L’ENTREPRISE
ET LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Hedi BEN MRAD
Professeur à la Faculté de Droit
et des Sciences Politiques de Tunis
Introduction
On a écrit, à propos de la concurrence que « à dose modérée, c’est un excitant ; à
dose massive, un poison »
1
. A en croire cet adage, une « bonne ou une saine
concurrence » nécessite plusieurs « mains » : l’une est « invisible », l’autre est
« visible »
2
.
On peut, certainement, relever le caractère partiellement mythique de la
première
3
mais on ne peut que s’incliner devant la réalité de la seconde.
Sans épiloguer sur cet interventionnisme économique de l’Etat de type libéral, il
est tout juste pertinent de questionner l’action de cette « main visible » sur le jeu de la
concurrence, dont l’entreprise (ou opérateur économique) constitue l’acteur essentiel,
sinon exclusif. En droit de la concurrence, affirme le Conseil de la concurrence
« l’entreprise économique n’est pas déterminée conformément à des critères juridiques
exclusifs, mais sur la base de critères économiques permettant de couvrir toutes les
sociétés, organisations et groupements et toutes les personnes morales qui « exercent
1
J. Ibert, La gestion paradoxale des relations entre firmes concurrentes, Rev. Fr. de gestion 2004/1, n°
148, p. 158.
2
“La main visible de l’Etat, écrit D. Brault, ne doit se monter que si la main invisible du marché ne
joue pas son rôle et que cette défaillance a pour raison une entrave artificiellement mise en œuvre par
des opérateurs ». D. Brault, Droit et politique de la concurrence. Economica 1997, p. 291.
3
H. Defalvard, La main invisible, mythe et réalité du marché comme ordre spontané. Rev. D’éco. Pol.
1990, p. 870.
L’entreprise et le Conseil de la concurrence
2
une activité économique indépendamment de leur nature et leur forme et sans égard à
leur existence de droit ou de fait, ou si elles ont été créées ou sont dominées par des
personnes privées ou publiques… »
4
-
5
. Il s’agit, grosso modo, d’une « entité
mobilisant du travail et du capital pour produire des biens et services marchands »,
6
dans un milieu concurrentiel.
Moteur de la compétition économique, selon les tenants de l’économie de
marché, la notion concurrence relève davantage de l’économie que du droit. Son
intrusion, de plus en plus réelle, dans le champ juridique l’affecte d’un coefficient
d’incertitude, variable selon le degré et l’intensité de l’emprise du droit sur
l’économie. Liée à la formation de l’économie de marché, l’évolution du concept de
concurrence n’est pas uniforme. Selon certains économistes la concurrence a revêtu,
selon les époques, trois aspects qui continuent de coexister. Elle est conçue, d’abord,
comme une institution sociale intuitivement considérée comme favorable à l’intérêt
général
7
. Cette pensée classique tenait la concurrence pour une « notion empirique qui
désigne un type de comportement jouant un rôle primordial dans une économie
libérale »
8
. Il s’agit d’une « intuition que le principe de concurrence permet de
déterminer les prix »
9
. Ensuite, avec l’école néo-classique
10
la concurrence était
4
CC. Affaire n°3152, 26-7-2004, Société Loisirs Tabarka /club municipal de plongée sous marine.
VIIIe Rapport du conseil de la concurrence, 2004, 2
e
partie, p. 51.
Voir dans le même sens, C.C. Affaire n°5177, 2 juin 2005, IXè Rapport du CC. 2005, p. 56 ; Affaire
n°5178 , 2 juin 2005, IXè Rapport 2005, p. 62 ; Affaire 5174, décembre 2005, IXè Rapport du CC.
2005, p. 142 ; Affaire n°61111, 12 avril 2007, XIe Rapport 2007, 2
e
Partie, p. 11.
5
Ont équalifiées, d’entreprises économiques, les associations et les personnes physiques exerçant
des professions libérales (Affaire n°5177 du 2 juin 2005).
6
M. Rwal, L’entreprise et l’Etat : Genèse et évolutions d’une relation inter organisationnelle atypique.
XV° conférence internationale de Management stratégique/Annecy/Genève 13-16 juin 2006.
7
Il s’agit, grosso modo, de la pensée classique avec François Quesnay, Say, Adam Smith, Ricardo et
Stuart Mill.
8
L. Doghri, Dimensions et comportements des entreprises. Essai d’application au secteur industriel
tunisien, thèse de doctorat d’Etat, Tunis 1984, p. 308.
9
A. Bienaymé, L’intérêt du consommateur dans l’application du droit de la concurrence : un point de
vue d’économiste, R.I.D. éco. 1995, p. 366.
10
Dont, Coumot et Alfred Marshall.
L’entreprise et le Conseil de la concurrence
3
conçue comme un ensemble de conditions de marché strictement définies. Avec
Walras et Pareto, on parlera de la concurrence pure et parfaite
11
. Enfin, la concurrence
est présentée comme un phénomène empiriquement observable, mais fragile et menacé
d’auto-destruction
12
. Cette présentation résulte de la démarche des économistes qui
s’attachent, de plus en plus, à observer les phénomènes de production et le
comportement spontané des entreprises, plutôt que de s’attacher aux marchés
abstraitement définis. Cette philosophie nouvelle de la concurrence praticable, renvoie
aux nouvelles réflexions de J. Chamberlin sur « la concurrence monopolistique », de
J. Robinson relative à « la concurrence imparfaite » et de Schumpeter concernant
« l’entrepreneur innovateur » avec, pour ce dernier, une insistance particulière sur le
lien très fort entre innovation et dynamique économique.
Saisie par le droit
13
, la concurrence s’est trouvée dans le sillage de l’Etat
« régulateur »,
14
avec le conseil de la concurrence
15
comme principale autorité chargée
de l’application du droit de la concurrence
16
.
11
Ses éléments essentiels sont : la rationalité complète des agents, la mobilité parfaite et sans coûts des
agents et des facteurs de production, la continuité et la divisibilité des unités économiques,
l’information complète et l’absence de collusion ». L. Doglin, Thèse précitée, p. 309.
12
Cette nature dynamique de la concurrence fait qu’elle peut revêtir la forme de l’affrontement, de la
coopération (ententes) ou les deux à la fois, selon les stratégies du marché et les données du marché.
Selon certains auteurs, « les firmes jouent sur (ces) deux modes relationnels : l’activité des entreprises
est affaire de coopération lorsqu’il s’agit de confectionner le gâteau et de compétition quand vient le
moment de la partager ».
P. Le Roy, Les stratégies de renforcement du Leadership de marché : stabiliser ou perturber la
concurrence. Rev. Fr. de gestion 2004 / 1 , n°148, p. 21.
13
La simplicité de la formule contraste avec l’ampleur du phénomène.
En effet, la toute puissance du marché international, qui a marqué la fin du XXe siècle et le début du
« millénaire, a mis à rude épreuve les Etats-Nations. Des législations nationales sur la concurrence
sont mises en place, de par le monde, afin de réguler la fonction concurrentielle des marchés de plus
en plus ouverts sur l’extérieur. Une action internationale s’est déployée au sein de certains organismes
comme la CNUCED, l’OCDE et l’OMC, pour arrêter des règles juridiques minimales en matière de
concurrence. L’élaboration de la loi type sur la concurrence, au sein de la CNUCED, offre un début de
preuve de l’enjeu international de la concurrence, accentué par la globalisation de l’économie,
consécutive au déploiement planétaire de l’économie de marché.
L’Europe est allé jusqu’à établir un Réseau européen de la concurrence permettant aux autorités de
concurrence des Etats membres de coordonner la mise en œuvre des articles 81 et 82 du traité CE et de
L’entreprise et le Conseil de la concurrence
4
L’absence de définition légale du conseil de la concurrence a don lieu à de
vives controverses. On parle à son égard, ainsi que de ses homologues en droit
comparé, « d’organisme de type juridictionnel chargé d’exercer une magistrature
économique », « d’organisme consultatif de type administratif, remplissant une
mission quasi juridictionnelle d’intérêt public », de « quasi-juridiction » ou
« d’autorité administrative indépendante »
17
.
En Tunisie, le Conseil de la concurrence ( dénommée initialement Commission
de la concurrence ») s’est attribuée depuis 2002, la qualité d’ « autorité indépendante
édictant des décisions de nature juridictionnelle et exerçant une fonction consultative
s’entraider dans la gestion des cas. De même qu’un Réseau international de concurrence a été créé en
2001, à l’initiative des Etats-Unis, regroupant des autorités de concurrence et des représentants du
secteur privé.
14
Sur la régulation, d’une manière générale, voir : Ch. A. Morand, Régulation, complexité et
pluralisme juridique. Mélanges P. Amselek, Bruylant, 2005, p. 615, C. Teitgen Colly, les instances
de régulation et la constitution, RDP n°1 , p. 153 ; La régulation : Nouveaux modes ? Nouveaux
territoires ? RFDA 2004, n°109, S. Rousseau et B. Zuindeau, Théorie de la régulation et
développement durable. Rev. De la régulation 2007, n°1, p. 1 ; F. Cafaggi, Gouvernance et
responsabilité des régulateurs privés, RIDE 2005, p. 111 ;
M. A. Freson-Roche (s. la dir.), Responsabilité et régulations économiques, Presses de Sc. Po.et
Dalloz ; S. Barbou des palaces, contribution (S)du modèle de concurrence régulatrice à l’analyse des
modes et niveaux de régulation. RFAP 2004/1, n°109, p. 37 ; D. Briand Meledo, Autorités sectorielles
et autorités de concurrence. RIDE 2007, p. 345 ; M. D’Alberti, La régulation économique en mutation,
RDP 2006-1, p. 231 ; M. Lambard, Institutions de régulation économique et démocratie politique.
AJDA, 2005, p ; 530 ; M.M. Mohamed Salah, les transformations de l’ordre public économique. Vers
un ordre public régulatoire, Mélanges G. Farjat ; Ed. Frison –Roche 1999, p. 261 ; G. Marcou, La
notion juridique de régulation, AJDA 2006, p. 347.
15
Le conseil de la concurrence est doté d’une composition inédite regroupant des magistrats, des
professionnels et des « experts ».
16
La lecture de certaines définitions du droit de la concurrence peut illustrer l’incertitude qui règne en
la matière : “l’ensemble des règles gouvernant les rivalités entre agents économiques dans la recherche
de la conservation d’une clientèle » (J. Azéma). « L’ensemble des gles qui s’appliquent aux
opérateurs économiques dans l’activité concurrentielle afin que la concurrence soit suffisante tout en
n’étant pas excessive (Y. Serra). « Le droit de la concurrence a d’une certaine manière succédé au
droit de la planification » (Ch. Leroy), « le droit de la concurrence ne doit pas être autre chose qu’une
branche dérivée de la théorie macro-économique ».
17
En France, la LME (loi de modernisation de l’économie du 4 aout 2008) a tranché la question en
affirmant que « l’Autorité de la concurrence est une autorité administrative indépendante » (Art.
L.461-1).
L’entreprise et le Conseil de la concurrence
5
dans le domaine de la concurrence »
18
. Dans une jurisprudence récente, le conseil de la
concurrence s’est auto-qualifié comme « un organe juridictionnel spécialisé intégrant
l’ordre juridictionnel administratif »
19
.
Indépendamment de cette auto-qualification jurisprudentielle, le législateur a
reconnu au Conseil de la concurrence une double compétence. La compétence
consultative
20
qui s’est consolidée en 2005, est à la fois facultative et obligatoire.
La consultation facultative bénéficie au ministre chargé du commerce pour « les
projets de textes législatifs et toutes les questions afférentes au domaine de la
concurrence », et aux « autorités de régulation sectorielles… (pour) les questions
afférentes au domaine de la concurrenc »
21
. Quant aux « organisations professionnelles
et syndicales, les organismes ou groupements de consommateurs légalement établis et
els chambres de commerce et d’industrie », ils peuvent requérir l’avis du conseil de la
concurrence par l’intermédiaire du ministre chargé du commerce « sur les questions de
concurrence dans les secteurs relevant de leur ressort ».
Il serait souhaitable d’étendre le domaine de la consultation facultative aux
collectivités locales et aux commissions parlementaires.
Quant à la consultation obligatoire, elle pèse sur le gouvernement pour « les
projets de textes réglementaires tendant à imposer des conditions particulières pour
l’exercice d’une activité économique ou d’une profession ou à établir des restrictions
pouvant entraver l’accès au marché »
22
. Elle est, aussi, retenue pour les pratiques
18
VIè Rapport du Conseil de la concurrence 2002, p. 16.
19
Affaire n°71140, 17 juillet 2008, Topnet… XIIe Rapport CC. 2008, p. 209.
20
Voir Tableau n°2.
21
Au niveau contentieux, le conseil de la concurrence est tenu de “demander l’avis technique des
autorités de régulation lors de l’examen des requêtes, dont il est saisi, et qui sont afférentes aux
secteurs relevant de leur ressort ». (Article 11 al. 3 de la loi 91-64).
22
Le pouvoir dont dispose le gouvernement pour soumettre un projet de texte réglementaire au conseil
de la concurrence s’exerce sous le contrôle du juge administratif sur la base du recours pour accès de
pouvoir.
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