Revue germanique internationale
13 | 2011
Phénoménologie allemande, phénoménologie
française
Phénoménologie et empirisme s’excluent-ils
mutuellement ?
Réflexions à partir des Lignes de rupture de l’expérience de Bernhard
Waldenfels
Marclli
Traducteur : Laetitia Citroën
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1128
DOI : 10.4000/rgi.1128
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 15 mai 2011
Pagination : 109-123
ISBN : 978-2-271-07102-6
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Marc Rölli, « Phénoménologie et empirisme s’excluent-ils mutuellement ? », Revue germanique
internationale [En ligne], 13 | 2011, mis en ligne le 15 mai 2014, consulté le 01 octobre 2016. URL :
http://rgi.revues.org/1128 ; DOI : 10.4000/rgi.1128
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CNRD Éditions - RGI nº 12 - Phénoménologie allemande, phénoménologie française - 170 x 240 - 11/4/2011 - 13 : 21 - page 109
Phénoménologie et empirisme
s’excluent-ils mutuellement?
Réflexions à partir des
Lignes de rupture
de l’expérience
de Bernhard Waldenfels
Marc Rölli
À première vue, la phénoménologie se distingue strictement de toute forme
d’empirisme. Dans d’innombrables remarques, Husserl affirme que les évaluations
positivistes des principaux représentants de cette position philosophique sont faus-
ses. « L’expérience » ne saurait en aucun cas être réduite, de manière atomiste, à
des impressions sensibles singulières et distinctes qui en seraient les composants
de base. Cette erreur fondamentale de l’empirisme – Husserl fait avant tout réfé-
rence à John Locke et David Hume – serait responsable de son scepticisme, impli-
cite d’abord, mais plus tard explicite, au sujet des jugements empiriques nécessaires
et valables universellement. L’exigence de scientificité que cultive la pensée empi-
riste ne saurait être satisfaite en raison de ses présupposés théoriques. L’empirisme
apparaît ainsi comme une, peut-être la forme du psychologisme que Husserl attaque
si vigoureusement1.
Avec une telle position de départ, en particulier dans les Recherches logiques,il
n’est pas surprenant que Husserl conçoive par la suite sa phénoménologie, à l’instar
de Kant, comme une philosophie transcendantale. Déjà dans ses premiers travaux
il adoptait volontiers le verdict kantien sur l’empirisme. Ce dernier serait la simple
antithèse du rationalisme de la dogmatique métaphysique d’école – et montrerait
justement son échec en tant que science fondamentale capable de légitimer gnoséo-
logiquement des affirmations vraies (notamment dans les sciences de la nature),
par son excessive exhortation à l’expérience vécue immédiate, et par son incapacité
1. Ceci ne s’applique pas de la même façon à des variantes modernes de l’empirisme, comme
« l’empiriocriticisme » de Mach et Avenarius, dont Husserl s’est occupé de manière approfondie – et
cela ne s’applique pas non plus à « l’empirisme logique », peu connu de Husserl et qui se positionne
clairement comme antipsychologiste. Le traitement de ces thèmes dépasse le cadre de cet article.
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à produire des jugements synthétiques a priori, c’est-à-dire par sa dépendance
vis-à-vis de l’habitude et de la croyance.
Ici surgit un premier doute, qui n’est certes pas tout à fait nouveau. Est-il possible
que Husserl, à la suite de Kant, défende uniquement le rationalisme ? L’expérience,
s’avançant à découvert, ne serait pas parée avec assez de soin pour entrer dans la
Grande-salle des représentants distingués d’une science guidant l’humanité. Ce
n’est pas seulement chez Kant, mais aussi chez Husserl que l’on trouve des notes
qui vont dans ce sens : « le monde entier avec toutes ses objectivités n’est rien
d’autre [dans l’empirisme de Hume] qu’un ensemble d’images trompeuses, de
fictions, qui grandissent dans la subjectivité, nécessairement, selon des lois psycho-
logiques immanentes ; et la science est une autre illusion de la subjectivité, ou un
art qui organise des fictions d’une manière utile aux besoins de la vie »2.
Pourtant, la phénoménologie est redevable de plusieurs éléments à l’empirisme,
et Husserl n’a pas cherché à dissimuler cette dette. Régulièrement, surtout dans
des textes plus tardifs, après le « tournant » vers l’analyse génétique, il fait l’éloge
de la tradition de pensée empiriste, et plus particulièrement du Traité de la nature
humaine de David Hume. Car, dit-il, tandis que Hume est parvenu à atteindre le
degré concret des donnés phénoménaux, Kant est resté beaucoup trop prisonnier
de la pensée abstraite. Une telle estimation vient peut-être de ce que Husserl, dans
la lancée de son intérêt pour la phénoménologie génétique – et avant tout ici pour
la « synthèse passive » de la temporalité, de l’affectivité et de l’association – ne voit
pas seulement, dans les analyses empiriques de Hume, un grand travail préliminaire
de description, mais bien plutôt qu’il voit préfiguré, dans cette position empiriste
de dépendance la plus inconditionnée possible par rapport au donné phénoménal,
son propre procédé de réduction à des liens empiriques.
De nouveau surgit un doute. Serait-il possible que Husserl retrouve, justement
dans son effort pour être proche des phénomènes, pour faire apparaître leurs
structures immanentes avant toutes les transformations naturelles ou même déve-
loppées historiquement, une inspiration empiriste ? Et même, pourrait-on se
demander : serait-il possible que les descriptions d’un genre entièrement nouveau,
dans le cadre de la phénoménologie génétique, d’une expérience « sauvage »
démontent sans bruit et en toute discrétion quelques exigences rationalistes précises
de la vieille école ?
Dans le texte qui va suivre, on n’entreprendra pas de faire ressortir par la
philologie des textes husserliens la critique manifeste de l’empirisme ou l’inclination
latente vers celui-ci ; toutes deux ont déjà été abordées ici et là. Il s’agira plutôt
d’esquisser le défi lancé par l’empirisme à la phénoménologie. La phénoménologie
ne peut se contenter de sa seule critique, mais elle ne peut pas non plus indiquer
à la légère qu’elle a déjà intégré en elle l’empirisme et qu’elle se l’est approprié.
Car il demeure problématique de déterminer si elle est déjà suffisamment – ou
peut-être même déjà trop – « convertie » à l’empirisme.
2. Hua VII, p. 166 ; cf. t. 1 des Recherches logiques, Appendice de Husserl « sur quelques défauts
principiels de l’empirisme » : l’empirisme supprime selon lui « la possibilité d’une justification ration-
nelle de la connaissance immédiate, et supprime par là-même sa propre possibilité en tant que celle
d’une théorie scientifiquement fondée. » (Hua XVIII, p. 94.)
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Bernhard Waldenfels a présenté, dans Lignes de rupture de l’expérience, une
solution au problème que l’on cherche à traiter ici. Le concept proposé est celui-ci :
« empirisme radical ». Deux points sont à remarquer : la phénoménologie semble
pouvoir compter pleinement comme une forme d’empirisme, il est vrai comme une
variante particulière, radicale de celui-ci. La question que je souhaite d’abord exami-
ner concerne la signification de cette radicalisation. Qu’est-ce qui doit donc être
radicalisé, et comment ? En lien avec cela, je poserai dans un deuxième temps la
question de savoir si la phénoménologie doit elle-même être radicalisée, pour
pouvoir être valable comme empirisme radical en général. Constitue-t-elle une
partie de l’empirisme radical – ou abolit-elle peut-être l’empirisme, parce qu’elle
commence par le radicaliser d’une manière qui lui soit adéquate ?
Empirisme radical
Pour répondre à la première question, je m’appuie principalement sur le
quatrième chapitre des Lignes de rupture, qui, sous le titre « Déplacements de
l’expérience » [Verschiebungen der Erfahrung], propose un « intermède méthodo-
logique ». C’est là que, au deuxième paragraphe, Waldenfels thématise la problé-
matique d’une « radicalisation de l’empirisme » en trois étapes, problématique déjà
pointée plusieurs fois auparavant3. En quelques courtes propositions, il montre que
le Husserl des Analyses sur la synthèse passive pratique une « pensée empiriste »,
certes ni classique ni ordinaire, mais qui tient spécifiquement compte des points
de critique de la philosophie transcendantale4. Ici est donc nommé le premier point
par lequel la radicalisation visée peut être concrétisée. Il faut reprendre le procès
« que Kant a fait à ce qu’on appelle l’empirisme anglais », comme le dit Waldenfels :
« Isoler le « purement empirique » apparaît de plus en plus comme un simple
mouvement de défense d’une théorie de l’expérience à qui l’expérience échappe ».
Cependant, il n’est pas évident de faire évoluer la défense de l’empirisme – des
efforts kantiens au dépassement de l’empirisme – de manière simple et inaltérée.
Il importe au plus haut point, en cette passe délicate, d’agir avec « précaution »,
et de ne suivre aveuglément ni la direction de pensée empiriste, ni celle de la
philosophie transcendantale, sans en examiner les détails. « Il ne peut être question
de défendre cela-même que critique Kant de la façon même dont il le critique »5.
Ce n’est pas seulement que la forte stylisation, et désignation par Kant de l’empi-
risme comme adversaire du rationalisme soit problématique. À cela s’ajoute que
les positions classiques de Locke ou de Hume ne résistent pas à des attaques
dogmatiques précises, ce qui rend nécessaire une radicalisation. Deux éléments
reviennent constamment dans le discours de Waldenfels: d’une part, l’atomisme de
la théorie des données sensibles ou de la théorie de la représentation, d’autre part,
3. Cf. Bernhard Waldenfels, Bruchlinien der Erfahrung, Francfort, Suhrkamp, 2002, p. 170-173.
Cf. ibid., p. 18-19, p. 35.
4. Ibid., p. 171.
5. Ibid., p. 171.
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l’associationnisme, qui porte la marque de Hume. Dans un cas comme dans l’autre,
il place ces « vieux » modèles de pensée empiristes dans l’histoire contemporaine
d’une technologisation de l’expérience. En pensant au « renouvellement phénomé-
nologique de la théorie de l’association » visé par Husserl, Waldenfels écrit : « Les
vieilles associations, qui sont comprises, dans le courant empiriste, comme une
simple collection de données, contribuent en réalité à la construction du sens. Que
quelque chose apparaisse associé à [zusammen mit] quelque chose d’autre prépare
le terrain pour des configurations répétées dans lesquelles quelque chose se fait
jour comme tel ». S’appuyant sur une image volontiers employée par Deleuze, il
poursuit : « Les associations ne sont pas comme les pièces d’un puzzle déjà assem-
blé, elles ressemblent au contraire à des éclats épars frottés et aplanis par l’habitude,
sans pourtant que les aspérités disparaissent totalement »6.
Et nous atteignons ici un deuxième point dans la détermination d’un empirisme
radical. Dans l’optique d’une théorie de l’ordre [Ordnungstheorie], il ne suffit pas
de partir d’une facticité de ce qui est ordonné. En ce sens, il faut tenir compte des
objections kantiennes à l’égard de la théorie des associations. L’élément ordonné
et le processus de mise en ordre ne sont pas sur le même plan. En pensant à Hume,
on peut dire qu’il ne suffit pas d’employer les principes de l’association – même
si on les présente comme des principes de la nature humaine – comme de simples
concepts descriptifs qui se laissent distinguer dans le fait d’une expérience réglée
par l’habitude. En réalité, les ordres se règlent sur les habitudes – et font ainsi
ressortir des différences internes, qui ne permettent pas de passer sans rupture
entre ce qui est ordonné et le résultat de cette tâche de mise en ordre. Un aspect
important est ici mis en avant, que l’on ne peut écarter de la discussion par le
recours à des donnés empiriques; il s’agit du caractère sélectif et excluant d’un
ordre qui crée des liens. Waldenfels ajoute : « Réduire la puissance ordonnante de
la synthèse à de simples mécanismes associatifs […], c’est mettre les mises en ordre
sur le même plan que l’ordonné. C’est considérer le troisième élément qui établit
un lien entre ceci et cela comme quelque chose de lui-même donné »7. Ainsi dispa-
raissent derrière le factuel les ajustements qui en ont fait ce qu’il est. Et de ce point
de vue, Waldenfels formule précisément le problème, lorsqu’il reproche – revenant
à la critique de Bergson dans Matière et mémoire – aux « paresseux » empiristes,
de « tricher » pour se procurer non pas certes l’unité, mais la pluralité : « on fait
comme s’il existait des éléments disparates sans processus de dissociation »8. Les
mécanismes de l’association s’attachent trop rapidement aux données sensibles et
aux atomes de la représentation, qui sont au fondement du procédé gnoséologique
de manifestation dans l’empirisme classique. Comme alternative pour comprendre
la pensée empiriste, Waldenfels veut essayer de « saisir un ordre in statu nascendi »9.
Il ne vise pas par là la puissance normative de l’habitude, mais le modèle d’enchaî-
nement d’un « assemblage » ouvert qui n’est pas seulement en usage dans la théorie
de la synthèse passive de Husserl, mais aussi dans l’art de l’association modifiée
6. Ibid., p. 35.
7. Ibid., p. 171. Cf. p. 10.
8. Ibid., p. 171.
9. Ibid.
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