CNRD Éditions - RGI nº 12 - Phénoménologie allemande, phénoménologie française - 170 x 240 - 11/4/2011 - 13 : 21 - page 110
à produire des jugements synthétiques a priori, c’est-à-dire par sa dépendance
vis-à-vis de l’habitude et de la croyance.
Ici surgit un premier doute, qui n’est certes pas tout à fait nouveau. Est-il possible
que Husserl, à la suite de Kant, défende uniquement le rationalisme ? L’expérience,
s’avançant à découvert, ne serait pas parée avec assez de soin pour entrer dans la
Grande-salle des représentants distingués d’une science guidant l’humanité. Ce
n’est pas seulement chez Kant, mais aussi chez Husserl que l’on trouve des notes
qui vont dans ce sens : « le monde entier avec toutes ses objectivités n’est rien
d’autre [dans l’empirisme de Hume] qu’un ensemble d’images trompeuses, de
fictions, qui grandissent dans la subjectivité, nécessairement, selon des lois psycho-
logiques immanentes ; et la science est une autre illusion de la subjectivité, ou un
art qui organise des fictions d’une manière utile aux besoins de la vie »2.
Pourtant, la phénoménologie est redevable de plusieurs éléments à l’empirisme,
et Husserl n’a pas cherché à dissimuler cette dette. Régulièrement, surtout dans
des textes plus tardifs, après le « tournant » vers l’analyse génétique, il fait l’éloge
de la tradition de pensée empiriste, et plus particulièrement du Traité de la nature
humaine de David Hume. Car, dit-il, tandis que Hume est parvenu à atteindre le
degré concret des donnés phénoménaux, Kant est resté beaucoup trop prisonnier
de la pensée abstraite. Une telle estimation vient peut-être de ce que Husserl, dans
la lancée de son intérêt pour la phénoménologie génétique – et avant tout ici pour
la « synthèse passive » de la temporalité, de l’affectivité et de l’association – ne voit
pas seulement, dans les analyses empiriques de Hume, un grand travail préliminaire
de description, mais bien plutôt qu’il voit préfiguré, dans cette position empiriste
de dépendance la plus inconditionnée possible par rapport au donné phénoménal,
son propre procédé de réduction à des liens empiriques.
De nouveau surgit un doute. Serait-il possible que Husserl retrouve, justement
dans son effort pour être proche des phénomènes, pour faire apparaître leurs
structures immanentes avant toutes les transformations naturelles ou même déve-
loppées historiquement, une inspiration empiriste ? Et même, pourrait-on se
demander : serait-il possible que les descriptions d’un genre entièrement nouveau,
dans le cadre de la phénoménologie génétique, d’une expérience « sauvage »
démontent sans bruit et en toute discrétion quelques exigences rationalistes précises
de la vieille école ?
Dans le texte qui va suivre, on n’entreprendra pas de faire ressortir par la
philologie des textes husserliens la critique manifeste de l’empirisme ou l’inclination
latente vers celui-ci ; toutes deux ont déjà été abordées ici et là. Il s’agira plutôt
d’esquisser le défi lancé par l’empirisme à la phénoménologie. La phénoménologie
ne peut se contenter de sa seule critique, mais elle ne peut pas non plus indiquer
à la légère qu’elle a déjà intégré en elle l’empirisme et qu’elle se l’est approprié.
Car il demeure problématique de déterminer si elle est déjà suffisamment – ou
peut-être même déjà trop – « convertie » à l’empirisme.
2. Hua VII, p. 166 ; cf. t. 1 des Recherches logiques, Appendice de Husserl « sur quelques défauts
principiels de l’empirisme » : l’empirisme supprime selon lui « la possibilité d’une justification ration-
nelle de la connaissance immédiate, et supprime par là-même sa propre possibilité en tant que celle
d’une théorie scientifiquement fondée. » (Hua XVIII, p. 94.)
110 Phénoménologie allemande, phénoménologie française