Médecine
& enfance
Toute la classe (en chœur) : « Bien mal
acquis ne profite jamais… L’argent ne fait
pas le bonheur… ». Marcel Pagnol, Topaze,
acte I, scène 12.
Pourquoi continuer à raconter
aux enfants qu’il faut respecter
des principes moraux auxquels
beaucoup dadultes ne croient plus ?
Pourquoi leur raconter l’amitié, le -
vouement, la justice transcendante ou
celle des hommes, l’honnêteté, le coura-
ge, dans un monde les puissants sans
vergogne dominent les faibles ?
Pourquoi ne pas leur dire ce que finira
par avouer Topaze lorsque, après avoir
été un instituteur dévoué et méprisé, il
devient un homme d’affaires retors et
admiré : « Mes enfants, les proverbes
que vous voyez aux murs de cette classe
correspondaient peut-être jadis à une
réali disparue. Aujourd’hui on dirait
qu’ils ne servent qu’à lancer la foule sur
une fausse piste, pendant que les malins
se partagent la proie ».
Les enfants des écoles regardent la lévi-
sion dès leur plus jeune âge. Depuis Les
guignols de l’info jusqu’à Plus belle la vie,
en passant par divers feuilletons roma-
nesques ou politiques qui en disent long
sur la nature humaine, ils ont vu tant de
choses qu’on ne peut espérer les tromper.
Comment pourraient-ils être dupes ? Les
bonnes paroles ne peuvent abuser un en-
fant d’aujourd’hui. Il croit connaître la vie
et, avec beaucoup de perspicacité, il sau-
ra critiquer avec force arguments ce que
l’on cherchera à lui imposer. Dans ces
conditions, que pourraient lui apprendre
des cours de morale ?
Mais d’abord, qu’est-ce que la morale ?
Sous le ministère de Luc Chatel, des ou-
vrages ont été sélectionnés pour servir
aux cours de morale à l’école. Nos en-
fants ne bénéficiaient plus à l’école pu-
blique de cours de ce type depuis trente
ans. Pouvait-on y voir la cause de la
montée des impertinences, des incivili-
tés, de la délinquance dans notre pays ?
Dans les années 1950, une gifle donnée
par le professeur à un élève provoquait
la colère des parents contre l’élève. Au-
jourdhui, elle vaudrait au professeur
des poursuites judiciaires, même si l’en-
fant a notoirement dépassé les bornes…
Y a-t-il quand même quelque chose à
faire et le faut-il ? Et dans quel but ?
On ne parle d’ailleurs plus de morale,
mais d’éthique. On dit que le mot « mo-
rale » est suranné, qu’il est un héritage
judéo-chrétien et qu’il ne convient donc
plus aux temps modernes. On prétend
que l’éthique n’a rien à voir avec la mo-
rale. En pratique, le mot « éthique » a
supplanté le mot « morale ». Il serait sé-
mantiquement plus moderne…
Peut-on enseigner aux enfants à l’école
des règles de maîtrise de leurs pulsions,
si vives dans l’enfance (il suffit pour s’en
convaincre d’observer une cour de -
création) ? Où lenfant doit-il ap-
prendre la règle qui permet de vivre en
société, lui qui fut ce bébé « pervers po-
lymorphe » décrit par Freud ? La pré-
sence dun père vraiment impliqué y
suffit-elle ? André Green ne disait-il pas
que « La pulsion, cest la viande ! » ;
peut-on éduquer la viande ?
MORALE ET SENS MORAL
Une autre distinction serait peut-être
plus utile : quelle différence y a-t-il entre
morale et sens moral ? Ne pourrait-on
pas dire que le sens moral est l’intégra-
tion des interdits de base de la vie en so-
ciété, tandis que la morale serait l’inté-
gration de principes de vie sociale in-
cluant des notions idéalisées de bonté,
de générosité, d’honnêteté, de toléran-
ce, proches du domaine religieux.
Respecter les dix commandements suf-
firait-il à devenir moral ? Après tout, ne
pas tuer, ne pas mentir, ne pas convoi-
ter le bien d’autrui, ne pas voler, ne pas
médire, respecter ses parents, ce serait
un bon début ! Mais l’école républicaine
n’a pas de leçons à recevoir de la Bible !
Et la morale, qui a été instaurée à l’éco-
le par la IIIeRépublique en 1882, puis
supprimée en 1968 et rétablie au milieu
des années 1980, doit, selon l’actuel mi-
nistre de lEducation nationale, être
La morale, lenfant, lécole
M. Boublil, pôle mère-enfant, centre hospitalier
d’Antibes
CHRONIQUE
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« une morale laïque […] du plus jeune
âge au lycée ».
Eh bien soit ! Qu’est-ce qu’une morale
« laïque » ? Celle de la droite ne serait
sans doute pas la même que celle de la
gauche ; celle des athées serait différen-
te de celle des croyants ; celle des cy-
niques et celle des gentils seraient pro-
bablement dissemblables. « Valeurs
communes d’un honte homme […],
maximes illustrées […], débats philoso-
phiques […], notion de droits et de de-
voirs […], être présent et actif au sein
de la cité [], affirmation de valeurs
morales […], devenir citoyen… ».
Les proverbes et maximes allaient plus
loin, et dans la classe de Topaze, à la
pension Muche, on pouvait lire : « Pau-
vreté nest pas vice » ; « Il vaut mieux
souffrir le mal que de le faire » ; « L’oisi-
veté est la mère de tous les vices » ;
« Bonne renommée vaut mieux que
ceinture dorée ». Un enfant daujour-
dhui dirait que toutes ces maximes
vont produire « un masochiste qui se
fait rouler toute sa vie ! ». Mais les en-
fants d’autrefois (nous-mêmes ?) pre-
naient-ils au sérieux ces proverbes ? Na-
turellement non ! Ils s’en moquaient dès
que le maître avait le dos tourné, et ils
ne manquaient pas de contre-exemples
pour les critiquer.
Et cependant, cela ne manquait pas
d’intérêt. D’abord parce que cela posait
une limite, même si l’on sait que de tou-
te façon cette limite sera transgressée.
Quelle que soit la limite, lenfant la
franchira, mais plus la limite sera large,
plus grande sera la transgression.
Quand la limite n’est pas enseignée à
l’enfant, il ne sait pas s’arrêter. Un
autre intérêt peut être souligné : un co-
de de référence commun aux adultes et
aux enfants était établi, auquel ils pou-
vaient se référer à travers une expres-
sion langagière. Une place était ainsi
donnée à la pensée et à la réflexion.
Mais on peut distinguer un troisième in-
térêt à cet enseignement, qui est le rap-
pel aux familles des règles de la vie en
société. L’école primaire, la vie en clas-
se, tout cela a une grande importance
dans la vie de lenfant ; ce qui lui est
transmis à l’école est souvent bien inté-
gré. Mais le relais de la famille occupe
une place déterminante. La morale ne
relève-t-elle pas d’ailleurs de la famille ?
Et la morale nest-elle pas relative,
d’une famille à l’autre, d’une culture à
l’autre ? Il semblerait que l’interdit de
l’inceste soit le seul invariant humain
universel. Pour le reste, c’est la relativi-
qui prédomine.
Et que dit-elle aujourd’hui, la famille ?
Y a-t-il me une famille ? Parfois, il
n’y en a pas, parfois elle est morcelée,
dissociée, recomposée. Quelles valeurs
transmet-elle, et comment les transmet-
elle ? Or, l’enfant, lorsqu’il s’agit de va-
leurs, ne peut intégrer et intérioriser
que ce qu’il voit et constate lui-même.
La véritable morale des enfants, c’est la
conduite des parents, mais aussi celle
de la société. Tout le reste n’est qu’un
placage superficiel. L’école occupe une
place limitée, sauf pour les plus jeunes
enfants (cela est d’autant plus vrai qu’ils
sont plus jeunes, d’où l’intérêt de la dis-
cussion sur la scolarisation à deux ans),
et encore à condition quelle veuille
bien jouer ce rôle, notamment pour les
familles démunies.
Enseigner des notions basiques, avec
des travaux pratiques, portant sur l’exis-
tence et le respect de l’autre, l’accepta-
tion de la différence, la maîtrise des pul-
sions, la compréhension de la nécessité
de certaines règles de vie en société
constituerait un pas en avant très ap-
préciable.
Des travaux pratiques de morale, d’une
morale vivante, appliquée, un enseigne-
ment intelligent et donné par des ensei-
gnants convaincus de la nécessité d’un
savoir-vivre, davantage que des masses
de connaissances prévues par des pro-
grammes scolaires, tout cela marquerait
un progrès. Cela impliquerait un chan-
gement de mentalité dans le système
français, qui privilégie la quantité de sa-
voirs acamiques engrans par rap-
port aux qualités humaines, qui ne peu-
vent être mesurées objectivement au
moyen de QCM. Albert Camus disait
que son père lui avait enseig qu’un
homme « ça sempêche », alors que la
vie privée du prix Nobel telle que nous
la rapporte sa biographie fait état au
minimum d’une double vie… Vices pri-
vés, vertus publiques.
« Emmener les autres sur une fausse pis-
te ». « Depuis les années 1970, on ne
veut plus que les enfants soient bien
élevés mais quils soient épanouis »,
écrit A. Finkielkraut. « Seulement voilà,
la spontanéité na pas tenu ses pro-
messes. Elle se déploie sans entraves et
on assiste à un réensauvagement du
monde. » Peut-on inverser ce mouve-
ment ? L’école à elle seule ne le peut
sans doute pas, et l’enseignement de la
morale est davantage une question de
société que d’éducation.
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& enfance
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