UNIVERSITATEA DIN CRAIOVA Centrul de Studii asupra Imaginarului şi Raţionalităţii “Mircea Eliade” UNIVERSITÉ LYON III Institut de Recherches Philosophiques de Lyon SYMBOLON 8 Bachelard: art, littérature, science Coordinateurs Jean-Jacques Wunenburger Ionel Buse 2012 Comitetul de redacţie Director Ionel Buşe Redactor şef Cătălin Stănciulescu Redactori Gabriela Boangiu, Marian Buşe, Dorin Ciontescu-Samfireag, Ioan Lascu Comitetul Ştiinţific Sorin Alexandrescu (Universitatea din Amsterdam, director CESI, Universitatea din Bucureşti) Alberto Filipe Araújo (Université du Minho, Braga, Portugal) Corin Braga (Universitatea Babeş-Bolyai, Cluj, director CCI) Ionel Buşe (Universitatea din Craiova, director CSIR « Mircea Eliade ») Anna Caiozzo, (Université Paris Diderot) Jean Libis (vice-président de l'«Association Internationale Gaston Bachelard») Pilar Pérez (Université Autonome de Madrid) Maryvonne Perrot (Université Bourgogne, directrice du Centre Gaston Bachelard) Bruno Pinchard (Université Lyon III, directeur du Centre de Circulation des Idées) Giselle Vanhese (Université de la Calabre, Arcavacata di Rende) Jean-Pierre Sirroneau (Professeur émérite, Université Pierre Mendès de Grenoble) Joël Thomas (Université de Perpignan) Jean-Jacques Wunenburger (Université Lyon III, directeur de l'Institut de Recherches Philosophiques, président de l’«Association Internationale Gaston Bachelard»)) ISSN 1843 - 4843 ISBN: 978-2-36442-026-7 Editions Universitaires de Lyon III SOMMAIRE PREFACE 5 LA DEFECTION DU FIL D’ARIANE 7 JEAN LIBIS PENSER PAR IMAGES AVEC BACHELARD: VARIATION SUR L’EXEMPLE DE L’IMAGE DE LA MACHIN 16 PHILIPPE RICAUD BACHELARD ET LE COMPLEXE DE PYGMALION 33 RENATO BOCALI BACHELARD ET LA REVERIE: VERS UNE NOUVELLE HYPNOCRATIE 46 VALERIA CHIORE ONTOLOGIE DU COGITO REVEUR 58 IONEL BUSE IMAGE VERBALE, IMAGE PICTURALE DANS L'ŒUVRE DE BACHELAR 66 MARYVONNE PERROT GASTON BACHELARD ET LA REVERIE ALCHIMIQUE SUR L’IMAG 74 GISELE VANHESE BACHELARD LECTEUR IN FABULA: LES REVERIES AU MIROIR SEMIOTIQUE D’UMBERTO ECO 87 CLAUDIA STANCATI IMAGES TRANSITIVES, ENTRE LA REVERIE ET LA PEDAGOGIE IMAGINALE 98 FRANCESCA ANTONACCI BACHELARD ET LE ZEN 111 MARIA NOEL LAPOUJADE L’EAU ET LE FEU DANS LE MONDE PREHISPANIQUE 131 MARCO A. JIMENEZ, ANA MARIA VALLE VASQUEZ ASPECTS SE L’ESPACE BACHELARDIENN POETIQUE EMINESCIEN DANS UNE PERSPECTIVE 148 ION HIRGHIDUŞ RIMBAUD – UNE LECTURE BACHELARDIENNE 158 MIRELA VIJULIE, LAZĂR POPESCU EMILIO PRADOS. L’IMAGINAIRE DE LA TRANSCENDANCE POÉTIQUE GEO CONSTANTINESCU 177 4 | Sommaire L'IMAGE, LE SYMBOLE ET LA METAPHORE: AUTOUR DE GASTON BACHELARD 184 HYUN-SUN DANG GASTON BACHELARD, PRECURSORE DELL’IMMAGINARIO URBANO. DALLE CASEALLE CITTÀ: UNA LETTURA CONTEMPORANEA DELLA POETICA DELLO SPAZIO 192 AUROSA ALISON RYTHME, VIE ET PENSEE CHEZ PSYCHANALYSE ET CHRONOBIOLOGIE BACHELARD. LA RYTHMANALYSE ENTRE 202 JULIEN LAMY LE LANGAGE DU SUR. BACHELARD ET LE SURRATIONALISME 234 FRANCESCA BONICALZI BACHELARD ON LANGUAGE AND METAPHOR 245 CATALIN STANCIULESCU BACHELARD ET LUPASCO. LOGIQUES, DIALECTIQUES ET MECANIQUE QUANTIQUE 251 VINCENT BONTEMS «ÉTATS D’AME». BACHELARD ET LA «PSYCHOLOGIE DE LA PATIENCE SCIENTIFIQUE» 267 CARLO VINTI HOMMAGE A GILBERT DURAND: GILBERT DURAND ET L’IMAGINAIRE CHINOIS CHAOYING DURAND-SUN 280 BACHELARD ET LUPASCO. LOGIQUES, DIALECTIQUES ET MÉCANIQUE QUANTIQUE VINCENT BONTEMS LARSIM-CEA, PARIS In this paper we study the conceptual relations between the works of Gaston Bachelard and Stefan Lupasco. Lupasco’s “principle of antagonism” is cited by Bachelard in La Philosophie du non (1940), where he emphasizes the relevance of its “dialectic” to understand the dynamics of science. Bachelard also encourages the publication of L’Expérience microphysique et la Pensée humaine (1941), which contains multiple references to his own book L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine (1936). Despite these convergences, the two philosophers disagree deeply about the meaning of the mathematical operators in quantum mechanics. Also, the discussion that occurred after Bachelard’s communication at the French Philosophical Society (1950) shows Bachelard’s opposition to Lupasco‘s metaphysical conception of logic. The concept of contradiction has different meanings in the Philosophy of No and in the “contradictory logic”. Keywords: Bachelard, Contradiction, Dialectic, Logic, Lupasco, Operators, Quantum mechanics. Dans son hommage au philosophe Stéphane Lupasco (Ştefan Lupaşcu), le peintre Georges Mathieu (ceux qui ont connu la pièce de dix francs s’en souviennent) relate leur première rencontre en lui prêtant ces propos amers : «mes premières thèses datent de 1935 mais elles me furent hélas pillées par Gaston Bachelard qui publia en 1940 La Philosophie du non»1. Sans demander davantage de précisions, Mathieu surenchérit en allant jusqu’à faire état de «plagiat»: Ce que vous dites ne m'étonne nullement. Il suffit de comparer son Nouvel Esprit scientifique de 1934 et La Philosophie du non qui date de 1940. Dans ce dernier ouvrage, l'on trouve la résurgence de toutes vos expressions et des Georges MATHIEU, «Mon ami Lupasco», Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires, n° 13, 1998. http://ciret-transdisciplinarity.org/ bulletin/b13c1.php 1 252 | Vincent Bontems références à Pauli et à Dirac. Il parle d'énergie négative, de masse négative, concepts qui ne sont plus pour lui de pures constructions de l'esprit. Il se rend compte d'une rupture des niveaux de connaissance et parle de surrationalisme. Il avoue que la science contemporaine a établi une nouvelle rupture épistémologique et précise mieux encore en admettant que l'étude de la microphysique l'oblige à penser autrement que ne l'obligeait une structure invariable de l'entendement. L'on croirait vous entendre. C'est pourtant vous, Maître, qui avez fait la révolution de l'entendement. Pas lui. L'on voit aussi surgir le thème nouveau de la dynamique liée à l'énergie, de l'homogénéité dispersée. Il veut désormais mettre les pensées avant les expériences, échapper à la localisation euclidienne et enfin rompre le déterminisme cérébral. C'est un véritable plagiat. Je conçois votre amertume devant une telle escroquerie. L'Histoire le punira.2 Un plagiat supposerait que Lupasco ait devancé Bachelard et que ce dernier ait exploité son travail sans le citer. Mathieu en veut pour preuve les éléments introduits dans La Philosophie du non (1940) par rapport au Nouvel Esprit scientifique (1934), qui seraient issus, selon lui, des deux thèses de Lupasco: Du Devenir logique de l’affectivité (1935) et La Physique macroscopique et sa Portée philosophique (1935). Or, non seulement Bachelard cite explicitement le premier volume de la thèse principale de Lupasco («Le dualisme antagoniste et les exigences historiques de l’esprit»), mais, alors que rien ne l’y obligeait, il mentionne aussi le manuscrit de L’Expérience microphysique et la Pensée humaine, que Lupasco lui avait communiqué et qui ne sera publié qu’en 1941. Il est donc loin de dissimuler sa source, il encourage sa publication ! En outre, les exemples de plagiat que Mathieu énumère ne sont guère probant: «énergie négative» et «masse négative» sont des interprétations fort communes de l’équation de Paul Dirac qui conduisit à la découverte de l’antimatière; le «surrationalisme» est le titre d’un article publié en 1936 dans la revue Inquisitions; l’expression «rupture épistémologique» n’apparaitra que dans le Rationalisme appliqué (1949); quant à la conception évolutive de la raison et la remise en question de la géométrie euclidienne, elles sont déjà clairement affirmées dans le Nouvel Esprit scientifique. Bref, l’accusation fait long feu, et rien ne prouve d’ailleurs que Lupasco y ait souscrit. À nos yeux, le seul intérêt de cette querelle est qu’elle incite à étudier plus précisément les relations qui se nouèrent entre ces deux penseurs originaux. Pour ce faire, nous évoquerons leurs analyses respectives de la mécanique quantique et la manière dont Bachelard se réfère aux travaux de 2 Ibid. Bachelard: art, littérature, science | 253 Lupasco dans la Philosophie du non. Puis, nous montrerons que ce sont en fait les œuvres de Bachelard, en particulier L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine (1936), qui informèrent la réflexion épistémologique de Lupasco sur la mécanique quantique exposée dans L’Expérience microphysique et la Pensée humaine. Enfin, à la lumière de ces références croisées, nous analyserons la brève discussion entre les deux philosophes, qui eut lieu le 25 mars 1950, lors d’une séance de la Société française de Philosophie, et dont l’enjeu était le statut de la logique dans la pensée rationnelle. Métaphysique et microphysique Bachelard n’avait pas attendu Lupasco pour s’intéresser à la mécanique quantique. En 1932, il publie «Noumène et microphysique»3 dans les Recherches philosophiques. Il y met en évidence la désubstantialisation que fait subir la microphysique à ses objets: «Il n’y a alors de propriétés substantielles qu’au-dessus – non pas au-dessous – des objets microscopiques. La substance de l’infiniment petit est contemporaine de la relation»4. Il introduit alors les notions complémentaires de «noumène» et de «phénoménotechnique» pour caractériser la physique contemporaine et il souligne l’importance de la notion d’opérateur pour comprendre les implications philosophiques du formalisme quantique. Ces éléments sont la base de ses analyses ultérieures de la microphysique, que ce soit dans L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine, La Philosophie du non, Le Rationalisme appliqué ou L’Activité rationaliste de la physique contemporaine (1953). C’est sans doute, cependant, ce premier écrit qui propose le plus explicitement de réformer la métaphysique pour faire advenir une ontologie adaptée à la réalité quantique. Bachelard y explique que l’objet microphysique n’est plus une substance, une «chose» comme le supposait la métaphysique fondée sur la physique classique étudiant des objets situés à notre échelle, mais un noumène, une structure mathématique susceptible de s’actualiser sous forme de particule ou d’onde en fonction du dispositif phénoménotechnique. L’objet microphysique est une «chose-mouvement» qui rompt la distinction ordinaire entre les catégories langagières du substantif et du verbe, entre l’être et le devenir: Dans le monde inconnu qu’est l’atome, y aurait-il donc une sorte de fusion entre l’acte et l’être, entre l’onde et le corpuscule ? Faut-il parler d’aspects 3 4 L’article est repris dans Gaston BACHELARD, Études, Paris, Vrin, 1970, p. 11-24. Ibid., p . 13. 254 | Vincent Bontems complémentaires ou de réalités complémentaires ? Ne s’agit-il pas d’une coopération plus profonde de l’objet et du mouvement, d’une énergie complexe où convergent ce qui est et ce qui devient? 5 Ce passage marque une prise de distance précoce à l’égard du principe de complémentarité de Niels Bohr, qui cherche à rationaliser la double traduction de la mécanique quantique en termes classiques en posant leur incompatibilité. Bachelard préfère le terme de «fusion», qui était celui employé par Albert Einstein dans son article de 1909. Il défend une nouvelle intuition physique élaborée directement à partir de l’objet mathématique défini dans un espace abstrait. Cette visée sera approfondie dans L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine, en particulier en ce qui concerne la révision du concept de «localisation». Abel Rey fut le directeur d’une thèse de Bachelard ainsi que le président du jury de Lupasco – sa fille, Alde Lupasco-Massot, rappelle qu’il fit preuve d’une bienveillance d’autant plus méritoire qu’il ne partageait pas les vues de l’impétrant6. Le «scientiste» ne devait en effet guère approuver les prétentions métaphysiques de Lupasco, qui affirmait sans ambages élaborer une «logique du contradictoire» épousant le devenir énergétique de l’être. Dans son idée, la logique traditionnelle, basée sur les principes d’identité, de non-contradiction et du tiers-exclu, ne convient qu’à la matière inerte qu’étudie la physique classique à notre échelle. Dès lors qu’on aborde la thermodynamique, et a fortiori la mécanique quantique, elle doit céder la place à une logique plus fondamentale capable de restituer le devenir contradictoire de l’énergie caractérisée en premier lieu par le fait qu’un objet microphysique n’est pas toujours identique à lui-même. Une seconde logique se développe à partir des principes de contradiction et de tiersinclus. Une dialectique règle alors les rapports entre ces deux logiques. Cette dialectique n’est pas celle de Georg Wilhelm Friedrich Hegel mais tout aussi ambitieuse: Léon Brunschvicg, le directeur de l’autre thèse de Bachelard, salua le travail de Lupasco comme l’œuvre d’un «Hegel du XXe siècle». La dialectique de Lupasco substitue au mouvement thèse-antithèse-synthèse une autre dynamique: quand l’énergie prend une forme A, l’état non-A n’est pas annihilé mais «virtualisé» (ou «potentialisé»7). Ainsi, toute actualisation Ibid., p. 12. Alde LUPASCOT-MASSOT, «Lupasco et la vie», Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires, n° 13, 1998. http://cirettransdisciplinarity.org/bulletin/b13c5.php 7 Dans ses premiers écrits, Lupasco ne distingue pas très nettement entre les notions de virtuel et de potentiel. Il clarifiera sa position par la suite, notamment dans 5 6 Bachelard: art, littérature, science | 255 d’un état suppose la virtualisation de l’état antagoniste, le dépassement de la contradiction ne pouvant s’opérer qu’à un niveau d’ordre supérieur, par la considération d’un état total (A et non-A) qui n’est pas une synthèse, mais représente à son propre niveau une actualisation et implique réciproquement une nouvelle virtualisation, etc. Pour Lupasco, «le principe de complémentarité contradictoire [ou “principe d’antagonisme”] doit remplacer le principe de non-contradiction, comme fondement du logique»8. Cette «logique» trivalente n’est pas celle développée par Alfred Tarski et l’école polonaise (qui pose ni A ni non-A comme tiers-état). À vrai dire, elle n’est pas une logique au sens ordinaire du terme : elle ne s’applique plus seulement à des propositions, mais aux états de n’importe quel système dont l’énergie potentielle peut s’actualiser. Elle acquiert une valeur d’élucidation lorsqu’elle est appliquée à la microphysique, car la dialectique entre actuel et potentiel rend compte de certaines contraintes théoriques et expérimentales propres à la mécanique quantique, en particulier la non-commutativité des opérateurs, les inégalités de Werner Heisenberg et la dualité «onde-corpuscule»: lorsque la mesure effectuée sur un système quantique détermine la position, elle induit l’actualisation d’une particule, dont on ne connaît pas précisément la quantité de mouvement ; les autres observables du système quantique, qui relèvent de sa forme ondulatoire, ne disparaissent pas pour autant, elles sont en réalité encore présentes (par exemple, c’est toujours la fonction d’onde d’Erwin Schrödinger qui détermine l’évolution ultérieure du système) mais elles sont virtualisées; réciproquement, lorsqu’un autre dispositif expérimental permet de mesurer avec précision le déplacement d’une onde dans l’espace, les observables liées à la position d’une particule, sont aussi présentes mais, elles aussi, virtuellement. Le «principe de complémentarité» de Niels Bohr, qui n’a qu’un sens méthodologique, n’est qu’un pis-aller : «Lorsque donc on dit que l’onde et le corpuscule sont incompatibles, que leurs notions sont contradictoires, c’est là une affirmation superficielle. Leurs logiques respectives relèvent de la même logique classique, bivalente et à transcendance de non-contradiction»9. Au contraire, le principe de «Quelques remarques sur la notion de potentialités» (in Qu’est-ce qu’une Structure ?, Paris, Bourgeois, 1967). Pour une étude approfondie de cette question, voir Vincent BONTEMS, Essai sur les implications philosophiques de la relativité d’échelle de Laurent Nottale, Mémoire de D.E.A. sous la direction d’Eric Brian, EHESS, 2001, p. 59-76. 8 Stéphane LUPASCOT, L’Expérience microphysique et la Pensée humaine, Paris, Presses Universitaires de France, 1941, p. 286. 9 Ibid., p. 81. 256 | Vincent Bontems réciprocité contradictoire de Lupasco a une portée ontologique. L’incompatibilité des représentations ondulatoire et corpusculaire découle d’une dynamique contradictoire d’actualisation et de virtualisation, qui rénove la métaphysique de l’acte et de la puissance et dont la portée est plus générale. Au moment où il écrit la Philosophie du non, Bachelard avait connaissance du premier tome de la thèse principale de Lupasco et avait lu aussi le manuscrit de La Physique macroscopique et sa Portée philosophique. Il mentionne explicitement, et en des termes élogieux, les travaux de Lupasco au moment où il précise le statut de sa propre «dialectique». Celle-ci se démarque de celle de Hegel ainsi que de la dialectique de «juxtaposition» d’Octave Hamelin. Selon Bachelard, la dialectique philosophique la plus proche de la dialectique scientifique est celle de Lupasco: Dans le sens de ce rapprochement [entre la dialectique philosophique et la dialectique scientifique], nous pouvons citer les travaux de Stéphane Lupasco. Dans sa thèse importante sur Le dualisme antagoniste et les exigences historiques de l’esprit, Stéphane Lupasco a étudié longuement toutes les dualités qui s’imposent à l’esprit tant du point de vue scientifique que du point de vue psychologique. Stéphane Lupasco a développé sa philosophie dualistique en la référant aux résultats de la physique contemporaine dans un travail qu’il a bien voulu nous communiquer en manuscrit. Ce dernier travail dégage heureusement une solide métaphysique de la microphysique. Il serait souhaitable qu’il pût être publié.10 Bachelard reconnait donc à Lupasco le mérite d’avoir construit une «solide métaphysique de la microphysique»: sa dialectique épouse les contraintes du formalisme quantique et, en rénovant le couple aristotélicien puissance-acte, elle résout les paradoxes liés à l’emploi de notions classiques en mécanique quantique. Mais il signale aussi ses excès: quelle que soit sa témérité conceptuelle, Bachelard ne peut plus suivre Lupasco quand ce dernier prétend instituer une métaphysique a priori qui explique le déploiement des concepts scientifiques. Nous n’allons pas toutefois aussi loin que S. Lupasco. Il n’hésite pas à intégrer, en quelque sorte, le principe de contradiction dans l’intimité du savoir. L’activité dualisante de l’esprit est, pour lui, incessante. Pour nous, elle se borne à mettre en marche une sorte de kaléidoscope logique qui bouleverse soudainement des rapports, mais qui garde toujours des formes. Notre surrationalisme est donc fait de systèmes rationnels simplement juxtaposés. Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, Paris, Presses Universitaires de France, 1975, p. 136. 10 Bachelard: art, littérature, science | 257 La dialectique ne nous sert qu’à border une organisation rationnelle par une organisation surrationnelle très précise. Elle ne nous sert qu’à virer d’un système vers un autre11. Bachelard ne croit pas qu’une philosophie première puisse déterminer l’ontologie et respecte l’autonomie des sciences. Il se contente de pointer les transformations que le progrès des sciences induit pour toute visée réaliste. Son surrationalisme ne recours à la dialectique qu’au moment où un concept change de sens, c’est-à-dire où il bascule d’un horizon théorique vers un autre. Au contraire, pour Lupasco, la dialectique est une dynamique qui agit à l’intérieur même de la science et qui décrit le processus même de l’être, le devenir de l’énergie. La différence entre Bachelard et Lupasco se joue donc dans l’articulation de la microphysique et de la métaphysique. Non pas que l’un serait un pur épistémologue se refusant à toute spéculation et l’autre un métaphysicien s’emparant de la science sans égard pour sa structure mathématique, mais Bachelard élabore une «méta-microphysique», selon la formule judicieuse de Charles Alunni12, finement délimitée, tandis que Lupasco ne conçoit ses analyses de la microphysique que dans une théorie générale de la connaissance et de l’être. Réalismes et opérateurs Après avoir soutenu ses thèses, Lupasco étudia les travaux de nombreux épistémologues, y compris ceux de Bachelard13. On trouve dans L’Expérience microphysique et la Pensée humaine¸ de nombreuses références à L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine (le titre même du livre de Lupasco est peut-être inspiré de celui du Bachelard). Ces références, censées signaler leurs points d’accord, manifestent paradoxalement la divergence de leurs raisonnements. Quand Lupasco approuve la caractérisation du «nouvel esprit scientifique» en tant que rupture avec la physique du continu (équations différentielles) et découverte du discontinu (quantum d’action), il ne se situe pas dans la même perspective que Bachelard : Ibid., p. 137. Charles ALUNNI, «Relativités et puissances spectrales chez Gaston Bachelard», Revue de Synthèse, n°1, 1999, p. 107. 13 On sait, par exemple, qu’il fit le compte-rendu de La Dialectique de la durée, dans la revue Thalès en 1936. 11 12 258 | Vincent Bontems En postulant le discontinu quantique au sein des phénomènes, l’esprit humain semblera, au fur et à mesure du développement de la physique qu’il engendre ainsi, plus actif, plus agissant dans l’ordre des faits naturels. Si bien que M. G. Bachelard verra là la marque du nouvel esprit scientifique. Mais, croyons-nous, l’esprit scientifique, dit classique, était aussi agissant, seulement, dans une direction opposée et, d’autre part, tellement habituelle et à ce point couronnée de succès qu’on en discernait plus l’apport.14 Pour Bachelard, la découverte du quantum d’action marque une rupture dans le progrès de nos connaissances et instaure une asymétrie historique entre les conceptions encore classiques et le nouveau concept d’objet, le «sur-objet», qui s’impose avec la mécanique quantique. Pour Lupasco, la physique classique est la physique du continu et la mécanique quantique celle du discontinu, dans la mesure où il s’agit de deux dérivations antagonistes issue de la même dialectique: la physique classique s’appuie sur le principe de non-contradiction tandis que la mécanique quantique repose sur le principe de contradiction. Son système implique donc une symétrie anhistorique du continu et du discontinu. Le développement qui suit ce passage repère dans l’avènement du quantum d’action le triomphe de l’intuition atomistique des Anciens, ce qui est tout à l’opposé des analyses développées par Bachelard dans les Intuitions atomistiques (1933). Lupasco se revendique aussi de Bachelard quand il critique, de manière assez perspicace, les paradoxes qui naissent de l’interprétation des relations d’indétermination par Heisenberg lui-même. Supposant d’abord le concept classique de particule, le physicien allemand montre les contradictions résultant des relations d’indétermination. Il argue du fait que l’observation est une interaction entre le système et l’observateur pour en conclure que c’est seulement dans le cadre de cette relation qu’il y a contradiction. Ce n’est pas la Nature qui est contradictoire, mais nos catégories d’objectivation qui limitent la connaissance que nous pouvons en prendre. Pour Lupasco, ce retour au subjectivisme néokantien représente un paradoxe puisque c’est bien le caractère objectif du quantum d’action qui a imposé en premier lieu la critique des conceptions classiques: Parler donc d’une Nature profonde non-contradictoire et qui pourrait même être déterministe, dans le sens classique, indépendamment de nous, n’est qu’une vieille manière d’accorder encore un maigre aliment à cette vieille 14 LUPASCOT 1941, p. 22-23. Bachelard: art, littérature, science | 259 habitude du réalisme, comme dirait M. G. Bachelard, au principe d’identité de la logique classique, auquel ce réalisme correspond, dirions-nous.15 Chez Bachelard, la critique du réalisme en microphysique porte essentiellement, comme nous l’avons souligné, sur le substantialisme des représentations classiques (qui suppose, par exemple, le caractère localisable des objets). Il ne s’agit pas de mettre en cause l’objectivité de la connaissance mais de réviser les concepts assurant la visée ontologique des équations. Certes, Bachelard refuserait aussi une interprétation néokantienne et Lupasco ne le cite donc pas à mauvais escient, mais il le cite hors de propos, car la «vieille habitude du réalisme» n’a pas de rapport immédiat avec la question16. Fidèle à la dualité des logiques, Lupasco réinterprète la critique bachelardienne du réalisme comme s’adressant en fait au principe de noncontradiction de la physique classique. Il réinsère Bachelard au sein de sa propre dialectique et situe sa critique sur un plan «logique», car il souhaite l’enrôler dans sa démontration que la Nature est contradictoire en ellemême. Bachelard et Lupasco, même quand ils semblent converger sur des points précis, ne s’accordent donc guère sur le fond. Dans un long passage (de la page 120 à la page 131), Lupasco commente le chapitre IV de L’Expérience de l’espace dans la physique contemporaine («Les opérateurs mathématiques»). Il indique au sujet de la notion d’opérateur que «Bachelard en a dégagé le sens avec une clarté des plus saisissante»17. Il signale pourtant immédiatement qu’il ne souscrit pas au jugement émis par Bachelard selon lequel les opérateurs en mécanique quantique manifeste la «valeur inductive des mathématiques». Il se trompe, en fait, sur le sens que Bachelard accorde à cette expression, et on peut en déduire qu’il n’a pas lu La Valeur inductive de la relativité (1929). S’il l’avait fait, il saurait qu’il ne faut pas entendre «induction» comme généralisation abstraite à partir de cas particuliers, mais par analogie avec l’induction électromagnétique: un courant électrique circulant dans une bobine induit l’existence d’un champ magnétique et, réciproquement, le mouvement d’un aimant dans une bobine induit un courant électrique. Si la mécanique quantique est une science «nouménale», c’est parce que sa structure mathématique induit la possibilité phénoménotechnique de produire tel ou Ibid., p. 115-116. Pour une analyse détaillée des divers «réalismes» de Bachelard, voir Michel-Élie MARTIN, Les Réalismes épistémologiques de Gaston Bachelard, Paris, Éditions universitaires de Dijon, 2012. 17 LUPASCOT 1941, p. 120. 15 16 260 | Vincent Bontems tel phénomène. Croyant que Bachelard prête à la mécanique quantique une justification empirique, Lupasco s’engage dans une vaine querelle en faveur de «la démarche déductive de l’esprit [qui] se caractérise par cette opération qui consiste à vouloir imposer aux faits son ordre rationnel»18. On pourrait dire qu’il est donc plus proche de Bachelard au moment précis où il croit s’en démarquer. Mais, à y regarder de plus près, la même divergence de fond se manifeste tout au long de son analyse: s’il reprend l’idée que la notion d’opérateur redéfinit le rapport des mathématiques à la physique, il n’accorde pas le même sens à ce jugement. Pour Bachelard, l’opérateur fait accéder la mathématique à un nouveau statut au sein de la physique parce que «l’opérateur est une sorte de fonction expectante, prête à travailler une matière algébrique quelconque»19. L’opérateur marque une rupture avec les conceptions positivistes, où l’épistémologie «était réaliste en ce qui concerne les événements, linguistique en ce qui concerne les mathématiques»20. Désormais, la mathématique ne peut être tenue pour un langage portant sur des faits donnés indépendamment : un opérateur mathématique constitue la structure interne de la réalité physique. Il ne prend sens que lorsqu’il est appliqué et sa structure prescrit ce qui est observable. La beauté spécifique de la mécanique quantique est alors de manifester la solidarité entre la complexité de son formalisme et les exigences expérimentales propres à son domaine d’application: «Il semble que les opérateurs mathématiques de la microphysique refusent de travailler sur un réel sans structure ou qu’ils reconnaissent le caractère factice des objets élémentaires proposés par la philosophie de la simplicité»21. Au contraire, les analyses de Lupasco n’ont pour but que de réinsérer les opérateurs dans le mouvement général de la «démarche déductive» et de les opposer dogmatiquement au caractère inductif des grandeurs physiques. Si bien qu’il rejette les conclusions de Bachelard et identifie sa conception des opérateurs à «quelque ontologie, en fin de compte, de caractère hégélien»22. Lupasco sait, certes, que Bachelard ne se revendique pas de Hegel, mais, dans son système de pensée, toute LUPASCOT 1941, p. 120. Gaston BACHELARD, L’Expérience de la physique dans la physique contemporaine, Paris, Félix Alcan, 1937, p.92. Pour plus de précisions sur la notion d’opérateur chez Bachelard, voir Vincent BONTEMS, Bachelard, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 221-222. 20 BACHELARD 1937, p.89. 21 BACHELARD 1937, p. 108. Cette citation ne figure pas dans l’ouvrage de Lupasco. 22 LUPASCOT 1941, p. 129. 18 19 Bachelard: art, littérature, science | 261 dialectique qui n’adopte pas le principe d’antagonisme est forcément hégélienne: M. Bachelard se défendrait sans doute d’être pris pour un hégélien; et il aurait peut-être raison. Mais nous avons raison également: nous croyons, en effet, que toute pensée dialectique, quelle qu’elle soit, qui fait de la contradiction une valeur simplement instrumentale au service d’une synthèse supérieure, ne peut éviter, même si elle le veut et croit s’arrêter en route, d’aboutir au système de Hegel.23 Peut-être est-ce ce soupçon d’hégélianisme qui explique pourquoi, dans La Philosophie du non, Bachelard tenait à se démarquer non seulement de Hegel mais aussi à souligner son intérêt initial pour la dialectique de juxtaposition de Hamelin. En tout cas, en louant Lupasco, il se montrait particulièrement bienveillant à l’égard d’un jeune collègue qui déformait sa pensée et cherchait à toute force à le faire rentrer dans son système. Logiques et contradictions Même si les accusations de Mathieu sont sans fondement, on peut se demander si la lecture de Lupasco n’aurait pas incité Bachelard à envisager la réforme de la logique, c’est-à-dire à formuler une logique non aristotélicienne adaptée au formalisme de la mécanique quantique. Le chapitre V de La Philosophie du non («La logique non-aristotélicienne») est tout entier consacré à cette question alors que le nom de Lupasco n’y apparaît pas. Bachelard n’avait cependant nullement besoin de se référer à Lupasco pour développer son raisonnement. Dès 1928, il émettait déjà la conjecture d’une pluralité des logiques en fonction des exigences à la fois mathématiques et expérimentales des divers domaines physiques définis en fonction de leur échelle d’application: «À chaque ordre de grandeur, sa physique, et peut-être sa logique»24. Quand il reprend cette question dans La Philosophie du non, il le fait à la lumière de son analyse de la non-localité de l’objet microphysique dans l’espace des phases: «l’espace de l’intuition ordinaire où se trouvent les objets n’est qu’une dégénérescence de l’espace fonctionnel où les phénomènes se produisent»25. Puis, il indique la solidarité entre les intuitions du sens commun et la logique ordinaire en tant que «physique de l’objet quelconque», c’est-à-dire selon la définition de la LUPASCOT 1941, p. 131. Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, Paris, Vrin, 1973, p. 109. 25 BACHELARD 1940, p.109. 23 24 262 | Vincent Bontems logique par son ami Ferdinand Gonseth. Il souligne qu’il existe déjà toute une variété de tentatives d’élaborer des logiques non-aristotéliciennes trivalentes (se référant aux travaux d’Olivier Reiser). S’il ne mentionne pas Lupasco, c’est qu’il distingue deux statuts possibles du principe d’identité que ce dernier confondait dans sa critique: il y a, d’une part, ce qu’il nomme le postulat de tautologie, qui stipule que le même mot à toujours le même sens et qui est indispensable à tout raisonnement, et, d’autre part, le postulat d’identité, qui pose la permanence de l’identité d’un objet. C’est seulement ce second statut, c’est-à-dire la portée ontologique implicite du principe d’identité, qu’il faut réviser pour comprendre la mécanique quantique: «une physique heisenbergienne devrait dialectiser le postulat d’identité»26. C’est donc un principe de logique appliqué, en tant que postulat physique, qui est révisé et non le principe d’identité en tant que fondement de la logique. La réforme de la logique qui est alors envisagé n’est pas celle de Lupasco, mais l’élaboration d’une logique trivalente telle qu’esquissée par Paulette Destouches-Février dans le prolongement des travaux de Tarski, où des propositions incompatibles peuvent être appliquées au même objet en étant tenues pour vraies séparément. La troisième valeur de cette logique trivalente n’est plus alors A et non-A à la fois mais la valeur «absurde», c’està-dire ni A ni non-A. Enfin, Bachelard insiste sur la «modestie» de cette élaboration comparée à la complexité de la construction mathématique de la mécanique quantique, car «une organisation logique est une simple distribution du vrai et du faux. Elle n’est pas une construction toujours en action comme les mathématiques ou la physique»27. Par ailleurs, quand il s’interroge sur des applications possibles de la logique non-aristotélicienne hors du domaine de la microphysique, Bachelard se garde de faire référence à Lupasco, il convoque plutôt la sémantique générale d’Alfred Korzybski. Si l’on a suivi ce raisonnement, on comprendra que le compliment de Bachelard à l’égard de Lupasco portait bien uniquement sur sa conception de la dialectique (et en prescrivant des limites à celle-ci) et nullement sur sa conception de la logique. C’est ce point que met en lumière la vive discussion qui eut lieu lors de l’intervention de Bachelard devant la Société française de philosophie sur le thème «De la nature du rationalisme». Cette conférence est devenue fameuse, en particulier parce que Bachelard y fit état de la séparation entre les versants «diurne» (l’épistémologie) et «nocturnes» (la poétique) de son 26 27 Ibid., p. 116. Ibid., p. 125-126. Bachelard: art, littérature, science | 263 œuvre. Mais elle fut surtout pour Bachelard l’occasion de réaffirmer que «le rationalisme est nécessairement ouvert»28 et de défendre un «rationalisme dialectique» à propos duquel il précisait d’emblée qu’il «ne peut être automatique et ne peut pas être d’inspiration logique»29. Une telle remarque était peut-être adressée à Lupasco, qui figurait dans l’assistance. En tout cas, la discussion qui eut lieu entre les deux hommes confirma leur désaccord sur la nature de la dialectique et surtout sur le statut de la logique. Lupasco posa deux questions à Bachelard: «Pourquoi préfère-t-il le mot rationalisme au mot logique?» et «s’il s’agit de modifier les fonctions du rationnel, qu’est ce qui constituera les critères du rationalisme?»30. On comprend sans peine l’intention qui guide ces deux interrogations: si au lieu de «rationalisme» dialectique, il était question de «logique» dialectique, Lupasco pourrait faire valoir sa logique du contradictoire comme étant la clef de voûte des analyses épistémologiques de Bachelard; ce moteur dialectique est d’autant plus nécessaire, à ses yeux, qu’il permet à son système de s’auto-justifier, tandis que le rationalisme bachelardien ne se justifie qu’a posteriori, en fonction des progrès des sciences. Les réponses de Bachelard sont des fins de nonrecevoir et, son collègue ne cessant de l’interrompre, elles deviennent même assez cinglantes. Bachelard récuse toute velléité de fonder l’épistémologie sur une discipline aussi abstraite que la logique formelle: «Le terme de logique est particulièrement vide, lui, particulièrement léger, particulièrement formaliste. Et, par conséquent, si l’on fait de la logique, il y a précisément une activité qui consiste à s’installer dans un formalisme absolu» et il ajoute, ce qui est probablement une critique implicite de la démarche de Lupasco, «si vous faites de la logique sans précisément faire vœu de formaliser, vous ne faites pas de la logique au sens propre du terme»31. La position adoptée par Bachelard peut surprendre: n’est-il pas lui aussi favorable à une pluralité des logiques? – Il fait même preuve d’un rigorisme qu’on ne lui reconnaît guère sur cette matière en identifiant la logique formelle comme la seule qui vaille: «c’est en logique moderne que je parlerai»32. On en comprend la raison quand on se réfère à son intervention aux «Entretiens d’été» d’Amersfoort en 1938 («La Psychologie de la raison»), où il confrontait sa Gaston BACHELARD, L’Engagement rationaliste, Paris, Presses universitaires de France, 1972, p.52. 29 Ibid., p.53. 30 Ibid., p. 71. 31 Ibid., p. 72. 32 Ibid. 28 264 | Vincent Bontems conception de la logique à celles de ces amis Marcel Barzin et Gonseth. Il distinguait entre trois conceptions possibles de la logique: la logique « pure » de Barzin, la logique «mathématisante» de Gonseth et sa propre logique «psychologisée» qui intègre le balancement dialectique entre une réduction à l’abstraction et une recherche de l’adéquation. Le point essentiel de son raisonnement est qu’il n’y a pas de fondement logique absolu qui domine la dialectique entre la logique des objets classiques et la logique adaptée aux objets quantiques: Y a-t-il lieu de faire une logique englobant les deux physiques de l’objet quelconque: la physique du macro-objet et la physique du micro-objet quelconque? Ne vaut-il pas mieux profiter psychologiquement de cette division logique effective pour apprendre à considérer les principes logiques dans leur fonction et non plus dans leur structure? On devine où va ma préférence.33 En 1938, Bachelard est déjà parvenu à la conclusion qu’il est malencontreux de chercher un surplomb théorique d’où se déploierait une sorte de «surlogique». Il peut donc à la fois identifier la position logique a priori à la logique formelle pure et dénier à cette logique toute forme d’antériorité conceptuelle par rapport à la science: «je ne vous donne pas du tout mon adhésion vis-à-vis d’une position logique initiale. La position logique initiale est trompeuse: vous ne saurez jamais quand elle s’applique ; vous n’avez pas le droit de l’appliquer»34. Lupasco est bien sûr en droit d’être surpris quand Bachelard refuse d’envisager une logique appliquée, mais si Bachelard refuse de s’engager dans cette discussion c’est parce qu’on ne peut, selon lui, à la fois réclamer le statut de logique appliquée et prétendre placer cette logique dans une position primordiale. Certes, Lupasco pourrait arguer encore que sa logique n’est, dès le départ, précisément pas la logique formelle (qui accepte les principes de la logique classique), mais Bachelard a déjà précisé qu’une «autre» logique n’est qu’une métaphore: «si vous avez affaire à quelqu’un qui prétendrait ne pas avoir la même logique que vous, il faut lui dire qu’il n’a pas de logique du tout»35. Reste la seconde question, celle des critères a priori du rationalisme, qui prétend imposer un dilemme entre une philosophie capable d’exhiber a priori son critère d’adéquation à la rationalité et une pensée sans garde-fou, qui devrait s’en remettre finalement au « pragmatisme » pour juger de ce qui Ibid., p. 30. Ibid., p. 72. 35 Ibid. 33 34 Bachelard: art, littérature, science | 265 est rationnel. Face à ce questionnement très scolastique, Bachelard ne peut s’empêcher de faire remarquer à son interlocuteur qu’il n’a rien compris à la conférence qu’il vient de donner et il livre une belle et fougueuse exposition de sa propre dialectique: Et les critères ? Je ne cherche pas de critère! Je n’ai pas de critères généraux! J’ai un critère expérimental: reprenant l’exemple de la relativité, en enlevant le concept de simultanéité, loin de détruire une cohérence, j’en fais une plus grande. Et, par conséquent, je dis que le rationalisme de la relativité est plus important et plus général, tout en semblant bien particulier, que le rationalisme classique. Pourquoi? Mais tout simplement parce que, au moment de regarder les qualités d’application, il suffira que je me rende compte que la vitesse est petite pour retrouver la physique générale.36 La pensée épistémologique de Bachelard se trouve ici condensée : la cohérence de la science n’est pas logique mais tient à la correspondance intime entre sa structure mathématique et sa mise à l’épreuve expérimentale, si bien que le critère des progrès de l’esprit scientifique n’est rien d’autre que l’éclairage de la récurrence conceptuelle. Or, cette compréhension constructiviste et dynamique sépare définitivement Bachelard de Lupasco: dans le système de ce dernier, la logique (qui n’est pas classique) est à la base de tout, elle détermine même l’existence de diverses mathématiques («Ainsi donc, une triple logique, constituant le corps intégral que nous venons de suggérer, permettrait la création d’une triple mathématique formant un corps intégral mathématique»37); et du fait même que cette logique est un fondement absolu, le déploiement des divers horizons scientifiques est comme prévu à l’avance et se coordonne de manière finalement anhistorique. Prendre la philosophie du non de Bachelard pour un «plagiat» de la logique contradictoire de Lupasco, c’est ignorer l’antériorité des travaux de Bachelard, mais c’est surtout ne pas saisir ce qui sépare leurs conceptions respectives de la contradiction. Le «non» de Bachelard est élaboré par analogie avec les géométries non-euclidiennes; il rend possible cette dialectique de l’obstacle, de la rupture et de la récurrence épistémologiques qui donne sens au progrès des sciences. Son origine est à chercher dans les travaux de Federigo Enriques et de Ferdinand Gonseth; son paradigme, c’est 36 37 Ibid., p. 73. LUPASCO 1941, p. 297-298. 266 | Vincent Bontems la relativité einsteinienne comme le rappelle Bachelard lui-même38. Le non de Lupasco n’a rien à voir : il n’est pas mathématique, il se veut logique; il n’est pas d’essence épistémologique, il dialectise une métaphysique de l’actuel et du virtuel. Son paradigme est plutôt à chercher dans l’énergétisme. Nous ne voudrions pas clore cette étude sans mentionner la fécondité de la recherche autour des travaux de Lupasco. Non seulement Basaran Nicolescu a su entretenir la flamme de son œuvre, mais il nous semble que bien des questions philosophiques gagneraient à être examinées à la lumière de certaines de ses analyses. Si la réflexion de Bachelard sur la mécanique quantique s’est construite sans s’appuyer sur les analyses lupasciennes, il n’en va pas de même dans la thèse principale d’un autre philosophe français, Gilbert Simondon: L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Dans le chapitre consacré à la mécanique quantique («Forme et substance»), il fait explicitement référence à l’analyse du principe de Pauli par Lupasco dans Le Principe d’antagonisme et la Logique de l’énergie. D’une certaine manière, sa théorie de l’individuation, quand elle aborde le domaine quantique, s’accorde avec les intuitions de Lupasco: l’état préindividuel auquel correspond la réalité quantique ne peut être soumis, selon lui, aux principes de la logique classique car ceux-ci présupposent justement l’individuation des objets auxquels ils s’appliquent. De même, la critique de l’indéterminisme et de l’interprétation de Copenhague est analogue à celle que faisait Lupasco et la dualité onde-corpuscule est aussi rationalisée à partir d’une révision du principe de complémentarité de Bohr. Toutefois, même s’il ne faut pas préjuger des résultats d’une étude approfondie, il nous semble que Simondon récuse lui aussi la dialectique et la primordialité de la logique. Sur les origines de la philosophie du non chez Einstein, Enriques et Gonseth, voir Vincent BONTEMS, «Les philosophes du non. Gaston Bachelard, Federigo Enriques et Ferdinand Gonseth», Cahiers d’histoire de la philosophie, 2013. 38