K. Marx, Le Capital (1867), livre 1, t. 1

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Quelques indications sur les textes distribués en classe sur la technique moderne
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K. Marx, Le Capital (1867), livre 1, t. 1, IIIe section, chap. 7, trad. J. Roy, scandéditions-Éditions
sociales, 1983, p. 180-181.
Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure
de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais
architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans
la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est
pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup
son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action et auquel il doit subordonner
sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort
des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension
constante de la volonté.
Ce texte n’a fait pas vraiment de rapport à la problématique de la technique moderne. Il se porte à attirer
l’attention sur la technique en général, qu’elle soit « moderne » ou « traditionnelle ».
Le propos de Marx consiste à faire remarquer la différence homme/animal relativement à la technique,
l’exemple pris étant celui de l’architecte pour l’homme et de l’abeille pour l’animal.
L’abeille, comme le remarque Marx, ou l’araignée peuvent nous incliner à penser que l’animal est
technicien et ce par les remarquables productions qui sont les leurs.
Cependant, « le plus mauvais des architectes » aura construit « dans sa tête » son œuvre avant de la réaliser
alors que l’animal agit d’instinct. L’homme se caractérise, de ce point de vue, par l’usage de la raison. Il
construit au préalable son œuvre dans son imagination ou sa pensée, ou bien il en dresse les plans avant de les
exécuter.
De plus, une fois ces plans dressés, il faudra le travail et la volonté pour réaliser l’objet projeté alors que
l’animal, tout entier entre les mains de la nature, agira d’instinct, poussé par des forces internes sans pouvoir
résister.
- Descartes, Discours de la méthode, 6ème partie.
Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les
éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien
elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées,
sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de
tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort
utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut
trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres,
des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les
divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils
sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.
Avec ce texte de Descartes, nous entrons dans la problématique de la technique moderne. Celle-ci,
entrevue très tôt par Descartes (XVIIème siècle), bien avant la première révolution industrielle (début du
XIXème siècle), consiste en une utilisation des sciences mathématiques de la nature à des fins de domination
sur l’étant. Le projet technicien consiste à se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Il faut ici
insister sur le « comme ». La technique, en effet, n’est pas censée nous rendre maîtres et possesseurs de la
nature mais seulement comme si cela était le cas.
Comment comprendre cette affirmation ?
On s’en rendra bien compte en lisant les textes suivants.
- Auguste COMTE (1798-1857), Cours de philosophie positive, Deuxième leçon (1829)
Au degré de développement déjà atteint par notre intelligence, ce n’est pas immédiatement que les sciences
s’appliquent aux arts, du moins dans les cas les plus parfaits; il existe entre ces deux ordres d’idées un ordre
moyen, qui (…) est sensible quand on considère la classe sociale qui s’en occupe spécialement. Entre les
savants proprement dits et les directeurs effectifs des travaux productifs il commence à se former de nos jours
une classe intermédiaire, celle des ingénieurs, dont la destination spéciale est d’organiser les relations de la
théorie et de la pratique. Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques, elle les
considère dans leur état présent pour en déduire les applications industrielles dont elles sont susceptibles.
La naissance de la classe sociale des ingénieurs atteste de la réalisation dans la réalité historique de la
civilisation occidentale de ce que Descartes avait jadis entrevu et annoncé. En effet, que sont les ingénieurs ?
Ce sont des scientifiques. Mais ces scientifiques ne sont pas des scientifiques purs. En effet, un scientifique
pur n’a pas d’autre intention que celui d’accroître le progrès des seules connaissances. Alors que l’ingénieur,
bien qu’ayant une formation nécessairement scientifique, n’a pas d’autre but que celui de servir l’industrie. Il
n’a aucunement en vue le progrès de la science mais seulement les applications possibles des connaissances
scientifiques qu’il acquière. Pour être un bon ingénieur, il lui est nécessaire d’être instruit des derniers
développements de la science. Il sera ainsi davantage en mesure de découvrir les applications industrielles
possibles de la science. Et, ainsi, de réaliser le projet cartésien de maîtrise de la nature.
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, p. 99, Garnier.
Quand on envisage l’ensemble complet des travaux de tout genre de l’espèce humaine, on doit concevoir
l’étude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de l’action de l’homme sur la
nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous les faire
prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage, les uns par
les autres.
Nos moyens naturels et directs pour agir sur les corps qui nous entourent sont extrêmement faibles, et tout
à fait disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à exercer une grande action, c’est
seulement parce que la connaissance des lois naturelles nous permet d’introduire, parmi les circonstances
déterminées sous l’influence desquelles s’accomplissent les divers phénomènes, quelques éléments
modificateurs, qui, quelque faibles qu’ils soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner
à notre satisfaction les résultats définitifs de l’ensemble des causes extérieures.
En résumé, science, d’où prévoyance ; prévoyance, d’où action : telle est la formule très simple qui
exprime, d’une manière exacte, la relation générale de la science et de l’art, en prenant ces deux expressions
dans leur acception totale.
Mais, malgré l’importance capitale de cette relation qui ne doit jamais être méconnue, ce serait se former
des sciences une idée bien imparfaite que de les concevoir seulement comme les bases des arts, et c’est à quoi
malheureusement on n’est que trop enclin de nos jours. Quels que soient les immenses services rendus à
l’industrie par les théories scientifiques — quoique suivant l’énergique expression de Bacon, la puissance soit
nécessairement proportionnée à la connaissance —, nous ne devons pas oublier que les sciences ont, avant
tout, une destination plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental qu’éprouve notre
intelligence de connaître les lois des phénomènes.
Cet autre texte de Comte ne fait que développer les idées exprimées dans le texte précédent. On notera, à la
fin, la définition de ce que j’ai appelé plus haut le « scientifique pur ».
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Herbert Marcuse, Industrialisation et capitalisme chez Max Weber, trad. J.-R. Ladmiral, dans
Jürgen. Habermas, La Technique et la Science comme « idéologie », Gallimard, 1973, pp. 5-6.
Ce n’est pas seulement son utilisation, c’est bien la technique elle-même qui est déjà domination (sur la
nature et sur les hommes), une domination méthodique, scientifique, calculée et calculante. Ce n’est pas après
coup seulement, et de l’extérieur, que sont imposés à la technique certaines finalités et certains intérêts
appartenant en propre à la domination — ces finalités et ces intérêts entrent déjà dans la constitution de
l’appareil technique lui-même. La technique, c’est d’emblée tout un projet socio-historique : en elle se
projette ce qu’une société et les intérêts qui la dominent intentionnent de faire des hommes et des choses.
Cette finalité de la domination lui est consubstantielle et appartient dans cette mesure à la forme même de la
raison technique.
Si l’on a bien suivi le sens des textes précédents, celui du présent texte n’est pas difficile à saisir. On notera
cependant que la technique n’est pas domination par son utilisation, ce que l’on pouvait croire jusqu’ici. En
effet, la technique permet de dominer la nature. Par exemple l’avion, un objet technique dont la réalité n’est
possible que grâce aux progrès de la science (de la physique en particulier), permet d’aller de Paris à Tokyo en
un temps relativement bref (14 heures avec un avion de ligne), ce qui ne serait pas le cas s’il fallait y aller à
pieds ou en bateau à voiles (objet technique, outil donc, traditionnel). Mais cet instrument, dit en substance
Marcuse 1, ne fait pas qu’assurer, de par son instrumentalité-même, une domination sur l’étant. En effet, « c’est
la technique elle-même qui est déjà domination ». Cela signifie que l’intention de la technique est elle-même
intention de domination. L’Occident et, grâce ou à cause de lui, la Terre entière est engagée dans un processus
où tout est soumis à une domination technicienne car il n’existe aucun secteur de l’étant, naturel ou humain,
qui n’échappe à l’emprise de la domination de la technique. Tout est considéré comme ressource, humaine ou
naturelle car ce dans quoi nous sommes engagés est un projet de domination totale.
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Marcuse : La puissance libératrice de la technologie - l’instrumentalisation des choses - se convertit
en obstacle à la libération, elle tourne à l’instrumentalisation de l’homme.
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H. Jonas, le Principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique (1979),
traduction de J. Greisch, Éd. Cerf, 1991
Dans ces temps anciens la technique était, comme nous l’avons vu, une concession adéquate à la nécessité
et non la route vers le but électif de l’humanité — un moyen avec un degré fini d’adéquation à des fins
proches, nettement définies. Aujourd’hui, sous la forme de la technique moderne, la technè s’est transformée
en poussée en avant infinie de l’espèce et en son entreprise la plus importante. On serait tenté de croire que la
vocation de l’homme consiste dans la progression, en perpétuel dépassement de soi, vers des choses toujours
plus grandes et la réussite d’une domination maximale sur les choses et sur l’homme lui-même semblerait être
l’accomplissement de sa vocation. Ainsi le triomphe de l’homo faber sur son objet externe signifie-t-il en
même temps son triomphe dans la constitution interne de l’homo sapiens, dont il était autrefois une partie
servile. En d’autres termes : indépendamment même de ses œuvres objectives, la technologie reçoit une
signification éthique par la place centrale qu’elle occupe désormais dans la vie subjective des fins humaines.
Sa création cumulative, à savoir l’environnement artificiel qui se propage, renforce par un perpétuel effet
rétroactif les forces particulières qui l’ont engendrée : le déjà créé oblige à leur mise en œuvre inventive
toujours recommencée, dans sa conservation et dans son développement ultérieur et elle la récompense par
un succès accru — qui de nouveau contribue à sa prétention souveraine […] Si la sphère de la production a
investi l’espace de l’agir essentiel, alors la moralité doit investir la sphère du produire dont elle s’est tenue
éloignée autrefois, et elle doit le faire sous la forme de la politique publique. Jamais dans le passé la politique
publique n’avait eu affaire à des questions de cette ampleur et recouvrant de telles latitudes de l’anticipation
projective. En effet, l’essence transformée de l’agir humain modifie l’essence fondamentale de la politique.
Je n’entrerai pas ici dans beaucoup d’explications. J’indiquerai simplement que Jonas (XXème siècle), est
le philosophe qui est connu pour avoir développé une morale adaptée à la civilisation technologique. Ce que
l’on appelle aujourd’hui le « principe de précaution » est un dérivé du « principe responsabilité » formulé
par Jonas. L’hyper technologie génère une situation dans laquelle l’action est soumise à de nouveaux
impératifs, inexistants dans un temps de technique traditionnelle.
La technologie fait courir à l’humanité des dangers bien plus vastes que la technique traditionnelle. Face à
de tels dangers, dont nous ne mesurons pas l’étendue, il est nécessaire de régler notre agir à l’aide de
nouveaux impératifs.
Songeons qu’il y a sur la Terre suffisamment de puissance artificielle (bombes) pour détruire plusieurs
fois la totalité de la vie sur celle-ci. Songeons aux armes de destruction massive. Une seule bombe peut tuer
plusieurs centaines de milliers de personnes. Ce que l’on appelle la Shoah n’aurait pas été possible sans la
technique moderne et ses ingénieurs. Car les camps de concentration et d’extermination étaient des usines à
fabriquer du cadavre. Heidegger dira à ce sujet : « l’agriculture mécanisée est la même chose, quant à son
essence [i.e. sa nature], que la bombe à hydrogène, la même chose que la fabrique de cadavres dans les
chambres à gaz » (Conférence de Brême, 1949).
Songeons également à ce que l’on appelle aujourd’hui « réchauffement climatique » et aux divers
phénomènes de pollution et aux intrications humaines et financières impliquées dans ces phénomènes : il
n’est pas possible de sortir immédiatement de ce dans quoi nous sommes engagés car ce serait un trop gros
coût humain et économique (chômage, faillites, révoltes, etc.).
1
Philosophe du XXème siècle, élève, sur cette question de la technique moderne, de Heidegger.
Dans le texte ci-dessous, Jonas énonce son nouvel impératif, adapté aux temps de l’hyper-technologie : en
substance, nous ne devons pas, par notre activité d’aujourd’hui, prendre en otage les générations futures :
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