Compte rendu de la séance

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Université de Paris -Sorbonne (IV) -ISHA
Centre d'Etudes Sociologiques de la Sorbonne (CESS) –Maison de la recherche- UFR de
Sociologie, 28-32 rue serpente, 75005 Paris.
Compte-rendu de la séance du mercredi 12 janvier 2005 suivi de la discussion avec
l'intervenant : Patrick PHARO .
Présentation de l'intervenant :
Patrick Pharo est sociologue, chercheur au C.E.R.S.ES. Le Centre de Recherche Sens,
Éthique, Société (CERSES), UMR 8137 CNRS-Université Paris V, est un centre
pluridisciplinaire, dont les travaux s'inscrivent dans une perspective de recherche qui vise à
dégager et à analyser la dimension morale des objets et des problématiques classiques de la
sociologie.
A cet égard, les recherches de Patrick Pharo s'inscrivent dans la double tradition de la
sociologie compréhensive (ou sociologie du sens) et de la sociologie morale (ou
sociologie de l'éthique).
Les recherches de l’auteur portent principalement sur les thèmes suivants :
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Morale et sociologie
Naturalisme et normativité
Sciences de l'homme et sciences de la vie
Rationalité morale et rationalité utilitaire
Démocratie et civilité
Ethique de la prévention, éthique de la dépendance
Contact : :[email protected]
Publications significatives récentes :
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Sociologie de l'esprit, conceptualisation et vie sociale, Paris, PUF, 1997, 244 p.
Le sens de la justice, essais de sémantique sociologique, Paris, PUF, 2001, 145 p.
La logique du respect, Paris, Cerf, 2001, 128 p.
Morale et Sociologie, le sens et les valeurs entre nature et culture, Paris, Gallimard,
folio, 2004, 416 p.
Texte de référence présenté et discuté en séminaire du CESS :
« Le sens objectif des faits sociaux. Problèmes sémantiques de la sociologie compréhensive»,
Revue européenne de sciences sociales, Tome XXXVIII, n°119, 2000, pp. 139-157 (texte de
l’article et sommaire de la RESS correspondant consultables à partir du site du CESS).
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Texte reproduit in extenso avec l'autorisation de l'auteur, que nous remercions
vivement de sa participation ( relecture et amendement de l’exposé et de la discussion).
Patrick Pharo préfère situer le contexte dans lequel l’article de référence, étudié en séminaire,
a été écrit, plutôt que se contenter d’un résumé. Pour en saisir le sens, il faut savoir que cet
article fait écho à une 1ère publication sur « Les problèmes empiriques de la sociologie
compréhensive », paru dans la RFS en 1985. Il a en outre fallu une quinzaine d’années de
maturation pour que ce second article voir le jour en 2000.
Après ce préambule, l’auteur souhaite introduire la discussion de son texte au moyen de 5
remarques liminaires :
1°) La question se pose du « problème ontologique » en sociologie. On connaît l’opposition
entre individualisme méthodologique et holisme, opposition qui serait aussi celle de
Durkheim contre Weber. Mais en philosophie, il s’agit là du problème du monde des pensées
sans l’existence d’un monde matériel. C’est le problème du « mind body ».
En effet, dans les deux cas (IM vs Holisme) se pose la question du sens des pratiques, des
courants, des institutions, des actions et des pensées, et de leur statut dans la « vie sociale »Quel est-il ? Cette question importante se situe au cœur de la philosophie anglo-américaine
depuis 50 ans.
Elle se combine aussi avec la question du « naturalisme »-porteur de quel sens en science
sociale ?
2°) Dans l’article de 2000, étudié dans ce séminaire, il y a le projet, la tentative d’une
reformulation sémantique de la sociologie compréhensive.
Weber fait l’objet d’interprétations diverses quant à sa sociologie, avec tous les aléas et les
malentendus que cela induit. Mais que peut-on dire de plus précis possible quant au sens à
donner à l’action sociale, pour progresser dans sa compréhension ?
En 1er lieu, on peut penser qu’il existe des structures conceptuelles communes aux êtres et aux
sociétés, qui peuvent être pensées à la manière des modèles ayant un contenu mathématiques.
Par exemple, lorsque j’affirme que 2+2= 4 ! Nous le savons sans avoir besoin de l’accord
psychologique d’autrui ; c’est une compréhension logique et non psychologique. Or, ce savoir
commun s’appliquerait à la compréhension des faits sociaux ; il s’agit, répétons-le, d’une
structure commune aux acteurs, permettant la compréhension de s’opérer.
C’est le postulat de la compréhension, analogie du principe de la traduction linguistique,
développé par Alfred Schütz. Certains, comme Frege, imaginent un arrière-monde platonicien
« d’êtres existants », indépendant, ce à quoi je ne crois pas un instant.
On peut regrouper trois types d’arguments favorables à l’affirmation de l’existence de
contraintes conceptuelles communes aux acteurs :
1- On est « pris » par la logique. Même s'il existe des logiques qui se passent de la loi de
non contradiction. Nous avons tous, nous humains, un ensemble d’ informations
communes issues du monde terrestre ; ce monde qui est, en termes de contraintes
2
objectives, le même pour tous. Ce qui renforce la nécessité de recourir à des structures
communes de compréhension des phénomènes.
2- Enfin, s’affirme l’unité de l’espèce humaine. Ses représentants sont logiquement dotés
des mêmes capacités sociales a priori, de certaines dispositions communes.
3°) Interpréter l’activité d’autrui :
Appliquer une méthode sémantique d’interprétation ( allusion à Garfinkel et à son concept
d’accountability constante, conduisant au relativisme) –Le doute sceptique de cette école ne
« tient » pas toujours. Cela reprend une opposition à une tendance philosophique de
Wiggenstein de non- résolution de l’interprétation de la pratique.
Cette méthode du philosophe suppose deux éléments : d’une part, on postule l’existence d’un
certain contenu de pensée, et , d’autre part, on affirme l’existence d’une information qui
contredit ou confirme le contenu de la pensée à saisir.
C’est une méthode à rapprocher de la méthode de la pertinence de Sperber. Mais il accorde
peu d’importance aux contraintes conceptuelles des contenus de la pensée. La thèse de
Sperber va dans un seul sens, celui qui va du monde au « pensé ».
Enfin, Patrick Pharo souhaite achever cette introduction aux débats par deux remarques :
4°) Une remarque sur le naturalisme. Ce courant d’idées est notamment tenté de comparer les
sociétés humaines avec les comportements issus des mondes animaux. Mais, ce faisant,
accèdent-ils à la logique du monde social humain ? Les animaux sont-ils des sujets wébériens,
et les animaux sont-ils dotés de cerveaux adaptés ?
Il faut se préserver de toute confusion en distinguant ici les fonctions adaptatives du sujet de
ses fonctions conceptuelles. Cependant le modèle évolutionnaire néo- darwinien qui serait a
priori spécifique aux humains pose problème. Si ce modèle traduit une réalité qui s’applique
au monde animal, pourquoi alors ne s’appliquerait-il pas au monde humain ?
Or soutenir cela, ce serait oublier les spécificités de la fonction réflexive (une pensée qui se
déduit d’elle même). Si je dis X, j’en conclu que X. Je peux penser à ce que je pense. C’est
une qualité spécifiquement humaine. Cette réflexivité est importante pour les êtres humains
dans la mise en œuvre des pratiques ( les pratiques artistiques, par exemple).
5°) Le rapport entre individu(s) et institution (s). Ce sera bref.
En effet, l’institution comme être collectif est galvaudé. On assiste à la montée de critiques à
l’égard du « sujet collectif ». Par exemple, le Conseil de l’Ordre des médecins « pense » au
sens où il élabore une doctrine valant pour tous les praticiens ;
Il faudrait faire des catégories du social comme il existe des catégories de l’entendement.
3
Compte-rendu de la discussion suivant la présentation de M. Patrick PHARO
Les participants sont membres du CESS ou doctorants des Universités de Paris IV Sorbonne ou de Paris V, associés au CESS :
J-M Berthelot, Professeur et Directeur du CESS ; Mme A. Devinant, Ingénieur d’études,
responsable du site et de la logistique du CESS; G. Brönner, F. Champy, J-C Marcel, Maîtres
de conférences et T.Tirbois (Prag); l'équipe des ATER et des moniteurs, allocatairesmoniteurs et des doctorants de Paris 4, Paris 5, ISHA.
Discutants : MM Béraud et Tirbois.
Discussion :
-Thierry Tirbois :
- Précisons tout d’abord que je m’appuie sur la version suivante du texte :
« Le sens objectif des faits sociaux. Problèmes sémantiques de la sociologie compréhensive »,
paru dans Les Archives Européennes des sciences sociales, Tome XXXVIII, 2000, n°119,
p.139-157.
En premier lieu, je voudrais dire l’intérêt et la difficulté qui ont accompagné la lecture de ce
texte.
L’intérêt réside évidemment dans le thème traité qui met en perspective la portée heuristique
de la sociologie compréhensive tout en déclinant les obstacles logiques rencontrés par
l’objectivation des faits sociaux. Ces obstacles sont d’ailleurs posés en termes stratégiques,
selon l’acception de Jean Baechler, c’est-à-dire sous la forme du couple « problèmessolutions » ( Cf. Nature et Histoire, Paris, PUF, 2000).
La difficulté que j’aie rencontré tient à la richesse du texte, qui fait appel à des théories
cognitivistes ou philosophiques plutôt contemporaines et à des auteurs que je maîtrise
insuffisamment. Et les lectures répétées du texte m’ont convaincu que je manquais du recul
suffisant qui eût été idéal pour préparer du mieux possible cette discussion. Aussi mes
questions seront- elles peut-être candides, pleines de ce qu’il me faut apprendre ; elles suivent
en tout cas le fil de mes interrogations de lecteur.
1°) D’ailleurs, ma 1ère question se forme dès les premières lignes de l’introduction de l’article.
Vous écrivez :
« On pourrait dire que toute la recherche empirique en sociologie et en histoire, qui admet
généralement le rôle causal des motifs, des idéologies ou des valeurs, qui ne sont au fond que
des faits sémantiques et non pas des choses physiques, plaide pour le second terme de
l’alternative » [ à savoir que l’observation sociale porte sur des comportements et aussi sur
des données logico –sémantiques]
Je m’interroge sur la manière dont vous pourriez distinguer radicalement choses physiques et
choses non physiques, ce qui revient à plusieurs reprises au cours de l’article. En effet, n’est –
ce pas problématique d’affirmer que les idéologies ou les valeurs ne sont que des données
logico -sémantiques et rien que cela ? Les croyances, les idéologies politiques que vous
évoquez dans le texte ne sont –elle pas aussi des éléments de la pratique, susceptibles de
4
susciter des manifestations physiques ? Finalement, sauf à justifier cette distinction
provisoirement, à des fins analytiques, est-ce que cela ne renvoie pas à une opposition binaire
de la pensée classique entre corps et esprit ?
Réponse de P. Pharo: - Non, vraiment, je ne crois pas que, conceptuellement, les croyances,
les idéologies ou les valeurs soient des pratiques ou des choses physiques. Elles ont un
support dans le cerveau et dans les pratiques, mais vous pouvez regarder aussi longtemps que
vous voulez un cerveau ou une pratique, vous n’y verrez jamais une croyance ou une valeur,
comme vous voyez un neurone ou un mouvement. Cette difficulté est fondamentale, et si on
l’esquive on n’a plus aucun moyen de traiter le problème que je pose. J’insiste sur le fait que
l’opposition en question est logique ou conceptuelle et qu’elle ne repose pas sur une
métaphysique du corps et de l’esprit. Dire qu’on « voit » une croyance ou une valeur est
simplement une erreur de catégorie, une erreur logique, rien de plus, rien de moins.
**********************************
2°) Vous utilisez dans le texte les mots de « nature » et de « naturalisation » [des faits
sociaux], dans un cas pour affirmer que la sociologie fait « encore partie des sciences de la
nature »- ce qui est une querelle qui traverse toute l’histoire de la sociologie- et dans un autre
cas, pour critiquer l’opération consistant à naturaliser les faits sociaux. Pourriez- vous
préciser, SVP, l’usage que vous faîtes du mot nature, et en donner une définition ?
Réponse de P. Pharo : - Je ne veux pas définir le concept de nature, c’est trop compliqué. Je
parle simplement ici des sciences de la nature par opposition au sciences occultes ou à la
théologie. Lorsque nous étudions les faits sociaux, nous ne préjugeons rien de leur essence
ultime : nous les observons et nous remarquons que nous les connaissons aussi par un moyen
autre que l’observation, un moyen logique. Nous essayons alors de faire la théorie de cette
situation, en tenant compte des connaissances scientifiques existantes, empiriques ou
logiques, c’est tout ce que je veux dire.
*********************
2° bis) Une remarque : votre programme de recherche désigné d’emblée est de « préciser les
contenus logico- sémantiques, tels que le sens et les pensées, dans l’émergence des faits
sociaux », p. 1.
L’article se déploie en 3 temps de réflexion :
•
Les contenus logico–sémantiques = manifestation d’un ordre logique et non empirique
ce qui problématique pour décrire l’action sociale (ontologie sociale de Durkheim),
p.2 à 8
•
Cette démarche de sociologie compréhensive est critiquée par Parsons, au quel
l’auteur fait réponse. P. 8 à 15.
5
•
Le sens objectif des faits sociaux / programme contemporain de naturalisation des faits
sociaux, p. 15 à 26.
3°) D’où une question : dans la 1ère partie de votre article vous vous consacrez à l’ontologie
sociale de Durkheim et à une définition assez fouillée des faits sociaux.
D’emblée vous notez que la dimension externe du fait social, dépourvu de psychologie, pose
un problème fondamental à l’exercice de la sociologie compréhensive. Pour comprendre et
expliquer un fait social, il doit être -au moins en partie- « compénétrable à l’intelligence »
comme le dit Durkheim dans « Les règles de la méthode sociologique » (1895) dans son
chapitre 1er (Qu’est-ce qu’un fait social ?)- Certes, vous précisez qu’il faut se méfier de tout
réductionnisme à l’égard du fait social et de sa définition . Cependant, la définition qu’en
donne Durkheim (et dont j’ai cru voir que vous n’en utilisez qu’une partie) me paraît poser à
la sociologie compréhensive des problèmes que je ne trouve pas complètement traités dans
votre article.
En effet, Durkheim définit les faits sociaux ( s’acquitter de sa tâche de frère, d’époux ou
d’épouse, accomplir un devoir civique ou comme vous le dîtes manger, dormir , raisonner…)
par 3 traits fondamentaux.
1) L’externalité à l’être et l’objectivité. « Je remplis des devoirs qui sont définis en
dehors de moi, et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs ». (RMS, p.3)
2) La puissance impérative et coercitive des faits sociaux, quel que soit l’abandon ou
l’exercice de la volonté individuelle.
3) La transmission et l’héritage non conscient des contenus de ces règles et devoirs.
Même si Durkheim lui –même note que « toute contrainte sociale n’est pas nécessairement
exclusive de la personnalité individuelle » (RMS, p.6) n’y –a t’il pas un saut analytique dans
la sociologie compréhensive qui conduit logiquement à réviser la définition du fait social
donnée par Durkheim ? Dans l’article n’y –a t’il pas plutôt votre usage du fait social, votre
compréhension du fait social davantage que l’explication durkheimienne ? D’ailleurs la
définition conventionaliste utilisée par Searle me paraît être un exemple limite de cette
déformation. P.5.
Réponse de P. Pharo: - Evidemment, je n’adhère pas à la définition durkheimienne des faits
sociaux, puisque je pense, contrairement à lui, qu’ils sont « compénétrables à l’intelligence »,
ce qui est le point de départ de la sociologie compréhensive. Je crois avoir expliqué pourquoi
Durkheim était aussi attaché à l’externalisme empirique, et pourquoi son projet est condamné
à échouer : non pas qu’il n’y ait pas d’extériorité empiriquement observable dans les faits
sociaux, mais il n’y a pas que cela (retour au problème de l’article).
***********************************
6
4°) Le modèle interprétatif de Weber est selon vous modelé sur la compréhension d’une
opération arithmétique sans passer un instant par la psychologie.
Or, il me semble que la lecture de Weber puis de R. Boudon dans son analyse des sociologues
classiques ou dans « Le sens des valeurs » nous conduit à penser que le travail de
compréhension sociologique, en cherchant le sens donné par les acteurs à leurs croyances ou à
leurs actions, suppose un minimum de définition de l’être humain, de l’acteur représentatif de
l’espèce. Or, celui-ci ne peut pas être, logiquement, dépourvu de toute nature particulière et
notamment d’une psychologie de base, sans doute schématique et limitée pour les besoins de
l’analyse, mais néanmoins indispensable à l’appréhension des « règles rationnelles » que
vous évoquez p.7- Comment résoudre cette apparente contradiction ?
Réponse de P. Pharo : - A mon avis il n’y a pas de contradiction : le modèle de l’opération
arithmétique n’est précisément qu’un modèle, dont nous pouvons nous servir pour déchiffrer
le sens objectif de la psychologie (par le sens des actes, des sentiments, etc.) De plus, je suis
d’accord avec l’idée qu’il existe une psychologie humaine de base, issue de l’évolution de
l’espèce. Mais cela n’empêche pas qu’on ait besoin d’outils logiques pour l’appréhender.
Questions adressées à M. P.Pharo par T. Béraud :
- Monsieur Pharo, j’aurais souhaité vous soumettre deux questions ; deux ensembles
de questions plutôt qui divaguent du texte présenté ici au programme sociologique, que je
suppose être le vôtre, dans sa globalité.
1/ Il y a tout d’abord un souci de compréhension à propos d’une expression qui vise à
rejeter l’approche phénoménologique en sociologie, relativement à la validation de votre
programme, je cite : « Tout le problème de la tradition interactionniste ou phénoménologique
en sociologie est précisément qu’elle laisse béante cette question du contenu objectif des
règles de signification. » (p.7). Laissons de côté le débat épistémologique et concentrons-nous
sur un problème pratique de cohérence : comment un travail d’analyse qui porte tout ou partie
de son attention sur les « règles de signification », donc travaillant à un niveau théorique et
formel, peut-il rendre compte, dans le même temps, du « contenu objectif » des dites règles ?
Je crois savoir que vous n’êtes pas indifférent à la tradition philosophique issue de Frege,
notamment pour son traitement objectif, quasi-réaliste, des pensées ; en tant qu’elles se situent
à un niveau intermédiaire entre la logique et le factuel. On qualifie désormais couramment ce
niveau intermédiaire de niveau sémantique (p.ex. : la sémantique de la vérité, de la promesse
ou bien encore de la justice).
C’est d’ailleurs par ce caractère particulier de l’objectivité des pensées, de leur sens, que
certains auteurs, tel que le philosophe analytique post-quinien Donald Davidson, énonceront
une hérésie pour le sens commun sociologique, qui est celle de la « causalité des raisons » (cf.
les travaux de Ruwen Ogien ou bien de Pascal Engel).
Si j’insiste sur ce point, ce n’est donc pas sans raison. Car il est difficile, en en restant à ce
niveau objectif régulier, d’évaluer les potentialités de votre programme - en même temps que
votre propre intérêt - à rendre compte des distorsions ou des erreurs pratiques des agents en
situation sociale. Leur validité apparaît restreinte à leur seule condition logique ; de sorte que
plusieurs agents pourront adopter des attitudes (comportements, volitions) différentes, voire
opposées, tout en étant encore justes vis-à-vis de leur règle de signification. On peut pourtant
7
à mon avis considérer une action comme erronée tout en étant objective. Prenons un exemple
moral simple : la victime d’un viol et son bourreau peuvent très bien entretenir un même
rapport objectif au viol (en tant que crime juridique aussi bien que moral), le bourreau peut
éventuellement reconnaître le vice de son acte, pourtant on ne peut pas placer la victime et son
bourreau sur le même plan : il y en a un qui soumet autrui à une souffrance indue (j’emploie
opportunément l’une de vos formules). Autrement dit, il y en a un qui est dans l’erreur et
l’autre pas (il est vrai que les développements de la philosophie morale amèneraient à nuancer
cette conclusion ; je ne visais qu’une démonstration de circonstance).
Réponse de P. Pharo : - C’est une question vraiment difficile, car elle mêle l’objectif et le
normatif. Voici comment je vois les choses : nous supposons un sens objectif pour
comprendre le sens subjectif.
Ce sens objectif suppose :
1) une structure logique commune – par exemple la promesse ou le ressentiment comme des
structures de sens communes, et
2) une adéquation du sens logique à la situation ou aux informations – par exemple dans ce
que fait l’agent, et dans le contexte de son action, il y a les éléments permettant une
interprétation en termes de promesse ou de ressentiment.
Jusqu’ici tout va bien. Mais la question que vous posez concerne la possibilité d’une erreur de
l’agent et vous avez raison de dire qu’une action peut être à la fois erronée et objective (dans
son sens). Comment cela est-il possible ? A mon avis l’opération par laquelle on repère une
erreur pratique consiste à séparer l’information disponible (l’action et son contexte) en deux :
d’un côté on a suffisamment d’information pour supposer que l’agent, par exemple fait une
promesse ou éprouve du ressentiment. Mais on pense aussi avoir suffisamment d’information
pour supposer que l’agent ne devrait pas, dans cette situation, promettre (par exemple qu’il
aimera toujours X) ou ressentir du ressentiment (par exemple, X n’en mérite pas tant). La
sémantique, en elle-même, n’est pas normative, mais les termes sociaux ont généralement une
valence normative et morale, et nous sommes enclins à vérifier non seulement que la situation
vérifie la présence objective d’un certain sens d’action ou de sentiment, mais aussi qu’elle
justifie cette présence – et ici à son tour l’analyste peut se tromper. C’est pourquoi il doit
donner des raisons à la fois pour son évaluation objective et pour son évaluation normative.
J'ajoute que dans la phrase que vous citez, je suis trop sévère vis-à-vis de la phénoménologie ;
j'aurais dû parler seulement de la tradition herméneutique, car le Husserl des Ideen I pose
clairement le problème de l'objectivité du sens, et je m'en suis souvent inspiré, comme du
reste de Frege, pour les propositions que j'ai faites.
************************
T. Béraud :
2/ Ceci m’amène assez naturellement à mon deuxième questionnement.
En ayant recours à cette « sémantique générale du sens et de la pensée sociale », comment
peut-on envisager d’établir la validité du passage de la « description sociologique » à la
« Troisième personne » (remarque qui concerne l’ensemble des programmes réguliers,
8
typologiques). C’est une difficulté évidente : si l’on suppose que les agents de l’action, au
même titre que l’analyste, ont recours à un schème transcendantal (ou institution, ou règle)
qui est la cause commune (« Vrai/Faux » ; « Juste/Injuste » ; « ne pas nuire à autrui »), quel
intérêt y a-t-il alors à s’intéresser à l’interaction elle-même (le subjectif ne serait que de
l’objectif, pour lequel les déterminations d’ici-bas n’importent finalement pas) ? On dénie
l’accès « à la première personne » des individus à leurs propres pensées (parce que l’accès
aux pensées d’autrui équivaudrait ici à l’accès à ses propres pensées : par un environnement
transcendantal).
En conséquence de quoi, la capacité réflexive que vous attribuez à l’agent social, que vous
élevez même implicitement au rang de postulat de votre programme de recherche, devient un
élément contre-productif : être assujetti à une attitude normative (i.e. à une règle sémantique)
est-ce nécessairement devoir la partager ? (cf. le fameux sophisme humien du passage
disjonctif du « est » au « tu dois »). En tournant la formule différemment, on se demandera si
le partage d’un « sens commun » (régulier, objectif) équivaut, en admettant les possibilités
d’erreurs, à la reconnaissance de la recherche en situation de l’accord sur le sens et les
valeurs ?
Voilà, Monsieur Pharo, les principales questions qui sont survenues à ma lecture de votre
texte, ici soumis à discussion. J’admets qu’elles s’avèrent techniques, je suppose que d’autres
participants auront à vous en poser quelques-unes qui s’adresseront au plus grand nombre, et
qui colleront au plus près de nos préoccupations empiriques
Réponse de P. Pharo:
- La réponse précédente s’applique au début de cette seconde
question : la position de 3ème personne utilise le schème logique (ou transcendantal, si vous
préférez) pour accéder à celle de la première, et non pas pour la dénier. Mais en plus elle peut
l’évaluer, pour remarquer par exemple que le sujet avait peut-être tort de se sentir indigné ou,
au contraire, de ne pas répondre à l’injure. Mais cette évaluation n’est pas celle d’un tribunal,
et elle est loin d’être toujours nécessaire. Elle exprime simplement la réflexivité de l’analyste
qui, en bonne logique cartésienne, ne peut se soutenir que du postulat de la même capacité
réflexive prêtée à tous ses frères humains. Autrement dit, si l’analyste décèle une erreur de
première personne (un sens d’action ou de sentiment inajusté), l’agent lui-même devrait
pouvoir en faire autant, ce qui implique évidemment, du point de vue de l’analyste, qu’il se
donne les moyens rationnels de ses évaluations normatives. La réponse que je vous fais ne me
semble pas être un cas du sophisme critiqué par Hume, car le sens objectif reste du domaine
des faits (observables et conceptuellement intelligibles), tandis que l’évaluation faite par
l’analyste se contente d’anticiper sur une évaluation qui pourrait être faite par l’agent. Et
finalement oui, le partage d'un sens commun est ce qui permet, selon moi, la recherche d'un
accord sur les valeurs et leur mise en œuvre – mais sans oublier que toutes les situations ne
sont pas univoques et qu'elles peuvent donner lieu à plusieurs sens légitimes.
Monsieur Tirbois, Monsieur Béraud, merci infiniment de vos questions.
Patrick Pharo.
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