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naturelles des pays en développement par les pays
riches ?
Pour partie, ces réticences tiennent à des
malentendus qu’il faut s’employer à dissiper. Mettre
un prix sur les choses ne veut pas forcément dire
créer des marchés, et quand bien même, on peut les
assortir de « gardes-fous. » Mais ces clarifications
n’épuisent pas le sujet. Elles ne traitent que des
dérives sur l’aspect instrumental de la question, pas
de son fondement. C’est un peu comme si on
cherchait à améliorer le thermomètre, quand il
faudrait discuter de l’intérêt du concept de chaleur.
L'arrière-plan philosophique du problème est
l’application de la doctrine « utilitariste » à
la biodiversité. Et, plus fondamentalement encore, il
est de savoir si cela a un sens de hiérarchiser des
options qui impliquent la biodiversité, comme
lorsqu’il faut choisir entre préserver un site naturel
ou, sur le même terrain, construire un hôpital
pédiatrique. L’aboutissement de cette démarche
philosophique prend une apparence économique : la
détermination d’un système de prix. Or, dans l’esprit
de chacun, les prix divisent le monde en deux
catégories : celle des biens marchands et les autres.
Si, dans la première, on trouve les choses vulgaires,
dans la seconde peuvent se loger les choses nobles,
sacrées.
Le fait d’accorder un prix ou, au contraire, de
soutenir que quelque chose n’a pas de prix est une
manière de définir la frontière entre nos valeurs
intangibles et ce sur quoi nous sommes prêts à
transiger. Quiconque réfléchirait à sa relation avec
un ami ou avec son conjoint en termes de bénéfices
monétaires réalisés à travers cette relation nous
apparaîtrait comme n’ayant rien compris aux valeurs
de l’amitié ou du mariage. Donner un prix à la
biodiversité semble nier le caractère noble, sacré,
que nous sommes prompts à donner à la nature et
signaler que nous n’avons rien compris aux valeurs
qu’elle est censée véhiculer.
Plus généralement, la répugnance morale tient à la
mise en balance de choses réputées
incommensurables, voire incomparables. C’est le cas
lorsque les options soumises au choix peuvent être
porteuses de plusieurs valeurs (bonheur, liberté,
justice, loyauté, amour, amitié, fraternité, beauté,
intégrité, respect de la vie, connaissance, plaisir,
etc.), qu’il semble impossible d’aligner sur une
échelle numérique commune sans leur faire
transgression. Et même lorsqu’une seule valeur est
en jeu, il se peut qu’un conflit moral apparaisse
parce qu’on ne peut éviter une conclusion tragique.
C’est ce que le philosophe théoricien de la décision
Isaac Levi a appelé un « choix difficile. »
Refuser les arbitrages, c’est opter pour un scénario
au fil de l’eau, peu favorable à la nature
Un cas extrême a été popularisé dans le roman de W.
Styron (1977), par le choix de Sophie : une mère,
sous la menace d’un nazi, doit décider lequel de ses
deux enfants ira immédiatement au crématoire
pendant que l’autre pourra continuer à vivre. Face à
de telles situations, le diptyque « préféré à » et
« indifférent à » n’épuise pas le champ des relations
entre deux projets A et B. On peut songer aussi à
l’énoncé « A et B ne sont pas comparables » ; ou
encore au cas indéterminé où « il est ni vrai ni faux
que A et B soient comparables. »
Ces objections sont tout à fait pertinentes. Mais cette
rhétorique est moins convaincante lorsqu’il s’agit,
au-delà des critiques, de proposer quelque chose.
Car nous parlons bien de situations où des choix
doivent être faits, d’une manière ou d’une autre. En
l’absence de contraintes sur la réflexion éthique, il
va sans dire qu’il n’y aurait pas de débat. Face à un
choix difficile, il est tentant de tergiverser, de ne pas
choisir. Mais refuser les arbitrages, c’est opter pour
un scénario au fil de l’eau, peu favorable à la nature,
nous le savons.
Alors que faire dans le cas qui nous préoccupe ? Le
choix pourrait résulter d’allers et retours, de
tâtonnements, où valeurs et contraintes tantôt
s’affrontent, tantôt dialoguent. Les options aux
conséquences manifestement absurdes sont
éliminées, les déontologies trop floues pour arrêter
des choix précis sont affinées, etc. Supposons que ce
type de réflexion converge, comme cela a pu être le
cas – même de manière timide – à Cancun. Peut-être
une valeur supérieure a-t-elle émergé ? Quoi qu’il en
soit, un choix est fait. Mais il ne s’appuie pas sur une
échelle numérique ou une échelle de prix. Certains
observeront que ce n’est qu’une façon, implicite, de
dire qu’un classement est décidément possible. Mais
ce dernier, d’une nature particulière, conduit à
s’interroger à la fois sur sa cohérence et sur son
acceptabilité.
Sur sa cohérence, contrairement à ce que préconise
la doctrine utilitariste, ce qui est jugé moralement