Phénoménologie et empirisme s`excluent

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Revue germanique internationale
13 | 2011
Phénoménologie allemande, phénoménologie
française
Phénoménologie et empirisme s’excluent-ils
mutuellement ?
Réflexions à partir des Lignes de rupture de l’expérience de Bernhard
Waldenfels
Marc Rölli
Traducteur : Laetitia Citroën
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1128
DOI : 10.4000/rgi.1128
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 15 mai 2011
Pagination : 109-123
ISBN : 978-2-271-07102-6
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Marc Rölli, « Phénoménologie et empirisme s’excluent-ils mutuellement ? », Revue germanique
internationale [En ligne], 13 | 2011, mis en ligne le 15 mai 2014, consulté le 01 octobre 2016. URL :
http://rgi.revues.org/1128 ; DOI : 10.4000/rgi.1128
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CNRD Éditions - RGI nº 12 - Phénoménologie allemande, phénoménologie française - 170 x 240 - 11/4/2011 - 13 : 21 - page 109
Phénoménologie et empirisme
s’excluent-ils mutuellement?
Réflexions à partir des Lignes de rupture
de l’expérience de Bernhard Waldenfels
Marc Rölli
À première vue, la phénoménologie se distingue strictement de toute forme
d’empirisme. Dans d’innombrables remarques, Husserl affirme que les évaluations
positivistes des principaux représentants de cette position philosophique sont fausses. « L’expérience » ne saurait en aucun cas être réduite, de manière atomiste, à
des impressions sensibles singulières et distinctes qui en seraient les composants
de base. Cette erreur fondamentale de l’empirisme – Husserl fait avant tout référence à John Locke et David Hume – serait responsable de son scepticisme, implicite d’abord, mais plus tard explicite, au sujet des jugements empiriques nécessaires
et valables universellement. L’exigence de scientificité que cultive la pensée empiriste ne saurait être satisfaite en raison de ses présupposés théoriques. L’empirisme
apparaît ainsi comme une, peut-être la forme du psychologisme que Husserl attaque
si vigoureusement1.
Avec une telle position de départ, en particulier dans les Recherches logiques, il
n’est pas surprenant que Husserl conçoive par la suite sa phénoménologie, à l’instar
de Kant, comme une philosophie transcendantale. Déjà dans ses premiers travaux
il adoptait volontiers le verdict kantien sur l’empirisme. Ce dernier serait la simple
antithèse du rationalisme de la dogmatique métaphysique d’école – et montrerait
justement son échec en tant que science fondamentale capable de légitimer gnoséologiquement des affirmations vraies (notamment dans les sciences de la nature),
par son excessive exhortation à l’expérience vécue immédiate, et par son incapacité
1. Ceci ne s’applique pas de la même façon à des variantes modernes de l’empirisme, comme
« l’empiriocriticisme » de Mach et Avenarius, dont Husserl s’est occupé de manière approfondie – et
cela ne s’applique pas non plus à « l’empirisme logique », peu connu de Husserl et qui se positionne
clairement comme antipsychologiste. Le traitement de ces thèmes dépasse le cadre de cet article.
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à produire des jugements synthétiques a priori, c’est-à-dire par sa dépendance
vis-à-vis de l’habitude et de la croyance.
Ici surgit un premier doute, qui n’est certes pas tout à fait nouveau. Est-il possible
que Husserl, à la suite de Kant, défende uniquement le rationalisme ? L’expérience,
s’avançant à découvert, ne serait pas parée avec assez de soin pour entrer dans la
Grande-salle des représentants distingués d’une science guidant l’humanité. Ce
n’est pas seulement chez Kant, mais aussi chez Husserl que l’on trouve des notes
qui vont dans ce sens : « le monde entier avec toutes ses objectivités n’est rien
d’autre [dans l’empirisme de Hume] qu’un ensemble d’images trompeuses, de
fictions, qui grandissent dans la subjectivité, nécessairement, selon des lois psychologiques immanentes ; et la science est une autre illusion de la subjectivité, ou un
art qui organise des fictions d’une manière utile aux besoins de la vie »2.
Pourtant, la phénoménologie est redevable de plusieurs éléments à l’empirisme,
et Husserl n’a pas cherché à dissimuler cette dette. Régulièrement, surtout dans
des textes plus tardifs, après le « tournant » vers l’analyse génétique, il fait l’éloge
de la tradition de pensée empiriste, et plus particulièrement du Traité de la nature
humaine de David Hume. Car, dit-il, tandis que Hume est parvenu à atteindre le
degré concret des donnés phénoménaux, Kant est resté beaucoup trop prisonnier
de la pensée abstraite. Une telle estimation vient peut-être de ce que Husserl, dans
la lancée de son intérêt pour la phénoménologie génétique – et avant tout ici pour
la « synthèse passive » de la temporalité, de l’affectivité et de l’association – ne voit
pas seulement, dans les analyses empiriques de Hume, un grand travail préliminaire
de description, mais bien plutôt qu’il voit préfiguré, dans cette position empiriste
de dépendance la plus inconditionnée possible par rapport au donné phénoménal,
son propre procédé de réduction à des liens empiriques.
De nouveau surgit un doute. Serait-il possible que Husserl retrouve, justement
dans son effort pour être proche des phénomènes, pour faire apparaître leurs
structures immanentes avant toutes les transformations naturelles ou même développées historiquement, une inspiration empiriste ? Et même, pourrait-on se
demander : serait-il possible que les descriptions d’un genre entièrement nouveau,
dans le cadre de la phénoménologie génétique, d’une expérience « sauvage »
démontent sans bruit et en toute discrétion quelques exigences rationalistes précises
de la vieille école ?
Dans le texte qui va suivre, on n’entreprendra pas de faire ressortir par la
philologie des textes husserliens la critique manifeste de l’empirisme ou l’inclination
latente vers celui-ci ; toutes deux ont déjà été abordées ici et là. Il s’agira plutôt
d’esquisser le défi lancé par l’empirisme à la phénoménologie. La phénoménologie
ne peut se contenter de sa seule critique, mais elle ne peut pas non plus indiquer
à la légère qu’elle a déjà intégré en elle l’empirisme et qu’elle se l’est approprié.
Car il demeure problématique de déterminer si elle est déjà suffisamment – ou
peut-être même déjà trop – « convertie » à l’empirisme.
2. Hua VII, p. 166 ; cf. t. 1 des Recherches logiques, Appendice de Husserl « sur quelques défauts
principiels de l’empirisme » : l’empirisme supprime selon lui « la possibilité d’une justification rationnelle de la connaissance immédiate, et supprime par là-même sa propre possibilité en tant que celle
d’une théorie scientifiquement fondée. » (Hua XVIII, p. 94.)
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Bernhard Waldenfels a présenté, dans Lignes de rupture de l’expérience, une
solution au problème que l’on cherche à traiter ici. Le concept proposé est celui-ci :
« empirisme radical ». Deux points sont à remarquer : la phénoménologie semble
pouvoir compter pleinement comme une forme d’empirisme, il est vrai comme une
variante particulière, radicale de celui-ci. La question que je souhaite d’abord examiner concerne la signification de cette radicalisation. Qu’est-ce qui doit donc être
radicalisé, et comment ? En lien avec cela, je poserai dans un deuxième temps la
question de savoir si la phénoménologie doit elle-même être radicalisée, pour
pouvoir être valable comme empirisme radical en général. Constitue-t-elle une
partie de l’empirisme radical – ou abolit-elle peut-être l’empirisme, parce qu’elle
commence par le radicaliser d’une manière qui lui soit adéquate ?
Empirisme radical
Pour répondre à la première question, je m’appuie principalement sur le
quatrième chapitre des Lignes de rupture, qui, sous le titre « Déplacements de
l’expérience » [Verschiebungen der Erfahrung], propose un « intermède méthodologique ». C’est là que, au deuxième paragraphe, Waldenfels thématise la problématique d’une « radicalisation de l’empirisme » en trois étapes, problématique déjà
pointée plusieurs fois auparavant3. En quelques courtes propositions, il montre que
le Husserl des Analyses sur la synthèse passive pratique une « pensée empiriste »,
certes ni classique ni ordinaire, mais qui tient spécifiquement compte des points
de critique de la philosophie transcendantale4. Ici est donc nommé le premier point
par lequel la radicalisation visée peut être concrétisée. Il faut reprendre le procès
« que Kant a fait à ce qu’on appelle l’empirisme anglais », comme le dit Waldenfels :
« Isoler le « purement empirique » apparaît de plus en plus comme un simple
mouvement de défense d’une théorie de l’expérience à qui l’expérience échappe ».
Cependant, il n’est pas évident de faire évoluer la défense de l’empirisme – des
efforts kantiens au dépassement de l’empirisme – de manière simple et inaltérée.
Il importe au plus haut point, en cette passe délicate, d’agir avec « précaution »,
et de ne suivre aveuglément ni la direction de pensée empiriste, ni celle de la
philosophie transcendantale, sans en examiner les détails. « Il ne peut être question
de défendre cela-même que critique Kant de la façon même dont il le critique »5.
Ce n’est pas seulement que la forte stylisation, et désignation par Kant de l’empirisme comme adversaire du rationalisme soit problématique. À cela s’ajoute que
les positions classiques de Locke ou de Hume ne résistent pas à des attaques
dogmatiques précises, ce qui rend nécessaire une radicalisation. Deux éléments
reviennent constamment dans le discours de Waldenfels: d’une part, l’atomisme de
la théorie des données sensibles ou de la théorie de la représentation, d’autre part,
3. Cf. Bernhard Waldenfels, Bruchlinien der Erfahrung, Francfort, Suhrkamp, 2002, p. 170-173.
Cf. ibid., p. 18-19, p. 35.
4. Ibid., p. 171.
5. Ibid., p. 171.
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l’associationnisme, qui porte la marque de Hume. Dans un cas comme dans l’autre,
il place ces « vieux » modèles de pensée empiristes dans l’histoire contemporaine
d’une technologisation de l’expérience. En pensant au « renouvellement phénoménologique de la théorie de l’association » visé par Husserl, Waldenfels écrit : « Les
vieilles associations, qui sont comprises, dans le courant empiriste, comme une
simple collection de données, contribuent en réalité à la construction du sens. Que
quelque chose apparaisse associé à [zusammen mit] quelque chose d’autre prépare
le terrain pour des configurations répétées dans lesquelles quelque chose se fait
jour comme tel ». S’appuyant sur une image volontiers employée par Deleuze, il
poursuit : « Les associations ne sont pas comme les pièces d’un puzzle déjà assemblé, elles ressemblent au contraire à des éclats épars frottés et aplanis par l’habitude,
sans pourtant que les aspérités disparaissent totalement »6.
Et nous atteignons ici un deuxième point dans la détermination d’un empirisme
radical. Dans l’optique d’une théorie de l’ordre [Ordnungstheorie], il ne suffit pas
de partir d’une facticité de ce qui est ordonné. En ce sens, il faut tenir compte des
objections kantiennes à l’égard de la théorie des associations. L’élément ordonné
et le processus de mise en ordre ne sont pas sur le même plan. En pensant à Hume,
on peut dire qu’il ne suffit pas d’employer les principes de l’association – même
si on les présente comme des principes de la nature humaine – comme de simples
concepts descriptifs qui se laissent distinguer dans le fait d’une expérience réglée
par l’habitude. En réalité, les ordres se règlent sur les habitudes – et font ainsi
ressortir des différences internes, qui ne permettent pas de passer sans rupture
entre ce qui est ordonné et le résultat de cette tâche de mise en ordre. Un aspect
important est ici mis en avant, que l’on ne peut écarter de la discussion par le
recours à des donnés empiriques; il s’agit du caractère sélectif et excluant d’un
ordre qui crée des liens. Waldenfels ajoute : « Réduire la puissance ordonnante de
la synthèse à de simples mécanismes associatifs […], c’est mettre les mises en ordre
sur le même plan que l’ordonné. C’est considérer le troisième élément qui établit
un lien entre ceci et cela comme quelque chose de lui-même donné »7. Ainsi disparaissent derrière le factuel les ajustements qui en ont fait ce qu’il est. Et de ce point
de vue, Waldenfels formule précisément le problème, lorsqu’il reproche – revenant
à la critique de Bergson dans Matière et mémoire – aux « paresseux » empiristes,
de « tricher » pour se procurer non pas certes l’unité, mais la pluralité : « on fait
comme s’il existait des éléments disparates sans processus de dissociation »8. Les
mécanismes de l’association s’attachent trop rapidement aux données sensibles et
aux atomes de la représentation, qui sont au fondement du procédé gnoséologique
de manifestation dans l’empirisme classique. Comme alternative pour comprendre
la pensée empiriste, Waldenfels veut essayer de « saisir un ordre in statu nascendi »9.
Il ne vise pas par là la puissance normative de l’habitude, mais le modèle d’enchaînement d’un « assemblage » ouvert qui n’est pas seulement en usage dans la théorie
de la synthèse passive de Husserl, mais aussi dans l’art de l’association modifiée
6.
7.
8.
9.
Ibid., p. 35.
Ibid., p. 171. Cf. p. 10.
Ibid., p. 171.
Ibid.
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phénoménologiquement, qui se comprend comme « processus de diversification
qui ne se meut pas sur le sol ferme d’un ordre »10. Ainsi, dès le début du premier
chapitre des Lignes de rupture, révoquant la psychologie empiriste de Theodor
Lipps, Waldenfels déclare : « Cela est particulièrement sensible dans la littérature
qui accompagne la vague de modernisation, depuis le Raison et sentiment de Jane
Austen jusqu’au Voyage sentimental de Laurence Sterne, dont la sensibilité entièrement mondaine laisse percevoir un autre Locke et un autre Hume que ceux que
nous connaissons des manuels »11. La porte est explicitement ouverte à un autre
empirisme, un empirisme radical, que l’on parvient peut-être à retrouver dans les
textes classiques eux-mêmes.
Waldenfels ne poursuit pas plus loin l’étude de ces possibilités dans le cadre
des « impressions de la perception de soi », qui, en lien avec les réflexions de Hume
sur l’habitude, sur l’association, sur la théorie des relations et la théorie des affects,
jouent un rôle considérable et font échec à la simple division entre affects et
affections. Là où l’on s’attendrait à un empirisme critique libéré de quelques
dogmes, Waldenfels s’appuie sur le travail de Husserl sur les phénomènes euxmêmes. Ce rapprochement s’appuie pleinement sur la tradition allemande de l’école
phénoménologique. Wilhelm Szilasi caractérise en 1959 la phénoménologie de
Husserl comme un « positivisme transcendantal »12, ce à quoi Ludwig Landgrebe
réplique, en 1973 dans son premier essai paru en anglais, « Le concept phénoménologique d’expérience » : « Lorsqu’un commentateur [il s’agit de Szilasi] désigne
la phénoménologie comme un empirisme transcendantal, cette caractérisation
choquante a parfaitement sa raison d’être »13. Elle a sa raison d’être, d’une part
parce qu’elle reflète la signification extraordinaire de la « psychologie de l’expérience intime » chez Locke tout comme les analyses chez Hume de belief, custom
et habits pour la phénoménologie du monde de la vie, et que d’autre part elle
exprime l’intention de Husserl, non seulement de porter le rationalisme à son
aboutissement, mais tout autant de « penser l’empirisme jusqu’au bout »14. Il est
en outre vrai que ce qu’il y a de choquant dans l’expression correspond à la pensée
non-conformiste de Husserl, lequel introduit le concept d’ « expérience transcendantale » qui semble impliquer une contradiction dans les termes.
À partir de là, il n’est pas étonnant que Waldenfels en vienne à parler, dans un
troisième temps, de variantes de l’empirisme radical qui se sont consacrées à une
« empirie supérieure » au sens phénoménologique – et la question demeure de
savoir si le passage du deuxième au troisième point marque la transgression de la
position de Husserl. « Nous pouvons faire encore un pas de plus, et considérer
une radicalisation de l’empirisme qui perce encore, lui-même, l’assemblage de
10. Ibid., p. 172.
11. Ibid., p. 18-19.
12. Wilhelm Szilasi, Einführung in die Phänomenologie Edmund Husserls, Tübingen, Niemeyer,
1959, p. 116 et suivantes.
13. Ludwig Landgrebe, Faktizität und Individuation. Studien zu den Grundfragen der Phänomenologie, Hambourg, Felix Meiner, 1982, p. 61
14. Ibid.
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conditions transcendantales »15. Cela ne signifie certes pas que disparaît en même
temps complètement la dimension transcendantale de l’expérience. C’est seulement
le cadre de possibilité commun, qui est subordonné à l’expérience a priori, qui doit
être quitté, pour laisser libre le champ transcendantal de l’expérience qui se précède
elle-même16. Comme première référence, Waldenfels nomme maintenant William
James, lequel, « dans ses Essais d’empirisme radical (1912) dépasse Hume, lorsqu’il
abandonne la base des sensations isolées, reconnaît déjà à l’expérience immédiate
elle-même une constitution relationnelle, et diversifie l’univers en un “plurivers” »17.
C’est à une « première génération » de l’empirisme « supérieur » qu’il est fait référence ici; elle comprend, aux côtés de James, des auteurs comme Bergson et Whitehead, auxquels il faudrait ajouter un spectre qui s’étend au moins de Nietzsche à
Ernst Mach. Il est ainsi souligné incidemment qu’il existe, à côté de la phénoménologie, et plus fermement attaché à la tradition de l’empirisme, un prolongement
des théorèmes empiristes classiques dans des courants de pensée que l’on range
souvent dans le tiroir de la Lebensphilosophie. C’est d’abord le contraste qui m’intéresse ici. À la différence de Husserl, qui, en dernière instance, s’en tient généralement à la détermination rationnelle de l’expérience (y compris pour une fondation
gnoséologique), les auteurs de l’empirisme radical que nous avons cités laissent
libre cours à l’exigence de fondation de leurs prédécesseurs classiques18. Cela ne
signifie pas seulement que sont abandonnées les hypothèses de base de l’atomisme,
de même que les théories de la mise en relation, de la représentation, et de la
vérification qui y sont attachées. À cela s’ajoute que, selon ces auteurs, et contrairement à la grande unanimité de la philosophie postkantienne, l’empirisme sous sa
forme de scepticisme finalisée par Hume n’est en rien vouée à l’échec. Dans le
scepticisme se trouve, d’une certaine manière, la radicalité métaphysico-critique de
l’empirisme en tant que philosophie de l’immanence, c’est-à-dire aussi les conditions
pour son retour moderne – et c’est seulement en cela qu’elle lance un véritable
défi à la phénoménologie. La skepsis empiriste qui s’en suit n’apparaît nuisible
qu’aussi longtemps qu’on la mesure – comme chez Reid, Kant ou encore Husserl –
à l’idéal gnoséologique d’une justification universelle du savoir. Mais si l’on abandonne cet idéal, ou si on le soumet à une transformation pragmatique, il semble
15. B. Waldenfels, Bruchlinien…, p. 172.
16. « La position d’un sujet qui cherche sa liberté dans l’autonomie, la détermination de soi et
l’action personnelle est minée par le pathos. La diastase constitue le contre-point d’une pensée rationnelle qui déploie sa puissance ordonnante uniquement dans la synthèse, dans la composition. Cela
signifie aussi que le processus transcendantal qui soumet tout ce que nous rencontrons dans l’expérience à des conditions de possibilité trans-subjectives et à des règles de validité universelles, ne suffit
pas. […] Tout pathos présente des traits de l’impossible, du non-rendu-possible. Une expérience à ce
point radicalisée ne pourrait toutefois que dégénérer en un simple empirisme, si nous nous référions
à quelque chose qui précède les conditions de l’expérience. Si quelque chose précède l’expérience,
c’est bien l’expérience elle-même. C’est ainsi que la diastase acquiert la signification éminemment
spatio-temporelle d’un déplacement [Verschiebung]. Les expériences sont déplacées par rapport à
elles-mêmes […] » (Bruchlinien…, op. cit., p. 10).
17. B. Waldenfels, Bruchlinien…, p. 172.
18. Cf. Herbert Spiegelberg, The phenomenological Movement. A historical Introduction, t. 1, La
Haye, Nijhoff, 1965, p. 128 et suivantes.
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alors de nouveau possible de maintenir un empirisme radical en partant de l’expérience des données sensibles qui le définit. Seulement, dans ce cas, comme le
développe William James de manière exemplaire dans son essai A world of pure
experience (1904), les données sensibles ne peuvent être comprises comme des
impulsions physiques ou des représentations psychologiques isolées, mais comme
des moments virtuels et intensifs, qui rendent avant tout possible une expérience
consciente de quelque chose en général, en la constituant par des processus génétiques qui servent pour ainsi dire de conditions concrètes non de la possibilité mais
de la réalité effective [Wirklichkeit] des objets de l’expérience. James peut ici se
référer tout particulièrement au texte de jeunesse de Bergson, Essai sur les données
immédiates de la conscience (1889), dans lequel celui-ci développe son concept de
durée à contre-courant de la psychologie positiviste de son temps, puisqu’il détache
l’expérience de soi d’une conscience du temps qui se modifie continuellement, de
la représentation courante d’une synthèse successive des données élémentaires
objectivables discrètes. En ce sens, la théorie des données sensibles qui a cours
dans un atomisme [Atomistik] mécaniste est maintenue, au détriment d’une théorie
de productivités (actions) idéelles d’un atomisme dynamique ou spéculatif.
Levinas et Derrida comme empiristes radicaux
Il est cependant notoire que, justement à propos des concepts de la philosophie du temps, Husserl s’est exclamé: « Nous sommes les vrais bergsoniens ! ». Si
donc il est possible et sensé de considérer « une radicalisation de l’empirisme qui
perce encore, lui-même, l’assemblage de conditions transcendantales »19 – c’est ainsi
que Bernhard Waldenfels formule la prochaine étape à franchir – alors cette radicalisation est aussi constituée par des réflexions phénoménologiques. Il est seulement problématique que Husserl intègre le domaine, délimité par lui, des couches
d’expérience pré-égologiques et pré-objectives de la genèse passive dans un projet
plus large de reconstruction d’une expérience entièrement restructurée. Une ambiguïté pèse ici sur son propre procédé phénoménologique, et elle peut être problématisée à l’aide des tentatives de radicalisation internes à la phénoménologie
elle-même. Pour cela, Waldenfels fait entrer en scène une « deuxième génération »
d’empiristes radicaux qui peuvent, comme Levinas ou Derrida, être considérés
comme appartenant au champ (élargi) d’une conception de la phénoménologie
transformée par la théorie de la différence. Comme Derrida, puis Waldenfels, on
peut citer Totalité et Infini, et dire que « l’expérience par excellence », c’est-à-dire
d’abord l’irréductible expérience de l’Autre, puis l’expérience de la mort, se range
dans le champ d’un radical « empirisme qui n’a rien de positiviste »20.
Le vrai nom d’une « pensée purement hétérologique » est « empirisme », dit
Derrida; mais il s’agit alors de la considérer comme un « rêve parce qu’il s’évanouit
19. B. Waldenfels, Bruchlinien…, p. 172.
20. Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in : L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967,
p. 225. Chez Levinas, on trouve : « L’idée de l’infini [...] se produit concrètement sous les espèces
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au jour dès le lever du langage »21. En ce sens, il maintient que l’empirisme peut
être déterminé comme « non-philosophie […] : incapacité de se justifier, de se porter
secours comme parole »22. Et c’est précisément sur ce point que Derrida (comme
Levinas) reste dans le sein de la tradition philosophique; certes, l’incapacité « décidée » de l’empirisme met en question la cohérence du logos (« Rien ne peut donc
solliciter aussi profondément le logos grec – la philosophie – que cette irruption
du tout-autre »23) mais l’empirisme demeure muet, incapable d’un autre commencement. En réalité, l’objection soulevée par Derrida lui-même m’interpelle: « Mais
on objectera peut-être que c’est le langage qui dort. Sans doute, mais alors il faut
d’une certaine manière, redevenir classique et retrouver d’autres motifs de divorce
entre la parole et la pensée. C’est un chemin très, peut-être trop abandonné aujourd’hui »24. Mais cet « abandon » est-il un argument suffisant? L’esprit du temps
prend-il d’autres chemins? Mais ceux abandonnés par tous les bons esprits sont-ils
peut-être ceux qui mènent, sans doute pas au paradis, mais partout ailleurs? On
aurait alors besoin, non pas d’un génie intempestif et exclusif mais d’un sens
empiriste profond de la sensualité, de la vulgarité, du profane, et, en même temps,
des associations libres, politiques, de la vie.
Avant d’en venir à ces « dernières » questions, je vais essayer de rassembler ce
qui a été dit jusqu’ici et d’esquisser le chemin ultérieur. Il est apparu problématique
aussi bien de simplement constituer l’empirisme et la phénoménologie en « disciplines », que de les mettre en relation, historiquement et systématiquement, et avec
divers rapports de hiérarchie cachés. La phénoménologie rompt avec ce qu’on
appelle « l’empirisme classique », et en bénéficie pourtant à plus d’un égard. De
plus, on peut sans doute aussi faire l’histoire de l’influence inverse – si l’on pense
aux récentes transformations de l’empirisme logique moderne.
On en retiendra que la phénoménologie peut se comprendre comme une radicalisation du concept d’expérience transmis par Locke et par Hume – et qu’il se
comprend de fait ainsi chez Husserl lui-même25. De plus, on retiendra aussi que
dans l’orientation radicale vers l’expérience – c’est là « l’inspiration empiriste » –
se trouve une position de départ avancée pour toute la philosophie des Lumières
qui va suivre, et tient à sa disposition un potentiel énorme. La phénoménologie en
a bénéficié. Il suffit d’évoquer la preuve de la théorie des associations apportée par
Husserl, sur le modèle de Bergson, par la philosophie du temps26. Mais nous nous
d’une relation avec le visage. Et seule l’idée de l’infini – maintient l’extériorité de l’Autre par rapport
au Même, malgré ce rapport. […] Le désir métaphysique de l’absolument autre qui anime l’intellectualisme (ou l’empirisme radical confiant dans l’enseignement de l’extériorité)déploie son én-ergie dans
la vision du visage ou dans l’idée de l’infini. L’idée de l’infini dépasse mes pouvoirs […]. Elle ne vient
pas de notre fond a priori et, par là elle est l’expérience par excellence. » (Emmanuel Levinas, Totalité
et Infini, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 170.)
21. J. Derrida, « Violence… », op. cit, p. 224.
22. Ibid., p. 226.
23. Ibid., p. 226.
24. Ibid., p. 224.
25. Cf. Hua VII, p. 141 et suivantes.
26. Cf. Henri Bergson, Matière et Mémoire, Essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris, Alcan,
1896, p. 181 et suivantes ; Hua XI, p. 118-119, p. 125 et suivantes.
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situons ici à un stade postkantien: la dimension temporelle constitue légitimement
la condition d’un genre nouveau de la critique transcendantale. Lorsque James se
sépare de l’atomisme sensible dans la théorie empiriste, cela n’est possible que sur
la base d’une réévaluation de la temporalité dans le noyau interne de l’expérience.
Le continuum du passage du temps fait apparaître les atomes de la représentation
qui se présentent comme des produits tardifs et individualisés. Or si c’est le cas,
le rêve de l’empirisme ne s’est-il pas réalisé dans la phénoménologie de la conscience
du temps? Les formes de l’ordre de la philosophie transcendantale ne sont-elles
pas dépassées, si la perspective génétique resserrée temporellement sur l’expérience
s’est enfin imposée?
Et pourtant – une fois de plus – la prudence est de mise. Après tout, un procédé
génétique ne modifie pas nécessairement l’image, de fait valide, de ce qu’est ou
doit être l’expérience comme telle, c’est-à-dire de ce qui la détermine conceptuellement dans sa normalité. (On sait la contrainte qui pèse sur la discussion dans la
distinction – normatif ou descriptif?) S’il existe une inspiration empiriste authentique, elle se distingue justement par le fait de désancrer les oppositions héritées
et assurées. Ainsi par exemple, le concept de synthèse passive chez Husserl ne
suffit pas, au bout du compte, pour se débarrasser vraiment de la dichotomie
actif-passif. Waldenfels dit, « à propos des efforts opiniâtres, mais finalement vains,
de Husserl pour reconnaître un statut plus que provisoire à ce qu’il nomme pré-moi,
pré-être ou pré-histoire [Vor-ich, Vor-sein oder Vor-zeit] »: « L’impression demeure,
que, vu à la lumière, il y a quelqu’un, qui subit quelque chose »27. S’il y a dans la
phénoménologie une réponse au défi empiriste de penser l’expérience de manière
radicale, alors on la trouvera parmi ces empiristes-phénoménologues radicaux
présentés par Waldenfels comme la deuxième génération (lesquels réagissent à
l’inspiration empiriste éclairée par la théorie du temps); et cela veut dire qu’on la
trouvera en dernière instance aussi chez Waldenfels. C’est en ce sens que se conclut
le paragraphe commenté plus haut, après les références à Deleuze, Levinas et
Derrida:
Nous sommes nous-mêmes tombés sur ce problème, lorsque nous sommes partis
du pathos comme événement [Ereignis] im-possible qui précède sa réalisation et la
dépasse comme un effet qui anticipe sa cause. Le pathos ne signifie pas quelque chose
qui provient de l’expérience ou qui est donné dans l’expérience dans des conditions
données; c’est l’expérience elle-même pour autant qu’elle s’échappe à elle-même. La
diversité sans fond provient d’un déroulement [Geschehen] sans fond, dont le caractère abyssal est seulement recouvert par les modèles d’ordre évoqués. Ce caractère
abyssal éclate au grand jour lorsque nous observons de plus près le caractère diastasique de notre expérience28.
La phénoménologie reprend ainsi, comme philosophie qui prend en compte
ce qui se produit sous la forme d’ac-cidents [Widerfahrnisse], la radicalité précédemment analysée d’un empirisme développé plus avant. Du moins, c’est-ce qu’il
semble. Dans la deuxième partie à venir, je vais essayer d’interroger cette « reprise
27. B. Waldenfels, Bruchlinien…, p. 58.
28. B. Waldenfels, Bruchlinien…, p. 173.
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amicale ». Pour cela, je me rendrai de nouveau dans les paysages de la pensée de
Waldenfels, notamment dans le premier chapitre des Lignes de rupture, et je ferai
quelques pas sur le chemin qui mène d’une phénoménologie simple de l’intentionnalité vers une phénoménologie, complexe et transformée par la critique, du pathos
et de la diastase. L’arrière-fond de cette discussion sera « l’inspiration » nommée
plus haut, qui trouve son expression dans un passage célèbre du Traité de la nature
humaine :
Mais, laissant de côté certains métaphysiciens de ce genre [qui prétendent jouir
d’un tel Moi simple et durable], je peux me risquer à affirmer que les autres hommes
ne sont qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes, qui se succèdent
avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuels.
Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans faire varier nos perceptions.
Notre pensée est encore plus changeante que notre vue et tous nos autres sens et
facultés contribuent à ce changement. Il n’est pas un seul des pouvoirs de l’âme qui
reste inaltérablement le même, ne serait-ce qu’un instant. L’esprit est une sorte de
théâtre, où des perceptions diverses font successivement leur entrée, passent, repassent, s’esquivent et se mêlent en une variété infinie de positions et de situations. Il
n’y a pas en lui à proprement parler de simplicité à un moment donné, ni d’identité
à différents moments, quelque tendance naturelle que nous puissions avoir à imaginer
cette simplicité et cette identité. La comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer.
Ce ne sont que les perceptions successives qui constituent l’esprit, et nous n’avons
pas la plus lointaine idée du lieu où ces scènes sont représentées, ni des matériaux
dont il est composé29.
L’inspiration empiriste: l’immanence
C’est la pensée de l’immanence qui constitue le poids philosophique de l’empirisme, car elle vient l’animer de l’intérieur. À contre-courant, à tous égards, de la
pensée de la substance, Hume définit les perceptions [Perzeptionen] comme des
pensées, des impressions sensibles [Wahrnehmungen] et des sensations qui ne réfèrent pas d’elles-mêmes à des objets identiques et ne constituent pas par elles-mêmes
une unité subjective, mais se soustraient, en tant que moments fugitifs, à la saisie
consciente30. On peut parfaitement approuver le diagnostic de Schelling – abstraction faite du poids de la Naturphilosophie qui conduit à l’indifférence d’une productivité expliquée par le romantisme – lorsqu’il écrit: « On a rarement compris
l’audace du système atomiste. L’idée en lui dominante de quelque chose d’absolument dénué de forme [eines absolut formlosen] qui ne se présente nulle part
comme matière déterminée, n’est rien d’autre que le symbole de la nature se
29. David Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, traduction française de Philippe Baranger
et Philippe Saltel, Paris, Flammarion, 1991, p. 344.
30. Il ne peut être question ici de récrire l’histoire de la philosophie – au regard de la subjectivation
des mondes affectifs décrite par Waldenfels. Cependant, il existe dans la tradition de l’empirisme une
ligne cachée et très prometteuse de radicalité, qui – parce qu’elle dispose de la réalité spécifique du
passé – ouvre un espace à de nouvelles possibilités de la pensée. Au contraire, l’exposition d’une
« histoire des victoires » s’implique toujours, on le sait, dans les problèmes qu’elle décrit.
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rapprochant de la productivité. Plus on est proche de la productivité, plus on est
proche de l’informe »31. Sans forme et indéterminé, tel apparaît le devenir micrologique à une vue guidée par l’entendement sur les surfaces habituelles du monde
des choses, tandis que celui-ci apparaît, à une pensée qui creuse davantage, plus
finement différencié et en continuels processus de modification: chaines de singularités qui, à la différence de structures atomiques, ne sont nullement quantifiables
extensivement et qualifiables objectivement. En ce sens, Bergson est un subtil
représentant de l’empirisme radical lorsqu’il affirme que la dissociation est plus
originelle que l’association. Il veut dire par là qu’il y a du chemin à faire avant que
des représentations singulières se forment comme potentiels éléments d’une association [Assoziationsrelata]. Ce processus de différenciation suppose cependant des
synthèses temporelles qui se déroulent dans l’inconscient et amènent à la totalité
de la mémoire des processus qui organisent en eux-mêmes des moments singuliers
virtuels. À partir de là se trouve satisfaite l’exigence d’immanence. À la différence
de sa conception plus ancienne de durée orientée selon le primat d’un « présent
vivant », Bergson se détache dans Matière et mémoire de sa théorie du temps plus
marquée par la philosophie de la conscience.
Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est
simplement ce qui se fait. Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez
par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir. Lorsque nous pensons
ce présent comme devant être, il n’est pas encore; et quand nous le pensons comme
existant, il est déjà passé. Que si, au contraire, vous considérez le présent concret et
réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande
partie dans le passé immédiat32.
Le non-être de l’instant fragmente l’image d’un présent comblé, et décentre
le moi qui ne peut se constituer comme soi dans l’espace de temps étendu des
attentes de l’avenir et du passé encore vivace.
À l’inverse, la phénoménologie s’y prend au départ d’une manière totalement
différente. Certes, elle garde quelque chose de la manière audacieuse et sans compromis des empiristes qui laisse l’expérience être et parler par elle-même. Mais c’est un
autre processus qui domine. Dans les Seuils de sens, Waldenfels écrit à ce propos:
La fracture de l’expérience en sensations et perceptions ne remonte sûrement
pas seulement à l’effort méthodique pour trouver la trace d’un déroulement et de
régularités spécifiques par un procédé d’isolation. Derrière cela se trouvait de longue
date l’espoir de découvrir des données primaires, et des propositions de base simples
et des mécanismes élémentaires, à partir desquels toute la suite pourrait se déduire
ou se construire33.
À ce procédé empiriste de mise en ordre par simple association d’impressions
hétérogènes données, s’oppose la méthode intellectualiste d’une mise en ordre par
31. F. W. J. Schelling, Introduction à l’Esquisse d’un système de philosophie de la nature, Traduction,
présentation et notes de Franck Fischbach et Emmanuel Renault, Paris, Le Livre de Poche, 2001.
32. H. Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 166.
33. Bernhard Waldenfels, Sinnesschwellen. Studien zur Phänomenologie des Fremden, Francfortsur-le-Main, Suhrkamp, 1999, t. 3, p. 53.
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synthèse spontanée de l’entendement. Dans les deux cas, le discours sur la diversité
des impressions semble en dette par rapport à un positivisme des données et un
concept technique de l’expérience, auxquels on peut échapper phénoménologiquement comme par un troisième chemin, dès lors que « l’ordre des sens est cherché
dans l’avènement même des sens [Sinnesgeschehen] »34. Cet avènement se distingue
par le fait qu’il s’organise et se différencie lui-même – et ne suit donc aucune règle
donnée a priori et prescrivant le possible, mais aussi rend clairement visible le
travail de mise en ordre lui-même.
Ainsi, il est certainement possible et justifié d’adresser sa critique aux intentions
gnoséologiques de l’empirisme. Mais il serait difficile de savoir dans quelle mesure
la théorie de l’intentionnalité de Husserl, qui repose sur un acte de la conscience,
travaille elle-même à partir de données. Lorsque Husserl distingue entre événements
vécus intentionnels et non-intentionnels, ceux-ci, « ou réels contenus événementiels » ne signifient « rien de plus, considérés à partir de l’intentionnalité, que de
la matière sans forme et sans fonction qui ne contribue en rien à la constitution
d’objet »35. Des composants abstraits d’événements bien déterminés peuvent être
informes et sans signification, ou bien – négativement – tout ce qui ne tombe pas
dans leurs cadres. Dans les Lignes de rupture, il est même dit succinctement: « Le
pathos, à comprendre comme ce qui nous arrive contre [Widerfahrnis], n’est pas
constitué intentionnellement ». Waldenfels comprend aussi de cette manière le
« tourbillon de sentiments » que Kant reproche aux empiristes comme « une nonchose formelle qui [fait partie] des expériences-limites »36. À partir de là, il devient
peut-être plus clair que la caractéristique du non-intentionnel puisse renvoyer
complètement à un extérieur de l’intentionnalité, qui n’apparaît soudainement que
dans certaines expériences de l’étranger.
Les exposés du premier chapitre des Lignes de rupture sur le passage de l’intentionnalité à l’événement pathique peuvent aussi être ramenés à ce qui vient d’être
dit. Waldenfels commence par ranger la théorie empirique des sens et la théorie
des affects dans l’histoire d’une subjectivation et d’une intériorisation des sentiments, que l’on doit rencontrer phénoménologiquement avec le concept d’intentionnalité pour retrouver le monde qu’il contenait et qu’il a perdu. Quand Husserl
« introduit des actes affectifs intentionnels », il parvient, dit Waldenfels, « à laisser
derrière lui la théorie des sentiments des empiristes ». Cette innovation représente
certes « seulement un premier pas, mais un pas important »37. Car Husserl travaille
à se rapprocher d’une compréhension des sentiments, fondée sur le monde de la
vie, qui apporte une vigoureuse correction à l’élan modernisateur de l’époque
moderne et à son naturalisme immanent. Pourtant, l’intentionnalité présente
certains déficits essentiels (cf. « Bruchlinien… », p. 24) qui rendent nécessaire une
radicalisation de la façon de penser. Il s’agit principalement de deux problèmes,
que nous avons déjà rencontrés en lien avec les problèmes d’une radicalisation de
l’empirisme. D’une part, l’intention de signifier implique l’orientation vers un sens,
34.
35.
36.
37.
Ibid., p. 57.
Ibid., p. 40.
B. Waldenfels, Bruchlinien…, p. 33.
Ibid., p. 19.
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c’est-à-dire vers quelque chose qui est constitué au sens d’un traditionnel dualisme
forme-matière. La théorie de la constitution repose sur des données hylétiques qui
servent pour ainsi dire d’éléments de construction bassement empiristes pour des
actes plus hauts. Il s’agit alors d’un empirisme latent, paresseux, car la totalité de
l’expérience est donnée naturellement comme fait de départ et la théorie de la
constitution sert simplement de procédé régressif de reconstruction et d’analyse.
D’autre part (déficit), à l’intention de signifier correspond une signification comblée
qui est formée sur le modèle d’une présence, et présence à soi, complète qui suspend
en soi et efface l’aspiration intentionnelle, « la tension qui est au cœur de l’intention »38.
Cette critique que Waldenfels adresse à l’intentionnalisme conduit à une radicalisation de la pensée phénoménologique – et prend appui pour cela sur des motifs
de l’empirisme radical qui libèrent la position importante de l’expérience du corset
étroit d’une trop simple logique de détermination et de fondation [Begründung]
(ou devrait-on dire de normativisation et de consolidation?) par la philosophie
transcendantale. Merleau-Ponty et Levinas sont peut-être les deux premiers noms
qui se présentent pour une telle radicalisation. Dans ce qui va suivre, pourtant, je
m’appuierai sur les figures de pensée que sont la « diastase » et le « pathos » pour
thématiser le dépassement par Waldenfels lui-même de la phénoménologie de
l’intentionnalité. Je me rapproche de la « diastase » par le biais de la « différence
significative » : « La signification qui sous-tend l’intention de signifier peut se saisir
dans la formule “quelque chose comme quelque chose”. […] Quelque chose apparaît
comme quelque chose dans la mesure où il apparaît comme tel »39. Le comme sépare
ce qui est de ce comme quoi il est. (En d’autres termes: le comme sépare l’existence
de l’essence) Il importe de retenir cette « intuition fondamentale » de Husserl et
de la placer au centre pour constituer une théorie. Car grâce à elle, on s’appuie
sur une diastase, donc, au sens littéral, sur un processus qui écarte l’un de l’autre
[Auseinandertreten] ; en quoi il faut être attentif au fait qu’aucune unité substantielle qui s’écarte en se déployant ne précède ce processus d’écartement. En réalité,
la diastase désigne, comme le dit déjà Waldenfels dans Registre de réponses, « un
processus de différenciation dans lequel naît [entsteht] pour la première fois celamême qui est en train de se scinder »40. À côté de la différence significative, la
diastase s’exprime aussi comme événement fondamental en tant que différence
représentative, appétitive et responsive, point que nous ne pouvons aborder plus
en détails ici.
Le « comme » rend ainsi notable un déplacement minimal qui est responsable
de l’existence d’un « moment présentatif dans chaque représentation »41. Arrivé à
ce point, Waldenfels entreprend de distinguer une version forte et une version
faible de l’expérience. Quelque chose peut être vécu comme quelque chose des
manières les plus diverses. La version faible est alors rapportée aux formes en partie
sociales et historiquement déterminables de la prise d’habitude, de la normalisation
38.
39.
40.
41.
B. Waldenfels, Bruchlinien…, p. 26.
Ibid., p. 28.
Bernhard Waldenfels, Antwortregister, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1994, p. 335.
B. Waldenfels, Bruchlinien…, p. 29.
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et de la technologisation. Le monde devient image du monde qui objective le
« comme quelque chose ». « Il n’y a pas d’échappatoire possible, lorsque ce qui se
montre se cache avec son sens ». À l’inverse de cette première interprétation de
l’expérience, qui fait disparaître le « comme » implicite (et avec lui le jeu ouvert du
signifier et du désir), la version forte apparaît là « où les affirmations du comme
s’affaiblissent ou même s’écroulent »42. Troubles (aveuglement, blessure, engourdissement), anomalies, confusion, catastrophes: « Dans tous ces cas surgit quelque
chose qui nous atteint, nous bouscule avant d’être saisi, compris ou repoussé ».
C’est le pathos qui entre ici en jeu: « quelque chose qui n’apparaît pas comme
quelque chose », qui se soustrait « aux habituels attentes de sens [Sinnerwartung]
et ajustements [et s’élève] au-dessus de leur appréhension jusqu’au point où le
monde s’effondre pour nous »43.
À ce point, je pense que s’ouvre un rapport nouveau de l’empirisme et de la
phénoménologie. Tandis que la phénoménologie bute « ici sur des problèmes identiques à ceux d’une dialectique négative »44, l’empirisme s’en tient strictement au
principe de l’immanence – et a ainsi son propre accès à une « immédiateté forcée ».
C’est là une vision polarisante des choses. La « diversité sans fond » de l’immanence
empiriste ne devrait pas être mise sur le même plan qu’une diastase, qui ne vise
pas seulement un improbable « caractère de comme » [Alshaftigkeit] de l’expérience, mais qui surtout ne peut qu’arracher les formes fortes de l’expérience, des
structures en comme de l’ordre des donnés ainsi déterminés de quelque chose. La
question est de savoir si le « comme » d’un mouvement d’autodifférenciation et
d’une prolifération purement immanents donne la parole, ou si au contraire il est
pris dans une métaphore spatiale de la prise de distance qui n’a peut-être pas
grand-chose à opposer à l’occupation du « comme quelque chose » par des modèles
de mise en ordre traditionnels.
L’immanence s’éclaire comme l’élément de contraste empiriste, une fois laissée
de côté la théorie phénoménologique de l’ordre. La « diversité sans fond » ne peut
en fait se comprendre en elle comme ordre – ou, mieux, idée – de l’immanence
parce qu’elle comprend l’ordre comme un processus de normalisation auquel
échappe la réalité effective [Wirklichkeit] des expériences fortes. La dimension
d’immanence de l’empirisme radical est au contraire occupée par des processus
divers d’auto-organisation ou de mise en ordre qui se déroulent immédiatement
dans un contexte social et historique, et déterminent les images [Gebilde], les
habitudes et les enchaînements les plus différentes. Ceux-ci peuvent être ouverts
aux mouvements fluctuants dans le murmure du langage, dans le cours de l’histoire
ou quelque part d’autre. Ils peuvent aussi se détacher du sol de leur naissance et
du processus de devenir qui se poursuit continuellement. Cette vision d’assemblages
ouverts et d’associations libres est partagée par Waldenfels quand il reprend cet
ac-cident dans l’acte de la réponse, en pensant la réponse « à partir du fait d’être
42. Ibid., p. 32.
43. Ibid., p. 33.
44. Ibid., p. 56.
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atteint, dans le retard d’un faire qui ne débute pas chez soi mais chez Autrui »,
sans y perdre la récurrence (sur lui-même) qui lui est propre 45.
Regardons la chose de plus près. Waldenfels cherche un « chemin indirect »
pour échapper à une « mauvaise dialectique » – et le trouve en essayant « de penser
la survenue pathique de l’événement comme le fait d’être touché ». De cette manière,
il doit être possible de saisir le surplus « pour lequel aucun ordre n’est disponible »46. Cela signifie concrètement que ce qui nous arrive contre [Widerfahrnisse]
– par exemple l’étonnement ou la peur – présente une passivité et une « antériorité
temporelle » et ne trouve son expression adéquate que dans l’acte de répondre.
Cela ne veut pas dire que la réponse détermine ce qui nous arrive contre dans son
essence et l’amène ainsi à son accomplissement. En réalité, le déplacement temporel
entre le fait d’être atteint et l’acte de répondre conduit à un « chiasme » qui rend
impossible l’hypothèse d’un référent commun de pathos et response. « C’est vrai,
nous répondons à ce par quoi nous sommes atteints, et nous sommes atteints par
ce à quoi nous répondons, mais les deux se produisent en un, quand bien même
avec un déplacement temporel qui fait justement de la réponse un événement
retardé, et de l’événement une survenue prématurée »47.
Par cette logique de la réponse, Waldenfels évite un procédé simplement négativiste. Cela peut servir de leçon aux empiristes qui tendent à penser ce qui survient
[Ereignisse] comme des événements [Vorkommnisse] et ne résistent pas à une
« simple inversion »48 de l’intentionnalité, laquelle sous-estime l’aspect de temporalisation subjectivante de l’expérience – et la culture d’une langue de description
adéquate. Il apparaît ainsi que phénoménologie et empirisme – pardonnez-moi cette
guerre des ismes – ne servent pas simplement à ce que l’un surpasse l’autre. Au
contraire, ils formulent un défi mutuel et asymétrique qui leur fournit chaque fois
quelque chose à penser.
Traduit de l’allemand par Laetitia Citroën
45.
46.
47.
48.
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
p.
p.
p.
p.
59.
56.
60.
59.
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