L`éthique végétale, ou comment animaliser les plantes pour

L’éthique végétale, ou comment animaliser les plantes pour
mieux subordonner les animaux
Du cri de la carotte à l’éthique végétale
De manière régulière, tous les véganes se font répondre « Mais les plantes aussi souffrent! »
argument que l’on surnomme communément « le cri de la carotte ». Il est tentant de
balayer cette objection du revers de la main tant il est difficile de lui accorder du crédit, mais
j’estime néanmoins qu’il convient d’étudier la question de manière plus sérieuse. Depuis
quelques années, en effet, nous assistons à la naissance d’une discipline soi-disant
scientifique appelée la neurobiologie végétale neuro- » devant ici se comprendre comme
une métaphore, car les plantes n’ont pas de neurones). Cette discipline cherche à étudier le
comportement des plantes, notamment le fait qu’elles peuvent communiquer entre elles et
coopérer, percevoir leur environnement et s’adapter à celui-ci, qu’elles seraient pourvues
de mémoire et seraient capables d’apprendre, et qu’elles seraient peut-être capables de
mouvements intentionnels dans la mesure elles peuvent explorer leur environnement et
utiliser celui-ci à leur avantage.1 En un mot, les plantes seraient intelligentes. Si ces
conclusions sont justes, cela ne mettrait-il pas les véganes dans une position arbitraire?
Afin d’aborder le problème de la manière la plus honnête possible, il est important de
consulter les sources directes de ces scientifiques étudiant la vie des plantes. Par exemple,
la conférence TED donnée par Stefano Mancuso (durée de 16 minutes et sous-titrée en
français ici) constitue une bonne initiation, très accessible, des recherches menées en
neurobiologie végétale :
On peut également s’intéresser à d’autres présentations de ces études, comme sur ce billet
de I Fucking Love Science! ou encore cette excellente et longue revue de presse de Michael
Pollan publiée dans The New Yorker. Il existe aussi une revue académique entièrement
dédiée à ce sujet et qui porte le titre de Plant Signaling & Behavior. On peut enfin découvrir le
travail du Laboratoire international de neurobiologie végétale, situé à Florence, en Italie, et
dirigé par Mancuso lui-même. Oui, c’est du sérieux.
(Il existe aussi certaines « études » qui, au moyen d’un détecteur de mensonges, auraient
démontré que les plantes possèdent une vie émotionnelle, car elles réagissent aux actions
que nous nous apprêtons à faire à leur endroit par exemple, lorsqu’on a l’intention de leur
arracher une feuille. Or, comme l’explique bien le Skeptic’s Dictionary (traduit ici en français
par les Sceptiques du Québec), il s’agit de frime scientifique, ou encore, de parapsychologie,
car ces résultats n’ont jamais pu être reproduits. Pour le reste de mon article, je ne
m’intéresserai donc pas à ces études pseudo-scientifiques, bien qu’il soit malheureux que
ces idées pourtant réfutées par la communauté scientifique continuent de circuler dans
l’imaginaire collectif…)
En se basant sur les travaux empiriques de la neurobiologie végétale, certains éthiciens,
comme Michael Marder et Matthew Hall, oeuvrent à développer l’éthique végétale(plant
ethics) dont l’objectif est d’analyser quelles sont nos obligations morales envers les
végétaux en tant qu’individus. Par exemple, est-il mal de tuer des plantes? noter que
l’éthique végétale se distingue de l’éthique environnementale: en effet, si cette
dernière s’intéresse aux plantes, elle le fait généralement dans une perspective collectiviste
ou holistique, en tant que parties d’un tout tel que l’écosystème, et non en tant qu’organismes
individuels. Les deux approches peuvent être compatibles, mais je m’intéresse ici à nos
devoirs envers les plantes en tant qu’organismes individuels.)
L’un des points d’aboutissement de l’éthique végétale est, on ne s’en doute pas, de brouiller
la frontière morale entre le règne animal et le règne végétal. À ce moment, un défi se pose
pour les antispécistes: si l’appartenance à une espèce n’est pas un critère moralement
pertinent, est-il justifiable de discriminer les plantes? N’est-il pas alors injuste de
protéger les animaux sans protéger également les végétaux? Et si les plantes ont aussi une
vie mentale, ne devient-il pas arbitraire de préconiser l’obligation morale du véganisme?
Dans cet article, je propose d’expliquer en quoi tous les travaux d’éthique gétale ainsi que
ces études scientifiques n’ont pas réussi à disqualifier le véganisme, car elles n’ont pas mis
en doute la validité du critère de considération morale. (Et pour gâcher la surprise, non, il
n’est toujours pas démontré que les plantes souffrent!)
De l’intelligence à la sentience: jouer sur les mots
Il n’est pas nécessaire de remettre en question les résultats empiriques de la neurobiologie
végétale, bien que je sente qu’ils jouent davantage sur une confusion conceptuelle qui ne
s’accorde pas très bien avec l’utilisation de ces concepts dans le cadre humain. Il n’est
pourtant pas difficile de croire que les plantes sont des entités complexes capables de réagir
de manière sophistiquée à leur environnement et de communiquer entre elles; les plantes
sont bien vivantes, ce qui implique qu’elles réagissent et s’adaptent, qu’elles sont capables
de bouger, de croître, afin de garantir leur survie. Qu’on appelle ça de l’intelligence ou
autrement m’est bien égal.
Le premier problème est que l’intelligence n’est pas un critère moralement pertinent. Il
suffit de l’appliquer à un cadre humain: qu’un humain soit intelligent ou non, qu’il soit capable
de s’adapter à son environnement ou non, n’a pas d’implication sur son statut moral. Einstein
n’a pas plus de droits fondamentaux que les individus ayant une sévère déficience
intellectuelle.
Un peu de satire, tant qu’à y être.
On peut aussi tester ce critère en l’appliquant à l’informatique: après tout, nous parlons bien
d’intelligence artificielle. Nous sommes aujourd’hui capables de créer des ordinateurs
pouvant apprendre et me réagir à des situations complètement nouvelles. Or, devons-
nous respecter les ordinateurs sous prétexte qu’ils sont intelligents? (Voire même,
potentiellement plus intelligents que nous!) Cela me paraît hautement insuffisant. Il en va de
même pour la capacité à communiquer. Il est devenu assez établi en physiologie
végétale que les plantes s’envoient des messages chimiques pour signaler la présence
d’intrus pouvant leur être nocifs, comme certains insectes; et qu’elles sont capables de
discriminer parmi les plantes de leur espèce et d’autres qui ne sont pas de leur espèce.
Encore une fois, je ne suis pas surpris de ces découvertes, et il est fort probable que les
plantes soient beaucoup plus sophistiquées que nous pouvons l’imaginer. Cependant, la
capacité à communiquer à elle seule n’implique rien sur le plan moral.
Si ni l’intelligence ni la capacité à communiquer en tant que telles n’ont de pertinence morale,
qu’est-ce qui compte? Ce qu’il manque dans les deux cas est la sentience, c’est-à-dire la
capacité à ressentir subjectivement le monde. Il ne suffit pas de pouvoir réagir à son
environnement, mais bien d’éprouver celui-ci, d’en faire l’expérience. Ces notions requièrent
une vie mentale, capable entre autres d’émotions et de sensations (comme la douleur ou le
plaisir). Lorsqu’une entité est sentiente, on dit alors qu’elle a des intérêts: elle a intérêt à ne
pas souffrir, intérêt à vivre des plaisirs, intérêt à rester en vie, etc. Des fonctions biologiques
sans sentience n’ont pas la même importance morale tant qu’elles ne sont pas associées à
une vie mentale: il faut pouvoir vivre ce qu’on subit pour en être réellement affecté. Et c’est
pourquoi les humains et les autres animaux sentients ont un statut moral si fondamental: non
pas à cause de leur intelligence, non pas parce qu’ils réagissent chimiquement à leur
environnement, mais bien parce qu’ils sont les sujets d’une vie psychologique unifiée.
Une analogie pourrait être utile. Pensons à une personne humaine tombée dans un coma
irréversible. Même si sa conscience est disparue, son corps demeure vivant et continue
d’accomplir ses fonctions biologiques: il respire et digère, son système immunitaire continue
de travailler, ses cheveux et ses ongles poussent, à la différence qu’il doit maintenant être
alimenté artificiellement. Si la personne comateuse est véritablement dans un état irréversible
et qu’elle est atteinte de mort cérébrale, il est difficile de dire qu’elle a encore des droits et
qu’elle peut être affectée par ce qui lui arrive. Son corps reste en vie, mais elle (la
personne) n’est plus vivante.
Cela nous mène au deuxième problème de l’éthique végétale: il n’est toujours pas
démontré que les plantes sont sentientes. Parler d’intelligence et de communication est
une chose, mais démontrer la sentience en est une autre. En fait, comme le fait remarquer
John Sanbonmatsu, les chercheurs en neurobiologie végétale admettent eux-mêmes qu’ils
n’ont aucune base scientifique pour avancer une telle chose:
«Après m’être un peu renseigné au sujet du Laboratoire, j’ai donc contacté Frantisek
Baluska, un de ses principaux chercheurs, et je lui ai demandé si lui-même et ses collègues
croyaient vraiment que les plantes sont sentientes et conscientes, qu’elles ressentent les
émotions comme le font les animaux, etc. Baluska m’a écrit que, alors qu’un jour il « se
pourrait que […] la sentience et la conscience spécifiques aux végétaux se révèlent encore
plus complexes que celles des animaux et des humains, » en réalité, « [n]ous ne pouvons
malheureusement rien affirmer quant à la vie affective des plantes, car la science actuelle ne
possède pas encore la maturité requise pour poser ces questions. » Autrement dit, ils n’en
savent rien, et ils ne se risqueraient pas à avancer cette assertion.»2
Autrement dit, cela demeure de la pure spéculation, car le saut d’intelligent à sensible est loin
d’aller de soi. Pour y aller d’une autre analogie, pensons sinon au système immunitaire.
Celui-ci est très sophistiqué: il est capable de développer des anticorps en rencontrant des
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