« une morale laïque […] du plus jeune
âge au lycée ».
Eh bien soit ! Qu’est-ce qu’une morale
« laïque » ? Celle de la droite ne serait
sans doute pas la même que celle de la
gauche ; celle des athées serait différen-
te de celle des croyants ; celle des cy-
niques et celle des gentils seraient pro-
bablement dissemblables. « Valeurs
communes d’un honnête homme […],
maximes illustrées […], débats philoso-
phiques […], notion de droits et de de-
voirs […], être présent et actif au sein
de la cité […], affirmation de valeurs
morales […], devenir citoyen… ».
Les proverbes et maximes allaient plus
loin, et dans la classe de Topaze, à la
pension Muche, on pouvait lire : « Pau-
vreté n’est pas vice » ; « Il vaut mieux
souffrir le mal que de le faire » ; « L’oisi-
veté est la mère de tous les vices » ;
« Bonne renommée vaut mieux que
ceinture dorée ». Un enfant d’aujour-
d’hui dirait que toutes ces maximes
vont produire « un masochiste qui se
fait rouler toute sa vie ! ». Mais les en-
fants d’autrefois (nous-mêmes ?) pre-
naient-ils au sérieux ces proverbes ? Na-
turellement non ! Ils s’en moquaient dès
que le maître avait le dos tourné, et ils
ne manquaient pas de contre-exemples
pour les critiquer.
Et cependant, cela ne manquait pas
d’intérêt. D’abord parce que cela posait
une limite, même si l’on sait que de tou-
te façon cette limite sera transgressée.
Quelle que soit la limite, l’enfant la
franchira, mais plus la limite sera large,
plus grande sera la transgression.
Quand la limite n’est pas enseignée à
l’enfant, il ne sait pas où s’arrêter. Un
autre intérêt peut être souligné : un co-
de de référence commun aux adultes et
aux enfants était établi, auquel ils pou-
vaient se référer à travers une expres-
sion langagière. Une place était ainsi
donnée à la pensée et à la réflexion.
Mais on peut distinguer un troisième in-
térêt à cet enseignement, qui est le rap-
pel aux familles des règles de la vie en
société. L’école primaire, la vie en clas-
se, tout cela a une grande importance
dans la vie de l’enfant ; ce qui lui est
transmis à l’école est souvent bien inté-
gré. Mais le relais de la famille occupe
une place déterminante. La morale ne
relève-t-elle pas d’ailleurs de la famille ?
Et la morale n’est-elle pas relative,
d’une famille à l’autre, d’une culture à
l’autre ? Il semblerait que l’interdit de
l’inceste soit le seul invariant humain
universel. Pour le reste, c’est la relativi-
té qui prédomine.
Et que dit-elle aujourd’hui, la famille ?
Y a-t-il même une famille ? Parfois, il
n’y en a pas, parfois elle est morcelée,
dissociée, recomposée. Quelles valeurs
transmet-elle, et comment les transmet-
elle ? Or, l’enfant, lorsqu’il s’agit de va-
leurs, ne peut intégrer et intérioriser
que ce qu’il voit et constate lui-même.
La véritable morale des enfants, c’est la
conduite des parents, mais aussi celle
de la société. Tout le reste n’est qu’un
placage superficiel. L’école occupe une
place limitée, sauf pour les plus jeunes
enfants (cela est d’autant plus vrai qu’ils
sont plus jeunes, d’où l’intérêt de la dis-
cussion sur la scolarisation à deux ans),
et encore à condition qu’elle veuille
bien jouer ce rôle, notamment pour les
familles démunies.
Enseigner des notions basiques, avec
des travaux pratiques, portant sur l’exis-
tence et le respect de l’autre, l’accepta-
tion de la différence, la maîtrise des pul-
sions, la compréhension de la nécessité
de certaines règles de vie en société
constituerait un pas en avant très ap-
préciable.
Des travaux pratiques de morale, d’une
morale vivante, appliquée, un enseigne-
ment intelligent et donné par des ensei-
gnants convaincus de la nécessité d’un
savoir-vivre, davantage que des masses
de connaissances prévues par des pro-
grammes scolaires, tout cela marquerait
un progrès. Cela impliquerait un chan-
gement de mentalité dans le système
français, qui privilégie la quantité de sa-
voirs académiques engrangés par rap-
port aux qualités humaines, qui ne peu-
vent être mesurées objectivement au
moyen de QCM. Albert Camus disait
que son père lui avait enseigné qu’un
homme « ça s’empêche », alors que la
vie privée du prix Nobel telle que nous
la rapporte sa biographie fait état au
minimum d’une double vie… Vices pri-
vés, vertus publiques.
« Emmener les autres sur une fausse pis-
te ». « Depuis les années 1970, on ne
veut plus que les enfants soient bien
élevés mais qu’ils soient épanouis »,
écrit A. Finkielkraut. « Seulement voilà,
la spontanéité n’a pas tenu ses pro-
messes. Elle se déploie sans entraves et
on assiste à un réensauvagement du
monde. » Peut-on inverser ce mouve-
ment ? L’école à elle seule ne le peut
sans doute pas, et l’enseignement de la
morale est davantage une question de
société que d’éducation.
첸
Médecine
& enfance
janvier-février 2014
page 38
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