 162-168. En fait, le réarmement
de l'Allemagne avait commencé sous la République de Weimar. Cf.
la thèse de G. Castellan, Le Réarmement clandestin du Reich, Paris,
Plon, 1954.
23. Voir l'admirable livre de François Furet, Le Passé d'une
illusion. Essai sur l'idée communiste au XXesiècle, Robert Laffont,
Calmann-Lévy, 1995.
24. Après l'occupation de Prague, l'Angleterre a pris conscience
des illusions de la politique d'appeasement.
25. Voir la contribution de J.-B. Duroselle dans : Crises et
Guerres au xxe siècle : analogies et différences, op. cit. Voir également dans le même ouvrage celle de R. Girault sur « La crise économique et les origines de la seconde guerre mondiale ».
Notes
.
.
du chapitre
II
1. Pour des raisons très particulières, le Saint-Siège et la Suisse
n'ont qu'un statut d'observateur. Pour une introduction à l'ONU,
voir A. Lewin, L'ONU, pour quoi faire ? Gallimard, 1995. Pour une
analyse approfondie, article par article, de la Charte, voir J.-P. Cot
et A. Pellet (éd.), La Charte des Nations unies, Economica et
Bruylant (ivreéd. 1985, 2e éd. revue et augmentée 1991 ).
2. Les États-Unis, l'URSS, la Grande-Bretagne, la France et la
Chine. (Cf. ci-après chap. III. Pour le cas de la France, cf chap. III,
note 21.)
3. Le jeu du Conseil de sécurité et du droit de veto a cependant
contribué à la « bipolarisation » pendant la guerre froide. Voir plus
loin.
4. Voir, dans le même ordre d'idées, les thèses de G. Ladreit de
Lacharrière, La Politique juridique extérieure, coll. « Travaux et
recherches de l'Ifri », Economica, 1983.
5. J'emploie le verbe démultiplier dans le même sens que les
stratèges parlent de multiplicateurs de forces. Par exemple, le moral
des troupes est un multiplicateur de la force résultant de leur entraî200
nement et de leurs équipements ; il permet d'en obtenir des effets
plus grands.
6. Cf. J.-B. Duroselle, Histoire diplomatique, op. cit., pp. 419429.
7. Chapitre intitulé : « Action en cas de menace contre la paix,
de rupture de la paix et d'acte d'agression. »
8. L'Autriche, qui ne s'intéressait qu'à la Croatie et à la
Slovénie, et surtout à la première, ainsi que le Saint-Siège, dont l'attention se trouvait concentrée sur les catholiques croates, ont poussé dans le même sens que l'Allemagne.
9. Cf. chap. V.
10. Samuel Huntington, « The Clash of Civilizations », Foreign
Affairs, été 1993, vol. LXXII, n° 3. Également Foreign Affairs,
automne 1993, vol. LXXII, n° 4 et Commentaire, été 1994, n° 66.
11. Francis Fukuyama, « The End of History », National
Interest, été 1989.
12. Voir par exemple les contributions de Robert Bartley, Chan
Heng Chee, Samuel Huntington et Shijuro Ogata dans Democracy
and Capitalism, publié par l'Institute of SoutheastAsian Studies de
Singapour, 1993.
13. La Déclaration d'indépendance américaine (1776) et la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (1789) procèdent
toutes les deux de la philosophie des Lumières.
14. Pour une excellente mise en ordre de la notion de totalitarisme, voir C. Polin, Le Totalitarisme, PUF, col]. « Que sais-je ? »
n° 2041, 3e éd, 1994.
15. Je ne traiterai pas ici la question complexe du rapport entre
État et Nation. Il suffira de rappeler que, dans le cas de la France,
les deux notions sont intimement imbriquées. Voir ci-après note 17,
ainsi que le chap. V, « Des nations et autres horizons », p. 96 sqq.
16. Je fais allusion, non pas à Tintin, mais à un célèbre canular
de l'Action française qui, dans les années vingt, avait réussi à faire
signer par une majorité de députés une motion en faveur de l'indépendance de la Poldévie. Si les signataires avaient pris le temps de
consulter un atlas, ils auraient constaté que le « peuple poldève »,
dont ils condamnaient vigoureusement l'oppression, n'existait pas !
17. Les élections présidentielles de 1988 avaient réactivé le
débat sur la Corse, à laquelle, déjà, avait été accordé un statut particulier en 1982. Afin de désarmer les revendications nationalistes,
Pierre Joxe, ministre de l'Intérieur, élabora un projet de loi définissant un nouveau statut octroyant davantage d'autonomie à l'île. Son
article premier stipulait : « La République française garantit à la
communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple
corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de
son identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et
2011
sociaux spécifiques. » Il déclencha une salve de critiques de la part
de l'opposition et déchira la gauche. Le projet de loi fut adopté par
l'Assemblée nationale en novembre 1990 mais, le 9 mai 1991, le
Conseil constitutionnel jugea la référence au peuple corse « contraire à la Constitution, laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race
ou de religion ». Il refusa de valider l'article premier. La formule
« le peuple corse composante du peuple français » était de Gaston
Defferre. Elle figurait dans l'exposé des motifs du statut de l'île de
1982.
La conception française de la nation exclut tout fondement
ethno-culturel. Traduite sur le plan international, elle a parfois mis
notre pays en porte à faux. Ainsi la Convention européenne des
droits de l'homme, élaborée dans le cadre du Conseil de l'Europe,
signée par Robert Schuman le 4 novembre 1950, entrée en vigueur
le 3 septembre 1953, ne fut-elle ratifiée par la France qu'en
mai 1974. Ce n'est qu'en juin 1981 que le gouvernement leva sa
réserve sur le protocole numéro deux, prévoyant le recours individuel devant les instances européennes. Les réticences de la France
étaient notamment liées à la question religieuse et à la liberté d'enseignement. Nous ne sommes là pas très loin du droit des minorités. À la suite de la révolution de 1989-1990, la Convention européenne des droits de l'homme a été complétée par une « convention-cadre sur les minorités nationales ». Le texte ne définit pas
rigoureusement ces « minorités nationales » auxquelles il assure
cependant un certain nombre de droits, notamment dans les
domaines culturels et linguistiques, et interdit toute assimilation
forcée. La France n'a pas signé ce texte. En 1992, s'appuyant sur
l'édit de Villers-Cotterêts de 1539 imposant l'usage du français
dans tout acte officiel, la France a refusé de signer la charte européenne sur la protection des langues régionales. Ainsi la France
estime-t-elle que les droits de l'homme doivent être garantis individuellement, et non pas collectivement. Nos leaders d'opinion, qui
ne manquent pas une occasion d'invoquer le droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes, doivent savoir que la tradition française ne
va pas dans cette direction. Napoléon III pouvait pratiquer sans trop
d'inconvénients sa politique des nationalités parce qu'à l'époque le
droit international était rudimentaire. Pour Richelieu, il était tout
naturel de lutter contre les protestants de l'intérieur et, pour des raisons symétriques, de les soutenir à l'extérieur. De nos jours, nous
sommes pris dans des réseaux politiques de plus en plus complexes.
La diplomatie est de plus en plus multilatérale. Elle se déroule largement sous le regard des opinions publiques, qui rejettent les jeux
cyniques. Alors que s'ouvre la perspective de l'élargissement de
l'Union européenne avec l'incorporation des problèmes de minori202
tés d'au moins une partie du continent, et que les communautés islamiques cherchent à se faire reconnaître des droits collectifs, nous
devrons veiller attentivement à assurer la cohérence entre le passé
dont nous avons hérité et l'avenir que nous prétendons construire.
18. Voir G. Ladreit de Lacharrière, op. cit.
19. L'offensive de l'été 1995 a sans doute été préparée avec le
concours discret mais efficace des États-Unis et de l'Allemagne.
20. Voir chap. II, notes 15 et 17.
21 Le projet de « Pacte de stabilité » a été lancé par Édouard
Balladur, alors Premier ministre, le 15 avril 1993 lors de sa déclaration de politique générale au Sénat. Le Conseil européen de
Copenhague (22 juin 1993) en a fait une action commune de la
« politique étrangère et de sécurité commune » de l'Union. Celui de
Bruxelles (10-11 décembre 1993) en a précisé les termes et a décidé la création de deux tables rondes régionales, l'une sur la région
baltique, l'autre sur les pays d'Europe centrale et orientale. Il s'agit
d'un exercice de diplomatie préventive, destiné - dans la perspective de l'élargissement de l'Union - à encourager les candidats à
l'adhésion à surmonter leurs différends, liés notamment à des problèmes de frontières ou de minorités. L'objectif est l'instauration
d'une paix durable sur le continent européen par la création d'un
réseau d'accords bilatéraux de bon voisinage. Le Pacte s'adresse à
la Pologne, à la Hongrie, à la République tchèque, à la Slovaquie, à
la Bulgarie, à la Roumanie, aux pays Baltes et aux pays voisins
(Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Slovénie et Albanie). La conférence inaugurale réunie par l'Union européenne s'est tenue à Paris
les 26-27 mai 1994 avec la participation des États membres de
l'Union et des États en cours de négociation, des États-Unis et du
Canada, de la Russie et de la Suisse, et la présence, comme observateurs, des pays membres de la CSCE. Le Pacte de stabilité a été
adopté par 52 pays membres de la CSCE, renommée OSCE, lors de
la conférence finale des 20-21 mars 1995. Il inclut une centaine de
traités et d'accords de bon voisinage, signés pour la plupart antérieurement, entre des États européens. Le plus récent est le traité de
bon voisinage et de coopération conclu entre la Hongrie et la
Slovaquie le 19 mars 1995. Le suivi de la mise en oeuvre du Pacte
est confié à l'OSCE, qui en est dépositaire. Le Pacte de stabilité en
Europe a créé une indéniable dynamique de négociations.
22. Cf. chap. 111.
23. Cf. chap. IV.
24. Je reprends ici le concept allemand de Sozialmarktwirtschaft, qui me paraît mieux correspondre à la réalité européenne de la fin du siècle que le simple qualificatif d'économie de marché plus fréquemment employé.
25. On pourrait cependant considérer le célèbre ouvrage de John
203
\
'
.
Maynard Keynes, The Economic Consequences of the Peace
(publié en novembre 1919) comme une anticipation de ce point
essentiel.
1
26. Cf. chap. V.
27. Traité de bon voisinage conclu avec la Russie le 9 novembre
1990 ; traité frontalier germano-polonais confirmant le tracé existant (ligne Oder-Neisse) le 14 novembre 1990 ; traité de coopération et d'association germano-bulgare le 9 octobre 1991 ; traité de
coopération et d'association germano-hongrois, le 6 février 1992 ;
traité avec la République tchécoslovaque soulignant l'absence de
revendications territoriales de part et d'autre, le 27 février 1992 ;
traité de coopération et d'association germano-roumain, le
21 avril 1992.
28. Voir à ce sujet T. Garton-Ash, In Europe's Name, Random
House, 1993 (Au nom de l'Europe. L'Allemagne dans un continent
divisé, trad. française, Gallimard, 1995).
29. La Finlande, l'Autriche et la Suède ont rejoint l'Union en
1994. La Norvège a, une nouvelle fois, rejeté l'adhésion.
30. Il faut souligner, à cet égard, l'importance de l'émergence
du droit européen.
31. Le lecteur pourra par exemple se reporter aux livraisons successives du rapport RAMSES publié par l'Ifri (Dunod), pour suivre
ces questions.
32. La perspective de ce livre étant essentiellement politique
(voir cependant le dernier chapitre), je n'approfondirai pas cet
aspect des choses, sur lequel j'ai beaucoup écrit par ailleurs, notamment dans certains chapitres de Que Faire ? Les grandes
manoeuvresdu monde, La Manufacture, 1990.
33. Cf. chap. VIII.
34. Sur le rôle du pétrole dans la politique internationale au
xxe siècle, voir D. Yergin, Prize, New York, Simon and Schuster,
1991. Traduction française, Les Hommes du pétrole - Les fondateurs, 1859-1945, Stock, 1991.
35. On sait que cette question de la responsabilité collective de
l'Europe, et même celle de l'Allemagne, fait toujours l'objet d'intenses controverses.
36. Dans son livre Du miracle en économie, Odile Jacob, 1995,
Alain Peyrefitte oppose développement et non-développement, et
affirme à juste titre que « ce n'est pas le sous-développement qu'il
faut expliquer, mais le développement ».
37. Titre d'un livre célèbre publié par Frantz Fanon en 1961.
38. Les membres permanents du Conseil de sécurité, dotés du
droit de veto, jouent à certains égards le rôle d'un « directoire » planétaire. Dans le dernier quart du siècle, une autre structure de leadership s'est progressivement constituée. Elle est née du besoin de
204
concertation face à la décomposition du système de Bretton Woods
et au choc pétrolier de la fin 1973. En août 1975, lors de la réunion
de la CSCE à Helsinki, le Président Giscard d'Estaing lança l'idée
d'un sommet monétaire des cinq principales puissances économiques (États-Unis, Japon, RFA, France, Royaume-Uni) auxquelles
l'Italie demanda à se joindre. La conférence, dont l'agenda s'était
élargi aux grands problèmes économiques, se tint à Rambouillet du
15 au 17 novembre 1975. Elle apparut à l'époque comme un effort
de réflexion concerté sur un « nouvel ordre économique mondial ».
Dès lors, l'habitude fut prise de se réunir tous les ans avec la participation du Canada (d'où l'appellation de « G7 ») et en présence du
président de la Commission européenne à partir de 1976. Peu à peu,
on se mit à aborder les grandes questions politiques de l'actualité.
En 1978, à Williamsburg, alors que la controverse sur les euromissiles battait son plein, le G7 adopta une déclaration sur la sécurité
et l'équilibre des forces entre l'Est et l'Ouest, reconnaissant la
« globalité de la sécurité de l'Occident. En 1991, sur l'insistance
de Margaret Thatcher, Mikhaïl Gorbatchev fut invité en marge du
G7 à Londres. Boris Eltsine occupa un strapontin à Munich en 1992
(à la suggestion du président Bush et malgré les réticences des
autres chefs d'État ou de gouvernement), puis à Tokyo en 1993,
pour plaider en faveur d'une aide financière à son pays. En juillet
1994, à Naples, la Russie fut invitée à participer aux discussions
portant sur les aspects politiques et certains problèmes généraux. A
Halifax, en 1995, elle fut signataire de la déclaration politique
consacrant l'avènement du « G8 ».
Parallèlement au Conseil de sécurité, on voit donc s'esquisser
un nouveau « directoire » très informel, sans statuts ni règles précises, dont l'utilité et naturellement la composition (à titre indicatif,
la part du G7 dans la production mondiale devrait passer de 50 %
en 1970 à 30 % environ en 2020) font régulièrement l'objet de
controverses.
Voir G. de Mesnil, Les sommets économiques, coll. « Enjeux
internationaux », Ifri/Économica, 1983 ; et R. D. Putnam and
N. Bayne, Hanging together - The Seven-Power Summits,
RIIA/Heinemann, Londres, 1984
39. Voir C. Millon-Delsol, Le Principe de subsidiarité, PUF,
coll. « Que sais-je ? » n° 2793, 1993.
Notes
du chapitre
III
1. La bibliographie sur les origines de la guerre froide est considérable. Voir les ouvrages cités par P. Mélandri dans Crises et
205
'
,
Guerres au XXesiècle : analogies et différence, op. cit., en particulier A. Fontaine, Histoire de la guerre froide, Fayard, 1965-1967,
2 vol., et D. Yergin, Shattered Peace, Boston, Houghton Miftlein,
1977 (traduction, La Paix saccagée, Paris, Balland-France Adel,
1980).
2. Jean Laloy, Yalta, R. Laffont, 1988, pp. 19-20.
3. J.-B. Duroselle, Histoire diplomatique, op. cit., p. 370.
'
4. C'était le troisième partage de la Pologne.
5. J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 44-46.
/
6. Jean Laloy, op. cit., p. 29.
7. Staline avait installé dès 1943 les principaux éléments de la
future « démocratie populaire » polonaise : parti communiste clandestin en Pologne, embryon de gouvernement et d'armée polonaise
en URSS.
8. Jean Laloy, op. cit., p. 43.
9. Cité par J. Rupnik, L'Autre Europe, crise et fin du communisme, Odile Jacob, 1988, p. 94.
10. Jean Laloy, op. cit., pp. 77-80.
11. J.-B. Duroselle, op. cit., p. 399.
12. Jean Laloy, op. cit., pp. 121-122.
13. Ibid., pp. 58-59.
14. M. Djilas, Conversations avec Staline, Gallimard, 1962.
15. La Bessarabie, dont les deux tiers des habitants étaient de
langue roumaine, s'était séparée de la Russie en 1917, et avait été
rattachée à la Roumanie en 1919. Les Soviétiques n'avaient jamais
accepté cette séparation. La Bukovine avait été cédée par l'Autriche
à la Roumanie après la première guerre mondiale. Staline voulut
l'annexer tout entière, en même temps que les États baltes, en juin
1940. En raison de la protestation des Allemands, il se « contenta »
de la Bukovine du Nord, culturellement liée à l'Ukraine. Le 2 août
1940 fut constituée une République socialiste soviétique de
Moldavie (J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 282-283).
16. En Hongrie, le régime Horthy avait adopté une attitude proallemande depuis 1938. Il avait annexé le sud de la Slovaquie
(2 novembre 1938), la Ruthénie subcarpathique (17 mars 1939), les
deux tiers de la Transylvanie (30 août 1940), et des territoires yougoslaves (19 avril 1941). Il s'agissait de territoires qu'elle avait perdus en 1920 (traité de Trianon), au profit de la nouvelle
Tchécoslovaquie pour les deux premiers, de la Roumanie pour le
deuxième, et de la nouvelle Yougoslavie pour les troisièmes. En
1945, la Tchécoslovaquie récupérera le sud de la Slovaquie, et la
Roumanie recouvrera la totalité de la Transylvanie (mais elle perdra, en plus de la Bessarabie et de la Bukovine du Nord, une partie
de son accès à la mer - le sud de la Dobroudja - au profit de la
Bulgarie). La Yougoslavie retrouvera également ses territoires. La
206
Ruthénie subcarpathique passera à l'URSS. Mentionnons au passage qu'après la guerre le gouvernement tchécoslovaque traita fort
mal les Hongrois de Slovaquie, tandis que la Hongrie expulsa les
Allemands de son territoire. Tous ces faits sont utiles à connaître
pour comprendre la situation européenne depuis 1991.
17. J.-B. Duroselle, op. cit., p. 395.
18. Ainsi furent appliquées les décisions relatives aux zones
d'occupation prises en septembre 1944 par la Commission consultative pour l'Europe, dont la création avait été décidée à Téhéran en
1943.
19. A. Eden, The Reckoning, Cassell, 1965, p. 504.
20. J. Laloy, op. cit., p. 163.
21. La France, qui n'avait pas été invitée à Yalta malgré la
demande de son gouvernement, en a été un grand bénéficiaire. Les
trois ont accepté de lui réserver une zone d'occupation (prélevée sur
celle des Anglais et des Américains) et de l'admettre au Conseil de
contrôle allié à Berlin. Ils ont de plus accepté qu'elle devienne
membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Ces
résultats, comme l'observe J. Laloy (op. cit., p. 99), sont plus
importants que ceux que lui aurait apportés un strapontin à la conférence. Ils furent obtenus grâce à l'insistance de Churchill et d'Eden,
animés par le vieux principe britannique d'équilibre sur le continent. Ce principe, qui avait nui aux intérêts français après la Grande
Guerre, jouait désormais à son avantage.
22. J. Laloy, op. cit., pp. 147-148. (Les italiques figurent dans le
texte.)
23. Outre ses grands livres et ses Mémoires, il faut relire ses
articles du Figaro, rassemblés et annotés par Georges-Henri
Soutou : tome I, La Guerre froide (juin 1947 à mai 1955) ; tome II,
La Coexistence (mai 1955 à février 1965), Éditions de Fallois 1990
et 1993.
24. H. Seton-Watson, The East European Revolution, Londres,
Methuen, 1950.
25. La IIIe Internationale, fondée au Kremlin par Lénine en
mars 1919 sous le nom de Komintern, avait été formellement dissoute par Staline le 15 mai 1943 pour faciliter ses rapports avec les
Alliés. Le Kominform, créé en septembre 1947 dans la ville polonaise de Szklarzka Poreba, se présenta comme un bureau d'information et de liaison entre les partis communistes de neuf pays :
URSS, Pologne, Yougoslavie, Bulgarie, Roumanie, Hongrie,
Tchécoslovaquie, Italie, France. Le représentant de l'URSS,
Jdanov, développa la thèse de la division du monde en deux camps,
et invita les « démocraties populaires » à copier le modèle soviétique. La création du Kominform marque en fait la fin de la pério207
de de très relatif libéralisme de l'URSS dans ses nouveaux satellites.
26. En France, communistes et socialistes s'étaient séparés au
congrès de Tours en 1920.
27. On a beaucoup spéculé sur les raisons de la décision soviétique de 1955. Il est vraisemblable que, dans les circonstances de
l'époque, le Kremlin n'a pas voulu prendre le risque d'un retour à
la glaciation des dernières années staliniennes. Peut-être aussi a-t-il
souhaité disposer pour d'autres usages de ses troupes d'occupation
en Autriche. Enfin, une division de l'Autriche sur le modèle de celle
de l'Allemagne aurait laissé l'ouest du pays du côté de l'OTAN et
renforcé l'unité géographique du camp occidental (en encerclant, si
l'on peut dire, la Suisse). Au contraire, la constitution d'une bande
transversale neutre (Suisse et Autriche) séparant l'Allemagne de
l'Italie, et prolongeant l'Europe de l'Est, pouvait avoir quelques
avantages du point de vue soviétique.
28. Mussolini était tombé en 1943, démis de ses fonctions par le
grand Conseil fasciste. Les Italiens ont réglé eux-mêmes leurs
comptes avec le fascisme.
29. L'URSS devait prononcer la dissolution du Kominform le
17 avril 1956, dans le but de se rapprocher de la Yougoslavie.
Notes
du chapitre
IV
1. L'essentiel de ce « long télégramme », comme l'appelle son
auteur, est reproduit en annexe de ses mémoires : G. F. Kennan,
Memoirs (1925-1950), Little, Brown and Company, 1967.
2. Kennan insiste sur le sentiment d'insécurité « traditionnel et
instinctif » des Russes. Dans Le Chemin de la paix, H. Kissinger a
cette formule : « La sécurité absolue à laquelle aspire une puissance se solde par l'insécurité absolue pour toutes les autres. »
3. G. Kennan, op. cit., p. 295.
4. Rappelons que le discours de Churchill à Fulton date du 5
mars 1946, c'est-à-dire une quinzaine de jours après le télégramme
de Kennan.
5. Moscou voulait remplacer le traité de Montreux de 1936 sur
les détroits par une nouvelle convention plus favorable à ses intérêts, et demandait la rétrocession des régions anciennement russes
d'Anatolie (Kars et Ardahan).
6. Cette politique fut critiquée par beaucoup d'Américains, à
commencer par G. Kennan : « This passage, and others as well,
placed our aid to Greece in the framework of a universal policy
rather than in that of a specific decision addressed to a specific set
208
of circumstances. It implied that what we had decided to do in the
case of Greece was something we would be prepared to do in the
case of any other country, provided only that it was faced with the
"
threat of subjugation by armed minorities or by outside pres"
sures » (Ibid., p. 320).
7. Le général Marshall avait voulu introduire au département
d'État une unité plus ou moins comparable à la Division des plans
et des opérations familière aux militaires. George Kennan en fut le
premier directeur. Des services semblables furent par la suite créés
dans les ministères des Affaires étrangères de la plupart des grands
pays. En France, il fallut attendre 1973 pour l'établissement du
Centre d'analyse et de prévision du Quai d'Orsay.
8. Depuis 1948, il n'y a pas d'année où quelqu'un n'ait suggéré
un « plan Marshall » pour résoudre tel ou tel problème politicoéconomique dans le « tiers-monde » ou, depuis la chute du communisme, dans l'ex-Empire soviétique, sans voir que le succès du
plan Marshall historique a tenu à la justesse de son diagnostic sur la
situation particulière de l'Europe à cette époque.
9. La France, l'Angleterre, l'Italie, le Portugal, l'Irlande, la
Grèce, les Pays-Bas, l'Islande, la Belgique, le Luxembourg, la
Suisse, la Turquie, l'Autriche, le Danemark, la Suède et la Norvège.
10. De 1948 à 1952, l'aide américaine accordée dans le cadre du
plan Marshall s'est élevée à près de 13 milliards de dollars, dont 3,2
pour le Royaume-Uni et 2,7 pour la France.
11. En 1961, sa tâche accomplie, l'OECE fut transformée et
devint l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
12. Un projet beaucoup plus ambitieux, couvrant notamment les
marchés des matières premières, avait été négocié sous le nom de
charte de la Havane. En 1950, le président Truman a décidé de ne
pas en soumettre la ratification au Congrès, où l'échec était assuré.
Il n'en est resté que le GATT, lequel est devenu l'Organisation
mondiale du commerce (OMC), le ler janvier 1995.
13. A. Kramer, The West German Economy, 1945-1955, Berg,
New York, Oxford, 1991.
Voir également les remarques d'A. Peyrefitte sur le
Wirtschaftswunder dans son ouvrage déjà cité. En fait John Stuart
Mill a donné, dans ses Principles of Political Economy (Ire édition,
1848), les raisons générales pour lesquelles les reconstructions ne
sont jamais miraculeuses. Je citerai entièrement le passage en question (livre I, chap. V, § 7 de l'édition définitive), à cause de sa pertinence dans toutes sortes de situations : « Thisperpetual consumption and reproduction of capital affords the explanation of what has
so often excited wonder, the great rapidity with which countries
recover from a state of devastation ; the disappearance, in a short
209
time, of all traces of the mischiefs done by earthquakes, flood, hurricanes, and the ravages of war. An enemy lays waste a country by
fire and sword, and destroys or carries away nearly all the
moveable wealth existing in it : all the inhabitants are ruined, and
yet, in a few years after, everything is much as it was before. This
vis medicatrix naturae has been a subject of sterile astonishment, or
has been cited to exemplify the wonderful strength of the principle
of saving, which can repair such enormous losses in so brief an
interval. There is nothing at all wonderful in this matter. What the
ennemy have destroyed, would have been destroyed in a little time
by the inhabitants themselves : the wealth which they so rapidly
reproduce, would have needed to be reproduced in arry case, and
probably in a short time. Nothing is changed, except that during the
reproduction they have not now the advantage of consuming what
has been produced previously. The possibility of a rapid repair of
their disasters mainly depends on whether the country has been
depopulated. If its effectivepopulation have not been extirpated at
the time, and are not starved afterwards ; then, with the same skill
and knowledge which they had before, with their land and its permanent improvements undestroyed, and the more durable buildings
probably unimpaired, or only partially injured, they have nearly all
the requisites for their former amount of production. If there is as
much offood left to them, of valuables to buy food, as enables them
by any amount of privation to remain alive and in working condition, they will in a short time have raised as great a produce, and
acquired collectively as great wealth and as great a capital, as
before ; by the mere continuance of that ordinary amount of exertion which they are accustomed to employ in their occupations. Nor
does this evince any strength in the principle of saving, in the popular sense of the term, since what takes place is not intentional abstinence, but involuntary privation. »
14. A. Kramer, op. cit., chap. V : « 1948-The Miracle Year ? »
15. J. Keegan, The Second World War, Penguin ,Books, 1989,
'
pp. 35-36.
16. W. Abelhauser, Wirtschaftgeschichte der Bundesrepublik
Deutschland 1945-1980, Francfort, 1983, p. 8. Cité par A. Kramer.
17. Les membres communistes furent évincés du gouvernement
français le 4 mai 1947, et du gouvernement italien le 31 mai. En
France, la CGT lança des grèves de caractère insurrectionnel à l'automne. Partout, les partis communistes se déchaînèrent contre le
plan Marshall.
18. Les articles 4 et 5 prévoient des consultations en cas de
menace, et une solidarité exprimée en termes très généraux en cas
d'agression, celle-ci dans le cadre de l'article 51 de la Charte des
210
_
Nations unies portant sur le droit de légitime défense. L'Union
soviétique n'est pas mentionnée. Cf. note 14, chap. I.
19. Le pacte, conclu pour dix ans au moins, fut d'abord signé
par douze pays : Royaume-Uni, France, Portugal, Benelux, Italie,
Norvège, Danemark, États-Unis, Canada, Islande. La Grèce et la
Turquie devaient adhérer en 1952. L'Allemagne en 1955.
L'Espagne devait compléter cette liste en 1982.
20. G. Kennan, op. cit., p. 395.
21. Je ne reviens pas sur les conditions qui ont permis aux ÉtatsUnis d'intervenir sous la bannière de l'ONU. Cf. chap. II.
22. J.-B. Duroselle, op. cit., p. 563.
Notes
du chapitre
V
1. Pour une excellente vue d'ensemble de l'histoire de l'Union
européenne, voir P. Gerbet, La Construction de l'Europe,
Imprimerie nationale, Ire éd. 1983, 2e éd. 1995.
2. M. Duverger, L'Europe des hommes, Odile Jacob, 1994,
p. 43.
3. La Convention européenne des droits de l'homme fut adoptée en 1950. La Cour européenne des droits de l'homme peut être
saisie dans des conditions très libérales pour les citoyens des États
membres. Initialement ouvert aux dix-sept pays membres de
l'OECE (et donc, en particulier, à la Turquie malgré son caractère
européen discutable), le Conseil de l'Europe s'est progressivement
étendu aux pays dotés d'un régime jugé suffisamment « démocratique ». Il s'est ainsi élargi aux pays de l'Est après les révolutions
de 1989-1991. Il a donné à l'Europe son drapeau.
4. Robert Toulemon, La Construction européenne, Le Livre de
poche, 1994, p. 20.
5. M. Duverger, op. cit., p. 67.
6. Le Traité d'union douanière entre la Belgique, les Pays-Bas
et le Luxembourg, le Benelux, date du 5 septembre 1944.
7. D'où la nécessité de multiplier les alliances avec des pays
voisins de l'URSS, au long de ses frontières.
8. Voir Lawrence Freedman, The Evolution ofNuclear Strategy,
MacMillan, Ire éd. 1981.
9. On en trouve par exemple la trace dans les ouvrages cités de
R. Toulemon et de M. Duverger. Pour le premier, Mendès France a
compromis la ratification en jugeant insuffisantes « les concessions
de dernière minute que consentirent nos partenaires, notamment le
maintien des forces nationales d'outre-mer » (Ibid., p. 24). Pour le
second, « l'intégrisme supranational de Paul Henri Spaak avait fait
2111
repousser les concessions proposées par Mendès France et entraîné
la communauté politique dans la chute de la CED, qu'un peu de
modération aurait pu sauver » (Ibid., p. 79).
10. L'UEO comprend donc à l'origine les six pays membres de
la CECA plus la Grande-Bretagne. Elle est dotée d'une assemblée
formée de membres des sept puissances à l'Assemblée consultative
du Conseil de l'Europe. Voici un bon exemple de la complexité des
imbrications dans l'architecture institutionnelle européenne, qui n'a
fait que s'accroître depuis lors !
11. Les deux Allemagnes et les quatre puissances victorieuses
de la seconde guerre mondiale.
12. Voir par exemple les mémoires de Robert Marjolin, Le
Travail d'une vie, Robert Laffont, 1986.
13. M. Duverger, op. cit., p. 81. Depuis 1979, le Parlement européen est élu au suffrage universel.
1
14. M. Duverger, op. cit., p. 106.
15. Ibid., p. 111.
16. Ibid., p. 130.
1
1
17. Ibid., p. 112.
18. « Réflexions sur la politique européenne » (ler septembre 1994) et « Propositions pour la Conférence intergouvemementale » (13 juin 1995), CDU-CSU-Fraktion des Deutschen
Bundestages.
19. Ce courant est représenté par l'UDF, et plus particulièrement
par le CDS. Ces partis n'ont cependant guère formulé de projet articulé comparable à celui de la CDU. Certains auteurs ont tenté, à
titre personnel, de s'attaquer à cette tâche. Voir,par exemple, le projet élaboré par Maurice Duverger, L'Europe dans tous ses états,
PUF, 1995. Ce maître du droit constitutionnel propose qu'un vrai
président de l'Union conduise un Conseil débarrassé de ses fonctions législatives, mais disposant des moyens de gouverner par la
Commission pour la politique économique et par un Conseil de
sécurité pour la politique militaire. À leur côté les lois seraient délibérées par deux chambres : le Parlement européen et une assemblée
composée de parlementaires nationaux.
20. Voir P. Maillard, De Gaulle et l'Europe, Tallandier, 1995.
21. Traité de Stockholm, 20 novembre 1959.
1
22. R. Toulemon, op. cit., p. 37.
23. M. Duverger, L'Europe des hommes, op. cit., p. 94.
24. R. Toulemon, op. cit., p. 37.
25. Ce fut par exemple l'enjeu de l'« année de l'Europe » décrétée par Henry Kissinger en 1973.
26. Dans une allocution retentissante prononcée le ler septembre 1966 à Phnom Penh, le général de Gaulle dénonça vigoureusement l'intervention américaine au Vietnam, et condamna
212
« une escalade de plus en plus proche de la Chine, de plus en plus
provocante à l'égard de l'Union soviétique, de plus en plus réprouvée par nombre de peuples d'Europe, d'Afrique, d'Amérique latine, et, en fin de compte, de plus en plus menaçante pour la paix
dans le monde ». Le Président français prédit qu'il n'y aurait pas de
solution militaire. L'administration et l'opinion américaine réagirent fort mal à cette prise de position.
27. Peut-être le tollé aurait-il été moins grand si le général de
Gaulle eût proclamé : « Vive le Québec souverain ! »
28. Sur la question des rapports entre la France et l'OTAN, voir
F. Bozo, La France et l'OTAN. De la guerre froide au nouvel ordre
européen,, coll. « Travaux et recherches de l'Ifri », Masson, 1991.
29. Après quatre siècles de soumission à l'Empire ottoman, la
Grèce était devenue indépendante en 1830. L'Europe romantique
s'était passionnée pour la cause d'un État dans lequel elle ne voyait
que le berceau de sa civilisation, sur un fond de ciel bleu et de murs
blancs. À la fin de la seconde guerre mondiale, la Grèce avait failli
succomber au communisme. Tant de souvenirs ont assurément joué
un rôle dans la décision de la Communauté européenne de s'ouvrir
à la péninsule des Balkans, en minimisant les obstacles géographiques (séparation physique du reste de l'Union), politiques (le
risque de faire entrer les problèmes spécifiques des Balkans à l'intérieur de la Communauté) et culturels (la Grèce contemporaine
n'est pas celle de Périclès).
30. Le peuple norvégien a une nouvelle fois refusé son adhésion
(référendum du 28 novembre 1994). La Suisse n'est pas encore
mûre pour rejoindre l'Union, dont elle observe cependant attentivement l'évolution.
31. Le groupe de Visegrad doit son nom à la petite ville hongroise où les chefs d'État et de gouvernement de Varsovie, de
Prague et de Budapest se réunirent le 15 février 1991 - en
mémoire d'une rencontre, en 1355, entre les rois de Pologne, de
Bohême et de Hongrie. Lech Walesa, Vaclav Havel et JozsefAntall
adoptèrent le principe d'une coopération souple sur la base de
consultations régulières. Cette initiative, inspirée par Vaclav Havel,
répondait au vide institutionnel créé par la dissolution du pacte de
Varsovie et du Comecon, mais aussi et surtout à l'aspiration des
trois pays à rejoindre la Communauté européenne. Ils estimaient
conforter leurs chances d'y parvenir en conjuguant leurs efforts. La
Slovaquie rejoignit le groupe après la partition de la
Tchécoslovaquie. À l'initiative de la Hongrie, le 21 décembre 1992,
les quatre pays membres ont signé un accord de libre-échange
centre-européen ou CEFTA, entré en vigueur en mars 1993 et destiné à devenir une zone de libre-échange vers l'an 2000. Mais l'absence de tradition de coopération « horizontale » et d'objectif com2133
mun - certains membres étant soucieux de ne pas pousser leur
propre intégration au détriment de leurs relations avec l'Union
européenne - n'a pas permis au groupe de Visegrad de s'affirmer
encore comme une force régionale. La Slovénie a été admise à s'y
joindre en janvier 1996. Elle devrait être suivie par la Bulgarie, la
Roumanie, et ultérieurement par les pays Baltes.
32. En attendant que l'Union soit élargie à l'ensemble des pays
de l'Europe centrale et orientale, sa politique vis-à-vis de ces pays
devrait faire partie de la « politique étrangère et de sécurité commune » prévue par le traité de Maastricht. En d'autres termes,
l'Union devrait parler d'une seule voix en cette matière, particulièrement dans les situations de crise.
33. J. Le Goff, La Vieille Europe et la nôtre, Le Seuil, 1994,
p. 8.
34. L'entrée de la Turquie, dont le principe a pourtant été acquis
dans le traité d'association d'Ankara de 1963, se heurte à des obstacles politiques, démographiques, économiques et culturels. Les
choses sont également compliquées par le contentieux gréco-turc,
dont les composantes principales sont la question de la mer Egée
(délimitation du plateau continental, contrôle de la circulation
aérienne) et surtout le problème de Chypre. L'île, conquise en 15711
par les Ottomans, cédée à la Grande-Bretagne en 1878 en échange
d'un soutien contre la Russie, est demeurée sous domination britannique jusqu'en 1959. L'indépendance lui fut octroyée en 1960,
dans un climat de tension extrême entre les communautés grecque
et turque, attisé par l'ambiguïté de la politique britannique. La
majorité grecque (80 %) de la population, principalement concentrée dans le sud, réclamait l'enosis, c'est-à-dire le rattachement à la
Mère-Patrie, la minorité turque le partage (taksim). Dès 1963, des
affrontements interethniques entraînèrent le déploiement de
casques bleus. A la suite d'une tentative d'annexion par les colonels
grecs en 1974, l'invasion du nord de l'île par la Turquie consacra la
partition de facto. En 1983, le secteur turc proclama la République
turque de Chypre du nord, reconnue par la seule Turquie, sur 30 %
du territoire de l'île. Les négociations menées à plusieurs reprises
sous l'égide des Nations unies ont achoppé, et les rencontres bilatérales amorcées en 1988 par Turgut Ozal et Andreas Papandréou
n'ont pas eu de suite. Aucun compromis n'a encore été trouvé entre
l'option grecque d'une république fédérale bizonale dotée d'un
gouvernement central fort, et celle d'une confédération souple souhaitée par les Turcs. La situation a cependant évolué dans le cadre
de l'Union européenne. La Grèce a levé le veto qu'elle opposait à
la conclusion d'un traité d'union douanière entre l'Union et la
Turquie (celui-ci a été signé le 6 mars 1995, et approuvé par le
214
Parlement européen le 13 décembre). En échange, Bruxelles s'est
engagé à ouvrir une négociation en vue de l'adhésion de Chypre.
En ce qui concerne l'appartenance ou non de la Russie à
l'Europe, on se bornera ici à rappeler que la question est régulièrement débattue depuis au moins le règne de Pierre le Grand. Voir par
exemple les analyses fort nuancées d'Anatole Leroy-Beaulieu, dans
la première partie de son ouvrage monumental, L'Empire des Tsars
et les Russes (lre édition publiée en 1881-1882), réédité en 1990
dans la collection « Bouquins », Robert Laffont.
35. L'article 8 du traité de Maastricht indique qu'« il est institué
une citoyenneté de l'Union » pour toute personne ayant la nationalité d'un État membre. Les dispositions du traité en font un processus évolutif. Le concept, apparu lors du Conseil européen de
Fontainebleau en 1984, a été développé au sein du comité Adonino
et précisé lors du Conseil européen de Dublin en 1990. Le traité
réaffirme la liberté de circulation et de séjour. Il accorde à tout
citoyen de l'Union le droit de vote et d'éligibilité aux élections
municipales et parlementaires européennes organisées dans l'État
où il réside, dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet
État. En France, cette extension du droit de vote a nécessité une
révision de la Constitution. Les élections parlementaires européennes du 12 juin 1994 se sont déroulées suivant les nouvelles dispositions. Les États membres doivent avoir transposé la directive
concernant les élections locales dans leurs législations respectives
avant le ler janvier 1996. L'attribution du droit de vote dans les
élections locales et européennes aux citoyens des pays membres
modifie le lien entre nationalité et citoyenneté.
36. Voir note 18 ci-dessus.
Notes
du chapitre
VI
1. Voir chap. II, p. 43.
2. Cinq pays envoyèrent des troupes : URSS, Allemagne de
l'Est, Pologne, Hongrie et Bulgarie. Les dirigeants des démocraties
populaires craignaient une contagion déjà sensible en Pologne. À
l'intérieur de leurs pays, ils procédèrent alors à d'innombrables
arrestations et mises à l'écart.
3. Le 10 février 1954, à la conférence de Berlin (25 janvier18 février 1954).
4. C'est aussi l'époque où les stratèges prennent conscience que
cet équilibre est « délicat », c'est-à-dire potentiellement instable à
cause du risque ou de la tentation d'une attaque surprise, comme
A. Wohlstetter, dans « The delicate balance of terror », Foreign
215
.
'
.
Affairs, janvier 1959. Dans cet article célèbre, Albert Wohlstetter
introduit le concept de capacité de seconde frappe (second strike
capability) comme moyen d'assurer la stabilité de l'équilibre de la
terreur.
5. « Je suis un Berlinois. »
6. L'URSS disposait de soixante-quinze ICBM (missiles intercontinentaux basés à terre) contre environ trois cents aux ÉtatsUnis, dont la supériorité était par ailleurs écrasante pour les SLBM
(missiles lancés de sous-marins) et pour les bombardiers stratégiques. L'Amérique dominait alors aussi bien technologiquement
que par la cadence de production des armements.
7. Voir G. Robin, La Crise de Cuba (octobre 1992). Du mythe à
l'histoire, coll. « Travaux et recherches de l'Ifri », Economica,
1984.
8. Titre d'un livre publié en 1986 sous les auspices de l'Institut
international pour les études stratégiques de Londres : Paul Dibb,
The Soviet Union, The Incomplete Superpower, Londres,
MacMillan.
9. Voir H. Carrère d'Encausse, L'Empire éclaté, Paris,
Flammarion, 1978. Le premier chapitre décrit comment la « prison
des peuples » - ainsi Lénine appelait-il l'empire des Tsars - s'est
ouverte puis refermée à la suite de la révolution d'Octobre. Sur la
politique de soutien aux mouvements nationaux, voir p. 36 de cet
ouvrage.
10. Voir H. Carrère d'Encausse, La Politique soviétique au
Moyen-Orient, Paris, Presses de la FNSP, 1975.
11. Sur la politique coloniale russe au xixe siècle, voir H. SetonWatson, The Russian Empire (1801-1917), Oxford at the Clarendon
Press, 1967.
12. Voir P. Hopkirk, The Great Game - The Struggle for Empire
in Central Asia, Kodansha International, 1992.
13. Quand Staline et Roosevelt s'étaient rencontrés à Téhéran
en décembre 1943, ils n'avaient même pas pris la peine de prévenir
le gouvernement iranien !
14. Voir J.-B. Duroselle, op. cit., pp. 458-461.
15. Celui-ci fut finalement édifié par les Soviétiques. Il devait
provoquer un désastre écologique.
16. Telle est la raison pour laquelle Jacques Chirac a décidé, au
lendemain de son élection, de procéder à une ultime série de tests
(avant la signature du traité d'interdiction totale des essais), devant
permettre à la France, grâce à la simulation, de maintenir sa capacité de dissuasion au-delà de 2015, date à laquelle les armements
actuels seront atteints par la limite d'âge. Naturellement, l'argument d'autonomie pourrait également jouer au bénéfice d'États
agressifs. Si Saddam Hussein avait disposé de l'arme atomique en
216
1990, il eût été beaucoup plus difficile de faire obstacle à ses entreprises. L'un des enjeux majeurs de la sécurité collective, globale et
régionale, à l'ère postsoviétique, est précisément de réduire autant
que possible le risque d'agression à l'ombre d'armes atomiques.
D'où, notamment, l'importance du TNP (traité de non-prolifération
nucléaire).
17. Pour une excellente vue d'ensemble des problèmes de
l'Asie, voir F. Joyaux, Géopolitique de l'Extrême-Orient, Editions
Complexe, 2 vol., 1991. Cf. également chap. VIII ci-après.
18. Ils choisirent cependant de ne pas intervenir à Diên Biên
Phû.
19. La France fit exploser sa première bombe A, le 13 février
1960, et sa première bombe H, le 23 août 1968.
20. Voir chap. 1, note 6.
21. Le mouvement relatif du Soleil et de la Terre (« problème
des deux corps ») peut être calculé complètement par des méthodes
fort simples. Tel n'est pas le cas du mouvement relatif du Soleil, de
la Terre et de la Lune. L'addition d'un « troisième corps » entraîne
un changement radical dans l'ordre de la complexité.
22. Quelques stratèges, comme le général Gallois, considèrent
que la prolifération nucléaire, loin d'être déstabilisatrice, pourrait
modérer les conflits dans le cas de couples, tels que l'Inde et le
Pakistan, susceptibles de faire l'apprentissage de la détente, à l'instar de ce que firent les États-Unis et l'Union Soviétique.
23. Le dalaï-lama s'est vu attribuer le prix Nobel de la paix en
1989, sans doute pour punir la Chine de la répression de la place
Tienanmen.
24. Le non-alignement est donc une forme de neutralité (latin
neutralis, de neuter, « ni l'un ni l'autre ») vis-à-vis des États-Unis
et de l'Union soviétique. Dans les années soixante-dix, la Chine
présentera sa théorie des trois mondes, et se rattachera au deuxième, où elle situera également l'Europe. En France, certains gaullistes ont été ou sont encore parfois tentés de donner de l'« indépendance nationale » une interprétation proche de la neutralité.
25. Il s'agit de missiles à têtes multiples, tirées indépendamment
les unes des autres sur leurs objectifs.
26. SALT est l'acronyme de Strategie Arms Limitation Talks.
27. Cf. chap. 1.
28. Le rapport Harmel, daté du 14 décembre 1967, est l'un des
textes fondamentaux de l'histoire de l'Alliance atlantique. Je cite le
paragraphe 5 de ce document : « L'Alliance atlantique a deux fonctions essentielles. La première consiste à maintenir une puissance
militaire et une solidarité politique suffisantes pour décourager
l'agression et les autres formes de pression et pour défendre le territoire des pays membres en cas d'agression. Dès ses débuts,
217
l'Alliance s'est acquittée avec succès de cette tâche. Mais la possibilité d'une crise ne peut être exclue tant que les questions politiques cruciales en Europe et par-dessus tout la question allemande
n'auront pas été réglées. D'autre part, la situation d'instabilité et
d'incertitude n'a pas encore permis une réduction équilibrée des
forces militaires. Dans ces conditions, les Alliés maintiendront un
potentiel militaire suffisant pour assurer l'équilibre des forces et
créer ainsi un climat de stabilité, de sécurité et de confiance. Dans
ce climat, l'Alliance peut s'acquitter de sa seconde fonction, c'està-dire poursuivre ses efforts en vue de progresser vers l'établissement de relations plus stables qui permettront de résoudre les problèmes politiques fondamentaux. La sécurité militaire et une politique de détente ne sont pas contradictoires mais complémentaires.
La défense collective est un facteur de stabilité dans la politique
mondiale. Elle est la condition nécessaire d'une politique efficace
visant à un plus grand relâchement des tensions. Le chemin de la
paix et de la stabilité en Europe consiste notamment à utiliser
l'Alliance dans un esprit constructif dans l'intérêt de la détente. La
participation de l'URSS et des USA sera nécessaire pour le règlement des problèmes politiques en Europe. »
29. Coordinating Committee for Multilateral Export Controls.
30. Celle-ci sera remise en question, en décembre 1974, par
l'amendement Vanick-Jackson, qui établira un lien entre la libéralisation des échanges et le problème de l'émigration des juifs soviétiques. Voir M. H. Labbé, La Politique américaine de commerce
avec l'Est 1969-1989, PUF, 1990 ; et L'Arme économique dans les
relations internationales, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 2811,
1994.
31. Sans doute à l'excès, car du coup, à de rares exceptions près,
ils avaient tendance à négliger l'analyse des sociétés. Parmi les
exceptions, il faut saluer en France Pierre Hassner. Voir notamment
son recueil d'articles, publié en 1995, La Violenceet la paix. De la
bombe atomique au nettoyage ethnique, Editions Esprit.
32. La Chine et la France n'ont adhéré au TNP qu'en 1992 dans
un contexte international sensiblement différent. Le Président
Giscard d'Estaing avait cependant accepté, en 1976, que la France
coopère avec les États-Unis pour limiter la prolifération nucléaire,
en dépit de l'opposition d'une partie de son establishment militaroindustriel. Cf. également chap. II ci-dessus.
33. À l'époque, les systèmes ABM (Anti Ballistic Missiles)
étaient tellement coûteux et peu efficaces que les États-Unis renoncèrent à déployer ceux auxquels le traité SALT 1 leur donnait droit.
34 En théorie, le déploiement d'un réseau de défenses antimissiles aux États-Unis, par exemple, aurait rendu inutilisables les
forces stratégiques de l'URSS qui aurait donc pu avoir intérêt à
2188
prendre les devants. On retrouvera plus tard le même problème avec
l'IDS de R. Reagan.
35. On se reportera au numéro spécial : « Dossier SALT II »,
Politique étrangère, n° 3, 1979.
36. Grâce, essentiellement, aux sous-marins nucléaires lanceengins (SNLE), très difficilement détectables, encore dans l'état
actuel (1995) de la technologie. Voir dans ce chapitre note 4. On
cherche également à réduire la probabilité de succès d'une attaque
surprise sur les ICBM en faisant varier leurs modes de déploiement.
37. Voir J. Klein, Sécurité et désarmement en Europe, coll.
« Travaux et recherches de l'Ifri », Économica, 1987.
38. L'article 23 a permis l'absorption de la RDA par la RFA,
alors que l'application de l'article 146 aurait impliqué la dissolution
des deux États et la création d'un troisième les englobant.
39. Rappelons que la CSCE a pris le nom d'OSCE, le 6
décembre 1994.
40. Ce qui explique que des États d'Asie centrale, à présent
détachés de la Russie, en fassent toujours partie, au mépris de la
géographie !
41. Sur la fin de la guerre froide, voir A. Fontaine, Après eux, le
Déluge - de Kaboul à Sarajevo, 1979-1995, Fayard, 1995.
42. La prise d'otages des membres de l'ambassade américaine à
Téhéran le 4 novembre 1979 et l'échec de l'opération de récupération entreprise à Taba (25 avril 1980) ont entaché la fin du mandat
du Président Carter.
43. Voir Pacifisme et Dissuasion, coll. « Travaux et recherches
de l'Ifri », Économica 1983.
44. Voir Th. de Montbrial, « Quatorze ans de politique étrangère », Revue des deux mondes, mai 1995.
45. Ce fut l'époque des projets intitulés Airland Battle 2000,
Discriminate deterrence, etc.
Notes
du chapitre
VII
1. L'ignorance des dirigeants soviétiques à l'égard des réalités
internes du pays était stupéfiante. Voir par exemple A. Gratchev, La
Chute du Kremlin, Paris, Hachette, 1994.
2. Entre 1981 et 1983, toute l'attention des deux « superpuissances » avait été concentrée sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI).
3. Connu sous le nom de START (acronyme de Strategic Arms
Reduction Talks). La mise en oeuvrede ce traité sera compliquée par
219
-
"
l'éclatement de l'URSS et impliquera notamment de délicates
négociations avec l'Ukraine et le Kazakhstan.
4. MBFR (Mutually Balanced Force Reductions). Il s'agit de
négociations commencées en 1973 à Vienne et closes, sans conclusion, en février 1989.
5. J'ai développé certains aspects de cette idée dans Que
Faire ?, op. cit., notamment à propos du rapport entre désarmement
et développement.
6. Cet accord, signé le 14 avril 1988, a été négocié entre
l'URSS, les États-Unis, le Pakistan, et le gouvernement de Kaboul,
où Babrak Karmal avait été remplacé un an plus tôt par le général
Najibullah. Le retrait des troupes soviétiques s'est achevé en février
1989, dans les délais prévus.
7. Il s'agit des quatre îles contestées de l'extrémité méridionale
de la chaîne des Kouriles, qui relie l'île de Hokhaido à la presqu'île
du Kamtchatka.
8. Le pape y retournera encore une fois en 1991.
9. Guyla Hom était alors ministre des Affaires étrangères du
gouvernement communiste. Il deviendra Premier ministre en 1994.
10. Lors d'un séjour à Cambridge, les 29 et 30 mars, Helmut
Kohl annonça l'initiative de déclarations parallèles des deux
Chambres et des deux gouvernements allemands sur l'intangibilité
de la frontière occidentale de la Pologne. Tout en rappelant les
contraintes juridiques auxquelles était soumise l'Allemagne, le
Chancelier Kohl avait émis un signal politique favorable dans son
discours prononcé à l'Institut français des relations internationales
(IFRI), le 17 janvier 1990.
11. Vereinigunget non Wiedervereinigung.
12. Après la mise en oeuvre du traité d'Etat, la RDA procéda à
la reconstitution des cinq Lünder qui existaient avant 1952, afin de
rendre possible la procédure de l'article 23, déjà appliquée pour le
rattachement de la Sarre en 1956. Cet article est ainsi libellé : « La
présente loi fondamentale s'applique tout d'abord au territoire des
Lânder suivants : Bade-Wurtemberg, Basse-Saxe, Bavière, GrandBerlin, Brême, Hambourg, Hesse, Rhénanie-Palatinat, RhénanieWestphalie, Sarre, Schleswig-Holstein. Dans les autres parties de
l'Allemagne, elle sera mise en vigueur après leur accession. »
L'unification eut lieu par adhésion en bloc de la RDA. La pleine
souveraineté allemande fut proclamée à Berlin le 3 octobre. La
veille, les quatre puissances avaient mis un terme aux droits que
leur avaient conférés les accords de Potsdam.
13. Voir chap. II, note 27.
14. Voir chap. V, note 11.
15. Traité de bon voisinage et de coopération amicale du 17juin
1991.
220
16. C'est au cours de cette même réunion de la CSCE à Paris
qu'a été signé le traité FCE. Quant au processus de la CSCE, il a été
renforcé, également à cette occasion, par la création d'un Centre
pour la prévention des conflits à Vienne, et d'un secrétariat léger à
Prague.
17. M. Gorbatchev est devenu « Président de l'URSS » le 15
mars 1990.
18. Cela a donné lieu, notamment, à une polémique durable sur
le niveau des taux d'intérêt réels.
19. Pour une relation détaillée de cet aspect des choses, voir H.
Carrère d'Encausse, La Gloire des nations ou la fin de l'Empire
soviétique, Fayard, 1990.
20. Leningrad rebaptisée Saint-Pétersbourg le 6 septembre 1991
1
le
référendum
12
favorable
du
après
juin.
21. J.-B. Duroselle, Tout empire périra - Une vision théorique
des relations internationales, Publications de la Sorbonne, 1981.
22. Le seul rôle des Nations unies fut de donner à l'intervention
sa couverture légale et donc de la légitimer aux yeux des opinions
publiques. Mais le secrétaire général de l'Organisation, le Péruvien
Javier Perez de Cuellar, est - malgré ses tentatives - resté hors
du jeu.
23. L'opération Tempêtedu désert a été déclenchée le 17 janvier
1991 ; les hostilités ont été suspendues le 28 février. Je recommande trois ouvrages sur cette affaire : P. Salinger et E. Laurent, Guerre
du Golfe, le dossier secret, Olivier Orban, 1991 ; L. Freedman et
E. Karsh, The Gulf Conflict, Londres, Faber and Faber, 1993 ;
M. Heikal, Illusion of Triumph ; An Arab jrew of the Gulf War,
Londres, Harper Collins Publishers, 1993. Le premier est un travail
de journalistes, écrit rapidement et à chaud, mais fort bien documenté ; le deuxième, une synthèse rédigée par des stratèges professionnels occidentaux ; le troisième apporte le point de vue d'un
grand journaliste et politologue égyptien.
24. Il conviendrait aujourd'hui de réserver l'appellation
d'« Europe de l'Est » à la partie non asiatique de l'ex-Union soviétique.
25. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Ire partie,
1811.
26. Cf. chap. I.
27. Voir par exemple M. Drulovic, L'Autogestion à l'épreuve, le
modèle yougoslave, préfacé par Michel Rocard, Fayard, Ire éd.
1973 ; 2e éd. 1977. Ce livre est ainsi présenté : « L'expérience yougoslave est la seule qui réalise l'idée d'autogestion à l'échelon d'un
pays socialiste. Analyse sans complaisance des résultats et des difficultés du système d'autogestion dans le seul pays où il ait été pratiqué, ce livre répond avec force à tous ceux qui craignent que l'au221l
togestion n'entraîne avec elle la pagaille d'abord, puis l'arrêt de la
croissance ; une des performances économiques les plus remarquables du monde, l'expérience yougoslave leur est un démenti cinglant. » La suite de l'histoire de la Yougoslavie n'a pas confirmé ce
bel optimisme. Dans sa préface à la deuxième édition du livre,
Michel Rocard écrivait : « En France, au cours d'une très remarquable campagne électorale présidentielle qui manqua de peu la
victoire, François Mitterrand rappela que l'autogestion était la persle projet de société du parti
pective autour de laquelle s'organisait
socialiste. Il cita en outre le " courant autogestionnaire " comme
l'un de ceux dont il se sentait le représentant dans cette bataille.
Cette orientation permit l'entrée d'une partie du PSU (parti socialiste unifié) dans le parti socialiste. Et ce parti lui-même adoptait à
l'unanimité, en juin 1975, quinze thèses sur l'autogestion qui
constituent le document de référence sur le sens que peut prendre
une telle expérience pour la France. »
28. O. Sik, La Troisième Voie -La théorie marxiste-léniniste et
la société industrielle moderne, Gallimard, « Bibliothèque des
sciences humaines », 1972.
29. Voir la biographie de celui qui fut « like Churchill, f... J one
of the few truly heroic men of the twentieth century » : R. West, Tito
and the Rise and Fall of Yugoslavia, Londres, Sinclair-Stevenson,
1994.
30. Voir ci-dessus et H. Stark, Les Balkans, le retour de la guerre en Europe, IFRI, Dunod, coll. « Ramsès », 1993 ; ainsi que
D. Vemet et J.-M. Gonin, Le Rêve sacrifié, chronique des guerres
yougoslaves, Odile Jacob, 1994.
31. La situation a évolué. Intervenant dans le sillage de la réunification, la guerre du Golfe a ébranlé le consensus selon lequel la
loi fondamentale du 23 mai 1949 interdisait le déploiement de l'armée fédérale « hors zone », c'est-à-dire en dehors du champ de
l'OTAN. Ce consensus était de nature politique et n'avait pas de
fondement juridique. Il s'était imposé en 1982, lorsque le ministre
des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, avait fait adopter
par le Conseil de sécurité fédéral (les 1 erseptembre et 3 novembre)
une résolution limitant expressément le rôle des forces armées fédérales à la défense nationale et à la défense collective dans le cadre
d'opérations prévues par l'article 5 de l'OTAN. Le 4 août 1988,
H.-D. Genscher avait réitéré cette interprétation des deux articles de
la loi fondamentale qui définissent la mission de la Bundeswehr
(l'article 87 a, qui insiste sur leur rôle défensif ; l'article 24, qui permet leur engagement dans des systèmes de sécurité collective). La
participation d'un navire à la surveillance dans l'Adriatique, à la
demande de l'OTAN et de l'UEO, dans le cadre de l'embargo
contre la Serbie en 1992 ; la décision d'autoriser la participation de
222
'
la Bundeswehr au contingent AWACS de l'OTAN chargé de faire
respecter l'interdiction de survol de la Bosnie ; le déploiement de
1700 soldats en Somalie pour soutenir l'effort humanitaire dans le
cadre de l'opération ONUSOM II, en 1993 : toutes ces initiatives
du gouvernement de Bonn troublèrent la classe politique allemande. Les sociaux-démocrates et le parti libéral saisirent la Cour
constitutionnelle de Karlsruhe. Son arrêt, rendu public le
12 juillet 1994, jugea conforme à la loi fondamentale, la participation de la Bundeswehr à des missions hors zones sous l'égide
d'organisations internationales, sous réserve que les opérations
soient approuvées par le Bundestag à la majorité simple. Le
Chancelier Kohl a ajouté une condition : les troupes allemandes ne
pourront en aucun cas intervenir dans des régions envahies par la
Wehrmacht sous le IIIe Reich. Le 30 juin 1995, le Bundestag a
approuvé la participation de la Bundeswehr (appui logistique, sanitaire et aérien) à la Force d'action rapide en Bosnie, aux côtés de la
France, de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas. Mais elle ne
déploiera pas d'hommes sur le terrain.
32. Voir chap. II, note 8.
33. Telle était la position de la France, de la Grande-Bretagne et
des États-Unis. On peut imaginer que si la politique étrangère et de
sécurité commune avait existé en 1991, l'éclatement des positions
des Européens ne se serait pas produit. Comme aucun intérêt vital
n'était réellement en jeu, une procédure de décision par vote à la
majorité qualifiée eût été appropriée.
34. La Grèce et l'ex-république yougoslave de Macédoine ont
signé le 13 septembre 1995 à New York un accord intérimaire en
vue de normaliser leurs relations après quatre ans de tensions. Cet
accord, auquel les Américains ont grandement contribué, prévoit la
levée de l'embargo commercial imposé par la Grèce, en échange de
la modification de l'emblème macédonien. Il faut noter par ailleurs
que, dans cette affaire, la Bulgarie a manifesté une modération
exemplaire. Elle considère que la viabilité de la Macédoine est une
condition fondamentale pour la stabilité de la région, et demande
aux Occidentaux d'y contribuer par une aide économique appropriée.
35. L'accord de paix, conclu à Dayton (Ohio) le 21 novembre
1995 entre Serbes, Croates et Musulmans sous l'égide des ÉtatsUnis et signé à Paris le 14 décembre, maintient la BosnieHerzégovine dans ses frontières actuelles, comme un État unitaire
composé de deux entités : une fédération croato-musulmane et une
république serbe contrôlant respectivement 51 % et 49 % du territoire. Sarajevo, capitale de l'État, sera réunifiée sous contrôle bosniaque. Le volet militaire de l'accord comprend le déploiement
pour une période d'un an d'une force internationale de maintien de
223
la paix de 60 000 hommes (IFOR) placée sous l'autorité de
l'OTAN, l'établissement de mesures de confiance et de contrôle des
armements. Le volet civil comporte la mise sur pied d'institutions
communes, garantit le retour des réfugiés et prévoit l'organisation
d'élections supervisées par l'OSCE dans un délai de six à neuf
mois. La communauté internationale s'engage à la reconstruction
de la Bosnie. Si la présence de la force internationale permet d'envisager une période de paix, l'avenir plus lointain de la Bosnie
dépendra de la volonté des trois parties de mettre effectivement en
ceuvre le plan de Dayton mais aussi de la vigilance de la « communauté internationale ».
36. Sans doute n'ont-ils pas eu vraiment le choix, à cause de leur
situation intérieure. Mais à long terme, l'intérêt de la Russie pour
les Balkans est inscrit dans la géographie. On assiste d'ailleurs
d'ores et déjà à un retour significatif de la présence russe dans un
pays comme la Bulgarie.
37. Titre d'un livre d'H. Carrère d'Encausse, Fayard, 1992.
38. Une loi d'amnistie fut adoptée le 26 février 1994. Ils furent
libérés le jour même.
39. Le 14 juin 1995, un commando tchétchène a pris en otage
l'hôpital de Boudennovsk, en territoire russe. L'armée russe a répliqué sans discernement, faisant de nombreuses victimes russes.
40. Cependant, pour une vision très optimiste, fort argumentée,
de l'économie russe, voir : A. Aslund, How Russia became a
Market Economy, The Brookings Institution, Washington DC,
1995.
41. « Comment gérer le passé. Débats polonais », in Commentaire, n° 65, printemps 1994.
.
.
Notes
du chapitre
VIII
1. P. Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers, New
York, Random House, 1987. Traduction française : Naissance et
déclin des grandes puissances, Payot, 1989. J. S. Nye, Bound to
lead, The Changing Nature of the American Power, Basic Books,
New York, 1990. Voir également H. R. Nau, The Myth q/?/Me?ca ?%
Decline, Oxford University Press, 1990. D. P. Calleo, The
Bankrupting of America, William Morrow and Co., New York,
1992.
2. A. Peyrefitte, Quand la Chine s'éveillera... le monde tremblera, Fayard, 1973.
3. F. Godement, La Renaissance de l'Asie, Odile Jacob, 1993.
4. Voir chap. 11,note 10.
224
5. Robert A. Scalapino, The Politics of Development.
Perspectives on Twentieth-centuryAsia, Harvard University Press,
1989.
6. Voir W.B. Beasley, The Meiji Restoration, Harvard
University Press, 1972.
7. R. A. Scalapino, op. cit., p. 26.
8. Voir John King Fairbank, China, A New History, The Belknap
Press of Harvard University Press, 1992 (chap. XVI). Pour l'histoire de la Chine depuis 1949, on se reportera également à Jean-Luc
Domenach et Philippe Richer, La Chine, Imprimerie nationale,
1987 et Le Seuil, 1995.
9. John K. Fairbank, op. cit., chap. XVII.
10. Robert A. Scalapino, op. cit., p. 19.
Il. Serguei N. Goncharov, John W. Lewis et Xue Litai,
Uncertain Partners. Stalin, Mao and the Korean War, Standford
University Press, 1993.
12. John K. Fairbank, op. cit., fin du chap. XX.
13. Voir Robert S. Mc Namara, In Retrospect : The Tragedy and
Lessons of Vietnam,New York'Times Books, 1995.
14. Sur l'APEC, voir Y. Funabashi : Asia Pacifie Fusion,
Washington, Institute for International Economics, octobre 1995.
Le processus d'intégration des pays riverains de l'océan
Pacifique est l'un des faits porteurs d'avenir en cette fin de
xxe siècle. Aujourd'hui, les dix-huit pays de l'APEC représentent
40 % de la population planétaire, plus de la moitié du produit brut
mondial et plus de 40 % du commerce international. L'APEC
regroupe trois ensembles économiques majeurs, à savoir
l'Amérique du Nord (États-Unis, Canada et Mexique) à laquelle on
peut ajouter le Chili, le Japon et les trois Chines (la République
populaire, Taiwan et Hong Kong) ; les pays de l'ASEAN à l'exception, pour le moment, du Vietnam ; ainsi que l'Australie, la
Nouvelle-Zélande et la Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Le point de départ de l'aventure de l'APEC fut, le 31 janvier
1989, un discours du Premier ministre australien de l'époque, Bob
Hawke, devant un groupe d'hommes d'affaires à Séoul. Les bouleversements provoqués par la chute du communisme contribuèrent
au lancement effectif du projet. Pour ses promoteurs, il s'agissait
d'éviter que la reconstruction de l'Europe de l'Est ne se fasse aux
dépens de leur région, d'affermir la présence américaine en Asie de
l'Est pour faire contrepoids au Japon et à la Chine, et d'engager
cette dernière dans la voie de la coopération régionale en lui
permettant de sortir graduellement de son isolement. Fondamentalement, l'enjeu n'était donc rien moins que la guerre et la paix au
xxie siècle. Pour accomplir ces grands objectifs, une seule idée dont
la simplicité est digne de Jean Monnet : il fallait promouvoir le
225
libre-échange entre les pays membres, mais selon un modèle de
« régionalisme ouvert », par opposition à celui de l'Union douanière européenne, qui établit une discrimination entre pays membres et
non membres. Lors de son sommet de Seattle, en novembre 1993,
l'APEC a d'ailleurs menacé quasi ouvertement de s'organiser en
bloc régional si l'Union européenne choisissait elle-même cette
voie. C'est à cette occasion que la nouvelle Association a commencé à acquérir sa crédibilité. Les deux sommets suivants, à Bogor
(Indonésie) fin 1994 et à Osaka en novembre 1995, l'ont renforcée,
en dépit d'un certain scepticisme, puisque toute la stratégie de
l'APEC est fondée sur l'engagement de ses membres à démanteler
unilatéralement les obstacles aux échanges.
Sans sous-estimer les difficultés, les Asiatiques sont convaincus
de la pertinence de leur approche pragmatique. Ils cultivent les vertus de l'« ambiguïté constructive », et se méfient des grands édifices « cartésiens » dont le traité de Maastricht est, à leurs yeux, une
caricature. Ils savent qu'une Communauté ne s'identifie pas sur la
seule base du commerce, mais pensent que la libéralisation concertée du commerce extérieur constitue un bon point de départ.
Surtout, ils ne sont pas dépourvus d'expérience, grâce à
l'ASEAN. Cette organisation, fondée en 1967, comprend aujourd'hui sept membres : Brunei (depuis 1984), l'Indonésie, la
Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam
(depuis le 29 juillet 1995). La Birmanie (Myanmar) et sans doute
ultérieurement le Laos et le Cambodge (Kampuchea) devraient la
rejoindre. Là aussi, il s'agissait d'assurer la paix par une structure
de concertation mettant d'abord l'accent sur la libéralisation des
échanges économiques, et de constituer une entité aussi unie que
possible face aux géants de la région, c'est-à-dire les États-Unis, la
Chine et le Japon. On peut admirer les résultats obtenus en moins
de trente ans, avec un minimum de structures institutionnelles. De
ce point de vue, nous sommes bien éloignés des idées de Jean
Monnet. Non seulement le pari économique a été tenu au-delà de
toute espérance (même les Philippines ont décollé), mais les leaders
de l'ASEAN sont parvenus à désamorcer de multiples crises politiques et à maintenir en paix un ensemble extrêmement disparate de
pays et d'ethnies. Depuis juillet 1994 cette organisation aborde
ouvertement les problèmes de sécurité, à travers le « Forum de
sécurité de l'ASEAN ».
Tous ces faits très remarquables doivent retenir davantage l'attention des Européens.
Premièrement, nous avons peut-être des leçons à tirer de l'expérience asiatique sur le plan institutionnel. Certes, l'Europe se distingue de l'Asie, ne serait-ce qu'en raison de sa compacité physique
et des conséquences géopolitiques qui en découlent. En particulier,
226
les groupes humains qui peuplent notre continent sont moins hétérogènes. Les écarts de développement économique sont moins
grands. Il reste que nous pouvons avoir intérêt à méditer aux avantages du pragmatisme asiatique. La substance des relations entre les
pays membres d'une communauté prime leur forme.
Deuxièmement, l'Europe doit envisager son avenir, non seulement dans ses relations avec les États-Unis, mais aussi avec l'Asie,
moteur économique du monde.
15. John K. Fairbank, op. cit., chap. XXI.
16. Il faut prendre très au sérieux la rencontre au sommet euroasiatique prévue à Bangkok en mars 1996, dont l'idée originelle
revient à Singapour. Y participeront les quinze membres de l'Union
européenne ainsi que la Commission de Bruxelles en tant que telle,
les sept pays de l'ASEAN, la Chine, le Japon et la Corée du Sud.
Ils auront à identifier leurs intérêts communs, à long terme, aussi
bien dans l'ordre économique que dans celui de la sécurité. Bien
préparée et bien suivie, la réunion de Bangkok peut apporter une
contribution potentiellement majeure à la mise en place du système
international du xxle siècle.
Notes
du chapitre
IX
1. G. de Broglie, Le XIXe siècle - L'éclat et le déclin de la
France, Paris, Perrin, 1995.
2. Titre d'un livre de François de Rose, publié en 1995 (Paris,
Desclée de Brouwer).
3. Voir aussi Th. de Montbrial, Que Faire ?, op. cit., 2e partie
(Économie politique).
4. Les historiens de l'économie distinguent plusieurs révolutions industrielles. Je m'en tiens ici à la terminologie courante. La
Révolution industrielle est donc la mutation du système technique
associée à l'invention de la machine à vapeur. La notion de « système technique » a été dégagée par Bertrand Gille, qui en a fait le
centre de son Histoire des techniques, Encyclopédie de la Pléiade,
Gallimard, 1978 : « [...] en règle générale, toutes les techniques
sont, à des degrés divers, dépendantes les unes des autres, et [...] il
faut nécessairement entre elles une certaine cohérence : cet
ensemble de cohérences aux différents niveaux de toutes les structures de tous les ensembles et de toutes les filières compose ce
qu'on peut appeler un système technique. » Voir également Th. de
Montbrial, La Science économique, PUF, 1988 (chap. V, La production, ses facteurs et sa répartition, particulièrement p. 107 et pp.
146-147).
227
.
.
5. Les Français, même cultivés, igorent trop souvent que le prix
Nobel d'Économie a été décerné à leur compatriote Maurice Allais
en 1988 pour ses travaux dans ces domaines, publiés dans deux
grands livres : À la recherche d'une discipline économique (1943)
et Économie et Intérêt ( 1947).Le premier a été réédité en 1994 par
les éditions Clément Juglar, sous le titre Traité d'économie pure.
Pour une vue d'ensemble de l'œuvre de Maurice Allais, voir : M.
Boiteux, Th. de Montbrial et B. Munier, Marchés, capital et incertitudes. Essais en l'honneur de Maurice Allais, Économica, 1986.
Un élève de Maurice Allais, Gérard Debreu, a lui-même obtenu le
prix Nobel en 1983, pour ses contributions à la théorie de la valeur.
6. Joseph Schumpeter (1883-1950), économiste américain
d'origine autrichienne, a mis en évidence le rôle de l'invention, de
l'innovation et de la recherche de positions de monopoles temporaires comme moteur de la dynamique économique. Il en a analysé
les conséquences en termes de « cycles longs ». Ses deux ouvrages
fondamentaux dans ces domaines sont : Theory of Economic
Development ( 1 reéd. 1911, 2e éd. 1926) et Business cycles : a theoritical, historical and stastistical analysis of the capitalist process
(lre éd. 1939). La première édition de Capitalism, Socialism and
Democracy date de 1942 (traduction française en 1951 chez Payot).
Pour une présentation succincte des idées de Schumpeter, voir
par exemple : Th. de Montbrial, « Récession prolongée ou dépression historique ? », Chap. VII de La Revanche de l'histoire
(Julliard, 1984), reproduit dans Que Faire ? Les Grandes
manoeuvresdu monde, La Manufacture, 1990.
7. The General Theory of Employment,Interest and Money, première édition 1936, tome VII des Collected Writings of John
Maynard Keynes publiés par MacMillan pour la Royal Economic
Society.
8. J. Fourastié, Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible
de 1946 à 1975, Fayard, 1979.
9. Dans La Société de confiance (Odile Jacob, 1995), Alain
Peyrefitte développe la thèse selon laquelle le facteur principal du
développement économique est le facteur culturel, plus précisément
l'établissement d'un « ethos de confiance ».
10. Cela s'est traduit par un déficit structurel de leur balance des
paiements courants et donc par l'insuffisance de l'épargne nationale totale par rapport à leurs besoins de financement globaux. Cette
question est au centre d'une querelle durable entre les États-Unis et
leurs principaux partenaires, particulièrement le Japon.
11. Voir chap. VII.
12. Voici quelques ouvrages récents sur la démographie, où le
lecteur trouvera de nombreuses références : J.-C. Chesnais, La
Transition démographique, INED-PUF, 1986 ; et Le Crépuscule de
228
'
l'Occident, démographie et politique, Robert Laffont, 1995. G. F.
Dumont, Le Monde et les hommes - Les grandes évolutions démographiques, Litec, 1995 et Les Migrations internationales - Les
nouvelles logiques migratoires, Sedes, 1995. Voir également le dossier de la revue Politique étrangère, sous la direction de Bassma
Kodmani-Darwish, sur les « Mouvements de populations, » n03/94,
automne 1994.
13. Voir L'Effet de serre et ses conséquences climatiques. Évaluation scientifique. Rapport de l'Académie des Sciences n° 25,
1990.
14. Voir W. R. Smyser, Refugees. Extended Exile, New York,
Praeger, 1987.
15. Titre d'un livre publié par J.-B. Duroselle en 1992 (chez
Plon) avec le sous-titre Les migrations humaines, chance ou
fatalité ? à la suite d'un article de V. Giscard d'Estaing dans Le
Figaro Magazine du 21 septembre 1991 intitulé « Immigration ou
invasion o qui avait suscité une vive polémique.
16. Voir chap. Il.
17. Voir P. George, La Géographie à la poursuite de l'histoire,
Armand Colin, 1992, notamment chap. IV : « Tous dans les
villes ? » et F. Moriconi-Ebrard, L'Urbanisation du monde depuis
1950, Anthropos, 1993.
18. Voir le préambule du Dictionnaire de géopolitique d'Yves
Lacoste, op. cit.
19. Rappelons ici que l'accord de Schengen a été signé en juin
1985 pour donner consistance à l'objectif d'un espace européen
sans frontières. Cet accord a été incorporé dans l'Acte unique. La
Convention d'application n'a été signée qu'en juin 1990 et a obligé
certains États membres à modifier leur Constitution. Sa mise en
oeuvre se heurte à de nombreuses difficultés.
20. N. et J. Dhombres, Naissance d'un nouveau ,louvoir
sciences et savants en France 1793-1824, Payot, 1989.
21. Il s'agit de Sadi Carnot (1796-1832), le fils de Lazare Carnot
(1753-1823), lui-même auteur de travaux scientifiques estimables.
Dans ses Réflexions sur la puissance motrice du feu, publiées en
1824, Sadi Camot formula le principe qui porte son nom. Un peu
plus de trois décennies après lui, l'Allemand Rudolf Clausius devait
généraliser le principe de Camot et dégager le concept d'entropie
(second principe de la thermodynamique).
22. Il en est résulté une véritable révolution dans les mathématiques dites appliquées comme en témoigne l'oeuvre de R. Dautray
et J. L. Lions (trois tomes reliés parus chez Masson en 1984 et
1985, réédités en neuf volumes brochés) : Analyse mathématique et
calcul numérique pour les sciences et les techniques. Je cite un
extrait de l'introduction générale de ce monumental traité (pp. 146
229
.
bis et ter). Les équations aux dérivées partielles, dont il s'agit dans
le texte qui suit, constituent l'un des outils de base de la physique
mathématique depuis la fin du xvme siècle. Par exemple, les équations de Hugoniot et de Maxwell, auxquelles j'ai fait allusion plus
haut, sont des équations aux dérivées partielles.
« Les équations aux dérivées partielles constituent aujourd'hui
l'un des thèmes importants de la compréhension scientifique.
« Les principales raisons de cet état de fait sont, d'une part, les
progrès de l'analyse mathématique et, d'autre part, l'arrivée de
l'outil de calcul numérique qui était resté, pour les équations aux
dérivées partielles, presque totalement inadéquat jusqu'aux années
1950. L'arrivée, en effet, des ordinateurs, leurs progrès immenses et
incessants, ont permis - pour la première fois dans l'histoire - de
calculer, à partir des modèles, des quantités qui, jusqu'alors, ne
pouvaient être que très approximativement estimées et, peut-être
par-dessus tout, de les calculer sûrement et rapidement, d'où la possibilité (fondamentale) pour les chercheurs et pour les ingénieurs,
de pouvoir utiliser les résultats numériques pour la modification ou
l'adaptation des raisonnements, des expériences ou des réalisations
en cours.
« Tout cela explique pourquoi, dans des sujets très divers, la
modélisation par les équations aux dérivées partielles, suivie de
l'analyse théorique, puis numérique, suivie à son tour de la confrontation à l'expérience, est devenue une démarche de base.
« Tous les aspects de l'activité technique et industrielle sont
concernés ; cette démarche est indispensable dans la préparation
des expériences et des essais et leur interprétation, les études techniques, les développements, les fabrications, la maintenance, la fiabilité, etc. Ainsi :
« - Les équipements modernes doivent fonctionner dans de
hautes performances avec certains matériaux. Dans les années
1950, le calcul de résistance des matériaux se faisait avec des facteurs de sécurité importants (par exemple, 5 ou plus) sur la contrainte subie par tel ou tel matériau de telle pièce en tel point.
Aujourd'hui, quand on calcule avec précision une contrainte, le facteur de sécurité que l'on peut prendre est de l'ordre de 1,4 ou moins
(par exemple : aéronautique, nucléaire, automobile, etc.), et cela
dans de très bonnes conditions pour les usagers ;
« - De même, la fiabilité et la sécurité demandées à beaucoup
de techniques modernes, du nucléaire à l'aéronautique, de l'espace
à l'équipement grand public (transport par rail à grande vitesse,
équipement de téléphériques, génération et distribution d'électricité, etc.) exigent l'accumulation de tant de sécurités que chacun des
détails est étudié et doit être représenté avec la plus grande précision ; aucun élément n'est plus « négligé » alors et seule la repré230
sentation mathématique fidèle permet de scruter le moindre détail
et de sous-tendre les prévisions.
« La modélisation par les systèmes distribués est également
devenue le soutien des travaux de nombreuses disciplines de la physique (plasmas, nouveaux matériaux etc.), des sciences de l'univers
(astrophysique, géophysique, etc.), de la chimie et évidemment de
toutes les branches de la mécanique (dont un certain nombre ont
déjà été évoquées ci-dessus).
Sans vouloir dresser ici un tableau exhaustif, il faut ajouter que,
par l'intermédiaire notamment de la programmation dynamique, les
équations aux dérivées partielles (non linéaires) jouent un rôle
important dans la gestion (stocks, énergie, etc.). Les modèles distribués interviennent également, et de plus en plus, dans les sciences
de la vie. »
23. Voir par exemple, F. Shorter, The Health Century, New
York, Doubleday, 1987.
24. Le livre le plus complet sur le sujet est R. Rhodes, The
Making of the Atomic Bomb, New York, Simon and Schuster, 1986.
On y voit notamment exposées les difficultés liées à la limitation
des moyens de calcul, au début de l'aventure atomique.
25. Voir Th. de Montbrial, « L'ingénieur et l'économiste », in J.
Horowitz et J. L. Lions, Les Grands Systèmes des sciences et de la
technologie - Ouvrage en hommage à Robert Dautray, Masson,
1994.
26. Donc de l'énergie électromagnétique. Mais l'énergie rayonnée par le soleil est d'origine nucléaire.
27. En fin de compte, cette énergie est, elle aussi, d'origine
solaire, donc nucléaire.
28. Pour une mise au point magistrale à l'intention d'un public
averti, voir R. Dautray, « Cinquante ans de nucléaire dans le
monde », La Yie des Sciences, Comptes rendus de l'Académie des
sciences, série générale, tome 10, n° 4, 1993, pp. 359-411.
29. Consommation spécifique : quantité d'énergie par unité de
produit intérieur brut.
30. Voir note 4 ci-dessus.
Voir également Th. de Montbrial, La Science économique, PUF,
1988 (Chap. V « La production, ses facteurs et sa répartition », particulièrement p. 107 et pp. 146-147).
31. Voir note 6 ci-dessus.
32. Ce que les Soviétiques appelaient, de leur côté, la « croissance extensive ».
33. Voir les ouvrages fascinants de Thierry Gaudin, 2100, Récit
du prochain siècle, et 2100, Odyssée de l'Espèce, Payot, 1990, ainsi
que le numéro spécial publié par la revue Scientific American pour
2311
son cent-cinquantième anniversaire, consacré aux key technologies
for the 21si century (septembre 1995).
34. La mise en place de techniques pour limiter l'entrée de capitaux spéculatifs n'est actuellement pas à la mode, mais reste cependant parfaitement concevable.
35. En anglais governance.
36. J.-M. Guéhenno, La Fin de la démocratie, Flammarion,
1993.
37. Ce risque a été mis en lumière au Japon avec les attentats au
gaz sarin perpétrés par la secte Aum Shinri-kyo dans le métro de
Tokyo le 20 mars 1995, puis un mois plus tard dans la gare de
Yokohama. La secte Aum Shinri-kyo, apparue en 1987 - alors que
sous les effets de la bulle spéculative le pays connaissait une prospérité fébrile - compte 10 000 membres au Japon mais a essaimé
en Russie depuis 1992. C'est l'une des plus petites de ces organisations prônant de nouvelles religions qui se sont développées en
réaction à la modernisation de l'archipel, la plus importante étant la
secte néobouddhiste Soka Gakkaï, très influente sur la scène politique. Leur prolifération reflète le profond malaise d'une partie du
corps social dont le système de références s'est écroulé. Est-ce le
produit d'une société en transition comme le prétendent certains
Japonais, ou le symptôme d'un mal plus profond ? Le gourou de la
secte, Shoko Asahara, a été arrêté le 16 mai 1995.
INDEX
Index
AELE, 84
Afghanistan, 45, 106, 112,
117, 121-123, 130, 148, 156
Afrique, 41, 110, 130, 179,
182
Afrique du Nord, 41, 95, 182
Afrique du Sud, 29, 41, 130
Albanie, 60, 79, 110, 132, 203
Algérie, 24, 39, 42-43, 80, 88,
95, 106, 108, 110, 145, 162,
176, 183-184, 197
Allemagne, 9, 11, 14-17, 2021, 23, 33-35, 39, 47, 49-50,
53-55, 57, 61-66, 68-69, 72, 7576, 79, 83, 85, 92, 94-95, 97,
102-103, 123, 127, 129-131,
133-136, 149-150, 157, 160,
168, 176-177, 200-201, 203205, 208, 211-212, 215, 219220
Alliance atlantique (OTAN),
32-33, 35, 65-67, 74, 78-80, 8586, 88-89, 94, 107, 110, 116,
121, 123, 129, 133-134, 149,
208, 213, 217-218, 222-224
- COCONA (conseil de coopération nord-atlantique), 90
- Partenariat pour la paix, 90
- Rapport Harmel, 2177
Amérique latine, 41-42, 113,
162, 176-178, 182, 213
Angola, 106, 110
général
Anzus, 72
APEC, 169,225-226
Arabie saoudite, 24, 108, 141144
Argentine, 42
Arménie, 136, 139, 154
ASEAN, 169, 225-227
Asie (généralités), 25-27, 32,
37, 42, 52, 68-69, 93-94, 108,
110-111, 154, 161-165, 167,
169-170, 172, 176, 178-179,
182
Asie centrale, 106-107, 113,
9
136, 139, 219
Asie de l'Est, 24, 37, 41, 45,
67, 70, 72, 165, 168-171
Asie du Sud-Est, 112-113, 169
Australie, 72, 225
Autriche, 14, 17, 49, 57, 79
84, 91, 131, 147, 201, 204, 206,
208, 209
Azerbaïdjan, 106, 136, 154155
Bachkirie, 155
2
Bagdad (pacte de), 107, 112
Baltes (pays), 52, 129, 136,
139, 157, 203, 206, 214
Bandoeng (conférence de), 112
Bangladesh, 42, 111, 170
Belgique, 34, 209, 2111
Benelux, 66, 74, 76, 2111
Bessarabie, 52, 146, 206
2355
.
"
Biélorussie, 136, 139, 203
Bohême, 17, 146
Bosnie Herzégovine, 21, 28,
145, 149-151, 223-224
Brésil 20, 42, 176-177
Bruxelles (pacte de), 66, 74, 83
Bukovine, 52, 206
Bulgarie, 23, 50, 52, 56-57, 60,
79, 131, 146, 150, 157, 203,
206-207, 214-215, 223-224
Cambodge, 45, 109,' 130,' 167,'
170, 226
Camp David (accords de), 41,
108
Canada, 120, 203, 205, 211,
225
CECA, 33, 76-78, 80, 82-84,
212
CED, 78-82
Chili, 42, 177, 225
Chine, 01
21, 'T7
27, T7
37, 39
39, 42, 48,
61, 68-69, 71, 88,101, 109-112,
169117,68-69,
130, 71,
140,
61,
88,162-166,
101, 109-112,
172, 175, 180, 182, 185, 190,
200, 213, 217-218, 225-227
Chypre, 214-215
Cisjordanie, 95
COCOM, 116
COMECON (CAEM), 62, 213
Conseil de l'Europe, 29, 74-75,
211-212
Corée 52, 65, 67, 70-71, 77,
102, 109, 166, 168, 171-172
Corée du Nord 42-43, 52, 6870, 165, 172
Corée du Sud, 21, 29, 67, 6972,165,168,178,227
Corse, 201
Crimée (conférence de), 50, 54
Croatie, 21, 132, 146-151, 201
236
CSCE, 21, 103, 120, 135, 150,
203,205,219,221 1
- OSCE, 21, 35, 219, 244
Cuba, 42, 89, 106, 110
- Crise des missiles, 1045
1 O5,115
Daghestan, 154
Danemark, 91
DaYton (accords de), 223-224
Egypte, 24, 41-42, 108, 144
Élysée (traité de 1 ), 87-88
Espagne, 18, 57, 91, 98, 2111
153
Etats-Unis, 12, 16-17, 19-22,
24-25, 27, 31-32, 35, 37, 43, 45,
47-49, 52, 55, 59-62, 65-72, 7475, 77-78, 85-90, 94-95, 103I10, 112, 115-118, 120-124,
128-130, 137, 142-144, 148149, 161-162, 167-168, 171172, 177, 179, 182-183, 200,
'
203, 205, 211, 215,' 217-218,
217-218,
'
220, 225 227
Éthiopie (affaire dg,
d') 18
18
ICI
FCE, Forces conventionnelles
en Europe (traité sur la réductiondes), (traité sur la 221
Fédération de Russie, 11-12,
14, 16, 35, 42-43, 45, 90, 93,
95, 101-124, 129, 136-139,
143-145, 152-158, 160, 162,
203-206, 214-215, 219, 224,
232
- Union soviétique, 11, 1617, 20-21, 23, 32-33, 38-41, 4755, 57, 59-60, 62-63, 65-67, 69,
71, 73, 77, 79, 83, 86, 88-91,
102-108, 110, 114, 116, 124,
126-130, 134, 136-137, 139140, 144-145, 147-148, 153157, 161, 165-166, 169, 175,
178, 182, 200, 206-208, 211,
213, 215, 217-218, 220
Finlande, 52, 56-57, 84, 91,
204
France, 10-12, 16, 18, 21, 2728, 34-36, 38, 40, 43, 45, 48-51,
55, 62, 65-66, 74-76, 78-80, 83,
85-89, 91-92, 94-95, 97-98,
106-107, 109-110, 117-118,
123, 130, 147, 149, 151, 158160, 167, 173-174, 176-177,
183-185, 200-202, 209-211,
213, 215, 217-218, 223
Galicie, 146
GATT, 62, 85, 87, 209
- OMC, 2100
Géorgie, 45, 136, 154
Grande-Bretagne, 12, 16, 18,
21, 34-35, 38-39, 47, 50, 62, 68,
74-76, 84-88, 91, 93-95, 107,
111, 141, 147, 149, 161, 179,
200, 205, 209, 211-212, 214,
223
Grèce, 51, 60, 91, 146, 150,
208-209, 211, 213-214, 223
Haïti, 45
Hiroshima, 52, 68, 72, 168
Hollande, 127, 209, 211, 223
Hongrie, 52, 56, 79, 102, 115,
129, 131, 146, 159, 178, 203,
206-207, 213, 2155
Hong Kong, 168, 171, 184,
225
IDS (Initiative de défense stra9
tégique), 123, 128, 219
Inde, 20, 29, 42, 109, 111-112,
169, 180, 2177
Indochine, 39, 72, 109, 167
Indonésie, 168, 226
Irak, 41-43, 108, 140-145, 176
Iran, 24, 41-43, 106-108, 111-
112, 122, 141, 144-145, 151,
176
Islande, 84, 209-211
Israël, 40-41, 107-108, 143
Italie, 9, 18, 23, 34, 51, 57, 76,
79, 95, 114, 146, 205, 207-209,
2111
Japon, 17, 20, 23, 26-27, 37,
52, 64, 68-72, 109, 111, 130,
136, 138, 162-164, 166, 168169, 171-172, 176-177, 179,
182, 205, 225-227, 232
Kazakhstan, 136, 139, 155,
220
Kirghizistan, 136
65-66,
Kominform, 56-57,
207-208
Komintern, 207
Kosovo, 132, 150
Kouriles (îles), 220
Koweït, 18, 21-22, 30, 140141, 143
La Haye (congrès de), 74-75
Liban, 41, 151
Lituanie, 139
Londres (conférence de), 62, 65
Luxembourg, 84, 209, 2111
Maastricht (traité de), 77, 7983, 89, 92-94, 214-215, 226
Macédoine, 150, 223
Malaisie, 168, 226
Mandchourie, 17, 52, 68-69,
71, 164-165
Marshall (plan), 33, 61-63, 65,
70, 74, 209-2100
MBFR, 129, 220
Messine (conférence de), 80
Moldavie, 136, 139, 146, 203,
206
Mongolie, 52, 111
Monténégro, 150
237
Moravie, 17, 146
Munich (conférence de), 11, 18
8
162
Nagasaki, 52, 68, 72,
Nagorno-Karabakh, 154
Nassau (accords de), 86
Nations unies (ONU), 13, 15,
19-22, 24, 30-31, 39, 44-45, 71,
111, 120, 143-144, 149, 176,
180, 200, 211, 2211
- Charte, 21, 30, 55, 199,
200,210-2111
- Conseil de sécurité, 1922, 30-31, 37, 45, 142, 149,
199-200, 204-205
Norvège 84, 91, 204, 209, 211,
2133
Nouvelle-Zélande, 72
OECE, 62, 74, 84, 209, 2111
- OCDE, 2100
2
OTASE, 112
42
Ouganda,
6
Ouzbékistan, 136
Pacte germano-soviétique, 16,
49
Pacte de Varsovie, 79, 102,
119, 129, 213
Pacte sur la stabilité en
Europe, 29, 203
Pakistan, 108, 111-112, 122,
124,217,220
Palestine, 38-40, 146
Panmunjon (armistice de), 71
Paris (accords de), 79
Perse, 73, 122
Philippines, 70, 72, 226
Pologne, 14, 34, 42, 49-50, 52,
54-56, 71, 79, 92, 115, 123,
130, 135-136, 147-148, 157,
159, 176, 203, 206-207, 213,
215,220
Poméranie, 54, 182
238
1
Portugal, 84, 91, 110, 209, 211
Postdam (conférence de), 54,
220
Prusse, 9, 64
Québec, 88
République dominicaine, 42
République tchèque, 14, 34,
42, 92, 146, 159-160, 203
7
Rhénanie, 17
Riga (traité de), 49
Rome (traité de), 80, 84, 181
Roumanie, 23, 50, 52, 56-57,
79, 115, 132, 137, 147, 203,
206-207, 214
Ruhr, 75-76
Rwanda, 43, 45
Sakhaline (île de), 52
SALT (accords), 121, 217
7
8
SALT I (accords), 116, 218
SALT II (accords), 116-117,
124
San Francisco (conférences de),
19, 71-72
Saxe, 52
Schengen (accords de), 229
SDN, 12-17, 19-20, 22, 30, 33,
38, 48, 164, 198-199
Serbes, Croates et Slovènes
(royaume des), 147
Serbie, 28, 132, 147, 150
Silésie, 54, 182
Singapour, 25, 168-169, 226
Slovaquie, 23, 146, 203, 206207,2133
Slovénie, 21, 132, 146, 148150,201,203,214
Somalie, 45, 223
START (traité), 137, 139, 219
Stockholm (appel de), 67
Sudètes, 17, 182
Suède, 84, 91, 204, 209
Suez (crise de), 80, 107-108
Suisse, 84, 200, 203, 208-209,
213
Sykes-Picot (accords), 140
Syrie, 95, 108
Tadjikistan, 45, 136, 153
Taiwan, 21, 29, 69, 165-166,
168, 171, 178, 225
153, 155
Tatarstan,
45
Tchad,
52, 56, 65,
T hé 1 .
Tchécoslovaquie,
71, 79, 101, 111, 114, 129, 131,
147, 206-207, 213
Tchétchénie, 35, 129, 153-156
Thuringe, 52
TNP, 36, 116-117, 217-2188
Transylvanie, 146, 206
Trianon (traité de), 206
Tunisie, 49
Turkménistan, 136
Turquie, 29, 60, 93, 107, 144,
153,209,211,214
UEO, 79, 89, 92, 212, 222
Ukraine, 95, 136-137, 139,
158,203,206,220
Vanderberg (résolution), 66
Versailles (traité de), 13-14,
16 164
Vienne (congrès de),' 9-10,' 14,'
21, 116
Vietnam, 88, 105, 109, 111,
117, 122,' 124,' 167,' 190,' 225117,
226
(groupe
Visegrad
92, de),
213-?egr??-oM?c?,
214
,
Westphalie (traités de), 98, 198
Yalta (conférence de), 50-56,
207
Yougoslavie, 18, 42, 51, 5557, 60, 81, 94, 108, 115, 132,
145-148, 150, 182, 206-208,
222
Zaïre, 42
Index des noms propres
ABELHAUSER, Werner, 64
ADENAUER, Konrad, 63, 69,
76, 84-85, 87-88, 102
AKHROMEEV (maréchal),
127
ALLAIS, Maurice,
176, 22ô
139
AMALRIK, Andreï,
124
ANDROPOV, 1OUri,
ANTALL, Jozsef, 2133
ARAFAT, Yasser,
ARAGON, Louis,
ARISTOTE, 197
ARON, Raymond,
AUGUSTIN, saint,
41, 144
130
56
197
13-15, 17 7
BAINVILLE, Jacques,
Arthur
James
BALFOUR,
388
(comte),
BALLADUR, Édouard,
29, 203
811
BARRE, Raymond,
179
BAUDELAIRE, Charles,
114
BERLINGUER, Enrico,
187
BERTHELOT, Marcellin,
BISMARCK, Otto von, 10, 101,
147, 197
188
BOLTZMANN, Ludwig,
188
BORN, Max,
BOUMEDIENE, Houari
112, 176
BOURBON PARME, Zita de 1311
BRANDT, Karl (dit Willy) 88,
119, 121 1
130
BRECHT, Bertolt,
BREJNEV, Leonid,
101, 105,
113-114, 116, 121, 124, 126
BRIAND, Aristide,
198
16, 33, 73,
BROGLIE, Gabriel, de 173
BROGLIE, Louis de, 188
121
BRZEZINSKI, Zbigniew,
142139,
BUSH, George, 22,
144, 205
CARNOT, Lazare,
186, 229
CARNOT, Sadi, 187, 229
CARRÈRE D'ENCAUSSE, Hélène,
106, 139
CARTER, James (dit Jimmy),
108, 115, 122, 124, 148, 219
CASTLEREAGH, Robert Stewart
197
(vicomte),
CASTRO, Fidel, 104
CEAUCESCU, Nicolae,
132, 139
57, 115,
CHARLEMAGNE, 73, 159
CHARLES VI (dit le Bien-Aimé
ou le Fou), 97-98
CHATEAUBRIAND,François
René (vicomte de), 146
CHIANG Kaishek, 69, 72, 109,
165, 168
CHIRAC, Jacques, 2166
CHURCHILL, Winston, 47, 50,
53-54, 75, 87, 207-208, 222
CLAUSEWITZ, Karl von, 60,
156
187, 229
CLAUSIUS, Rudolf,
14
CLEMENCEAU, Georges,
241 1
.
William (dit Bill),
CLINTON,
144
CouRNOT,Augustin, 157
CRICK,Francis, 189
CURZON,
George, 49-50, 54
Robert, 229
DAUTRAY,
DAVIGNON, Etienne
(vicomte),
81,86
DE GASPERI,
Alcide, 76
DE KLERK,Frederik Willem,
130
DEBRÉ,Michel, 82
DEFFERRE,
Gaston, 202
DEBREU,
Gérard, 228
DELORS,Jacques, 811
DENG Xiaoping, 101,110,
167, 169, 171, 178
DISRAELI,
Benjamin (comte
Beaconsfield), 125
DJILAS,Milovan, 511
DOBRYNINE,
Anatoli, 125
DOUDAIEV,
Djokhar (général),
153
DREYFUS,
Alfred, 38
4
DUBCEK,
Alexandre, 102, 114
DuLLES,John Foster, 68
DUROSELLE,
Jean-Baptiste, 18,
140
DUVERGER,
Maurice, 76, 82
EDEN,Anthony (comte
d'Avon), 53, 78, 207
EINSTEIN,
Albert, 188
EISENHOWER,
Dwight, 67-68,
78, 85
Boris, 126-127, 136ELTSINE,
139, 152-153, 156, 205
ÉLUARD,
Paul, 8
0
ENGELS,Friedrich, 10
ERHARD,
Ludwig, 63-64, 84,
88
FACK, M., 133
242
FAROUK,107
FORD,Gerald, 211
FOUCHET,
Christian, 85-87
FRANCO,
Francisco, 57
FRANÇOIS
Ier,146
DE
FRANÇOIS-FERDINAND
11, 147
HABSBOURG,
FRIEDMAN,
Milton, 176-177
FUKUYAMA,
Francis, 24
GAGARINE,
Iouri, 103
GAÏDAR,
Egor, 23, 152
GALLOIS,
Pierre, 2177
Charles de, 21, 34,
GAULLE,
50, 79, 84-89, 95, 108, 110,
115-116,118-119,197,212213
GENSCHER,
Hans-Dietrich, 222
GIDE,André, 130
GIEREK,Edward, 123
GISCARD
D'ESTAING,
Valéry, 88,
205, 218-2199
Mikhaïl, 41,
GORBATCHEV,
101, 103, 113, 124-132, 134140, 152-153, 157, 171, 178,
205,220
Pavel (général),
GRATCHEV,
156
GROMYKO,
Andrei, 128
HALLSTEIN,
Walter, 88
HARDING,
Warren, 16, 32
HARRIMAN,
Averell, 59
HASSNER,
Pierre, 2188
HAVEL,Vaclav, 131, 159, 213
HAWKE,
Bob, 225
HEATH,Edward, 911
HEISENBERG,
Werner, 188
HENRIV (d'Angleterre) 97
HÉRACLITE
98
Heinrich
187
HERTZ,
HIGASHIKUNI,
Naruhiko, 69
69
HIROHITO,
HITLER,Adolf, 1 6- 1 8, 38, 4749,53,57,59,64,96,167
Hô Chi Minh, 167-168
HONECKER, Erich,1311
HORN,Guyla, 220
HORTHY
(de Nagybanya),
Miklos, 2O6
Henri, 187,229
HUGONIOT,
HUNTINGTON,
Samuel, 183
Saddam, 18, 21, 30,
HUSSEIN,
43, 108, 122, 140-145, 152,
216
HUXLEY,
Aldous, 130
138-139
Guennadi,
IANAEV,
137
ILIESCU,
Ion,
IZETBEGOVIC,
Alija, 151
JABER(émir), 141
JACOB,François, 71, 173, 193
JAKES, Milos, 1311
JARUZELSKI,
Wojciech (gênéral), 123, 131, 160
Alexandrovitch,
JDANOV, Andréï207
97
JEANDETERREVERMEILLE,
JEAN-PAUL
II (Karol Woytila),
§§//f,
JEANNED'ARC, 98
153
JIRINOVSKY, Vladimir,
JIVKOV Todor 131 '
Michel, 1166
JoxE, Pierre, 201l
KANT,Emmanuel, 29, 198
Radovan, 150
KARADZIC,
Babrak, 121, 220
KARMAL,
Abd al-Karim (généKASSEM,
ral), 1411
KEEGAN,
John, 64
6
KELLOGG,
Frank, 16
KENNAN, George,59-61, 6567, 70, 140, 208-209
Paul, 162
KENNEDY,
KEYNES, John Maynard,64,
175,177
Rouslan, 152KIIASSOULATOV,
153
Ruhollah (imam),
KHOMEYNI,
108, 111, 141
KHROUCHTCHEV,
Nikita, 101j o7, j 26, j 66
KtMJong-il, 171
KIMIl-sung, 21, 67, 69, 165KisSrNGER,
166,
171 He
Henry,
nry, 5, 9, 14, 20,
110 116, 208, 212
160
KLAUS,
KOHL Helmut, 34, 82, 88,
123, 132-133, 135, 220, 223
KRAMER,Alan,63-64
'
'
KwASNIEWSKi,
Alexandre,
159-160
19ô
L,ACOSTE, YVeS,
Oskar, 132
LAFONTAINE,
LAFONTAiNE,Oskar,132
LALOY,
Jean, 48-49,51,53, '
)/Îj
55, 207 Karl, 97
LAMERS,
LEE
Kuan
Karl,
Yew,97169
LÉGER,Alexis (dit Saint-John
Perse), 73, 198
LÉNINE(Vladimir Ilitch
Oulianov, dit), 10, 102, 126,
6
175, 207, 216
LINCOLN,
Abraham, 12
LIONS,Jacques-Louis, 229
LLOYDGEORGE,
David, 14
LuNs, Joseph, 86
MACARTHUR,
Douglas
(général), 68-71
MACMILLAN,
Harold, 86
MALIK,Jacob, 711
MALRAUX,
André, 130
MANDELA,
Nelson, 41, 130
243
21, 67, 69, 72,
MAO Zedong,
109-1 1 0, 163-1 71 , 1 75
MARIE DE MÉDICIS, 98
MARSHALL, Alfred,
MARX, Karl,
Reza,
175
PARETO, Vilfredo,
PASTEUR, Louis, 187
145
PÉRÉS, Shimon,
PEREZ DE CUELLAR, Javier, 2211
PEYREFITTE, Alain, 209, 228
PIERRE LE GRAND (Pierre ler
175
10, 174-17S
125
MAUROIS, André,
187, 229
131
MAZOWIECKI, Tadeusz,
23
MECIAR, Vladimir,
MAXWELL, James,
MENDÈs FRANCE, Pierre,
PAHLAVI, Mohammad
106
78,
Alexeïevitch,
2155
dit),
12, 127,
80, 211
PILSUDSKI, Joseph,
49
METTERNICH-WINNEBURG,
Klemens (prince von), 197
' Slobodan, '
152
PINOCHET, Augusto
177
(général),
PLANCK, Max,
188
MILL, John Stuart, 209
PLEVEN, René,
POT, 168
78
82, 88,
MITTERRAND, François,
123, 222
MoLOTOV(Viatches!av
ji#'
RE
REDFORD
0
(amiral),
84,226
106
IÎÎàDEGH,
MOSSADEGH, Mohammad,
NAGY, Imre,
18, 34,
102
NAJIBULLAH, Mohamed
ral), 220
(géné-
NAPOLÉON, 10, 73, 97, 162
NAPOLÉON III, 10, 202
NASSER, Gamal Abdel,
112-113 3
NEGUIB, Muhammad
107
NIXON, Richard,
119
NYE, Joseph,
(général),
21, 111, 116,
162
OzAL, Turgut, 214 4
244
107,
112-113
NEHRU, Jawaharlal,
91, 116
7
144-145
,„,.,„.RABIN, Yitzhak,
Yitzhak,
RE R Id Ronatd,
f)1
? ',
REAGAN,
104,!' 23,
34, 75-78, 80,
MUSSOLINI, Benito,
208
POMPIDOU, Georges,
PRÉVERT, Jacques,
Scriabine,
Mikhaïlovitch Scriabine,
dit),
102-103
49, 102-103
MONNET, Jean,
121
PISAR, Samuel,
78
RENAN, Ernest, 27, 194
RENNER Karl 57
RENNER, Kari, 57
RETZ (Paul de Gondi,
cardinal
de), 60
RIBBENTROP, Joachim von,
RICARDO, David, 174
49
R1cHEuEu, Armand du Plessis
de Chinon (duc de), 98, 202
' Matthew (général), '
RIDGWAY,
71
ROBESPIERRE, Maximilien
12
2
de,
ROCARD, Michel, 221-222
RODOLPHE Ier DE HABSBOURG,
74
ROOSEVELT, Franklin,
S3, 216 6
32, 47-
SUHARTO
RosE, François (comte de
(général), 169
Tricomot de), 227
SUKARNO,168-169
RousSEAU,Jean-Jacques, 12,
Rhee, 69
SYNGMAN,
198
TALLEYRAND
(-PÉRIGORD),
Alexandre, 153
Charles-Maurice de, 125, 160,
ROUTSKOï,
RUEFF,Jacques, 176
197
RUPNIK,Jacques, 56
TCHERNENKO,
Constantin,
Anouar el-, 108, 145
SADATE,
124-125
SAINT-PIERRE,
Charles, Irénée,
'fCHERNOMYRDINE,
victor, 23,
Castel (abbé de), 198
152
Antonio de Oliveira,
SALAZAR,
TEILHARD
DECHARDIN,
' Pierre,',
39, 1100
19$
SAUVY,
Alfred, 40
2
TENZtN, Gyatso,112
SAY,Jean-Baptiste, 174
51
THUCYDIDE,
Robert A., 163
SCALAPINO,
TITO,Josip Broz (dit), 57,
SCHÂUBLE,
Wolfgang, 97
109, 112-113, 115, 147-148
SCHMIDT,
Helmut, 88, 121-123
Charles Alexis
???,?
125
SCHOUVALOFF, Piotr,
Clérel de, 12, 43, 101, ' 157
SCHULTZ,
George, 128
q '['
Robert, 34, 75-78,
Robera, 75
SCHUMAN,
93,
202
Harry,
OULEMON,
0 32, 60, 66-68,
SCHUMPETER,
SCHUMPETER,
175,'
Joseph, 175,
70-71
70- TRUMAN, 71
.
j§?)N§)
TUDJMAN,
Franjo, 151
SETON-WATSON,
177,192,228
Hugh, 56
?' ?
,_ ,,
VALÉRY,
Paul, 9- 1 0, 22, 26, 34
SMITH,Adam, 174
Léonard de, 190
SMOLAR,
Alexandre, 159
3
WALESA,
Lech,159-160, 213
SOLIMAN
le Magnifique, 146
175
WALRAS,
Léon,
SOLJENITSYNE,
' Alexandre, 6
WASHINGTON,
George, 12, 198
114
WATSON,
James, 189
SPAAK,Paul Henri,", 80, 86-87,
Richard von,
WEIZSÂCKER,
211
131
1
STALINE
(Joseph
WILSON,Thomas Woodrow,
Vissarionovitch Djougachvili,
12-14, 16, 32, 48
dit), 17, 20, 32,47-55, 57, 59WOHLSTETTER,
Albert, 215-216
60, 65, 67-70, 74, 78, 101-102,
Karol (voir JeanWOYTILA,
105, 109, 126, 136, 140, 147,
Paul II)
154, 157, 165-166, 170, 178,
YOSHIDA,
182, 206-207, 2166
Shigeru, 69-70
STANLEY
ZHOU Enlai, 1 1 1 , 1 67
(ambassadeur), 49
245
TABLE
Avant-Propos .................................................................7
Chapitre 1
GUERRES MONDIALES
La fin du xlx e siècle ......................................................9
Le mauvais traité .........................................................12
Les conséquences ........................................................16
Chapitre II
À LA RECHERCHE DE LA PAIX PERPÉTUELLE
De la SDN prématurée à l'imparfaite ONU ...............19
Ordre et légitimité .......................................................22
Contradictions .............................................................27
Équilibre ......................................................................31
Les Grands et les autres ..............................................38
Le programme des architectes de la paix....................45
Chapitre III
GLACIATION
La singulière alliance ..................................................47
Yalta : mythe et réalité ................................................50
Les suites immédiates de la victoire ...........................52
L'Europe de l'Est ........................................................55
247
Chapitre IV
LA NOUVELLE ALLIANCE
Le long télégramme.....................................................59
Le plan Marshall .........................................................61
La République fédérale d'Allemagne .........................62
L'OTAN......................................................................65
Du côté de l'Asie.........................................................68
Chapitre V
UNION EUROPÉENNE ?
Une géniale fuite en avant...........................................73
L'épreuve de la Communauté européenne de défense77
Des traités de Rome à Maastricht ...............................80
L'empreinte du général de Gaulle...............................84
Les limites géographiques de l'Union ........................91
Que faire de Maastricht ? ............................................93
Des nations et autres horizons.....................................96
Chapitre VI
ENTRE STALINE ET GORBATCHEV
'
Dégel, craquements et crises..................................... 101
Stratégie indirecte......................................................105
L'ère de la stagnation, et la détente...........................113
Les derniers spasmes.................................................121
Chapitre VII
TREMBLEMENT DE TERRE
Gorbatchev ................................................................125
La réunification allemande........................................132
La mort du monstre ...................................................136
Illusion du nouvel ordre mondial.............................. 140
248
Guerre en Europe ......................................................145
Victorieuse Russie ? ..................................................152
Les décombres de la tour de Babel ...........................157
Chapitre VIII
CHOCS EN ASIE
Après le siècle des États-Unis...................................161
De la restauration Meiji à Mao .................................163
De Hiroshima à Deng................................................168
Chapitre IX
MÉTAMORPHOSE
Les économistes et la réalité économique.................174
La multiplication des hommes et leur déracinement 179
La révolution scientifique et technologique..............186
Notes
Notes
Notes
Notes
Notes
Notes
Notes
Notes
Notes
du
du
du
du
du
du
du
du
du
chapitre
chapitre
chapitre
chapitre
chapitre
chapitre
chapitre
chapitre
chapitre
Notes
1....................................................197
11...................................................200
III.................................................205
IV..................................................208
V ...................................................211 1
V1..................................................215
VII ................................................ 219
VIII ............................................... 224
IX..................................................227
Index
Index général.............................................................235
Index des noms propres.............................................241
CET OUVRAGE A ÉTÉ COMPOSÉ
PAR LES ÉDITIONS FLAMMARION
Achevé d'imprimer en février 1996
sur presse CAMERON
par Bussière Camedan Imprimeries
à Saint-Amand-Montrond (Cher)
pour les éditions FLAMMARION
- N°
d'édit. : FF671601. - N" d'imp. : 1/279. Dépôt légal : mars 1996.
Imprimé en France
"0
MÉMOIRE
DU TEMPSPRÉSENT
« Qui veut observer son époque, scruter l'horizon et réfléchir
pour agir, doit remonter le temps. Il lui faut aborder l'histoire en
perspective comme un artiste qui dessine un paysage. Dans ce
livre, j'ai cherché à démonter les ressorts de la politique internationale du siècle qui s'achève, en vue de comprendre les "conditions initiales" du troisième millénaire.
Trois questions essentielles et interdépendantes sous-tendent
ce travail : le monde court-il le risque d'un conflit majeur, mettant
aux prises les principales puissances de la planète ? Le sous-développement est-il une fatalité ? L'homme est-il un apprenti sorcier
en train de perdre le contrôle des forces qu'il a déchaînées par le
"progrès" de la science et de la technologie ?
De l'époque qui s'achève, on ne retiendra pas seulement les
erreurs, les horreurs et les malheurs. Le xxe siècle laisse en héritage un ensemble de réalisations porteuses d'espérance pour tempérer la folie guerrière des hommes et pour améliorer leurs
conditions matérielles. Toutefois, il est encore trop tôt pour
attendre d'une organisation collective, si élaborée fût-elle, de
rendre tout conflit sanglant impossible, ou d'effacer la misère. »
.
tbrial
2
OU
ST S
..
- 6 III
115,00
FF
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