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II
INTRODUCTION
1re de couverture
Manuscrit du Propos 1432, paru le jeudi 17 février 1910 ; il est conservé par M.
E. de Brouwère, qui nous a autorisé à le reproduire. On remarquera le collage qui
montre que le Propos d'un Normand déborde désormais du cadre de la feuille pliée
en deux.
4` de couverture
Article paru le 17 août 1910 dans La Dépêche de Rouen et de Normandie.
Au verso :
Portrait de l'auteur des Libres Propos, au temps où il a publié Les idées et les âges et
où il écrit les Entretiens au bord de la mer, tout en enseignant à Henri IV les khâgneux des générations de Simone Weil à Louis Poirier (dit Julien Gracq). La photographie a été prise quelques années avant la date de 1933 où Alain y porte sa
signature.
ALAIN
LES PROPOS
D'UN NORMAND
DE 1910
Édités par
Jean-Marie Allaire, Robert Bourgne
et Pierre Zachary
avec la coopération de
Georges Pascal et Pierre Heudier
Ouvrage publié avec le concours
du Centre National du Livre
Institut Alain
AVERTISSEMENT
Les Propos d'un Normand de 1910 constituent le 5ème des 10 tomes de
l'édition intégrale des Propos d'un Normand d'Alain et enferment les articles
parus du 1er janvier au 31 décembre 1910 dans La Dépêche de Rouen et de
Normandie. Deux traits suffiront à le singulariser. D'abord, la performance
journalistique sans défaut : pour 365 jours 365 Propos. Ensuite, l'oubli insoupçonnable où celle-ci s'enfouit : sur les 365 Propos, 241 n'ont jamais reparu, 304 sont aujourd'hui inaccessibles en librairie. On peut donc légitimement
considérer que nous en donnons l'édition originale et restituons ainsi un
nouveau pan d'un patrimoine historique, littéraire et philosophique bien
négligé. Nous avons déjà dit à quel point la part émergée des Propos d'Alain
occultait la part immergée ; la proportion pour 1910 s'appareille à la flottaison
de l'iceberg. Cela peut naufrager quelque préjugé.
Notons aussi que nous doublons ici la mi-parcours de ce périple d'édition,
puisque 1749 Propos d'un Normand sur 3083 sont désormais disponibles. Les
quatre volumes suivants couvriront les années 1911 à 1914 et feront sentir
l'approche de la guerre. Le dixième tome, comme nous l'avions annoncé, sera
consacré à la préhistoire du Propos de 1900 à 1906, c'est-à-dire à
l'apprentissage journalistique qu'Émile Chartier entame à La Dépêche de
Lorient, le 14 mai 1900 où il signe pour la première fois ALAIN et qu'il
poursuit diversement jusqu'au moment où La Dépêche de Rouen et de
Normandie dont il est déjà collaborateur annonce, après un dernier Propos du
lundi dans le numéro du 5 février 1906, la parution quotidienne des Propos
d'un Normand. Ce volume recueillera également les traces de sa participation
sous divers pseudonymes à la Démocratie Rouennaise, feuille éphémère
destinée à appuyer en 1902 la campagne électorale de l'ancien ministre Ricard,
ce dont les Souvenirs sans égards nous donnent un récit amusé.
À mi-parcours, il nous importe de marquer notre gratitude envers le Centre
national du Livre, à qui nous devons d'avoir gardé notre cap et doublé
quelques écueils financiers majeurs. En revanche, nous nous étonnerons que la
presse, aussi bien générale que spécialisée, ait pratiquement ignoré le projet
éditorial que nous menons à bien et qu'elle ait jusqu'ici omis d'en informer ses
lecteurs au fur et à mesure des publications. Cela retarde incontestablement
leur diffusion ; mais il y sera sans doute porté remède, car l'œuvre est trop
riche et l'auteur trop connu pour que cette chronique de la France républicaine
au début du XXème siècle, soit passée plus longtemps sous silence. Si à cet
égard nous nous reconnaissons coupables de n'avoir pas frappé assez fort à
assez de portes, nous n'en pensons pas moins qu'il revient à la simple constance de faire que les portes s'ouvrent d'elles-mêmes librement.
Le présent tome n'apporte aucune modification à la présentation du texte et
de l'appareil critique qui a été affinée dans les tomes précédents ; on relèvera
seulement la simplification des renvois et l'importance accrue des informations
II
INTRODUCTION
sur la vie d'Alain dans les chronologies mensuelles. Le journaliste porte une
première main au tissage de l'histoire, faisant glisser sur le métier la trame aux
brins multiples et variés des vies individuelles entre les fils ininterrompus de la
chaîne que tend la vie de l'État.
Nos remerciements vont :
au CENTRE NATIONAL DU LIVRE, au concours duquel l'édition critique
intégrale des Propos d'un normand doit pour une bonne part sa subsistance et
son indépendance ;
à la VILLE DU VESINET qui, attentive à l'héritage que lui a confié Mme
Chartier, assure l'existence de l'Institut Alain, et plus particulièrement à M.
MICHEL LEPRAT et à Mme GISELE BREITENSTEIN qui en ont permis le
développement ;
à L'ASSOCIATION DES AMIS D'ALAIN et à L'ASSOCIATION DES AMIS DU
MUSEE ALAIN ET DE MORTAGNE et à la fidélité de leurs adhérents ;
à la BIBLIOTHEQUE NATIONALE, principale dépositaire des manuscrits
d'Alain remis par Mme Morre-Lambelin, Mme Gabrielle Chartier et M.
Maurice Savin, et à la BIBLIOTHEQUE LITTERAIRE JACQUES DOUCET qui
conserve la très riche collection que lui a confiée Henri Mondor ;
au Musée Alain, à son président M. ROBERT TANNE et à sa conservatrice
Melle CATHERINE GUIMOND ;
à M. GEORGES PASCAL pour l'établissement des « Repères », et pour ses
conseils et ses corrections ;
à M. PIERRE HEUDIER pour l'établissement de l'« Index » ;
à M. ANDRE BONNEFOY pour ses observations ;
à Mme CHANTAL DU PASSAGE pour l'ensemble de la composition ;
à l'imprimerie LE TEMPS QU'IL FAIT de Cognac pour sa vigilance ;
à la librairie KLINCKSIECK chargée du stockage et de la diffusion ;
aux lecteurs qui, de France ou de l'étranger, nous ont marqué leur
indispensable présence et souvent apporté leurs encouragements
INTRODUCTION
III
I
INTRODUCTION
LA VIE D'ALAIN EN 1910
"Je te jure que je me sens incapable de vivre comme ces gens riches chez
qui je vais d'habitude. Jamais je ne l'ai désiré ; jamais je ne l'aurais voulu. Si
je n'ai point fait ma vie comme tout le monde, c'est parce que je ne suis
point fait pour la supporter." Plus d'une fois Alain marquera son retrait par
rapport à la vie de ses propres amis, comme il le fait ici dans cette lettre à
Marie Monique Morre-Lambelin du 24 janvier 1910. Il n'est pas inutile de
s'en souvenir au seuil d'une année qui précisément manifeste une harmonie
certaine dans sa vie privée et publique, et où l'on se figurerait volontiers l'assagissement de la réussite tranquille, et un palier d'équilibre dans la carrière
du professeur et du journaliste.
PLAISIR A INSTRUIRE
Alain persévère et réussit dans ce qu'il a entrepris ; il s'acquitte avec la
même et surprenante égalité des tâches variées dont il ne change jamais les
conditions. Poursuivant sa première année d'enseignement dans la Khâgne
d'Henri IV, où il est entré en octobre 1909, il prend un plaisir à faire ses
cours, dont témoignent continûment ses lettres à Marie Monique MorreLambelin (12 janvier : "Ce matin jolie classe" - 19 février : "Bonne leçon aujourd'hui à Henri IV, et hier à Sévigné.", - 27 février : "Jamais je n'étais arrivé
à une liberté aussi parfaite, sans aucun artifice.", etc.). Un de ses intérêts
majeurs sera alors l'introduction à la connaissance rationnelle que doit être
l'initiation scientifique. Il l'entreprend avec ses élèves du Collège Sévigné ("les
petites") de manière improvisée (29 janvier : "Hier à Sévigné, géométrie,
baromètre, cyclones, crues, pitié. Jolie salade où l'on apprenait quelque chose
tout le temps.") avant que ce cours ne s'officialise le 27 février : "Il est
convenu que je donnerai une heure de sciences le vendredi aux petites de
Sévigné (3h15-4h15)." De même, c'est sur la self-induction d'un courant
magnétique qu'il prépare ses conférences à l'Université populaire de Montmartre ; il s'amuse manifestement à bricoler ses piles pour préparer les expériences qu'il monte. "Tu rirais de bon coeur, écrit-il à sa confidente, si tu me
voyais dans les bobines et les fils". Il y passe assez de temps : "Cette
délicieuse physique m'a mis en retard." À défaut de rallier le grand public, il
s'instruit lui-même avec le petit nombre, jusqu'à pouvoir au bout de deux mois
se donner un satisfecit : "J'ai fait une bonne expérience sur la self-induction".
Il n'évoque plus guère - sinon dans l'extrême fatigue qu'il traverse fin mai - les
aléas de la rédaction des Propos, comme il le faisait fréquemment les années
précédentes. Il les juge avec plus de distance et aussi plus d'assurance, moins
IV
INTRODUCTION
préoccupé des difficultés rencontrées. Le collaborateur de La Dépêche de
Rouen est connu du petit cercle de ses amis ou camarades d'École, mais il
s'abrite farouchement derrière son pseudonyme : "Si mon pseudonyme était
tout à fait découvert, et si j'écrivais devant l'opinion, je n'aurais plus aucune
liberté. Il faudrait chercher un autre nom". Ainsi résiste-t-il à entrer dans la
société de ses congénères ou de ses lecteurs. En revanche, le professeur reste
accessible à ses élèves, sensible à leur zèle, attentif à leur progrès ("les petits
sont si mignons que le travail est tout facile") ; et il ne répugne pas à voir se
former naturellement autour de lui cette fréquentation des anciens dont le
nombre s'étendra. Il s'y trouve déjà des fidèles comme Herzog, et des zélateurs
comme Borrel, l'ancien de Michelet qui, en entrant à l'École (normale
supérieure) au concours de 1909, entend y faire entrer aussi le prestige de son
maître. Ses rapports avec Lucien Herr, le puissant bibliothécaire d'Ulm, ne se
poursuivent pas sans conflits symptomatiques ; mais avec des trêves. Les
résultats au concours de 1910, au reste, conforteront la réputation du
successeur de Léon Brunschvicg à la chaire d'Henri IV.
Journaliste et professeur cohabitent d'autant mieux dans le même homme
qu'ils œuvrent à la même république. L'auteur des Propos ne renie pas l'université même s'il a pris ses distances en tant qu'écrivain. Il ne s'isole pas ; il
s'enfièvre peu ; il multiplie sa présence et la gradue. Certes elle s'exténue un
peu plus aux séances de la Société française de philosophie, dont il écrit à
Marie Monique Morre-Lambelin le lundi 25 avril : "2 heures, Société de
philosophie. Pâteux. Rien à comprendre.". Dans le souvenir de Lagneau, il
entretient de bons rapports avec Paul Desjardins, dont les bulletins de l'Union
pour la Vérité font une place désormais à certains Propos d'un Normand. Il le
suit dans ses initiatives et un Propos [1576] saluera en juillet l'ouverture des
"Décades" de Pontigny.
LA TABLE DE XAVIER LEON
Mais c'est à la table hospitalière que Xavier Léon continue à faire dresser
régulièrement le mercredi pour ses habitués, et où il leur sert hôtes et plats
nouveaux, qu'Alain goûte aux mets privilégiés de ses contemporains et lit leur
menu. On compte parmi les convives la jeune équipe de la Revue de Métaphysique et de Morale et la Société française de philosophie, avec sa dotation de
savants et docteurs divers ; c’est ce qu’en lecteur de Platon Chartier appelle
les "déjeuners de sophistes". Sans doute est-ce bien là le monde mi-riche miéclairé dont il ne partage ni les usages ni le train de vie, et pas plus les libertés
que les préjugés. "Il ne faut point désirer être comme Quinton [biologiste de la
taille de Darwin, disait-il en 1907], ni de ce monde-là, parce que cela conduit à
des idées féroces que justement il a." Sa profession de foi reste là-dessus
sans concession, et telle qu'il la renouvelle au début de l'année, le 10 janvier :
"J'ai lu du Platon. C'est Socrate qui est dans la vraie vie." Ce dont il
s'explique devant ses khâgneux d'Henri IV ; dans "ce monde-là", qui est
INTRODUCTION
V
voltairien, il joue volontiers l'Ingénu ou le Huron, insoucieux de déplaire,
amusé de scandaliser et volontiers insolent par un tonique et franc mépris des
idées courtes et de la vanité, ordinaire diminutif de l'ambition. On en retrouvera plus loin un vif témoignage dans le Propos d'un Normand du 7 février,
qui nous restitue une des improvisations de Chartier à la table de Xavier
Léon, ce jour-là à l'usage des riches, qui s'étaient réveillés philanthropes par
l'effet des inondations. Mais le convive reste plus souvent observateur, et
captant les préoccupations de cette bourgeoisie libérale, naguère dreyfusarde
et toujours vigilante sur le fonctionnement de la République. Les jugements
qui, au sortir de ces réunions, traversent les lettres à Marie Monique MorreLambelin, corrosifs ou cinglants dans les années antérieures, deviennent alors
plus enjoués que critiques.
Alain, depuis son arrivée à Paris en 1903, ne s'est jamais longtemps
dérobé aux déjeuners philosophiques de Xavier Léon ; cela ne cessera qu'avec
la guerre. Mais la rupture sera définitive et complète. Cette société appartient
donc à la vie d'Alain au temps de son journalisme à La Dépêche. Elle constitue
alors sans aucun doute un des milieux où il prend la température de l'opinion,
se tient au courant des "affaires" et des discussions et faits-divers internes à la
société intellectuelle et politique. Parmi les habitués, qu'il a entre autres
côtoyés, rappelons Rauh, son collègue à Sévigné mort en 1908, Perrin,
Hadamard, Weber, Darlu et surtout l'ami d'esprit et de cœur Élie Halévy. Les
élections législatives de 1910 nouent des liens politiques circonstanciels avec
le mathématicien Paul Painlevé et le philosophe Bouglé. Une complicité de
table le fait participer à la campagne électorale que Painlevé conduit pour sa
réélection de député dans le Vème arrondissement de Paris et qu'il inaugure le
18 janvier "avec Élie et Bouglé". Aux "déjeuners de sophistes" les lettres
mentionnent encore "Leroy le moderniste", Berthelot "qui a de la puissance et
du toupet, mais qui pense bien abstraitement tout de même". C'est dans un
déjeuner de février qu'il perçoit les premiers signes de la réputation que lui ont
acquise dans l’univers de la presse les quelques 1 400 Propos qu’il a écrits en
quatre ans, lorsque Weber cite à la table de Xavier Léon le mot d'un
journaliste parisien, figure anonyme de la rumeur : "Alain à La Dépêche de
Rouen est un des premiers journalistes de France."
AU JOUR LE JOUR
Les inondations de janvier n'ont menacé ni Henri IV sur la colline Ste
Geneviève ni la rue de Rennes, mais elles ont fait une puissante impression sur
l'esprit d'Alain, plus encore par le spectacle des hommes que par celui des
eaux. La Seine désormais charriera sous ses yeux les images et les contrastes
fondamentaux de l'ordre naturel et de l'ordre humain que la méditation associe
alors à son débordement. Ce sont ces eaux de la Seine qui couleront dans le
chapitre 27 de Mars ou la guerre jugée lequel est le réel point de départ de
toute la rédaction de ce livre au retour de la guerre. En 1910 Alain apprend à
VI
INTRODUCTION
penser la catastrophe naturelle dans son retentissement humain ; mais il
ignore l'autre cataclysme que révèlera cette guerre. Quand on lui lit la Jeanne
d'Arc de Péguy, il reconnaît "de belles choses de temps en temps, tout de
même", mais relisant Jean-Christophe, il se précipite à admirer Romain
Rolland : "très beau. Et avec quel mouvement royal". L'admiration n'empêche
pas d'ailleurs une critique ouverte pour son acceptation de la Légion
d'honneur. Le refus des honneurs fait partie de la même hygiène que le refus
des richesses : "Je supporte ces Hautes Écoles où l'on n'enseigne rien. Je supporte ces Marchands de musique qui vendent les plaintes des héros, et font la
bouche en cœur. Je supporte ces amis du peuple qui roulent en auto. Je
supporte ces bienfaiteurs qui ne donnent du pain qu'aux buveurs d'eau. Mais
je ne respecte pas, je ne loue pas. Je n'ai qu'un petit pipeau de rien du tout ;
mais il ne joue pas dans ce concert-là."
Au cours des vacances de Pâques à Paissy, l'attention à l'enseignement
élémentaire des sciences, stimulée par ses vendredis de Sévigné, se fixe sur
une astronomie populaire "que les Lanjalley ont achetée" et où il découvre "de
grosses erreurs, avec de petites fautes de raisonnement partout". Le diagnostic
suit et l'ouvrage fait juger quel mal gâte une vulgarisation des connaissances
qui résume en ôtant le moyen de comprendre : "Voilà la science vulgarisée.
Tout est à réformer et encore plus que je ne dis et que je ne crois. Jamais on
n'ira assez lentement, ni pour soi-même, ni pour les autres." Jamais assez
lentement c'est ce qui sépare un Huron d’un chef d'état major présent ou futur.
Tout est lent, en effet, si l'on prétend toucher à tout, retrouver l'ordre de la
découverte, autrement dit œuvrer à la formation effective d'un esprit.
L'observation du ciel comme la manipulation des piles sont pour que la pensée
s'arrête aux constats et saisisse les notions qui éclairent la méthode et le résultat. Au lieu que les mots qui vont sans les choses ne se rangent que par la
vertu de la discipline. Alain se nourrit de ce qu'il hasarde dans son propre
enseignement, sans grand souci de se mettre à jour de ce qui est déjà connu,
scrupuleux sur la seule maîtrise de ce qu'il connaît par expérience propre et par
l'orientation intérieure à la marche des idées. Le secret d'être lent est bien
caché, c'est pour le poursuivre qu'il entreprendra de relire tout Descartes au
cours de l'été.
En achevant son second trimestre scolaire, le professeur se montre plutôt
content de lui : "J'ai conscience d'avoir fait un très bon Kant et un très bon
Platon" - "Leçon aujourd'hui sur la Logique d'Aristote, très bien ; a beaucoup
porté. On retrouve le bénéfice d'un travail énorme fait autrefois là-dessus" (16
avril) ; le travail énorme est celui entrepris à Pontivy dans la traduction et le
commentaire de la Métaphysique d'Aristote, poursuivi à Lorient de 1894 à
1900 pour la préparation d'un ouvrage sur Aristote (du même type que son
Spinoza qui parut alors), puis repris ultérieurement jusqu'en 1933. Il ne se
montre pas moins content de ses élèves : "Beaucoup de compositions me
plaisent. Ils commencent à savoir faire un développement" (2 mars).
INTRODUCTION
VII
La bonne conscience du professeur passe dans l'assurance des Propos.
"Classe excellente. Propos comme l'éclair" (11 juin) ; de même que la leçon se
fait article : "Très bonne leçon hier avec les filles sur l'art et la morale. Cela
fera deux Propos" (15 janvier). Mais il entre aussi dans cet équilibre la
sécurité qu'il trouve tout à la fois dans l'attention constante de Marie Monique
Morre-Lambelin, et dans le bonheur dont l'illumine, quoique plus secrètement
la jeune et ravissante Gabrielle. Cette passion bien gardée ne se trahit que par
les lettres qu'Alain écrit lorsque le déplacement de l'un ou de l'autre rompt leur
voisinage. Gabrielle Landormy, qui s'emploie aux travaux de la mode, a
récemment aménagé son "pigeonnier" rue du Cherche-Midi, à deux pas de la
"Pouponnière" de la rue de Rennes. Marie Monique Morre-Lambelin, quant à
elle, consacre tout le temps que lui laisse son propre travail, et toutes ses
pensées, à recueillir, noter et classer les Propos. De Rouen, où elle enseigne
toujours les sciences aux futures institutrices, elle se rend régulièrement à
Paris pour retrouver Alain ; elle loge dans la maison familiale de son amie
Adèle Weiss-Peyre ; le jardin des Plantes est le lieu privilégié des rendez-vous.
C'est dans ces promenades et rencontres que, tout en se débattant elle-même
dans les difficiles rapports d'une mère ("mah meh") avec son "enfant de
crabe", son esprit viril s'attache à séduire l'écrivain à son œuvre, à envelopper
son génie dans le projet assidu qu'elle en ravive. Elle attache Alain à la force et
à la croissance de sa pensée. Elle souffle en lui l'enthousiasme qu'il lui inspire.
À la Pentecôte Alain improvise de l'emmener en escapade nocturne à
Granville, et d'y rester le temps de faire quelques "promenades de crabe".
Le 8 mai, au deuxième tour des élections législatives, Painlevé est réélu.
Alain, inscrit dans l'arrondissement que tient Benoist - le théoricien de la
Proportionnelle contre laquelle se mobilisent les Propos -, ne s'est pas déplacé
pour voter. "Je crois que je ne voterai pas demain. C'est même sûr. Il n'y a rien
à faire contre Benoist". Ce qui montre au passage que le réaliste percheron ne
s'obstine ni à défendre les causes perdues, ni à observer le rite pour le rite. Au
lendemain du succès politique de ses amis, à quoi il se hâte de se déclarer
étranger, un déjeuner lui fait rencontrer le peintre Luce qui se professe "ami
des Propos". À Choisy-le Roy, où il voit chaque semaine sa mère chez sa sœur
Louise Chartier, directrice de l'école primaire, la vieille dame subit dès la fin
mai les premières atteintes de la maladie encore ignorée qui l'emportera. Le
temps est alors aux soucis. J'ai relevé qu'Alain porte tout au long de 1910 des
appréciations assez positives sur ce qu'il écrit ; il n'y fait exception que dans
cette dernière semaine de Mai, sans doute par cet effet de fatigue qu'une
conjonction de circonstances nous rend soudain sensible. Plus rien ne va ni à
Choisy, ni à Henri IV, ni à La Dépêche. Les copies des élèves sont mauvaises
et les Propos se ressentent de cet "abrutissement". "C'est ennuyeux d'avoir
l'esprit en compote et de désapprouver ligne par ligne ce qu'on écrit à mesure
qu'on l'écrit." Cette fluctuation d'humeur, non étrangère à l'anxiété de ses
VIII
INTRODUCTION
élèves à l'approche du concours, ne dure pas. Le 4 juin affiche à nouveau un
"Très bonne classe aujourd'hui", qui est le feu vert de la circulation des idées.
L'installation au lycée Henri IV a incontestablement porté Alain à de
grandes manœuvres de révision et de synthèse de ses travaux antérieurs ; et il
est assez significatif qu'en achevant de relire la Critique du Jugement de Kant
il écrive le 31 mai : "Hegel me paraît le sage de ce temps là." Hegel est le
modèle magistral de la plus large synthèse. Juin est donc occupé par la préparation au concours et par la maladie de sa mère à Choisy. C'est le moment
aussi où Borrel le réclame comme maître de conférences pour lui et pour ses
camarades normaliens philosophes ("je laisse faire, c'est rigolo") ; la direction
de l'École répond qu'elle n'a pas de crédit pour cela, mais demande, non sans
ironie, si M. Chartier "ferait des conférences pour rien". L'élève presse de
relever le défi ; le professeur ne pousse pas la plaisanterie plus loin ("Je ne
veux forcer la main de personne"), mais il s'en félicite ("Du reste, je suis
content que la démarche ait été poussée.") Il est d'autant plus content que dans
la même semaine quelques menaces planent sur son maintien à Henri IV, par
le fait que Brunschvicg, en difficulté à la Sorbonne, envisage de reprendre la
chaire de Khâgne qu'il a quittée. Brunschvicg voit Alain, lequel va voir Élie à
Sucy-en-Brie qui l'assure que rien de cela n'est fondé. La rumeur se dissipe.
On entre dans l'été. Alain se met à travailler aux leçons d'astronomie que
son ami Marcel Renault lui a demandées pour la Revue des instituteurs de
l'Allier ; la fidèle collaboratrice dresse les cartes selon les indications qu'il lui
donne. Aux derniers jours de juin, il jouit de la belle humeur qui est la santé
dans laquelle il conserve son esprit. Xavier Léon l'invite ; et non seulement le
Huron se rend au château que son hôte vient d'acquérir à Combault ("Je vais
voir un beau château et ne pas trop engueuler le châtelain si c'est possible."),
mais il en revient satisfait, élogieux ("Voyage à Combault agréable. Somptueux domaine. Hospitalité parfaite. Vu au dîner Élie et sa femme. Sucy n'est
qu'à 7 km de là."). Les résultats du concours sont affichés le 11 juillet. C'est un
succès pour Henri IV."Le résultat est bon. Notre tant pour cent est meilleur
que celui de Louis-le-Grand. Nous avons 19 [admissibles] sur la liste." Les
oraux le tiennent à Paris pendant le mois de juillet. À Choisy le médecin a
diagnostiqué que sa mère est atteinte d'une tuberculose pulmonaire avancée, ce
que l'on dissimule à la malade, qui apparaît hors d'état de faire face à son mal.
L'air de Paissy convient au traitement ; il suffit d'attendre que la malade soit en
état de faire le voyage. Cela ne tarde guère.
Le 4 août, Alain arrive donc à Paissy avec famille et bagages et entreprend
aussitôt les travaux dans le jardin et la maison. Il retrouve la société des amis
Lanjalley. Propos quotidien, aquarelles, promenades, improvisations au piano,
lecture de La Chartreuse de Parme et lettres occupent ce qu'il se conserve de
solitude. Il reprend assez vite l'étude de Descartes. Il a en poche un permis de
vacances demandé à la Dépêche sur l'itinéraire Paris, Genève, Chamonix,
Annecy, Grenoble, Puyricard, Marseille, Vintimille, Marseille, Paris. C'est la
INTRODUCTION
IX
trajectoire envisagée pour le voyage qu'il doit faire avec Marie Monique
Morre-Lambelin du 25 août au 10 septembre. Élie Halévy a également décidé
de découvrir la maison de son ami pendant le mois d'août, au terme d'une
longue randonnée à pied depuis Sucy-en-Brie. Le randonneur arrive le 26. "On
attend Élie aujourd'hui. Grand remue-ménage car je lui donne ma chambre et
je vais coucher là-haut chez ma vieille amie [Mme Lanjalley], dans mon
ancien pigeonnier". Nulle lettre ne conserve les impressions de ce bref séjour.
Alain, qui a dû retarder son propre voyage, rejoint dès le 1er septembre à Culoz
celle qui l'attend pour le guider dans ses montagnes : Chamonix, le glacier du
Tour, Le Fayet, La Roche. Les impressions, au reste, n'en pénètrent pas aussi
naturellement la sensibilité d'Alain. Il passe le 11 septembre à Paris. "J'ai vu
les montagnes et les torrents, qui ne valent tout de même pas la mer de
Bretagne", écrit-il laconiquement à Gabrielle, en Bretagne à Pléneuf. Là
encore, rien n'atteste l'itinéraire exact ; rien n'en précise les péripéties. Le
retour à Paissy, le 13, est assez sombre. L'état de la malade empire, le contexte
familial s'alourdit. Le fils supporte aussi mal la dégradation de sa mère que les
plaintes de sa sœur. De là quelques propos âpres sur la famille. Alain est sans
pitié ni indulgence pour tous les faibles qui se complaisent dans la rumination
de leurs maux. Il s'isole dans son travail.
C'est avec un soulagement certain qu'il regagne la rue de Rennes dès le 4
octobre, d'autant qu'il retrouve Gabrielle qui revient à son tour. A Henri IV, le
lendemain, il fait connaissance de ses 66 élèves. Au Collège Sévigné, où Belot
a remplacé Bouglé, et où Challaye fait le cours préparatoire, il assurera le
cours de préparation à l'agrégation : Philosophie morale au XVIIIème siècle ; il
reprend son heure de sciences aux collégiennes ("Aujourd'hui à 3 heures je
commence l'astronomie avec les petites." 18 octobre). Toutes les relations que
comporte sa vie parisienne se renouent. Trois semaines après cette rentrée, sa
mère meurt à Choisy à la suite d'une soudaine aggravation de son mal. Quand
il revient à Paissy le 7 novembre, la mort a posé son doigt sur le paysage : "J'ai
bien regardé les squelettes d'arbres, écrit-il à sah meh, et les herbes sèches et
les feuilles mortes et le ciel rouge, jaune et violet. Mais pas moyen de peindre,
car il est venu de l'eau." La vie quotidienne, muette et tenue par ses nécessités
propres, n'est guère déplacée par un semblable deuil ; on note du moins que
dans le temps où tout rend cette mort prévisible, Alain est aussi éloigné d'en
envisager l'éventualité qu'il est prompt à en accepter l'événement.
LA MORT DE JULIETTE CHALINE
Les lettres que nous a conservées Marie Monique Morre-Lambelin permettent de suivre la progression de la maladie à partir des premiers symptômes.
25 mai : "Ma mère est souffrante" - 16 juin : "Dimanche j'ai trouvé ma mère
au lit depuis trois jours. État passable. De la bronchite. Je verrai cela demain." - 18 juin : "Mère debout mais pas solide" - 21 juin : "À Choisy rien de
bien agréable. Ma mère se lève un peu tous les jours, mais se plaint beaucoup.
X
INTRODUCTION
Ma sœur est elle-même grippée et déclare qu'elle a la vie dure. Et la mauvaise
humeur règne." - 1er juillet : "Mère un peu mieux mais toujours grognant et
remâchant sa maladie. Il faut l'exhorter à manger et à se redresser sans quoi
elle est comme une centenaire." - 11 juillet : "Le médecin de Choisy (qui avait
un remplaçant et qui est revenu) s'est prononcé nettement, et il n'y a point,
semble-t-il, de doute, car tout concorde. Il s'agit de tuberculose du poumon
droit déjà assez avancée. Du moins le traitement est bien déterminé et la
campagne de Paissy est tout à fait indiquée quand le transport sera possible."
"Les amis de Mortagne viennent en passant vendredi à Choisy ; il faut que j'y
sois et recevoir comme si de rien n'était sans quoi la malade se croirait tout à
fait malade." - 4 août, à Paissy : "Notre malade a bien supporté le voyage. Il y
avait huit bagages aux colis et sept à la main (ton garçon qui a cela en horreur !) parmi lesquels deux grosses bourriches de fleurs à planter. J'aurais bien
grogné mais je me suis dit : « Mah meh défend que je sois de mauvaise
humeur »." - 9 août : "Voilà maintenant les bourgeois qui craignent la contagion. Absurde car la santé de la malade se rétablit de jour en jour." - 17 août :
"La malade est plutôt mieux mais toutefois avec un mouvement de recul et une
nervosité plus maladive que jamais." - 28 août : "Il faut concevoir un
minimum de société. Mais hélas la famille s'impose et gâte tout le reste." - 11
septembre (à Gabrielle) : "Je rentre à Paissy où les choses de santé ne vont pas
très bien." - 17 septembre : "La société continuelle de ma famille m'est lourde
comme toujours aux vacances." - 25 octobre : "À Choisy ai retrouvé ma mère
retombée assez bas, au lit depuis deux jours. Oscillations extraordinaires. C'est
toujours l'estomac qui me paraît malade." - 26 octobre : "Ma précieuse grande
amie, j'avais raison de craindre pour la santé de ma mère. Dimanche je l'ai
trouvée d'abord effrayante et presque à la mort, puis mieux vers le soir, mais
depuis elle a redescendu et elle est morte ce mercredi matin à 4 h. en
somnolant et sans s'en apercevoir. Les démarches urgentes sont faites ; on a
l'argent nécessaire. J'ai des masses de lettres à écrire. Je commence par toi et je
n'ai rien à dire sinon que je t'aime plus que tout au monde. Je suis très
tranquille. J'aime mieux la voir ainsi que comme je l'ai vue dimanche." Le
lendemain, Alain ajoute ces lignes singulières qui estompent la mort, et
libèrent des mouvements dont la sécurité est instinctive : "Ne change rien pour
la Toussaint. J'ai besoin de t'avoir. Je n'ai pas envie de prendre le papier noir
pour t'écrire. Quand je t'écris mon cœur n'est jamais en deuil."
Le relevé des empreintes qu'a laissées le geste de l'écriture est sans doute
artificiel ; toutefois il laisse lire - symptôme de ce qui ne peut être tout à fait
dit - le trait d'absence dont est cernée la mort de Juliette Chaline. Il accuse le
transfert de cet amour exilé sur la figure de "mah meh" qu'Émile Chartier a
d'emblée inventée lorsqu'à Rouen, fort de ses 32 ans, il a rencontré Marie
Monique Morre-Lambelin, cette veuve jeune et singulière qui déjoue le rapport amoureux dont Alain est prêt à jouer si femme le veut. Cette femme-là a
désarmé le bel homme ; elle a atteint une autre région du cœur ; elle y a
INTRODUCTION
XI
découvert très tôt la place vide de la mère ; elle l'a habitée de plein droit. Il
suffit que ces choses soient telles qu'elles sont. Elles n'expliquent pas les
pensées mais font la réalité à quoi celles-ci s'adossent. Il y a des orphelins de
naissance, avec ou sans mère, Alain ou Léonard, comme il y a des enfants
bercés, Galois, Nietzsche ou Proust, avec ou sans sœur. Ce qui passe de là
dans la méditation obéit à la passion enfouie qui rend l'attention docile à un
objet obscurément privilégié. Pourquoi le négliger, quand on considère l'insistance avec laquelle Alain a traité des sentiments familiaux, construit la figure
sublime de la mère dans le couple virginal qu'elle forme avec l'enfant, et par
laquelle l'amour s'élève au-dessus de ses émois, de ses jeux, de ses complicités, de ses passions, et même au-dessus de l'amitié qui les sauvait. Avec la
méditation toujours unie mais jamais confondue à la vie commence une réconciliation avec le réel, autre que l'œuvre de la raison responsable et laborieuse,
une rédemption où l'on désigne naïvement mais justement une autre vie. "Je
pense qu'il serait doux aux morts, s'ils le savaient, de laisser une belle image
qui efface tant de mesquines choses", écrit Alain à sah meh.
La rédemption, nous la trouvons signifiée trente-six ans plus tard, il est vrai
sans pitié ni mensonge, et dans la concision d'une gravure de médaille. "Quant
à sa mère, née Juliette Chaline, c'était une Percheronne pur sang, fille d'une
race sans mélange." "La mère d'Alain était une belle femme aux grands traits.
Au reste, Alain à dix-huit ans lui ressemblait de façon incroyable. Cette mère
ne semble pas avoir été remarquable au point de vue de l'intelligence ; c'était
une femme coquette et frivole." Ces traits sont conservés dans les notes
autobiographiques de 1946 ; quand le vieil Alain les trace, Gabrielle est auprès
de lui. La guerre est deux fois passée et la paix est faite depuis toujours, le ciel
est clair et la lumière impitoyable. À trop recommander le culte des morts on
finit par s'égarer sur son sens, et par louer de pieux mensonges qui trompent
les enfants des hommes sur le Père et la Mère et sur l'Homme, lesquels sont
des idées comme le cercle, le triangle ou la justice. On s'imagine idéaliser alors
qu'on affadit, on croit défendre la vérité en cachant la réalité, ce qui est mentir
de tout son cœur. Mais cela signifie seulement qu'on refuse la réalité, qu'on
manque à la foi adhérant à la réalité, et qu'on dénie ainsi aux choses comme
aux humains l'être qui leur est propre. Or c'est à sa vérité et sa perfection
propre qu'il faut que le culte véritable rende chaque chose. Juliette Chaline
"belle femme aux grands traits", "fille d'une race sans mélange" s'inscrit dans
le corps même d'Alain ("Alain à dix-huit ans lui ressemblait de façon
incroyable") et elle respire effectivement de son souffle, elle est, selon la chair
et pur sang percheron, l'appétit de vivre, le goût des plaisirs ; elle est en son
fils l'amour de la femme. Et il serait vain de chercher par là l'abnégation
maternelle laquelle sait satisfaire les premiers appétits en les réglant et en les
tempérant jusqu'à parfois les convertir.
Cette autre maternité, mais virginalement close et comme stérile, Alain l'a
trouvée ailleurs, et longtemps après le sevrage. Sa relation à Mme Lanjalley
XII
INTRODUCTION
qui l'accueillit comme précepteur de son propre fils, à l'âge qu'avait Julien
Sorel entrant chez Mme de Rénal, participe de cela ; et c'est pourquoi il
retourne à Paissy auprès de "la vieille amie". Mais l'édification de la figure de
mère fut l'œuvre farouche, le projet aussi lucide que tenace de Marie Monique
Morre-Lambelin. "Je sais maintenant, écrivit-elle en 1938, que je ne me suis
pas trompée, que j'ai été bonne à Alain et pour l'Œuvre parce que je me suis
tenue au rôle maternel (ce qui maintenant encore lui est plus bienfaisant que
l'air qu'il respire. C'est par là que je le maintiens dans la joie malgré la
souffrance corporelle) et au rôle de Jumeau pour la vie spirituelle." Je laisse ici
un livre entr'ouvert, exact en chaque page, dont aucune n'est la dernière. Il ne
faut rien avoir à prouver, si l'on ne veut être ni profanateur ni indiscret en
ayant ainsi procédé à l'autopsie de la mère. Ce sera assez d'avoir laissé entendre que l'être en est composite, comme, au reste, il l'est toujours, selon la
double nature de la femme.
Assez aussi pour baliser l'espace dans lequel évolue la vie d'Alain, et pour
borner le territoire dont elle se suffit. On le jugera bien restreint et la régularité
avec laquelle il est parcouru apparaîtra casanière, si l'on n'y saisit pas le
principe le plus profond de l'économie de sa pensée, celui qui dans la
décadence du post-romantisme, lui conserve la jeunesse d'un enfant des Lumières. Je veux dire : l'absence de goût pour l'évasion, la carence complète de
nostalgie, que traduit sa parfaite facilité à être où il est. Alain ne cherche pas
un ailleurs. Ses évasions, si l'on retient ce mot pour signifier l'élargissement du
regard, sont de pensée et dans le réel. Alain n'éprouve ni besoin ni désir de se
déplacer, de se dépayser. Son mouvement propre s'opère dans les choses qu'il
tient, et ne répond qu'à une inépuisable volonté de s'approprier ce qu'il a, de
voir et mieux voir, d'entendre et mieux s'entendre. Simple et exempt de
mysticisme lui est l'insondable amour de la vie. Voilà ce qui nous ramènera à
la politique, qui est l'élément du journalisme.
L'ANNEE POLITIQUE
L'UNIVERSITE POPULAIRE.
Tandis que l'année s'achève, Alain retourne toujours à Montmartre : "Je
suis content de revoir les syndiqués", écrit-il le 10 décembre. L'Université
populaire reste alors son atelier de démocratie. C'est là qu'à monter ses piles
pour étudier la self-induction, ou à conduire les discussions sur les avantages
de l'instruction, il fait expérience sur l'apprentissage au métier de citoyen.
Dans les dernières années de sa vie il jugera cela avec bonne humeur et sans
illusion ; nul ne veut instruire le peuple mais le peuple lui-même ne veut pas
être instruit. Il y a assurément plus d'une manière de faire de la politique, de
faire société en soi-même avec ses très différents semblables et de soutenir les
contradictions de la paix. Montmartre, ce n'est pas la table de Xavier Léon.
INTRODUCTION
XIII
Prolétaires après bourgeois. "L'autre soir j'avais bien trente forgerons ou des
gens comme cela. Nous avons monté deux piles Daniel (deux bonnes vieilles
piles Daniel, oui Monsieur)." La raison politique de cela ? C'est qu'il faut
communiquer à tous le sens de la simple raison, et rendre au jugement la
mesure qui lui est propre. Il ne suffit pas de s'unir pour être fort ; "il faut être
fort par l'esprit. Il le faut." Cette force par l'esprit est le moteur de la république fondée sur la raison qui hante l'histoire depuis le siècle des Lumières. On a
mis, un peu vite, le prolétaire éclairé sur l'étagère des rêveries idéologiques,
non loin du ci-devant despote éclairé. C'est bien dans l'idée du peuple citoyen
que l'auteur des Propos retrempe chaque jour l'attention qu'il entend non
seulement appliquer mais inoculer au corps politique endormi, comme s'il
s'agissait de vivifier en permanence le suffrage populaire. Ainsi Alain poursuit-il en 1910 son commentaire perpétuel du cours des affaires de la 3ème
République. J'emprunte au regard et à la plume de Jean-Marie Allaire l'aperçu
synthétique, qui sera utile au lecteur d'aujourd'hui.
SOUS LE REGARD DE L'HISTORIEN
En 1910, la majorité gouvernementale, qui associe les radicaux aux
socialistes indépendants et aux républicains de gauche, sort victorieuse,
malgré un certain tassement, des élections législatives d'avril-mai, et les
radicaux continuent à former l'imposante majorité de la majorité. Mais à vrai
dire on ne sait plus très bien ce que signifie "radical", car c'est un mot-fétiche
que les candidats empruntent sans vergogne pour capter les voix des électeurs
laïques. Le grand élan du Bloc des gauches qui avait flambé en 1902 avec le
ministère Combes s'est peu à peu éteint, et il n'en reste maintenant presque
rien, sinon quelques rodomontades anticléricales.
C'est dans un climat de morosité que le ministère Briand, sous prétexte
d'"apaisement", continue et accentue son glissement au centre qu'il avait
amorcé en 1909. En octobre 1910, il brise la grande grève des cheminots par
une sorte de coup d'État légal, qui a consisté à mobiliser les grévistes comme
si c'était la guerre et à traiter les récalcitrants comme des déserteurs. Le
mouvement social dans son ensemble fut ébranlé par cette défaite écrasante,
où la C.G.T. ne put que manifester son impuissance. Mais Briand avait
remporté là une victoire à la Pyrrhus : alors qu'il était acclamé par la droite
comme un "sauveur", il était en revanche contesté et même hué par une partie
de sa majorité. Il avait consommé la rupture de son ministère avec une base
électorale qui n'était même plus composée, comme au temps de Clemenceau,
par de grands projets de réforme sociale.
Dans un pareil climat, du moins pendant les neuf premiers mois, Alain
semble prendre ses distances envers les péripéties de l'actualité politique, qu'il
commentait auparavant, surtout en 1906-1907, presqu'au jour le jour. Même
les élections législatives d'avril-mai ne lui inspirent que de rares
commentaires. Sans doute a-t-il été déçu par l'ancienne Chambre, de même
XIV
INTRODUCTION
qu'il n'accorde a priori qu'un crédit limité aux députés de la nouvelle
Chambre. Le pouvoir corrompt tous ceux qui y participent. Il est clair que les
radicaux se sentent trop puissants, trop sûrs d'eux pour ne pas être saisis
parfois d'un peu d'humeur tyrannique. "Quand je pense aux radicaux avec
confiance et amitié (...) c'est aux électeurs que je pense, bien plus qu'aux
députés". (Pr. 1500 du 26 avril). Mais quand revient la grande grève
d'octobre, il suit de nouveau les événements au plus près, reprochant au
gouvernement non pas d'avoir été répressif, mais d'avoir été partisan. Il peut
admettre la réquisition temporaire de personnes au nom de la "nécessité
publique", mais il fallait aussi pour que la balance soit égale "exproprier
momentanément et les capitaux des Maîtres de la voie, et leurs volontés"
(Propos 1678). Au fond de lui-même Alain garde la nostalgie du temps où le
"petit père Combes" et Pelletan étaient au pouvoir (1902-1905) et déclaraient
qu'ils ne se connaissaient pas d'ennemis à gauche. Il écrit le 28 novembre :
"Plus que jamais, il faut que nous restions les amis et les alliés des
socialistes."(Propos 1716).
En même temps il continue son combat contre la représentation proportionnelle (la R.P.), qui semble avoir la faveur de la nouvelle Chambre et
risque de remplacer le scrutin uninominal. Il reconnaît d'ailleurs qu'il y met
trop de passion. "J'avoue que, dans cette question, je combats un peu trop, au
lieu de vouloir être arbitre" (Propos 1626). C'est qu'il voit dans la R.P. "le
mépris injurieux pour le peuple, l'adoration des pontifes", "un espoir enfin de
restaurer chez nous le gouvernement des compétences" (idem). Or, pour lui,
ce qui est primordial, ce n'est pas que l'on vote telle ou telle chose, c'est que
l'on respecte la souveraineté du peuple, et que par conséquent la république
ait pour base une loi électorale qui maintienne le député, l'élu, sous le
contrôle et dans la dépendance des électeurs, et qui fasse de lui non pas un
représentant mais un mandataire.
ALAIN ET LA POLITIQUE
Le combat politique d'Alain se livre dans l'analyse des événements. On n'a
pas encore bien dégagé en quoi cette analyse est politique, ni pourquoi elle
reconduit, sous le nom de radicalisme, à une réflexion continue du politique
dans le jeu des institutions républicaines ? Plus d'un penseur est arrêté dans
l'analyse de l'action politique par le fait même qu'elle est injustifiable, autant
qu'elle reproduit elle-même l'antagonisme et les oppositions au-dessus desquelles elle prétend s'élever. Le parti de la justice est presqu'aussitôt celui de
la guerre. La pensée dans le fait se sépare mal des effets de la force ; et c'est
l'épreuve du meilleur de l'esprit que de le savoir et de n'en pas devenir
cynique. D'autant que la conviction politique se nourrit d'indignation de même
que la passion intellectuelle est aiguisée par le ressentiment. Si ce n'est pas
agir que de rassembler et d'exaspérer des passions, quand bien même elles
seraient contre l'injustice, alors l'action politique doit être un effort pour
INTRODUCTION
XV
comprendre la réalité dont on s'irrite et pour avoir prise sur elle là où on veut
la changer. Le cynisme du praticien balance ordinairement le fanatisme qui est
le feu de la raison théoricienne.
Tenir non pas la balance mais l'équilibre est une entreprise aussi modeste
que malaisée. Alain en fait son exercice quotidien. On dit souvent qu'il répète
sans cesse les mêmes idées, que ce soit sur la critique de la bureaucratie, ou le
contrôle du pouvoir, etc. ; mais on oublie que ce ne sont pas là des idées, mais
tantôt des constats, tantôt des maximes, tantôt de simples options. Sous une
idée on constate un fait ; en revanche on ne constate pas la vérité d'une idée.
Or le doctrinaire prend les idées pour des faits ; il ne va au fait que pour
retourner à l'idée. En 1910, Alain est revenu plus d'une fois sur l'attitude des
Socialistes doctrinaires, dits d'avant-garde, dont les campagnes révolutionnaires ont suscité un glissement à droite de l'opinion et du gouvernement.
Cette circonstance ne fut sans doute pas étrangère à sa critique de l'esprit de
parti ; on la retrouve dans son combat contre la proportionnelle. On ne passe
pas de politique à science ni de science à politique. Comprendre cela le mieux
possible serait l'affaire du philosophe critique, lequel découronnerait donc le
théoricien (théologien dès qu'il confère autorité à la doctrine) et conduirait à
ne plus prendre l'art de gouverner comme centre de la politique et à ne plus
confondre l'action politique propre au citoyen avec le militantisme qui vise à
faire triompher une idée d'une autre par le rassemblement des suffrages. Les
suffrages font la force mais la force, même des suffrages, ne fait pas une idée.
Toute thèse doit se joindre à sa contraire pour opérer dans les faits ; aussi estce par l'antagonisme, et non par le consensus, que se forme l'opinion. Les
discours ne font pas passer les idées dans l'existence - l'électeur le sait -, pas
plus que la démonstration du géomètre ne fait exister le point, la droite ou le
cercle. Ni le socialisme, ni les droits de l'homme, ni le droit des nations
n'existent, en ce qui précisément les définit. Il faut y réfléchir assez. Ce qui
existe ce sont des faits, comme la grève, l'insécurité, la guerre, à quoi
s'appliquent les idées, non pour justifier mais pour décrire ou pour donner
prise à l'action ponctuelle présente. Hors de quoi la réalité des idées est celle
des discours, s'affrontant à la manière de forces extérieures les unes aux
autres. Les discours existent, il est vrai, comme existent les filets en quoi se
prend le poisson. La pensée, en ce sens, pousse avec l'existence - ce qui fait
que les matérialistes se passent de l'esprit - ; toutefois elle n'est pensée que par
retour de l'existence sur soi, et cela même est l'esprit, un mouvement qui
revient sur lui-même. Lagneau allait à dire que la réflexion est action, puisque
c'est le même retour du geste sur lui-même qui se nomme pensée dans son
expression et action dans ses effets. Comme l'homme se fait indivisiblement
pensant en faisant ce qu'il fait, le citoyen trouve dans la tâche qu'il remplit
l'indivisible droit d'être législateur. Et c'est ce qui reste incompris chaque fois
que l'on assimile la politique d'Alain à la défense d'un certain choix d'idées.
XVI
INTRODUCTION
Par politique chez Alain, je veux faire entendre le choix de hausser le fait
divers à la métaphysique, c'est à dire de mobiliser toutes les idées pour saisir la
matière de la vie commune, dans laquelle s'expriment la puissance et la
dépendance des individus. La croyance, qui est passion, ne cesse de tordre ce
que l'esprit ne cesse d'avoir à redresser. Ainsi une idée ne donne-t-elle pas à
croire, mais tour à tour à penser et à vouloir. Élément, extrait du contenu d'une
croyance commune rapportée à ses causes réelles, jamais simples ni réductibles à l'intérêt. Un montreur de marionnette, selon l'image de Platon, doit
débrouiller les fils opposés selon lesquels l'orgueil non moins que l'avidité, la
curiosité non moins que la peur, l'oubli non moins que la fidélité meuvent leur
homme. On n'a plus envie de prouver, quand on sait que les causes réelles sont
partout multiples et antagonistes ; et l'entendement détourné de se fourbir et se
justifier à lui-même, s'attache à l'événement imprévu qui le porte. Les petites
différences importent, et le tout se saisit au détail. C'est la manière d'Alain
lecteur de l'actualité ; il la reprend et la retourne selon les incidences du
regard. Car le jugement n'est pas un arrêt, mais un appui au sein d'un mouvement, comme le promeneur prend pied à chaque pas.
Ainsi avancent les Propos ; chacun, se détachant du précédent, existe dans
la marche continuée de la parution quotidienne. Le pas se réitère, et l'homme
va. Je réaffirme que l'insistance crée ici la variété. Précisément parce qu'il ne
s'agit pas de ramener les choses à des idées mais de déployer les idées sur les
choses. Tout ce qui est à dire est déjà dit ; mais cette anticipation de l'avenir
est elle-même vide, il faut donc revenir. Rien n'égale à cet égard le vide de
l'anticipation politique qui s'accorde à l'ambition. C'est la plus pauvre, la plus
fluente et poreuse, la plus malignement chimérique. Un strict et méthodique
désenchantement fait du radicalisme l'hygiène du politique. Ce parti pris n'a
jamais pu constituer un parti, mais a fourni à la république, dès sa naissance,
tantôt un hall tantôt une salle des pas perdus. Au reste, ce parti fictif n'a cessé
d'exister par des individus qui n'étaient pas nécessairement inscrits au parti
radical, comme l'illustre Alain, qui soutint ses amis sans jamais s'inscrire à leur
parti. Les Entretiens au bord de la mer, dans lesquels est nommée et
recommandée la politique d'entendement, nous fournissent le livre où, quinze
ans plus tard, Alain juge la politique et peut-être s'en retire. Mais on ne peut
s'en retirer. Il suffit de penser que le seul livre de politique qui ne ment pas
pourrait bien être un traité de la navigation qui nous rend compte de nos
naufrages. La loi de l'équilibre instable des fluides ramène vers la mer, et à
perte de vue, un promeneur qui goûte sans doute moins aux vues surplombantes que réserve la montagne. Gabrielle reçut ainsi quelques-unes des
confidences qu'Alain ne faisait pas si volontiers à Marie Monique.
N'ayant point dessein d'aiguiser à nouveau la pointe fine (et métaphysique)
sur laquelle repose le journalisme d'un philosophe, je hasarde une variation sur
l'unité multiple du Propos et sa continuité de rédaction dans le traitement des
phénomènes qu'actualise LE FAIT DIVERS de 1910 : les inondations.
INTRODUCTION
XVII
Les Propos, s'ils se multiplient, n'émiettent pas l'actualité ; chacun saisit
indivisiblement l'existence sous un aspect et par juxtaposition. J'aimerais que
cela apparaisse dans la manière dont Alain en quelques vingt Propos traita des
inondations dont s'occupa toute la France en janvier et février 1910 et dont luimême fut témoin à Paris et à Choisy-le-Roi où la Seine gagna le premier étage
des maisons. Le nombre importe moins que la façon ; car, dirait-on, ce ne sont
pas tant les Propos qui s'occupent de l'inondation que l'inondation qui les infiltre en eux et s'y répand d'idée en idée, par un incessant passage de la chose vue
à la quasi rêverie en quoi elle se varie et se réfléchit. L'inondation devient
momentanément un mode de voir, ressentir, réagir, juger, un schème général
de représentation. Entre phénoménologie et impressionnisme, au sens où le
réel est dans la sensation, où l'objet est dans l'aspect. Car si l'on dit inondation,
alors la montée des eaux et l'affairement des hommes font le spectacle ; mais,
sous ce mouvement des images, les effets se lient aux causes, le temps
s'immobilise comme s'immobilisent les remous du fleuve que, dans la
mouvance de leurs figures fluides, la pensée suspend à la mouvance plus lente
des rives, aux barrages qui s'y forment et jusqu'aux conditions immobiles qui
ne s'écoulent plus. L'inondation traverse par géométrie et syntaxe les couches
successives de la sédimentation humaine. Qui songeait que la Seine entre ses
rives ne coulait pas selon nos lois. Le phénomène revêt son aspect purement
géographique lorsque la nature se révèle soudain indifférente à nos bornes et à
l'ordre de nos travaux, de nos appropriations, de nos chemins, de nos droits et
de nos protestations. C'est ainsi que l'inondation déborde dans un premier
Propos. Le 24 janvier Alain annonce à sa correspondante de Rouen : "Propos
sur l'inondation qui paraîtra sans doute après demain", il parut en effet le 26.
Depuis le 20 la pluie s'abattait sur la France. La terre n'absorbait plus l'eau, les
sous-sols étaient noyés, le téléphone ne fonctionnait plus. Philinte assez riche
pour être abonné et raisonneur pestait contre la téléphoniste dont la voix
grésillait : "Mais enfin que devient mon droit ? Il ne faut qu'un peu d'eau pour
noyer mon droit. C'est admirable." Dedans le discours, dehors il pleuvait. "La
pluie cependant battait les vitres par rafales ; et, quoique tout fût bien clos, une
espèce de vent passait, et une odeur de pluie, comme si une fenêtre avait été
ouverte. Je vis alors un étrange pays."
"COMME SI UNE FENETRE AVAIT ETE OUVERTE"
Lorsque dans une maison un homme pense, on peut être assuré qu'une
fenêtre s'ouvre. Or elle s'ouvre sur une terre devenue étrangère aux hommes
qui, depuis le temps qu'ils l'habitaient, l'avaient prise pour leur maison. L'air
fraîchit quand le dehors fait irruption au dedans. La colère d'un homme
raisonnable qui défend son droit contre la pluie - car, si le droit ne tient pas
contre le fait, à quoi bon le droit ? - n'est que bruit de pluie. Le fait ignore le
droit, le monde ignore l'homme. Alain savait cela, mais soudain par la fenêtre
ouverte il le voit, il le fait voir : "Une plaine d'eau bourbeuse, des meubles à la
XVIII
INTRODUCTION
dérive, des maisons noyées presque jusqu'au premier étage, des nuées jaunes
au-dessus. Comme si ces choses avaient toujours été ainsi, et devaient être
toujours ainsi. Est-ce que je m'étonne quand je vois le fleuve couler ?" Nous
croyons à l'ordre et mettons tout en ordre, mais la loi du monde est sans ordre
et se soumet notre ordre : "Est-ce qu'il y a une promesse quelconque, faite aux
hommes, ou un traité avec l'eau, selon lequel elle coulera seulement ici et non
là ? Et ces hommes, ces femmes, ces enfants faisant leur lit dans la paille,
justement là où les petits, hier, apprenaient leurs lettres, désordre ? Non point,
mais un nouvel arrangement des choses, et un nouvel arrangement des
hommes. De nouvelles idées ; d'autres passions, d'autres actions. Un peu d'eau
avait tout changé." Ce qui n'est pas notre ordre n'est pas désordre. La protestation des hommes s'éteint, non par piété du cœur ou intelligence de la nécessité, mais parce qu'ils ont des choses urgentes à faire pour se sauver. Cette
"plaine d'eau bourbeuse" n'est pas plus étonnante que le long fleuve tranquille
qui s'appelait la Seine. L'action change les pensées, la nécessité change les
actions. "Philinte n'avait pas vu cela. Il ne comprenait pas mieux ces rafales de
pluie que cette voix grêle au téléphone. C'étaient des choses sans lien." Le lien
est autre chose qu'une convention ou un engagement, il est la pensée et il est le
réel. C'est pourquoi on ne tient rien de réel sans la pensée quoique rien ne soit
réel par la seule pensée.
Le fait et le droit se juxtaposent, car le droit est la manière dont les
hommes se poussent eux-mêmes dans le monde, selon les règles qui les lient
les uns aux autres, la règle des règles étant le travail, qui est la positivité du
droit, la source du droit oubliée derrière la source des abus. "Car il n'y a point
de promesse au monde selon laquelle le travail de l'un se fera pour l'autre. Si
les travaux cessaient de couler seulement une heure, ce serait un nouveau
paysage humain, qui s'affirmerait en moins d'une minute, tout à fait comme
cette plaine d'eau bourbeuse." L'inondation gagne l'institution. "Un nouvel
arrangement des choses, et un nouvel arrangement des hommes." L'eau serait
donc notre maître ? Et la statique des fluides par-delà l'ordre et le progrès ?
Fragile équilibre des institutions humaines. Maisons du droit, terre des
hommes. Il n'est pas facile de penser l'ordre, ni le monde sans l'homme, mais il
est impossible de penser l'homme sans le monde. Quand Alain combat le
révolutionnaire, ce n'est pas la révolution qu'il rejette mais les illusions qu'elle
laisse proliférer, et toujours l'inégalité. Revenant à l'inondation, nous voyons
bien qu'elle a recouvert les rives intellectuelles qu'on lui aurait volontiers
assignées. J'admire, je l'avoue, que l'on trouve dans ce Propos 1410 tous les
thèmes que déploieront la vingtaine de Propos que j'ai relevés (1411, 1413,
1414, 1416, 1418, 1420, 1421, 1422, 1424, 1426, 4127, 1428, 1429, 1431,
1434, 1440, 1450, 1505, 1706). L'inondation traitée comme phénomène
naturel et humain total prend d'emblée dimensions géographique, juridique,
économique, politique, sociale, éthique, pédagogique, religieuse. Ces abstractions n'appartiennent pas au style d'Alain, qui colle à la chose ; mais elles
INTRODUCTION
XIX
feront saisir les rapports sous lequel le réel peut être pensé. Ainsi des
précipitations pluvieuses à l'écoulement des eaux non absorbées par la terre
dans les zones habitées ou aménagées. Le Propos 1434 évoque le "barrage
caché" ou le "barrage diffus"qu'a constitué indirectement la fixation des rives
et du fond du fleuve, ce qui appelait la création de déversoirs ; le Propos 1450
rappelle que le rapport Cotard prévoyait des retenues sur le cours des fleuves.
Il s'agit ici de combattre la profession d'ignorance ("l'homme ne sait pas grand
chose ; les forces naturelles déjouent à chaque instant ses calculs"), excuse de
l'impuissance. Là encore le réel bien perçu témoigne dans la situation inverse
où c'est la sécheresse qu'il faut combattre : "Autour d'Aix-en-Provence, dans
ce pays où il ne pleut guère, on entend partout le murmure de l'eau courante."
Le regard remonte depuis la bouche des fontaines et de dérivations en canaux
et de canaux en fleuve jusqu'au glacier que fait fondre le même soleil qui
sèche la terre. Ici encore l'image porte la réflexion. "Qu'on ne vienne pas dire,
après cela, que les inondations sont inévitables." Inévitables ne veut pas dire
évitées, car si l'obstacle n'est pas dans la nature il est dans l'homme : les
commissions paralysèrent le projet Cotard. Quant à l'inventeur des barrages
cachés ou diffus, "à l'automne dernier il couchait sous les ponts ; et peut-être la
crue l'a noyé. Les choses, du moins, lui ont rendu justice." Ce n'est pas le
moindre des barrages cachés ou diffus que l'inertie sociale et le sommeil rituel
(Pr. 1413. 1420, 1444), et l'égoïsme aveugle. "Ils ont construit sans voir plus
loin que leurs briques." "Nous avons pourtant des corps d'État, qui ont charge
de prévoir ; mais que peuvent des paroles ? Chacun fait son petit mur ; et
l'ingénieur fait son petit rapport. La cité a mille bras, mais n'a point de
cerveau."
Les constructions industrielles édifiées sans prévision marquent la discordance des finalités économiques et politiques. "Les entreprises industrielles
n'ont point pour fin l'intérêt commun" ; elles attirent l'actionnaire en proposant
un profit à court terme (Pr.1450). Si ces observations ont une actualité permanente c'est que les mêmes effets suivent des mêmes causes. Le promeneur
philosophe anticipe sur de tardives prises de conscience. Même démarche à
propos des deux catastrophes ferroviaires de 1910. Sous l'aspect économique,
l'inondation est une perte de richesse et donc un accroissement des travaux,
dont la charge repose inégalement sur les acteurs sociaux. Alain en démêle les
composantes et dénonce la puissance économique prêtée à l'or. "Des biens
sont détruits." "Mais réfléchissez bien à ceci tous ses travaux ne remettront
toutes choses en état que si l'on travaille plus qu'on aurait travaillé si la Seine
était restée tranquille" - "c'est exactement ce supplément de travail qui est
secours et assistance aux inondés." Ceux qui donnent de l'argent cèdent
seulement le droit qu'ils ont sur le travail d'autrui. "Par ce don la quantité des
biens n'est pas accrue ; elle est seulement dirigée plutôt d'un certain côté."
Vulcain marche à côté de Plutus. Et, allant de l'un à l'autre, Alain combat
l'illusoire puissance de l'or, mais bien réelle par ses effets sur la production
XX
INTRODUCTION
même. Il réfléchit sur la rente et la notion du droit attaché à la propriété, en
même temps que sur les conditions du travail. Son regard porte plus crûment
sur le clivage social entre les riches et les pauvres que l'inondation rend plus
sensible par les secours mêmes qui affluent. Il ne veut pas confondre
bienfaisance et justice. Le spectacle du riche secourant le pauvre étale
impudiquement l'inégalité des conditions. Sceller là-dessus la grande
réconciliation ? Contrat inique, a dit une fois pour toutes Rousseau.
L'HEURE DE L'ENTREMETS
C'est le lecteur de Rousseau qui écrit le Propos du 7 février, d'abord vécu à
la table de Xavier Léon. L'inondation souleva à travers les couches sociales un
incontestable mouvement de solidarité, qui a sa presse et ses commentateurs.
Car les belles actions engendrent naturellement de nobles discours, prompts à
enterrer les vieilles divisions et propres à favoriser l'euphorie digestive d'une
fin de repas. "C'était un grand mal, sans doute, cette ruine de tant de biens,
mais" - "le lien social en serait plus étroit dans la suite, et la fraternité plus
vaillante et mieux éveillée." Mais voilà que le rousseauiste à table, "né pauvre"
et "pas assez riche pour l'avoir oublié", conteste la fraternité et se pique d'être
arbitre par sa situation. Le contre-discours est mis en scène : "Je prétends, dit
l'arbitre prétendu, que celui qui donne a du plaisir à donner, parce qu'il
contemple alors sa propre puissance ; mais que, par les mêmes causes, celui
qui reçoit est humilié et attristé, parce qu'il contemple alors sa propre faiblesse
et son propre esclavage. Il supportait l'inégalité, ou plutôt il l'oubliait, quand il
entrait dans sa petite maison qu'il avait bâtie. (...) Mais maintenant tout cela
pourrit sous deux mètres d'eau, il subit l'inégalité ; elle vient jusqu'à ses pieds,
elle monte, elle le soulève, elle l'emporte ; il n'est plus qu'une épave qui flotte
sur la fortune des riches. (...) Ainsi cette puissance de l'argent enchaîne les
cœurs aussi (...) Il ne fallait donc qu'une catastrophe pour que l'injustice
franchît la dernière marche jusqu'au trône, et fut adorée. Voilà Mesdames,
voilà Messieurs; ce que le peuple se dira ; et, s'il ne se le dit pas, je le lui
dirai." L'entremets parut amer. Alain n'hésite pas à les servir à la table de
Xavier Léon ; comme il fait à celle des Lanjalley. Ainsi honore-t-il ses amis.
Pour achever la gravure d'époque on lira l'histoire du verrier que conserve le
Propos plus tardif du 1er mai, non moins contre-édifiante.
Dira-t-on que cette humeur querelleuse appartient à la jeunesse d'Alain,
inentamée en son ardeur politique ("Peut-être n'était-il pas non plus sans envie,
car notre justice n'est jamais sans passion.") ? Je ne pense pas que cette
humeur se soit jamais usée, ni dans Mars, ni dans le Journal, ni dans les
Souvenirs. Et si je m'y suis attardé ici, c'est que neuf ans plus tard les mêmes
fortes impressions qui se lient aux souvenirs de l'inondation de 1910 vont se
réveiller dans Mars ou la guerre jugée et faire sentir la pression qu'exerce la
masse des Propos d'un Normand sur toute l'œuvre. On sait qu'à la fin de la
guerre Alain réécrivit intégralement le livre qu'il avait composé sur le front et
INTRODUCTION
XXI
que le premier chapitre par quoi il inaugura cette nouvelle rédaction (devenu le
chapitre 27 Maux humains) nous ramène tout juste à cette catastrophe
naturelle que fut le débordement de la Seine. Le fleuve roule, en effet, ses flots
gonflés sous les yeux du territorial qui est là à se souvenir : "Et quand ce serait
de grands malheurs, quand la Seine passerait un peu au-dessus des ponts, eh
bien, on se rangerait, on se tasserait, en amitié, sans colère, sans souvenirs
amers, sans idée de vengeance contre personne." Mais par dessus la
catastrophe des choses est passée la catastrophe humaine, la guerre, qui fit
"voir devant soi la haine et la fureur". Maux réels aussi, mais cette fois
inhumains d'être humains de bout en bout.
Le journaliste de 1910 combattait l'hypocrisie, non l'horreur. La figure de la
solidarité sous laquelle s'est montrée l'inondation retiendra encore deux
Propos. L'un emprunte ses traits à la fable ( Propos 1424) et met en scène rien
moins que le Penseur de Rodin. "Le Penseur descendit de son piédestal,
s'habilla comme tout le monde, et prit le train." Le train s'en va à Choisy-leRoi, la statue en costume de ville voit les hommes se secourir et le fleuve
fraternité couler des riches aux pauvres. Il s'émeut, il pleure, alors s'éveille en
lui la pensée détergente : "ils sont assez riches pour m'acheter mes larmes."
Même résistance sur fond de romanesque historique, dans le Propos 1472
("J'ai vu passer les pontonniers"), qui ramène l'effusion de fraternité à ses
conditions mécaniques. "Pourquoi rêves-tu ? Le fleuve monte. Voilà le maître
de tout." - "S'il plaisait au vieil univers (...) nous serions justes tout à fait, héros
tout à fait. Tous pontonniers de la Grande Armée." Les passions miment la
raison, irrésistible ressort et même piège qui armera l'honneur dans la guerre.
Le lecteur verra encore près du fleuve le pacifique instituteur M. Benoît et ses
élèves observant remous et tourbillons et apprenant à épeler les courants de
l'eau. Il détaillera l'organisation de la solidarité sociale dans le partage des
charges économiques ; ou relèvera le rapport de l'inondation à la comète de
Halley. Phénomène humain total donc. Il ne reste plus qu'à esquisser les liens
thématiques selon lesquels ces Propos furent d'abord regroupés.
LE CLASSEMENT THEMATIQUE DES PROPOS D'UN NORMAND.
"Je te vois bien sage et point du tout noyée dans le classement des Propos.
Je suis heureux en te pensant ainsi," écrit Alain le 29 janvier. Marie Monique
Morre-Lambelin, dont l'esprit était naturellement porté à l'ordre, a très tôt
cherché à retrouver dans la diversité des Propos la cohérence et la progression
de la pensée qui s'y déployait. Ainsi a-t-elle entrepris dès 1906 le classement
thématique des Propos d'un Normand dans l'intention manifeste de dégager et
rapprocher les éléments de la doctrine. Alain s'est prêté au jeu, puisqu'il a
fourni le cadre dans lequel devait s'opérer ce rangement, et en a approuvé
l'exécution : "J'applaudis au classement des Propos." (5 février 1910). Une
XXII
INTRODUCTION
note de 1938 précise néanmoins que seule la collection de Propos de Marie
Monique Morre-Lambelin fut ainsi disposée thématiquement, celle d'Alain
conservant l'ordre de parution. Dans la mesure où tout ordre est une mémoire,
ce détail n'est pas à négliger. Alain n'a cessé de reproduire l'ordre de ses
pensées, mais jamais il ne s'est montré soucieux de le conserver ni de l'administrer ; en revanche, ce qui a consistance de fait c'est la suite réelle des
événements sur quoi s'ordonnent les Propos. Il demeure que le cadre qu'il a
adopté permet d'apprécier les différents étages auxquels il situe lui-même son
journalisme ; cela permet en outre d'en observer les proportions fort inégales,
et, dans une moindre mesure, variables d'une année à l'autre. Autre différence,
à l'intérieur de la classification : la hiérarchie des intérêts. L'intendante des
Propos indique clairement qu'elle ne partageait nullement la priorité qu'Alain
accordait à Jupiter, alors qu'elle privilégiait, quant à elle, Minerve, Apollon ou
Cérès. Le plus ancien projet thématique que nous connaissions, évoqué dans
une lettre de décembre 1907 se rapporte à Vulcain, c'est-à-dire aux Propos
traitant du travail et de la condition du travailleur, on le comprend mieux.
LES DIEUX
Selon l'équivalence admise jusqu'ici sans autre précision, nous avons :
Jupiter = la politique ; Plutus = l'économique ; Vulcain = le travail ; Cérès =
l'enseignement ; Minerve = la sagesse ; Apollon = l'esthétique ; Mars = la
guerre ; Prométhée = les religions ; Vénus = les passions ; Neptune = les faits
de nature ; Pluton = le feu ; Titans = les grands hommes. Quant à leur
importance relative, étalant sur un an les priorités de l'actualité, voici pour
1910 les conclusions auxquelles conduit la consultation du tableau thématique
des Propos : la politique (129 Propos) fait plus du tiers des articles
quotidiens, si l'on y joint l'économique (52) et le travail (30) on dépasse
largement la moitié (57,5 %). Des 154 restant, 101 se distribuent entre
l'enseignement (39), la sagesse (31) et les religions (31) ; 45 entre la guerre
(17), les passions (15) et l'esthétique (13) ; 6 Propos sur les faits de Nature
et 2 sur les grands hommes achèvent le compte. Cela rappelle clairement que
la préoccupation dominante reste le fonctionnement de l'institution politique
avec les analyses concomitantes de la richesse et du travail ; cela situe le
radicalisme d'Alain, dont le journalisme n'eut d'autre origine que la défense de
l'idée républicaine. Penseur engagé donc, mais dont l'engagement entend privilégier l'exigence critique et la liberté de juger. L'approche de l'événement reste
celle d'un généraliste, ou, pour le dire plus explicitement, d'un d'humaniste
nourri, et cette fois en technicien, à la tradition philosophique la plus
classique. Ce mélange de philosophie et de politique met d'emblée le
chroniqueur en porte-à-faux ; il ne satisfait pas le militant et il éveille la
méfiance, sinon l'antipathie, de l'historien et du spécialiste, économiste ou
sociologue par l'imprudence de prétendre traiter de tout ; ce qui veut
assurément dire que l'on ne part jamais des acquis de la science déjà
INTRODUCTION
XXIII
constituée. Bien plus l'auteur des Propos d'un Normand s'avise d'exercer un
autre savoir au sein de la perception des événements, savoir qui, au reste, n'est
pas constituable mais dont la pratique est solidaire du projet républicain. Il
s'agit, en effet, de réaliser la démocratie dans le citoyen pour la rendre
possible, sinon réelle, dans la cité. À cet égard, il n'y a pas de séparation entre
les analyses rangées sous Jupiter et celles placées sous Cérès, Minerve, et
Prométhée (l'école, la sagesse et les religions) aussi bien que sous Apollon,
Vénus ou Mars (les arts, les passions, la guerre). Neptune et Pluton sont là
pour avertir qu'il n'y aura pas de politique sans physique, pas de vue positive
sur l'ordre humain sans une représentation correcte de l'exploitation des
ressources naturelles (et particulièrement des sources d'énergie) et de
l'articulation de la science à la technique et de la technique à l'industrie. Dans
la réflexion sur l'ordre de la nature s'opère la réforme de la pensée qui
commande la maîtrise du progrès technique. Les Titans, figures romantiques et
révolutionnaires de l'émancipation, sont destinés à nous rappeler à travers
quelles démesures l'homme mesure de l'homme et le prend pour modèle.
LES EVOLUTIONS DES DIEUX
Entre ces domaines la liaison est organique et les proportions fort inégales.
Si on apprécie quantitativement leur évolution au cours des cinq premières
années, on constate que sous la constante conduite de Jupiter, les dieux changent de place dans le cortège ; en 1906 comme en 1910 c'est Plutus qui suit
Jupiter (et même de plus près 65/100 contre 52/129), en revanche en 1907,
1908, 1909, Minerve marche au second rang (55, 49, 50), Cérès est remontée
du 5ème et 6ème rang en 1906 et 1907 au 3ème dès 1909. Prométhée passe du
9ème rang en 1907 au 3ème en 1908, et de 1909 à 1910 oscille du 5ème au 4ème,
etc. On peut s'amuser à suivre ce ballet des dieux ; il serait assurément
téméraire d'en tirer une leçon générale, ou de prétendre y découvrir ce que l'on
n'a pas acquis par ailleurs. C'est que tout tient à la manière dont les Propos se
trouvent rangés par Marie Monique Morre-Lambelin à la suite d'un dieu
plutôt que d'un autre. On ne peut douter que le rangement, même s'il nous
semble contestable ou incorrect, n'ait eu ses critères et sa pertinence, et qu'il
n'ait joué son rôle dans l'organisation ultérieure des recueils, mais les
anomalies qu'on ne manquera pas d'observer montrent du moins qu'il faut
s'entendre sur le sens de cette thématique et se garder de toute transposition
hâtive dans les classifications usuelles. Il faut s'entendre sur le domaine
imparti à chaque dieu, et ne pas trop vite ployer la structure mythique à des
catégories logiques. L'image devance le concept. Jupiter, le dieu législateur,
n'est pas le dédicataire de la théorie des pouvoirs, ni un patronyme pour ce
qu'on nommerait encyclopédiquement la politique ; il traduit plutôt la figure
anthropomorphique sous laquelle le regard doit porter sur la réalité du
politique telle qu'elle s'offre dans le champ d'actualité où se situe le citoyen,
champ d'opinion dans lequel s'instruisent les affaires présentes. Cela est clair
XXIV
INTRODUCTION
lorsque l'on pénètre les domaines propres à l'économique, à l'esthétique ou à la
religion. Alain se dérobe à la médiation conceptuelle dès que l'organisation
méthodique s'administre elle-même comme le système de la preuve. Il entend
suivre aussi loin que possible les chemins du sens commun. Cela apparaît dès
la lettre qu'Alain adressait le 14 décembre 1907 à sa fidèle intendante, texte
que l'on trouvera dans le tome 2 de notre intégrale : Les Propos d'un Normand
de 1907 (page 339). Le premier tome des Cent-Un Propos allait sortir et cela
mettait l'auteur en veine de projets : "Et rien n'empêcherait, écrivait-il, qu'on
publie coup sur coup ensuite..." suivent rien moins que huit recueils de CentUn Propos placés sous les noms de Jupiter, Mars, Vulcain, Minerve, Neptune,
Pluton, Vénus, Plutus. Jupiter regroupait les "Propos sur les pouvoirs, rois,
bureaux, etc." ; Mars, ceux "sur la guerre, les armes, la police, la paix." ;
Vulcain, ceux "sur le travail, le salaire, l'industrie..." ; Minerve, ceux "sur la
Science, la raison, la sagesse" ; Neptune, ceux "sur l'eau et les forces
naturelles" ; Pluton, ceux "sur le feu, la chimie, la vie" ; Vénus, ceux "sur les
Passions" ; Plutus, ceux "sur l'or, le luxe, l'oisiveté." On remarquera que
Prométhée, Apollon, Cérès et les Titans n'entraient pas dans les priorités. Mais
c'est assez pour la première esquisse.
POUR EN FINIR PROVISOIREMENT
La thématique des Propos, de même que la vie quotidienne d'un individu
ou d'une nation, à quoi elle adhère, n'a pas de centre, mais elle offre un réseau
de chemins, parcourus selon des mouvements dont le sens est constant et les
sites non pas seulement hétérogènes ou disparates, mais incompatibles. Alain
abandonne la vie à sa multiplicité propre, en la laissant renaître de chaque
geste. Il pousse en avant, il se range au présent, parce que le présent pensé est
immuable. Il aime le désordre dans les choses. Il sait remonter de l'impensé à
la pensée selon les degrés de l'éveil, pionnier du déjà su. Il va à Montmartre,
comme il va chez Xavier Léon, comme Proust va chez les Guermantes. C'est
sortir dans le monde, le monde des hommes, où il y a les prolétaires et les
bourgeois, non pas toujours où on les attend, et partout d'autres mondes à
d'autres étages. À l'école précisément il n'y aurait plus des mondes, ni d'autres
étages que ceux auxquels conduisent les escaliers de la République. C'est
pourquoi l'école est au centre de la politique ; mais c'est un centre idéal ou
fictif. La politique entre dans chaque monde par le lien des pensées réelles aux
gestes fixés par l'usage, le métier ou la fonction, et y restitue le débat
contradictoire. Car la contradiction n'existerait pas entre les hommes si elle
n'était intérieure à chacun d'eux.
Robert Bourgne
Le 1er juin 1995
INTRODUCTION
XXV
TABLEAU DES MANUSCRITS RECENSÉS POUR 1910
N°
Propos
1400
1402
1432
1455
1463
146
1491
1506
1523
1556
1559
1560
1561
1568
1580
1593
1596
1609
1652
1656
1668
1707
1712
1719
1727
1747
Date
16 janv.
18 janv.
17 févr.
12 mars
20 mars
2 avril
17 avril
2 mai
19 mai
21 juin
24 juin
25 juin
26 juin
3 juil.
15 juil.
28 juil.
31 juil.
13 août
25 sept.
29 sept.
11 oct.
19 nov.
24 nov.
1er déc.
9 déc.
29 déc.
Incipit
L’Autre jour, dans un tramway
Les Événements parlent
Le Savant me dit :
Chantecler est sot et vaniteux ;
Tout le mépris que
Cette bonne histoire
On dit que la politique
C’était une coutume
De quoi parler, sinon
Pleurer sur
Je reviens à
Il faut que j’insiste
Hommes d’État et
Le R.P. Philéas,
La R.P. n’a pas trouvé
Les Compagnies disent
Je voyais ces jours-ci
J’ai lu des dissertations sur le rire
Les Nouveaux Pères de l’Église
Une petite campagnarde
J’admets le monopole
Je revois une toute petite ville,
Je couvre le Préfet de Police
Contribuables, méditez
La Solidarité
La Fête de Noël est astronomique
Collection
M Pierre Monart
M. E. Debrouwère
M. E. Debrouwère
B.L. Doucet (Mondor)
M. Pierre Zachary
M. Pierre Zachary
Mlle A. Guerrini
B.L. Doucet (Mondor)
Musée de Mortagne
Mlle A. Guerrini
M. Pierre Zachary
M. Pierre Zachary
Musée de Mortagne
Musée de Mortagne
M. Pierre Zachary
Musée de Mortagne
M. Pierre Zachary
M. Guy Souchal
M. André Sernin
Musée de Mortagne
Mme H. Gosselin
Musée de Mortagne
Musée de Mortagne
Musée de Mortagne
Musée de Mortagne
Musée de Mortagne
(don de M. Demont)
page
42
XXVI
634
456
624
XXVII
504
444
XXVIII
Nous remercions vivement les détenteurs des manuscrits des Propos
d’Alain qui ont eu l'obligeance de nous en adresser les photocopies et qui
nous ont autorisés à les exploiter et à les reproduire. Nous espérons que leur
exemple sera suivi et permettra de reconstituer un plus large corpus.
498
Janvier 1910
1
JANVIER
8
14
16
20
Assassinat à Paris d'un policier par l'anarchiste
Liabeuf.
Débat à la Chambre sur la neutralité scolaire.
Publication dans les Cahiers de la Quinzaine
du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc de
Péguy.
Inondations catastrophiques et tout à fait exceptionnelles dans de nombreuses régions : à
Paris la Seine atteint son maximum le 28.
Mercredi 5 janvier. À Marie Monique Morre-Lambelin :
"Déjeuner des sophistes ce matin. Amusant. Élie, Bouglé,
Painlevé, etc. Nous allons le mardi 16, Élie, Bouglé et moi assister aux débuts de Painlevé candidat. Je viens d'écrire Propos
sur la pièce de dix sous [1400], mais sans éclat, parce que j'ai
trop attendu. Encore copies à corriger, mais je me sens baigné
de lumière douce par mah meh ; tout ira sans fatigue."
Samedi 8 janvier. Idem : "Écrit Propos bien sur les riches
[1393]. Tantôt Montmartre (électricité). Quelles bonnes lettres
de toi. C'est là qu'il trouve sa force, le garçon ! Hier soir
étoiles. Je leur ai dit de belles choses pour mah meh !"
Lundi 10 janvier. Idem : "Un bout de lettre pendant que
l'eau chauffe pour la toilette. Il ne faut point désirer être
comme Quinton, ni de ce monde-là, parce que cela conduit à
des idées féroces, que justement il a. J'ai lu du Platon. C'est
Socrate qui est dans la vraie vie. J'ai écrit, contre l'abus des
machines, un Propos [1403] qui est bien. Samedi au lycée, 2ème
heure, j'ai mis en train des études sur la justice. Très bon
départ. Prodigieux mouvement dans ces cervelles. Ils ignorent
tout de ces choses (c'est au sujet de leurs dissertations sur le
droit et le devoir). À ce sujet je leur ferai aussi un beau Platon
en trois ou quatre heures. Samedi soir à Montmartre, peu de
public. Résultats maigres. L'induction de courant sur courant
n'a donné que de tout petits résultats, impossibles à interpréter.
Tu me vois changeant les bobines, groupant mes piles en
quantité, grattant les contacts. Visiblement le public était un
brin découragé vers 11h du soir. Mais tant pis. La cause, c'est
que les traités ne parlent qu'en l'air, et que je ne sais pas assez
directement tout cela. Je crois qu'il faudra que j'aie un matériel
en double ici et que je prépare tout. Et cela tombe sur un mois
purée. Mais tant pis, mah meh m'aidera. Il faut penser :
1°) à transformer mes Daniel en piles au bichromate ;
2°) à chercher par tâtonnement les meilleures conditions de
l'expérience ;
3°) à fabriquer avec plus de précision les bobines (tout cela
est hautement utile).
L'eau bout. Pense que je roule des bobines dans ma tête et
que je ne fais point attention aux petites choses ! Mais je te
2
PROPOS 1910
pense tout le temps et te souris. Retrouvé à Montmartre
d'anciens élèves1. Réconfortant."
Mercredi 12 janvier. Idem : "Beau déjeuner de Sophistes.
Les habitués et puis Leroy le Moderniste. Discussion belle et
bonne jusqu'à 5 h 1/2. Comme je rentrais en omnibus, j'ai vu
Orion qui se levait et je lui ai dit que je t'aime de tout mon
cœur. Il te le répétera s'il n'est pas un trop méchant chasseur.
Ce matin jolie classe (et conférence) sans fatigue. Ils commencent à se débrouiller et à bien discuter. Au déjeuner des sophistes, les historiens ont reçu quelques mornifles et l'École des
Hautes Affiches Sociales a été baptisée avec un succès inouï !
Mardi dîner avec Élie, Bouglé, Painlevé et inauguration de
sa campagne électorale par une discussion avec les unifiés. J'ai
vu aussi une lettre de Borrel sur des questions de théories. J'ai
lu beaucoup Platon ces jours. Je pense qu'il faut élargir la vie
Humaine (contre les historiens). Je te penserai à l'Observatoire."
Samedi 15 janvier. Idem : "J'ai à mettre Platon en ordre
pour Henri IV. Très bonne leçon hier aux filles sur l'art et la
morale. Ça fera un Propos ou deux."
Mardi 18 janvier. Idem : "Ce soir première réunion de
Painlevé. Te raconterai. Je suis plongé : 1° dans Spinoza que je
vais expliquer aux garçons comme introduction à la mémoire
(et il faudrait même que je remonte jusqu'à Descartes) ; 2°
dans Platon (à propos de la justice). Je lis, je lis, et tout cela
s'organise lentement."
Samedi 22 janvier. Idem : "On parle d'une comète qui
serait visible le soir près de Vénus ; mais je n'ai rien vu encore.
Paris est brumeux. Il fait froid, je me roule dans dame Pelisse.
Aujourd'hui classe trop sérieuse tout le temps. Sujets trop difficiles. Il faut que je pense à mettre de l'air dans tout cela. Les
premières copies (Sentiments, Passions) arrivent aujourd'hui.
On va donc changer d'activité. On organisera Platon. Et d'autre part on reviendra à la Mémoire, avec plus d'exemples et
d'anecdotes qu'on en peut donner en expliquant Spinoza.
Desjardins m'a envoyé l'entretien du 19 décembre. D'où je
viens de tirer un Propos sur la RP [1409]. Comme c'est doux de
penser à mah meh, classant les Propos entre les Dieux. Cela aidera aux choix futurs. Il semble bien que les Propos sont meilleurs maintenant qu'autrefois. Que peut-on vouloir de mieux ?"
Lundi 24 janvier. Idem : "Aujourd'hui écrit Propos [1410]
sur l'inondation2 qui paraîtra sans doute après-demain. J'ai
commencé à passer mon Platon aux ciseaux, car j'ai manqué au
principe il ne faut écrire qu'une chose sur chaque feuille. Je reviens sur ta conversation de l'autre jour. Ne te raconte jamais
des histoires sur ce que ma vie aurait pu être. Je te jure que je
me crois absolument incapable de vivre comme ces gens3 riches
chez qui je vais par habitude. Jamais je ne l'ai désiré ; jamais
1
dont Braun de Condorcet (Math. sp.) qui est devenu le Lebrun des Entretiens au
bord de la mer, note Marie Monique Morre-Lambelin.
2
Inondation de 1910 à Paris (id.).
3
Les Léon, les Halévy (id.).
Janvier 1910
je ne l'aurais voulu. Tu n'es pour rien dans ces sentiments, bien
que je sois heureux de les trouver en toi ; ils sont aussi vieux
que moi. Si je n'ai point une vie comme tout le monde, c'est
parce que je ne suis point fait pour la supporter. Si tu crois le
contraire, c'est que tu ne connais encore pas bien ton enfant.
Tu te demandes si mes sentiments ne contrarient point ma
destinée. Il est clair au contraire que tout cela s'accorde très
bien et que je n'ai aucun effort à faire, pas la moindre lutte
intérieure pour rester comme je suis, c'est-à-dire ton petit au
tamis percé. Je t'écris tout cela bêtement, mais c'est bête aussi
de poser des questions pareilles à son petit. Jamais je n'ai vu
ma vie sans toi. Je t'aime du fond de mon cœur et je souhaite
une vie toujours comme ça qui donne certainement le maximum
de production intelligente. Cela, c'est sûr absolument..."
Jeudi 27 janvier. Idem : (Longs détails sur l'inondation à
Paris) ... "Sois calme et sans soucis pour ton petit. Il me plaît
de te penser dans les Propos, les classements et les tables de
matières. Aujourd'hui j'ai terminé sur Spinoza, non sans
ennuyer un peu mes gaillards qui trouvent cela un peu dur. Les
copies arrivent lentement. Demain à Sévigné : la science. Hier,
chez Léon, il y avait Berthelot qui a de la puissance et du
toupet, mais qui pense bien abstraitement tout de même. Élie
est un peu souffrant et manquait. Retour à pied, par
l'inondation. On a l'impression que l'eau coule au-dessus des
rues ; elle était juste au niveau de la place de la Concorde. ...
Ne t'inquiète pas de l'état moral du "Prince Zézayant"... Il est
d'un calme parfait..."
Samedi 29 janvier. Idem : "Sois sûre que si je vais à Choisy
demain, ce sera sans risque. Je ne vois point que les malheurs
individuels soient plus prévisibles ces temps que n'importe
quand. Et réellement, je n'ai pas plus d'inquiétude maintenant,
au contraire, ayant assez de penser aux malheurs réels. Mais je
vois que Choisy reçoit des lettres inquiètes ; vieux Charles en
reçoit de même, ce qui prouve que tout le monde pense en
désordre, ce qui ne peut qu'augmenter la somme des maux.
Vieux Charles n'a rien à faire parce que son lycée est noyé. J'ai
dîné avec lui hier. Il est purée ; il ne peut pas du tout vivre. Il
faudra que je voie à le nourrir chez moi de temps en temps. Il
était bien content de me voir et il en a tiré de la sérénité, qu'il a
dit. Il faut que tout le monde s'y mette ; la pitié ne sert qu'à entasser tristesses sur tristesses. Cela fera un Propos peut-être.
Le baromètre est toujours bas. J'ai fait aujourd'hui un article
sur les barrages qui est très amusant. J'ai écrit ces jours des
Propos sur la crue. Jusqu'ici j'ai le journal et les lettres comme
à l'ordinaire... Je commence à traiter du corps humain tantôt,
samedi. Tout cela n'est pas encore bien en ordre et je vais m'y
remettre ainsi qu'à corriger deux ou trois copies. Hier à Sévigné, géométrie, baromètre, cyclones, crues, pitié. Jolie salade
où l'on apprenait quelque chose tout le temps. Mais le cours
d'Henri IV est plus difficile... Je te vois bien sage et point du
tout noyée dans tes classements des Propos. Je suis heureux en
te pensant ainsi ; et j'ai beau m'appliquer je n'arrive pas à penser tristement. J'étais content d'expliquer au vieux Charles que
tu m'es un trésor !"
3
4
PROPOS 1910
1385
Suzette est belle comme un ange, mais pire qu'un diable
quand elle va à ce qui lui plaît. Dédé est un petit paysan à tête
carrée. Le gamin et la gamine se retrouvent aux vacances ; cela
fait un joyeux ménage : Suzette s'ensauvage, et Dédé se civilise.
En somme, deux cosaques, qui rançonnent le pays à un quart de
lieue.
Il y avait un pommier penché, qui convenait pour la gymnastique, et des blés mûrs au-dessous. C'est là que je trouvai un jour
mes cosaques, comme je suivais le chemin vert. Tous deux grimpaient et sautaient, sans se soucier du blé mûr. Ces enfants ne me
craignaient point du tout, et je n'ai aucun pouvoir sur eux, ni par
la nature, ni par les lois écrites ; mais il me restait l'éloquence.
Je fis donc un discours sur le blé. Comment la terre, labourée
et ensemencée, multiplie les biens. Que le grain, après avoir dormi en terre, se gonfle à la pluie tiède, et s'allonge vers le soleil.
Que le soleil dépose alors sur les feuilles vertes, tous les jours, un
peu de charbon pris à l'atmosphère ; que ce charbon uni à l'eau
descendait dans la tige, et s'y fixait en paille, bonne à manger,
bonne à brûler ; et qu'enfin le meilleur de ce bouillon cuit et recuit au soleil formait au sommet des tiges une grappe de fleurs et
un épi, dont le laboureur, enfin récompensé, faisait la farine, le
pain et les tartines, choses bonnes à manger, non seulement pour
les bêtes, mais pour les gens. Que ces précieux biens mûrissent
au soleil, sans qu'on les gardea, attendu que tout le monde, à la
campagne, respecte le blé, et jusqu'aux plus petits enfants, parce
qu'on sait combien de travaux il coûte. Que du reste la gymnastique était une bonne chose aussi, et qu'il était bien naturel que
l'on marchât et sautât sur des tartines de pain quand on ne pouvait pas faire autrement.
Suzette n'en perdait pas un saut ni un rire. Mais Dédé laissa le
jeu et resta debout dans le chemin, non point honteux, mais attentif, et regardant le blé en vrai paysan. Sans doute, il prit ce jour-là
la première notion de la richesse, du travail, et de tout ce qui
occupait la pensée des hommes là autour, du matin au soir. Et
pendant que Suzette l'appelait au jeu, tantôt câline, tantôt menaçante, son regard à lui saisissait les choses de la terre. Ce fut un
grand combat, non pas entre le plaisir et le devoir, il n'en pensait
pas si long, mais entre un mouvement et une pensée. Comme Suzette criait, et comme ses jambes à lui l'entraînaient, il fit une
action de héros ; il s'assit. Ce fut la fin du jeu et le plus beau
triomphe dont je puisse me vanter.
Janvier 1910
5
Mais quel regard je reçus de Suzette ! Quel défi des passions
à la raison ! Étonnement, fureur, espérance. Elle aussi mesurait à
ce moment-là une force nouvelle ; elle déchiffrait son avenir de
femme ; elle appelait les années : "Oui, si j'étais une vraie femme, et lui un homme, tu verrais bien, méchant raisonneur. Et, toimême, tu déraisonnerais." Tout cela dans un regard noir. Et puis
elle n'y pensa plus. Les enfants sont faciles à gouverner.
er
1 janvier 1910
1386
Tous ces cadeaux, en tempsa d'étrennes, arrivent à remuer
plus de tristesses que de joies. Car personne n'est assez riche
pour entrer dans l'année nouvelle sans faire beaucoup d'additions ; et plus d'un gémira en secret sur les nids à poussièreb qu'il
aura reçus des uns et des autresc, et qu'il aura donnés aux uns et
aux autres, pour enrichir les marchands. J'entends encore cette
petite fille, dont les parents ont beaucoup d'amis, et qui disait, en
considérant le premier buvard qu'elle recevait, à une fin d'année :
"Bon, voilà les buvards qui arrivent." Il y a bien de l'indifférence,
et aussi des colères rentrées, dans cette fureur de donner.
L'obligation gâte tout. Et en même temps les bonbons de chocolat chargent l'estomac et nourrissent la misanthropie. Bah !
Donnons vite, et mangeons vite ; ce n'est qu'un moment à passer.
Venons au sérieux. Je vous souhaite la bonne humeur. Voilà
ce qu'il faudrait offrir et recevoir. Voilà la vraie politesse, qui enrichit tout le monde, et d'abord celui qui donne. Voilà le trésor
qui se multiplie par l'échange. On peut le semer le long des rues,
dans les tramways, dans les kiosques à journaux ; il ne s'en perdra pas un atome. Elle poussera et fleurira partout où vous l'aurez
jetée. Quand il se fait, à quelque carrefour, un entrelacement de
voitures, ce ne sont que jurons et invectives, et les chevaux tirent
de toutes leurs forces, ce qui fait que le mal s'aggrave de luimême. Tout embarras est ainsi ; facile à démêler si l'on voulait
sourire, mesurer ses efforts, détendre un peu toutes les colères
qui tirent à hue et à dia. Mais bientôt nœud gordien, au contraire,
si l'on tire en grinçant des dents sur tous les bouts de corde. Madame grince ; la cuisinière grince ; le gigot sera trop cuit ; de là
des discours furibonds. Pour que tous ces Prométhées fussent
déliés et libres, il ne fallait pourtant qu'un sourire au bon moment. Mais personne ne songe à une chose aussi simple. Tous
travaillent à bien tirer sur la corde qui les étrangle.
6
PROPOS 1910
La vie en commun multiplie les maux. Vous entrez dans un
restaurant. Vous jetez un regard ennemi au voisin, un autre au
menu, un autre au garçon. C'en est fait. La mauvaise humeur
court d'un visage à l'autre ; tout se heurte autour de vous ; il y aura peut-être des verres cassés, et le garçon battra sa femme ce
soir. Saisissez bien ce mécanisme et cette contagion ; vous voilà
magicien, et donneur de joie ; dieu bienfaisant partout. Dites une
bonne parole, un bon merci ; soyez bon pour le veau froidd ; vous
pourrez suivre cette vague de bonne humeur jusqu'aux plus petites plages ; le garçon interpellera la cuisine d'un autre ton, et les
gens passeront autrement entre les chaises ; ainsi la vague de
bonne humeur s'élargira autour de vous, allégera toutes choses et
vous-même. Cela est sans fin. Maise veillez bien au départ. Commencez bien la journée, et commencez bien l'année. Quel tumulte
dans cette rue étroite ! Que d'injuresf, que de violences ! Le sang
coule ; il faudra que les juges s'en mêlent. Tout cela pouvait être
évité par la prudence d'un seul cocher, par un tout petit mouvement de ses mains. Sois donc un bon cocher. Donne-toi de l'aise
sur ton siège, et tiens ton cheval en main.
2 janvier 1910
1387
Je connais trois pamphlets contre la religion révélée. Le plus
ancien, c'est un dialogue de Platon, qui a pour titre Euthyphron ;
puis le Traité Théologico-Politique, de Spinoza ; et enfin la Lettre à l'archevêque de Paris, de Jean-Jacques Rousseau. Ces trois
auteurs sont religieux chacun à leur manière, mais s'entendent
fort bien pour frapper les religions au bon endroit. Et voici l'argument.
Chaque homme trouve en lui-même une puissance de connaître que l'on appelle Jugement, Bon Sens, Raison, ou comme on
voudra. Or, s'il y a quelque chose de divin au monde, comment
peut-on croire qu'il se manifestera ici plutôt que là, par livres et
prodiges, au lieu d'apparaître comme une notion évidente dans la
conscience de chacun ? Cela n'est pas vraisemblable. Quoi ? Un
homme qui n'a pas lu les livres saints, et qui a réfléchi noblement
pendant une longue vie, en saurait moins qu'un sous-diacre qui a
épelé péniblement l'Écriture ? Dieu se manifesterait à ceux qui lisent plutôt qu'à ceux qui pensent ? Comment croire une chose pareille, si l'on admet l'existence d'un Dieu juste ?
Mais bien plus. La thèse de la révélation par le livre ou le miracle n'est pas seulement invraisemblable ; elle est absurde.
Janvier 1910
7
Qu'est-ce qu'un livre ? C'est du noir sur du blanc. Qu'est-ce qu'un
miracle ? Ce n'est qu'un rêve comme tous les rêves. Il faut lire le
livre, et lire le miracle, j'entends comprendre ce que cela signifie.
Et comment le comprendre, sinon par le jugement naturel, ou,
comme on dit encore, par la lumière intérieure ? De sorte que
c'est toujours par la raison que chacun connaîtra Dieu, s'il le
connaît.
Là-dessus le curé argumente : "Il y a, dit-il, des esprits corrompus, qui n'arriveront pas à comprendre le livre, ni le miracle,
si quelque inspiré ou prophète ne le leur explique." Bon ! Mais
comment l'inspiré ou le prophète a-t-il lui-même compris, sinon
par lumière naturelle ? Et comment saurai-je, moi qui l'écoute, si
c'est réellement un inspiré ou un prophète, si ce n'est par mes lumières naturelles ? Et enfin, les paroles de l'inspiré ne sont toujours que des sons, dont je ne découvrirai le sens qu'en moimême, si je le découvre. "Pourquoi, dit Jean-Jacques, pourquoi
tant d'hommes entre Dieu et moi ?"
De toute façon, c'est toujours la conscience individuelle qui
sera juge de la religion. C'est toujours par ma raison que je saurai
si ce que l'on me raconte est juste et vraiment divin. Et Socrate,
dans Platon, posait bien la question comme il faut la poser aujourd'hui : "Le juste est-il juste parce que les dieux le veulent, ou
n'est-ce point plutôt parce que le juste nous apparaît comme juste
que nous disons que les dieux l'ordonnent ?" Tout l'esprit laïque
tient dans cette naïve question.
Et Spinoza de même, quand il fait voir qu'une apparition doit
montrer ses titres, et prouver d'abord qu'elle est divine. Et comment le prouvera-t-elle ? Non pas en disant : "Je suis Dieu" ; même un phonographe peut dire cela ; mais en disant des paroles qui
expriment une sagesse divine. Et comment en juger, sinon par
sagesse humaine ? De sorte qu'on ne gagne rien à chercher la sagesse dans les oracles, ou dans le vol des oiseaux, ou dans les voix
célestes. C'est toujours en soi-même que chacun la trouvera, si on
peut la trouver. C'est là le point. Vous donc, qui auriez le goût
d'aller argumenter contre quelque sillonniste1 ou autre papiste de
bonne foi, ayez dans votre poche un des trois livres dont j'ai parlé,
afin de ne pas vous laisser entraîner hors de la question.
3 janvier 1910
8
PROPOS 1910
1388 *
J'ai rencontré le bon Jean-Christophe. Il avait à la boutonnière
un ruban rouge grand comme une cravate. Je lui dis : "On t'a
donc décoré, mon pauvre grand homme. Cela ne pouvait pas finir autrement. Mais je comptais que ta jeunesse serait plus
longue.
- Mais, dit-il, n'est-ce pas l'ordre des héros ? Et pouvais-je le
refuser sans offenser les héros ?
- Tu es, lui dis-je, un peu trop de ton village. Regarde un peu
avec quels héros ils t'ont mis. Quelque inutile et vaniteux attaché
de cabinet. Quelque griffonneur de vaudeville. Quelque chef de
bureau qui a dormi sur le tableau d'ancienneté. Tous esclaves et
adorateurs des puissances. Tous chercheurs de succès par tous
moyens, tous aboyant et sautant depuis leur naissance pour tout
roi, pour tout riche et pour toute danseuse. Tous appliqués depuis
l'école à déguiser la force en justice, et les prostituées en Muses.
Je ne fais qu'en rire, sache-le bien ; mais j'aurais voulu ne pas rire
de toi.
- Tu peux rire, me dit Jean-Christophe. J'ai crié plus fort que
toi. Mais c'est trop simple aussi d'insulter tant d'humbles et confiantes vertus pour atteindre un coquin qui se moque de tes discours. Il faut voir le beau et le bien en toutes choses ; voilà ce
que j'ai appris à force de vivre ; voilà ce que tu apprendras à
force de vivre.
- J'ai appris, lui dis-je ; j'ai appris de toi et d'autres. J'aime les
vies rentrées, renfermées, écrasées, qui adorent la Justice sans
seulement savoir son nom. J'honore cette femme qui pousse une
voiture de fruits, pour ses trois mioches ; et ce sage tout crotté
qui fait dix métiers par jour ; et cette servante à la fenêtre, et
cette bergère qui chante. J'aime cet ouvrier qui tient un livre, et
cet autre aussi, qui ferme le poing. Ne fais pas le naïf. Je suis
plus naïf que toi. J'aimerai ce chef de bureau, si je le regarde
bien, pour un sourire vierge qu'il aura ; et cet attaché de cabinet,
car ce n'est qu'un enfant ; et ce vaudevilliste, qui écrit de beaux
vers peut-être, et ne les montre à personne ; et l'actrice aussi, car
une chanson est toujours une chanson. Tout ce qui vit enferme
un génie caché, comme tu dirais, et tout regard humain va jusqu'aux étoiles. Le mal, vois-tu, c'est le métier qu'ils font. Le mal,
c'est l'ordre renversé qui met l'injustice en haut, avec le ruban
rouge, et la probité dans la crotte, avec quelque médaille des
vieux serviteurs. Socrate avait renoncé déjà à gémir là-dessus.
On n'y peut rien. L'ordre et la paix valent bien quelques coups de
Janvier 1910
9
chapeau. Je supporte ces Hautes Écoles1 où l'on n'enseigne rien.
Je supporte ces Marchands de musique qui vendent les plaintes
des héros, et font la bouche en cœur. Je supporte ces amis du
peuple qui roulent en auto. Je supporte ces bienfaiteurs, qui ne
donnent du pain qu'aux buveurs d'eau. Mais je ne respecte pas, je
ne loue pas. Je n'ai qu'un petit pipeau de rien du tout ; mais il ne
joue pas dans ce concert-là."
4 janvier 1910
1389
Au sujet de l'égalité entre les hommes, je vois qu'on disserte
assez confusément, peut-être parce qu'on ne distingue pas bien le
fait et le droit. Par exemple, quand je vois qu'on objecte, contre
l'égalité républicaine, l'inégalité trop réelle des hommes, des femmes, des enfants, sous le rapport de la puissance, de la santé, de
la mémoire, de la science, je me dis que ces discours sont assez
inutiles ; car je ne pense pas qu'il se soit jamais trouvé un législateur qui veuille décréter qu'un enfant de deux ans portera un
sac de blé sur son dos tout aussi bien qu'un fort de la halle le peut
faire.
Disons qu'il y a une inégalité naturelle, ou de fait, assez visible, assez connue, et qui se montre dans tous les conflits où la
force seule est en jeu. La loi n'y peut pas grand chose ; ou, pour
mieux dire, elle n'y peut rien du tout ; car chacun aura toujours à
chaque moment la force qu'il a, que ce soit par mémoire, par ruse, ou par alliance avec d'autres. Et nul décret au monde ne peut
faire que le plus fort ne soit pas le plus fort.
Aussi l'égalité est-elle de droit, non de fait. Et elle va contre
une inégalité qui est de droit, non de fait. Par exemple, il y a entre les hommes une inégalité de droit, si un enfant royal,a ou un
enfant de riche, est volontairement salué par les citoyens, ou si
un général reçoit les acclamations de toute une armée, ou si un
prêtre fait tomber les fidèles à genoux. Onb dira : "Mais, c'est encore là une inégalité de fait." Oui, s'ils se sentent forcés. Non,
s'ils jugent que cela est raisonnable. Le droit, c'est ce que je juge
raisonnable.
Et, dans ce sens, quand je dis que tous les hommes sont
égaux, c'est comme si je disais : il est raisonnable d'agir avec
tous pacifiquement, c'est-à-dire de ne point régler ses actions sur
leur force, ou sur leur intelligence, ou sur leur science, ou sur
leur richesse. Et en somme je décide, quand je dis qu'ils sont
égaux, de ne point rompre la paix, de ne point mettre en pratique
10
PROPOS 1910
les règles de la guerre. Par exemple, voilà un enfant qui porte
une rose ; je désire avoir cette rose. Selon les règles de la guerre,
je n'ai qu'à la prendre ; si, au contraire, l'enfant est entouré de
gardes, je n'ai qu'à m'en priver. Mais si j'agis selon le droit, cela
veut dire que je ne tiendrai compte ni de sa force ni de la mienne,
et que je ne m'y prendrai pas autrement, pour avoir cette rose,
que si l'enfant était un Goliath. De sorte que l'égalité est inséparable du droit et de la paix, et qu'elle est parfaite entre les hommes tant qu'on reste dans le droit ; et qu'aussitôt que l'inégalité
des hommes sert à régler leurs rapports, on tombe dans l'état de
guerre. Et que l'enfant ait deux ans ou dix ans, que les forces
soient ou non voisines de l'équilibre, l'inégalité définit toujours
l'injustice.
5 janvier 1910
1390
Il est difficile de savoir ce que le suffrage des femmes1 donnera
chez nous. Ceux qui redoutent les premiers effets d'une réforme de
ce genre n'ont peut-être pas assez réfléchi sur la véritable
puissance des électeurs, laquelle se définit, je crois, plutôt par la
résistance aux pouvoirs que par l'action réformatrice. Dans toute
société, il s'exerce, par le jeu des passions, une espèce de concentration du pouvoir sur lui-même qui conduit naturellement à la
tyrannie. Car il est impossible que les puissants n'aient pas de
passions et n'aiment pas passionnément leur propre puissance.
Tout diplomate aime ses projets ; tout préfet de police aime l'ordre ; tout chef de bureau travaille à étendre son droit de contrôle
et ses prérogatives ; et, comme tous sont complices en cela, il se
forme bientôt un État gouvernant qui a ses maximes et ses méthodes, et qui gouverne pour sa propre puissance. En somme l'abus de pouvoir est un fruit naturel du pouvoir. D'où il résulte que
tout peuple qui s'endort en liberté se réveillera en servitude.
Beaucoup disent que l'important est d'avancer ; je crois plutôt
que l'important est de ne pas reculer. Je connais un penseur original qui se déclare partisan de la "Révolution diffuse et permanente" ; cette formule nuageuse enferme une grande vérité. L'important est de construire chaque jour une petite barricade, ou, si l'on
veut, de traduire tous les jours quelque roi devant le tribunal
populaire. Disons encore qu'en empêchant chaque jour d'ajouter
une pierre à la Bastille, on s'épargne la peine de la démolir.
À ce point de vue, le Suffrage Universel a une signification
extrêmement claire. Le seul fait qu'on élit un député monarchiste
Janvier 1910
11
est mortel pour la monarchie. Encore bien plus, si le député est
républicain ; mais, en vérité, il n'y a pas tant de différence de l'un
à l'autre. Tout électeur, par cela seul qu'il met un bulletin dans
l'urne, affirme contre les puissances. Voter, c'est être radical. Et
on peut dire, en ce sens, que la République a pour elle l'unanimité des votants à chaque élection. En bref, la liberté meurt si elle n'agit point ; maisa elle vit dès qu'elle agit. Elle naît avec la
première action. Le reste, les réformes, l'organisation sociale, les
lois nouvelles, tout cela est déterminé beaucoup plus par les circonstances et les conditions du travail que par la volonté des
électeurs. Un roi absolu aurait sans doute institué la loi sur les
accidents du travail2. Et tous les programmes depuis cinquante
ans ne nous ont pas donné l'impôt sur le revenu3.
Les élections signifient souveraineté du peuple, et défiance à
l'égard des rois, petits et grands. Quand les femmes voteront, leur
vote signifiera par-dessus tout : République. Par cet acte, chacune d'elles occupera un peu de terrain encore contre les puissances ; chacune d'elles sera investie de la puissance politique ; les
puissances en seront diminuéesb et la République en sera mieux
assise. Voter pour le roi et le curé, c'est encore voter contre eux.
Les jésuites l'ont bien vu quand ils ont repoussé les cultuelles4.
6 janvier 1910
1391
Il ne manque pas de gens qui ont été un peu étonnés de la fortune rapide du camarade Briand1. À cela on peut répondre par la
question : "Qui auriez-vous choisi ?" Le fait est que nous manquons d'hommes politiques.
Non pas d'hommes compétents, rompus aux affaires, et capables d'administrer sagement aux Travaux publics, au Commerce, et même aux Finances. Non. Nous manquons précisément
d'Hommes Libres. Tous ces puissants administrateurs ne sont
qu'administrateurs ; ils n'ont point figure de chefs. Ils dépendent
de mille puissances, les uns des financiers, les autres, de la société polie, de leurs proches, de leurs amis, de ceux de leur femme.
Ils sont pris dans des fils d'or. L'un est un avocat d'affaires ; l'autre est, de plus, académicien. Ils ne représentent qu'une caste.
Leur volonté est la volonté d'une caste. Le peuple veut un Homme Libre.
Aux beaux temps du petit père Combes2, quelque bavard me
racontait ce qu'il avait vu à l'Élysée un jour de réception. Il y
avait làa des astres brillants, soleils de la politique, autour des-
12
PROPOS 1910
quels tout gravitait. Le petit père était seul, comme un réprouvé.
Je répondis là-dessus : "Il est tout de même le maître." Je dirais
maintenant, après avoir un peu plus réfléchib : "C'est pour cela
qu'il est le maître."
Oui. Il nous faut un homme qui ne soit point empêtré dans les
fils d'or. Et nous serons de plus en plus exigeants là-dessus. Les
jeunes devraient le comprendre, et se défier des salons. Mais
point du tout. Ils papillonnent ; ils se livrent aux plaisirs de cour ;
ils s'éloignent du peuple ; ils dépouillent leur rustique simplicité
pour la reprendre seulement quand ils retournent au pays ; et cela
ne trompe personne. Ce sont de pauvres ambitieux qui poursuivent l'ombre de la puissance et laissent aller la vraie puissance.
Je voudrais pourtant le voir grandir, le vrai démocrate, celui
qui vivrait avec six mille francs, qui serait vêtu comme un commis, et qui prendrait l'omnibus. Qui promènerait son veston râpé
des Postes au Commerce, de l'Instruction Publique aux Finances,
portant sa probité sur lui. Je le vois donnant cinquante mille
francs de son traitement ministériel aux pauvres, ignorant les autos, les actrices et les petits soupers ; redouté de ses collègues ;
célèbre et aimé partout. Plus tard président, vêtu comme vous et
moi, et recevant les rois sans cérémonie. Voilà un programme qui
devrait plaire à un vrai ambitieux. La richesse serait remise à son
rang ; et ce serait déjà presque toute la justice.
7 janvier 1910
1392
Par ces temps gris, beaucoup de gens ont maudit le baromètre, parce que l'aiguille était sur "beau temps". Puérilité en apparence ; mais colère assez légitime, quand on y réfléchit, contre
les constructeurs de baromètres.
Lea baromètre n'annonce rien ; il mesure la pression de l'air. Il
est d'usage de le graduer en centimètres et millimètres de mercure. Cet usage-là n'est pas non plus sans reproche. Il faudrait, si
l'on voulait répandre des notions plus justes, graduer le baromètre comme on gradue les manomètres, en kilogrammes et grammes par centimètre de surface.
Comme l'eau presse par son poids sur le fond des mers, ou sur
le fond d'un seau, ainsi l'air exerce une pression contre la surface
de la terre. Et comme on sait que l'air n'est pas en repos, mais
qu'il coule comme de l'eau en suivant les vallées et en formant
des remous contre les montagnes, on peut bien prévoir que la
pression de l'air varie d'un lieu à l'autre, et d'un jour à l'autre pour
Janvier 1910
13
le même lieu. Il y a une première raison, qui explique les différences de pression d'un lieu à l'autre, c'est que les différents
lieux, étant plus ou moins élevés, sont naturellement recouverts
de couches d'air inégales ; de même, et pour la même raison, si
vous mesurez la pression exercée par l'eau sur le fond d'un lac,
vous trouverez une pression plus grande pour dix mètres de profondeur que pour neuf. Et voilà pourquoi le baromètre nous renseigne sur l'altitude à laquelle nous sommes arrivés, soit sur
montagne, soit en ballon.
Mais, de plus, puisqu'il y a des vents, il faut bien qu'il y ait
des différences de pression d'un lieu à l'autre, hors de celles qui
sont dues aux différences d'altitude. Car pourquoi l'air couleraitil d'un lieu à l'autre si les pressions, à la même altitude, étaient
les mêmes partout ?
Vous voyez d'après cela ce que signifie la hausse ou la baisse
du baromètre en un lieu. Hausse ? Cela veut dire que nous sommes sous une montagne d'air, en d'autres termes que nous expédions de l'air, bien loin d'en recevoir. Baisse ? Cela veut dire que
nous sommes au-dessous d'un creux d'air, en d'autres termes, que
nous allons recevoir de l'air. Bon. Mais quel genre d'air ?
Ici il faut considérer de quelle manière l'air s'échauffe. Il ne
s'échauffe point du tout directement aux rayons du soleil, mais
bien au contact de la terre chauffée par le soleil. Et comme l'air
chaud est plus léger que l'air froid, le point où la terre chauffe
l'air et l'envoie en colonne vers les régions supérieures est donc
un centre de faible pression barométrique. Pour les mêmes raisons, l'air qui vient remplacer celui-là, en coulant à la surface de
la terre, est un air plus froid. D'où condensation de la vapeur
d'eau, si l'air chaud en est chargé, dans les régions au-dessus et
autour de nous, où cet air froid se mélange à l'air chaud ; d'où enfin, presque toujours, nuages, brouillards et pluie. Au contraire,
qu'indique la hausse, sinon que cette invasion d'air étranger plus
froid n'est pas à craindre ? Mais on comprend que si nous avons
alorsb nuages ou brouillards, nous les gardions, surtout dans la
saison froide. Ces raisonnements devraient être familiers à tous.
Mais le baromètre est pontife : il aime mieux prédire qu'expliquer.
8 janvier 1910
1393
Cet assassinat dans un wagon1 me donne occasion, une fois
de plus, de plaindre les riches. À mesure qu'ils s'enrichissent, ils
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PROPOS 1910
s'isolent de toutes les manières. Ils veulent un parc enclos de
murs, afin de chasser les visages humains. Or, le mur écarte
réellement tout le monde, à l'exception des bandits. C'est le mur
qui protège les bandits. Qui éloigne ses amis rapproche ses
ennemis.
Il est connu que la guerre mêle de nouveau les classes, et réalise tout d'un coup l'égalité. Cette guerre contre les bandits, qui
est la seule guerre raisonnable, peut produire les mêmes effets.
Le jour où les riches auront bien réfléchi là-dessus, quand ils auront mesuré la puissance des murs, la fidélité des serviteurs, la
vigilance de la police, je crois assez qu'ils voyageront en troisième classe et qu'ils voudront entendre leurs voisins à travers les
murs. De là d'autres changements peut-être. Car l'excès de richesse n'est possible que par l'isolement des riches. La société est
essentiellement un voisinage, disons une promiscuité. De là naissent mille vertus, et tout le bonheur humain possible. La vie en
commun occupe et réchauffe. On porte, il est vrai, mille peines ;
mais on reçoit mille joies aussi ; on vit hors de soi. C'est un peu
comme au théâtre, et mieux ; chacun est spectateur en même
temps qu'il est acteur. Comme il est impossible que la même humeur se développe chez tous, chacun, à un moment ou à l'autre,
sans même y penser, guérit un peu son voisin. Ainsi se réalise un
esprit humain, un cœur humain, un sens commun, pour tout dire,
qui fait comme une atmosphère où l'on respire mieux. Edgar Poe
a décrit "l'homme des foules", celui qui a peur dès qu'il est seul,
et qui est attiré par les groupes humains comme la limaille par
l'aimant. Ce qui fait la beauté de ce conte, c'est que nous sommes
tous ainsi. Il y a une résignation et une joie chez les pauvres
gens, dont les riches devraient bien rechercher la cause.
Il y a un isolement essentiel des riches. C'est en vain qu'ils
forment des réunions bruyantes. Rien n'y fait. Ils se repoussent
comme des corps qui seraient électrisés de la même manière.
S'ils ont un grand château, l'homme et la femme se repoussent.
Dans les réunions mondaines, l'homme et la femme se repoussenta. Les enfants sont repoussés le plus loin possible, vers
l'office et la cuisine. C'est un effet inévitable de la liberté ; c'est
la rançon de la puissance. Celui qui est isolé retombe sur luimême ; il s'attriste ; parce qu'il est triste, il est prompt à haïr. Il
repousse par la puissance de l'ennui ceux qui le guériraient de
l'ennui. Cela est sans remède. Voilà un cœur fermé et une intelligence bouchée ; de l'avarice, de la misanthropie, de l'asphyxie
morale. Aussi on peut souhaiter qu'une grande peur, seul remède
aux autres passions, rejette les riches à la condition commune. Ils
Janvier 1910
15
y gagneraient. Mais leur plus grand malheur est qu'ils n'en savent
rien.
9 janvier 1910
1394
Comme je réfléchissais sur cette chimérique Égalité, qui définit rigoureusement la Justice, comme l'inégalité définit l'injustice,
je vins à penser que, si l'on veut la réaliser dans le monde des
hommes, il faudra un certain ordre et, en somme, ne pas vouloir
tout égaliser par un seul décret, de peur d'en arriver à jeter avec
dépit les pièces du jeu de patience, comme font les enfants. Considérons donca le temps qu'il a fallu aux hommes pour arriver à
égaliser les mètres et les boisseaux, et n'espérons pas que nous
égaliserons les droits avec moins de peine.
Mettons-nous donc devant les yeux un exemple simple où les
hommes se trouvent inégaux, et où, par suite, la justice ne puisse
entrer. Voilà un détaillant. Il me présente des objets avec des étiquettes. Il est entendu que notre force physique n'interviendra
point ; voilà déjà une certaine égalité. Qu'il soit éléphant et moi
fourmi, cela ne changera point les prix. Nous sommes égaux rigoureusement sous ce rapport-là. Je sais aussi qu'il n'usera point
de son éloquence pour me tromper sur les prix, car les prix sont
marqués en chiffres connus ; nous voilà donc égaux en éloquence. Par où donc sommes-nous inégaux ? Par le savoir, et de deux
manières. Il connaît mieux que moi la provenance et la solidité
des objets qu'il vend. Il connaît mieux que moi le prix de revient
et le bénéfice qu'il espère. Et c'est là qu'est l'injustice des prix.
S'il me disait tout ce qu'il sait là-dessus, nous serions égaux sous
ce rapport, et une injustice disparaîtrait ; je ne dis pas toute injustice, je dis cette injustice-là.
Venant alors à chercher quelque genre de commerce où les
prix de revient, les frais et les bénéfices seraient connus également de l'acheteur et du vendeur, je tombe sur la Coopérationb,
qui réalise certainement cette justice-là. Je parle de la coopérative pour l'achat en commun1. Dans ce système, je remonte à la
source des prix, et celui qui surveille l'étalage n'en est pas mieux
instruit que moi. Je passe sur les autres genres d'égalité que l'on
peut découvrir dans ce système, et j'en viens à ceci.
Pendant que les sociologues, historiens, et autres misanthropes s'évertuent à prouver que l'égalité n'est qu'une chimère, les
bons Coopérateursb réalisent une certaine égalité, parfaite en son
16
PROPOS 1910
genre, au moyen de quoi ils en réaliseront une autre, comme avec
un marteau, dès qu'il est fait, on forge d'autres outils. Les yeux
sur les idées et sur l'avenir, pendant que d'autres récriminent. Regardez bien. Il n'y a rien de plus pénible à voir qu'un visage
d'historien ; rien de plus agréable à voir qu'un visage de
coopérateur.
10 janvier 1910
1395
Je vends un faux "Corot" à un ignorant ; il l'achète pour vrai,
et au prix d'un vrai Corot. Ce marché n'est point juste. Je n'entends pas par là que le prix payé n'est pas le juste prix ; car qui
calculera le juste prix ? Au reste le marché serait encore injuste
si, étant moi-même ignorant, je vendais un vrai Corot en croyant
que c'est un faux Corot. Qu'est-ce qui fait donc l'injustice ? C'est
l'inégalité. Si, moi qui vends, j'établissais l'égalité entre moi et
l'autre, en le rendant aussi savant sur la chose vendue que je le
suis moi-même, le marché serait absolument juste.
Voilà une notion qui est familière à tous les hommes, je veux
dire qu'ils la reconnaissent et la saluent toutes les fois qu'ils y
pensent. Mais ils n'y pensent pas souvent, et ils n'y pensent pas
longtemps. Bien vite ils reviennent aux faits. Ils font voir, par
mille exemples, que les marchés ne se font point du tout selon la
justice, mais toujours selon la force ; que le débat sur le prix est
comme une guerre, où chacun cherche à tromper l'autre. Par
exemple, le vendeur laisse croire qu'on lui offre un prix plus élevé ; l'acheteur se donne l'air de ne pas tenir beaucoup à la chose.
Ce sont des feintes et des parades comme à l'escrime. Le plus
habile l'emporte. Mais ce n'est toujours qu'une guerre et une
conquête. Il n'y a point de droit. Il n'y a point de justice.
Après tous ces grands combats, pourtant, je cherche en vain la
justice parmi les cadavres. La Force n'atteint que la Force. Le
Droit n'est jamais vaincu. Le Droit n'est jamais atteint. Après
cent ou mille marchés injustes, le juste est toujours le juste. Vous
tuez celui qui a raison ; il reste vrai qu'il avait raison. Supposons
que la force impose des salaires injustes sur toute la terre ; bien
mieux, qu'elle abrutisse les salariés jusqu'à ce qu'ils disent que
les salaires injustes sont justes. Cela ne feraa pourtant point que
les salaires injustes soient des salaires justes.
Janvier 1910
17
On rirait d'un tyran qui voudrait, par décret et baïonnettes,
changer le rapport de la circonférence au diamètre, ou les annuités de remboursement pour cinquante ans à trois pour cent. Si
vous voulez changer ces choses-là, il vous faut autre chose que
des baïonnettes ; il vous faut des calculs et des preuves, qui n'ont
ni dents, ni poings, ni pieds. Voilà un ordre de choses qui échappe au tyran.
Le droit et le juste appartiennent à cet ordre-là. Si vous voulez
prouver que ce que je donne comme juste n'est pas juste, n'apportez point de canons ni de cuirassiers, s'il vous plaît. Non point.
Une armée de bonnes raisons. La force contre la force. Les raisons contre les raisons. Le droit est sans force, je le sais bien ;
mais ne tirez pas de là que le droit est faible.
Lucullus1 avait mille esclaves. Pour savoir si cela était juste,
je n'ai pas à rechercher si Lucullus avait un bon fouet. Un fouet
n'est pas une preuve. Rousseau a dit de bonnes choses là-dessus,
dans son Contrat Social2, et que le pistolet du voleur ne lui donne pas le plus petit commencement de droit sur votre bien. Etb si
vous brûlez le Contrat Social, c'est très mal argumenté. Le soldat
qui a tué Archimède n'a pas tué la géométrie.
11 janvier 1910
1396
Je comprends que ceux qui travaillent en arrivent parfois à
maudire la réflexion et à réchauffer en eux-mêmes le foyer de la
colère. Le Progrès tel qu'il se fait maintenant a quelque chose
d'écrasant pour l'esprit. D'abord il ne nous rapproche en rien de
l'égalité matérielle. Le riche accapare les routes ; bientôt, de son
aéroplane, il menacera les sentiers. La théorie plane encore plus
haut. Les expériences que l'on présente aux ignorants sont maintenant des espèces de miracles. À celui qui veut s'instruire, on
propose les rayons invisibles et la télégraphie sans fil. Où est la
bonne vieille horloge qui devrait nous former à la mécanique ?
Quel est le physicien qui oserait maintenant faire rouler des billes sur un plan incliné, mesurer les espaces, compter le temps,
expliquer la force, la masse, la vitesse ? Ces notions, pourtant assez obscures déjà, et qui furent si longues à débrouiller pour Galilée, pour Descartes, pour Leibniz, pour Newton, paraissent
maintenant aux plus savants comme l'arithmétique de bébé nous
paraît à nous. La science marche, la science court, il faut la suivre ; ou bien, si l'on ne peut la suivre, il faut la regarder d'en bas,
comme on regardait le comte de Lambert1 planant sur Paris. Ma
18
PROPOS 1910
foi, me dit le forgeron, il y a trop de choses à comprendre ; j'aime
mieux penser à coups de marteau. J'aime mieux prendre avec les
mains que prendre avec l'esprit. Ne pensons plus, agissons.
Mais moi, forgeron décrassé, moi qui ai appris quelque chose
avec une peine infinie, je vois le danger, et je crie : "Ami forgeron, laisse ton marteau dans la forge. Sache bien ceci. Spartacus,
chef des esclaves, a été battu. Tu seras battu si tu n'as pas la justice avec toi. Il faut être fort par l'esprit. Il le faut. C'est là le vrai
pain, que la volonté multipliera."
Voilà pourquoi je dis à la science qui tâtonne : "Tu n'es point
science. Tu n'es encore que magie." Voilà pourquoi je montre les
étoiles, le Soleil, la Lune, Mars, Saturne, Vénus. L'autre soir, j'avais bien trente forgerons ou des gens comme cela. Nous avons
monté deux piles Daniel (deux bonnes vieilles piles Daniel, oui
Monsieur). Puis nous avons mis une aiguille de boussole en
équilibre sur la pointe d'une aiguille à coudre, plantée elle-même
dans un bouchon. Puis, en faisant passer le courant dans son voisinage, nous avons fait tourner l'aiguille à droite ou à gauche selon le sens du courant. Sur cette expérience si simple, si facile à
réaliser, nous avons réfléchi deux heures durant ; et nous réfléchirons encore deux heures un de ces soirs. Car n'avons-nous pas
là tous les moteurs électriques, puisque l'aiguille tourne ; et tous
les télégraphes électriques, puisqu'on fait tourner l'aiguille à distance et au commandement ; et enfin toute la télégraphie sans fil,
puisque le fil électrisé ne touche pas l'aiguille ? Méditons un an
ou deux là-dessus. Celui qui sait bien une seule chose est l'égal
des plus savants.
12 janvier 1910
1397
La Pétaudière, diplômé de l'École des Hautes Études Sociam'a dit hier doctoralement : "Au point de vue sociologique,
Bourget a raison2. Le juste et l'injuste ne sont rien que des relations qui changent selon le point de vue et selon le système que
l'on considère. Dans l'état actuel, il est juste que la propriété soit
défendue. Si, quelque jour, les socialistes triomphent, la propriété avec ses prérogatives, telle que nous l'entendons, sera alors
injuste. L'histoire nous l'apprend assez ; une révolte qui réussit
s'appelle une révolution ; elle définit une nouvelle justice. Mais
une révolte qui ne réussit pas s'appelle une émeute ; et elle est
alors rejetée dans l'injustice. Ainsi c'est la force triomphante que
l'on appelle justice ; et c'est la force écrasée que l'on appelle inles1,
Janvier 1910
19
justice. Un système politique n'a donc d'autre devoir que de s'affirmer lui-même autant qu'il peut ; c'est là toute sa vertu. Que
chacun s'efforce de reconnaître à quel système politique il est lié
par la nature des choses, et qu'il lutte pour le conserver ; voilà le
devoir social.
- Je reconnais dans ce discours, lui dis-je, des morceaux de
philosophie. Et c'est déjà un peu plus fort que cette ridicule Barricade, qui ressemble à un joujou d'enfant riche. Mais poussons
plus avant, monsieur le sociologue diplômé3. Si rien n'est juste,
excepté la force triomphante, il n'y a plus de devoir social d'aucune espèce. Tant qu'une force n'est pas absolument écrasée, elle
est juste. L'émeute est juste tant qu'elle n'est pas en prison. Le tyran est juste tant qu'il n'est pas en prison. Celui qui trompe le percepteur est juste aussi, tant qu'il trompe le percepteur ; car sa force est triomphante en cela. Le calomniateur est juste s'il conduit
son ennemi innocent jusqu'au bagne ; il est encore plus juste s'il
le conduit jusqu'à la mort. Le voleur est juste, s'il n'est pas pris ;
et le volé est injuste, tant qu'il n'arrive pas à reprendre sa bourse.
L'assassin est juste aussi, mon cher La Pétaudière, s'il arrive
seulement à se bien cacher après son crime.
- Mais, dit La Pétaudière, je prétends que tous ces prétendus
justes sont des maladroits et des malheureux ; il ne m'en faut pas
plus.
- C'est vous, lui répondis-je, qui dites qu'ils sont maladroits et
malheureux ; mais eux, s'ils sont bien ainsi, ils ont raison d'être
ainsia. Le Gygès de Platon4, qui peut tout parce qu'il peut se rendre invisible à son gré, tout ce qu'il fait, vol, assassinat, incendie,
est donc juste d'après votre système. Et vous, estimable diplômé,
c'est donc par prudence que vous n'agissez pas comme lui ?
- Dites mieux, répondit-il, par science.
- Le nom, lui dis-je, n'y fait rien, à moins que vous ne prouviez, mon cher docteur en sociologie, que la science est plus juste
que l'ignorance. Or, d'après eux, si dix ignorants rossent un
savant, ils sont justes, et le savant est injuste. Bien plus, ils sont
plus savants que lui, si savoir c'est prévoir. Car ils l'attendaient à
dix au coin de la rue, et, lui, il n'en savait rien. Ou bien, alors, ne
dites pas que le succès décide de tout."
13 janvier 1910
1398 *
Tout le monde a pu lire ces revendications des professeurs de
lycées, qui commencent à envahir les journaux. Comme on en
20
PROPOS 1910
parlait hier avec irrévérence, quelqu'un dit : "Il faut pourtant
reconnaître qu'en matière d'enseignement, l'avis des professeurs
est bon à entendre. Je sais bien qu'ils combattent pour leur bourse
et contre la bourse des répétiteurs, ce qui n'a rien d'héroïque.
Mais enfin les hautes raisons qu'ils apportent sont peut-être
vraies aussi. Il a plu à l'administration, qui cède en cela au
Parlement, de donner à certains répétiteurs le titre et les fonctions
de "professeurs-adjoints". Les professeurs jugent que cette
institution est de nature à rabaisser le niveau de l'enseignement ;
ils l'ont dit ; ils s'étonnent et se scandalisent d'avoir produit si peu
d'effet ; tout cela est assez naturel."
Un père de famille qui se trouvait là prit alors la parole :
"Oui, dit-il ; ces messieurs veulent être seuls juges en ces matières ; ils résistent au bon sens du législateur. S'ils résistent trop
vivement, peut-être qu'on en viendra enfin à regarder les choses
de plus près, et à peser ce merveilleux enseignement dont ils sont
les pontifes et les gardiens. Les pères de famille et les législateurs en ont beaucoup à dire là-dessus. Il faudrait d'abord examiner cet orgueilleux enseignement des sciences, ces classes de
mathématiques où la plupart des élèves restent sans lumières et
sans secours ; ces classes de physique, où les expériences sont
faites au galop, quand elles sont faites ; ces dictées fastidieuses
où les mêmes formules reviennent tous les ans ; ces exercices de
mémoire qui excluent toute critique, toute réflexion, tout effort
personnel ; et, pour tout dire, cet abandon moral où sont jetés les
enfants timides ou qui ont l'esprit lent. Ces remarques conduiraient sans doute à remettre les diplômes à leur rang, et à estimer
un peu plus haut les simples licenciés, s'il y en a, qui font bien
leur métier.
Mais surtout nous avons pas mal de choses à dire à tous ces
professeurs de littérature qui raffinent sur les passions de
l'amour, à propos de Polyeucte et d'Andromaque, et n'arrivent
même pas, de leur propre aveu, à apprendre à nos enfants la syntaxe et le sens exact des mots. Il faut qu'il y ait quelque chose à
changer dans ces leçons de Critique Dramatique, qui semblent
destinées à former des auteurs ou des journalistes. Car enfin, il
est inadmissible qu'après avoir réduit la part du latin et du grec1,
ce que le bon sens exigeait, on n'ait pas trouvé le moyen d'enseigner passablement le français. Oui bien, messieurs les Professeurs, nous avons beaucoup de choses à vous dire, sur votre métier ; et il faudra bien que vous les écoutiez."
14 janvier 1910
Janvier 1910
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1399 *
L'idée d'une "Légion d'Honneur" est tout à fait naturelle et
respectable. Quand je vois les pompiers s'en aller au feu, avec un
air tranquille et décidé, je ne puis résister à une émotion violente,
qui irait bientôt jusqu'à me tirer des larmes. Et si j'essaie d'y résister, c'est par une sotte peur du ridicule ; car cette émotion est
juste et saine. C'est l'admiration. Et, chose remarquable, plus je
combats en moi-même les faux respects, plus l'admiration prend
de puissance.
Si donc on proposait d'extraordinaires récompenses pour ceux
qui ont risqué leur vie volontairement pour protéger ou délivrer
d'autres hommes, je contribuerai tant que je pourrai, de ma bourse, de mon cœur, et de mes cris, et bien joyeusement. Même je ne
rirai point d'un bout de ruban ; parce qu'il sera comme le signe
toujours visible qui fera reconnaître un homme véritable, un vrai
courage, un vrai secours, un cœur vraiment généreux, auquel la
foule des moutons, dans une circonstance difficile, obéira alors
tout naturellement. Bien plus, si une loi oblige le héros à porter
toujours sur lui le signe de l'héroïsme, ce sera justice ; car cette
espèce d'homme se cache trop volontiers. Oui, je voudrais qu'on
les salue, et que les enfants leur fassent cortège.
Cela bien posé, cette noble idée d'une "Légion d'Honneur"
étant bien définie dans ma pensée, comment voulez-vous, citoyens, que je ne sois pas pris de colère en lisant l'Officiel ?
Combien de héros, parmi tous ces hommes décorés ? Peut-être
un ou deux par an. Mais au contraire que de flatteurs, que d'intrigants, que d'esclaves. Presque tous, si vous cherchez bien, ont
plié mille fois leur volonté devant les menaces ou les promesses
des autres, quand ils n'ont pas fait pis, quand ils ne sont pas tout
simplement marchands de plaisirs, et corrupteurs de propos délibéré. Ces choses sont évidentes, hélas, trop évidentes. Mais en
vérité, tous parlent et agissent comme si elles n'étaient pas évidentes. L'on s'en tire par une pirouette, en disant que puisque le
ruban rouge ne signifie plus que puissance et succès par tous
moyens, il faut le prendre pour ce qu'il est.
Oui, il faut le prendre pour ce qu'il est. Et dès qu'un homme se
donne pour tâche, dans ses écrits, d'être sincère et de rétablir les
valeurs à leur juste rang, il a mille raisons de refuser le ruban
rouge, il n'en a pas une pour l'accepter. N'y aura-t-il donc pas
quelque nuit du quatre Août où tous les décorés rendront leurs
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PROPOS 1910
croix ? Ils le doivent, pourtant, aux héros qui n'ont pas la croix, et
aux héros qui ont la croix.
15 janvier 1910
1400
L'autre jour, dans un tramway, je vis le conducteur refuser
une pièce de cinquante centimes dans laquelle je n'apercevais aucun signe suspect. Le possesseur de bonne foi réclamant une
preuve, le vigoureux conducteur tordit la pièce d'un coup de
dents. De ce petit drame j'ai tiré plusieurs réflexions utiles.
La première, c'est que les faux-monnayeurs se contentent
maintenant d'un très petit bénéfice. Ilsa devaient y être amenés ;
car il n'est pas difficile de faire passer une pièce fausse de peu de
valeur ; personne ne songe à la faire sonner ni à la peser. En revanche, on peut être assuré qu'il circulera un grand nombre de
pièces fausses. J'ajoute que ces pièces sont en plomb argenté, et
qu'il suffit d'un coup de canif pour en écailler la surface.
Mais cela me conduit à des réflexions d'un autre ordre. C'est
là une épreuve que personne, peut-être, ne voudra faire subir aux
piécettes qu'il a dans sa poche. Car on s'enlève ainsi tout espoir
de faire passer la pièce, si elle est fausse. Cela est communément
admis comme légitime ; mon conducteur d'omnibus ne demandait qu'à rendre intacte cette pièce qu'il savait mauvaise. Il considérait donc comme tout à fait naturel que le voyageur essayât
de tromper quelque autre personne. Chacun connaît le raisonnement qui calme d'ordinaire les scrupules des honnêtes gens làdessus : "On m'a donné cette pièce fausse comme bonne ; j'ai
donc le droit de la donner comme bonne à un autre."
À celui qui se contente de ce raisonnement je demanderai de
suivre la pièce par la pensée jusqu'au moment où elle tombera
dans la bourse d'une pauvre bonne femme dont le budget sera réglé, hélas, à un sou près. Si à ce moment-là justement la pièce
perd sa livrée d'honnête pièce, voilà une catastrophe.
Mais ne plaidons point pour le cœur. Voyons la chose sous
des principes. J'achète un objet contre une pièce que je sais
fausse. Si celui qui fait marché avec moi savait ce que je sais, assurément il ne ferait point marché. Le marché est donc injuste ; il
est fondé en effet sur ce que j'en sais plus long que l'autre sur une
des choses échangées ; il est fondé sur l'inégalité ; il est fondé sur
la force, pour tout dire. Car abuser du savoir qu'on a, à l'égard de
quelqu'un qui ne l'a pas, c'est bien abuser d'une espèce de force,
et qui n'est point négligeable. Considérez donc que cet échange
Janvier 1910
23
que vous allez faire n'est pas moins violence et guerre que ne serait un vol à l'esbrouffe. Neb dites pas que cela est sans importance ; ne cherchez pas de plus grands devoirs. La plus grande
injustice n'est sans doute qu'une somme de petites injustices.
16 janvier 1910
1401
Je crois que les forces morales l'emporteront ; j'entends par là
que tous les hommes, ou peu s'en faut, aiment la justice plus que
n'importe quoi au monde. Quand je dis des choses de ce genre
devant des hommes qui passent pour supérieurs, ils se moquent
de moi. Si je les presse, ils vont chercher alors quelque lieu commun sur le règne de la Force, montrant que tout droit au monde a
sa source dans une guerre et une victoire. Les plus habiles expliquent pourquoi on a habillé la force en justice. "Car, disent-ils, le
plus fort ne voulait pas rester toujours sous les armes ; il voulait
établir une certaine paix fondée sur la force. Or, ayant remarqué
que les hommes sont conduits souvent par des opinions fausses,
et qu'il est assez facile de répandre une opinion fausse, surtout si
l'on commence par s'adresser aux enfants et aux ignorants, ils ont
donc fait prêcher à tous les carrefours que les lois établies par les
plus forts étaient des lois justes ; que, par suite, elles devaient
produire dans les cœurs, non pas seulement la crainte, mais aussi
le respect et l'amour. Cette prédication n'a que trop bien réussi.
Voilà d'où vient l'idée qu'une action est plus juste qu'une autre."
Voilà de ces discours qui vous cassent les jambes. Voyez, en
effet, dans quelle situation difficile nous nous trouvons. D'un
côté, nous craignons les préjugés, les idées confuses, et la tyrannie des prêtres, ce qui nous pousse à critiquer vigoureusement
tout ce qui se donne comme ancien et respectable. Nous approuvons donc toujours un peu les hommes courageux qui fouaillent
la Justice en même temps que les Dieux.
Mais, d'un autre côté, pourquoi cette noble colère contre les
tyrans, mortels ou immortels, et contre les sermons, et contre les
dogmes ? Est-ce par amour du plaisir, de la richesse, de la tyrannie pour nous-mêmes, que nous partons en guerre contre toutes
les Puissances ? Cela serait bien sot. Je remarque tous les jours
que les ambitieux, après avoir mordu les puissances aux mollets,
cessent bientôt même d'aboyer dès qu'on leur a jeté un petit morceau de puissance. C'est pourquoi je dis aux hommes supérieurs
qui rient de moi : "Pourquoi aboyez-vous contre les puissances ?
Vous voilà chiens de garde. Vous êtes rentés, ou appointés, ou
24
PROPOS 1910
décorés. Quelle rage vous tient ? S'il n'y a pas de justice, pourquoi le criez-vous sur les toits ? Vous ne pouvez qu'y perdre.
Ou bien, alors, avouez donc qu'il y a quelque chose à quoi
vous tenez plus encore qu'à votre argent ou à vos plaisirs. Quoi ?
Disons l'ordre et la clarté dans les idées ; la sincérité dans les discours ; la liberté du jugement. Il y a donc des biens invisibles, et
un bonheur hors de la puissance ? Oui, je vois ; vous voudriez
mourir sur la barricade plutôt que d'adorer la justice par ordre ?
C'est donc qu'il est injuste de vouloir enchaîner le jugement. Et,
s'il y a de l'injuste, contre quoi vous voulez vous battre, c'est
donc qu'il y a du juste, pour quoi vous risqueriez vos privilèges
et jusqu'à votre vie. Bons sophistes, je vous tiens. Et vous êtes
bien aises d'être pris."
17 janvier 1910
1402 *
Les événements parlent comme moi, et, hélas, bien plus haut
que moi. Voilà deux agents de police quasi morts, en tout cas
malades pour longtemps, parce qu'ils ont marché hardiment, et
sans se servir de leurs armes, contre le revolver d'un malfaiteur1.
Eh bien, citoyens, on n'a pas rougi de leur porter sur leur lit je ne
sais quelle médaille de je ne sais quelle classe. La Légion d'honneur n'est pas pour eux. Qu'est-ce qu'il faudrait donc faire, alors,
pour la mériter ?
Ce qu'il faudrait faire ? Je ne sais. Faire le singe pour de l'argent, devant des gens qui paient pour qu'on les fasse rire. Dresser
d'autres singes au conservatoire de déclamation. Classer la correspondance d'un ministre. Donner cinquante signatures par jour
sans s'engager à rien. Grimper de place en place par grimaces et
complaisance jusqu'à obtenir le plus gros traitement pour le plus
petit travail. En somme, avoir des loisirs, de l'argent et du succès,
voilà la vertu que l'on décore. Et l'on me chante qu'il y a un héroïsme caché dans ces vies bureaucratiques ; mais je ne le crois
point. Je pense à une maxime connue : "Pendant que la peur et la
paresse nous retiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l'honneur2."
Puisqu'il en sera ainsi, inévitablement, tant que l'administration aura l'audace de se décorer elle-même, il faut qu'on supprime les décorations. Les supprimer absolument ? Oui, peut-être.
En tout cas les supprimer provisoirement, et ne les rendre qu'à
ceux qui les auront gagnées. Comment gagnées ? Par courage
tranquille en présence d'un danger certain.
Janvier 1910
25
Mais qui jugera ? La conscience commune jugerait très bien.
Reste à savoir comment on pourrait l'interroger. Par plébiscite
peut-être. Mais j'y vois des difficultés ; le peuple est trop bon,
peut-être. Je pense qu'il suffirait de définir la tâche des gouvernants, et d'afficher dans toutes les communes les noms des candidats, avec leurs titres. Si le gouvernement allait contre l'opinion,
on l'interpellerait. Le doute serait toujours interprété contre le
candidat.
On discuterait sans fin ? Je ne crois pas qu'on discuterait.
L'argument qui est maintenant sans réplique est celui-ci : "Un tel
a bien la croix." Triste argument, qu'il faut commencer par supprimer. Dès que la place sera nette, l'évidence brillera assez.
Voyons. Décorer un industriel parce qu'il a fait fortune, cela
est ridicule. Demandez-lui s'il croit être un héros pour cela. Il répondra non. Décorer un général parce qu'il a reçu un coup de pistolet d'un fou au coin d'une rue ? Quel courage faut-il pour cela ?
Décorons alors tous ceux qui se promènent ; car nul n'est à l'abri
des fous. Décorer un homme de lettres parce qu'il a du talent,
n'est-ce pas récompenser le bonheur ? Décorer un savant parce
qu'il aurait découvert une machine ou un remède, c'est se moquer
de lui et de nous. Qui ne désirerait la science et la renommée ?
Mais nul ne désire être sur un lit d'hôpital, être brûlé ou mutilé.
À celui-là, donc, qui a voulu contre le désir, à celui-là les honneurs, les saluts, et toutes les préséances que l'on voudra. Telle
est la volonté du peuple, sans l'ombre d'un doute. Qui osera dire
qu'il s'en moque ? Allons, qui l'osera ?
18 janvier 1910
1403 *
Edison annonce des merveilles, et, pour tout dire en peu de
mots, que les métiers à tisser tisseront tout seuls, ou, du moins,
avec très peu de travail humain. Aristote disait : "Jusqu'à ce que
la meule tourne toute seule, il y aura des esclaves." Ce mot est
encore de saison ; mais, par la science, il en sera bientôt autrement. Bientôt ? Entendez dans cent ans ou dans mille ans.
Le temps n'y fait rien. Une espérance est quelque chose ; et je
voudrais bien loger en moi-même une belle espérance comme
celle-là. Seulement je n'y arrive pas. Et les paroles d'Edison n'ont
guère plus de sens pour moi qu'un grimoire chinois.
Une remarque, avant tout. Les hommes travaillent beaucoup.
La condition d'un menuisier ou d'un maçon de village nous représente à peu près la condition de n'importe quel ouvrier il y a
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PROPOS 1910
deux siècles. Or l'ouvrier d'usine, comparé à l'ouvrier de campagne, est une espèce de galérien. Si la science nous conduit à un
merveilleux repos, comme on dit, il faut avouer que ce miracle
n'est pas encore bien visible.
Ces travaux à toute vitesse, que les machines entretiennent
par leur mouvement régulier, ces travaux, multipliés par la machine, devraient inonder la terre de produits utiles, de façon qu'il
suffirait de quelques heures de travail par jour pour que tout le
monde soit logé, vêtu et nourri convenablement. Or il n'en est
point ainsi. Beaucoup d'ouvriers, dans les pays les plus riches en
machines, vivent au jour le jour. Il suffit d'un engorgement de la
production ou d'un remous de concurrence pour qu'ils en soient à
la maigre soupe communiste. Où va donc la richesse produite ?
On répondra : c'est le luxe qui la dévore. Il y a du vrai là-dedans. Oui, les trains rapides, les autos, les aéroplanes, les bateaux
de plaisance, les lumières de fête, les étoffes soyeuses, les dentelles, les diamants, tout cela dévore en effet un bon nombre de
journées de travail.
Mais enfin, si on travaille plus qu'autrefois, comme il y a toujours eu des oisifs et des dépenses de luxe, nous devrions,
comme on dit, nous y retrouver. Non. Il y a encore du "coulage"
quelque part ; et c'est la science, c'est-à-dire la machine, qui est
la dévoratrice. Plus nous inventons, plus notre puissance nous
coûte cher peut-être. Un coup de canon est ruineux. La télégraphie sans fil, pour remuer un levier de Morse à cinq cents kilomètres, exige des dynamos et de puissantes machines à vapeur
pour les faire tourner. Une expérience au radium, qui ne remue
que des invisibles et des quasi impondérables, suppose un long
travail sur des milliers de tonnes de minerai. Comptez ce que
coûte le Métro, à faire passer les gens sous la Seine. Je sais qu'il
y a aussi le vent, qui ne coûte rien ; mais il faut construire le
moulin. Il y a la cascade, qui ne coûte rien ; mais il faut des turbines, des dynamos, des fils de cuivre fort longs, des transformateurs, des moteurs ; comptez ce qu'il faut de travail humain, jusqu'au moment où la cascade travaille enfin pour nous. Pour tout
dire, je vois bien que la science augmente notre puissance ; mais
je vois qu'elle exige aussi des travaux. La meule ne tourne point
toute seule, et il faut toujours des esclaves, pour qu'Aristote
pense.
19 janvier 1910
Janvier 1910
27
1404
Au sujet de la guerre, il faut dire que nous l'organisons à
contre bon sens, ce qui nous jette dans le plus grand embarras.
D'abord, remarquez que le plus gros de notre armée, et que nous
honorons le plus, est destiné à combattre contre des hommes que
nous estimons pacifiques, justes et dignes de confiance autant
que nous-mêmes. Car le plus défiant d'entre nous fera confiance
à un banquier de Hambourg s'il s'appuie sur l'opinion commune
des Hambourgeois ; et quand vous avez foi dans la promesse
d'un marchand de coton ou de café, vous ne regardez point s'il
est Américain, ou Anglais, ou Russe. Ainsi, il y a un peuple innombrable d'honnêtes gens sur toute la terre. C'est pourtant
contre ces honnêtes gens, spécialement contre eux, et non contre
les malfaiteurs de tous pays, que vous préparez la guerre ; cela
vous mène à la ruine, cela interrompt les affaires et l'apprentissage de chacun, cela coûte des vies précieuses par explosion,
contagion, fatigue ; mais vous voulez énergiquement tout cela, ô
honnêtes gens, afin de faire peur à d'autres honnêtes gens. Bien
plus, vous considérez ce genre de guerre comme estimable pardessus tout, à ce point que si quelque bandit y trouvait, dans la
confusion de tous les droits, à satisfaire ses désirs de violence et
de pillage, vous le jugeriez réhabilité et digne même des plus
grands honneurs, tant il vous paraît honorable d'égorger d'autres
justes au nom de la justice.
Il est une autre guerre, qui se fait tous les jours, contre les
bandits de tous pays. Mais vous n'avez contre eux qu'une petite
armée, que vous ne respectez point trop, et dont les colonels sont
assez mal payés. Vous ne supporteriez pas que l'on dépense un
milliard par an pour cette guerre-là, ni que les citoyens soient
forcés de s'y préparer tous les jours et d'y prendre part dès que cela
serait nécessaire. Non. Vous voulez que ce soit un humble métier.
C'est peut-être pour cela que vous ne croiriez pas prudent
d'admettre dans cette armée de mercenaires un seul bandit, ni que
les hauts faits, dans cette guerre-là, puissent effacer la débauche
crapuleuse, l'ivrognerie, la brutalité. Aussi je ne vois pas ici de
Légion1, où il soit admis que le combat pour la Patrie rachète les
fautes les plus graves. Vous êtes sévères pour les gardiens de
l'ordre, comme si leur métier avait besoin d'être rehaussé par
leurs vertus. En somme, vous estimez bien plus haut ceux qui
veillent sur votre Puissance que ceux qui veillent sur votre Justice. De quoi vous êtes punis par attaques nocturnes, assassinats,
guerre des rues ; et deux fois puni, quand c'est un gardien de la
28
PROPOS 1910
puissance, un militaire, qui offense la justice2. Et c'est bien fait.
Brouiller les notions et penser contre le bon sens, c'est la source de
tout désordre. Et vous méditez en vain là-dessus, si vous ne
remontez à la source.
20 janvier 1910
1405 *
Le problème de la neutralité scolaire ne se pose guère, que je
sache, dans les lycées, sans doute parce que le professeur a alors
le temps d'expliquer sa pensée. Mais à l'école, il faut aller vite.
Comment alors faire saisir l'esprit des religions, ce qu'il faudrait
pourtant ? Car rien n'est faux absolument parmi les constructions
d'idées, et celui qui sait comprendre cela, et trouver une place
aussi pour les erreurs, possède sans doute la véritable tolérance.
Il me semble que pour entraîner les petits bonshommes de ce
côté-là, je les ferais réfléchir, d'abord, sur ce peu de sciences que
je leur aurais enseigné, leur faisant voir qu'elles se fondent, ou
bien sur des raisonnements que tout esprit est obligé d'admettre,
ou bien sur des expériences répétées, contrôlées, critiquées, qui
sont des preuves aussi. Par la science, leur dirais-je, les hommes
pensent en commun beaucoup de choses, et inventent beaucoup
de précieuses mécaniques, ce qui resserre de deux manières les
liens de société.
Ensuite je reviendrais sur ce que je leur aurais dit de la justice, ou de la vertu, ou du devoir (car le nom n'y fait rien). Je leur
montrerais que, sur ces choses-là aussi, les hommes tombent
d'accord sans trop de peine, tant que leurs passions n'interviennent point et qu'ils parlent comme arbitres. Car nul ne croit
qu'un marché soit juste, si l'acheteur ignore ce qu'il achète ; ni
qu'il soit justea que l'oisif gagne autant et plus, sur une journée de
travail, que le travailleur lui-même. Qu'ainsi, comme il y a une
conscience scientifique commune, qui juge des preuves, il y a
une conscience morale commune, qui juge des actions. En quoi
la société des hommes réalise quelque chose de cette justice, en
quoi elle s'en écarte, et comment elle peut s'en rapprocher petit à
petit, cela n'est pas très difficile à expliquer ; et je l'expliquerais.
Enfin, après avoir exposé tous les obstacles que la justice rencontre soit dans les choses, soit dans les passions humaines, je
leur ferais voir qu'un chacun, dans le fond de son cœur, croit que
cette justice viendra, sans pourtant être en mesure de le prouver,
et que cette espérance est le fonds commun des religions.
Seulement que, là-dessus, faute de preuves, chacun, comme dit
Janvier 1910
29
Socrate, "s'enchante lui-même", les uns inventant une cité parfaite sur la terre et un âge d'or dans l'avenir, les autres imaginant
d'autres vies dans d'autres planètes, où les choses iront mieux ;
d'autres enfin un maître invisible qui réalisera l'ordre moral dans
des conditions mal définies, tantôt avec des corps ressuscités,
comme les catholiques, tantôt avec des âmes toutes seules. Que
ce sont là des fictions, et non plus des vérités ; que la diversité
des religions le montre assez clairement. Qu'elles ont pourtant en
elles une espèce de vérité commune, qui est que, tout compte
fait, et malgré les leçons souvent contraires de l'expérience, il
faut choisir la justice. Que les légendes, les rites et les cérémonies ne sont que des manières imagées de signifier cela, et de réchauffer en assemblée la bonne volonté de chacun. Qu'enfin le
tout est de chercher et de vouloir la justice ; et que n'importe quel
culte au monde n'est rien que par cela, et n'est rien sans cela. Ces
choses dites, je ne craindrais ni les évêques, ni les pères de
famille.
21 janvier 1910
1406
Un professeur m'écrit : "Vous êtes sévère pour nous1, me ditil, et c'est votre droit ; le fait est qu'il y a bien à reprendre dans les
études secondaires, et nous le savons mieux que personne. Mais,
pour être juste, vous devez exposer à vos lecteurs des circonstances dont nous ne sommes point causes, et qui rendent
tous nos efforts à peu près inutiles.
La première, c'est l'étendue des programmes. On parle toujours de les alléger, et, à chaque fois qu'on y touche, on y ajoute
quelque chose. Le programme de mathématiques qui conduit au
baccalauréat ès sciences est un modèle du genre ; il faudrait deux
ans pour l'exposer d'une manière convenable aux élèves les
mieux doués. N'oubliez pas aussi les heures qu'exigent l'anglais
et l'allemand ; car ce que l'on a gagné sur le grec, on le perd de
ce côté-là. Tant qu'on ne se résignera pas à enseigner un très petit
nombre de choses, et, avant tout, le français et les éléments des
sciences, nous n'aurons pas d'Enseignement secondaire.
Mais il y a encore autre chose, ajoute mon correspondant,
autre chose dont vous avez traité plus d'une fois dans vos articles, de façon à faire voir que vous êtes bien informé ; je veux
parler de la discipline. Dès que les effectifs dépassent trente-cinq
élèves2, on peut dire en règle générale, en négligeant quelques
exceptions, qu'il y a deux espèces de professeurs : ceux qui ont
30
PROPOS 1910
du chahut dans leur classe ; et ceux qui enseignent mal afin de
n'en point avoir. Je connais un bon mathématicien, qui aurait
toute la patience nécessaire, et toute l'ingéniosité qu'il faudrait,
sans parler d'une science profonde, et qui a été jeté dans des
classes, où il enseigne deux heures par semaine, au milieu d'une
quarantaine de gamins qui traversent l'âge ingrat. Qu'est-il arrivé ? Dès qu'il essayait d'appliquer la méthode Socratique, qui
consiste à guider l'élève dans ses tâtonnements et à redresser ses
erreurs jusqu'à en faire des vérités, il s'élevait des bavardages,
des mouvements de pieds, toute une agitation menaçante qu'il
fallait réprimer ; par là son attention était tiraillée en tous sens ; il
perdait le calme, et disait des pauvretés. De sorte qu'il fut bien
forcé de revenir à la bonne vieille méthode qui consiste à dicter
en surveillant ; et en vérité, c'est bien là de l'abrutissement méthodique. Mais comment faire ? L'administration veut ignorer
ces choses-là."
Voilà les éléments principaux du problème. Il faudrait alléger
les programmes, diminuer l'effectif des classes, et rétablir l'ordre
en chassant les vauriens. Seulement, j'ajoute que tout cela c'est
justement la tâche des professeurs ; s'ils s'y mettaient, c'est alors
qu'ils seraient soutenus par l'opinion et par le Parlement. Mais
qu'ont-ils fait d'important, depuis qu'ils se réunissent en Amicales et en Congrès3 ? Ils ont lutté pour n'avoir pas à surveiller
des récréations de cinq minutes4. Ils ont lutté pour faire retirer
aux répétiteurs les plus méritants le titre de professeurs-adjoints
et le bénéfice de quelques heures d'enseignement5. Or, quand on
lutte pour soi, il faut avoir la force ; ils ne l'ont point ; ils ont été
battus. Et leurs groupements ont perdu, je le crains, une bonne
partie de leur force morale. Ce qui fait que la réforme de
l'enseignement risque de se faire sans eux. Et on les traitera en
marchands, c'est-à-dire au rabais, parce qu'ils ont semblé prendre
l'enseignement surtout par ce côté-là. Ils n'ont point mis leurs
vrais trésors dans la balance.
22 janvier 1910
1407 *
Traîner les évêques en justice parce qu'ils désapprouvent ce
que l'on enseigne à l'École laïque, c'est en appeler à la force. Et
cela ne me paraît pas très raisonnable, attendu surtout qu'il s'agit
d'une question que la force ne saurait point résoudre.
Il s'agit de savoir si tel enseignement est bon, passable, ou
mauvais. C'est une question pour le bon sens, que le bon sens
Janvier 1910
31
résoudra sans peine. Examinez les manuels sur lesquels on
discute, vous verrez que, si quelques affirmations peuvent donner
prise à la critique, il s'agit alors de détails sans importance. Il faudrait définir l'esprit laïque. Mais non point à coups de trique,
voyons. Avec des raisons s'il vous plaît.
Mais les parents résistent à la loi ? Fort bien. Qu'on poursuive
les parents, s'il y a lieu. L'instruction est obligatoire ; l'occasion
est bonne pour qu'on s'en souvienne. Mais l'Enseignement d'État
n'est pas présentement obligatoire ; il me semble donc qu'on ne
commet aucune faute contre la loi lorsque l'on envoie ses enfants
dans une école libre. Encore bien moins peut-on poursuivre un
évêque ; car il n'agit point ; il prêche. Et il suffit de réfléchir un
peu pour comprendre que la liberté de prêcher, que le sermon
soit catholique, ou protestant, socialiste ou royaliste, est une liberté sur laquelle il faut veiller jalousement, j'entends pour la
conserver, non pour la supprimer.
Oui, il y a des discours que l'on est obligé d'empêcher. Les
discours obscènes, les discours qui poussent au vol ou à l'assassinat ; peut-être même certains discours contre la guerre1 ;
quoiqu'il soit peut-être raisonnable d'attendre les actes pour frapper, et de laisser les discours combattre les discours.
Mais des discours d'évêques ? Comment ? Un père de famille
a bien le droit, pourtant, de dire ce qu'il pense du corps enseignant ? Pourquoi un évêque ne l'aurait-il pas ? Pourquoi tant qu'il
n'en vient pas à calomnier les individus, pourquoi n'aurait-il pas
le droit de déclarer que telle affirmation est contraire à la doctrine catholique ? À voir comme les auteurs condamnés se remuent, ne croirait-on pas qu'ils ont la prétention d'être catholiques ? Et s'ils ne l'ont pas, pourquoi se fâchent-ils quand on leur
dit : ce que vous écrivez n'est pas catholique ? Eh diable, on peut
bien publier par mandement que ce que j'écris ici n'est pas catholique. Cela ne m'étonnera point. Je le sais. Mais non ; tout
cela, voyez-vous, sent une odeur de Concordat2. Vous prétendez
régler les discours d'évêques parce que vous n'êtes pas encore
familiers avec cette idée qu'ils ne comptent pas plus maintenant
dans l'État, que les tireuses de cartes et les somnambules.
23 janvier 1910
1408 *
J'ai rêvé que je faisais un discours à des socialistes, à peu près
en ces termes : "Citoyens, à vous entendre, on jugerait que l'idéal
que vous vous représentez n'a rien de commun avec le nôtre ;
32
PROPOS 1910
aussi ne cessez-vous de dire que vous êtes et prétendez rester en
guerre avec la société où nous sommes ; que tout y est radicalement mauvais, et qu'il faudrait tout changer à la fois pour que
l'air y devienne seulement respirable pour vous. Par cette attitude
incompréhensible, vous faites plus de mal que n'en font les plus
mauvais riches.
En premier lieu, vous détournez de la justice un grand
nombre de braves gens, qui sont prêts à réformer leurs actes et à
changer leurs habitudes jusqu'à ce qu'aucune injustice ne passe
plus entre leurs doigts. Quand ceux-là vous font part de leurs intentions, vous haussez les épaules, comme de sublimes docteurs
en sociologie. Vous dites que c'est pitié de semer le bon grain
dans la mauvaise terre. Vous dites que la justice individuelle,
agissant sur un milieu tout infecté d'injustice essentielle se tourne
nécessairement en injustice comme du bon vin que l'on verserait
dans le tonneau à vinaigre. Vous riez quand on vous parle
d'impôts plus justes, de participation des travailleurs aux bénéfices, de coopératives. Et vous diriez presque, comme l'académicien : "Chacun à son poste ; vous tous, bourgeois, de l'autre
côté de la barricade". Il ne manque pas de gens, savez-vous bien,
qui se résigneront à la fin, qui se sont résignés déjà peut-être, à
rentrer dans leur classe, et à subir tout doucement les nécessités
sociales. Vous en avez à citer, de ces riches qui se sont détournés
de vous ; il faudrait voir si ce n'est pas votre action et si ce ne
sont pas vos discours qui les ont découragés. Voilà ce que l'on
gagne à vouloir donner à la justice un visage injuste.
De même, dans la vie politique, vous vous isolez. Vous avez
de très bons principes ; vous sauriez choisir et surveiller les
hommes ; vous aviez jeté dans le parti radical beaucoup de mouvement et de confiance, et comme un nouveau sang. Mais c'est
fini, je le crains bien ; vos idées ne filtrent plus jusqu'à nous ;
vous n'en parlez plus qu'entre vous, toutes portes fermées. Qui
n'est pas tout à fait avec vous est contre vous. Vous avez confisqué des forces ; vous les paralysez. Vous en avez rejeté d'autres,
qui, avec votre alliance, auraient réveillé le radicalisme. Supposons que votre effort électoral s'exerce dans les comités radicaux,
que d'hésitants iraient à vous ! Que d'hommes nouveaux se montreraient, et que vous sauriez imposer à leur propre parti ! Mais
vous ne savez que vous retirer sous votre tente, comme
l'orgueilleux Achille. Ce qui fait qu'ayant laissé faire un choix
médiocre, vous en venez, au second tour, à l'approuver, faute de
mieux. Pour tout dire, il est évident que le parti Républicain est
coupé en deux, et que vous avez tout fait pour le couper en deux.
Janvier 1910
33
Tout cela pour avoir le plaisir de réciter un catéchisme inflexible,
et de faire briller des principes bien fourbis. Celui qui s'est battu
comme il faut devrait, tout au contraire, montrer fièrement une
épée tordue. Vous n'êtes que des théologiens." Ainsi parlais-je
dans mon rêve, et ils ne trouvaient rien à répondre. Dans la réalité, je sais bien ce qu'ils répondraient : "Vous êtes, diraient-ils,
bourgeois, et vous n'êtes point socialiste ; vous ne pouvez pas
nous comprendre."
24 janvier 1910
1409 *
En faveur de la Proportionnelle, on dit et on écrit n'importe
quoi. Un homme simple, qui entendrait quelque Pierre l'Hermite
prêchant cette nouvelle croisade, se dirait que, dans le système
actuel, les minorités ne sont pas représentées. Or elles le sont.
D'abord, il y a des députés monarchistes et des députés socialistes. De plus il faut tenir compte aussi des députés, assez nombreux, qui, sans être royalistes, soutiennent fort souvent les mêmes thèses que les royalistes, par exemple contre l'impôt sur le
revenu, ou pour l'enseignement catholique. On dira là-dessus que
les électeurs royalistes ne sont pas tous représentés par un député
qu'ils aient nommé eux-mêmes. Mais, s'il s'agit des intérêts d'un
parti, qu'est-ce que cela peut faire ? Et s'il s'agit d'intérêts locaux,
il est alors évident que le député, à ce point de vue, travaille pour
tous les électeurs de sa circonscription, et non pas seulement
pour ceux qui l'ont élu.
Donc, dans le système actuel, les minorités ont voix, comme
on dit, au chapitre. Que le nombre des députés ne soit pas exactement proportionnel au nombre des électeurs dans chaque parti,
c'est un inconvénient, j'en conviens ; mais il faut aussi le peser
équitablement. Si l'on pouvait soupçonner que le système actuel
renverse les rôles, et donne le pouvoir aux radicaux par exemple,
quand les progressistes devraient l'avoir, alors on pourrait parler
d'injustice ;a mais qui soutient cela ?
Donc, avec la Représentation Proportionnelle, on peut parier
que le parti Radical, pris avec toutes ses nuances, sera maître de
la situation, comme il est maintenant. Dans ce cas, que deviendra
ce fameux droit des minorités ? Elles pourront discuter, comme
elles le peuvent maintenant. Mais il faudra bien qu'elles s'inclinent, comme elles font maintenant. Et, du moment que tout le
monde n'est pas d'accord, comment pourrait-on faire autrement ?
34
PROPOS 1910
Il faut donc dire clairement que, sous le régime de la Représentation Proportionnelle, c'est la majorité qui gouvernera. Je
soutiens même que les minorités seront alors écrasées toujours,
dans toutes les questions, à tous les votes. Cela résultera de
l'organisation des partis. Le député pensera moins que maintenant à ses électeurs, et plus à son parti. Il n'y aura plus de ces indépendants et de ces transfuges, qui jugent maintenant en équité,
et sont disposés à faire droit, quand c'est raisonnable, aux réclamations du petit nombre. Au contraire, tout sera réglé d'avance ;
et le royaliste parlera en vain ; il arrivera peut-être, selon le mot
connu, à changer l'opinion d'un radical, il n'arrivera jamais à
changer son vote. C'est pourquoi, si les minorités trouvent du
plaisir, au jour de l'élection, à ramasser quatre ou cinq députés de
plus, elles feront bien d'en profiter ; car ce plaisir ne durera pas
longtemps. Elles subiront, bien plus durement qu'aujourd'hui, la
loi du vainqueur. Et, justement parce que le système sera parfait,
la défaite sera absolument sans remède.
25 janvier 1910
1410 *
Philinte va et vient dans son brillant salon, comme un lion
dans sa cage. Sa colère est raisonnable, comme toujours, mais
elle n'en est que plus éloquente. "Six fois ce matin, dit-il, j'ai demandé à communiquer par téléphone, et vainement ; ils disent
que les câbles sont noyés1. Je ne veux pas grossir cette petite misère. Mais enfin, que devient mon droit ? Il ne faut qu'un peu
d'eau dans les égouts pour noyer mon droit. C'est admirable. Je
paye afin de communiquer ; j'acquiers ainsi le droit de communiquer, si la pluie le veut. Ils n'ont pas prévu la pluie ; ils ont oublié cette petite chose, la pluie. Je paye des ingénieurs qui ont
tout prévu, excepté la pluie. C'est admirable."
La pluie cependant battait les vitres par rafales ; et, quoique
tout fût bien clos, une espèce de vent passait, et une odeur de
pluie, comme si une fenêtre avait été ouverte. Je vis alors un
étrange pays. Une plaine d'eau bourbeuse, des meubles à la dérive, des maisons noyées presque jusqu'au premier étage, des
nuées jaunes au-dessus. Comme si ces choses avaient toujours
été ainsi, et devaient être toujours ainsi. Est-ce que je m'étonne
quand je vois le fleuve couler ? Est-ce qu'il y a une promesse
quelconque, faite aux hommes, ou un traité avec l'eau, selon
lequel elle coulera seulement ici et non là ? Et ces hommes, ces
femmes, ces enfants faisant leur lit dans la paille, justement là où
Janvier 1910
35
les petits, hier, apprenaient leurs lettres, désordre ? Non point.
Un nouvel arrangement des choses, et un nouvel arrangement
des hommes. De nouvelles idées ; d'autres passions, d'autres actions. Un peu d'eau avait tout changé. Cela m'avait été affirmé la
veille, par cette plaine d'eau bourbeuse que j'avais vue.
Mais Philinte n'avait pas vu cela. Il ne comprenait pas mieux
ces rafales de pluie que cette voix grêle du téléphone. C'étaient
des choses sans lien. Peut-être n'arrivons-nous jamais à penser
réellement au-delà des choses que nous voyons. Sans doute cet
homme sincère pense à la justice, à l'inégalité, au travail d'autrui
comme il pense maintenant à l'inondation et aux câbles noyés. Ce
ne sont que des paroles. Sans doute aussi il deviendrait soudain
un autre homme si la Nécessité s'étendait jusqu'à ses pieds,
comme cette plaine d'eau bourbeuse. Car il n'y a point de promesse au monde selon laquelle le travail de l'un se fera pour
l'autre. Si les travaux cessaient de couler seulement une heure, ce
serait un nouveau paysage humain, qui s'affirmerait en moins
d'une minute, tout à fait comme cette plaine d'eau bourbeuse.
Mon Philinte y serait tout de suite, et sans discours. Mon Philinte
se ferait un lit dans la paille, et y dormirait, rompu de fatigue, par
la force des choses, et plus heureux qu'il n'est maintenant. Petites
misères, grandes colères. Le moucheron est trop petit pour le
lion.
26 janvier 1910
1411
Philosophons sur ces catastrophes1. Voilà bien des millions à
l'eau. Là-dessus j'ai entendu beaucoup de gens s'étonner de ce
que ceux qui construisent une usine ou un tunnel au bord d'un
fleuve n'aient pas eu le souci d'élever les organes vulnérables à
un bon mètre au-dessus des plus hautes crues enregistrées dans
l'histoire. Assurément ce serait là de l'argent bien placé, si l'on
considère l'intérêt commun. Mais les entreprises industrielles
n'ont point pour fin l'intérêt commun.
Celui qui invente et celui qui exécute, si idéalistes qu'on les
suppose, sont naturellement soumis à celui qui leur prête de
l'argent. Avant de nourrir les capitaux, il faut d'abord ne pas les
effrayer, et leur montrer des profits qui ne soient pas loin dans
l'avenir. De là une précipitation à construire, et une imprudence,
qu'on ne remarque point, tant que les faits ne la rendent point
sensible. Nul ne bâtit pour les siècles à venir.
36
PROPOS 1910
On peut même dire qu'un capitaliste qui prête de l'argent pour
un métro ou quelque chose comme cela, ne se voit pas lié pour
toujours au succès de cette entreprise. Qu'est-ce qu'il veut avant
tout ? Un prompt achèvement, de fortes recettes tout de suite, et
un cours élevé des valeurs, crue d'un autre genre qui durera
quelque temps après ses causes, ce qui permettra au capitaliste de
se retirer en vendant avec bénéfice, et de conduire ses capitaux
vers d'autres pâturages. Allez donc, après cela, demander au
prêteur vingt ou trente millions de plus, afin de parer à des événements que l'on constate une fois en cinquante ans ?
Il faut bien réfléchir à cet étrange mécanisme qui fait que les
grandes entreprises sont mises en mouvement non par les besoins
du consommateur, mais par les besoins du producteur. L'inventeur veut lancer son idée ; le maçon veut vendre son mortier ; le
capitaliste veut louer son argent. Ce n'est pas parce que nous
avons besoin d'une chose qu'on nous la produit ; c'est parce qu'on
nous la produit qu'il faut que nous nous en servions. Travailleur,
employé, on te met des métros partout2. Dès qu'ils existent, je te
défie de t'en passer, car tes concurrents les prendront, et arriveront avant toi. Comme l'eau de la Seine se précipitait l'autre jour
par les fenêtres de la gare Saint-Michel, ainsi la foule se précipite
dans les autobus, tunnels ou tubes, poussée par la nécessité. Le
producteur crée des besoins, et impose un brillant wagon électrique à un homme misérablement logé, mal vêtu, médiocrement
nourri. Ainsi le luxe des riches conduit au luxe des pauvres, qui
est encore un plus grand désordre.
On va en métro pour trois sous ; on est riche pendant un quart
d'heure. Mais si tous ces travaux gigantesques avaient été employés à produire du blé ou à transporter des viandes, peut-être
aurait-on un repas pour trois sous.
27 janvier 1910
1412
On va beaucoup discuter sur les impôts, ces temps-ci1, afin de
savoir qui les paye principalement, et qui devrait les payer.
Comme j'entendais l'autre jour un hardi démocrate dire : "Il faut
mettre les riches en présence du fait accompli, car ces menaces
d'émigration des capitaux sont du chantage, tout simplement",
comme j'entendais cela, je suivis l'idée, et je retrouvai par ce
chemin un paradoxe assez fort, bon pour rompre les habitudes et
délivrer la penséea.
Janvier 1910
37
Un impôt nouveau appauvrit instantanément tous les propriétaires ; après cela, il n'en lèse plus aucun. Voici comment. Un
champ représente un revenu net ; l'impôt payé sur ce champ est
compté parmi les frais de culture ; et le prix de vente du champ,
si on le vend, est calculé d'après le revenu net. De même pour
une maison de rapport. Donc, si j'augmente l'impôt sur le champ
et sur la maison, je diminue le revenu net, et par suite la valeur
marchande du champ et de la maison. C'est donc comme si j'en
confisquais une partie. Mais suivons ce bien lorsqu'il tombe en
d'autres mains par échange. L'acheteur réglera le prix d'après le
revenu net, en tenant compte des impôts nouveaux ; il paiera la
maison ou le champ moins cher que si ces impôts nouveaux
n'existaient pas ; il en aura donc pour son argent ; et, d'après cela,
l'impôt nouveau ne serait plus alors payé par personne. Tout se
passera comme si l'État avait constitué un domaine d'État, dont il
percevrait les revenus, et ceux qui achèteront les propriétés diminuées de ce domaine d'État posséderont bien tout ce qu'ils
posséderont, et ne paieront là-dessus aucun impôt.
Seulement, le nouveau propriétaire se trouve gérant, pour une
part, de ce bien d'État ; par exemple si l'État a confisqué un
vingtième de mon champ, je suis chargé néanmoins de le cultiver, et à mes frais ; par exemple, l'État ne me donnera pas de
quoi labourer et ensemencer ce vingtième de mon champ dont il
perçoit le revenu. Il est vrai d'ajouter que ces frais de culture
étant prévus lorsque l'on a fixé le prix d'achat d'après le revenu
net, le propriétaire ne paie rien de ce chef. Mais il donne du
moins son travail de gérant.
De plus, il faut du travail pour faire fructifier aussi ce vingtième de champ, dont le produit est prélevé par l'État. Il suit de là
qu'un même travail manuel produit moins de biens à partager
entre les travailleurs qu'il n'en produisait auparavant ; ce qui revient à dire que le salaire de ce travail est diminué.
S'il en est ainsi, dans un impôt nouveau sur un revenu, je distinguerais deux choses : une confiscation dont le souvenir sera
bientôt perdu ; et, dans la suite, un impôt sur le travail du gérant
et sur le travail de l'ouvrier. Le revenu, autant qu'il se distingue
du salaire proprement dit, n'est pas atteint. Cela est à considérer.
28 janvier 1910
38
PROPOS 1910
1413 *
Deux philosophes se sont rencontrés au bord de l'eau. Le bord
de l'eau, c'est dans la rue. Sur la nappe étincelante, qui reflète un
ciel doré, on voit passer de noires gondoles vénitiennes1. Des
milliers d'yeux voyageurs découvrent l'univers. Un maçon cimente un mur de briques avec cette belle tranquillité qui est la
plus grande force humaine. Donc, mes deux philosophes se rencontrent dans un étroit passage, comme les deux chèvres, et leurs
discours se mettent à couler comme l'eau sous le pont.
"Supposez, dit l'un, un bain de pieds de cette taille quand les
Allemands étaient autour de Paris2 ; l'issue de la guerre en était
changée ; ils auraient eu leur Bérésina3. C'est la géographie qui
fait l'histoire.
- Mais, dit l'autre, comme tous ces animaux humains
s'adaptent vite. Comme cette eau trouve son niveau, ainsi le flot
humain trouve son équilibre. Que peuvent les volontés ? Que
pourrait une grève générale ? Ferait-elle plus de deux ou trois
rides sur la mer humaine ?
- Comment savoir ? dit l'un. Voyez ces visages pleins de pensées ; la justice y est assise, avec le bon sens. Mais si c'était une
marée d'hommes furieux, non une marée d'eau, vous verriez tout
autre chose, et bientôt une tempête de passions ; car on ne hait
point l'eau ; mais on hait son semblable, parce qu'on le croit
libre. Ainsi se gonflent les vagues humaines, selon d'autres lois
que ce fleuve imperturbable.
- Mais, dit l'autre, quelle tardive sagesse. On ne s'adapte donc
qu'à ce qu'on voit ? Une crue comme celle-là était possible ;
l'histoire en témoigne. Mais ce qui n'est que possible ressemble à
une fumée au vent. Ils ont construit sans voir plus loin que leurs
briques.
- Oui, dit l'un. Et nous avons pourtant des corps d'État, qui ont
charge de prévoir ;a mais que peuvent les paroles ? Chacun fait
son petit mur ; et l'ingénieur fait son petit rapport. La cité a mille
bras, mais n'a point de cerveau. Elle a oublié ; elle oubliera. L'un
déboisera pour payer ses dettes ;b l'autre achètera la forêt et
l'empilera en rondins sur les rives ; un autre bâtira sur la vase à
peine desséchée, tous pour rouler en auto et pour parer la femme
qu'ils aiment. Tous à leur piste, comme des chiens ; tous à leur
trou, comme des taupes, et les ingénieurs aussi. Nul ne coordonne tous ces travaux. Chacun, comme dit l'autre, coupe l'arbre
pour avoir le fruit ; nous vivons en barbarie."
Janvier 1910
39
Autour d'eux la foule humaine avait pourtant les yeux ouverts. Un grand travail se faisait en commun, sans discours. La
ruche pensait.
29 janvier 1910
1414 *
On va quêter pour les inondés. On va même danser pour eux.
Ne parlons point des fêtes qui veulent avoir pour fin la bienfaisance ; la confusion de toutes les notions y est à ce point ridicule
qu'on n'arrive même pas à s'irriter comme on devrait contre ces
impudents marchands de plaisirs qui ne veulent pas qu'on oublie
leur joli commerce. Mais il faut réfléchir sur les quêtes, et sur ces
mouvements d'aveugle fraternité.
Que l'inondation ne touche pas seulement ceux dont elle noie
les chantiers et les maisons, c'est ce qui se montre maintenant
dans les faits. Deux concierges ont été tués par le gaz d'éclairage ; c'est que l'eau a fait glisser les terrains, tordant ainsi et rompant les tuyaux qui conduisaient le gaz ; de là une infiltration du
gaz par les égouts et les trous d'évier. Nous observerons ces
temps-ci mille répercussions de ce genre ; nous en subirons les
effets ; nous en viendrons donc, que nous soyons généreux ou
non, à vouloir que les choses, dès qu'il sera possible, soient remises en leur état ordinaire. Ainsi nous rendrons au charbonnier
son chantier, au boulanger son fournil, au wattman du tramway
son usine. Il le faut. Des outils sont détruits, car maisons, caves,
usines, voies ferrées, ce sont autant d'outils ; il est inévitable que
le consommateur paye les outils. Quand je paie mon pain, je paie
une parcelle de charrue, une parcelle de voie ferrée, une parcelle
de four, une parcelle de chantier à bois, une parcelle de moulin.
Si quelque cause imprévue détruit tous ces outils-là avant leur
usure, il en résulte une différence dans le coût de la production,
différence que je dois payer. De plus je dois la payer tout de
suite, et sur ma réserve, puisqu'il va falloir réparer tout de suite,
afin de revenir à la production normale. Tout consommateur,
autant qu'il a des réserves, doit donc faire au producteur inondé
l'avance de ce qu'il doit lui payer de toute façon.
Eh bien je dis que, lorsque l'on compte sur le sentiment pour
rétablir cet équilibre économique, nous brouillons toutes les notions. Il ne s'agit point ici d'aider par bonté de cœur ceux qui
sont dans la peine. Non. Il s'agit de contribuer, chacun pour notre
part, au salut commun, et, naturellement, selon nos moyens ; car
nos réserves, quelles qu'elles soient, nous les devons à cet ordre
40
PROPOS 1910
économique, à ces rouages de la production que la catastrophe
vient de fausser.
Il s'agit donc réellement d'une contribution à prélever sur le
superflu. Que l'État fasse donc tout de suite le nécessaire ; et que,
dès qu'il aura évalué en gros le dommage, il nous présente la
note. Par exemple toutes les cotes d'imposition seraient grevées,
dans chaque département, d'une certaine somme par franc. On
déchargerait de moitié ou des deux tiers les plus petites cotes. On
déchargerait complètement ceux qui seraient touchés directement
par l'eau. Chacun irait chez le percepteur ; cela serait raisonnable
et juste. Autrement nous entassons injustice sur injustice. On annonce que tous les sénateurs vont donner cent francs ? Pourquoi
cette contribution égale ? Voilà donc ce qu'un grand peuple
trouve à faire ?
30 janvier 1910
1415
Les Anglais s'agitent fort1. Voilà des gens qui croient. Je souhaite que nous nous mettions bientôt en mouvement aussi, et que
nous ne nous laissions pas endormir par les grands Magnétiseurs.
Au premier rang de ceux-là, je mets, comme vous pensez bien,
les pontifes de la Proportionnelle2, avec leurs diacres et sousdiacres. Ils vont, hélas, nous chanter leur chanson, un peu trop
connue déjà, et trop abstraite, trop loin des problèmes réels. Ce
qu'il nous faut, citoyens, ce sont des hommes sûrs, qui luttent
courageusement pour la justice, et d'abord contre toutes les injustices. Par exemple, il n'y a point de programme qui nous protège contre les grands financiers ; et l'on dit souvent, comme une
vérité banale, que nos hommes politiques sont des pantins, dont
la haute banque tient les ficelles. Ce n'est peut-être pas aussi vrai
qu'on le dit. Que faut-il pour que cela cesse tout à faita d'être
vrai ? Non pas des programmes ni des partis, mais des hommes.
Des ministres qui vivent simplement, qui n'aient point un budget
de trois ou quatre cent mille francs à équilibrer chez eux, qui ne
chassent point dans les bois des millionnaires, et qui, pour tout
dire, se tiennent à l'écart de ce monde cynique aux yeux de qui
l'argent est la plus haute puissance.
J'en dirai autant au sujet des grèves. Il n'y a point de programme au monde qui puisse définir l'action gouvernementale
dans les grèves ; car nul ne peut jurer qu'il n'aura jamais à protéger par la force armée les personnes et les biens ; nul ne peut le
jurer, parce que les plus purs socialistes ne peuvent pas jurer
Janvier 1910
41
qu'ils n'auront avec eux dans la rue, ni des bandits, ni des
ivrognes, ni des fous. Donc il nous faut des hommes justes.
Les trouver ? Ce n'est pas encore bien difficile. Les faire
élire3, voilà le point. Et comment voulez-vous qu'on y arrive si
les amis de la justice sont divisés jusqu'à se montrer le poing,
pendant que les amis de l'injustice s'entendent comme larrons en
foire ? C'est ici que je me tourne vers d'autres grands Magnétiseurs4, et que je leur dis : "Cessez un moment de chanter les
psaumes socialistes5, et délibérons ensemble sur le choix que
nous allons faire". Car, encore une fois, l'étiquette ne prouve pas
assez ; et nous avons assez d'exemples, hélas, de socialistes opportunistes, trop opportunistes6. Cherchons donc un homme qui
aime l'égalité, qui pratique l'égalité, et qui soit dégagé de tous les
fils d'or. Cela vaudra mieux, amis Socialistes, que de sonner la
trompette autour des murs, en espérant qu'ils vont s'écrouler.
31 janvier 1910
Février 1910
43
FÉVRIER
7
23
Première de Chanteclerc d'Edmond
Rostand, qui sera un échec.
Hervé condamné pour avoir fait l'apologie
du crime de Liabeuf.
Mardi 1er février. À Marie Monique Morre-Lambelin : "Il
faudrait bien venir jeudi. Le travail du cours Henri IV est dur
en ce moment et je ne sais pourquoi. Je voudrais d'un côté avoir
des journées sans fin et, de l'autre, je crois qu'il faudrait un peu
d'air et d'oisiveté dans tout cela et un cœur de meh pour soutenir son enfant. Et puis ça nous fera du bien de voir un peu les
Dieux1 ... J'ai salué Orion et Sirius hier soir, je leur ai dit de
verser la joie sur le cœur de mah meh. J'ai écrit pour La
Dépêche le discours aux riches chez Léon [1422]. Jolie soirée
hier avec vieux Charles ; je lui ai dit que mon trésor m'avait
apporté de la sérénité plein les yeux et plein les mains. Il
applaudit au classement des Propos par Dieux ..."
Mardi 8 février. Idem : "Tu rirais de bon cœur si tu me
voyais dans les bobines et les piles. J'obtiens des courants induits convenables, mais qui sont tout de même très inférieurs en
intensité aux courants inducteurs. Il faut réfléchir à tout cela.
Les petits ont été délicieux samedi à Henri IV. A 5 h 1/2 je
bavardais encore avec une douzaine d'entre eux. Quelques
trains rétablis par Austerlitz. Été à Choisy. Récits touchants qui
m'ont fait écrire un Propos : le Penseur encore plus violent que
les précédents, mais aussi, je pense, plus clair [1424]. Retour
dans la nuit sur voie provisoire, train, charrette, etc."
Samedi 12 février. Idem : "Mah meh ! Je dis que le courant
inducteur BA est beaucoup plus intense que le courant induit
CD. Cette délicieuse physique m'a mis en retard ; ce n'est pas
croyable ...
1
ma collection de Propos ; celle d'Alain était chronologique (note de Marie
Monique Morre-Lambelin).
44
PROPOS 1910
Aujourd'hui, chez Léon, Weber m'a rapporté un Propos de
journaliste parisien. « Alain de La Dépêche de Rouen est un des
premiers journalistes de France ». Élie a trouvé que l'éloge valait la peine d'être entendu. Et moi, je le rapporte à mah meh
qui soutient si bien son petit de toute sa foi !"
Dimanche 13 février. Idem : "Je prépare pour Henri IV un
beau Platon. La Mémoire a été attaquée comme il faut jeudi.
Écrit ce matin un bon Propos sur l'action et le bonheur [1436].
Tout va marcher, il faut seulement que je conserve la sérénité et
la lenteur dans le travail ; je m'y applique ..."
Mercredi 16 février. Idem : "La Seine remonte, mais ce sera
supportable, j'espère. Pourtant les ponts sont bien dans l'eau."
Vendredi 18 février. Idem : "Toujours en retard. Comment
te raconter Montmartre, Sévigné, Henri IV, Choisy. Il faudrait
des pages là-dessus. Viens mercredi. Composition jeudi. Tu liras toutes les notes. Et je trouve un si doux repos à te voir. Mes
cours d'Henri IV sont absolument en l'air par précipitation.
Réellement ce n'est pas croyable à quel point j'ai trop à faire.
Je suis amené à me dire tout le temps : "doucement, du calme".
Mais à chaque classe j'ignore absolument ce que j'aurai bien à
dire à la classe suivante ..."
Samedi 19 février. Idem : "J'ai de purs bonheurs à lire les
lettres de mah meh. C'est supérieur contre les soucis et de première utilité pour se tenir en bonne forme et se reposer après le
travail. Bien être sûre de cela. Bonne leçon aujourd'hui à Henri
IV, et hier à Sévigné sur les passions. Jusqu'à la composition de
jeudi, travail modéré. Alors venir mercredi. Des tas de choses à
raconter. Les gens qui se disent vos amis comme les Salomon,
etc., ça n'est bon à rien qu'à vous donner du travail et à vous
presser comme un citron. Tu verras mes piles et une comique
dynamo qui n'est encore qu'un petit monstre."
Samedi 26 février. Idem : "Comme mon cœur va vers toi.
Comme tu es douce et sage. Je suis attendri quand je pense
comme tu t'en allais à ton travail. Sûrement tu me remettras
toujours dans la sérénité. Hier j'avais une leçon d'élèves à Sévigné. Donc pas de fatigue. Après cela grand dîner, avec l'académicien obligé (des Inscriptions et Belles-Lettres). Conversations
faciles que l'on écoute à moitié. Et cela m'a donné un article
amusant que je viens d'écrire. Avant le dîner j'avais dit à "Soldes et Occasions"1 que l'administration avait à se taire pendant
deux ans. Il faut être au-dessus des petites choses, toujours
dans les grands sentiments et dans le grand univers et travailler
avec sah meh à illuminer et simplifier la vie."
Dimanche 27 février. Idem : "Leçon excellente tout à fait
comme il faut. Naturel, Force, Variété. Les petits étaient parfaits, et absolument comme il faut. Tout s'arrange et pousse
sous les yeux de mah meh quand elle les a promenés par ici.
Très bien aussi sur Socrate et "Nul n'est méchant volontairement". Jamais je n'étais arrivé à une liberté d'esprit aussi parfaite, sans aucun artifice. Il le fallait absolument pour parler de
1
Marie Salomon (id.).
Février 1910
45
ces belles choses. Il est convenu que je donnerai 1h de Sciences
le vendredi (3 h 1/4 - 4 h 1/4) aux petites de Sévigné. Je
t'envoie un joyeux sourire, mah douce petite maman, et mes
deux mains sur tes joues."
1416
Il y a un socialisme de nécessité. J'ai souvent pensé qu'une armée en campagne est une réalisation du régime socialiste ; car
tous les biens sont alors communs ; et tous font tour à tour tous
les métiers, tantôt les plus faciles, quand ils dorment sur de la
belle paille, tantôt les plus difficiles, quand ils ont les pieds dans
l'eau et la tête au feu.
Nous participons en tout temps à ce socialisme de nécessité.
À vrai dire, dans la mesure où nous faisons société avec d'autres,
nous sommes socialistes. Toute association réalise un peu le socialisme. Les postes sont une organisation socialiste ; la police
aussi ; l'instruction publique aussi. Il y a des biens communs,
comme ponts, écoles, hôpitaux ; et si d'autres biens sont laissés
aux individus, avec le droit d'en user comme ils voudront, ce
droit ne peut jamais aller sans limites ni restrictions. Il n'est pas
permis à un homme, parce que cela lui plaît, de bâtir en travers
du fleuve ; il n'est pas permis d'empoisonner l'eau, ni de mépriser
l'hygiène chez soi. Que le droit de propriété se trouve en conflit
avec la sécurité publique, il est supprimé. Cela est de bon sens.
Il est donc tout à fait exact de dire qu'un propriétaire n'est
propriétaire qu'autant que les circonstances le permettront. On a
souvent remarqué que l'impôt était une espèce de vol à main armée. Oui assurément. Et comme pourtant l'impôt peut évidemment être juste, il faut conclure que le droit suppose des limites à
la propriété privée, et un droit du plus grand nombre de dépouiller l'individu autant que le salut commun l'exigera. Et ce n'est
point l'individu qui est juge. Disons donc que le droit de propriété n'existe dès maintenant que dans la mesure où le plus
grand nombre le juge non pas nuisible mais favorable à la prospérité commune. Il en est du droit de posséder comme du droit de
circuler, comme de tout droit. Aucun droit n'est absolu ; tout
droit se trouve limité et même supprimé dès que les circonstances l'exigent.
De même il n'est point vrai que la perte d'un bien ne touche
que celui qui le possède. Voici des tonneaux, des rondins de bois,
des tables, des armoires à la dérive1 ; voilà des maisons qui
fondent par le pied ; c'est une perte commune. Nous paierons
tous tout cela, d'une façon ou d'une autre. Cette foule du
46
PROPOS 1910
dimanche, qui regardait l'eau, saisissait très bien cela. Voilà, je
pense, pourquoi elle n'était ni morne ni abattue. Toute pitié est
tristesse au creux de l'estomac ; toute justice est joie dans les
yeux, les bras et les jambes.
1er février 1910
1417 *
Le professeur râpé m'a rencontré hier, et m'a dit : "Vous
n'êtes pas tendre pour mes collègues. Vous dites, sur l'enseignement et la discipline, des choses que je sais bien, mais que je garde pour moi, parce que tout progrès est lent et difficile. Mais il y
a une chose qu'il faut que je dise, parce qu'elle tient aux intentions, et que, vieux socialiste comme je suis, je compte d'abord
sur les intentions. Voilà me disais-je, des hommes qui s'organisent en corporation, c'est-à-dire qui esquissent une espèce de
coopérative pour l'enseignement, c'est comme s'ils disaient :
« Laissez-nous délibérer ; laissez-nous organiser nous-mêmes cet
instrument national ». De là venait, à mes yeux, l'immense force
morale d'un groupement comme celui-là. C'était un embryon qui
allait grandir comme tout embryon, la partie ayant égard au tout.
- Eh bien, lui dis-je, laissez grossir l'embryon. Ce n'est pas
l'unité qui lui manque. Tous les professeurs que j'ai vus, ces
temps, sont affairés comme des fourmis ; l'intérêt corporatif les
fait trotter de journal en antichambre. Cela est mêlé ; car toute
vie est mêlée ; mais cela tournera en bien ; car, toutes les fois que
les hommes agissent en commun, même leurs vices ont des airs
de vertu.
- Non, non, dit-il. L'embryon ne s'est point formé. L'enseignement est un tout naturel ; il est clair que les répétiteurs en font
partie. Il est clair que les leçons du professeur ne peuvent fructifier que par le travail surveillé hors des classes ; il est clair aussi
que l'ordre tient à l'ordre, et que c'est dans les détails réglés de la
vie intérieure au lycée que les élèves se forment à l'ordre et au
respect. Il fallait donc qu'une des parties de ce corps attirât et retînt l'autre, en pensant au tout ; telle est la vertu corporative. Et
l'on sait assez qu'un syndicat ouvrier pense beaucoup moins aux
plus habiles qu'aux moins habiles, aux artistes qu'aux apprentis,
aux techniciens qu'aux manœuvres. En un mot, ils s'organisent
sous l'idée de Coopération, c'est-à-dire sous l'idée d'égalité. Au
contraire les professeurs s'organisent sous l'idée d'inégalité et de
concurrence. Avec cette idée de division et de guerre, qui re-
Février 1910
47
pousse l'allié et le semblable, ils comptent organiser la paix et la
fraternité. Folie. C'est pourquoi je dis que ce corps est malade et
décomposé ; non pas embryon, mais vieillard tremblant. S'unir
contre, ce n'est pas s'unir. Aussi cette idée, si on peut appeler cela
une idée, mais plutôt cette colère qui repousse, va bientôt se
dissoudre elle-même ; car, dans ces professeurs, il y en a qui gagnent moins que d'autres ; ce n'est qu'un mot qui les réunit. Bref,
ils ne coopèrent point ; ils n'ont à mettre en commun que des négations. Ils sont unis comme les patriciens l'étaient contre les esclaves. Heureusement vont arriver les Barbares, tous esclaves et
rois, tous égaux." Ainsi parlait le professeur râpé. Ainsi a-t-il
parlé, sans doute, à ses collègues. Comment ne l'ont-ils pas compris ? Réellement le plus ignorant des syndiqués a mille choses à
leur apprendre.
2 février 1910
1418
Je ne sais si la pitié est aussi bonne qu'on le dit. Évidemment,
la pitié, chez un homme injuste ou tout à fait irréfléchi, vaut
mieux qu'une insensibilité de brute. Mais faire de la pitié une espèce de vertu et un remède aux maux humains, je crois que c'est
trop dire.
Qu'est-ce que la pitié ? C'est une imitation automatique des
souffrances d'autrui. Comme je bâille quand je vois bâiller,
comme je fuis quand je vois fuir, ainsi je pâlis quand je vois pâlir, je pleure quand je vois pleurer, je tremble quand je vois
trembler. À quoi cela tient-il ? Non seulement à un raisonnement
très simple, qui nous présente les malheurs de nos semblables
comme possibles aussi pour nous, et même probables, s'ils tiennent à des causes extérieures, mais aussi à quelque vieille habitude, plus vieille que nous, et qui semble cachée aux sources de
la vie. La première fois que je vis, tout à fait par hasard, un chirurgien tailler dans la chair vivante, j'avais, autant que je m'en
rendais compte, plus de curiosité que de peine ; cela n'empêche
pas qu'après deux minutes, sans savoir du tout pourquoi, j'avais
la sueur au front et j'étais sur le point de perdre le sentiment.
C'est d'autant plus remarquable qu'un autre jour, où j'étais, cette
fois, le patient, je me tins fort convenablement, et ce fut le spectateur qui but le cordial préparé pour moi. Chacun peut citer des
faits de ce genre ; d'où l'on pourrait conclure qu'en un certain
sens, le spectacle de la douleur humaine n'est pas mieux supportable que la douleur même.
48
PROPOS 1910
Seulement je ferai là-dessus trois remarques. La première,
c'est que cette pitié automatique s'use très vite, comme on peut
voir chez les médecins, chez les infirmiers, chez les militaires, et
aussi chez les criminels d'habitude. De là ces métiers atroces de
juge et de tortionnaire au temps passé. Par où l'on voit que la pitié fait défaut justement là où elle serait le plus nécessaire, si du
moins on ne comptait que sur elle pour rendre l'homme plus
doux à l'homme.
La seconde remarque, c'est que la pitié suppose la présence,
ou encore une imitation vive de la chose. Hors de quoi nous
n'arrivons guère qu'à une pitié en paroles. La femme parée ne
voit point l'ouvrière.
Et, enfin, j'ai à dire que la pitié est tristesse, et que toute tristesse est déjà maladie, c'est-à-dire dépression, découragement,
abandon de soi. Aussi est-il bon que le médecin n'ait point trop
de pitié. Ajoutons que, par la contagion, celui qui voit votre pitié
pour lui est encore attristé par là ; c'est-à-dire plus malheureux
par là. Une des grandes souffrances morales, c'est de faire pitié à
quelqu'un. C'est pourquoi j'ai dit quelquefoisa, mais assez obscurément, que la justice nous délivrait de la pitié, et que c'était bien.
Car, dès que je vois par où passent et filtrent les maux, comme
une eau perfide, aussitôt me voilà à boucher les fissures, et, pendant que je travaille, à chercher mille remèdes en imagination ;
ce qui dispose mon corps à la joie ; car c'est l'agir qui est
agréable, non le pâtir. Travaillons donc à penser les maux
d'autrui et le mécanisme de leurs causes, au lieu de verser larmes
sur larmes. Il faut que la Fraternité sourie.
3 février 1910
1419 *
La question de la Représentation Proportionnelle est enfin posée comme je désirais qu'elle le fût. Je viens de lire le compterendu d'une discussion qui a eu lieu là-dessus à "L'Union pour la
Vérité"1. Il n'a été question que des Partis, de l'organisation des
Partis, et de la tyrannie des Partis. Et, sur ce thème, la discussion
s'est nouée cette fois fortement.
Si les électeurs qui ont acclamé la Représentation Proportionnellea après en avoir entendu seulement le mécanisme, pouvaient
suivre une discussion de ce genre, dont les prédications passionnées qu'ils ont entendues ne leur donnent pas la moindre idée, ils
arriveraient certainement à cette conclusion qu'ils se sont décidés
Février 1910
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trop vite, et que ce système n'est pas si évidemment bon qu'ils
l'avaient cru.
Si je cherche les causes de cet enthousiasme que la Représentation Proportionnelle a provoqué, je suis obligé de tenir compte
d'un effet d'optique, si l'on peut dire, assez commun, qui fait que
l'on prend pour un effort de critique l'effort d'attention qu'il faut
pour comprendre le système proposé. C'est une circonstance favorableb, pour un système, que d'être rébarbatif d'apparence, et
très clair dès qu'on l'examine de près. L'auditeur est tout occupé
de penser aux trois ou quatre listes, au "panachage", au "vote cumulatif", aux calculs de la fin. Si l'exposition est bien faite, il se
sent entraîné peu à peu, et éclairé enfin d'une vive lumière. Ce
mouvement de l'esprit vaut adhésion, chez ceux qui n'ont l'habitude de douter que par suite de l'extrême confusion de leurs
idées. N'arrive-t-il pas aussi que l'on se mette à aimer un jeu
comme le whist ou le bridge, dès qu'on le comprend un peu ?
Encore plus visiblement, si l'on expose le système, on le
comprend mieux à mesure qu'on l'expose ; cette activité victorieuse plaît par elle-même ; et cet enthousiasme est enfin la plus
forte des preuves pour celui qui parle ; la plus contagieuse aussi.
Telle est à mes yeux la cause principale de ce mouvement
d'opinion, qui n'est pas, d'ailleurs, aussi ample ni aussi profond
qu'on le dit.
Je ne puis, à ce sujet, désirer qu'une chose : c'est que l'on joue
à ce jeu-là ; j'entends que l'on en fasse l'expérience pour s'amuser
dans toutes les réunions un peu nombreuses, jusqu'à ce que
toutes les combinaisons possibles soient familières à tout le
monde. Quand nous en serons là, l'attention pourra enfin se détourner du système pour en examiner les effets. Et l'électeur,
après avoir saisi théoriquement les luttes de parti, pourra se poser
la question suivante, qui est la vraie question : "De quel parti
suis-je ? Suis-je d'un parti ?"
4 février 1910
1420 *
Il y a dix ans à peu près, Tâtillon de la Nigaudière, ancien
élève de l'École polytechnique, et ingénieur en chef des fleuves
et canaux, était occupé à donner des signatures. Travail écrasant.
Plus de cinquante rapports étaient empilés sur son bureau. Il les
examinait l'un après l'autre avec défiance ; car tout rapport est un
piège tendu à l'administrateur imprévoyant. Tous les bureaux
50
PROPOS 1910
sont chicaniers. Que d'histoires pour un règlement mal interprété,
ou pour une estampille oubliée ! Aussi Tâtillon de la Nigaudière
s'arrêta un moment et dit à son vieux camarade qui l'attendaita en
fumant un cigare : "C'est lourd, mon cher, c'est très lourd. J'ai des
centaines de kilomètres de berges à surveiller ; il faut que je
sache tout, que j'aie l'œil à tout. Si mes subordonnés sont négligents ou ignorants, c'est à moi qu'on s'en prend. Je porte une
lourde responsabilité.
- Oui, dit son camarade, mais qui pense à cela ? On voit le
traitement ; on compte les signatures ; onb oublie les soucis. Et
pourtant tu règnes sur l'eau ; et le proverbe dit bien : perfide
comme l'eau.
- Ce n'est pas tant l'eau qui est perfide, dit Tâtillon de la Nigaudière ; ce sont les règlements qui sont perfides. Quand un
fleuve déborde, naturellement je n'y peux rien ; je ne suis même
pas chargé de le prévoir ; cela regarde les services hydrographiques. Seulement, lorsqu'on vient aux travaux de réfection, les
services se font des querelles chinoises ; et souvent, pour un devis qui n'a point passé par tous les services compétents, nous
avons une peine du diable.
- Tiens, ajouta-t-il, voilà un dossier qui m'a donné bien du
mal. Il s'agit d'une niaiserie, en apparence ; il s'agit d'autoriser la
compagnie d'Orléans1 à éclairer son tunnel du bord de l'eau par
des fenêtres. Cela ne te dit rien. Mais sache bien qu'il y a un règlement sur les quais et sur les parapets, qui remonte aux Capétiens je crois, et qui interdit d'y pratiquer la plus petite brèche
sans une enquête et sans l'autorisation de tous les services intéressés. L'hydrographie m'a renvoyé le dossier cinq fois ; il y
manquait une pièce, puis une autre. Ils ont discuté sur la forme
des fenêtres, sur la durée maximum des travaux. Enfin, tout est
en règle ; et je signe." Il signa méticuleusement. Après quoi, ils
firent une promenade au bord de l'eau. À l'arche d'un pont, ils virent des marques et des dates ; c'étaient les grandes crues
d'autrefois.
- Je crois, dit le camarade, que le jour où la Seine reviendra
toucher ces marques-là, la compagnie d'Orléans pourra fermer
ses fenêtres."
Tâtillon de la Nigaudière garda un visage serein : "Vois
pourtant, dit-il, où j'en serais ce jour-là, si j'avais manqué de prudence aujourd'hui. Ils en feraient du bruit, alors, pour une
signature oubliée. Mais j'ai trente ans d'administration ; je suis
Février 1910
51
tranquille, les signatures y sont toutes." Et il jeta son cigare dans
la Seine, comme un défic.
5 février 1910
1421 *
Des biens sont détruits. Des vêtements, des meubles, des maisons sont maintenant boue et immondices ; des bois séchés, coupés, travaillés pour le chauffage ou la charpente s'en vont maintenant en flottilles vers la mer. Toutes ces choses utiles, qui
étaient faites, sont maintenant à refaire. Or, si j'en crois ce beau
soleil, et l'arrivée des cigognes, la bonne terre, arrosée profondément et engraissée par les eaux souillées, va nous donner une
merveilleuse récolte de tous produits ; si les maux ne se compensaient pas mécaniquement, sur cette planète, il n'y aurait ni bêtes
ni gens.
Je vois aussi que mille travaux humains vont transporter les
choses d'un endroit à l'autre, les façonner, les aménager, en faire
d'autres maisons, d'autres meubles, de façon à remettre tout en
état. Mais, réfléchissez bien à ceci : tous ces travaux ne remettront toutes choses en état, que si l'on travaille plus qu'on n'aurait
travaillé si la Seine était restée tranquille. Il faudra que l'on fasse
tous les travaux ordinaires, plus ceux-là ; et c'est exactement,
autant qu'il dépend des hommes de venir en aide à des hommes,
c'est exactement ce supplément de travail qui est secours et assistance aux inondés. Donc, pauvres gens, affilez le rabot, aiguisez la scie, emmanchez la cognée, dérouillez vos bras et vos
jambes ; je ne sais comment cela se fera ; on ne voit pourtant
point vos noms sur des listes de souscription ; mais c'est vous qui
ferez tout ; parce que ce qui est à faire sera fait entièrement par la
hache, le rabot, la scie, le marteau. On m'arrête ici ; on me dit
que le meilleur ouvrier ne fait rien sans outil et sans machine.
Aussi j'ajoute que d'autres ouvriers auront à fabriquer et à réparer
des outils et des machines, des locomotives et des métiers à tisser, toujours avec le marteau, la lime, la scie, le rabot ; on fait les
outils avec d'autres outils, et le tout avec des mains calleuses. Un
coup de pied a démoli la fourmilière ; elle sera réparée par des
travaux de fourmis, traînant quelque chose.
Ceux qui donnent de l'argent, quel rôle jouent-ils exactement ? L'argent représente un droit sur le travail d'autrui. Celui
qui donne cent francs pour les inondés renonce à profiter pour
lui-même de vingt-cinq journées du travail d'autrui. C'est comme
s'il disait "vingt-cinq hommes, qui devraient aujourd'hui
52
PROPOS 1910
travailler pour moi, vont travailler pour les inondés". Par ce don,
la quantité des biens n'est pas accrue ; elle est seulement dirigée
plutôt d'un certain côté. Mais ce fleuve d'or ne peut rien par luimême, contre ce fleuve d'eau ; il n'est pas producteur ; il ne
change pas la richesse commune. S'il n'y avait pas un seul riche,
les choses seraient réparées sans aucun fleuve d'or, chacun faisant seulement, d'ici à quelques mois, une journée de travail un
peu plus lourde. En somme, tous ces souscripteurs ne font rien ;
ils renoncent seulement, pour un temps, à profiter du travail
d'autrui.
6 février 1910
1422 *
C'était l'heure des entremets. Tous se sentaient consolés par
l'estomac ; de là des discours conciliateurs. On y disait que ce
malheur commun avait rapproché les pauvres et les riches ; que
les riches avaient senti, eux aussi, le poids de la nécessité ; que
les pauvres, de leur côté, avaient dû comprendre que ces fortunes
accumulées n'étaient que des réserves pour les mauvais jours, où
tout le monde pouvait puiser ; que réellement les riches ne faisaient que gérer les biens des pauvres ; qu'enfin les querelles politiques et les luttes de classes étaient bien loin maintenant, emportées à la dérive par cette eau purificatrice ; et que c'était un
grand mal sans doute, cette ruine de tant de biens, mais que le
lien social en serait plus étroit dans la suite, et la fraternité plus
vaillante et mieux éveillée.
Tout cela semblait évident, bon à dire, et favorable à la digestion. Mais quelqu'un repoussa la paix. Ce n'était pas un riche.
Par situation, il se trouvait comme arbitre entre les riches et les
pauvres. Mais il était né pauvre, et justement il n'était pas assez
riche pour l'avoir oublié. Peut-être n'était-il pas non plus sans envie, car notre justice n'est jamais sans passion. Voici quel fut, à
peu près, son discours :
"Vous parlez tous, dit-il, de cette idée qu'il est au moins aussi
agréable de recevoir que de donner. Je prétends que celui qui
donne a du plaisir à donner, parce qu'il contemple alors sa propre
puissance en action ; mais que, par les mêmes causes, celui qui
reçoit est humilié et attristé, parce qu'il contemple alors sa propre
faiblesse et son propre esclavage. Ce sentiment si naturel est
masqué, au premier moment, par le plaisir d'avoir chaud et de
manger ; mais à peine le pauvre a-t-il repris quelque force et le
pouvoir de penser, que la colère se lève dans son cœur. Il sup-
Février 1910
53
portait l'inégalité, ou plutôt il l'oubliait, quand il entrait dans sa
petite maison qu'il avait bâtie, dans son petit jardin, dont il avait
tracé lui-même les allées ; car les hommes aiment la liberté pardessus toutes choses. Mais maintenant que tout cela pourrit sous
deux mètres d'eau, il subit l'inégalité ; elle vient jusqu'à ses pieds,
elle monte, elle le soulève, elle l'emporte ; il n'est plus qu'une
épave qui flotte sur la fortune des riches. Bien plus, il entend
autour de lui ses compagnons d'infortune, encore écrasés par la
fatigue, et ramenés par la faim et le froid à la condition de l'enfance, qui tendent les mains vers les riches en versant des larmes
reconnaissantes. Ainsi, cette puissance de l'argent enchaîne les
cœurs aussi. Ainsi, pendant ces sombres heures, le bon plaisir des
riches est couronné, acclamé, pire que cela, béni par les pères et
les mères. Il ne fallait donc qu'une catastrophe pour que
l'injustice franchît la dernière marche jusqu'au trône, et fût adorée. Voilà Mesdames, voilà Messieurs, ce que le peuple se dira ;
et, s'il ne se le dit pas, je le lui dirai." L'entremets parut amer.
7 février 1910
1423
"Monsieur Alain, j'avais espéré que vous resteriez adversaire
de toute Légion d'honneur1. Pourquoi faut-il que vous fassiez exception en faveur des actes de courage et de dévouement ? C'est
le doigt dans l'engrenage. Vous arriverez à accepter le cas du
médecin qui s'inocule sciemment une maladie ; et pourquoi pas
aussi le dévouement d'un médecin que je connais, et qui a supprimé dans son village, en même temps que de beaux honoraires
pour trachéotomies, les épidémies de croup, rien qu'en inoculant
préventivement le sérum de Roux2 à tous les enfants ayant approché le premier malade. Et que ferez-vous pour ou contre un
de vos héros qui sera plus tard devenu patron de maison publique, comme le cas s'est présenté dans la Meuse, il y a
quelques années ? Cette croix avait été gagnée sur le champ de
bataille, peut-être par un acte de vrai courage."
Celui qui m'écrit ainsi a raison. À peine ai-je lu dans La Dépêche l'article où je réservais le ruban rouge à quelques héros de
première qualité, qu'il m'est venu dans l'esprit une foule d'exemples vraisemblables, d'où il fallait conclure qu'on en reviendrait
inévitablement au point où nous en sommes aujourd'hui ; car le
vrai mérite se cache ; et les fripons, au contraire, feront tout pour
entrer dans n'importe quelle confrérie d'honnêtes gens.
54
PROPOS 1910
Mais mon correspondant va plus loin, et jusqu'à dire qu'il
n'existe point de vertu qu'on puisse raisonnablement estampiller.
Aristote disait qu'il faut attendre qu'un homme soit mort pour décider s'il a été heureux ; je dirais de même qu'il faut attendre
qu'un homme soit mort pour décider s'il a été vertueux.
Mais la vraie raison n'est pas encore celle-là. On ne peut point
du tout juger de la vertu d'après les actes. On peut imaginer un
caissier qui ait cherché toute sa vie un moyen sûr de prendre dans
la caisse, et qui n'en ait pas trouvé. On peut imaginer un cavalier
que son cheval emporte du côté de l'ennemi, et qui se trouve être
courageux sans l'avoir voulu, et même contre tous ses efforts.
Que de sources impures peuvent grossir le fleuve de courage !
On conçoit une ivresse homicide qui fasse figure d'héroïsme. Le
héros lui-même, tout barbouillé de sang, ne sait pas bien d'où il
revient. On devrait dire ces choses, et ramener toute vertu à
l'approbation de soi-même par soi-même.
Le vrai héros se récompense lui-même. S'il pense volontiers à
sa propre vie, sans s'étourdir par des mensonges, il a la plus haute
joie, je crois. La récompense trouble cette joie intérieure, parce
que personne, peut-être, n'est assez fort pour la mépriser. Cela est
vrai des plus petites forces que l'on trouve en soi. Assurément il
est agréable de l'emporter dans les discussions, et d'être applaudi.
Je ne souhaiterais pourtant jamais à un bon esprit le moindre
brevet de bon esprit ; ni le succès à un artiste. Encore bien moins
la croix au héros. Au reste le vrai héros ne la demande point et ne
l'accepte que par charité, je le crois bien.
8 février 1910
1424 *
Le Penseura1 descendit de son piédestal, s'habilla comme tout
le monde, et prit le train. Il roulait à petite vitesse, sur une voie
de fortune, car l'eau avait joué avec le ballast. Il voyait des maisons éventrées, des lits, des sommiers, des armoires, que le flot
avait déposés sur de petites plages qui marquaient le plus haut niveau du déluge. Partout une boue grasse, et des fourmis humaines qui cherchaient là-dedans les débris de leur bien. De temps
en temps, on franchit un fleuve ; c'est quelque chemin creux.
Le Penseur s'en alla de maison en maison. Il admirait la puissance de l'eau. On voit que les meubles les plus lourds ont flotté
comme des navires, et qu'il y eut des batailles navales entre le
piano et la bibliothèque. Deux hommes soufflent quand ils portent un piano ; mais la plus petite vague le pousse... Détournant
Février 1910
55
ses yeux de toutes ces richesses perdues, le Penseur aperçoit le
limon fertile et les moissons à venir.
Voici d'autres moissons. Voici le soleil de charité. On mange,
on se chauffe, on dort. De nobles femmes donnent le laitb pour
les petits, la soupe, la viande, les couvertures, les fichus, les corsages, le linge. Les aiguilles vont. Les riches limousines annoncent, à grands coups de corne, les biens qu'elles apportent. Et,
comme on n'a rien à faire qu'à attendre, on raconte. Un usinier a
donné cinquante mille francs en argent et des montagnes de
choses. Le maire socialiste, le curé et le marquis ont mis les offrandes en commun. Les pauvres retrouvent enfin tous les biens
que les riches leur gardaient. On a vu de jeunes aristocrates
pousser les barques dans les rues. Les pauvres gens et les demipauvres, plus cruellement frappés peut-être, font le compte de ce
qu'ils ont perdu : "On nous le rendra, disent-ils ; on nous l'a promis. Lit pour lit, armoire pour armoire. Les riches, voyez-vous,
ce sont nos trésoriers. On est injuste quelquefois, aux fins de semaine ou aux fins de mois. Peut-être sont-ils quelquefois un peu
durs, pour les maux qu'ils ne voient point ; mais leurs yeux
s'ouvrent et nos yeux s'ouvrent. Toutes les religions s'accordent
et toutes les politiques s'embrassent. Nous n'avons rien à offrir
que nos bonnes volontés et des coeurs fraternels ; mais nous ne
serons pas ingrats. Je forgerai pour le patron comme il a payé
pour moi."
Le Penseur promène d'un groupe à l'autre son front attentif.
Mais pourquoi comprendre ? Il faut enfin que ses pensées s'en
aillent aussi à la dérive ; il faut que tout son corps se détende.
Tous ces regards humains le touchent et le bercent ; une vague
monte jusqu'à ses yeux. L'homme de bronze a pleuré. Cette rosée
de larmes lui est plus douce, en une minute, que toutes ses pensées laborieuses depuis des siècles.
Il est revenu, il est immobile. Il pense. Il est sur la rive du
fleuve humain. Il s'est repris. Il se tient au rocher. Il suit une pensée effrayante. "J'ai vaincu les dieux. Pauvre victoire. Il y a des
hommes, maintenant, plus forts que les dieux ; ils sont assez
riches pour acheter mes larmes."
9 février 1910
1425
Dans ces temps difficiles, les Parisiens ont pu voir rouler, sur
toutes les voies praticables, de bons vieux tramways à vapeur.
De temps en temps, on voit le mécanicien descendre et tisonner
56
PROPOS 1910
dans un foyer de coke ou de boulets. Puis la machine s'en va en
soufflant. Jamais je n'en ai vu une seule en détresse. C'est simple,
c'est robuste ; et cela va tout aussi vite que les élégants tramways
de Thomson-Houston1.
En voyant rouler ces braves serviteurs, plus d'un Parisien s'est
dit : "Ces tramways portent leur usine avec eux ; si l'un d'eux se
dérègle ou s'use, cela n'atteint pas les autres. On n'y voit point
non plus de ces courts-circuits qui jettent les voyageurs dans la
rue. Enfin la voie est simple à établir, aisée à réparer. On n'y voit
point de ces coûteux fils de cuivre, de ces rails cachés sous une
plaque, et qui sont compliqués comme des montres. Pourquoi
n'en fait-on pas beaucoup plus, de ces vieux tramways qui roulent si bien ?"
Oui. Et pourquoi ces trains électriques dans les souterrains2 ?
Pourquoi n'use-t-on pas alors de ces moteurs à air comprimé qui
dépendent, il est vrai, d'une usine, quoique moins directement
que les moteurs électriques, et qui renouvelleraient l'air tout en
transportant les voyageurs ? Pourquoi l'électricité partout ? Ceux
qui veulent répondre à tout disent que les transports électriques
coûtent moins cher que les autres. Mais quand on presse là-dessus ceux qui sont bien informés, ils montrent quelque embarras,
et, passant sur l'économie, ils parlent de commodité. J'en conclus
que la question est discutable, et j'en reviens à demander : avonsnous un contrat avec la fée Électricité ?
Eh bien, je crois que nous avons un contrat de ce genre. Je
crois que la production des moteurs et des dynamos s'est développée par l'effort des inventeurs et par l'espérance des bailleurs
de fonds. Cela suppose un outillage, qui produit automatiquement et, par suite, un prodigieux effort pour trouver l'emploi des
choses fabriquées. Or, les plus riches des bailleurs de fonds
mettent de l'argent un peu partout ; ils sont aussi bien marchands
de métros ou de tramways que marchands de dynamos ou de fils
de cuivre. Ils sont à la fois vendeurs et acheteurs. Partout où ils
ont quelque puissance, ils nourrissent une affaire ancienne au
moyen d'une affaire nouvelle. Partout écoutés, aux chemins de
fer comme aux tramways, ils sont placiers en moteurs électriques
aussi, secondés d'ailleurs par cette foule d'électriciens que l'on
rencontre sur le marché d'esclaves. Et, parce que l'on produit
beaucoup de moteurs électriques et d'électriciens, il faut que
nous consommions beaucoup de moteurs électriques et d'électriciens. Beaucoup de travaux s'expliquent ainsi, non pas parce
Février 1910
57
qu'on les demande, mais parce qu'on les offre. Source de folles
dépenses peut-être ; et, pour finir, c'est nous qui payons.
10 février 1910
1426 *
Je ne saurais pas recevoir ; et, par suite, je ne sais pas bien
donner. Je crois que beaucoup de gens sont comme moi. Je crois
notamment que les pauvres reçoivent sans joie. Entendons bien
cela. Je crois qu'ils ont du plaisir à manger s'ils avaient faim, et
ainsi pour le reste. Mais, s'ils ont le temps de penser, je crois
qu'ils se voient plus misérables que jamais, quand ils reçoivent ;
surtout si l'habitude n'a pas fait d'eux des mendiants. On en a pu
voir, ces temps-ci, plus d'une de ces femmes qui n'avaient jamais
rien demandé à personne, et qui se sentaient deux fois pauvres,
en recevant l'aumône des riches. On reçoit volontiers des pauvres ; on se dit qu'on leur rendra le même service quelque jour.
Voilà pourquoi j'aurais voulu que les dames riches restent un peu
plus dans l'ombre, et que l'institutrice, toujours amie et fraternelle
pour les pauvres gens, fût maîtresse d'aumône dans l'école. Autrement la misère morale est grossie par le contraste des
conditions, des manières, du costume, du langage. Il y a des regards sauvages, que le bienfaiteur devrait voir. Mais il est pris
par sa fonction ; il est loin, il est haut. Il donne comme d'autres
prêchent.
C'est parce que je pense à ces choses que je ne sais point donner. J'éprouve une espèce de honte, en pensant à cette puissance
souveraine que j'ai pour quarante sous. Les "merci" me font peur.
C'est pourquoi je cherche des discours égalitaires. Mais tout cela
ne va pas sans rudesse. En somme, je ne suis pas à l'aise dans le
métier de bienfaiteur. Si j'étais plus riche, j'apprendrais sans
doute bien vite à être riche. Je jugerais d'après deux ou trois
mendiants flatteurs. Je prendrais pour reconnaissance le sourire
naïf des enfants. Je me ferais au métier de roi. Personne n'y
résiste.
Après cela quand je lirais les discours que les pauvres préfèrent, quand je verrais la haine grossie dans les foules, quand je
sentirais passer quelque onde révolutionnaire, et gronder quelque
Internationale ou Carmagnole, je me dirais très sincèrement : "Ce
n'est point là le peuple. Ou bien c'est qu'ils ont bu."
11 février 1910
58
PROPOS 1910
1427 *
J'ai vu passer les pontonniers. Grands manteaux. Chevaux
roux. Voitures longues et haut perchées. Sur chaque voiture, un
lourd bateau qui porterait toute une villa de banlieue. Ils
tournent ; ils s'arrêtent dans une avenue boueuse, le long du
fleuve. La guerre n'est pas finie. Dans le ciel pâle, on voit traîner
quelques nuages effilochés ; le couchant est tout jaune. Le vent
vous prend à la figure. Il se fait sans doute là-haut quelque mélange d'air chaud et d'air froid. Ces fins nuages marquent les
premiers remous ; cea sont les filets d'air chaud pris dans des
masses d'air froid ; la vapeur d'eau s'y condense et les rend visibles. Sur les pentes de la berge, l'eau va et vient par petites
vagues, et gagne un peu à chaque fois. Tous ceux qui ont regardé
la marée montante connaissent cette frange dentelée de l'eau qui
monte, si différente de l'ourlet qui glisse sur la terre mouillée
quand l'eau descend.
Pendant que mes yeux cherchent d'autres signes, je tombe sur
ces mots, peints en noir sur gris-fer : "Train de pont du 6e génie".
L'histoire est plus puissante que la géographie. Me voilà aux
bords du Danube1, ou quelque part par là, dans un pays que je
n'ai jamais vu. Je bâtis un rêve sur ce bruit de roues, sur ce cliquetis d'armes, sur cette eau lancée comme une faulxb contre la
boucle du fleuve. Je vois des canons. Les feux du bivouac s'allument. Le maître de tout arrive, au pas de son cheval. Tous attendent. Tous ont les yeux sur cette tête ronde qui sait ce qu'elle
veut. Tous savent qu'ils auront une chose à faire en commun ; et
c'est une raison qui vaut toutes les raisons. Je me sens pontonnier, et existant avec autant de force que ce sombre manteau sur
les choses grises, là, autour. Ombres grises que nous sommes,
nous n'osons plus.
Pourquoi rêves-tu ? Le fleuve monte. Voilà le maître de tout.
Les troupeaux d'hommes s'allument pour le voir passer. Chacun
s'éveille ; chacun saisit ; chacun invente. Chacun est maçon,
peintre, déménageur, batelier. Toutes les pensées vont à l'action.
Les yeux sont pleins de choses ; les affiches blanches sont
pleines de vérités. Les maires sont maires. La loi est aimée. Il y a
une volonté commune. La vie publique a un sens. J'ai vu ce matin un ingénieur crotté qui tournait autour d'une grosse pompe et
qui demandait avis au charpentier. Bien mieux, il y a sans doute
quelque part, au moment où j'écris, un ministre qui pense au bien
public. S'il plaisait au vieil Univers, maître de tout, nous serions
Février 1910
59
justes tout à fait, héros tout à fait. Tous pontonniers de la Grande
Armée.
12 février 1910
1428
Nous sommes dans les comètes1, et jusqu'à pouvoir bientôt en
toucher une, si les observatoires ont bien calculé. Voilà une circonstance rare. La Seine se montre capricieuse comme un ruisseau des rues2, en sorte que ceux qui l'ont vue monter une fois
au-dessus des rivesa, et jusqu'au niveau des parapets ne savent
plus où elle s'arrêtera lundi. Voilà une autre circonstance rare. Il
est inévitable que ces deux phénomènes remarquables, si on les
pense plusieurs fois ensemble, soient liés entre eux désormais
dans notre imaginationb, comme un bouquet fané est lié à l'image
de la femme aimée dans l'imagination de l'amoureux. D'autant
que les sentiments vifs nouent fortement les images, comme si,
par le cours plus rapide du sang et les secousses nerveuses plus
intenses, ils creusaient des tunnels dans notre cerveau, entre un
souvenir et un autre. L'amoureux passe facilement du bouquet à
la dame parce qu'il les a vus ensemble un jour que sa vie était
fouettée par un grand désir. Un inondéc, de même, a bien pu penser en même temps à la plaine d'eau et à la comète, un jour que sa
vie était fouettée par une belle peur. Et voilà une croyance bien
nouée. Elle le serait mieux encore, sans doute, si la comète était
visible, et si, dans quelque nuit tragique, les eaux dévastatrices
avaient doublé, comme un miroir, la chevelure de flamme. Je
crois que, dans ce cas-là, il se serait formé, dans la cervelle de
l'inondé, une liaison invincibled entre l'inondation et la comète.
De là une pensée animale, et des terreurs presque sans remède.
Combien de fois faudrait-il voir, dans la suite, une comète sans
inondation, et une inondation sans comète, avant de pouvoir dénouer ces deux images, et ne plus attendre l'une dès que l'on voit
l'autre.
Ces erreurs, ou plutôt ces pensées confuses, sont d'autant plus
redoutables, qu'on ignore tout à fait comment un astre nouveau
dans le ciel peut étaler une nappe d'eau dans les rues d'une ville.
Par là, on est ramené à lier n'importe quoi à n'importe quoi, et
l'on revient à l'enfance ; on est livré aux présages. Les Dieux
reviennent.
Remarquez que, quand cette connexion entre la comète et
l'inondation serait explicable, on n'en serait pas moins superstitieux et ignorant si on la prenait pour vraie sans savoir comment
60
PROPOS 1910
on peut l'expliquer. La santé de l'entendement suppose que l'on
cherche à s'expliquer tout ce qui se présente. Il n'en faut pas plus
pour affaiblir le lien de superstition. C'est pourquoi j'ai lu avec
plaisir qu'un astronome avait des raisons de penser que les
radiations que nous envoie la comète sont de même nature que
celles qui, dans le laboratoire, condensent les vapeurs.
Condensation dans l'atmosphère, c'est pluie ; pluie, c'est
inondation. Voilà une supposition qui est saine, parce qu'elle est
intelligente. C'est pourquoi il faut former tous les hommes à
l'invention des hypothèses. Si l'on prenait la science ainsi,
comme un message de l'entendement, l'enseignement serait tout
autre qu'il n'est.
13 février 1910
1429 *
Comme j'entendais qu'on parlait du monopole des assurances,
je m'approchai, et je recueillis les réflexions suivantes.
"Il est clair, dit le spécialiste, que l'État tirerait bien cent cinquante millions de l'assurance contre l'incendie. Mais voici les
réserves que je fais à ce sujet. D'abord il faut retrancher de ces
bénéfices la somme que les compagnies paient maintenant au
fisc. De plus, il faut encore compter que l'État n'osera sans doute
pas rançonner les incendiés comme le font les Compagnies. Le
règlement, après sinistre, a quelque chose d'écrasant pour l'assuré. Il faut voir comment toutes choses, brûlées et non brûlées,
sont estimées, de façon à grossir l'avoir total de l'assuré ; en sorte
que le pauvre homme apprend qu'étant plus riche qu'il ne croyait,
il s'est assuré pour une partie seulement de son bien, ce qui fait
qu'on lui paie une partie seulement de ce qu'il a perdu. Si l'on
plaide, on sait ce que cela coûte. L'État saura-t-il faire ce terrible
métier de façon à y gagner beaucoup, je n'en sais rien.
- Mais, dit un autre, n'oublions pas l'Assurance sur la vie, qui
sera bientôt tout à fait dans les moeurs.
- Méfions-nous, dit le spécialiste, des assurances sur la vie.
En fait, elles n'enrichissent pas les Compagnies. Et, ici encore,
l'État est mal armé pour faire remonter les profits. Il faut ici
pourchasser les intéressés, et leur parler à propos de leur mort ; je
ne vois pas bien l'employé des assurances d'État tendant ses filets. De plus, vous savez qu'il faut se méfier des malades et
écarter les faibles. C'est encore un dur métier ; et nous ne voulons point que l'État manque de coeur.
Février 1910
61
- Voilà, dit un autre, ce qui fait que l'État est considéré, très
injustement, comme un médiocre commerçant ; car nous voulons
toujours, qu'il s'agisse de traitements ou d'autre chose, que l'État
mêle le sentiment aux affaires ; mais les vertus n'entrent pas dans
les comptes.
- Restent donc, dit le spécialiste, les rentes viagères, qui sont
une très bonne affaire. Je n'y vois qu'un inconvénient ; c'est que
l'État sera peut-être tenté, s'il avait ici le monopole, d'abaisser
graduellement le taux des rentes, afin d'augmenter ses bénéfices.
- Soyez justes, dit alors quelqu'un. Après avoir craint que
l'État soit trop bon, n'allons pas craindre qu'il soit trop méchant.
Ajoutez que l'État est jaloux de son crédit, et qu'il ne voudrait pas
avouer sa misère en grattant ainsi sur les rentiers. Ce taux des
rentes viagères serait une espèce de baromètre, comme le cours
de la rente ; et l'État est très soucieux de maintenir le baromètre
au beau." Ce dernier argument m'a fait voir que le spécialiste,
quoiqu'il ne manquât pas de choses sensées à dire, tombait tout
de même cette fois-là dans ce travers qu'ils ont tous, de jeter dans
les jambes des profanes tous les obstacles qu'ils peuvent
ramasser.
14 février 1910
1430 *
J'ai reçu, on s'en doute bien, plus d'une lettre sur la Représentation Proportionnelle. Ce que j'y vois de plus clair, c'est que
beaucoup sont mécontents de ce que nous avons, et voient dans
la Réforme dont il s'agit un changement qui ne peut pas nuire, et
qui nous laisse, parce qu'il est changement, quelque chose à espérer. "Si un changement est désirable, m'écrit-on, c'est parce
qu'il fera comprendre aux députés que le pays est las de leur politique de clientèle, et que, s'il a nommé une majorité radicale,
c'est pour qu'elle fasse de la politique radicale. On peut espérer
que, si les élections prochaines1 donnent gain de cause aux
"Erpéistes", les parlementaires comprendront la leçon, et feront
de bonne besogne pendant quelque temps."
Nos lecteurs savent assez que je n'ai pas de tendresse pour la
politique rétrograde. C'est pourquoi un argument de ce genre est
capable de me toucher. Mais, quand je viens à y réfléchir, c'est-àdire à me représenter le mieux possible ce que l'avenir pourrait
être avec un système électoral nouveau, l'argument s'évanouit.
Pourquoi voulez-vous que la "politique de clientèle", comme
vous dites, ait moins de puissance avec le scrutin de liste et la re-
62
PROPOS 1910
présentation des minorités ? Assurément, la "clientèle" dont vous
parlez se compose non pas d'électeurs qui ont bien voté (car saiton jamais comment un électeur a voté ?), mais des comités qui
préparent l'élection, et sans lesquels le candidat perdrait toute
chance de succès. Or croyez-vous qu'avec la R.P. les comités
seront moins puissants qu'avec le scrutin d'arrondissement ? Ils
s'organiseront, cela n'est pas douteux ; on dit même qu'en certaines régions ils s'organisent déjà. Selon ce qu'on peut humainement prévoir, ils composeront, dans chaque département, un
petit parlement qui fera les listes. D'après cela, ils tiendront dans
leurs mains, non pas un député, mais plusieurs députés. On recommandera, on décorera, on favorisera plus que jamais les
courtiers électoraux. Au reste je crois que le mal n'est pas si
grand qu'on le dit. Mais, fût-il cent fois plus funeste, je ne vois
point que le système nouveau puisse y apporter un remède, au
contraire.
Ce même correspondant inconnu jette aussi les "quinze mille
francs"2 dans la balance, en faveur de la R.P. Je reviendrai làdessus, mais n'est-il pas évident que, s'il est un vote sur lequel les
partis les plus puissants se soient entendus, contre l'électeur, c'est
bien celui-là ?
15 février 1910
1431
Les écoliers étaient au bord de l'eau ; ils attendent l'heure d'y
retourner. Leur souvenir est plein de remous, de tourbillons, de
débris flottants, de barques, de plages. Vous ne pouvez pas plus
contre le cours de leurs idées que contre le cours de la Seine1. Ils
s'instruisaient tout à l'heure ; maintenant ils vont s'ennuyer.
Mais Monsieur Benoît, l'instituteur, est un habile homme, et
un brave homme. Lui aussi il était au bord de l'eau ; lui aussi il
regarde flotter ses idées comme des épaves ; et comme toutes ces
images ont mordu sur son coeur, il est un peu plus mauvais écolier que ses écoliers. Le tableau des mesures, et l'histoire de l'enfant sage qui met le couvert ou qui tient l'écheveau, sont de pauvres images, qui ne s'accrochent à rien. Monsieur Benoît n'en est
point étonné ; il a remarqué souvent que les perceptions vives
sont les reines de la pensée, encore plus si le coeur est touché.
"Hé bien, donc, sur les pensées qui vous viennent, se dit-il,
travaillons, comme broute la chèvre autour de son piquet.
Voyons, qui va me décrire convenablement le courant du
fleuve ? Est-ce que l'eau court également vite dans toutes les
Février 1910
63
parties du courant ? Non, certainement. Tous savent que, vers le
milieu du fleuve, l'eau file comme une flèche. Et pourquoi cela ?
Voyons, à quoi allons-nous comparer ce courant d'eau ? A
une foule d'hommes, peut-être, qui descendent du train et se
poussent vers la sortie. Quels sont ceux qui vont le plus vite ?
Quels sont ceux qui sont arrêtés ? Par quoi le sont-ils ? Où sont
les frottements ? Est-ce la même chose, de frotter contre un
homme qui marche ainsi vers la sortie, ou de frotter contre le
mur ? Revenons au fleuve. Représentons-nous toutes ces gouttes
d'eau qui se précipitent, non plus par le désir d'arriver, mais par
la pesanteur, qui les fait rouler sur la pente. Voici des grains de
plomb ; nous allons les faire couler. Par où s'échappent-ils le
mieux ?
Mais n'y en a-t-il pas aussi qui vont tourner sur eux-mêmes ?
N'y a-t-il pas, dans une foule, des gens qui tournent sur euxmêmes au lieu d'avancer ? Oui. Ceux qui frottent contre le mur.
Ils roulent sur le mur, comme ferait une roue. Bon. Quelqu'un
n'a-t-il pas vu des parties d'eau qui tournaient ? Oui, des tourbillons. Comment étaient-ils ? Creux comme des entonnoirs. Pourquoi cela ? Dans quel sens tournaient-ils ? Vous ne l'avez pas
remarqué ? Écrivez un sujet de devoir pour demain. Vous dessinerez le fleuve vu du pont. Vous marquerez les piles et les
arches, ainsi que les régions où le courant est le plus rapide ; puis
la position, le sens, le déplacement des tourbillons. Vous estimerez la plus grande vitesse en mètres par seconde, d'après le
mouvement des épaves, et vous calculerez d'après cela, à quelques heures près, le temps que peut mettre l'eau, dans la partie la
plus rapide du courant, pour aller de Paris au Havre. Vous comparerez cette vitesse à celle de l'express. Allez-vous en ; la classe
est finie."
Monsieur Benoît se frotte les mains. Et, comme ses yeux tombent sur l'Emploi du Temps qui est collé au mur, et qui porte :
"Calcul d'intérêts. Morale individuelle", il a un bon rire. Prenez
garde, Monsieur Benoît : l'administration a les yeux sur vous.
16 février 1910
1432
Le Savant me dit : "Je viens de lire Tolstoï1. Cet homme-là
sait les choses. Oui, vous allez l'entendre mal, et me dire qu'il a
observé, qu'il s'est promené dans le monde avec un crayon et un
carnet. Ce n'est pas ainsi que je l'entends. Il sait vraiment les
choses ; il a vécu dedans, non autour. Si vous connaissez un peu
64
PROPOS 1910
le cheval, lisez ce récit des courses, dans Anna Karénine ; voyez
l'officier à l'écurie ; il faut avoir été en amitié avec des chevaux
pendant des années pour écrire une page comme celle-là. Mais il
y a plus fort. Tout en lisant, j'entre avec le mari dans la chambre
où Anna est malade. L'auteur n'a pas dit quelle est sa maladie.
Mais moi, qui ai soigné de ces malades-là, j'entre, j'écoute, et je
reconnais la fièvre puerpérale. On ne peut s'y tromper, si on
connaît la chose. Ce délire a son éloquence à lui, ses mots à lui.
Tolstoï a vécu ; il écrit sur ce qu'il sait. Quelle pauvre chose
qu'un écrivain qui ne sait rien.
- Mais, dit quelqu'un, on nous a bien trompés en nous parlant
de la littérature d'imagination. Je pensais que le génie consiste
surtout à deviner, à reconstruire. On dit aussi communément que
ceux qui ont beaucoup vécu n'écrivent guère.
- Cela se peut, dit un troisième. Pour agir, penser et écrire, il
faut une longue vie, et une rencontre d'aptitudes qui est proprement le génie. Voyez Stendhal ; il a suivi la grande armée, puisqu'il était intendant aux vivres ; aussi ce n'est pas miracle qu'il ait
décrit une bataille comme personne ne l'a jamais fait.
- Balzac, dit un autre, a imaginé certainement.
- Oui, dit le Savant ; je crois qu'il a imaginé quelquefois, et
qu'on le devinerait sans peine à ceci que ses traits, alors,a ne
marquent plus. Mais remarquez une chose ; tant que Balzac a été
seulement un écrivain, il n'a écrit que des pauvretés, dont on ne
parle même plus, comme Jean Louis ou Le Centenaire. Mais dès
qu'il s'est battu avec les huissiers, la vie commune est entrée en
lui, et a gravé en lui toutes ces fortes images que nous retrouvons
dans ses oeuvres. C'est pourquoi tous vos petits auteurs m'ennuient. Ils ne savent rien. Ils ont vu les choses et les hommes
comme un touriste voit un lac. Il faut pêcher dans le lac, et bien
des années. On ne peut raconter que sa vie, et l'univers autour.
C'est pourquoi votre petit marchand de romans vous fera toujours
des décors en carton peint. Tout est imité ; et cela se retrouve
jusqueb dans les mots, car je crois que, lorsque la chose est
réellement saisie et sue, les mots s'arrangent d'eux-mêmes. Mais
si vous n'êtes qu'amateur de choses, non dompteur de choses, ce
que vous écrivez ressemble à tout ce qu'on écrit. Ainsi
Chantecler2 ; ce que j'en ai lu ressemble à une habile imitation de
Hugo. Etc je parie ce qu'on voudra que je trouverai cinquante
poètes, actuellement vivants, qui feraient d'aussi bonnes
variations sur le même thème ; sans compter qued j'en connais
Février 1910
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deux ou trois qui feraient peut-être encore mieux." La conversation se perdit dans un tumulte.
17 février 1910
1433 *
J'ai eu la bonne fortune d'entendre, sur la Représentation Proportionnelle, l'avis d'un Français qui a vécu longtemps en Belgique. Comme il parlait en présence d'un de ces hommes qui
considèrent la Représentation Proportionnelle comme un remède
à tous maux, c'était un spectacle très agréable.
"Vous espérez, disait notre voyageur, que cette réforme électorale dissoudra la clientèle qui monte maintenant à l'assaut des
faveurs et des places. Mais comment une idée pareille a-t-elle pu
vous venir en tête ? Il est pourtant assez clair que la Représentation Proportionnelle donnera, aux comités qui élaboreront la liste
du Parti, plus d'importance qu'ils n'en ont jamais eu. Il y aura
donc, plus que jamais, des cuisiniers de politique ; et les députés
de la liste victorieuse seront liés à ces cuisiniers de listes par des
obligations très précises. Rien n'empêchera donc qu'il y ait des
promesses, et des récompenses. Et c'est bien ainsi que les choses
se passent en Belgique, où j'ai pu voir que ceux qui avaient travaillé pour le parti vainqueur arrivaient aux places, poussés non
plus par un seul député, mais par le parti tout entier.
- Ajoutez à cela, dit quelqu'un, que plus les partis politiques
sont définis et séparés, plus l'étiquette politique prend d'importance, plus facilement elle l'emporte sur le mérite personnel
quand il s'agit de distribuer des places. En France, il y a mille
nuances, qui vont du socialiste au progressiste ; c'est pourquoi on
peut se faire recommander sans forcer ses opinions ; c'est une garantie pour la liberté de penser, et pour la justice aussi. En
somme, quel est le parti qui tient le pouvoir en France ? Quel est
le parti qui persécute, comme on dit, et qui récompense ses
amis ? Ce n'est point un Parti ; ce sont des miettes de Partis.
Considérez un ministère ; il y a là-dedans cinq ou six programmes tempérés les uns par les autres. De là une tolérance
dont nous pourrions être fiers, une clientèle très bigarrée et une
liberté de discours, chez nos fonctionnaires, qui est presque sans
limites.
- Mais, dit le partisan de la Proportionnelle, ce sont là de petites raisons contre une grosse raison ; la réforme que je propose
est juste ; je n'en veux pas dire plus.
66
PROPOS 1910
- Je nie, je nie qu'elle soit juste, dit celui qui avait parlé le
premier. Il y a chez les électeurs de France une variété d'opinions
qui se retrouve assez bien chez leurs députés. Vouloir réduire ces
opinions à deux ou trois catéchismes, vouloir que l'électeur force
son opinion vers le rouge ou vers le blanc, s'il ne veut pas perdre
son vote ; lui jeter deux ou trois programmes entre lesquels il devra choisir ; en somme lui poser des questions au lieu d'écouter
celles qu'il pose, c'est cela, remarquez-le bien, c'est cela qui n'est
pas juste."
18 février 1910
1434 *
Il s'est rencontré sans doute, au cours de ces vingt dernières
années, quelque Polytechnicien dont l'École n'avait pas ligoté
l'intelligence en momie ; un homme rusé d'ailleurs, et qui fit assez le nigaud à ses débuts pour n'être pas privé de tout pouvoir et
de tout gagne-pain ; un homme qui ne mit pourtanta point toute
sa pensée à parvenir ; un homme qui méconnut les lois sacrées de
la camaraderie ; un homme qui ne voulut point mettre le pur
métal de ses opinions sous le coin qui en fait des pièces d'or. Un
homme qui contemplait et qui comprenait. Une espèce de fou,
comme vous voyez.
Cet homme promena de bureau en commission quelques discours ridicules du genre de celui-ci : "Prenez garde, disait-il.
Toutes ces pierres cimentées que vous apportez sur les bords de
la Seine, ou dans le fond, forment barrage aussi bien que si vous
les entassiez en forme de digue, pour empêcher le fleuve de
couler. Un pavé, au milieu du courant, arrête l'eau pour sa part,
même s'il n'est pas joint à d'autres ; et aussi bien, s'il est vers le
bord. Vous le savez bien, puisque vous réglez les barrages des
écluses avec des tiges de bois qui ne se touchent point ; si ces
perches, au lieu d'être rangées les unes à côté des autres, étaient
plantées çà et là dans le courant, personne ne penserait qu'elles
barrent encore le fleuve ; mais nous, nous devons le penser. Pareillement nous devons penser que toute pierre qui touche l'eau
grossit un barrage invisible, un barrage par petits morceaux, qui
va d'Alfortville à Auteuil1. Et, même quand vous travaillez dans
les sables et les vases à demi liquides qui sont au fond et sous les
berges, quand vous durcissez par caissons métalliques, pierres,
ciment, tout ce fleuve de boue, c'est encore une espèce de barrage que vous faites. Or tout barrage veut un déversoir. Si un
meunier, qui barre la rivière pour avoir de la pression sur ses
Février 1910
67
turbines, n'avait aussi un déversoir qui relie par un détour le dessus et le dessous, vous feriez des rapports là-dessus ; et il n'aurait
point le droit de hausser son barrage sans creuser en même temps
son déversoir. Etes-vous donc comme des enfants, pour ne pas
voir le barrage caché ni le barrage diffus ? A l'oeuvre donc, soit
que nous aménagions pour cet objet les fossés des fortifications
et la zone qui les entoure, soit que nous voulions faire un plus
long détour, et creuser un lit de culture maraîchère en contrebas,
qu'on arroserait merveilleusement, qu'on louerait très cher, et qui,
par conséquent, ne coûterait pas grand chose. Allons, pour
chaque pierre posée dans l'eau de la Seine, je veux un mètre cube
en moins dans le déversoir."
Quand on entendit ce discours pour la première fois, il y eut
des sourires. Quand il le fit une seconde fois, quelque vieux renard d'ingénieur écrivit sur son dossier : "Utopiste. Semble ignorer tout à fait l'art d'ajuster les idées aux intérêts." Un peu plus
tard, on essaya de le sauver en lui faisant faire un mariage riche ;
mais comme il refusa, on mit sur ses notes secrètes : "C'est un
homme sans moralité." A l'automne dernier il couchait sous les
ponts ; et peut-être la crue l'a noyé. Les choses, du moins, lui ont
rendu justice.
19 février 1910
1435
Comme j'essayais de prouver, hier, à des gens qui ont des
rentes, que le rentier ne produit rien et joue, par conséquent, le
rôle de poids mort dans la cité économique, il s'éleva une discussion un peu vive, et terriblement difficile à suivre. On en vint,
comme il arrive toujours dès que l'on traite ces questions-là, à
dire que le travail manuel n'est pas le seul travail utile ; que celui
qui invente, que celui qui dirige, que celui qui surveille, font un
travail utile aussi. Personne n'alla jusqu'à dire que l'oisif qui
consomme sans produire est un homme utile à sa manière ; ceux
avec qui je discutais n'en étaient plus à cette niaiserie-là.
On en vint à condamner, d'un commun accord, celui qui vit
du travail des autres, sans produire d'aucune façon ; mais il fallut
convenir que cette espèce est assez rare. Celui qui instruit produit, puisqu'il forme des producteurs et des inventeurs. Celui qui
étudie, celui qui réfléchit, produit ; car, qui peut mesurer la circulation d'idées nécessaires aux inventions, aux organisations,
aux coordinations ? Celui qui pensa le premier à la lettre de
change, ne cherchait semblait-il qu'à grossir et à assurer son petit
68
PROPOS 1910
trésor ; en réalité il construisait dans sa tête une machine à payer
qui, dans l'avenir, devait épargner une peine matérielle aux
transporteurs d'or. En bref, on ne peut jamais dire qu'un homme
ne produit point, à moins qu'il ne se saoule de viandes, de vin et
de plaisirs tout le temps qu'il ne dort pas.
Ainsi, une fois de plus, nous étions noyés dans les notions
bourbeuses de l'Économique. En y pensant, depuis, je suis arrivé
à me dire qu'en toutes ces discussions, on joue sur le mot
"Travail". Il me semble que le travail libre n'est pas du tout une
peine, même si ce sont les bras et les mains qui travaillent ; les
sports et les jeux le prouvent assez. Ces temps-ci, je travaille sur
des piles électriques, des bobines, des aimants ; et c'est pour moi
un plaisir de premier ordre ; j'en oublie l'heure. Celui qui arrose
ses salades ou bêche son petit carré de terre en revenant de
l'usine, ne dira jamais qu'il travaille, au sens où le conducteur du
tramway travaille lorsqu'il échange des tickets contre des sous.
Travail, c'est travail forcé ; travail forcé, c'est travail en commun,
sous une règle de présence, sous des conditions imposées. La
vraie peine, c'est l'esclavage.
Aussi, quand on me dit qu'un milliardaire travaille plus qu'un
commis, je réponds que l'on joue sur les mots. Le milliardaire
exerce librement sa puissance, avec l'idée qu'il peut se reposer
quand il voudra, et autant qu'il voudra. Le commis perçoit son
propre esclavage à toute minute. Et je demande : est-il juste que
les travaux qui sont par eux-mêmes des joies soient les mieux
payés de tous ? Telle est sans doute la vraie question.
20 février 1910
1436
Un préfet de police1 est, pour mon goût, l'homme le plus heureux. Pourquoi ? Parce qu'il agit toujours, et toujours dans des
conditions nouvelles et imprévisibles ; tantôt contre le feu, tantôt
contre l'eau ; tantôt contre l'éboulement, tantôt contre l'écrasement ; aussi contre la boue, la poussière, les maladies, la pauvreté ; enfin souvent aussi contre la colère, et quelquefois contre
l'enthousiasme. Ainsi, à chaque minute de sa vie, cet homme
heureux se trouve en présence d'un problème bien déterminé, qui
exige une action bien déterminée. Donc, point de règles générales ; point de paperasses ; point de récriminations ni de consolations en forme de rapport administratif ; il laisse cela à quelques bureaucrates. Lui, il est perception et action. Or, quand ces
Février 1910
69
deux vannes, perception et action, sont ouvertes, un fleuve de vie
porte le coeur de l'homme comme une plume légère.
Là est le secret des jeux. Jouer au bridge, c'est faire couler la
vie de la perception à l'action. Jouera au foot-ball, encore mieux.
Sur une donnée nouvelle, imprévisible, dessiner promptement
une action, et, tout de suite, la faire, cela remplit la vie humaine à
souhait. Que voulez-vous désirer, alors ? Que voulez-vous
craindre ? Le temps dévore le regret. On se demande souvent
quelle peut être la vie intérieure d'un voleur et d'un bandit. Je
crois qu'il n'en a point. Toujours à l'affût, ou dormant. Toute sa
puissance de prévoir est en éclaireur, devant ses pieds et ses
mains. C'est pourquoi l'idée de la punition ne lui vient point, ni
aucune autre. Cette machine aveugle et sourde a de quoi effrayer.
Mais en tout homme l'action éteint la conscience ; cette violence
sans égards s'entend dans le coup de hache du bûcheron ; elle est
moins sensible dans les démarches de l'homme d'État, mais on la
retrouve souvent dans les effets. On s'étonnerait moins de trouver
l'homme dur et insensible comme la hache, si l'on remarquait
qu'il ne s'épargne pas tant lui-même. Puissance n'a point pitié,
non plus pitié de soi.b
Pourquoi la guerre ? Parce que les hommes se noient alors
dans l'action. Leur pensée est comme ces lampes électriques du
tramway, qui baissent au démarrage ; je dis leur pensée réfléchie.
D'où une puissance redoutable de l'action ; elle se justifie à sa
manière, parce qu'elle éteint la lampe intérieure. Par quoi une
foule de passions viles sont éteintes, toutes celles que la réflexion
nourrit, comme mélancolie, dégoût de la vie, ou bien intrigue,
hypocrisie, rancune, ou bien amour romanesque, ou bien vice
raffiné. Mais aussi s'éteint la justice, dans le courant de l'action.
Le préfet de police se bat contre l'émeute de la même manière
qu'il se bat contre l'eau et le feu. L'émeutier éteint sa lampe aussi.
Nuit barbare. C'est pourquoi il y eut des tortionnaires qui enfonçaient les coins, et des juges qui recevaient les aveux. C'est pourquoi il y eut des galériens attachés sur les bancs, et qui agonisaient là, qui mouraient là, en suivant le mouvement des rames ;
et d'autres hommes qui fouettaient. Ceux qui fouettaient ne pensaient qu'à leur fouet. N'importe quel état de barbarie durera, s'il
s'établit. Un préfet de police est l'homme le plus heureux ; je ne
dirais pas qu'il est le plus utile des hommes. L'oisiveté est mère
de tous les vices, mais de toutes les vertus aussi.
21 février 1910
70
PROPOS 1910
1437
Je chassais, en ce temps-là. La dame chez qui j'étais me dit au
déjeuner : "J'ai vu cette nuit en dormant que vous allez tuer aujourd'hui un gros oiseau ; je l'ai vu tomber en tournoyant ; et c'est
moi qui vous apporterai l'oiseau tué ; car j'y serai." Tous se mirent à rire, et je n'y pensai plus. Il pleuvait un peu. Je partis avec
mes compagnons, et nous fîmes un assez long tour sans tirer un
coup de feu. Comme nous revenions vers le logis, et que nous en
étions encore éloignés de vingt bonnes minutes, il vint des corbeaux en bande, assez haut dans le ciel. Me voilà accroupi tout
contre un petit talus. Je vise le premier corbeau ; je suis son vol
avec mon fusil ; je vois son bec en avant du guidon. A ce moment-là je pense à ce qui a été prédit, et je sens que le destin de
cette bête va s'achever là. Je fais feu ; il tombe en tournoyant ; et
je vois la prophétesse qui accourt au bout du champ.
Ces rencontres sont des têtes de Méduse ; elles changent les
idées en pierres. J'ai fait ce récit bien des fois, toujours de la
même manière ; j'y restais comme enfermé. C'était un petit monde, avec d'autres lois. C'était fixé comme une religion, et fermé
comme un temple. J'en faisais le tour ; je n'y entrais pas. Les premiers "tabous" furent dans les idées, avant d'être dans les choses.
Et je comprends, par cet exemple, comment la réflexion use ses
pointes vainement contre certains souvenirs, sables vitrifiés par
la foudre. Même je n'aimais plus à en parler. L'étonnement,
quand il est un remède, n'est pas une bonne chose.
Pour se délivrer d'une erreur, il faut penser à d'autres vérités.
Comment le vrai s'infiltre, on n'en sait rien. Toujours est-il que
mon petit temple est en ruines. Je m'en suis aperçu hier, comme
j'y pensais de nouveau après un long temps. Il me parut naturel
que la prophétesse eût fait quelque chemin au-devant des chasseurs, afin de savoir si la prédiction s'était réalisée ; naturel aussi
qu'elle vînt par ce chemin-là, par où nous revenions d'ordinaire.
Il me paraît maintenant que la prédiction, lorsqu'elle me revint au
moment où je visais, a pu, par la confiance qu'elle me donnait,
assurer mon bras et mon coup d'oeil. Je ne vois plus que le corbeau, qui n'eût point d'intérêt à accomplir la prophétie. Mais cet
endroit où se fit la rencontre, est un chemin de corbeaux ; je l'ai
souvent remarqué.
Par ces détours, je suis entré dans l'enceinte sacrée. Je me suis
trouvé délivré d'une espèce de peur qui m'arrêtait. Mais, ce n'était
pas bien difficile de comprendre que toute prophétie, dès qu'elle
est faite, est déjà cause de l'événement qui viendra la confirmer.
Février 1910
71
Et, plus d'une fois, j'ai su appliquer cette idée aux pressentiments
des autres. Il est donc à croire que c'est l'étonnement qui paralysait la réflexion. A quoi je n'aperçois qu'un remède, qui est
d'assouplir son esprit en pensant d'avance à la plus grande variété
d'événements, et à des miracles que l'on pourrait voir. Celui qui
s'instruit par l'événement s'instruit mal. Il faut courir en avant, et
penser avant de constater, autant qu'on peut. Car dès que l'inattendu se présente, il agit par cela seul qu'il est inattendu. Ne rien
nier. Tout expliquer. Plus un fait est contre nos idées, plus il
mord, plus il marque. Les prêtres le savent bien, et les philosophes l'ignorent trop.
22 février 1910
1438
J'imagine un état de société antérieur à la charrue. Pendant
que mes compatriotes grattent la terre autour de moi, puis mangent et enfin dorment, je gratte la terre aussi, puis je pense, puis
j'essaie le minerai à mon feu ; je forge enfin une espèce de
pioche, avec quoi je gratte la terre bien mieux qu'ils ne font et
avec moins de peine. Par cela seul, j'ai déjà plus de temps pour
inventer et fabriquer une autre pioche, encore plus utile que la
première.
On peut prévoir sans peine ce qui arrivera. Mes camarades
désirent avoir une pioche ; je prête ma pioche au plus offrant ;
voilà qu'il me reste encore plus de temps pour fabriquer de nouvelles pioches. Et j'en tire de gros revenus. Car les autres se disputent les pioches aux enchères, et ainsi le prix, en blé et autres
fruits de la terre, le prix de location d'une pioche monte, tant que
celui qui l'obtient produit, par le secours de l'outil, et la location
payée, seulement un peu plus qu'il ne produirait avec ses mains.
Je perfectionne les pioches, je les répare, je les multiplie. Les
provisions s'amassent dans ma cabane.
Je puis aussi, puisque je me suppose plus ingénieux que les
autres, trouver le moyen, par engrais, de perfectionner la culture.
Comme les produits de ma terre se trouvent ainsi multipliés, je
puis la faire cultiver par d'autres, en gardant pour moi une bonne
part des produits, tout en leur laissant, à eux les petites cervelles,
plus qu'ils n'en tireraient de leur terre, s'ils la cultivaient selon
leur routine. Tous deviennent ainsi un peu plus riches, et moi je
deviens beaucoup plus riche. Comme j'ai des provisions et du
loisir, j'invente et je fabrique des outils pour faire d'autres outils.
Bientôt je loue ces outils à des ouvriers qui fabriquent d'autres
72
PROPOS 1910
outils avec ceux-là. Je les paie en produits. Il m'en reste encore. Il
vient un moment où, sans mettre la main au fer, je les dirige
seulement. Me voilà usinier.
Un pas de plus. Je livre mes secrets au plus ingénieux d'entre
eux, et je le forme à diriger tous ces travaux, sous la promesse
que nous partagerons les produits. Les marteaux vont. Les
pioches vont. Me voilà rentier. Et, bien loin d'appauvrir les
autres, je les enrichis tous, puisque chacun produit un peu plus
pour lui-même, et toutes locations payées, que s'il était réduit à
son petit cerveau et à ses grosses mains.
Voilà une image simplifiée de l'usurpation des biens, non par
conquête violente et domination militaire, mais par invention,
sous l'idée de droit. Si la force avait tout réglé, les petites cervelles m'auraient enchaîné et condamné à inventer pour eux.
Nous sommes bien loin de l'état de guerre. Celui qui sonde l'injustice rencontre le droit. C'est pourquoi il faut changer d'armes,
et limiter le droit par le droit. La grève corrige l'enchère, sous
l'oeil du juge.
23 février 1910
1439 *
Je n'approuve pas que le législateur ait refusé de protéger
l'électeur contre quelques-unes des contraintes qu'il subit. Pour
être juste, il faut pourtanta dire une chose, c'est que l'électeur,
même dans sa cabine d'isolement, subit encore le poids des volontés étrangères. Acheter les votes comme une marchandise,
cela ne se pratique guère, je crois. Surveiller l'électeur jusqu'au
moment où son bulletin disparaît dans l'urne, c'est déjà beaucoup
plus efficace. Je l'ai vu faire. J'ai vu une haie d'inquisiteurs qui
suivaient des yeux le petit carré de papier blanc depuis le distributeur de bulletins. A cela je ne vois qu'un remède, si l'on nous
refuse la cabine d'isolement ; c'est de rompre cette armée
d'espions par poussée et encombrement, et de faire une belle cohue. L'admirable, c'est que si nos amis en viennent là, on les jettera dehors. Il faudrait donc de l'adresse, et un certain art de
bousculer et d'encombrer sans en avoir l'air, auquel ils feront
bien de réfléchir dès maintenant.
Seulement il y a d'autres contraintes, qui ne se voient point. Il
y a la reconnaissance qui va peser bien lourd ces temps-ci sur le
bord de la Seine1. Il y a des pauvres gens qui ne verront pas plus
loin que le lit qu'on leur a donné. Je lis un peu partout, sous la
plume des riches ou de ceux qui gagnent leur vie à les flatter, des
Février 1910
73
merveilles sur l'âme populaire, et sur les remerciements si
simples et si touchants qu'ont recueillis les bienfaitrices. Il y a, à
Ivry, un curé qui est bientôt aussi aimé que le bon Coutant2. C'est
Coutant lui-même qui le dit. Et c'est naturel qu'il le dise ; et c'est
naturel que ce soit. On n'y peut rien. Si l'on voulait diminuer le
mérite réelb, la vertu réelle, les travaux réels de ce prêtre-là, les
mots manqueraient. Et pourtant, citoyens, il y a corruption. Que
ce prêtre soit courageux et bon, cela prouve-t-il, cela peut-il
prouver, essayer seulement de prouver que le catholicisme est le
vrai. Ainsi les notions sont brouillées. Un prêtre qui fait une
bonne action fait un sophisme, qu'il le veuille ou non. Et moins il
y pense, plus le sophisme est redoutable. De même pour les
riches. Ils ne peuvent point faire que leurs bienfaits ne soient une
espèce de mauvaise preuve, très puissante tout de même, en faveur de la hiérarchie, de l'inégalité, des principes monarchiques
et oligarchiques. Ce que l'on a pensé reste ; ce que l'on a dit reste.
L'homme est un instrument enregistreur presque parfait.
Que dire alors des intérêts trop réels, toujours présents ? Les
riches ne sont pas maîtres des affaires autant qu'on le dit. Mais,
pour le comprendre, il faut déjà avoir du loisir, et une tranquillité
d'esprit assez rare chez celui qui fait commerce. Au temps du
ministère Combes3, ils disaient qu'ils n'achetaient plus parce que
la politique leur faisait peur ; je crois plutôt qu'ils subissaient
comme tout le monde les effets d'une crise économique4. Mais
comment savoir ? Comment penser avec suite à des questions si
ardues quand la caisse est vide, et quand les clients qui pourraient la remplir déclament sur les malheurs des temps ? Ces déclamations retombent en cascade, sur les employés, sur les ouvrières, sur tous ceux qui vivent, en apparence, du luxe des
riches. De là des opinions sincères qui ne sont pourtant point
libres. Il y a une pression électorale diffuse, qui s'exerce à tout
instant en faveur des riches, même quand ils ne feraient
qu'acheter et payer, sans donner. Leurs plaintes me font rire. Ils
gouvernent encore bien trop.
24 février 1910
1440
Quelqu'un m'écrit : "Oui il faut encourager Monsieur Benoît,
qui, en temps d'inondation, fait sa classe sur les courants et les
tourbillons1. Il arrive même, quoi que vous puissiez croire, que
l'administration dit comme vous. Seulement, le même inspecteur,
qui se donne l'air de mépriser les programmes, rappellera
74
PROPOS 1910
vivement l'instituteur au respect des programmes, si l'instituteur
s'avise de les mépriser lui aussi. Et je pense que votre Monsieur
Benoît ne pourra pas se moquer de l'Emploi du temps, tant que le
respect des programmes aura pour sanction le certificat d'études."
Ainsi c'est toujours la même chose. Dès que l'on veut enseigner véritablement, que ce soit à l'école primaire ou au lycée, on
rencontre quelque menaçant et écrasant baccalauréat qui vous
impose une préparation machinale et un dressage bon tout au
plus pour les chiens. Au certificat d'études, les élèves auront à
faire un problème, il faut qu'ils s'exercent comme de petits saltimbanques à cette espèce de saut périlleux ; sans quoi les petits
manqueront leur diplôme, et les parents se plaindront. C'est
pourquoi il faut être juste pour l'administration, qui se trouve en
somme prise entre deux obligations qui se contrarient ; l'obligation d'assurer aux élèves une véritable culture d'esprit, et
l'obligation de produire bon an mal an un nombre suffisant de
certificats. La première obligation parle dans le secret de la
conscience ; la deuxième a mille bouches pour crier. Ceux qui
n'oublient pas tout à fait de penser à la première sont dignes
d'estime par cela seul. Leur intention est bonne ; mais ils sont tenus comme les rouages d'une montre ; l'institution les pousse.
Les forces aveugles sont toujours les plus fortes.
Que faire ? Changer le régime des examens. Faire que
l'instituteur donne lui-même le certificat d'études. Cela fortifierait
son autorité de toutes les façons. Cela lui donnerait, d'autre part,
bien du souci. Il y aurait d'autres plaintes. Est-il sûr que les
pouvoirs le soutiendraient comme il faudrait ? Ou bien alors, il
faudrait donner le certificat d'études à tous ceux qui ont fréquenté régulièrement l'école pendant un certain temps. Seulement, alors, on aurait peut-être des diplômés qui sauraient à
peine lire. Des forces aveugles nous pressent de toutes parts ; il
faut céder au mécanisme ; et comme la paresse d'esprit s'en accommode, nous retomberons toujours dans quelque système chinois. Comprendre cela, accepter cela, et, dans les limites étroites
du système, faire oeuvre d'intelligence, c'est le devoir humain en
toutes choses. Et je crois bien que si un règlement voulait introduire l'intelligence quelque part, il faudrait encore lutter à chaque
minute contre ce règlement, au nom de l'Intelligence.
25 février 1910
Février 1910
75
1441
Vous n'ignorez pas que la gravure en couleurs a fait
d'immenses progrès. Les journaux illustrés reproduisent maintenant les oeuvres des maîtres en jaune, rouge et bleu. Il n'est pas
un Dictionnaire qui ne soit orné d'une ou de plusieurs planches
où les champignons, les fleurs, les fruits sont représentés au
naturel. Les murs des écoles sont pour réjouir les yeux ; mille
couleurs y flamboient. Les éditeurs se vantent ingénument de
pouvoir donner tant de carton peint pour si peu d'argent. Presque
tous ceux qui regardent approuvent poliment, puis s'en vont à
leurs affaires. Ceux qui ont quelque autorité sont aussi prudents
que les critiques à Chantecler1.
Il est pourtant évident que toutes ces gravures en couleur sont
laides à faire crier. Mais c'est une étrange loi qui régit les beauxarts comme l'industrie ; le public n'est jamais consulté ; il ne
choisit jamais ; il prend ce qu'on lui donne. Les directeurs de
théâtre ont trouvé une bonne méthode, qui consiste à lancer une
pièce pour cent représentations ; il ne s'agit que d'avoir du crédit ;
à la cinquantième, le public ne résistera plus. C'est de la même
manière qu'un puissant éditeur lance une collection de gravures
en couleur ; il les empile d'abord dans ses magasins, d'où elles
couleront en quelque sorte par leur poids, et inonderont les écoles.
Le vrai est que les enfants s'amusent de peu de chose, et les
hommes aussi. Pourquoi le sage viendrait-il troubler la fête ? Le
sage a toujours un oeil sur les riches. L'on forme des sociétés par
actions, pour l'éducation esthétique du peuple. Or il est inévitable
que l'actionnaire pense bien plus à ses profits que le critique ne
pense à des barbouillages, qui, au surplus, ne sont pas accrochés
dans son salon. C'est pourquoi le bambin voit sur les murs
d'autres bambins aux cheveux jaunes, des vêtements comme
personne n'en porte et des foins teints à l'aniline. J'ai connu un
peintre qui jurait entre ses dents toutes les fois qu'il lui fallait
peindre le ciel au cobalt ; le bleu de cobalt est cher. L'éditeur ne
jure pas ; il se décide pour le bleu de Prusse.
Une institutrice disait à un placier : "Vous n'avez donc pas regardé vos Leçons de choses en couleurs ? Comment voulez-vous
que je m'en serve pour instruire les enfants ? Cela n'est ni beau ni
vrai. Vendez-nous de bonnes gravures en noir. Voici des girolles.
La forme de champignon en cornet est assez bien imitée, mais la
couleur gâte tout. Ce jaune citron plaqué sur le dessin ne ressemble en rien à la couleur des vraies girolles. Vous mettez une
tache de carmin sur les cerises ; cette pomme de Canada a des
76
PROPOS 1910
couleurs de pomme à cidre ; ces fraises ressemblent à des fruits
en sucre. Le fils de la fruitière se moquera de mes tableaux.
- Vous m'étonnez, dit le placier. Ces tableaux ont été conçus
et exécutés par de vrais artistes. Ces messieurs du Muséum, qui
nous font des livres, ont approuvé le dessin et la couleur. Nous
avons cent attestations d'instituteurs et d'institutrices et
l'approbation du Conseil supérieur." Il ne disait pas, le brave placier, qu'il avait une forte commission sur ces articles ; mais cela
se sentait.
26 février 1910
1442 *
Cette condamnation d'Hervé, il faut la prendre comme une leçon de rhétorique. Si on essaie de démêler, d'après son plaidoyer,
ce qu'il a voulu dire, on arrive à des propositions que tout le
monde approuverait. Par exemple que la police des moeurs est
une institution qui a par elle-même quelque chose de barbare et
de vil. Que notamment cette réglementation de la prostitution revient à reconnaître et à définir un métier inavouable. Qu'enfin
l'exercice de cette fonction donne souvent occasion à des erreurs,
à des séquestrations, à des flétrissures sans remède1. Les romanciers ont dit et redit ces choses. Tout le monde reconnaît que ces
abus sont possibles ; qu'il faudrait y remédier par de meilleures
institutions ; qu'en attendant, il est du devoir de chacun de les
dévoiler dès qu'il les connaît. Nul ne discute là-dessus, et c'est
pitié de voir qu'un avocat se donne la peine d'argumenter pour
prouver des propositions aussi évidentes.
On peut soutenir aussi qu'une violente colère, chez celui qui
serait victime d'injustices de ce genre-là, est assez excusable.
Que si la victime supposée prépare longuement sa vengeance, se
jette dans un combat inégal, sans une faiblesse dans la préparation ou l'exécution, cet homme fait preuve d'une puissance de
volonté comparable à celle des héros les plus admirés ; que, si
l'on est forcé de l'arrêter, de le frapper, de le tuer même si c'est
nécessaire, on ne peut pas le mépriser. Que, si tous les amis de la
justice montraient contre l'injustice la même suite dans l'idée et
dans l'action que cet homme a montrée pour sa vengeance, les
choses iraient bien mieux. Ce sont des développements qui inquiètent un peu, dès que l'on est tenté de tout brouiller, mais qu'il
faut pourtant accueillir comme des messagers souillés de boue,
qui auraient fait beaucoup de chemin pour apporter un peu de vérité. Celui qui ne sait pas, ou qui ne veut pas démêler le bien
Février 1910
77
d'avec le mal et retrouver quelque vertu dans la colère n'est pas
digne du nom d'homme.
Oui, mais comment se défendre contre un mouvement de colère, si celui qui présente de telles vérités travaille de tout son art,
semble-t-il, à les rendre méconnaissables ? "La police des
moeurs est ignoble", "la police est ignoble" ; "sus aux agents",
voilà par quelles formules générales ce mauvais penseur résume
des constatations incontestables et des critiques trop fondées. Et
peut-on dire qu'il y arrive par maladresse ? Je crois, pour ma part,
que ce déclamateur, autrefois historien, vit dans une confusion
d'idées extraordinaire. C'est un myope dyspeptique, je crois. Une
espèce de taureau qui mugit et qui se rue sans savoir où ni contre
qui. Voilà pourquoi je lui pardonnerais beaucoup. Mais le juré ne
remonte pas jusque-là. Le juré se dit : Voilà un homme qui s'est
institué éducateur du peuple. Voilà un homme qui, bien loin de
retenir son jugement et de veiller à dire exactement ce qui est
vrai, s'enivre de fureur, s'éperonne lui-même, bondit des faits aux
formules, comme s'il s'était donné comme tâche de confondre le
juste et l'injuste, et de décourager ceux qui dans la tâche de
chaque jour, s'accrochent de tout leur coeur à quelque humble
devoir et travaillent à faire vivre ensemble l'ordre et le droit. Il
faut avouer que, prise ainsi, cette sottise a des airs de
méchanceté.
27 février 1910
1443
De riches Américains ont accaparé les viandes. Ils ont
acheté ; ils conservent ; les prix montent. Il s'agit pour eux de
vendre habilement, et très vite, de façon qu'ils soient débarrassés
de leur réserve lorsque les cours seront revenus au niveau qu'ils
prennent d'eux-mêmes dans le régime de libre commerce. En
somme tout se passe comme si l'un accaparant, quelque autre apportait des viandes et les vendait avec d'énormes profits ; seulement, dans cette manoeuvre, c'est l'accapareur qui vend. Ces jeux
sont dangereux, on voit assez pourquoi ; ils le sont d'autant plus
que les accapareurs s'entendent mieux. Et quand ils devraient se
ruiner à ce jeu, la morale, il est vrai, aurait satisfaction, mais il
n'en est pas moins vrai que des milliers de travailleurs auront été
mal nourris en payant beaucoup, jusqu'au jour où la bascule économique cassera les reins des joueurs imprudents. Voilà un mal
certain, qui aura mille conséquences, et sans remède. Comment
78
PROPOS 1910
disserter, après cela, sur "l'utilité sociale de la propriété individuelle" ?
Le vrai est que nous allons à un système féodal. Je veux dire
par là que tout se transforme ; que l'outillage industriel a transformé la production, mais que notre idée juridique de la propriété
est restée immuable, comme tout ce qui est juridique ; et qu'il résulte de cet attachement à la justice une inégalité insupportable.
Chez nous, les riches sont moins lourds à porter. Pourquoi ? Je
suppose que, par l'effet des moeurs, des traditions, de l'épargne,
des biens de famille, et en somme d'un individualisme un peu défiant, la petite propriété a tenu bon, et s'est même, dans certaines
régions, développée ; que le boutiquier, pour des raisons du
même genre, se cramponne à son comptoir ; et qu'en somme
toute cette petite bourgeoisie joue le rôle de modérateur. Soit dit
en passant, c'est une raison pour que le législateur soulage un peu
ces producteurs et commerçants à l'ancienne mode, et pour que le
consommateur leur porte volontiers son argent.
Mais dans ces pays neufs, dans ce pays de déracinés, il
semble bien que les prédictions de Karl Marx se réalisent. Et
quel remède y peut-on apporter ? L'expérience a montré qu'on ne
légifère point contre les milliards. Au reste, les milliards, par
eux-mêmes, étaient déjà un désordre. Il est clair que nul génie
d'organisation ne justifie des fortunes comme celles de Carnegie
ou de Rockfeller1. Encore s'ils avaient leurs biens au soleil, des
milliers de fermiers vivraient sur leurs champs ; il faut, selon la
nature, que le fermier mange avant de payer. Il faut que la propriété rurale soit en un sens un bien commun. On peut le comprendre en lisant Les Paysans de Balzac. Mais les coffres-forts
tiennent tous dans un donjon. L'ouvrier d'usine est payé en or.
Comme consommateur, il subit la loi de l'or. Et l'usinier reprend
comme vendeur ce qu'il donne comme patron. J'aime le paysan
têtu, et son verger clos. J'aime le charbonnier du coin.
28 février 1910
Mars 1910
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MARS
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29
Arrestation de Duez pour malversation
dans la vente par l'État des biens des
congrégations.
Désaveu de l'Action française par le
Prétendant à la royauté, le duc d'Orléans.
A la suite du débat parlementaire provoqué
par l'affaire Duez, nouvelle loi sur la liquidation des congrégations.
Nouvelle loi protectionniste qui majore les
droits de douane.
Mercredi 2 mars. A Marie Monique Morre-Lambelin : "J'ai
reçu d'un lecteur de La Dépêche un jeu de cubes qu'il a inventé
et que tu verras. Cela m'a fourni un article, aujourd'hui [1456].
Déjeuner des sophistes, très amusant. Les gens commencent
à m'attraper au sujet d'articles qu'ils trouvent un peu partout
soit chez Desjardins, soit dans Pages libres, Grande Revue.
C'est un peu ennuyeux. Il faudrait ne jamais rencontrer ses
lecteurs. On a lu de la Jeanne d'Arc de Péguy. Et ce sont de
belles choses de temps en temps tout de même. Pour le reste, ça
va. Les petits sont si mignons que le travail est tout facile.
Beaucoup de compositions me plaisent. Ils commencent à savoir faire un développement. ... J'aurais voulu que tu me vois
au bazar tourner autour des piles et accumulateurs ! Mais je
n'ai rien acheté... Sagesse et destinée !!"
Mardi 8 mars. Idem : "... A mercredi ! J'avance dans la
composition. Tu auras à lire : 1°) des choses sur la mémoire ;
2°) des choses sur Platon. Et je te raconterai le cours de
sciences aux petites (12 à 13 ans). J'ai lu plus de la moitié du
nouveau Jean-Christophe. Et c'est très beau. Et avec quel mouvement royal ! ..."
Mercredi 16 mars. Idem : "Toujours en retard, avec un tas
de copies de Sévigné sur la conscience, et une leçon à remanier
pour demain. Hier, assez bon Propos sur la Force [1470], aujourd'hui sur les parlementaires [1471], amusant ... J'ai fait
une bonne expérience sur la self-induction quoique vers la fin
mes piles se soient un peu fatiguées ... J'ai aussi brûlé mes deux
petites lampes en leur donnant 10 volts au lieu de 3. Et ce n'est
pas cela qui avance mon travail, dira mah meh !..."
Vendredi 18 mars. Idem : "Joie de t'attendre avant que tu
ne t'envoles vers la montagne. Moi j'irai à Paissy voir la vieille
amie, mais il faudra que j'aille d'abord à Choisy. Ma soeur a
douloureux panari, soigné d'ailleurs par bon médecin ..."
Marie Monique Morre-Lambelin note : « Pendant vacances
de Pâques 1910, Alain à Paissy, moi à Grenoble chez Blanche
[sœur de Marie-Monique Morre-Lambelin] avec famille.
Travaux au jardin. Musique. Propos. Lectures. Travaux pour les
classes… Le tout en style télégraphique dans quinze lettres,
dont je ne transcris rien que ceci : »
80
PROPOS 1910
"J'ai trouvé ici une astronomie populaire que les Lanjalley
ont achetée et qui contient de grosses erreurs, avec des petites
fautes de raisonnement partout. Voilà la science vulgarisée.
Tout est à réformer et encore plus que je ne dis et que je ne
crois. Jamais on n'ira assez lentement, ni pour les autres, ni
pour soi. ... Je me figure bien Grenoble. C'est comme Lorient.
L'amour et tout ce qui y ressemble, voilà la grande occupation
des petites grandes villes. Et ce n'est pas ennuyeux du tout
quand on est dedans. Mais pour le spectateur, cela est hautement ridicule."
Vendredi 25 mars. A Élie Halévy : "Paissy. Mon cher ami.
J'ai appris par hasard, en rencontrant Berthelot sur les quais
avant mon départ, le malheur qui a frappé ton frère1. Et voilà
ce que c'est, comme tu dirais, que de vivre en sauvage. Le fait
est que les mouvements très vifs de sympathie qui naissent tout
seuls dans ces cas-là sont à peu près perdus. Ce n'est que tristesse et, par conséquent, mal certain. Tout cela n'est pas comme
il faudrait. La règle est sans doute de rencontrer au moins une
fois par semaine ceux qu'on aime. Et ce sont les pédagogues de
Xavier qui m'ont exilé. On ne devrait point dépendre des pédagogues. Tout ce discours est pour que tu saches que j'ai pensé à
vous tous, et principalement à ton frère et à ta mère, qui sont
plus cruellement encore touchés que toi. Je fais serment de te
voir beaucoup. Cela ne mène pas loin. Il faut faire la part de
ton travail et du mien ; et le mien existe, puisque je conduis
l'article quotidien de front avec le travail d'Henri IV qui, à lui
seul, suffirait à remplir les jours. Pendant ce repos, je vais relire la Critique du jugement, afin de pouvoir convenablement
traiter de l'Invention esthétique lorsque j'aurai achevé d'exposer la Mémoire. Tu sais que je suis plein de scrupule, et sans
indulgence aucune pour mes propres discours, une fois qu'ils
sont faits. Néanmoins, j'ai conscience d'avoir fait un très bon
Kant et un très bon Platon dans ces deux trimestres, et de n'être
pas fatigué du tout. Je te conterai des entretiens avec Herr, qui
me remplissent d'humiliation et de colère. Car voilà un homme
qui n'a rien fait, parce qu'il a trop lu. Pourquoi veut-il passer
sa maladie aux autres. Je comprends qu'on soit historien dans
l'histoire. Mais je crois qu'il faudrait l'être même en géométrie
pour plaire à ces gens-là. Bien loin de penser que je pousse
trop loin dans ce sens-là, au contraire je sens que je n'ose pas
me dire à moi-même ce que j'en pense. Je lisais l'autre jour un
mémoire de physique trop fort pour moi ; mais j'y voyais clairement que l'auteur ne cherche, avec ses formules, qu'une exposition brève et élégante. Sa méthode, qui est aussi celle de
Mouthon, consiste à écrire que tous les travaux seraient nuls
pour un déplacement élémentaire ; et quand l'expérience
semble y contredire, on remanie les formules. Ce qui me permet
de dire que l'analyse des physiciens diffère beaucoup de
l'Algèbre, ou Arithmétique généralisée, parce qu'elle consiste
(l'Analyse) à écrire des expériences dont on ne connaît pas les
éléments. Ce serait un bas empirisme sous une Logistique. Ce
discours est pour renouer le lien amical plus étroitement (je ne
1
Mort du fils de Daniel Halévy, à six ans.
Mars 1910
81
dis pas l'amitié, car elle est hors du temps). Plusieurs tentatives
de gens, ces temps, ou occasions, qui me conduiraient à être esclave de quelque journal bien payant. L'instinct m'en détourne,
et je suis l'instinct. Il fait beau ici, mais la maison est un peu
froide ; ce n'est pas le temps de vous y avoir tous les deux ;
mais pensez à moi en août ou septembre. Nous plantons et semons. Je pense à ton lierre. Nous aurions fait de bons paysans.
Amitiés à vous deux. Ton E. Chartier."
28 mars. A Gabrielle Landormy : "Paissy, samedi. Les heures passent, il s'agit de semer du gazon, de tirer du sable d'une
cave qui est au fond de la terre, d'arracher les vignes-vierges ;
enfin mille plaisirs, interrompus par les averses. Le ciel doit
être beau sur la mer. Ici il change de minute en minute. Comme
l'humeur de qui ? Où ? Quand ? Je ne sais pas. Et toi ? Il y a
aussi les articles qu'il faut bien écrire ; et la musique, là-haut,
sur le piano ami. Mais en ce moment ce n'est pas de la vraie
musique, tu sais ; ce sont plutôt des concertos qui ressemblent
à tout, et qui dureraient des heures, avec l'orchestre grave, et
le soliste qui fait des traits difficiles. Il faut te dire que j'ai une
demi-douzaine d'oreilles bourgeoises que je veux fatiguer. Je
pense aussi à Franck et aux belles basses de Prélude, Aria...
Tout cela remplit la vie. Et hier je tombe sur Le Rouge et le
Noir. Alors me voilà à lire jusqu'à deux heures du matin et
ensuite à rêver au lieu de dormir. Mais il y a du vrai dans l'histoire de Julien et de Mathilde. Les femmes le savent bien ; elles
avancent et reculent ; cela nourrit les passions. Dans le fond tu
voudrais pouvoir jouer ce beau jeu avec moi ; et quelquefois il
y a un petit commencement. Mais vois-tu je suis trop vieux renard maintenant ; j'ai de l'amitié sereine et il est très difficile
de me jeter hors de la tranquillité ; je conviens que c'est quelquefois un peu exaspérant. Mais j'ai plus d'expérience que toi ;
c'est dans l'ordre de nos âges. Si on n'apprenait rien en perdant
la jeunesse, où serait la justice ? Pense à la vraie musique ; il y
a encore bien de la richesse pour nous, va. Et du reste les sentiments ne sont jamais comme dans les livres ; les livres sont
vrais d'une manière ; chacun est vrai d'une autre ; il n'y a pas
deux feuilles d'arbre pareilles. Je t'annonce que les bourgeois
de là-haut sont partis ; que je pourrais rêver au piano ; que les
oiseaux chantent, et qu'il vient un rayon de soleil sur les
champs. Rien ne vaut la mer."
1444 *
Nous sommes riches d'argent et de travaux ; cela confond
l'imagination. Deux lignes de chemins de fer étaient sous l'eau.
Les métros étaient transformés en égouts. Des milliers de commerçants avaient la Seine dans leurs caves. Dès que le fleuve est
redevenu maniable, qu'avons-nous vu ? De puissantes pompes se
sont montrées partout. Un jour on les montait, on charpentait, on
cimentait ; le lendemain on voyait couler vers les égouts un torrent artificiel, de force à faire tourner un moulin. A l'heure où
82
PROPOS 1910
j'écris tout est asséché, ou peu s'en faut. On voit encore de petites sources qui jaillissent entre les pierres ; mais voici le maçon
et sa truelle. Bientôt les trains rouleront. Un flot de gens coulera
où coulait l'eau bourbeuse ; et un flot d'argent dans les caisses.
Comme l'animal humain est courageux ! Comme il est
ingénieux !
Je veux vous faire voir maintenant un autre chantier. Il y a
quelque part une commission chargée d'organiser la défense contre les crues de la Seine1. On y a mis les plus savants, les plus ingénieux, les plus expérimentés d'entre les hommes. Le problème
est défini ; des solutions ont été déjà proposées ; on va en inventer d'autres. A eux tous ils vont prévoir tout ce qui est prévisible,
chiffrer le temps eta la dépense. Certainement ils en arriveront à
deux ou trois projets admirables, qui rendront, en irrigation ou
navigation, à peu près ce qu'ils auront coûté. Ce seront d'admirables rapports, et du papier pour les rats. Tout cet effort si intelligent ne mettra pas une pioche en marche, ni une pelle. En un
mois, d'immenses travaux de réparation auront été faits ; dans dix
ans aucun travail de préservation n'aura été seulement commencé. Comment expliquer cela ? Il y a donc deux races d'hommes ?
Non. Il y a deux fonctions. Les uns travaillent pour vivre, et
sentent l'aiguillon de la nécessité ; les autres non. Les uns ont
construit de grands canaux pour drainer l'argent. L'eau les menace, ils se défendent. Leurs délibérations ne traînent pas. Ce
qu'ils ont fait n'était sans doute pas absolument le meilleur à faire ; mais ils s'y sont jetés ; et, par l'action, le médiocre devient
bon ; car ce qui est est meilleur que ce qui n'est pas.
Les autres travaillent pour le bien public ; leur bourse n'en
saura rien. Quand ils auront perdu un mois, un an, dix ans, ils
n'en toucheront pas un sou de moins à la fin de chaque mois. Ils
auront leurs promotions, leurs croix, leur fauteuil à l'Institut, selon les parentés et les amitiés, et leur retraite après cela. J'entends
bien que ce sont d'honnêtes gens, et qu'ils ont de bonnes intentions ; mais où est le fouet de la nécessité ? Qui les poussera ?
Qui les chassera de la délibération à l'action ? Hélas ! Nous
avons un cerveau séparé ; il ne sait que penser ; il pense. Des
pensées contre un fleuve, combat inégal. Y a-t-il seulement combat ? Les pensées coulent de leur côté, et le fleuve coule du sien.
S'ils étaient cinq, jeunes et faméliques, et si on leur promettait
une fortune, les pioches iraient déjà. Mais là ils sont cinquante
vieillards, qui n'ont rien à craindre et rien à espérer. Voilà pourquoi nous avons tout à craindre, sans pouvoir rien espérer. Rien,
Mars 1910
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sinon une commission encore, qui recherchera les moyens de faire travailler l'autre.
1er mars 1910
1445
Quelqu'un m'a dit hier : "J'approuve assez ce que vous avez
écrit d'Hervé1, et de ses déclamations qui brouillent tout. Mais
que viennent faire ici les historiens ? Allez-vous dire, brouillant
vous-même toutes les notions, et parce qu'Hervé a enseigné autrefois l'histoire, que l'Histoire comme science, que l'Histoire
comme discipline d'entendement est cause qu'un déclamateur bilieux rejette sur tous les agents la faute d'un agent, sur tous les
juges l'erreur d'un juge, sur tous les militaires la brutalité d'un militaire, et ainsi pour tout, barbouillant le vrai en faux, déformant
les idées de ceux qui le lisent, et de ceux qui ne le lisent pas,
semant, pour tout dire, la guerre et la haine bien plus encore qu'il
ne croit, déchaînant comme à plaisir, et dans tous les camps, les
passions aveugles ? Voyons, vous n'allez pas laisser croire que
l'Histoire, que l'enseignement de l'Histoire ait la plus petite part
de responsabilité dans cette espèce de folie-là ?"
Je ne veux pas qu'on croie cela, ni qu'on croie n'importe quoi.
Je veux qu'on essaie de le comprendre. Trépigner en présence
d'un effet, cela est puéril ; il faut chercher les causes. Comment
fabriquons-nous le pain intellectuel ? Je vois que nous y mettons
un peu de mathématique machinale (c'est le gros pain que j'analyse), un peu de sciences physiques et naturelles, sous forme de recettes et de procédés ; tout le reste, et le plus gros de cette
nourriture intellectuelle est fait d'histoire. Et de quelle histoire !
Mettons, s'il vous plaît, hors de cause l'archiviste-paléographe, qui interroge la rature, l'encre, et jusqu'à la pâte du papier ;
ses travaux ingénieux sont ignorés de la plupart des citoyens.
J'appelle histoire cette déclamation en l'air, dont on nourrit les
écoliers, ces développements généraux qui vous présentent en
deux pages le portrait de trois peuples, et qui vous crayonnent en
dix lignes l'état de l'Europe en telle année. "La monarchie Française voulait ceci ou cela" ; "La bourgeoisie était mécontente,
parce que ..." ; "l'Angleterre, toujours maîtresse d'elle-même,
toujours attentive aux intérêts ..." ; "les Français, toujours généreux, toujours idéalistes". Vous connaissez tous ces refrains. Le
mathématicien les ignore ; le chimiste s'en moque ; le vrai historien travaille à montrer qu'ils ne reposent sur rien. Mais c'est tout
84
PROPOS 1910
de même assez bon, croyez-vous, pour vos enfants. Vous les
dressez à tenir dans le creux de leur main les projets d'un ministre, bien mieux, le portrait d'un peuple. Fausse monnaie. Notions
creuses, méprisées par le raisonnement, ruinées par l'observation.
Jongleries de charlatans. Poudre aux yeux. Lieux communs d'estaminet. Psychologie de mélodrame ; politique de théâtre. J'entendais dire l'autre jour par un homme grave : "Les Français ne
passent pas pour avoir beaucoup de suite dans les idées" ; l'instant d'après, le même homme vous dira : "Notre pays est le pays
de l'épargne et de la mutualité." Niaiseries d'historien. Et c'est de
même force que le : "Mort aux vaches" de Jean Hiroux2. Vagissements de pauvres. Vagissements de riches. Vagissements de
jeunes. Vagissements de vieux. Quand penserons-nous ?
2 mars 1910
1446 *
Un coq de basse-cour, c'est une riche source d'images. Les
anciens disaient que le chant du coq fait peur au lion ; cette légende a dû leur venir de Numidie1, apportée par les chasseurs de
lions. Quand le coq chante, le lion s'en va ; seulement c'est le
jour qui fait que le lion s'en va. Il ne me faut que cette erreur corrigée pour que je pense à des images qui me touchent, et qui toucheront tous les hommes ; quand la nuit s'en va, la peur s'en va ;
le chant du coq nous délivre ; la danse macabre, qui n'est que
notre peur dansant autour de nous, cesse au premier chant du
coq. Ainsi, ce qui n'était d'abord qu'une opposition de fantaisie
entre coq et lion, devient plus humain et plus touchant à mesure
que j'y pense ; et la relation vraie me remue bien plus que la coïncidence. Le rhéteur évoque une image par l'autre. Mais le poète
saisit le rapport vraia.
Au premier matin, celui qui ouvre sa fenêtre sur les champs
est préparé par le sommeil à saisir exactement toutes choses. Car,
le soir, les yeux et les oreilles et tout le corps gardent mille empreintes, etb le couchant s'inscrit dans un oeil qui a perçu la journée. Le soir, tout est plus moi-même ; le matin, tout est plus vrai.
Saisissez alorsc cette lumière sans souvenir, et qui n'exprime
qu'elle-même. Avec cela, suivez ces chants grêles, de même
qualité que la lumière purifiée, et qui rebondissent d'un lieu à
l'autre comme des rayons. Chaque chose est alors pensée à sa
place ; percevoir, c'est partir. En ce court instant on goûte la
vraie saveur de la vie. Le rhéteur sent confusément ces choses, et
se jette dans les comparaisons. Le vrai poète, il me semble,
Mars 1910
85
médite sur la chose même ; il relie, au lieu de comparer, jusqu'à
dire exactement s'il peut : le matin et le chant du coq c'est le matin et le chant du coq. Non pas tout à fait sans littérature, car il
serait dieu ; mais en ajustant ses paroles à la chose, pour le sens,
et pour le son. Victor Hugo a saisi et fixé ainsi la chose et l'heure,
plus d'une fois, mais non pas toujours. Presque toujours pourtantd
je sens qu'il y travaille, par comparaisons et oppositions ; c'est
pourquoi je veux bien le suivre. Mais je hais la rhétorique qui
tourne sur elle-même.
Voici un coq. Je le vois maintenant de près, avec sa couleur,
sa forme, son allure. Je le compare à un matamore, à un amoureux, à un pacha ; cela n'est qu'ombre de vérité. Un coq est un
coq. Vouloir qu'une chose soit une autre chose à quoi elle ressemble, c'est la rhétorique. Il faut que je voie la colère et l'amour
dans cette crête gonflée de sang ; il faut que j'entende dans ce cri
rauque et étranglé une force nouée sur elle-même, une crise de
passion, un vivant sans idées, mille autres relations vraies, signifiées par ce coq-là, qui gratte dans la paille. Toute sa puissance
d'exprimer vient de ce qu'il est lui. Toute poésie est vérité.
3 mars 1910
1447
Tout le monde sait qu'au commencement du XVIIe siècle,
Galilée eut des ennuis pour avoir enseigné que la Terre tournait.
Cela ne s'arrangeait pas bien avec l'histoire de Josué qui, selon
les livres saints, arrêta le Soleil, et non pas la Terre. Je renonce à
me faire la moindre idée de cet abrutissement ecclésiastique, qui
ne permit pas aux juges de concilier la nouvelle manière de dire
avec le langage des anciens temps. Nos abbés ont plus de souplesse. Bref, chacun se représente le noble Galilée, en chemise,
et un cierge à la main, déclarant en face de l'autel que la Terre ne
tournait pas. La chose fit du bruit. Et Descartes, quelques années
plus tard, s'abstint de publier son Traité du Monde, afin d'avoir la
paix. Ces choses sont à peine croyables.
Comme je réfléchissais là-dessus, et comme j'admirais cette
liberté de parler et d'écrire que nous avons, et que nous n'apprécions pas toujours comme il faudrait, j'en vins à apercevoir
l'aventure de Galilée sous un jour nouveau. "Et pourtant elle
tourne" ; voilà ce qu'il disait entre ses dents, après avoir traversé
l'épreuve. Cela est passé en proverbe. J'y voyais une réponse de
l'Esprit à la Force ; toutes ces brutes n'empêchaient pas, comme
on dit, la Terre de tourner.
86
PROPOS 1910
Mais, là-dessus, je me suis posé cette question : "Qui donc
sait que la Terre tourne ?" Est-ce évident ? Sommes-nous tous
des Galilées ? Qui donc, parmi ceux qui répètent que la Terre
tourne, a seulement observé le mouvement des étoiles ? J'ai appris la cosmographie et je me suis trouvé bachelier bien avant
d'avoir remarqué que les étoiles se lèvent et se couchent, et non
pas toutes ; que celles qui sont toujours visibles décrivent des
cercles de grandeur inégale ; et que l'une d'entre elles ne remue
point du tout, qu'on appelle la Polaire. Quand j'ai su ces choses,
par science directe, par science réelle, j'étais encore loin de savoir que la Terre tourne. Savais-je seulement, de science directe,
que la Terre est ronde ? Et quand j'aurais su que la Terre est
ronde, quelles raisons aurais-je pu donner pour prouver qu'elle
tourne ? Car, c'est là une vue de l'esprit, fondée sur de nombreuses remarques concordantes, et qui introduit une simplicité
remarquable dans la reconstruction du système solaire. La
marche des planètes y est aussi à considérer. En bref, il faut penser avec force, et réunir mille connaissances en une, pour savoir
réellement que la Terre tourne.
Or Galilée n'avait point de privilège. Il ne voyait point la
Terre tourner. Il arrivait, en pensant à tous les mouvements célestes, à penser que la Terre tournait. Ces certitudes naissent dans
la contemplation paisible ; un choc les réduit en miettes. Représentez-vous donc les soucis du noble Galilée, depuis le jour où il
fut aux mains des juges, loin des étoiles, rejeté à la vie animale
par cette terreur assez naturelle même aux héros, qui fit dire à
Jeanne d'Arc : "J'aimerais mieux être cent fois décapitée que brûlée vive une fois." Pensant qu'il risquait d'être brûlé, et ramené à
l'enfance par d'atroces images, pouvait-il encore se dessiner les
choses du ciel telles qu'on les verrait du Soleil ? Aussi je croirais
assez que les menaces valurent des preuves, et qu'il perdit, dans
la sédition de son corps épouvanté, tout son trésor de contemplationa. Il douta sans doute alors si la Terre tournait. Voilà ce
que peuvent un bourreau et une corde au cou. A voir les choses
ainsi, son cri intérieur : "Et pourtant elle tourne", est bien plus
humain. A peine hors du danger, il retrouva ses preuves. Cela fait
voir que la Force atteint les idées elles-mêmes, et que le curé qui
nous force à dire n'est pas loin de nous forcer à croire. Celui qui
enchaîne le corps tient la conscience aussi.
4 mars 1910
Mars 1910
87
1448
Au sujet des académies, qui ne veulent pas aller à Berlin1, quelqu'un me racontait un mot de l'allemand Mommsen2, comme il
était, il y a quelques années, en déplacement chez des savants français. Un vieil helléniste de chez nous disait qu'il aurait bien voulu
rencontrer quelque jour un de ses collègues d'outre-Rhin, et qu'il
ne l'espérait guère, étant déjà bien vieux. A quoi Mommsen, qui
avait largement bu, répondit avec la grâce d'un ours : "Vous auriez
pu le voir en 1870 ; il servait alors aux armées, et il est allé jusqu'à
Paris"3. Ce récit, que j'ai lieu de croire exact, veut prouver que
les Allemands n'ont pas toujours la main légère, et que nos
académiciens ont de bonnes raisons de se méfier.
Si pourtant j'examine, je me sens de force à supporter tous les
Mommsens que l'on voudra. Les sentiments qui s'expriment autour de moi, au sujet de cette guerre malheureuse, me choquent
toujours un peu. Je ne vois qu'une colère toujours en éveil, et une
plaie toujours sensible. Pour moi, je ne nous sens pas si vaincus
que cela, si humiliés que cela, si écrasés que cela. Oui ou non,
avons-nous à rougir ? Sommes-nous comme ces gens qui ont un
cousin au bagne, et chez qui il ne faut parler ni de prison ni de
cour d'assises ? Non. Nous avons été battus ; c'est assez clair ;
cela peut s'avouer ; cela ne touche pas l'honneur, il me semble.
Quand les vainqueurs me le rappelleraient, cela ne changerait
rien à la situation. Nous avons été battus. Qu'on le dise ou qu'on
ne le dise pas, c'est toujours la même chose. Ils en sont fiers ?
C'est bien leur droit. Comprenez donc que cela fait notre éloge
aussi. J'ai pourtant lu, dans les récits de chevalerie, qu'il convient
aux combattants de la veille de parler du combat ; il n'y a que
celui qui a fui qui a lieu de rougir.
Je me représente très bien quelque robuste gars de chez nous,
appelé là-bas par son commerce et devant qui on parlerait, sans
délicatesse, de Sedan ou du siège de Paris. Je pense qu'il aurait
de bonnes choses à dire, qu'il pourrait rendre justice aux uns et
aux autres, et convenir que les Français aussi ont galopé dans les
prés du voisin ; que le joueur le plus heureux finit toujours par
perdre un jour ou l'autre ; qu'au surplus on peut, sans être lâche,
préférer le règne du droit au règne de la force, et que ce n'est pas
une raison, parce que l'on se sent vigoureux et solide sur ses
pieds, pour montrer le poing à tout le monde ; et autres propos de
bon sens, qui sont compris partout.
Comme je disais des choses de ce genre, à des hommes fort
paisibles, je fus très étonné de les voir partir en guerre, non pas
88
PROPOS 1910
contre les Allemands, mais contre moi. L'un d'eux lança même le
nom de Hervé4, comme une flèche empoisonnée. Je dus déclarer
que j'avais au coeur le respect du drapeau et l'amour de mon
pays ; déclarations qui ne me coûtaient aucun effort, mais qui ne
détruisaient et n'affaiblissaient en rien le discours que je leur
avais tenu. Je fus sauvé. Les fourchettes se tournèrent contre
l'aloyau. Mais je n'irais point tenir des propos de ce genre à des
académiciens ; ce sont des gens terribles, et qui portent l'épée.
5 mars 1910
1449 *
On parlait, il n'y a pas longtemps, de faire rédiger un manuel
d'histoire par des savants de tous les partis. Un catholique, un
protestant, un positiviste, un radical, un socialiste, un royaliste, y
travailleraient en commun, comme les académiciens au dictionnaire. Nous aurions, après un long temps, un simple récit, qui serait, il me semble, extrêmement saisissant et propre à faire naître
mille réflexions. Peut-être, alors, j'en viendrais à aimer l'histoire.
Ce qui perd tout, ce sont ces ennuyeuses tragédies, ces portraits, ces mots historiques, ces projets que l'on prête aux
hommes d'État, ces distributions de prix où les uns obtiennent la
couronne et les autres le bonnet d'âne. Par cela seul qu'ils mettent
les gouvernants en scène, et font dépendre tous les événements
des opinions de quelques souverains et ministres, les historiens
laissent entendre que les peuples ne sont qu'une argile aux mains
des sculpteurs.
Mais celui qui veut corriger le tableau en dessinant quelque
portrait du peuple en ce temps-là m'inquiète encore plus que l'autre. Car, pour ce qui est des gouvernants, je sais à peu près ce
qu'ils ont dit. Mais que disait le peuple ? On ne sait pas du tout
aujourd'hui ce que veut le peuple, même quand il parle. Personne
n'oserait dire que c'est dans la presse qu'il faut chercher l'opinion
commune. Ora que dire de l'opinion publique si l'on n'a même pas
de journaux à consulter ? Ceux qui écrivent des mémoires disent
leur opinion, et ajoutent tout naturellement que c'est celle du plus
grand nombre. N'a-t-on pas dit que Chantecler1 exprime merveilleusement le caractère Français, l'esprit Français, l'idéal Français. L'historien de l'avenir travaillera sur ces témoignages.
Hélas ! Les bons témoins sont justementb ceux qui n'écrivent
point.
Je voudrais pouvoir oublier tous ces commentaires, et tous
ces dialogues et défis d'un peuple à l'autre ; je voudrais lire
Mars 1910
89
l'histoire de mon pays, en un récit tout simple, exact et précis
autant qu'on pourrait, où il n'y aurait ni idées ni sentiments, mais
seulement des hommes qui iraient d'un lieu à l'autre et feraient
ceci et cela. Je voudrais qu'on dise, non pas : "Ils se battirent
comme des lions", mais : "Ils firent reculer les autres". Non pas :
"Le peuple était irrité", mais "Il y eut émeute tel jour". Si l'on
joignait à cette chronique un tableau aussi complet que possible
des pluies, des récoltes et des pestes et choléras, je suis sûr que la
plupart des événements s'expliqueraient d'eux-mêmes, et le plus
simplement du monde, comme par exemple un mouvement populaire par la cherté des vivres. Tel serait l'enseignement qu'on
tirerait d'un Manuel vraiment neutre2. Et un autre enseignement
encore, non moins utile ; c'est quec le pape ne voudrait point de
cette histoire-là.
6 mars 1910
1450 *
Autour d'Aix-en-Provence, dans ce pays où il ne pleut guère,
on entend partout le murmure de l'eau courante. Autour des jardins et des champs on voit des canaux convenablement inclinés ;
il y a des portes pour l'eau, qui sont tantôt ouvertes, tantôt fermées. Chacun reçoit l'eau à son tour. Le paysan se lève à minuit,
quand il le faut, pour promener les eaux dans son jardin. Aux
heures les plus chaudes du jour, cette chanson de l'eau est merveilleuse à entendre. Les saisons sont vaincues, et l'homme est,
cette fois, maître de la pluie. Si vous remontez le cours de ces
ruisseaux creusés par l'homme, vous arrivez enfin à un canal
grand comme un fleuve, et au fleuve lui-même que l'on voit descendre des glaciers. Le même Soleil d'été, qui dessèche la plaine,
fait fondre les glaces vers les sommets ; en sorte que c'est le Soleil lui-même qui arrose la plaine. Voilà un beau travail humain,
et une belle victoire.
Qu'on ne vienne pas dire, après cela, que les inondations sont
un fléau inévitable. "L'homme, disent-ils, ne sait pas grand
chose ; les forces naturelles déjouent à chaque instant ses calculs" ; on connaît ce lieu commun ; il a traîné partout ; ce qui
m'étonne c'est qu'on ose encore le ramasser, le brosser, le donner
pour neuf. A chaque instant, il est facile de voir que les biens et
les maux dépendent de la prudence humaine. Pour les inondations, c'est cent fois évident. Je viens de trouver, sous la plume
de C.-A. Laisant1, le résumé d'un projet Cotard pour discipliner
l'eau. Il s'agissait de creuser sur les pentes, à des distances
90
PROPOS 1910
variant selon la pente et le régime des pluies, des canaux
horizontaux se déversant les uns dans les autres, modérateurs du
ruissellement pour l'hiver, et réservoirs précieux pour l'été.
Comme ce Cotard, qui était ingénieur, et ne manquait pas
d'autorité, paraissait un peu trop encombrant, on lança contre lui
une commission2, qui donna d'abord de tout son poids, puis se
subdivisa en sous-commissions insaisissables qui réduisirent le
projet en poussière.
On ne peut rien contre une commission. On ne peut rien
contre des gens qui disent : "Laissez-nous un peu de temps, nous
ferons bien mieux que vous n'espérez". Il me semble que j'entends l'éternel Président, et les axiomes de cette sagesse bureaucratique qui vous casse bras et jambes : "Nous prétendons que ce
projet soit étudié, discuté jusqu'aux derniers détails, afin que rien
ne soit laissé au hasard. C'est pourquoi, Messieurs, toute objection sera examinée ; tout contre-projet aura les honneurs d'une
enquête et d'une discussion approfondie". Que répondre à ces
discours-là ? Il est évident qu'on peut toujours délibérer autant
qu'on voudra. Il est évident que, si l'on veut tout prévoir, on passera sa vie à prévoir sans agir. Il est évident qu'on ne passera jamais à l'action par la seule vertu des discussions. Il faut un terme.
On aurait dû dire à la fameuse commission Picard2 : "Messieurs,
si dans deux mois vous n'apportez pas un projet mûri, et tel qu'on
puisse donner le premier coup de pioche, vous serez tous privés
de vos places et de vos traitements". Mais il faudrait une autre
commission pour décider cela. Le système se tient bien.
7 mars 1910
1451 *
Ces policiers sont des gens sans éducation. Chéron1 est un
barbare. Pourquoi de vilains noms ? Dans les ports de guerre, la
vie est facile. Je puis parler de ces choses sans faire tort aux individus ; car mes souvenirs sont déjà anciens2. C'était gai. C'était
charmant. Tous ces guerriers qui reviennent de la brousse, tous
ces marins qui sortent de leur monastère flottant sont bien vite
apprivoisés, après qu'ils ont dépensé leur haute paye dans quelque noce héroïque. Il y a de gais salons, qui s'illuminent une fois
par semaine, après un fin dîner. La marine et l'armée y sont comme chez elles. On y voit des femmes gracieuses, qui ont des lettres et du babil, et de fraîches jeunes filles. On y danse. De temps
en temps il y a grand mariage, de temps en temps il y a petit
scandale. Le drame y est rare ; les héros en ont vu bien d'autres ;
Mars 1910
91
et puis ils ne font que passer. L'on ne fait qu'en rire. Je vous dis
que c'est charmant ; la vie y a un goût de voyage.
D'une porte à l'autre, d'une table de jeu à l'autre, on voit quelque vieux requin qui fait ses ronds. C'est lui qui paie les lumières
et les cigares. Un vieux requin ? Mais non. C'est un bon homme,
dont le plastron est sans reproche, et fleuri de rouge3 assez souvent. Il a l'oeil vif ; il est un brin galant ; il est poli avec majesté.
Qui parle d'un vieux requin ? C'est un marguillier cordial. L'oeil
est prudent ; l'oeil est malin. Mais ne faut-il pas être un peu diplomate ? Donner du plaisir, c'est bien plus difficile que d'en
vendre. L'argent est gagné, il faut le boire. Au diable les affaires ! Aussi chacun laisse ses souvenirs à la porte. Les femmes
brillent. On joue la comédie. Les amoureux ont des petits coins
tranquilles. Personne ne s'engage à rien, parce que personne ne
pense ce qu'il dit. O politesse, comme tu rends la vie facile !
Le lendemain, on retombe aux affaires. Le vieux requin vend
de tout, du fer, de l'acier, du cuivre, du bois. Les danseurs sont
maintenant acheteurs, peseurs, essayeurs. Quel mal peut-on voir
à cela ? Si quelque souvenir de la fête éclaire les yeux, les affaires n'en vont que plus vite. Ils n'en sont pas moins attentifs à
peser et à essayer, et le vieux requin aussi, croyez-le bien. Si
quelque Caton l'Ancien4 surveille de près tous ces rouages huilés
de politesse, il est bientôt rassuré. Le fait est qu'on ne peut pas
dire que la commission néglige ses devoirs, ni que le vieux requin regagne maintenant au centuple son dîner de la veille. On ne
peut pas le dire. Réellement cela n'est pas. Seulement la politesse
diminue les frottements ; la courtoisie allège les formalités. Ne
peut-on surveiller sans soupçonner ? On ne pèse point les
discours d'une jolie femme. Est-on nécessairement volé pour
cela ?
Ainsi la politesse huile tous les rouages du haut en bas. Partout la bienveillance adoucit la règle. Une heureuse confiance
s'étend jusque sur les yeux des gendarmes ; quanda les commissions sourient, la consigne dort. Je ne dis pas que quelque coquin
n'en profite pas de temps en temps. Les honnêtes gens ne vont
pas pour cela faire coudre leurs poches. Et rien ne m'empêchera
de régler mes affaires en galant homme, comme j'ai toujours fait.
Ainsi parle le vieux requin.
8 mars 1910
92
PROPOS 1910
1452
Comme j'essayais de tourner vers l'astronomie les pensées
d'une petite fille de douze ans, je fus arrêté par un obstacle inattendu. Comme je lui demandais : "Comment le Soleil fait-il son
tour, à peu près, du matin au soir", elle eut d'abord un mouvement d'animal intelligent, elle jeta les yeux vers la fenêtre, où le
Soleil n'était point, elle se tourna comme pour s'orienter, et d'un
geste de main, elle traça la route du Soleil. Mais tout de suite
après elle se mit à rire, se moquant d'elle-même, et disant : "Je
suis bien sotte. Le Soleil ne tourne pas ; c'est la Terre qui
tourne". Je me sens bien fort contre l'ignorance, dès qu'il s'y mêle
un peu de curiosité. Mais que voulez-vous que je fasse contre
cette science-là ?
Dans les traités d'astronomie que j'ai lus, je pense notamment
à un traité de Herschel1 que j'ai eu sur les quais pour vingt sous,
j'ai toujours admiré avec quelle prudence l'auteur conduit ses
pensées. Il décrit d'abord les apparences, c'est-à-dire le mouvement du ciel tout d'une pièce autour de l'étoile polaire. Il explique
comment on arrive à décrire exactement ce mouvement. Ensuite
il détache de cet ensemble le mouvement propre du Soleil qui se
fait sentir d'abord par les saisons, car on peut remarquer que le
Soleil s'élève plus haut l'été que l'hiver, ensuite par l'avance des
constellations sur le jour solaire. Si même vous voulez faire
maintenant cette dernière remarque, les temps sont favorables.
Vers dix heures du soir on voit encore facilement Orion, ce
rectangle dressé avec une ligne oblique de trois étoiles serrées au
milieu du rectangle ; on peut voir Orion incliné vers l'Ouest et un
peu au Sud. Dans quelque temps, à la même heure, cherchez-le ;
vous ne le verrez plus. Poursuivez ces observations pendant un
an ; en mars prochain, vous retrouverez Orion à la même heure et
au même point. Si je vous dis maintenant que cela prouve que la
Terre tourne autour du Soleil, je vais cent fois trop vite.
Constatez d'abord. Arrivez à cette notion déjà assez compliquée,
que le Soleil fait en un an le tour du ciel à reculons.
Après cela, nous en viendrons aux planètes, qui sont des
astres errants, et à la Lune, qui change de place et de figure tant
de fois dans un mois. Quand ces apparences seront bien connues,
alors il sera temps de reconstruire tout le système pour le mieux.
Mais si vous allez trop vite, vous n'attraperez que des discours
sur la Terre et le Soleil, discours sans pensée. Cela est d'importance ; c'est pourquoi j'y reviens sans me lasser, aussi bien pour
moi que pour vous. Car nous attendons beaucoup de la science,
Mars 1910
93
et nous payons pour qu'on la distribue à tout le monde. Si les
moeurs changent lentement, si les hommes jugent encore trop
vite, et se laissent trop prendre aux mots, n'est-ce pas tout simplement parce qu'il circule, sous l'estampille officielle, trop de fausse monnaie, j'entends trop de notions qui ont figure de vérités, et
qui ne sont point vraies ? Cuivre tout neuf, qui veut être pris pour
de l'or.
9 mars 1910
1453
Marc-Aurèle compare les hommes à des fourmis qui traînent
un grain de blé. Suivez la fourmi dans tous ses mouvements,
vous aurez une image de la passion. C'est une fureur dirigée ; une
fureur qui a des oeillères, qui sait très bien où elle va, et qui ne
veut pas regarder autre chose. Le fardeau complète l'image ; car
la passion ne serait pas passion si elle ne traînait un fardeau plus
gros qu'elle, sur un chemin inégal, tantôt tirant, tantôt poussant, à
corps perdu. Du moins, la fourmi traîne un véritable grain de blé,
ou quelque poutre pour sa maison. Mais l'homme passionné, que
traîne-t-il ?
Je pensais à ces colères que l'on se forge, et à ces malheurs
cuisants que l'on a mis soi-même au feu, comme des fers, parce
que j'entendais hier quelque académicien parler d'une élection en
suspens1 ; les choses étaient remises à six mois de bagne pour
chacun des candidats. Et sur quels chevalets se couchent-ils, les
pauvres candidats ! Il faut avoir entendu ces récits-là, on ne les
inventerait point. Histoire, secrète (vous m'entendez, elle court
partout), histoire secrète d'un candidat sur lequel un homme
compétent a écrit, il y a quelques années, un article qui n'était pas
aussi élogieux qu'on l'aurait voulu. Comment ce candidat avait
des amis aux bibliothèques. Comment les rusés adversaires, mis
sur la piste par un malin liseur, chassaient cet article comme de
bons chiens, le long des catalogues et le long des revues ; mais
qu'il manquait toujours, par pur hasard, un tome, et que ce tome
était dans la poche du rusé bibliothécaire ; et que les bons chiens
finirent par l'y trouver ; dont les hommes rirent et les femmes
piaillèrent jusqu'à des minuits passés, oui monsieur, jusqu'à
payer la course de nuit pour rentrer chez eux. Oh ! la belle
chasse !
Vous avez vu de ces jeunes chiens à qui l'on jette un chiffon
bien serré ; si, après l'avoir montré, on le cache ; si vingt fois
l'animal a jeté ses oreilles et tout son corps en vain, sur un geste
94
PROPOS 1910
trompeur, voyez comme tout ce mouvement se tourne en haine,
et comme il mord sur le chiffon, lorsqu'il l'a enfin forcé à la
course. Ainsi des passions naissent de ces actions. Ainsi ce candidat se donne une peur à force de fuir ; et les autres se donnent
une fureur à force de poursuivre. Voilà des hommes qui étaient
partis pour être sages, et qui n'auraient point donné, pour la plus
belle fille du monde, une inscription latine sur une borne milliaire. Mais ils ne se défiaient pas assez des choses qu'ils ne désiraient guère. Ils en ont demandé une, poussés par d'autres ;
l'ayant demandée, ils l'ont désirée ; ne l'ayant pas obtenue tout de
suite, ils l'ont désirée bien plus. Elle fuyait ; ils ont couru. Imprudents. Course, fureur, insomnie. Ils courent en rêve. Les voilà
sur la roue. Si tu gagnes, tu joueras peut-être. Si tu perds, tu
joueras certainement.
10 mars 1910
1454
J'ai vu sur les murs d'une gare un vieux règlement sous verre.
Il y est dit que désormais les portes des salles d'attente seront ouvertes sur les quais ; que le public pourra donc circuler librement ; mais que cette liberté n'étant pas sans danger, les voyageurs sont priés de veiller à leur propre sûreté. Suivent de très
bons conseils, assez inutiles je crois maintenant.
Mais quel esclavage, il y a seulement vingt ans. Je vois encore
les voyageurs enfermés dans les salles, et écrasant leur nez aux
carreaux. Quand l'employé levait la vanne, c'était un flot impétueux ; les enfants et les vieillards étaient naturellement un peu
bousculés. Les gens qui ont été formés par ce régime, et qui sont
tous maintenant hors de jeunesse, ena ont gardé cet air belliqueux
qu'on leur voit dans les gares ; il s'agissait bien d'un assaut au pas
de course, dans ce temps-là.
Pourquoi ces portes fermées ? Pourquoi ces bousculades ?
L'administration, qui est une mère, prétendait nous préserver par
ce moyen, contre des accidents possibles ; elle créait ainsi des
maux très réels, des colères, des pensées d'esclaves. Les voyageurs, traités en moutons, étaient réellement moutons. J'ai connu
une très vieille dame qui n'avait pas même la notion d'une liberté
ou d'un choix, et qui, laissée à elle-même dans une gare, montait
bravement dans le premier train qui se présentait, de sorte que,
lorsqu'on approchait du Havre, elle demandait si l'on serait
bientôt à Mantes.
Mars 1910
95
On ne méditera jamais assez là-dessus. Presque toujours ce
qui fait qu'une réforme est difficile à réaliser, ce sont des habitudes dues justement à un régime déraisonnable. Et, quand nous
accusons la nature humaine, neuf fois sur dix c'est l'institution
qu'il faudrait accuser. Vos écoliers saccagent les pelouses parce
que trop longtemps on leur a fermé la porte du jardin.
Les esclaves, quand on leur rendit la liberté, ne savaient plus
bien ce qu'ils en allaient faire. Mais pourquoi étaient-ils ainsi
presque des brutes, presque indignes du nom d'hommes ? C'est
l'état d'esclavage où on les tenait qui les rendait incapables de
liberté.
Pourquoi entend-on dire encore, quoique ce lieu commun ait
bien vieilli, que les ouvriers vivent au jour le jour, sans prudence,
sans prévoyance, comme de grands enfants ? Parce que, tant
qu'on en est au strict salaire, au salaire de famine, comme on dit,
on n'a point de quoi prévoir. Pourquoi les manifestations tournent-elles en émeute ? Parce qu'on s'y prépare, des deux côtés,
comme à une guerre. La crainte d'un mal multiplie les maux. Le
remède donne une maladie pour en guérir une autre. L'obstacle à
une bonne loi, c'est souvent une mauvaise loi. Y aurait-il tant de
fraudeurs et se moquerait-on de la libre déclaration des revenus,
sanctionnée par un sage contrôle, sans l'inquisition séculaire de la
douane et de l'octroi ? Et, si les opinions étaient réellement
libres, les déclamations d'Hervé1 n'intéresseraient personne ; au
lieu de remarquer comme elles sont audacieuses, on se demanderait si elles sont vraies. Mais l'autorité tient la porte ; Hervé
pousse de son côté ; de là un furieux élan, et des idées cul par
dessus tête.
11 mars 1910
1455 *
Chantecler est sot et vaniteux ; si le poète a voulu mettre en
scène, sous cette forme de coq claironnant, la sottise et la vanité
humaine, je dirais qu'il a dépassé la mesure ; mais si c'est un héros qu'il a voulu nous représenter, comme on est bien forcé de le
croire, alors je n'y suis plus. Sans chicaner sur ces bêtes qui parlent, ni sur ces calembours, je cherche dans ces vers quelque
juste et noble mouvement humain, et je ne l'y trouve point.
Essayez d'imaginer quelque homme auquel ce pauvre coq
puisse ressembler, ce sera quelque ridicule tyran de famille, portant sa tête comme une relique, et qui n'ouvrira jamais la bouche
que pour faire son propre éloge, pour grandir sa fonction, pour se
96
PROPOS 1910
trompetter et tambouriner lui-même sur la place. Encore faut-il
dire que les hommes de ce modèle sont assez rares, et ne sont
supportés que dans le cercle de leur famille. Partout ailleurs on
les laisse là, ou bien on coupe leurs phrases sans cérémonie. Ils y
gagnent. Je rougirais pour eux si on les laissait parler. Qu'ils aillent chanter dans leur basse-cour.
Mais, en vérité, au moment même où j'esquisse ce portrait, je
m'aperçois que je fais, moi aussi, du mauvais théâtre, c'est-à-dire
que je grossis la bosse de mon modèle. Il n'y a point, en fait, de
ces pédants qui se posent ainsi dans leur cercle, et qui disent : "Je
suis le plus grand des poètes ; je suis le plus profond des penseurs ; je suis le plus puissant des inspecteurs adjoints." Ils ne le
disent pas ; ils ne le pensent même pas.
Les personnages de théâtre finissent par être tout à fait faux.
Les grands classiques appuyaient déjà sur le crayon. Les autres
ont plus observé au théâtre que dans la vie ; au lieu de vivre, ils
ont lu ; de là une humanité qui ressemble à la caricature d'une caricature. Autant que j'ai pu voir, si quelqu'un essayait de faire son
propre éloge, il serait jugé tout de suite médiocre et ridicule.
Mais ceux que j'ai pu observer ne pensent même pas à l'essayer.
Ils sont plutôt timides jusqu'au ridicule ; tous ont une vie profonde et inexprimable. Un vrai poète nous ferait sentir ces
nuances-là.
Que dire alors de cette scène d'amour où l'amoureux se campe
en statue et dit à la femme : "Ouvre les yeux. Contemple un héros", et où la femme se sent émue et transportée à mesure que
l'homme se célèbre lui-même. C'est faux, et c'est niais au delà du
vraisemblable. Pour quels Iroquois écrit cet Iroquois ? O Roméo ! O Juliette ! "Non, ce n'est pas l'alouette"1. Qui n'a frémi à
ces simples paroles ? Et dire que l'on a osé, à propos de Rostand,
évoquer Shakespeare ! Je ne vois qu'un personnage, dans Shakespeare, qui puisse parler comme Chantecler, c'est Falstaff
ivre2 ; et les commères sont malades de rire. J'en appelle à toutes
les femmes ; n'importea quel Chantecler au monde sera trompé en
pensée avant la fin de sa tirade, et ce sera justice.
12 mars 1910
1456
Un ami inconnu vient de m'envoyer un jeu de cubes qu'il a
inventé. Ce sont des cubes rouges et blancs en bois, dont chacun
représente à peu près un centimètre cube. Par l'effet de rainures
dans les cubes et de tringles plates en métal, on arrive sans peine
Mars 1910
97
à faire tenir les cubes ensemble de façon à en faire, d'abord une
espèce de parquet solide avec tous les dessins que l'on voudra,
ensuite des solides à angles droits, et notamment des cubes.
Cet ami inconnu pense sans doute que des Propos çà et là, sur
les cubes et l'arithmétique, ont contribué à lui suggérer l'idée de
cette ingénieuse combinaison. Quand les écrits fleurissent en actions, on ne regrette pas l'encre.
Tout en suivant ces réflexions, me voilà occupé, comme un
vrai enfant, à ajuster des parquets de tous dessins, en rosace ou
en escalier. Puis, entraîné par la forme des cubes, je reconstruis
des figures que pourtant je connais bien, le cube de deux centimètres, le cube de trois centimètres. Et j'admire comment le
même nombre de petits cubes entre toujours dans chacune de ces
combinaisons. Trois fois trois neuf, trois fois neuf vingt-sept, on
ne sent que des pensées de chien savant ; je viens de les écrire
sans penser à ce qu'elles contiennent, et sans voir qu'elles sont
vraies. J'ai beau regarder les mots, les faire sonner, je n'y trouve
ni trois, ni neuf, ni vingt-sept ; cela sonne comme une chanson
connue. Ce que j'ai à dire de la chanson, trois fois neuf font
vingt-six, c'est qu'elle sonne mal, un peu comme un vers qui aurait treize pieds ou qui ne rimerait pas avec son compagnon. Si je
voulais raisonner sur le cube de deux, en considérant seulement
les mots, est-ce qu'il ne serait pas naturel de dire : arête double,
donc volume double ? Et c'est ainsi que pensent les théologiens,
puisqu'ils n'ont pas devant les yeux un objet présent qui puisse
correspondre à leurs mots.
Je reviens à mes cubes. Je me donne l'objet auquel convient
ce nom, cube de deux. Aussitôt m'apparaît, aussi clairement que
l'on peut le vouloir, cette relation inattendue : arête double, volume huit fois plus grand. Je pense une vérité. De proche en
proche, j'en pense d'autres, et même d'assez compliquées, toujours par la présence réelle de ces cubes rouges et blancs. Ceux
qui se donnent l'air de douter de tout, je les attends là. Cela est
d'expérience ; et, dans l'expérience même, je vois clairement que
cela ne peut être autrement.
Je divise maintenant au lieu de multiplier. Le cube d'un tiers,
c'est un vingt-septième. Me voilà maître, une fois de plus, d'un
des paradoxes qui m'ont le plus choqué quand j'étais enfant. Je
multiplie un tiers deux fois par lui-même ; au lieu d'augmenter, il
diminue ; je n'ai plus qu'un vingt-septième. Mais les cubes de
bois ont redressé mon discours, et je dis : le cube construit sur le
tiers de l'arête d'un autre cube, n'est que la vingt-septième partie
98
PROPOS 1910
du premier. Petit bonhomme de trois ans, fais des parquets de
tous dessins avec ces cubes. Fais des escaliers et des rosaces.
Repose les yeux sur cet univers de cubes, où la loi est partout visible. Une lumière peut jaillir de là, pour toute la vie. Tu joues
avec des vérités.
13 mars 1910
1457 *
Ces "liquidations" si pénibles enferment du moins plus d'une
leçon de politique. Il faut comprendre ce que représentent les
Pouvoirs publics. Il y a une inégalité, parmi les hommes, qui ne
résulte pas des institutions. Par exemple, l'inventeur du bouton à
pression pour les gants a fait fortune ; voilà qui ne dépend nullement d'un choix que les électeurs pourraient faire, mais seulement du jeu des désirs et des intérêts.
Or, à mesure que le bien-être s'étend et que le paysan luimême achète au delà du nécessaire, il est inévitable qu'une
heureuse invention, ou seulement un certain génie de capitaine
d'affaires, édifie de grosses fortunes, et que tous les riches, par
les intérêts qui leur sont communs, par les alliances, par les plaisirs, forment une association de fait dont la puissance est formidable. Ils nourrissent autour d'eux une nuée de parasites, depuis
les marchands de plaisir jusqu'aux marchands d'éloges. Tous les
paresseux, tous les voluptueux, tous ceux qui ont une maîtresse
ruineuse et tous ceux qui ont des dettes, forment comme la garde
prétorienne des riches. C'est pourquoi les riches sont toujours
plus puissants qu'il ne faudrait, en fait.
Lorsqu'on voit après cela que le peuple qui travaille, que les
ouvriers, que les petits fabricants, que les petits commerçants,
que les paysans, que les maraîchers, que les toucheurs de boeufs,
tous gens qui ne sont que trop esclaves de la richesse, inclinent
encore parfois à donner aux riches un pouvoir de droit en votant
pour eux et pour leur parti, n'est-ce pas là un étrange
aveuglement ?
Nous devons, tout au contraire, faire en sorte de dresser un
pouvoir politique contre la puissance de l'argent. Quand les
électeurs comprendront bien cela, le choix d'un député leur sera
facile. Et s'ils pensent aux "liquidateurs", ils se diront : "Je veux
que mon député, s'il devient ministre, soit libre de tout engagement avec les riches. Donc, je ne veux point de ce brasseur d'affaires. Je ne veux point non plus de ce millionnaire, allié à tous
les coffres-forts, actionnaire partout ; je paierais trop cher les
Mars 1910
99
services qu'il se vante de pouvoir nous rendre. Je ne veux point
non plus de ce puissant avocat, qui gagne trois cent mille francs
par an1, et qui soupe avec les actrices. Tous ces gens-là ne gouvernent déjà que trop. Je veux des hommes pauvres, et qui ne
rougissent point d'être pauvres. Des hommes qui n'aient pas de
grands besoins, et qui, par suite, puissent se jeter, sans prudence,
à travers les projets des manieurs d'argent, leur faire peur, et les
faire saisir par les gendarmes, dès qu'il le faudra."
Là est le point. Il faut que le pouvoir politique soit libre en
face des riches, maître des riches. Rien n'est plus facile ; car le
peuple est plus fort que tout. Le représentant du peuple ne peut
être enchaîné que par ses propres vices ; mais les flibustiers
comptent justement là-dessus. Si nous n'avions eu au gouvernement, ces jours-ci, que des brasseurs d'affaires et que des avocats
d'affaires, d'ailleurs aussi propres que l'on voudra, mais empêtrés
dans des fils d'or, sans doute le liquidateur Duez liquiderait
toujours.
14 mars 1910
1458 *
Quand on me dit qu'un liquidateur montre un visage tranquille
chez le juge d'instruction, cela me paraît assez naturel. Je comprends qu'il mange de bon appétit et qu'il dorme bien. Dès que
l'on a fait l'expérience de ce dur et inutile travail qui consiste à
ouvrir un trou pour en boucher un autre ; dès que l'on promet de
semaine en semaine des justifications que l'on sait bien qu'on ne
pourra pas donner, la vie cesse d'être agréable, surtout lorsque le
corps fatigué ne donne plus ces réserves d'audace et d'invention
que la vie de flibuste exige à chaque instant.
Je sais qu'il y a aussi les fins soupers et les plaisirs de l'amour.
Mais il faut bien convenir que l'habitude a vite usé ces plaisirs-là,
sans compter qu'il faut de jeunes épaules pour les porter. On remonte le sac d'un coup de reins, on le porte en César triomphant,
si l'on peut penser à sa propre puissance, et à la couronne que
l'on a conquise. L'ambition donne alors des ailes à l'amour et à
tous les plaisirs. Mais quel triste César qu'un liquidateur en déficit ! Tout craque. Les amis de la veille prennent déjà leurs sûretés. Il faut penser aux adieux de Fontainebleau1, et on ne
trouve même pas de grenadiers à qui on pourrait les faire. Les rapines manquent de grandeur ; elles ne soulèvent point leur
homme.
100
PROPOS 1910
Cet homme avait des maîtresses, à ce qu'on dit ; il faisait des
folies pour elles. Voilà un plaisir suspect. Les hommes qu'elles
tiennenta jurent bien qu'ils ne peuvent s'en passer. Mais, en les
prenant sincères, je demande s'ils sont heureux autant qu'ils
croient. Faites l'inventaire d'un bonheur, vous ne trouverez pas
grand chose. Cela foisonne, aux lumières. Les femmes qui vivent
là-dessus ont un air prodigieux pour faire scintiller ces diamants
faux. Peu de gens descendent en eux-mêmes ; ils aiment mieux,
au sujet de leur bonheur, croire ce qu'on leur dit. Rien au monde
ne les ferait renoncer de leur plein gré aux discours des parasites.
Le monde ne manque pas de ces forçats qui sont heureux comme
on casse des cailloux. Tant que la force y est, elle plaît par ellemême ; et l'on est heureux par l'effort même que l'on dépense
pour être heureux. Mais si l'on n'est plus un colosse de volonté, si
on ne l'a jamais été ? Voyez-vous ce benoît en Cromwell ?
Vienne la Nécessité, qui ramène l'homme à son vrai rôle ; ma
foi, c'est comme une amie. Tout est réglé. Quand on est sous clef,
il faut être bien jeune pour penser à ses amours. Ne plus vouloir,
quel repos ! Et des oeufs sur le plat ; et de l'eau minérale ; et un
tas de gens qui se chargent de vos affaires. Ne plus mentir. Il faut
une force et une espérance, et une espèce de grandeur pour
soutenir un grand mensonge. La paix. Une vie frugale. N'avoir
plus rien à gouverner, pas même soi. Charles Quint est allé au
couvent. Bien d'autres sont allés au couvent. La prison, après
tout, cela ressemble assez à un monastère. Il n'y manque même
pas le confessionnal.
15 mars 1910
1459
Il ne faut pas que la "Neutralité Scolaire"1 ressemble jamais à
un jeu hypocrite. Les religions sont des faits humains, c'est entendu ; on peut, en assemblant les mots avec prudence, décrire
ces faits de manière à ne choquer personne. L'abbé Loisy2 citait
ces jours-ci un exemple de description impartiale, approuvée,
dit-il, par la censure Romaine. Il s'agit de Jésus, et voici ce qu'on
en pourrait dire, si l'on voulait être un historien scrupuleux : "Ils
(les premiers fidèles) le considéraient comme le Messie promis,
et attendu, l'envoyé, le Fils de Dieu, qui devait rétablir en ce
monde le règne de la Justice" ... "Il avait promis de fonder un
royaume, le royaume de Dieu. Son supplice, il est vrai, avait retardé l'accomplissement de la promesse" ... "On en avait le gage
Mars 1910
101
dans le triomphe remporté sur la mort par la résurrection du
Maître", etc.
Si ces lignes sont conformes à la critique la plus rigoureuse ;
si elles ne vont pas déjà au-delà des faits ; si l'on réalise l'impartialité scientifique avec des formules comme : "On en avait le
gage dans la résurrection du Maître", formules qui ne veulent
point dire s'il est ressuscité ou non, c'est à examiner. On pourrait
faire mieux ; on pourrait dire par exemple que si le fait de la résurrection ne peut être prouvé à la rigueur, la certitude qu'avaient
là-dessus les fidèles est du moins un fait humain incontestable.
Mais que gagnera-t-on à ces subtilités ?
Si on arrive devant les enfants avec un catéchisme neutre ainsi rédigé, si on le leur lit, si on le leur fait répéter à la lettre, ils
diront cette chanson-là tout aussi bien qu'une autre. Mais instruire, cela consiste-t-il à donner au disciple des manières de dire ?
Non pas, mais des notions. Des notions nouées par lui, par son
jugement à lui. Donc, bien loin de lui présenter une géométrie
irréprochable, ou une histoire des religions irréprochable, il faudrait ne lui présenter, au contraire, que des fils lâchés et flottants,
un peu embrouillés même, de façon qu'après les avoir démêlés de
ses propres mains, il en tisse lui-même une notion pour son usage. Et, en somme, tant qu'il n'aura pas douté lui-même, examiné
lui-même d'un mouvement décidé, il n'est pas instruit du tout.
On obtient ces mouvements d'invention, autant qu'on le veut
bien, dans la lecture d'abord, dans la construction des nombres,
des surfaces et des volumes aussi ; c'est un fait. Or, si l'enfant se
sent juge des carrés et des cubes, et s'il invente la table de Pythagore ; s'il est formé par ces exercices à dire tout naïvement ce
qu'il croit vrai, et ce qui l'embarrasse, que vaudra votre malice
d'historien ? Il faudra dire ce que c'est que Justice, et Dieu, et fils
de Dieu, et résurrection. Autant de paroles, autant de blasphèmes.
On peut essayer d'être neutre au Collège de France3, parce que le
public y dort ; j'entends par là qu'il ne dit rien, et qu'il n'en pense
guère plus. Faut-il qu'on dorme aussi à l'école primaire ? Telle
est la question. L'Église sait très bien ce qu'elle veut, et que tout
catéchisme et toute litanie, même athée, est catholique.
16 mars 1910
1460
Nous ne savons pas toujours juger équitablement notre système politique. En fait, il a converti tout le monde, ou peu s'en
102
PROPOS 1910
faut. Les journaux les moins républicains agissent et parlent en
républicains. C'était inévitable. Donnez la liberté, même à ceux
qui, d'après leurs principes, ne devraient point l'accepter ; ils en
usent ; ils s'y habituent. Le premier journaliste venu, même s'il
combat pour le roi, secoue durement les ministres, grossit les
abus, demande des comptes, et en appelle au peuple pour finir.
Les voilà qui s'en prennent maintenant aux brasseurs d'affaires1.
Si j'étais roi, et dans la coulisse, il me semble que je dirais : "Ne
touchez pas à l'argent" du même ton qu'un roi d'Angleterre, dans
le temps qu'on le jugeait, disait : "Ne touchez pas à la hache."
Il faut qu'un roi soit conservateur. Il faut qu'un roi entretienne
comme il pourra l'opinion qu'il ne faut pas aimer le scandale. La
couronne n'est plus sur sa tête, soit ; elle n'en est pas moins couronne. L'idée monarchiste n'est pas tuée parce qu'un roi est tué ;
et, comme pensait sans doute ce malheureux Charles
d'Angleterre, il faut encore respecter la hache, même si elle doit
trancher la tête d'un roi.
Quand on dit qu'il faut un roi, on veut lire, avant toute chose,
qu'il faut une limite à la critique et une part de foi dans l'opinion.
On veut dire que le pouvoir, s'il veut rester pouvoir, doit garder
quelque inviolable privilège, et comme un manteau de respect sur
les épaules. Je n'entends pas par là qu'il soit dans le système du
roi de supporter tous les abus. Je dis seulement qu'il y a une
manière monarchique de faire cesser les abus, certains abus, et
qui consiste à faire sentir sans bruit la suprême puissance. La
monarchie n'est rien si elle n'est pas une police secrète. Le roi
juge à huis-clos. Si quelque journal attaque un magistrat ou quelqu'un de très important autour des juges, il est monarchique d'enfermer dans la même Bastille le journaliste et le magistrat ; l'un
comme coupable, et l'autre comme dénonciateur ; tous deux comme auteurs du scandale ; avec cette idée, essentielle au Système
de la Force, qu'il vaudrait encore mieux, pour l'ordre public,
empêcher qu'un journaliste parle, qu'empêcher qu'un magistrat
vole.
Pascal est un des premiers qui ait touché à la hache. Venant à
réfléchir sur les puissances, il a écrit : "Ne pouvant fortifier la
Justice, on a justifié la Force, afin que la paix fût ; car elle est le
souverain bien"2. D'après cela, il faut que les Puissances restent
Puissances. "Le juste, dit-il encore, c'est ce qui est établi"3. Mais
tout de suite il s'aperçoit qu'il a touché à la hache. Et il ajoute :
"Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes,
Mars 1910
103
car il n'y obéit qu'à cause qu'il les croit justes."4 Trop tard. Le
peuple a entendu.
17 mars 1910
1461
Monologue d'un vieux parlementaire. "Ce Monsieur Binet1
n'a point le sens politique. En vérité, lui qui se dit radical, comment parlerait-il s'il était monarchiste ? Se jeter à la gorge d'un
ministre, d'un puissant ministre, d'un futur président du conseil
peut-être, et qui est un homme considérable ; lui crier : « Vous
n’avez pas le droit de mener de front les affaires et la politique,
et encore moins quand les affaires sont étroitement liées à la
politique, et nous voulons que cela finisse », c'est une incartade
de jeune homme, j'en conviens ; mais enfin ce discours va courir
de bouche en bouche ; et cela donne à mon vote une étrange
signification ; car j'ai l'air d'approuver sans réserve toutes ces
avocasseries bien payées. Le mieux était de n'en point parler.
Discuter sur les principes et faire des lois, à la bonne heure !
Mais s'attaquer ainsia aux personnes, violemment, maladroitement, sans avertir, sans consulter ! S'il nous en revient beaucoup
comme Monsieur Binet, la prochaine Chambre discutera à coups
de poings.
Et il en reviendra beaucoup. Les traditions se perdent. Autrefois, les nouveaux venus apprenaient d'abord à écouter et à voter.
Quand ils parlaient, c'était sur quelque projet de loi sans importance, et devant des banquettes. Aux grands jours, ils laissaient
parler les virtuoses ; ils apprenaient à viser les abus sans atteindre
les hommes ; et, bientôt familiers avec le jeu des partis, ils
comprenaient que toute vérité n'est pas bonne à dire. Aussi ne les
voyait-on à la tribune que lorsque leur parti les désignait pour y
monter ; c'était la sagesse du parti qui parlait par leur bouche. En
un mot, c'étaient des parlementaires.
Mais comprenez-vous ce tirailleur, ce voltigeur, qui attaque
sans ordres ; et cela pour montrer à ses électeurs, gens de la
Creuse ou de je ne sais où, qu'il n'a pas froid aux yeux ? Il en reviendra. L'électeur le mèneraitb loin, et jusqu'à rendre six mille
francs sur quinze mille2. Oui, je sais, c'est un beau refrain :
"Soyons pauvres. Prenons l'omnibus." Eh, bon Dieu, je suis pauvre, je prends l'omnibus, et je n'en suis pas plus fier ! Passe pour
un député. Mais avec qui fera-t-on des ministres, si l'on prétend
éloigner de la politique ceux qui ont la pratique des affaires, unec
104
PROPOS 1910
fortune hardiment conquise, et l'autorité que tout cela donne sur
la finance et l'administration ?
Ma foi je commence à comprendre la nécessité de partis organisés, ayant leur plan d'action et leurs porte-parole. Si ce Monsieur Binet avait passé par la Proportionnelle3, il aurait la notion
des intérêts supérieurs et de la discipline nécessaire. Par la force
du système, il agirait avec son parti. Avant de lancer ses apostrophes en séance, il userait son ardeur dans les réunions de groupe ;
on le rafraîchirait un peu ; l'Officiel n'en saurait rien. Plus de
sauvages4. Plus d'indépendants. Plus d'enfants terribles. Que diable, un collègue est un collègue, un ministre est un ministre. Il
faut accorder quelque chose à la courtoisie, et beaucoup à l'intérêt du parti. Cela est de bon sens. Il y a les devoirs envers
l'électeur ; maisd il y a aussi les devoirs envers le Parlement ; et
puisque ces jeunes les oublient, vienne la Proportionnelle, et les
Partis organisés, qui les leur rappelleront."
Ainsi monologue le vieux parlementaire. Il songe à ne pas gâter le métier, et c'est assez naturel. Mais qu'en pense l'électeur ?
18 mars 1910
1462
Cette "femme fatale" que l'on juge à Venise1 me faisait penser
une fois de plus à la mécanique des passions. Il faut répéter à ce
sujet ce que Pascal disait du lièvre, qu'on se fatigue à courir
après, et qu'on n'en voudrait point s'il était donné2. La passion
naît si le gibier court, à condition qu'il ne soit pas hors de prise
tout à fait. Communément on pense que l'on poursuit parce que
l'on désire ; il est bien plus vrai souvent que l'on désire parce que
l'on poursuita ; car l'action remue le coeur, active toutes les puissances de la vie, se fouette enfin elle-même jusqu'à la frénésie. Si
l'on commence à batailler, on est bientôt en colère. Si l'on commence à demander, on est bientôt suppliant. N'importe qui, s'il
joue avec attention, aimera le jeu ; mais celui qui n'a pas touché
aux cartes ne peut pas comprendre ce plaisir-là.
De même celui qui n'a pas joué au jeu de l'amour. Seulement,
ici, le hasard a des yeux et des oreilles : je crois que les passions
de l'amour ne prennent toute leur violence que si la femme aimée
a quelque chose du hasard dans sa nature. Si elle aime tout à fait,
si on voit clair en elle, si on prévoit à coup sûr ce qu'elle dira, ce
qu'elle fera, on peut tomber dans un paradis d'amour, mais on
ignorera les flux et les reflux de la passion. De même si elle est
maîtresse d'elle-même et indifférente tout à fait, le sentiment
Mars 1910
105
mourra par défaut de mouvement. Ruy Blas amoureux de la reine, cela n'est pas humain, il me semble.
Je n'irais donc point imaginer quelque fluide mystérieux que
la femme fatale lancerait autour d'elle comme ce poisson qu'on
appelle la torpille. Le prétendu fluide n'est qu'en regards, en gestes, en attitudes, qui un jour promettent, un jour refusent, et traduisent même d'un instant à l'autre une profonde incertitude de
sentiment. Là est sans doute le secret. Il n'est pas donné à toute
femme d'être coquette naturellement et sincèrement. Toutes n'ont
pas une nature instable, et des oscillations vitales continuelles
entre l'extrême joie et l'extrême tristesse.
Les médecins ont observé notamment une Marie, à peu près
folle, qui était gaie une semaine et triste l'autre, et qui savait très
bien expliquer pourquoi ; dès qu'on cherche des raisons d'être gai
ou triste, on en trouve ; du reste elle ignorait la vraie cause de ces
changements d'humeur, qui était dans une espèce d'anémie
périodique. Une folie comme celle-là, chez quelque Célimène, et
modérée par l'habitude de la retenue et du beau langage, agirait
mieux sur Alceste que la plus raffinée coquetterie. Mais peut-être
la planterait-il là, parce que toute patience ne dure pas huit jours ;
tandis qu'avec des oscillations plus courtes, elle tiendrait son
amoureux en haleine. Les plus savants calculs sont faibles comparés à ces vagues de sentiment que la femme elle-même ignore.
Ainsi est la véritable dame de coeur. Semblable à la dame de pique, sa cousine, elle donne l'espoir et la crainte par ondes, sans
seulement y penser. Il y a toujours un grain de cette petite folie
périodique chez la femme qui attire et retient les hommes. La
beauté, et le désir qu'elle excite, ne sont là que pour mettre les
choses en train. Dès que l'homme est amené par là à essayer sa
puissance, le voilà comme au jeu, secoué d'émotions contraires ;
et encore bien mieux qu'au jeu, parce que le hasard a figure
humaine.
19 mars 1910
1463
Tout ce mépris que chacun jette sur les voleurs prouve qu'il y
a une conscience commune, et des jugements moraux sur lesquels l'accord se fait tout aussi bien que sur les propriétés du
carré ou du cercle. Le voleur se cache, et, quand il est pris, cherche des excuses ; mais vous n'en voyez point qui songe à proposer quelque texte de loi, en vertu duquel chacun pourra prendre le
bien d'autrui, dépenser ce qu'il aura reçu en dépôt, mentir sur
106
PROPOS 1910
l'emploi des fonds qui lui sont confiés. En matière d'échange et
de crédit, il ne peut y avoir qu'une loi, qui est la probité même, la
justice même.
D'où vient cela ? Sans doute de ce que toute loi est contrat ;
toute loi est une formule d'union entre plusieurs individus. Si la
loi n'est pas cela, pourquoi une loi ? On n'a plus alors qu'à se battre le mieux qu'on pourra. Par exemple, vous ne concevez pas du
tout une société dont la loi suprême serait celle-ci : "Chacun des
membres de cette société aura tous les droits qu'il saura prendre.
Chacun peut librement dépouiller l'enfant ou la veuve, incendier
les récoltes de ses ennemis, insulter, frapper, tuer qui il voudra,
pourvu qu'il soit assez fort pour y réussir." Cela n'est point une
loi. Toute loi établit une vraie alliance et une paix. C'est pourquoi
tout contrat supprime la guerre,a en somme, c'est-à-dire établit
toujours l'égalité entre les contractants.
Que les contrats soient, selon la nature des choses, inévitables, c'est ce que la nécessité du sommeil fait bien comprendre.
On ne conçoit pas que même un géant puisse tenir contre des
pygmées, si le géant est seul. Car le géant veut dormir ; et, bien
mieux, il veut dormir en paix. Il lui faut donc un gardien, quand
ce ne serait que quelque Tom-Pouce ; et un gardien en qui il ait
confiance, c'est-à-dire avec qui il ne soit pas en guerre.
Platon disait que des brigands, s'ils veulent être bien injustes à
l'égard des autres, doivent commencer par être justes entre eux.
Vue profonde sur l'histoire. On comprend par là un rapport merveilleux, d'après lequel la Justice et l'Injustice naissent ensemble,
grandissent ensemble. Toute victoire de la force, c'est-à-dire de
l'injustice, est une victoire aussi de la Justice. Car la victoire
n'appartient qu'à ceux qui montrent de la discipline, de la fidélité,
du courage. De là deux opinions opposées sur les vertus militaires. Car les uns disent que l'action militaire est injuste, et ils ont
raison. Les autres disent que le militaire est juste ; ils ont raison
aussi. Le vrai est que la guerre se nie elle-même, puisqu'elle suppose une paix admirable dans chaque camp. Ce qui fait que, pendant que le peuple conquérant exerce l'injustice, le citoyen
conquérant apprend la justice. Par ce côté, toute conquête est
progrès ; et l'humanité marche à la justice, tout compte fait. Vauvenargues nous a laissé une parole lumineuse : "Le vice fomente
la guerre ; la vertu combat".
20 mars 1910
Mars 1910
107
1464
Semblable en cela à beaucoup d'autres, je vais souvent au
théâtre pour un sou. Entendez que je lis le récit du critique dramatique, qui a bien voulu entendre la pièce à ma place. Et je n'y
perds pas grand chose ; car,a dans une pièce qui n'est ni méditée
ni écrite, le sujet seul importe. De plus, je suis débarrassé par ce
moyen des vieux acteurs et des vieilles actrices, ce qui n'est pas
un petit avantage.
Donc il m'arrivait, l'autre jour, de suivre en pensée l'histoire
de cette "Vierge Folle"1 qui s'enfuyait avec un homme de quarante ans. Ces choses arrivent. Quant aux extases, aux reproches,
aux menaces, je les imaginais à ma manière. Prise comme on
voudra, la passion enferme toujours un peu de folie. Ce qu'il y a
de plus clair dans l'amour, c'est qu'on se plaît à régner en tyran
dans les pensées de quelqu'un. Mais non pas dans les pensées de
n'importe qui. Un coeur esclave, qui a donné mille marques de
servitude, est méprisé. On veut que l'esclave repousse tout autre
maître. Plus l'esclave a façon de roi ou de reine, plus son esclavage vaut. Voilà par quel détour les coups de tête enivrent, et
d'autant plus que les obstacles sont plus forts. Voilà pourquoi on
veut être aimé d'une fière et libre créature, et d'autant plus qu'elle
risque, en aimant, de perdre plus de choses auxquelles elle tient.
L'amant veut qu'elle y tienne, et qu'elle les laisse pour lui.
Et cette preuve même risque de ne rien valoir. Elle n'est pas
d'or pur ; un rien d'alliage s'y mêle. Si la fille amoureuse se donne quelques airs de folie, l'amant pensera : "Elle ne peut guère
sur elle-même. Est-ce moi qui suis son maître ? N'est-ce point un
instinct en elle, qui est maître ?" Doute tragique. Une femme qui
a vécu sait communément passer ce Rubicon comme il faut, et
juste pour qu'on l'en aime davantage, sans un petit grain de défiance. Mais que peut faire une pauvre poulette ? Elle livre tous
ses secrets, parmi lesquels il y a quelque pièce qui sonne mal. Or,
c'est toujours la pièce douteuse qu'il fera sonner, l'avare d'amour,
l'avare quadragénaire. La petite poulette se perdra. Je voudrais
pourtant dans la pièce quelque bon raisonneurb qui lui explique
ces choses. Mais peut-être n'y aurait-il plus de drame, si la raison
parlait.
Oui, il y a une duplicité de fond, chez l'homme amoureux.
Celle qui l'aime, il la veut folle ; mais raisonnable aussi ;c qu'attendre d'une folle ? Elle m'a sacrifié tout ce à quoi elle tenait.
Elle tient à moi. Mais ce mouvement de passion a tout brisé. Un
autre mouvement de passion ne peut-il pas tout briser encore ?
108
PROPOS 1910
Tout, c'est-à-dire ce qui l'attache à moi. Je la veux libre et maîtresse d'elle-même. Mais, si elle était libre et maîtresse d'ellemême, m'aurait-elle suivi ? Je vois bien qu'une grande vague l'a
roulée vers moi. Mais peut-on se fier aux vagues ?
Dans Othello, le vieux papa, qui s'appelle, je crois, Brabantio,
dit une chose effrayante. Comme le More enlève sa fille cavalièrement, car Desdemona a fait une belle folie amoureuse, Brabantio est dans la rue, trop tard ; et il dit aux fugitifs, en montrant le
poing : "Prends garde, More ; elle a trompé son père ; elle trompera son mari." Oui, voilà ce qu'il leur lance. Voilà le premier
soupçon en croupe. Voilà le premier éclair ; l'orage vient. Pauvre
Desdemona, tu ne sais pas ce que c'est qu'un homme.
21 mars 1910
1465 *
Le Roy a parlé. Il a même très bien parlé. Je remarque dans
ses "instructions" un grand sens politique. Il n'aime point trop
que ses Camelots essaient de rosser les sergents de ville. Il
n'aime point que l'on veuille conspirer au régiment, ce qui
condamnerait, il me semble, la fameuse tentative de Déroulède1.
En somme il veut attendre que les électeurs le rappellent. Il a
bien compris que le Parti de l'Ordre ne peut pas troubler l'ordre
sans se tuer lui-même ; et que la tactique des anarchistes ne
convient pas à ceux qui prétendent restaurer le Pouvoir. Le fait
est que tous ces Camelots et autres agitateurs ressemblent tout à
fait à des révolutionnaires échauffés. Il faut même convenir que
l'Action Française est empoisonnée d'Idéologie2. Est-ce que
Charles Maurras et ses amis n'entendent pas fonder le système
monarchique sur des théories sociologiques ? Le Roy ne leur en
fait pas tout à fait un crime ; mais on sent qu'il voudrait bien
n'être pas "essayé" comme un échantillon de fil d'acier. La monarchie préfère un mouvement de foi à une démonstration. Il faut
qu'elle soit aimée, non jugée. Elle compte sur les instincts collectifs, qu'on appelle traditions, et non sur les spéculations de la
Pensée libre. En cela, elle ressemble à Dieu, dont elle est la fille.
Tout se passe comme si le Roya avait pris pour thème le mot que
je commentais il y a quelques jours : "Ne touchez pas à la
hache3."
Seulement, quand il fait allusion aux scandales financiers4,
dont j'avoue que la République est cause, par la lumière qu'elle
jette sur toutes choses, il ne montre pas le fond de sa pensée.
Cela se comprend. La Monarchie ne montre jamais le fond de sa
Mars 1910
109
pensée. Ses conseils sont secrets, essentiellement secrets. S'il
pensait tout haut, il dirait à peu près ceci : "Les hommes sont
partout et toujours les mêmes ; il ne se peut pas qu'il n'y ait point
de convoitises, de vols, de complicités autour du pouvoir. La folie Républicaine consiste à publier tout cela, ce qui rend le
peuple soupçonneux, et difficile à gouverner. Il est dangereux de
fonder l'ordre social sur la vertu. La monarchie se fonde non pas
sur la Vertu, mais sur l'Honneur, selon le mot de l'illustre Montesquieu. Et l'honneur ne veut pas que la femme de César soit
soupçonnée. L'honneur ne veut pas que la vertu soit jugée.
L'Honneur jette aux oubliettes autant de vice qu'il le peut, et
couvre le reste. Par exemple, sauver l'honneur d'un régiment,
c'est, si un homme a fui, l'exécuter promptement et nier le fait ; si
un homme a volé, obtenir sa démission, rétablir la caisse, et nier
le fait. Il y avait un sens délicat de l'honneur à crier malgré toutes
les preuves :
« Un officier ne fait pas de faux5 ; un officier ne ment pas ; un
conseil de guerre ne condamne pas à la légère ». Car l'ordre et la
paix étant les conditions de la justice, il importe de penser d'abord à l'ordre et à la paix, ensuite à la justice, autant qu'on
pourra. Citoyens, après cette trop longue expérience d'un gouvernement qui prétend se fonder sur la vertu, je vous offre ce
qu'il faut d'hypocrisie pour vivre en société."
Ce discours est toujours en dedans. La Monarchie ressemble à
la Religion en cela. Qui veut les fonder en raison les ruine.
Quand vous aurez prouvé qu'il est commode de croire en Dieu,
vous aurez avoué que vous êtes athée. Pour que la religion soit
commode, il faut qu'on croie qu'elle est vraie. Pour que le Roy
maintienne l'ordre, il faut qu'on croie qu'il est juste. Église et
Monarchie supposent un Mensonge essentiel.
22 mars 1910
1466
Le moraliste, c'est La Rochefoucauld, je croisa, qui a écrit :
"Nous avons toujours assez de force pour supporter les maux
d'autrui", a dit assurément quelque chose de vrai. Mais ce n'est
qu'à moitié vrai. Ce qui est bien plus beau à remarquer, c'est que
nous avons toujours assez de force pour supporter nos propres
maux. Et il le faut bien. Quand la nécessité nous met la main sur
l'épaule, nous sommes bien tenus. Il faudrait donc mourir ; ou
bien alors, on vit comme on peut ; et la plupart des gens s'arrête à
ce dernier parti. La force de la vie est admirable.
110
PROPOS 1910
Ainsi les inondés1, ils s'adaptaient. Ils ne gémissaient point
sur la passerelle ; ils y mettaient le pied. Ceux qu'on entassait
dans les écoles et dans les autres lieux publics y campaient pour
le mieux et mangeaient et dormaient de tout leur coeur. Ceux qui
ont été à la guerre en racontent autant ; les grandes peines ne sont
pas alors parce qu'on est en guerre, mais parce que l'on a froid
aux pieds ;b l'on pense furieusement à faire du feu, et l'on est
tout à faitc content quand l'on se chauffe.
On pourrait même dire que, plus l'existence est difficile,
mieux on supporte les peines et mieux on jouit des plaisirs ; car
la prévision n'a pas le temps d'aller jusqu'à des maux simplement
possibles ; elle est tenue en bride par la nécessité. Robinson ne
commence à regretter sa patrie que lorsqu'il a bâti sa maison.
C'est sans doute pour cette raison qu'un riche se plaît à la chasse ;
ce sont alors des maux prochains, comme mal au pied, ou des
plaisirs prochains, comme bien boire et bien manger ; et l'action
emporte tout, enchaîne tout. Celui qui met toute son attention sur
un acte assez difficile, celui-là est parfaitement heureux. Celui
qui pense à son passé ou à son avenir ne peut pas être heureux
tout à fait. Tant qu'on porte le poids des choses, il faut être heureux ou périr ; maisd dès qu'on porte, en inquiétude, le poids de
soi, tout chemin est rude. Le passé et l'avenir frottent dur sur la
route.
En somme, il ne faudrait point penser à soi. Le plaisant, c'est
que ce sont les autres qui me ramènent à moi, par leurs discours
sur eux-mêmes. Agir ensemble, c'est toujours bon. Parler ensemble pour parler, pour geindre, pour récriminer, c'est un des
grands fléaux de ce monde. Sans compter que le visage humain
est diablement expressif, et arrive à éveiller des tristesses que les
choses me faisaient oublier. Nous ne sommes égoïstes qu'en société, par le choc des individus, par la réponse de l'un à l'autre,
réponse de la bouche, réponse des yeux, réponse du coeur fraternel. Une plainte déchaîne mille plaintes ; une peur déchaîne mille
peurs. Tout le troupeau court dans chaque mouton. Voilà pourquoi un coeur sensible est toujours misanthrope un peu. Ce sont
des choses auxquelles l'amitié doit toujours penser. On nommerait trop vite égoïste l'homme sensible qui cherche la solitude par
précaution contre les messages humains ; il n'est pas d'un coeur
sec de supporter difficilement l'inquiétude, la tristesse, la souffrance, peintes sur un visage ami. Et l'on doute si ceux qui font
volontiers société avec le malheur ont plus d'attention à leurs
propres maux, ou plus de courage, ou plus d'indifférencee. Ce
Mars 1910
111
moraliste ne fut que malin. Les maux d'autrui sont lourds à
porter.
23 mars 1910
1467
On me contait ce matin qu'une espèce de philosophe avait eu
l'idée de fonder, pour la durée des vacances scolaires, une sortea
de monastère laïque international. Figurez-vous un château ou un
couvent, comme vous voudrez, avec un bon nombre de chambres, une grande salle pour manger, une autre pour méditer en
commun ; des galeries pour penser en se promenant, un grand
jardin, des bois, des horizons libres. Là viennent des Anglais, des
Américains, des Italiens, des Français, des Allemands, afin d'échanger des idées pendant une semaine, librement, cela va sans
dire ; car ces nouveaux moines n'adoreront que la Bonne Foi.
Cela fait sourire, au premier moment. C'est pourtant une assez
grande et assez belle idée. Car, remarquez-le, il n'est point de lieu
dans le monde où des hommes d'esprit libre puissent se réunir
pour huit jours afin de recommencer ces nobles entretiens qu'on
trouve dans Platon, sur le juste et l'injuste, sur le courage, sur la
tempérance, ou sur la société idéale. Quand des penseurs se
rencontrent, ce n'est guère que pour une heure ou deux ; on ne
discute pas longtemps sans qu'ils tirent leur montre et s'enfuient
au plus beau moment. Dans ce monastère, l'heure appartiendra
aux hommes, non les hommes à l'heure. Ce seront des jours Pythagoriciens. L'idée vaut qu'on y pense. Et je connais plus d'un
homme, et plus d'une femme (car les femmes sont reçues aussi
dans ce couvent-là) qui ferait volontiers une retraite de dix ou
quinze jours, sous la condition d'écouter ingénument, et de ne
parler que pour dire sa pensée.
Si pourtant j'étais moine pour huit jours dans cet ordre-là, je
voudrais de longues heures de silence aussi ; car je ne crois pas
que les entretiens, dès qu'ils se prolongent, soient très bons pour
la santé de l'esprit. Il est très utile, avant tout, de penser des
choses, c'est-à-dire de penser sans parler. Par cette habitude, on
se délivre de beaucoup de bavardages, et aussi des aiguillons de
l'orgueil, qui font qu'on force sur l'idée de tout son poids d'homme. J'ai vu autrefois des soutenances de thèses en Sorbonne ; ce
n'est qu'une gymnastique de singes. On peut faire mieux, j'en
conviens. Tout de même cette seule idée de former un cercle, et
de se mettre à dire de grandes choses me paraît assez puérile.
112
PROPOS 1910
Toutes les fois que j'ai eu l'idée de me mettre à méditer, cette
seule résolution a chassé toute idée. Encore bien mieux si je
sentais que d'autres attendent, il ne me viendrait rien de bon ; tout
au plus quelque vieille litanie. Il me semble que les idées
viennent justement quand on ne les attend pas. Il y a un repos
d'esprit, une sérénité, une espèce de demi-sommeil, où le regard
va cueillir toutes choses ; et c'est alors sans doute qu'une idée se
forme ; on se réveille au moment où elle est faite. Mais il faut
savoir attendre ; il faut savoir se direb : « Quand je ne trouverais
plus aucune idée, ni ce soir, ni demain, ni jamais, eh bien tant
pis ! ». O précieuse paresse.
24 mars 1910
1468
Quand j'entends dire que le sentiment religieux est grand,
qu'il est puissant sur l'homme, qu'il arrache l'homme à lui-même,
et autres lieux communs, il me vient à l'esprit des exemples qui
viennent fortifier cesa discours. Quelle est la vertu propre de la
Religion ? Elle consiste principalement dans une opinion commune, proclamée en commun, selon un rythme commun, selon
une intonation commune. Cette vague humaine emporte les
individus comme des pailles sur l'eau. Hors de lui. Où cela ?
Vers le bien ou vers le mal, selon la rencontre.
Quelqu'un me contait hier qu'étant à Narbonne au temps des
émeutes1, il était emporté d'une fureur guerrière contre la cavalerie, et la cavalerie aussi contre les émeutiers, non point tant par
opinion que par contagion, l'opinion venant après les actes. Dans
ces mouvements de foules, qui emportent l'individu, je suis tenté
de voir l'essentiel de la Religion, et principalement du catholicisme. Ce n'est donc point par accident qu'une religion brûle les
hérétiques, soupçonne ceux qui délibèrent, et ordonne avant
toutes choses la communauté d'actions et d'opinions, avec les
mêmes gestes, les mêmes mots et les mêmes chants. La religion
n'est peut-être plus rien du tout, si elle n'est pas cela.
Il m'est arrivé d'entendre des socialistes. Et, pendant qu'ils
parlaient, les objections se présentaient en foule à mon esprit.
Mais quand ils se levaient pour s'en aller, et que l'Internationale
rythmait leur piétinement gigantesque, alors une croyance me
saisissait, m'emportait avec eux ; j'aurais crié, j'aurais pleuré. Le
plus froid des hommes a éprouvé de ces mouvements-là. C'est
par des mouvements de ce genre que les batailles commencent,
et que l'état de guerre peut durer. Ce mouvement des foules tour-
Mars 1910
113
ne aussi bien en panique. Défaite et victoire se font selon le
même mécanisme.
Bonté aussi. Méchanceté aussi. On pend un innocent du
même train que l'on prend la Bastille. La Religion, qui veut la
paix parmi les hommes, a toujours fait la guerre ; car il ne se peut
point que le mouvement vers la Paix n'écrase ce qu'il rencontre.
De même la justice des socialistes frappe aussi joyeusement que
la police ou les prétoriens. On risque sa vie pour un parti ; après
cela on jure que ce parti est le meilleur. Telle est la mécanique
humaine ; cela éclaire les violences de l'Histoire. Les guerres humaines révèlent une barbarie idéaliste. Encore aujourd'hui nous
ne pouvons pas trop savoir jusqu'où une action commune peut
conduire la pensée. Voilà pourquoi, sachant que je suis un
terrible mouton en ce sens-là, comme sont tous mes frères, je refuse toujours, autant que je puis, de chanter à n'importe quel
lutrin.
25 mars 1910
1469
"Le bois sacré". Ces mots enfermenta un sentiment impérissable. N'y voir que des Muses ou des dryades, ou des sylvains, c'est
s'en tenir aux livres. Mais la chose signifie par elle-même. Les
pas du promeneur font sonner la terre. Le peuple des arbres marche avec lui. Toutes les perspectives changent d'instant en instant. Il semble que des formes se montrent et se cachent. Le sentier est partout, comme la trace d'un peuple invisible.
Sur des perceptions de ce genre, il est possible que l'imagination ne travaille pas. Travail étrange. Esquisses toujours, qui
s'achèvent en perceptions. Il semble toujours qu'en tournant la
tête on va voir autre chose ; et ce n'est plus qu'un tronc d'arbre.
Ce jeu porte aux mouvements brusques, et les mouvements brusques fouettent l'imagination, en même temps qu'ils font naître
une petite peur entre les épaules. Ainsi naît tout un poème, dans
le bois sacré. Les rêves achèvent le poème, et les récits fixent les
rêves. Bientôt les enfants savent quels sont les dieux qui les
guettent d'arbre en arbre.
Qui a fait le tour de l'arbre ? Quel est celui qui a chassé les
dieux sylvestres ? Non point quelque leste dénicheur d'oiseaux ;
car le dieu tourne autour de l'arbre aussi, plus réel à mesure qu'on
le poursuit. Non. C'est quelque observateur qui s'est frotté les
yeux, et qui a remarqué les traces que laissent les choses au fond
des yeux ; c'est ainsi que nos yeux, éblouis par le soleil, promè-
114
PROPOS 1910
nent partout sur les choses un petit fantôme violet. L'observateur
a remarqué aussi comment le plus petit mouvement de la tête met
en mouvement les choses immobiles, les fait danser et tourner, se
poursuivre et se dépasser. Ces faits si simples furent longtemps
interprétés comme des prodiges. Je me souviens qu'étant enfant
je fus très effrayé de voir qu'un nuage marchait avec moi. Puis on
en vint à expliquer jusqu'aux rêves, par la fatigue des yeux, ou le
mouvement du sang, ou les résonances dans la cervelle. Ainsi
l'homme comprit pourquoi le peuple des dieux le suivait partout.
Ce n'était que le corps humain qui se mêlait aux choses, qui les
colorait, les animait, les multipliait par son mouvement propre.
Nous savons ces choses maintenant. Nous courons aux images
vraies. Mais il s'envole encore assez d'images fausses sous nos
pas pour que nous comprenions l'histoire humaine et que nous
sachions où les dieux sont enterrés. C'est le corps humain qui est
le tombeau des dieux1.
26 mars 1910
1470
Dès qu'il a su qu'on allait augmenter le nombre des gardiens
de la paix, Monsieur Placide s'est mis à faire de joyeux discours.
"Les voilà, me dit-il, les voilà poussés dans la sagesse sans seulement s'en apercevoir. Vous les avez entendus. Ils déplorent
qu'on n'arrête plus, qu'on ne condamne plus ; ils regrettent le chat
à neuf queues, et peut-être même la torture. Ils s'en prennent à la
philanthropie et à la philosophie ; aux aliénistes qui voient partout des fous, et aux prisons nouveau-style, où l'on est trop bien.
Et ils se résignent, comme à un pis-aller, à mettre deux agents au
coin de chaque rue. En somme, voici leur raisonnement : puisque
nous ne pouvons plus punir les assassins comme il faudrait, nous
empêcherons qu'on assassine.
Vous me direz, continua M. Placide, qu'on aurait bien pu
commencer par là. Mais justement, on ne pouvait pas commencer
par là. Il faut compter avec les forces sociales. Et qu'est-ce
qu'une force sociale ? C'est une force de corporation, qui travaille
pour elle-même, et qui se moque des citoyens. La Monarchie
était une force sociale, qui a disparu après avoir mystifié des
millions de Placides pendant des siècles. La police, la justice,
sont des forces sociales, qui n'ont pas épuisé tout à fait leur pouvoir mystificateur. Car que veut la police ? Etre puissance. Que
faut-il pour qu'elle soit puissance ? Des châtiments, et par conséquent des victimes. Si la police avait l'oeil sur les mauvais lieux,
Mars 1910
115
sur les gens suspects, et sur les carrefours déserts, les assassins
ne seraient plus assassins. Voilà pourquoi la police se cache, et
tend des pièges aux assassins, des pièges avec un appât. L'appât
c'est moi. Tout se passe comme dans une chasse au lion. Quand
le chevreau commence à râler, le chasseur bondit, et le lion est
capturé une fois sur dix. C'est une belle prise ; ona la fait admirer
aux petits enfants.
Mais les citoyens ont troublé ce petit jeu-là. Depuis qu'ils sont
jurés, et qu'ils réfléchissent, ils se disent que les châtiments ne
servent pas à grand chose, attendu qu'un criminel s'est arrangé
d'avance, selon son opinion, pour n'être pas seulement soupçonné. En quoi les citoyens se jugent eux-mêmes déraisonnables et
faibles. Mais moi je les juge très sages, puisque, par
l'insuffisance des peines, on sera conduit à essayer d'empêcher
les crimes.
Et voici, conclut-il, comment je me représente l'avenir. Tout
homme suspect suivi. Tout cambrioleur arrêté avant qu'il ait fait
agir sa pince, arrêté, j'entends détourné. Car on ne l'emprisonnera
point. Pourquoi l'emprisonner ? Il sera bien forcé de travailler
pour vivre. Les prisons seront transformées en usines : et, quandb
nous aurions un gardien de la paix pour cinquante habitants, tout
compte fait nous y gagnerons encore."
27 mars 1910
1471
Chercher un système électoral juste, et le réaliser si on peut,
cela est assurément digne d'un homme raisonnable. Prise toute
seule, la réforme électorale plaît comme une machine à peser les
suffrages, mieux ajustée et plus sensible que l'autre1. Voilà pourquoi tant d'esprits droits y sont portés. Et cela vient de cette idée
extrêmement nuageuse, c'est qu'une des principales injustices sociales consiste en ce que le petit nombre subit la tyrannie du
grand nombre.
Or ces considérations perdent presque tout leur poids si l'on
considère que beaucoup d'institutions ont des approbateurs dans
tous les partis, et ne trouvent contre elles qu'un petit nombre d'individus qui voudraient tyraniser ou voler. Par exemple, au sujet
des liquidateurs2, il n'y a point de droite ni de gauche ; je parle
surtout des électeurs, car c'est à eux que je pense en ce moment.
Je dis qu'il n'y a point deux groupes d'électeurs, l'un qui demande
des garanties contre les administrateurs judiciaires, et l'autre qui
est d'avis qu'il faut les laisser piller librement les biens qui leur
116
PROPOS 1910
sont confiés. Il y a bien sans doute quelques liquidateurs et avocats qui, en dedans, sont opposés à tout contrôle ; mais des avis
de ce genre ne compteront jamais dans la vie politique, autant
qu'elle résulte des débats publics ; car cette opinion secrète des
requins, personne n'osera jamais la soutenir, ni seulement
l'avouer. Je dis donc que tous les électeurs, autant qu'ils donnent
aux élus un mandat avouable, et par conséquent les élus, autant
qu'ils discutent et votent publiquement, sont unanimes à exiger la
probité dans les comptes. Il n'y a plus ici de partis.
Il s'agit d'un contrôle. Il y faut d'honnêtes gens, et, de plus,
toujours exposés à de vives critiques de la part des représentants
du peuple. Donc deux questions.
Premièrement, des deux modes de scrutin, quel est celui qui
écartera le plus sûrement les politiciens du genre requin, qui
cherchent dans les eaux politiques quelque belle proie à dévorer ? Il semble que le scrutin d'arrondissement3 l'emporte ici,
puisque l'électeur vote plutôt pour un homme que pour un programme. Au reste, les électeurs d'arrondissement ne passent
guère sur la probité ; ils écartent impitoyablement ceux qui ont
été seulement soupçonnés. C'est bien plutôt la solidarité dans un
parti qui sauve les voleurs.
Deuxièmement, comment conservera-t-on le plus de liberté et
le plus de puissance aux interpellateurs ? Il est clair que la puissance des partis peut fermer la bouche à un honnête homme. Ona
peut le voir déjà dans le système actuel ; queb sera-ce lorsque
chaque parti sera un petit Parlement qui préparera à huis clos ses
attaques et ses alliances ? N'est-il pas vrai que les opinions qui
ont pour elles l'unanimité risquent d'être affaiblies par la tactique
de partis bien gouvernés, tandis qu'au contraire les opinions de
parti prendront, par rapport aux autres, une importance démesurée ? Or lequel est le plus pressant, d'établir des lois justes, dont
les puissants se moqueront, ou de faire respecter celles qui existent ? Il est plus urgent, à mon sens, d'arrêter les voleurs, que de
chercher une méthode juste, comme serait un impôt bien assisc,
pour se faire rembourser par les honnêtes gens.
28 mars 1910
1472 *
Un avocat me disait hier : "On fait beaucoup de bruit pour des
comptes de liquidateurs ; ila faudrait pourtant voir les choses
comme elles sont. J'en puis parler ; j'ai plaidé cinq ou six procès
contre Lecouturier1. La première chose qu'il faut se dire, c'est
Mars 1910
117
que tous ces procès étaient inévitables. Tous les biens de congrégation étaient au nom de personnes déterminées ; il fallait s'attendre à voir ces personnes revendiquer ces biens comme biens
personnels ; et il faut, pour que les tribunaux leur donnent tort,
un ensemble de circonstances qui prouvent clairement qu'il y a eu
interposition de personnes. Aussi bien, dans les procès dont je
vous parle, les dits propriétaires ont gagné deux fois sur cinq.
D'après cela, quatre cents millions, sur le fameux milliard2, seraient déjà retournés aux congrégations par les voies de droit.
Il faut compter aussi les prélèvements du fisc. Il arrive souvent qu'une congrégation n'a pas payé les droits de mutation,
c'est-à-dire l'abonnement qui les représente, depuis quinze ou
vingt ans. Aussi le fisc tombe sur le liquidateur, et réclame des
droits doubles. Voilà des quinze, des vingt mille francs qui passent dans les caisses de l'État, figurent dans les plus values de recettes, mais diminuent d'autant le fameux milliard.
Ce qui reste du milliard ? Eh bien cela est retourné aux
congrégations neuf fois sur dix. Voici un exemple. Je connais un
bien congréganiste qui était estimé à deux cent mille francs, et
qui avait bien coûté au moins cela. Mais quoi ? C'était une chapelle et un couvent dans un village de trois cents habitants. Que
voulez-vous qu'on fasse de cela ? Il faudrait tout démolir, et mettre le terrain en culture. Dans ces conditions les enchères ne
monteront jamais bien haut. Et c'est dans ce cas-là que l'excommunication, avec les petits ennuis qu'elle représente, refroidit aisément les acquéreurs. Qu'arrive-t-il ? Un congréganiste rachète
le tout pour deux ou trois mille francs. Le liquidateur se fait
payer son travail, qui n'est pas peu de chose, qui exige des bureaux et des employés ; l'avocat, de même. Les trois dévorent
l'actif, et vont même souvent au-delà. Dame, que voulez-vous ?
Les avocats, les avoués, les liquidateurs font un travail fastidieux. Ils débrouillent d'ennuyeux dossiers ; ils écoutent d'ennuyeuses histoires. Tout cela se paye.
Les honoraires d'avocat étonnent les spectateurs. C'est pourtant l'usage des plaideurs qui les a fixés. Mettez-vous, par la pensée, à la place d'un homme qui gagne beaucoup d'argent, qui dirige de grosses affaires, et qui a naturellement dans les jambes un
tas de procès gros et petits, qui se compliquent, se prolongent,
traînent d'une juridiction à l'autre. Cet homme ne veut pas en
prendre le souci. Il a son avoué et son avocat qui connaissent ses
affaires aussi bien que lui-même, et qui s'en occupent plus ou
moins d'un bout de l'année à l'autre. Ce sont ses régisseurs pour
118
PROPOS 1910
les biens contestés. Il les paie largement. Voilà comment s'établissent les honoraires des grands avocats, des grands avoués, et,
par contagion, de tous ceux qui touchent aux mêmes affaires. En
résumé le milliard est retourné aux congrégations. Les miettes
sont pour les marmitons. Il n'y a point de mystère là-dedans."
29 mars 1910
1473
Comme un homme de lettres, avec qui j'étais, m'avait entraîné
jusqu'à la bibliothèque de la Sorbonne, je pus voir, à travers les
vitres de la porte, et sans danger pour moi, une belle collection
de maniaques. Tous assis à de larges tables, tous lisant d'un oeil,
et suivant de l'autre leur plume, qui court sur le papier. On en
voit de jeunes, qui gardent une pose, et relèvent de temps en
temps leurs cheveux anémiques. On en voit de vieux, qui s'écroulent sur leur tâche, et qui frottent de temps en temps leurs yeux
rougis. D'autres s'en vont avec une serviette bourrée de livres, et
vous regardent en passant d'un oeil hagard, d'un oeil qui ne sait
plus voir, d'un oeil qui ne sait plus que lire.
Curieux de savoir ce qui se passe dans ces têtes-là, je me suis
fait montrer par leurs gardiens quelques-uns des livres qu'ils font.
Ce sont des rognures de livres, cousues en un livre. Non pas sans
une espèce d'idée, car tous les maniaques suivent une piste préférée. Il y a les maniaques de la géographie, qui lisent et résument
tout ce qui est géographie ; même ils choisissent encore, chacun
selon son goût ; l'un lit tout ce qui a été écrit sur les montagnes ;
et il explore des montagnes de livres, plus fier qu'un guide alpestre, lorsqu'il arrive à piquer saa plume sur quelque sommet de
papier noirci. Un autre ne lit que sur les fleuves. Celui-ci note tout
ce qui a été écrit sur les fourmis ; celui-là méprise tout récit qui
n'est pas de Caraïbes ou de Papous. Tous se prennent pour de
grands savants. Si vous alliez leur dire qu'il y a de vraies montagnes, de vrais fleuves, de vraies fourmis, et de vrais sauvages,
un Univers enfin à déchiffrer, ils se mettraient en colère, disant
que la pensée humaine a pour objet de penser les livres, et de
faire des livres sur les livres ; que le vrai diplomate est celui qui
lit les diplomates, leb vrai géographe celui qui lit les géographes,
et le vrai politique celui qui lit les politiques. Tel naturaliste, si
cette manie le prend, laisse son microscope, et dévore à doubles
lunettes les observations des autres. Tel astronome braque son
lorgnon de myope sur des catalogues d'étoiles ; c'est là son ciel et
son télescope. Et l'on m'a cité des chimistes qui font réagir des
Mars 1910
119
livres sur des livres, et qui analysent des doctrines au lieu d'analyser des corps. Babylas travaille à un gros ouvrage sur la physionomie ; il en est tellement occupé et fatigué qu'il prend le
concierge pour le doyen. Tous ces maniaques vous citeront comme
des merveilles dix volumes sur la technique des peintres, par un
aveugle-né, et une histoire de la musique écrite par un sourd-muet.
Cérébrof a même publiéc un livre sur les méthodes, où il fait voir
que ceux-là sont des précurseurs ; card pour écrire une histoire
"objective", comme ils disent, il faut se garder d'y mêler ses
propres opinions ; le plus sûr est donc de n'en pas avoir ;
seulemente ce n'est pas facile. On attend quelque crétin qui soit
capable d'écrire enfin une histoire des idées ; mais on ne l'a pas
encore trouvé. Toutes les belles choses sont difficiles.
30 mars 1910
1474
J'ai connu un petit employé, à la tête carrée et bien faite, et
qui se portait au socialisme d'un généreux mouvement de coeur ;
on le voyait au dévouement sans limites qu'il donnait à toutes les
oeuvres communes. Voilà un homme qui, sur la foi des discours,
alla dans les musées pendant plus d'un an, sans arriver, d'après
son propre témoignage, à éprouver quoi que ce fût qui ressemblât
à une émotion esthétique. Un jeune homme cultivé et libre d'esprit, à qui je contais la chose, dit simplement : "Cela prouve qu'il
n'y a rien de réellement beau dans ces musées-là."
C'est trop dire, ou plutôt ce n'est peut-être pas tout à fait cela
qu'il faudrait dire. Les amateurs s'échauffent artificiellement.
Presque toujours ils ont l'imagination nourrie d'histoire, et ils arrivent, tant bien que mal, à se représenter un temps passé où les
oeuvres d'art qu'ils admirent, au lieu d'être au musée, étaient
vraiment dans leurs cadres. Si c'est une descente de croix, ils se
voient dans une église, et croient entendre le chant des fidèles.
S'ils arrivent par ces jeux d'imagination à éprouver une belle
émotion, sans alliage de cuistrerie, réellement je n'en sais rien.
Toujours est-il qu'ils essaient de rassembler autour d'eux, en pensée, une foule qui pense et sent comme eux. Ils n'en sont pas
moins, je le suppose, misérablement seuls.
Je crois bien que l'émotion esthétique est une émotion de
foule ; je crois qu'on l'éprouve mal quand on est seul. Je crois que
les foules cultivées, et qui s'échauffent par recherche, ne
produisent point les ondes puissantes qui seraient nécessaires ; et
il ne jaillit jamais qu'une pauvre petite étincelle.
120
PROPOS 1910
Au contraire, toute foule sincère produit en chacun un ouragan d'enthousiasme, de fraternité, de colère aussi, d'attendrissement, de sérénité même, si l'on peut dire, qui est, à ce qu'il me
semble, la vraie matière de l'art. C'est cette émotion commune
que l'artiste doit modeler. D'après cela, la religion et l'art seraient
proches parents. Ou, pour mieux dire, ce serait cette émotion
commune, modelée par quelque prédicateur, ou par quelque musicien, qui aurait fait vivre si longtemps des doctrines assez ridicules en elles-mêmes.
C'est pourquoi l'homme dont je parlais cherchait mal en allant
au Louvre. C'est à quelque fête de coopération, ou bien en
chantant avec des milliers d'autres quelque hymne à la paix ou à
la justice, qu'il aurait senti comment le vrai devient beau. Comment ? Sans doute par une expression sensible à un grand
nombre, et sans effort, et marchant par impulsions réglées, de façon que toutes les émotions concourent et soulèvent la foule en
des mouvements concordants. Chacun alors éprouve la vie commune et la puissance prodigieuse de l'espèce, comme le soldat
quand il marche avec les autres. Je sens bien plus vivement, pour
ma part, la beauté de Sambre et Meuse au défilé qu'une page de
Mozart dans la solitude.
31 mars 1910
Avril 1910
121
5
24
29
AVRIL
Promulgation de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes (votée par le Sénat le
22 mars et par la Chambre le 31).
Premier tour des élections législatives.
Interdiction de la manifestation prévue par
la C.G.T. au bois de Boulogne pour le
1er mai.
Paissy. A Gabrielle Landormy : "Les heures passent et les
jours aussi, sans que je sache comment. Tu me vois semant,
plantant, arrosant sous le grand soleil. Il faut faire un article
aussi chaque jour. Aussi je t'ai écrit bien des lettres avant de
prendre la plume. Nous relisons Jean-Christophe avec ma
vieille amie. Nous pensons à Suzanne qui sera belle, et qui
prendra peut-être la vie comme il ne faudrait pas. Il faut une
grande simplicité dans cet univers où nous sommes. Cette
Jacqueline est effrayante, parce qu'elle cherche le bonheur. Le
bonheur on ne peut pas le chercher, on peut seulement l'avoir.
Et encore on l'a dans le moment où on n'y pense pas. Dès qu'on
y pense, il s'envole. C'est pourquoi le principal est d'avoir
beaucoup de choses à faire, et d'être tout entier à ce qu'on fait.
Ainsi, la musique ; tu dis que cela ne t'empêche pas de penser à
mille choses. Mais moi j'y suis jusqu'aux yeux quand je fais
chanter le vieux piano ami, là-haut, pendant que la vieille amie
écoute, je ne pense à rien du tout, pas même au bonheur que
j'ai. C'est cette force-là qui sauve les hommes, comme dit Mme
Arnaud et comme tu dis. Les femmes réfléchissent trop. Qu'estce que tu fais de ce soleil-là ? Tes élèves sont sans doute en
vacances... Ici des champs bruns et roses, un peu de verdure
déjà et quelques fleurs. Des filles et des garçons qui rient. Des
cloches. C'est très beau. Ce qui est beau n'est jamais que d'un
instant ; mais le souvenir accompagne toute la vie."
Samedi 4 avril. Idem : "Tout est en train de pousser. Il y a
des moments de beau soleil, et un grand vent tiède ; enfin c'est
le printemps... Le jardin est fleuri de giroflées et d'anémones.
Le vent fait de belles chansons. Le vieux piano aussi. Les vieux
amis sont contents. Je bêche, je plante, je taille ; le soir on fait
un grand feu comme à la ferme où tu étais petite. Me voilà bien
loin du café concert jusqu'à l'autre semaine où il faudra
redevenir parisien."
Samedi 16 avril. A Marie Monique Morre-Lambelin : "Bonnes choses à dire. Leçon d'aujourd'hui sur la logique
d'Aristote, très bien ; a beaucoup porté. On retrouve le bénéfice
d'un travail énorme fait autrefois là-dessus. Encore au moins
trois samedis avec Aristote. Le cours de jeudi prochain se
trouve préparé, car jeudi dernier, comme il arrive, je n'ai pas
développé deux pages sur dix. Donc on sera joyeux (électricité,
jardin des Plantes)."
Dimanche 24 avril. Idem : "Je n'ai pas été tout à fait en sérénité, quoiqu'Aristote ne m'ait guère laissé de temps pour penser à moi ; car je voyais encore tes yeux baignés de larmes.
122
PROPOS 1910
Comme j'ai regretté de t'avoir laissée partir à 5h, et pourquoi ?
Pour voir des gens qui sont pour moi comme zéro ! Mah meh !
C'est une grande épreuve de vivre loin comme ça. Sûrement il
faut un grand courant de grand amour de fidélité vraie pour
nous tenir ensemble entre Rouen et ici. Comment faire ? La
vraie raison de vivre ensemble tout à fait ce serait de rendre
impossible même l'ombre d'un souci comme celui-là. Mah
douce meh, il y a une chose que je ne peux pas supporter, c'est
si tu avais du chagrin. Ça, ce n'est pas permis ; c'est comme si
on me battait. Il faut que tu te penches sur moi, que je puisse
mettre mes bras à ton cou et que je te dise que tu es ma joie,
mon unique amour, par préférence comme ça et qu'on a le devoir d'être heureuse envers son n'enfant ! Penser à Granville
d'hier, à Granville de demain. A toutes nos promenades. A nos
livres et à tous nos trésors !"
Jour suivant. Idem : "Encore mal au genou. C'est ce froid
mais cela n'assombrit pas l'humeur. Lourde journée hier. Avant
la classe propos (famille d'inondés). Ensuite lycée. Leçon excellente et qui a très bien porté, provoquée par questions
d'élèves au début. A 10 h 5, Borrel. Il m'emmène dans les jardins de l'École jusqu'à midi et demie pour me montrer un travail qu'il fait. A 2 h Société de philosophie. Pâteux. Rien à comprendre. A 4 h sur la demande de X[avier] L[éon] j'improvise
un Propos intelligent mais tranquille (que j'ai du reste écrit et
envoyé) sur un tramway et la moralité [1514]. A la sortie
Franck m'accompagne, toujours intelligent et joyeux. En rentrant préparation Sévigné. Et je trouve une adorable lettre de
mah meh en récompense !"
Samedi 30 avril. Idem : "Aujourd'hui métaphysique
d'Aristote. Très bien. Et les élèves sont tellement mignons.
Content que tu lises Clarisse Harlowe, c'est un livre que j'aime
beaucoup. Il sera fait des discours là-dessus jeudi quand on
aura revu le classement des Jupiter. ... J'ai remarqué
qu’« Azedon » lançait un accumulateur un peu différent quoique
toujours zinc et plomb. Il faudra voir. Le genou est toujours
gênant."
1475
Je ne dis pas que la Religion n'ait pas d'heureuses conséquences, dès qu'on la croit vraie. Dès que l'homme saisit comme
réels le Paradis, l'Enfer et l'Épreuve, il est délivré de mille maux ;
toutes ses passions se tournent en transports mystiques. La souffrance est purification ; la mort est délivrance. Je comprends très
bien qu'un riche, dès qu'il a contemplé la splendeur de Dieu,
donne tous ses biens et se mette à mendier sur les routes. Je
comprends les trappistes et les carmélites ; ils n'hésitent plus, ils
ne doutent plus ; ils vivent de peu ; ils ne sont pas injustes ; ils ne
s'irritent point. Avec tout cela ils ont encore le plaisir de chanter
de beaux hymnes et de contempler les arbres, les fleurs, le ciel, la
Avril 1910
123
mer. Cela est encore plus humain que de finir comme Bouvard et
Pécuchet, qui se remettent à copier. La Religion n'est donc pas
une si sotte pratique, dès que l'on est avare de bonheur, dès qu'on
prend pour règle de peser les joies et les peines.
Il existe d'autres solutions du même genre. Il y a l'alcool ; il y
a l'opium des Chinois ; il y a l'opium de nos pays, qu'on appelle
morphine. Ce sont des méthodes pour ne pas vivre ; ce sont des
manières de se tuer. Pascal s'est jeté dans ce gouffre : "Faites dire
des messes. Abêtissez-vous1." Tous ceux qui traitent de la religion, en arbitres impartiaux, et qui la décrivent comme un fait
humain, devraient remonter à la source, décrire la fureur des passions, les déceptions inévitables, les misères de l'âge et cette folie
contagieuse qui sauve enfin les hommes d'eux-mêmes. La Religion n'a aucun sens si on ne l'éclaire par ce côté-là.
Que demandent donc les prêtres, lorsqu'ils demandent qu'on
ne se moque point de la religion, mais qu'on la prenne sérieusement, impartialement, comme un fait humain ? Veulent-ils qu'on
en explique le mécanisme et la puissance ? Allons-nous, dans les
écoles, traiter de la religion comme nous traitons de l'alcoolisme ? Essayez, vous entendrez de beaux cris.
Car enfin, l'enfant, s'il est amené à réfléchir là-dessus, et sur
tous les genres de folie, se dira inévitablement : "Les fous sont
heureux à leur manière, celui qui se croit fils de roi, ou fils de
Dieu, ne sent ni le froid, ni la fatigue, ni la moquerie des
hommes, mais cela ne me conduit pas du tout à envier son
bonheur ; non, pas du tout ; ce prétendu bonheur m'apparaît
comme un malheur sans remède. Je rougis de voir un fou
heureux."
C'est ainsi et c'est inévitable. Dès que la religion est examinée, tout est perdu. Il faudrait brûler les douteurs. Vue ainsi,
l'histoire des religions se déroule suivant une logique formidable.
Une religion dure parce qu'elle est ; elle se défend par la force.
Hors de là, nulle ressource. On ne peut vendre la religion comme
on vend un remède contre les cors. Dès que l'on en est aux attestations, tout est perdu. Les Modernistes2 tombent, il me semble,
dans cette erreur ; ils se vantent de prouver que la Religion est
utile dès qu'on y croit. Mais ce n'est pas un moyen pour qu'on y
croie. Il faudrait qu'on y croie sans examen. C'est tout à fait
comme les pilules de mie de pain ; elles peuvent guérir, mais à la
condition qu'on ne sache pas qu'elles sont en mie de pain.
1er avril 1910
124
PROPOS 1910
1476
Cette bonne histoire du peintre Aliboron1 m'a rappelé des
mystifications du même genre, dont je fus autrefois l'auteur ou le
complice. Nous apprenions les secrets de l'art d'écrire, sous les
conseils de deux ou trois journalistes qui tenaient la critique littéraire les uns aux Débats2, les autres au Temps3, et les plus ennuyeux à la Revue des Deux-Mondes4. Tous ces pédants nous
formaient à être vieux tout de suite, c'est-à-dire à varier ingénieusement sur des thèmes connus. Profonde politique de tous
ces vieux renards, qui, sous couleur de façonner nos esprits aux
nuances et à la politessea, nous tendaient en réalité l'hameçon
catholique et conservateur. En somme ils faisaient parmi nous un
choix de valets de lettres, qui fussent capables après eux de servir les riches. Mais cette politique nous échappait en ce temps-là.
Nous n'y pouvions voir que sottise ou paresse. Quand je dis
nous, je veux parler de deux ou trois garnements qui, depuis,
n'ont rien fait de bon. Le reste du troupeau bêlait par-dessus la
barrière, appelant son maître et son foin ; ilsb sont maintenant au
râtelier.
Nous autres, qui n'avions pas compris les règles du jeu, nous
nous moquions de cette psychologie et de cette critique à tout
faire. L'un de nous, au lieu d'écrire lui-même la dernière page
d'une profonde dissertation, invitait tous ceux qui passaient au
voisinage à écrire une phrase sur la page blanche, après avoir lu
les deux derniers mots de la phrase qui précédait. Cet arlequin
philosophique, lorsqu'il fut proprement recopié, avait, ma foi, de
l'allure. Et le nigaud qui nous servait de maître à penser voulut
bien y reconnaître, en même temps que trop d'obscurité encore,
assez de profondeur.
La Critique Littéraire, faite ainsi de phrases cousues, c'est la
bonne critique ; ilc nous fallait la queue d'un âne, ou quelque
chose comme cela. J'eus l'honneur d'inventer un procédé pour
trouver l'élégance, la grâce, le brillant, la subtilité, l'imprévu, la
finesse, tout ce qui mène à l'Académie Française. Prenez trois
chapeaux. Sur de petits papiers pliés, mettez dans l'un des tournures comme : "Bien loin que ... au contraire, "Non seulement ...
mais encore", "Autant ... autant" ; mettez dans le deuxième chapeau des adjectifs, comme profond, subtil, souple, délicat, varié,
naïf ; dans le troisième, des substantifsd comme grandeur, élégance, sincérité, simplicité, force, fantaisie, éclat. Mêlez bien, et
empruntez le secours d'une main innocente ; vouse aurez des
phrases imprévues, des oppositions, des nuances, des trouvailles,
Avril 1910
125
des traits, enfin tout ce qu'il faut pour gagner honnêtement sa vie
dans le métier d'écrivain public. Nous avions convoqué quelques
moutons ; après un moment de stupeur, ils prirent des notes. Ce
fut le chemin de Damas pour quelques-uns ; surtout quand ils virent que le maître d'élégance mettait son visa sur cette broderie
mécanique ; et j'aif lu depuis plus d'une chronique et plus d'un
feuilleton qui m'ont fait voir que le procédé "des trois chapeaux"
n'a pas été perdu.
2 avril 1910
1477 *
Les discours d'un père de famille sur l'enseignement ne me
paraissent pas du tout négligeables. Je vais même jusqu'à penser
que, si les luttes des Partis ne s'y mêlaient point, l'opinion des
citoyens complèterait utilement celle de l'inspecteur. Surtout ne
considérons point l'instituteur comme une espèce de sous-préfet
pour l'enseignement, qui détaillerait des sciences et une morale
expédiées par le ministère. Cela va contre la Société et l'Humanité. Il faut que l'instituteur ait des racines dans la terre ; son enseignement de même. Je veux que l'instituteur soit pleinement
citoyen.
Mais remarquez à quel point il est lourd, ce squelette de catholicisme que nous traînons. Un pasteur, si attaché qu'on le suppose à la lettre de sa Bible, a pourtant l'esprit plus ouvert qu'un
curé ; il a cette idée que toutes les vérités, même opposées en apparence, se rejoignent si on les suit assez loin. C'est pourquoi il
creuserait de son côté, et l'instituteur creuserait du sien, tous deux
échangeant de temps en temps quelque amical rappel des
mineurs. J'entends bien qu'avec un brave curé, qui penserait
plutôt à la morale qu'au dogme, la paix serait possible et même
facile. Mais, dès que l'Église rassemble ses dogmes comme une
armée, il faut vaincre ou accepter l'esclavage.
C'est pourquoi la question de l'enseignement laïque étant posée comme on la pose, aucune solution n'est possible. Si j'étais
ministre, il me semble que j'écrirais aux pères de famille à peu
près ainsi :
"Citoyens, leur dirais-je, je ne nie point que vous ayez sur vos
enfants, sur l'éducation et l'instruction de vos enfants, les droits
les plus étendus. Je vous demande seulement de les revendiquer
avec probité et sincérité, au lieu de traiter ces précieuses petites
têtes comme des espèces d'otages livrés aux partis, ou comme
des tirailleurs, ou comme des espions. Il s'agit donc pour vous de
126
PROPOS 1910
bien peser vos opinions. Vous croyez tous, dans le fond de votre
cœur, j'en suis assuré, que la probité, la sobriété, l'amour du travail, l'attachement à la famille, à la maison, à la terre, sont nos
vraies pensées nourricières, et que tout homme qui vit d'après ces
pensées-là, est estimable, qu'il soit protestant, catholique ou mahométan. Je vous demande donc d'aller droit à la vraie question
et de vous dire à vous-mêmes non pas : « Le curé est-il content ? »
Mais : « Suis-je content de l’arithmétique et de la morale qu’on
enseigne à mon fils ? » Vous verrez que nous nous entendrons,
mais si vous abdiquez aux mains d'un prêtre qui n'est même pas
libre d'en décider d'après son jugement propre, alors je n'hésite
pas à vous répondre que la paix est impossible tant que l'on ne
remplacera pas l'instituteur par un moine. Et si vous demandez
cela, c'est comme si vous demandiez qu'on brûle les villes, qu'on
coupe les chemins de fer, qu'on défonce les routes et qu'on fasse
la guerre tous les printemps sur votre dos. Car tout se tient."
3 avril 1910
1478
Platon a dit des choses merveilleuses sur le gouvernement de
soi-même, montrant que ce gouvernement intérieur doit être
aristocratique, c'est-à-dire par ce qu'il y a de meilleur sur ce qu'il
y a de pire. Par le meilleur il entend ce qui en chacun de nous sait
et comprend ; lea peuple, en nous-mêmes, ce sont les colères, les
désirs et les besoins. Je voudrais qu'on lise La République de
Platon, non pas pour en parler, c'est-à-dire pour y retrouver ce
qu'on en dit communément, mais pour apprendre l'art de se gouverner soi-même, et d'établir la justice à l'intérieur de soi.
Son idée principale, c'est que, dès qu'un homme se gouverne
bien lui-même, il se trouve bon et utile aux autres sans avoir
seulement à y penser. C'est l'idée de toute morale ; le reste n'est
que police de Barbares. Quand vous avezb rendu les hommes pacifiques et secourables les uns aux autres seulement par peur,
vous établissez bien, il est vrai, une espèce d'ordre dans l'État ;
mais en chacun d'eux, ce n'est qu'anarchie ; un tyran s'installe à la
place d'un autre ; la peur tient la convoitise en prison. Tous les
maux fermentent au-dedans ; l'ordre extérieur est instable.
Vienne l'émeute, la guerre ou le tremblement de terre, de même
que les prisons vomissent alors les condamnés, ainsi, en chacun
de nous, les prisons sont ouvertes et les monstrueux désirs
s'emparent de la citadelle.
Avril 1910
127
C'est pourquoi je juge médiocres, pour ne pas dire plus, ces
leçons de morale fondées sur le calcul et la prudence. Sois charitable, si tu veux être aimé. Aime tes semblables afin qu'ils te le
rendent, respecte tes parents si tu veux que tes enfants te respectent. Ce n'est là que police des rues. Chacun attend toujours la
bonne occasion, l'occasion d'être injuste impunément.
Je parlerais tout à fait autrement aux jeunes lionceaux, dès
qu'ils commencent à aiguiser leurs griffes sur les manuels de morale, sur les catéchismes, sur toutes coutumes, sur tous barreaux.
Jeb leur dirais : "N'ayez peur de rien. Faites ce que vous voulez.
N'acceptez aucun esclavage, ni chaîne dorée, ni chaîne fleurie.
Seulement, mes amis, soyez rois en vous-mêmes. N'abdiquez
pas. Soyez maîtres des désirs et de la colère aussi bien que de la
peur. Exercez-vous à rappeler la colère, comme un berger rappelle son chien. Soyez rois sur vos désirs. Si vous avez peur,
marchez tranquillement à ce qui vous fait peur. Si vous êtes
paresseux, donnez-vous une tâche. Si vous êtes indolents, pliezvous aux jeux athlétiques. Si vous êtes impatients, donnez-vous
des pelotons de ficelle à démêler. Si le ragoût est brûlé, donnezvous le luxe royal de le manger de bon appétit. Si la tristesse
vous prend, décrétez la joie en vous-mêmes. Si l'insomnie vous
retourne comme une carpe sur l'herbe, exercez-vous à rester immobiles, et à dormir au commandement. Après cela, mes bons
amis, puisque vous serez rois en vous, agissez royalement, et
faites ce qui vous semblera bon.
4 avril 1910
1479
J'ai lu une bonne page du sculpteur Rodin1 (car il sculpte
aussi dans l'écriture), où il disait que les modèles, quand ils ont
posé dans les Académies, prennent d'eux-mêmes une attitude tout
à fait fausse ; et que ce faux nous vient du théâtre, véritable école
et conservatoire de mensonge. Ces nobles vérités finiront par
mettre en fuite, je l'espère bien, tous ces amateurs pourris qui
régentent maintenant les beaux-arts.
Je suivais ces idées tout en bêchant la terre dans un petit coin
de jardin que j'ai au soleil2 ; car c'est le temps de faire respirer la
terre. Ces pensées, que je viens d'écrire, n'avaient mis qu'une raie
d'ombre sur mon travail, comme un vol d'hirondelle. Je fis alors
réflexion que je venais d'être heureux sans le savoir. D'où je formai enfin, au bout de la plate-bande, une bonne maxime pour
mettre les pédants en colère : il y a deux choses qu'on ne peut ni
128
PROPOS 1910
désirer ni rechercher, c'est le bonheur et c'est la vérité ; car,
quand on ne les a point, on n'y peut penser ; et quand on les tient,
on y pense si bien qu'on y est tout entier, et qu'on ne sait plus
qu'on y pense. Là-dessus je me remis à pousser ma bêche.
C'est alors que s'éleva autour de moi, sous le soleil de midi,
une merveilleuse harmonie humaine. C'était l'heure où les chevaux vont boire à la grande cuve de grès, dans laquelle un filet
d'eau tombe jour et nuit. Il me vint des paroles et des rires ; le
bruit aigu d'un mors ou d'une chaîne sur la pierre. Une fille était
assise sur un cheval, et riait aux garçons. A travers les branches
et la buée bleue, je vis toutes ces choses ensemble et à leur place,
au tournant de la route. L'eau retombait ; le cheval s'ébrouait ; les
langues allaient. Tous ces bruits s'élevaient comme des oiseaux.
Harmonie parfaite, de mouvements, de couleurs, de sons. Toutes
ces paroles n'avaient pas plus de sens pour moi que des pépiements d'oiseaux. Mais quelle clarté au-delà des paroles ! Sans
doute l'amour poussait en cette fille comme en toutes choses, et
sans pensée, comme en toutes choses. Le vieil Univers semait en
elle, pour toute une vieillesse, poura l'automne, pour la charge de
bois mort, un souvenir vivace, une chanson infatigable ; un déroulement d'années ; des enfants ; des siècles d'enfants. Toute
cette joie, raison des raisons, renaissait autour de la fontaine.
Musicien, conserve cette minute-là, si tu peux. Mais bah ! Le
musicien est dans quelque hôtel, à quelque soleil de vérandah. Il
tourmente quelque pédale de piano. Il cherche quelque choeur de
femmes à la fontaine, pour quelque Sigurd3 ou quelque Siegfried.
O sacrée ferblanterie !
5 avril 1910
1480
"Comme les moeurs ont changé en peu de temps, dit l'ancien
préfet. Sans être dans l'extrême vieillesse je puis parler d'un
temps où l'on agissait contre les grévistes exactement comme on
agirait contre une armée ennemie. La grève semblait un acte de
guerre. Il s'agissait de vaincre ; le succès couvrait tout. Eh bien,
que faisait-on ? On amenait des troupes, et on bousculait les grévistes jusqu'à ce qu'ils voulussent bien faire quelque geste
d'émeutiers. A ce moment-là on arrêtait les meneurs et la grève
était finie."
Comme quelques-uns montraient de l'indignation parmi ceux
qui écoutaient, un Sage leur dit : "Ne grossissons point nos sentiments. Il est trop facile, quand on est spectateur, de condamner
Avril 1910
129
ceux qui agissent. Dans le fait, celui qui agit ne reçoit presque
jamais d'autre règle que celle que son action suppose. Tous ceux
qui ont quelque pouvoir en abusent ; et tous les gouvernements
sont injustes dès qu'ils le peuvent. Pour ma part je ne trouve point
mauvais qu'un préfet pense surtout à l'ordre, ni qu'un patron
pense surtout à gagner de l'argent. Ce qui me choquerait plutôt,
c'est l'injustice de ces ouvriers comme on en trouve toujours dans
les grèves, et qui travaillent sous la protection des gendarmes.
Quand on dit que leurs enfants ont faim, ce n'est qu'une
déclamation sans portée, attendu que les ressources communes
ne manquent jamais au commencement. Non. Je vois là une
servilité gratuite, et une trahison de luxe, en quelque sorte. Je
suis arbitre par situation. Eh bien, les discours de celui qu'un
Académicien appellerait un bon ouvrier me font rougir ; cela
sonne aussi faux que les plaintes d'un mendiant. J'en arrive à
comprendre la colère et la haine des autres.
- Il faut bien remarquer, dit le philosophe, qu'une grève n'est
pas tant un état de guerre entre l'ouvrier et le patron, qu'un état de
guerre entre l'ouvrier et l'ouvrier. Car, que le patron refuse de
payer un sou de plus pour un travail dont le prix est à débattre ;
que l'ouvrier garde son travail, au lieu de le vendre, tout cela est
normal, et tellement conforme aux droits les plus évidents
qu'aucune colère n'en résulterait jamais, s'il n'y avait des ouvriers
qui oublient leur devoir de classe. Le premier acte de guerre est
toujours, ou presque toujours, entre ouvrier et ouvrier. C'est que
nos passions supposent une certaine familiarité et ressemblance,
et des liens d'attachement qui fassent comme un pont pour la première attaque. Les guerres dans les familles et les guerres civiles
sont plus violentes que toutes les autres ; et il y a une vérité
amère dans cette parole d'un misanthrope : on ne hait bien que
ses amis.
- De même, dit le Sage, la vraie guerre est entre bourgeois
conservateurs et bourgeois radicaux, entre deux généraux, entre
deux députés, entre deux académiciens, entre deux curés. L'homme est furieusement théologien. On argumente contre l'athée ; on
brûle l'hérétique."
6 avril 1910
1481 *
Quelqu'un me disait l'autre jour : "Comment pouvez-vous hésiter devant la Représentation Proportionnelle ? Il faut dire que
ce système est juste, et cela suffit ; advienne que pourra. J'exige
130
PROPOS 1910
pour ma part cette réforme, parce qu'avec le système actuel mon
droit de citoyen est comme nul. Dans la circonscription où je
suis, le réactionnaire est élu sans combat ; et voilà quinze ans que
je vote pour rien ; c'est comme si je crachais dans l'eau."
Une telle réclamation est évidemment juste ; mais je l'estime
puérile. Que le vote de chaque citoyen se retrouve dans l'ensemble des actions et réactions politiques, cela n'est pas possible, sinon au moyen du gouvernement direct du peuple par le peuple.
Supposez le peuple entier dans ses comices, délibérant et votant
sur chaque question, alors chacun gouvernera pour sa part. Mais,
dès que l'on admet, en principe, la représentation, tout ce que l'on
peut vouloir, c'est que la marche des affaires soit conforme à
l'opinion du plus grand nombre. Il s'agit donc de savoir si nous
en sommes là. Celui qui croit, en toute sincérité, que l'opinion du
plus grand nombre des députés est très différente de l'opinion du
plus grand nombre des électeurs, doit combattre pour la Proportionnelle. Mais si l'on croit, comme je le crois, que l'opinion
commune pèse enfin efficacement sur les ministres, alors pourquoi vouloir changer de système, et courir aux aventures ?
Le problème politique est assez facile à poser. Au point de
vue économique, les riches sont certainement trop puissants. On
peut même penser que peu à peu ils s'empareront tout à fait des
pouvoirs politiques. La démocratie se définit, il me semble, par la
résistance qu'elle oppose à cette tyrannie des riches. On dit que
cette résistance n'est pas efficace aux États-Unis1 ; j'espère
qu'elle le sera chez nous ; j'espèrea que nous donnerons enfin le
pouvoir à quelques Cincinnatus2 incorruptibles, qui maintiendront les riches sous le droit commun.
Mais il est clair que ce qui importe, si l'on veut en arriver là,
c'est moins le système électoral que l'énergie et la clairvoyance
des électeurs. Si les électeurs dirigent tous leurs efforts contre la
tyrannie des riches, tout ira bien ; s'ils cèdent à la pression des
riches, tout est perdu, et nous tomberons sous la loi de l'oligarchie financière. Il s'agit donc de savoir si l'électeur poussera de
plus en plus dans ce sens-là. Je le crois, pour ma part, et je l'espère. Maintenant qu'il pousse avec la fourche ou qu'il tire avec le
râteau, je veux dire : qu'il agisse de toutes ses forces sur des
hommes ou sur des groupes, cela n'importe pas beaucoup à mes
yeux. L'avenir politique ne dépend pas d'un système d'ajustage ou
de transmission. De toute façon ceux qui travaillent gouverneront, s'ils le veulent. Que le gouvernail soit un peu plus dur,
Avril 1910
131
ou un peu moins, à tourner, le pilote s'en moque. Ce n'est pas la
force qui lui manquera.
7 avril 1910
1482
Comme j'entendais récemment une grand'mère, qui n'y croit
point, expliquer le catéchisme à sa petite fille, qui n'y croit guère,
j'admirais que la religion ressemble en cela à la politesse que tout
le monde pratique sans y penser. Cette légende de la persécution
religieuse est vraiment plus ridicule qu'il n'est permis. Tous les
jours il arrive qu'un franc-maçon marie sa fille devant le curé.
Nos fonctionnaires vont à la messe autant qu'ils veulent, et même
un peu plus encore qu'ils ne voudraient. On peut citer des institutrices qui se sentent un peu forcées d'aller à la messe1. Je dis
qu'on ne pourrait pas citer un cas où un fonctionnaire ne puisse
pas aller à la messe s'il en a envie. Regardez autour de vous, et
dites-moi, en toute sincérité, si la vie est difficile n'importe où,
pour un catholique. Pour un juif, pour un protestant, pour un
athée, oui, quelquefois ; mais cela passera ; les prêtres sont bien
plus doux maintenant que lorsque j'étais sur les bancs de l'école.
Un farouche curé nous enseignait, en ce temps-là, qu'il ne fallait
pas jouer avec un petit protestant. Aujourd'hui, quand je raconte
ces choses à un catholique, il me dit que cela n'est pas vrai, et je
suis très heureux s'il le pense. Cela me permet de mesurer le chemin qu'un peuple tranquille peut faire en quarante ans.
Donc tout le monde est tranquille là-dessus. Chacun chante sa
messe comme il l'entend. Mais ce sont des choses que personne
ne songe à dire. On n'entend que ceux qui se plaignent. Et vous
les connaissez, ces innocentes victimes. Ce sont des patrons qui
ne peuvent plus imposer aux ouvriers des opinions ni des salaires. Ce sont des châtelains qui disent et qui croient que tout est
perdu parce que leur petite royauté est partie avec le roi, et ne revient pas vite. Ce sont des riches qui s'épouvantent à l'idée qu'il
faudra payer leur part des impôts. Ce sont des vicaires, dont la
soutane n'est même plus remarquée, et qui ne peuvent plus planter leur reposoir au coin des rues2. Tous ces tyrans, désormais
sans sceptre et sans couronne, disent qu'ils sont persécutés, et, en
vérité, le croient peut-être. Rien n'est plus malheureux qu'un roi
détrôné ; c'est pourquoi toutes ces jérémiades sont écoutées avec
politesse. Mais, dans le fond, personne n'y fait attention. Ainsi
s'explique cet écart prodigieux entre ce que les conservateurs
132
PROPOS 1910
espèrent de bonne foi, et ces formidables tapes qu'ils reçoivent au
scrutin.
8 avril 1910
1483
Si quelque chose a pu nuire à la République, surtout lorsqu'elle était dans la première enfance, c'est certainement le zèle
des fonctionnaires, et principalement des préfets. L'idée qu'un
citoyen puisse aimer le gouvernement est une des plus baroques
qu'un ministre puisse avoir.
Si on a le pouvoir d'éventrer les urnes, de brûler les mauvais
bulletins, d'emprisonner les chefs de l'opposition, et, en somme,
de faire voter à bulletin ouvert au milieu des baïonnettes, il est
clair que l'on obtiendra une espèce de blanc-seing de l'opinion.
Mais si l'on n'a plus que le prestige, si l'on est amené à respecter
véritablement la liberté du vote, alors le pouvoir n'a plus qu'à rester arbitre et gardien ; s'il se mettait en jeu, il risquerait d'être
battu.
On peut disserter sur le législatif et l'exécutif. Je ne crois pas
que l'électeur se propose principalement, lorsqu'il met un bulletin
dans l'urne, d'obtenir des lois nouvelles. Dans le fond, les lois
nouvelles résultent d'un changement dans les conditions de l'existence humaine, changement qui ne dépend ni des rois, ni des
ministres, ni des assemblées. L'électeur sent confusément ces
forces qui le poussent, et je devine au fond de son coeur une espèce de fatalisme mahométan, au sujet de la haute politique.
Aussi voit-il le mécanisme parlementaire tout à fait autrement
que les théoriciens ne le voudraient. Il voit des riches et des
chefs, qui ont les mêmes habitudes et les mêmes plaisirs, et qui
forment comme un clan monarchique, en ce sens qu'ils pensent
que tout leur est permis. Plus la ville est petite, plus les représentants du pouvoir sont encombrants ; mieux toutes les puissances s'unissent contre le pauvre homme. Seulement il a contre eux
son bulletin de vote et son député. Le député, c'est le peuple
contre les grands, et le citoyen contre la monarchie. J'ai souvent
saisi, chez les grands fonctionnaires, une haine du député, un mépris de l'électeur, qui s'exprimaient par mille nuances, en sorte
qu'ils n'arrivaient pas à les cacher. J'imagine qu'un ministre est
ainsi, toujours irrité au fond de lui-même contre ces mandataires
du peuple qui surveillent incivilement les cartes, et discutent sans
fin pour quelques millions. De même, à bien regarder, il n'y a
Avril 1910
133
guère de députés gouvernementaux. S'opposer au pouvoir, c'est
justement leur fonction.
9 avril 1910
1484
Au sujet de la défense nationale, il y a des choses raisonnables à dire ; mais personne ne songera à les dire. Il y a deux
camps opposés ; il faut choisir ; et, si vous ne parlez comme Déroulède1, vous êtes soupçonné de penser comme Hervé2. C'est
ainsi que des polémistes, qui s'enivrent de leurs idées, enlèvent
dans le fait toute liberté aux autres. Et, du reste, il n'y a aucun
doute sur le résultat. La thèse d'Hervé effraye tout le monde, ou
bien peu s'en faut. Aussi ils vont chanter en choeur l'autre chanson. Ne chantons point. Essayons de voir juste.
Il faut dire, en premier lieu, que les gouvernants jouent un terrible jeu. Au premier incident de frontière, les voilà maîtres de la
paix et de la guerre. Or, quel homme serait assez parfait pour ne
pas se passionner à ce jeu ; et pourtant, dès qu'il s'agit de jeter les
uns contre les autres des millions d'êtres pacifiques et justes, on
n'a pas le droit de se mettre en colère, ni même de montrer de
l'impatience. Encore moins est-il permis, alors, à un homme
d'État de penser à sa propre gloire, et à la figure qu'il laissera
dans l'Histoire. Mais la tentation est bien forte ; et nos maîtres
n'ont pas besoin d'être poussés, par d'imprudentes déclarations, à
cet héroïsme, en somme assez facile, qui rappelle celui des témoins dans les duels, de ces terribles témoins qui retroussent
leurs moustaches et ressentent si vivement les injures reçues par
leurs clients. Tout cela devrait être expliqué clairement, devant
les électeurs assemblés, par le candidat3, futur modérateur du
pouvoir.
Je voudrais aussi qu'on leur fît un tableau véritable de la situation des peuples sur la planète. Que d'intérêts communs, que
d'entreprises communes à tous les peuples civilisés. Quelles
nobles victoires, contre la peste, le choléra, le typhus. Quelles
amitiés efficaces, par-dessus les frontières. Quelle unité du droit.
Quelle humanité réelle déjà ! Comme il serait facile de conserver
la paix sur la terre. Quelles ressources, alors, on trouverait pour
les vieillards, pour les infirmes. Quels prodigieux travaux pour
l'irrigation, pour les phares et les balises, pour les cartes marines.
Surtout quelle guerre on pourrait entreprendre, à frais communs,
contre les véritables ennemis de l'Humanité, c'est-à-dire contre
134
PROPOS 1910
les assassins, les voleurs, les fous, les demi-fous, les dégénérés,
les alcooliques.
Chaque citoyen devrait considérer ceci. Avec le quart de ce
que nous dépensons pour égorger de pacifiques et justes Allemands, nous pourrions supprimer les attaques nocturnes dans les
villes, et le banditisme des campagnes. Mais l'argent et les
hommes manquent pour tout, excepté pour l'égorgement prémédité des justes par les justes au nom de la justice. Quand on s'est
bien mis dans la tête qu'il faut des lois, un pouvoir et une discipline ; quand on a juré une bonne fois de marcher au commandement, sans juger, alors on a le droit de dire bien haut, et sans
rougir, les vérités évidentes que je viens d'écrire.
10 avril 1910
1485
La candidature officielle, voilà un fantôme qui ne devrait plus
effrayer personne. Je m'étonne qu'on en parle de bonne foi. Un
Normand ne peut qu'en rire. Voyons, sérieusement, dans nos contrées, de combien de voix un Préfet peut-il disposer ? De la
sienne, et c'est tout. Quand je dis de ces choses devant des docteurs en politique, ils se moquent de moi. Ils me décrivent l'armée des fonctionnaires qui vient chercher le mot d'ordre à la préfecture. Ils évoquent ces politiciens de café, qui argumentent
pour le candidat officiel, afin qu'on le sache, et qu'ils passent
pour les amis du gouvernement.
Que chacun parle de ce qu'il sait. Je connais beaucoup de fonctionnaires. Si je m'en tiens à leurs discours, ils sont sans
tendresse pour le gouvernement ; et, s'ils sont presque tous républicains et même radicaux par principe, je les vois dissidents ; eta
je ne les vois nullement soucieux de le cacher. Qu'ils ne le cachent pas, cela en dit long sur la liberté réelle dont nous jouissons. Qu'ils n'aiment pas le gouvernement, c'est naturel ; c'est
presque inévitable. Pour un citoyen, le gouvernement est un serviteur ; pour un fonctionnaire, le gouvernement est un maître ; et
personneb n'aime son maître. Le fonctionnaire est mécontent par
état, parce que toutes ses espérances dépendent d'un arrêté ou
d'un décret. Bien peu parmi eux se croient traités selon leur mérite. De plus, ils sont bien placés pour connaître les imperfections
des services publics. Si l'on raisonnait, on trouverait que tous les
fonctionnaires votent contre le gouvernement. Dans le fait, quel
est le candidat qui peut plaire au plus grand nombre des
Avril 1910
135
fonctionnaires ? C'est celui qui se déclarera content du régime et
mécontent des ministres. Ce n'est donc pas le candidat officiel.
Vous me direz, après cela, que quelques petits fonctionnaires
sont tout de même obligés, souvent contre leur avis, de déclamer
pour le candidat de la préfecture. Si j'étais préfet, j'aurais peur de
ces alliés-là ; car, s'ils font des discours forcés, ils n'en seront que
plus mécontents, et que plus actifs en dessous. Et puis, enfin, le
vote est secret1. Et il faudrait qu'un électeur soit plus stupide ou
plus saoul qu'on ne peut croire pour ne pas voter justement contre
l'opinion qu'on veut lui imposer. Les riches devraient pourtant
bien le comprendre, eux qui pèsent de tout leur poids contre le
radicalisme, et sans résultat. Ils promettent, ils menacent.
L'électeurc timide dit comme eux, et se venge en votant contre
eux. Or un préfet a bien moins de puissance qu'un riche. Au
reste, tout gouvernement est réactionnaire par fonction ; tout
préfet aussi ; tousd voudraient nous ramener à l'ordre moral2 ; or
nouse n'y revenons point, bien au contraire.
11 avril 1910
1486
Toutes ces dépenses militaires que l'on entrevoit dans l'avenir
ont quelque chose d'accablant pour l'esprit. On nous demande des
cuirassés1, et l'on prend bien soin de nous dire que nous devons
nous hâter de les construire, sans quoi, à peine achevés, ils seront
bons pour la ferraille.
Que dire, alors, et que penser de la flotte aérienne ? L'art des
ballons dirigeables est dans l'enfance. Il faut donc s'attendre à des
essais malheureux, et aussi à des progrès soudains qui annuleront
d'énormes dépenses. Mais, bien plus, je ne vois point les limites
de cette flotte aérienne. Car les dirigeables de guerre se
moqueront des frontières, et menaceront tout un territoire. Il n'y a
pas de raison pour que le voisin s'arrête, ni pour que nous nous
arrêtions. Voilà un bel avenir.
Et j'en reviens toujours à ma question : pourquoi prépare-t-on
la guerre ? Y a-t-il là des causes naturelles, contre lesquelles on
ne puisse autre chose que dépenser des milliards ? Je me fais une
idée claire de ce que fut la guerre aux temps passés. Des bandits
armés cherchaient des villes à piller, des femmes à violer, des esclaves pour les plus durs travaux. Il fallait, avant toute chose, se
protéger contre ces bandits-là, soit par une coopérative armée,
soit en donnant beaucoup d'argent à l'un des chefs de bandits,
136
PROPOS 1910
pour qu'il anéantît ou chassât les autres. C'étaient là des dépenses
de stricte nécessité : il faut d'abord vivre.
On nous parle de la guerre comme s'il y avait encore des bandits de cette espèce-là. Or il n'y en a plus guère ; ils sont isolés ;
ils sont traqués partout ; nous sommes bien plus forts qu'eux. Le
quart de notre armée les réduirait à l'impuissance absolue. Abstraction faite de ces barbares, que vois-je sur la terre ? Des
hommes justes et pacifiques, assez fous pour avoir peur les uns
des autres.
Bien plus, qu'est-ce qu'une guerre entre ces hommes-là ? Ils
n'y cherchent ni esclaves à enchaîner, ni femmes à violer, ni propriétaires à dépouiller. Il y a un droit de la guerre ; il y a des
coutumes et des moeurs plus fortes que le droit. Après la défaite
comme avant, les citoyens seront citoyens.
Aussi qu'est-ce maintenant qu'une conquête ? Est-ce un profit ? Une province gagnée est-elle un parc à bestiaux ? Non point.
Tout au contraire. Le vainqueur veut se l'attacher ; il veut lui rendre en travaux publics, en sûreté, en profits de coopération ce
qu'il lui prend en impôts. De plus en plus les gouvernants rendent
ce qu'ils reçoivent, sous le contrôle de tous. Qu'est-ce donc que
ce jeu effrayant où l'on risque tout, où l'on gagne si peu ? Qui
voudrait jouer ? Tous disent qu'ils ne joueront pas les premiers ;
et puisque leur intérêt est d'accord avec leurs discours, je les
crois sincères. Alors, pourquoi toutes ces folles dépenses ? Mais
on n'ose même pas poser la question, de peur de passer pour
anarchiste. Les fantaisies d'Hervé2 nous coûtent cher.
12 avril 1910
1487
Il y a un mensonge au fond de tous les discours monarchistes,
et même, à bien regarder, au fond de tous les discours conservateurs. Si tous ces ennemis de la liberté parlaient comme ils pensent, ils devraient dire à peu près ceci.
"Électeurs1, toute puissance vient du peuple ; nous sommes
d'accord là-dessus ; aucuna tyran ne fut jamais tyran que par le
consentement du peuple. C'est pourquoi je m'adresse à vous.
Mais comprenez bien ce que je vous demande. Je vous demande
de bien vouloir laisser vos gouvernants vous gouverner. Consentir n'est pas diriger. Autrefois les rois réunissaient les représentants des villes et des campagnes afin de renouveler avec eux le
pacte social2. C'était bien ainsi ; il faut que le roi sente tout son
peuple derrière lui. Seulement une étrange confusion s'est faite
Avril 1910
137
entre les droits du peuple et la fonction des rois ou du roi. Vos
députés ont pris l'habitude d'ordonner au lieu de conseiller, et de
renvoyer les rois ou le roi dès qu'il n'obéissait pas à l'assemblée.
Ainsi s'est réalisé ce régime monstrueux où le peuple prétend se
gouverner lui-même, et où ses rois ne seraient que les mieux
payés parmi ses serviteurs.
Sans doute, dirait encore le monarchiste, ce régime s'est
maintenu quelque temps. Pourquoi ? Parce que vous donniez
quelque crédit à ces rois éphémères. Surtout parce que votre administration, fille de la sagesse royale, en l'absence du père, administrait sagement la maison. Mais, après quarante ans, depuis
que des générations d'hommes élevées sans religion et sans respect arrivent aux affaires, le régime porte tous ses fruits. Les ministres ne se maintiennent qu'en s'adaptant avec une adresse
d'avocats aux mouvements de l'opinion aveugle. Fait plus grave
encore, l'administration est découronnée. Vos interpellateurs la
bousculent d'un côté ; et, de l'autre, ses propres serviteurs lui
demandent des comptes. Ainsi votre idéal va se réaliser ; tout le
monde se mêle de gouverner. Le citoyen fait la leçon au député ;
l'instituteur, le postier, font la leçon au ministre3. La Révolution
se poursuit. Il faut que les rois se soumettent ou se démettent4.
Aussi, vousb ne savez plus où les prendre. Les meilleurs n'y
tiennent plus. Vous allez élever au pouvoir des hommes sans
passé, sans attaches, sans alliances, des amateurs pour tout dire,
qui feront vos quatre volontés pour soixante mille francs par an5.
Pensez bien à cela, électeurs. Dites-vous bien que vous allez enfin être les maîtres et les rois. Allons, vous sentez-vous la force
d'avoir l'oeil à tout, de penser à tout, de négocier avec les rois, de
pousser les pièces sur le grand échiquier de l'histoire ? Avezvous du temps et du savoir autant qu'il en faut pour ce prodigieux
travail, ou bien consentez-vous, après l'expérience faite, à abdiquer aux mains d'un roi ? Voilà la question."
13 avril 1910
1488 *
Mon ami Jacques m'a dit : "Scrutin élargi, Représentation
Proportionnelle, tout cela c'est du même tonneau. Ils sont trop
bêtes aussi, de croire tout ce que les journaux impriment. Car, un
petit marchand de copie du Figaro1 ou du Temps2, il écrit froidement que tout va mal, que les députés passent leur temps à
écrire des recommandations, et que les fonctionnaires vont quêter
138
PROPOS 1910
leur avancement de porte en porte et d'antichambre en antichambre. Remarquez bien qu'on ne cite jamais que des exceptions ; personne n'aura l'idée de citer les innombrables fonctionnaires qui n'ont jamais rien demandé que sur leurs notices officielles, et qui ont eu leur avancement tout de même. Vous le savez aussi bien que moi ; la plupart sont dans ce cas-là. Cela ferait
sourire notre petit marchand de copie ? Qu'est-ce que cela
prouve ? Que du poste où il est, on ne voit que le côté malpropre
des choses et des gens ; et je le croirais assez, comme je crois
aussi qu'il est lui-même arrivéa par intrigue ou cousinage, celui
qui écrit ces plates déclamations.
Maintenant, peut-être y a-t-il tout de même des abus. C'est
aux fonctionnaires à faire des enquêtes là-dessus, et à s'en
plaindre aux amis Jacques, qui n'en souffrent pas personnellement, mais qui sont pour la propreté tout de même, et par
principe.
Ce que je sais, et ce qui me fâche un peu quand j'y pense, ce
ne sont point ces recommandations pour facteur ou sergent de
ville, puisqu'après tout le personnel est bon. Non. Ce seraient
plutôt les grosses faveurs, comme une trésorerie de soixante
mille francs au fils de celui-ci ; ou une inspection générale de
quinze mille francs au beau-frère de celui-là. Deux choses là-dedans qui ne me vontb pas ; d'abord qu'on donne ces bonnes places
à des gens qui n'ont rien fait pour les avoir, que d'être gendres ou
neveux ; ensuite qu'on ne supprime pas les trois quarts de ces
places, qui ne sont utiles qu'à celui qui les occupe.
Seulement quoi ? Un scrutin élargi ? La Représentation Proportionnelle ? En quoi ces systèmes empêcheront-ils que nous
fassions soixante mille francs de rente à un incapable, ou vingtcinq mille francs à un paresseux ? Bien au contraire mon camarade. Tous ces systèmes, qui veulent éloigner un peu l'élu de ses
électeurs, tout cela annonce un retour à la grande politique. Et je
comprends ce que cela veut dire. Cela veut dire que les chefs de
partis seront les maîtres, et que l'électeur devra donner aux partis
un mandat en blanc. Ah oui, on la verra, avec ces beaux systèmes, la réforme administrative. C'est-à-dire que le nombre des
bonnes places sera doublé. Voyons, quand on nous raconte que
c'est l'électeur, le contribuable qui s'oppose à la suppression des
sous-préfets, des receveurs, des trésoriers, est-ce qu'on ne se
moque pas un peu trop du monde, dites camarade ? Ces réformes-là, l'électeur les veut. Mais les gouvernants, les
Avril 1910
139
directeursc, les sous-préfets, les trésoriers n'en veulent point. La
voilà la vérité. Écrivez leur ça de ma part, un de ces matins."
14 avril 1910
1489
"Hé bien, me dit le R.P. Philéas, vous voilà donc avec Hervé1.
Je m'en attriste, parce que cela peut vous attirer de méchantes
histoires. Mais je m'en réjouis aussi, parce que cela me fait voir
qu'il y a une logique cachée, à laquelle on n'échappe point. Votre
doctrine politique donne enfin ce qu'elle promettait. Suivre la
Raison et mépriser la coutume, cela mène loin."
Je lui dis : "Mon cher Philéas, vous ne vous élèverez donc jamais au-dessus de la polémique ? Mais vous ne me ferez pas
peur, et je dirai les choses comme je les vois. Rien ne me paraît
plus beau que des pompiers qui vont au feu. Une action en commun suppose une discipline rigoureuse. Contre le feu, contre
l'eau, contre les bandits, il faut une organisation, une autorité, et
la volonté d'obéir. Et je n'entends pas par obéissance une peur
sournoise qui récrimine en dedans, mais une soumission décidée,
aveugle sur l'ensemble, attentive devant ses pieds. Cette obéissance est nécessaire ; j'ajoute qu'au point de vue moral je l'estime
noble et belle, surtout quand l'action à faire est difficile et périlleuse, car l'obéissance suppose alors un bon gouvernement de
soi, un oubli magnanime des petites choses, et, en somme, tout ce
qui fait la vraie grandeur d'un homme. C'est pourquoi j'admire les
vertus militaires, et je trouve bon que les jeunes hommes de mon
pays s'exercent en commun au combat, à la course, et à l'obéissance. Pour vous dire là-dessus toute ma pensée, j'estime que le
drapeau, signe de ralliement, vaut bien un coup de chapeau ; c'est
comme si l'on saluait le dévouement des héros inconnus qui lui
font escorte.
Et je dis que, si remué qu'on soit par ces vérités évidentes, il
ne faut pas se laisser entraîner à laisser passer avec elles un tas
de raisonnements faux et d'idées confuses. Il y a une récompense
naturelle de l'obéissance, c'est la liberté du jugement. Discipline
dans l'action, indépendance dans la délibération, ces deux vertus
sont aussi nécessaires l'une que l'autre.
Or n'est-il pas clair comme le jour que le plus grand nombre
des citoyens, sur cette terre, préfèrent la paix à la guerre ? N'estil pas clair qu'ils font commerce, acceptent des traites, signent
des contrats, achètent des actions, par-dessus les frontières ?
N'est-il pas vrai que, pour les armer les uns contre les autres, il
140
PROPOS 1910
faudra les amener à croire qu'ils sont attaqués ou menacés ?
N'est-il pas vrai que les gouvernants ont une puissance effrayante
dès qu'ils se mêlent, par sottise, par vanité ou par humeur dyspeptique, de répandre des opinions comme celle-là ? N'est-il pas
vrai qu'il est du devoir des citoyens de rendre impossibles, par
des discours, des déclarations, des proclamations retentissantes,
les malentendus ou les perfidies qui jettent un peuple juste contre
un peuple juste ?
Je sais bien que, si ces efforts étaient vains, si quelque guerre
nous faisait sentir la pointe des baïonnettes, il faudrait alors se
taire et marcher selon les ordres, et j'ajoute que les pacifiques
citoyens se battraient fort bien, parce qu'il y a une source de
guerre, cachée dans la poitrine de chacun. Et c'est justement
parce qu'une guerre, même absurde, peut commencer et durer,
qu'il faut célébrer la Paix le plus souvent possible, et crier bien
fort. Car les gouvernements sont souvent un peu sourds ; mais les
peuples ont l'oreille fine."
15 avril 1910
1490
Que veut la jeunesse maintenant chez nous ? Il est difficile
d'en parler ainsi en gros. Il me semble pourtant qu'elle hait l'hypocrisie ; en quoi elle est plus jeunesse que jamais.
Il y a une vertu propre à beaucoup d'enfants, qui consiste à
vouloir le vrai en tout. Il faut qu'on leur dise si la religion est
vraie ou non, si on la croit vraie ou non. Tout mensonge, dès
qu'ils le découvrent, les blesse comme une injustice. Cela vient
principalement, je pense, de ce que l'enfant met unea pleine
confiance au jeu. Il prend tout naïvement pour vrai ce qu'on lui
donne comme vrai. L'idée qu'il y aurait des mensonges utiles, et
des vérités qu'il vaut mieux garder pour soi, ne lui entre pas dans
la cervelle. Aussi le vieux diplomate ne parle-t-il pas mal lorsqu'il dit à l'homme naïf qui voudrait que l'on publie tout, au lieu
de cacher tout ou presque tout : "Que vous êtes enfant".
Vieillir, ce n'est que mentir ; j'entends vieillir d'esprit ou de
caractère. Et mentir, au sens plein du mot, ce n'est pas dire ce qui
n'est pas vrai, c'est tromper celui qui a confiance. Car une fiction,
un drame artistement complété, un exemple imaginaire, ne sont
pas des mensonges à proprement parler ; les politesses non plus,
sinon par la confiance de l'autre. C'est pourquoi le vrai mensonge, si l'on peut ainsi parler, consiste à affirmer ce que l'on ne
croit pas soi-même à des hommes qui le croiront. Plus ceux qui
Avril 1910
141
écoutent attendent la vérité, plus ils montrent de confiance, plus
le mensonge est vil. Et voilà une des raisons pour lesquelles la
jeunesse repousse et méprise les mensonges de ses aînés.
Il y a une éducation monarchique, fondée sur le mensonge.
Beaucoup d'hommes disent ou laissent entendre : "Je veux qu'on
laisse à mes enfants leur foi s'ils ont la foi, leurs illusions, s'ils
ont des illusions." Ils inscriraient, s'ils l'osaient, comme préface à
leurs doctrines politiques : "Un peuple à qui on dit tout n'est pas
gouvernable."
Or, chose remarquable, de telles maximes n'ont aucune
chance d'être acceptées dès qu'elles sont publiées. Il n'est pas un
jeune homme qui ne crie alors de tous ses poumons : "Si quelque
chose est faux, dites que c'est faux. Si quelque chose est douteux,
dites que c'est douteux. Et dites tout au long pourquoi vous
croyez que c'est faux ou douteux." L'admirable, c'est que ces
maximes ne sont pas moins honorées par la jeunesse monarchique, ou par la jeunesse catholique, que par la jeunesse émancipée. Les royalistes1 demandent un roi, mais des preuves aussi.
Les Sillonnistes2 veulent qu'on discute sincèrement et librement.
En somme toute la jeunesse est émancipée. Et la République s'est
infiltrée partout ; dans la Monarchie aussi ; dans l'Église aussi.
16 avril 1910
1491
On dit que la politique n'est pas bruyante cette année. Cela
devait être, à mesure que la sagesse nous viendrait. Je connais
très mal l'électeur anglais ; d'après ce qu'on nous en raconte, ce
modèle des peuples en serait à l'époque du tam-tam et de la danse
de guerre1 ; et il n'y aurait pas chez eux d'autrea argument qu'un
grand tumulte, et le même nom volant de bouche en bouche ; la
femme du candidat s'en mêlerait, ses enfants aussi ; tous plus
attentifs à répéter qu'à expliquer ; semblables en cela aux affiches
qui veulent accrocher dans notre mémoire le nom d'un extrait de
boeuf ou d'un purgatif.
Ces récits sont forcés, évidemment. Au reste tout récit est
faux, parce que tout récit est un choix de circonstances extraordinaires. Ajoutez à cela que neuf écrivains sur dix, pour le
moins, ont un mépris secret pour le peuple, et sont bien aises de
tourner une élection en comédie. Je crois donc que les Anglais
votent avec bien plus de sérieux, de réflexion, et de liberté qu'on
ne serait tenté de le croire d'après leurs tréteaux et leur parade.
142
PROPOS 1910
Du reste il me semble qu'ilsb y mettent un peu la même ardeur
qu'aux jeux de plein air ; cela pourrait nous tromper aussi.
Toujours est-il que, moinsc nous ressemblerons à des singes
hurleurs, et mieux cela vaudra. Il y a une méthode monarchique,
pour arracher aux gens leur confiance, qui consiste à les réunir en
grand nombre, afin de les émouvoir et de les entraîner. C'est ainsi
qu'on fait les guerres ; quelques têtes chaudes s'élancent, les
autres suivent, et voilà des héros autant qu'on en voudra. J'ai vu
des guerres électorales conduites selon cette méthode de sauvages ; c'était très amusant ; tout homme, au fond de lui-même,
est toujours assez militaire et aventurier. Mais c'est très dangereux. Le boulangisme2 fut un mouvement de ce genre-là.
La société est toujours assez forte. L'esprit de société est toujours assez fort. Pour que la société n'écrase pas ceux qui la portent, à la manière d'une idole hindoue, il est très important que
les individus apprennent à se taire, et à voter dans le recueillement. Le vote doit corriger l'enthousiasme ; il le faut ; sans quoi
c'est la danse du scalp, c'est l'ivresse collective, c'est le rite, c'est
la messe, c'est la guerre, c'est le bûcher.
Modérer l'instinct sociald, mettre un peu de sagesse dans les
mouvements communs, juger ensemble et s'accorder par bon
sens, au lieu d'assommer l'adversaire selon un rythme, voilà les
conquêtes humaines. Chacun est maintenant magistrat, non soldat ; arbitre entre les partis, non énergumène d'un parti ; non pas
hurleur, mais contrôleur ; non pas poète, mais critique. Aux
autres la trompette, à ceux qui voudraient bien obtenir du peuple
un mandat en blanc, et gouverner royalement ensuite, avec ou
sans roi. Ce qui n'entre point dans leurs cervelles, c'est que le
peuple puisse écouter et juger ; c'est que la vie publique soit autre
chose qu'un grand amour ou une grande fureur. Plus d'un
républicain est encore trop monarchiste en cela. Trop de ténors,
encore, et trop de cavatines. Mais cette mode s'en va.
17 avril 1910
1492
Voici une anecdote pour plaire aux historiens. Un homme fort
savant, et qui a critiqué de fort près les Évangiles, raconte que,
comme il se promenait aux bords d'un beau lac, afin de se reposer de ses longs travaux, il rencontra une leçon de critique historique qu'il n'attendait point. Sur l'une des rives il observe un
jeune garçon qui veut faire manger de l'herbe à son chat ; tableau
peu commun, qui s'accrocha dans sa mémoire. Sur l'autre rive,
Avril 1910
143
quelques heures plus tard, il vit un autre garçon qui voulait faire
manger quelque chose aussi à un autre chat, mais c'était cette fois
un colimaçon qu'il voulait lui faire manger. Voilà deux faits qui
se ressemblaient pour le principal, qui différaienta en un point, et
qui étaient sans lien. Le hasard en fait bien d'autres. Mais ce fut
un éclair pour l'historien. "Il est hors de doute, se dit-il, que si je
rencontrais dans les documents deux récits de ce genre, faits par
deux narrateurs différents, je conclurais, sans hésitation, qu'un
des deux récits a été copié sur l'autre."
Je me demande comment on ose écrire l'histoire. Un rat de
bibliothèque me contait récemment qu'il avait eu sous les yeux
des collections du Magasin Pittoresque, que Victor Hugo avait
sans doute feuilletées ; cela était vraisemblable par les dates et
les déplacements. Or mon liseur avait trouvé dans ce recueil une
bonne part des récits de la Légende des Siècles. Il n'hésitait pas à
conclure : "C'est là que Victor Hugo a appris l'histoire." C'est
possible, mais je n'en sais rien. Il se peut aussi que Victor Hugo
n'ait pas ouvert ces journaux-là. Ces raisonnements d'historien
saisissent par des coïncidences, et par des arrangements vraisemblables. Mais le plus vraisemblable n'est pas toujours le plus vrai.
Quand deux camarades de collège, qui ne se sont pas vus depuis dix ans, se rencontrent dans un tramway, ils admirent les effets du hasard. Aux yeux d'un juge, une telle rencontre semblerait
voulue par l'un des deux au moins, si cette supposition
s'accordait avec un système d'accusation. Quand l'accusé invoque
le hasard, on ne l'écoute même pas. La vie n'est pourtant qu'un
tissu de hasards. Ces gens du tramway, que je n'ai vus
qu'aujourd'hui, que je ne reverrai jamais, par quel hasard formaient-ils aujourd'hui avec moi, sur les banquettes, un groupe
humain éphémère, qu'on ne reverra jamais ? Mais je ne les
connaissais pas ? Cela n'explique rien évidemment ; que je les
connaisse ou que je ne les connaisse pas, cela ne rend notre rencontre ni plus probable, ni moins, tant qu'elle n'est pas voulue.
Vous jouez à l'oie, je suppose. Il vous faut sept pour gagner.
Les dés sont secoués, ils tombent, ils vont s'arrêter chacun sur
une de leurs faces, après beaucoup de culbutes. Est-il vraisemblable, voyons, que cette petite catastrophe, qu'aucune volonté ne
peut régler, montre enfin, par trois et quatre, ou par cinq et deux,
ou par six et un, justement le nombre que vous attendez, et quand
vous l'attendez ? Et pourtant cela arrive, et même assez souvent.
144
PROPOS 1910
Mais l'historien se moquera de moi, parce que je joue à l'oie au
lieu d'écrire l'histoire.
18 avril 1910
1493
Trouver de bons députés1, cela n'est pas bien difficile, surtout
quand on aura pris l'habitude de demander moins d'affiches au
candidat, moins de petits services à l'élu. Mais nous manquerons
peut-être de gouvernants. Car nous ne voulons plus, pour cette
fonction, de ces ambitieux froids, qui commandent de loin et
veulent ignorer l'opinion. Au reste, comme nous n'avons plus à
leur offrir des acclamations payées, ni une cour, ni des plaisirs
royaux, ni des rentes royales, nous n'en trouverons plus.
Voilà donc le député devenu ministre. Observez bien dans
quel embarras il se trouve, et que cet embarras vient d'un conflit
entre deux fonctions. Comme député, il est toujours un peu
l'ennemi des gouvernants. Il parle des ministres sans respect,
avec les électeurs, qui sont ses amis. Il interpelle les ministres
sans tendresse. Il a toujours cette idée qu'un ministre est un
homme qui abusera de ses pouvoirs, dès qu'il pourra le faire sans
risque ; et que lui, le député, il est comme le tribun du peuple, le
défenseur naturel des petits fonctionnaires et des petits citoyens.
Voilà de quelle allure il entre au ministère, dès qu'il est ministre ;
il y entre comme s'il allait enfin porter au ministre les volontés
du peuple. Mais le ministre, c'est lui-même. Le voilà double par
sa fonction. Va-t-il choisir ? Va-t-il être tribun ? Va-t-il être
César ?
Il y a un parti possible, qui consiste à régner, tout simplement.
Cela est facile si l'on est sénateur. Si l'on est député, on y risque
beaucoup. Si l'on est un vrai député en dedans, on ne se résignera
point à gouverner par téléphone, sans discours, sans acclamations ; ona ira au peuple en ami et les mains ouvertes, comme on
a toujours fait.
Or, le peuple n'est pas tendre pour les gouvernants. Il en a
trop à dire, dès qu'il peut se faire entendre. Il arrive même ceci,
c'est qu'un homme qui se réserve un peu, qui ne parle que de loin
et sur les principes, devant des assemblées nombreuses où il
trouve une bonne phalange d'amis, arrive à entraîner les uns et à
faire taire les autres ; cela fait un triomphe passable pour César.
Mais le bon César sans couronne, qui va droit à ses ennemis, et
discute avec eux en bonhomie et simplicité, celui-là entendra la
Avril 1910
145
véritable voix du peuple, assez rude, comme sont leurs paumes et
leurs poings.
Les amis du peuple ont tous fait cette expérience. Allez aux
Universités Populaires2, tantôt ici, tantôt là, comme un colporteur
de sagesse ; déballezb votre marchandise aux lumières, faites
votre boniment supérieur ; parlez longtemps, ne discutez guère,
et surtout ne vous montrez qu'une fois, comme un acteur en tournée ; vous verrez comme le peuple est docile, enthousiaste, généreux et bon. Au contraire, travaillez longtemps sur le même sillon
; soyez simple, fraternel, et sans effets de théâtre ; alorsc, ils vous
prendront comme ils prennent l'outil, en rude amitié, sans politesse. Ce qui fait que tant d'hommes de valeur sont tourmentés
souvent par quelque virus réactionnaire, c'est qu'ils ne s'attendaient pas à cette poignée de main.
19 avril 1910
1494
Un postier me rappelait hier que des femmes, employées aux
écritures du téléphone, avaient été diminuées de trois cents francs
cette année. Pesez bien cette mesure féroce, et, je crois, sans
précédent. On peut refuser à un employéa quelque nouvel
avantage ; il vit avec ce qu'il a, mais lui retirer quelque chose de
ce qu'il gagne, quand il ne gagne déjà pas beaucoup, c'est inhumain. Un budget s'enfle tout seul ; un budget est presque impossible à comprimer. Dans le fait, il y a entre les employés et l'État,
une espèce de contrat tacite, d'après lequel il est entendu que les
appointements ne seront jamais diminués.
Quand je pense après cela que les mêmes députés, qui ont approuvé cette misérable économie, se sont donnés à chacun six
mille francs d'augmentation1, j'ai comme une envie d'écrire ces
choses sur une pancarte, et d'aller la promener dans les rues.
Mais cette protestation ne mènerait à rien, ne signifierait rien.
Les mandataires des riches, qui ne manquent jamais d'argent, usent des "quinze mille" pour leur parade. Mais cela ne sonne pas
bien. L'électeur sent bien vivement des injustices comme celle
que je viens de rappeler. Il n'approuve pas cette dépense nouvelle
de six mille francs, surtout lorsqu'il voit que le brave facteur en
est encore à aller quêter de porte en porte, au premier janvier,
afin de remplacer les souliers qu'il use à notre service.
"Évidemment, se dit-il, il serait beau que des hommes sans
fortune renoncent à leurs six mille francs, au profit des facteurs,
ou des douaniers. Puisqu'ils ne semblent pas disposés à le faire, il
146
PROPOS 1910
faut bien que je passe là-dessus. Oui, messieurs les réactionnaires, j'entends bien que vous offrez de me représenter gratis, si je
vous le demande. Mais il reste à savoir si vous ne me coûterez
pas tout de même un peu trop cher. Reste à savoir si, une fois
maîtres du pouvoir et de ses avenues, vous contrôlerez comme il
faut la marine et la guerre. Reste à savoir surtout si vous penserez
aux facteurs, aux douaniers, aux téléphonistes. Je vois trop clairement que l'argent dont vous ne voulez point, s'en ira vers d'autres poches, déjà mieux remplies que les vôtres. Tandis que mon
député pauvre, qui, après tout, gagne encore beaucoup moins
qu'un directeur de ministère, surveillera du moins les fournisseurs et les grands bureaucrates, pensera aux petits employés, et
cherchera en toute sincérité la formule d'un impôt plus équitable.
Avec ces six mille francs, nous achetons un peu de justice, un
peu d'égalité. Cela vaut mieux que si je tente de les rattraper, aux
dépens de l'égalité et de la justice. A bien regarder, ce seraient les
pauvres gens qui supporteraient cette économie-là."
20 avril 1910
1495
Les juges d'instruction ne savent pas leur métier. L'autre jour
ce médecin, qui est inculpé, niait qu'il eût fait un voyage à Nice
ces temps-ci ; le juge lui montrea des tickets qui veulent prouver
le contraire ; l'accusé riposte que ces billets, trouvés dans un
vieux pardessus, datent de quatre ans ; cela est vérifié sans peine.
A quoi le juge trouve ceci à répliquer : "Vous êtes bien heureux
que votre système de défense triomphe sur ce point-là. Mais examinons les autres preuves." S'il eût été correct, il aurait dit : "Je
m'excuse d'avoir affirmé sans preuve, et je vais faire un effort
pour ne plus tomber dans la même faute". Mais qui songera à cela, parmi les juges ? C'est pourquoi on peut dire sans crainte,
parce que les exceptions sont trop rares : les juges d'instruction
ne savent pas leur métier.
Voyons. Je saisis des tickets qui semblent bien fortifier mon
système d'accuser. Si je cherche la vérité, je dois essayer cette
preuve de toutes les manières possibles, et, d'abord, déterminer la
date à laquelle ces tickets ont été pris ; rien n'est plus simple ; et
il est effrayant de penser que ce soit l'accusé qui réclame une enquête de ce genre. Si l'accusé avait manqué de mémoire, il était
donc confondu, et le juge content ?
Autre chose, maintenant. Il s'agit d'un voyageur qui a voyagé,
dit-il, avec l'inculpé, le jour du crime ou le lendemain, peu nous
Avril 1910
147
importe ; ce que l'inculpé nie. Il s'agit d'organiser la confrontation, c'est-à-dire de mettre réellement à l'épreuve la mémoire du
témoin. Or, un homme d'intelligence moyenne, imaginera tout de
suite une méthode prudente. D'abord, puisque le témoin a reconnu l'inculpé sur photographie, il est essentiel que l'on présente au
témoin un lot de photographies qui ressemblent toutes un peu à
l'inculpé, et dans lesquelles on fera figurer plusieurs photographies de l'inculpé dans des poses différentes. On verra bien ce
que le témoin dira.
Même méthode, quand on le mettra en présence de l'homme.
Ayez plusieurs hommes, qui soient habillés à peu près comme
l'inculpé, et qui lui ressemblent, les uns plus, les autres moins. Et
dites au témoin : "Avec lequel de ces messieurs avez-vous voyagé tel jour ?" Rendez l'épreuve plus sévère encore. Montrez au
témoin tous ces hommes sans l'inculpé, et demandez-lui s'il reconnaît l'inculpé.
Un vieux juge, à qui je disais ces choses, me répondit : "C'est
vous, Alain, qui ne savez pas notre métier. Car vous vous imaginez que nous cherchons des preuves, alors que nous cherchons
des aveux. Il faut que l'accusé se reconnaisse coupable ; sans
cela, nous n'irions pas lui couper la tête. Les témoins ne sont pas
pour nous éclairer nous, mais pour lui prouver à lui, s'il est coupable, qu'il a été vu. Le témoin qui le reconnaît peut fort bien se
tromper et, néanmoins, par une affirmation qui s'accorde avec ce
que le coupable sait, provoquer enfin des aveux. Le difficile,
c'est que nous ne pouvons pas suivre cette méthode au grand
jour ; car si l'accusé, que je suppose coupable, savait que la seule
preuve décisive dépend de lui, nous n'aurions plus d'aveux. De là
ce jeu tortueux de l'instruction, où perpétuellement nous nous
donnons l'air d'être bien plus sûrs de nos preuves que nous ne le
sommes. Ruses de guerre, qui sont sans puissance contre l'innocent, et qui mènent le coupable à la guillotine.
- Et, lui dis-je, à mettre les choses au mieux, quelques innocents au bagne."
21 avril 1910
1496 *
Je lisais sur les murs1, hier, un argument en faveur de la Représentation Proportionnelle, qui est assez ridicule sous la forme
claire et concise qu'ils ont voulu lui donner. "Voulez-vous que,
sur cent citoyens, cinquante et un comptent pour cent, tandis que
quarante-neuf ne comptent pour rien ?" A quoi je voudrais
148
PROPOS 1910
répondre ceci : "Avec la Représentation Proportionnelle, aussi
bien qu'avec le scrutin d'arrondissementa, il faudra bien en venir,
pourtant, à suivre enfin l'opinion du plus grand nombre. Par
exemple, sur cent députés élus, sous le régime qu'on nous offre,
si cinquante et un sont pour le ministère et quarante-neuf contre,
il faudra bien que les cinquante et un fassent loi et que les quarante-neuf se soumettent, eux et les électeurs qu'ils représentent.
De sorte que l'argument, sous cette forme qui essaie d'être
simple, évidente, saisissante, sera tout aussi bon après la réforme
électorale qu'il l'est maintenant."
Ce que l'on pourrait dire, si l'on voulait que l'argument ait
quelque poids, c'est ceci : "Lorsque cinquante et un électeurs,
contre quarante-neuf, ont élu un député, tout est réglé pour quatre
ans. Mais lorsque cinquante et un députés, contre quarante-neuf,
ont soutenu un ministère, le ministère n'en a pas pour longtemps,
s'il ne cède un peu à ces ennemis qui tenaient presque la victoire.
Par conséquent, toutes choses égales, un petit nombre, compté au
parlement, a plus de puissance qu'un petit nombre, compté dans
les circonscriptions. Donc, le système de la Représentation
Proportionnelle, en ce sens, modère la tyrannie du plus grand
nombre, au profit des partis d'opposition."
Tel est l'argument. Et il me paraît encore bien abstrait. Dans
le fait, un député, s'il est élu à quelques voix près, fera, il me
semble, les mêmes réflexions qu'un ministre qui a évité la culbute, à quelques voix près. Le député concédera quelque chose à
l'opinion de ses adversaires, afin de conquérir une situation plus
forte. Bien mieux, même s'il ne calcule pas ainsi sur ses doigts, il
ne pourra manquer de refléter aussi les opinions de ceux qui
n'ont pas voté pour lui. Car enfin, il ne sait pas toujours bien
quels sont ceux qui ont voté pour lui ; il ausculte toute sa circonscription. D'autant que, sur chaque question, les citoyens se
groupent d'une façon nouvelle. Si les boulangers ont à se plaindre, ou les peintres, ou les cotonniers, ce mécontentement n'a
plus une couleur politique bien nette. En somme, le député est
comme arbitre entre les partis dans sa circonscription, comme le
ministre l'est à la Chambre. Tout s'arrange. Et il n'arrive jamais
que cinquante et un fassent la loi à quarante-neuf, si ce n'est sur
les affiches électorales. Ce n'est que de l'encre sur du papier.
22 avril 1910
Avril 1910
149
1497
Je voyais, hier, des nègres du Sénégal1, qui portaient notre
uniforme, et, ma foi, assez noblement. Par un de ces hasards dont
il faut savoir profiter, je me trouvais disposé pour interpréter les
signes, et pour lire des pensées sur ces noirs visages. D'assez fortes têtes en somme, des fronts sans bestialité, au contraire un peu
trop hauts, et mal terminés, comme j'en ai vu à des citoyens
d'Utopie. Des yeux vifs et bons ; un menton formidable ; un air
naïf et une grande simplicité d'allure. Tout cela me parut hautement humain. Nobles qualités, sans doute, amitié, courage, bonhomie, sociabilité ; maisa trop de désirs sans doute et des joies
mal retenues ; cela peut tourner en colère, débauche, et enfin paresse ; car tous nos vices finissent par se coucher. Les officiers
blancs qui étaient avec eux, de beaux modèles assurément,
avaient quelque chose de fermé, de retenu, de défiant, de voulu,
qui manquait aux bons nègres ; mais bien moins de génie poétique, à ce qu'il me sembla.
Là-dessus j'en vins à penser à une anecdote qui me fut contée
par un officier qui venait de là-bas. La trésorerie avait reçu une
provision de centimes neufs. Cette monnaie brillante plut aux nègres (c'était une région assez écartée). Les voilà qui donnent tout,
et jusqu'à de l'or, pour avoir des centimes neufs. Plus d'un blanc
devint changeur à cette occasion, et fit de beaux bénéfices. Mais
à quelque temps de là, on ne voyait devant les cases et le long
des chemins que nègres frottant leur monnaie ; voilà comment ils
s'enrichissaient.
Pourquoi cette histoire de nègres m'a-t-elle ramené à la Représentation Proportionnelle2 ? Sans doute parce qu'on voit le
long des chemins plus d'un naïf poète qui fourbit cette médiocre
monnaie. Ils l'ont prise, toute brillante et neuve, pour de l'or bien
sonnant. Ils l'ont montrée à tout venant. Au commencement cela
allait tout seul ; plus d'un homme reçut cette idée nouvelle dans
sa bourse à idées ; les cours montèrent. Ce fut un beau moment.
Puis ils s'aperçurent qu'elle perdait son brillant à l'usage. Les
plus sages la mirent avec les sous et les centimes. Les autres se
mirent à la frotter de toutes leurs forces ; car il est dur de s'avouer
à soi-même que l'on a reçu du cuivre pour de l'or. Aussi, ne
pouvant faire sonner l'idée comme ils auraient voulu, ils la faisaient briller, les plus rusés pour la vendre, lesb plus naïfs pour
s'y plaire. Et ils se réunissaient pour fortifier cette illusion commune, et ils se disaient : "Elle est vraie, elle est juste ; c'est le
remède à tous maux" ; ils inventaient même des maux, afin que
150
PROPOS 1910
ce fût encore un meilleur remède. Mais voyez ce que c'est que de
tant frotter le cuivre jusqu'à lui donner l'éclat de l'or ; jec connais
plus d'une tête bien faite qui n'en veut plus maintenant dans sa
bourse, et qui ne reçoit même plus ces fausses pièces d'or pour un
centime. C'est une triste chose à voir, qu'un candidat qui
s'échauffe à fourbir un vieux centime.
23 avril 1910
1498
Il n'y a ni loi ni puissance qui empêche qu'un préfet de la République fasse bénir sa petite famille par un réactionnaire et par
un curé. Je trouve que c'est très bien ainsi, et j'y vois une nouvelle preuve que les partis opposés ont enfin goûté à la philosophie,
et ne songent plus du tout à remplacer les arguments par des
coups de poings. Usons donc de cette aimable liberté pour dire,
sans détour, ce que nous pensons là-dessus. Rien de bien nouveau, en vérité, rien qui puisse éclairer ou éveiller le peuple.
J'avoue que si quelque ami ou défenseur du peuple nous offrait un tel régal de violons bien pensants, je me dirais : "Voilà
un tribun fatigué ; voilà un homme qui tombe enfin sous la domination des bureaucrates et des femmes de luxe ; si nous n'en faisons maintenant un ministre, qu'en ferons-nous ? Cherchons-lui
une honnête retraite ; il est mûr pour administrer."
Mais un délégué du pouvoir, pourquoi voulez-vous qu'il soit
l'ami du peuple ? Ou bien alors comptez-vous sur le représentant
du pouvoir pour s'opposer aux abus de pouvoir, aux coalitions de
riches, aux effets quasi mécaniques de l'inégalité parmi les hommes ? Vous êtes un peu trop naïf si vous attendez que le pouvoir
se limite lui-même, ou seulement se contrôle lui-même. Tout
pouvoir est tyran, et s'affirme comme tyran autant qu'il le peut.
S'il ne le peut que par marches nuptiales, il faut en rire.
Ceux qui parlent de candidatures officielles en notre temps,
s'ils sont sincères, n'ont pas bien considéré la nature des pouvoirs
bureaucratiques. J'ai été saisi à l'épaule, en des périodes électorales déjà oubliées, par un commissaire central qui fut reconnu
ensuite pour allié des nationalistes ; on s'en indigna ; mais c'était
un peu nigaud. Un commissaire est monarchiste malgré lui ; sa
fonction le veut. J'en dirais autant d'un préfet, et pour les mêmes
raisons. C'est ce qui fait qu'aux temps de réaction, il y a naturellement des candidats officiels qui sont eux-mêmes réactionnaires. Mais le contraire n'est pas possible. Il ne se peut pas que
l'administration soutienne de bon coeur quelque tribun du
Avril 1910
151
peuple, qui se donnera pour devoir de la soumettre aux volontés
du peuple. Et ce sera toujours ainsi, parce que la fonction fait
l'opinion. La candidature officielle, en notre temps, savez-vous
ce que cela pourrait être ? Une alliance non formulée, et vivement niée, entre l'Administration et les Républicains les plus timides, pour ramener sans bruit une République un peu moins remuante. En sorte que tous ces discours bénisseurs sont dans l'ordre, et réjouissent le spectateur.
24 avril 1910
1499 *
"Notre ennemi, c'est notre maître." Voilà l'A B C de la politique. Je dis pour l'électeur, car, pour le gouvernement, vous entendez bien que la politique repose sur d'autres maximes. Mais
l'homme qui n'est rien que citoyen, et qui ne prétend point être jamais autre chose que citoyen, vote tout simplement contre les
tyrans. Les royalistes et les réactionnaires de toute couleur sentent bien cela. Aussi font-ils des contes à l'électeur, lui représentant que les francs-maçons1, ou les préfets ou les syndicats2 sont
les tyrans de ce pays. Aussi font-ils sonner aux oreilles ce beau
mot de liberté, qui a la vertu d'éveiller maintenant tous les hommes. Qu'on ne puisse combattre la République sans lui voler son
programme, cela est admirable. Ma foi, en pensant que tous les
réactionnaires qui seront élus en France ce mois-ci le seront comme défenseurs de la liberté, je me réjouis. Dans chacune de nos
défaites, il y a une victoire de nos idées. En somme, l'électeur
s'oppose de toutes ses forces aux puissances, et c'est cela qui est
bien.
Toute opposition est républicaine, par la force des choses. Et
voyez tous ces élus réactionnaires ; dès qu'ils agissent, c'est au
nom des petits, contre les gros ; c'est inévitable qu'ils apprennent,
bien malgré eux, la véritable politique, en la pratiquant. Donc,
électeur normand, toi qui lis ces lignes, si par hasard tu es de
ceux qui votent pour quelqu'un du centre ou de la droite, afin
d' « embêter » le gouvernement, je t'en prie, ne te refuse pas ce
plaisir. C'est encore une manière d'être républicain ; et cela vaut
mieux que si tu votais, bassement, les yeux fermés, par paresse
ou par peur, pour ceux qui lèvent les impôts et qui donnent les
places.
Seulement réfléchis tout de même un peu, ô tête de bois, ô
Normand mon frère, à ce qui arriverait si tous les citoyens luttaient pour la liberté à ta manière3. C'est alors, mon cher, que le
152
PROPOS 1910
pouvoir serait fort. C'est alors que les préfets seraient tyrans et
inquisiteurs ; c'est alors qu'on ne pourrait plus parler comme on
voudrait. C'est alors que les aristocrates de la Marine4, gens courageux et honorables dans l'ensemble, repousseraient du pied
tous inspecteurs et contrôleurs, comme on repousse d'injurieux
soupçons ; dont quelques voleurs, embusqués là-bas entre une
chaudière et une pile d'obus, profiteraient pour se faire une fortune à tes dépens. C'est alors que, les prêtres redevenant puissants,
on verrait s'élever les hypocrites au-dessus des sincères, et les
faux dévôts opprimer tout le monde. C'est alors que les riches te
feraient payer toutes les routes qu'ils usent avec leurs autos. C'est
alors qu'une bureaucratie, qui vote déjà comme toi5, et ne le cache même pas, plus que jamais bien payée, moins que jamais responsable, te vendrait des travaux publics au prix fort. Et, pendant
qu'on affamerait l'ouvrier, ton fidèle client, qui paie si bien, tu
n'oserais plus présenter ta note au petit vicomte, de peur de te
brouiller avec la Cour et la Congrégation6. Mais tu sais ces
choses-là aussi bien que moi. Tu sais que le peuple n'en veut
plus. Tu sais que tu ne risques rien à voter pour le curé et pour
l'aristocrate, puisqu'ils sont par terre. Donne-toi donc ce plaisir.
Le peuple est assez fort pour te le payer.
25 avril 1910
1500 *
Un ami m'écrit pour me dire "que je parle des radicaux un peu
trop en optimiste, et qu'ils sont trop nombreux maintenant pour
bien suivre leurs principes"1. Qui ne le voit ? Le pouvoir corrompt tous ceux qui y participent. Il est clair que les radicaux se
sentent trop puissants, trop sûrs d'eux, poura ne pas être saisis
parfois d'un peu de l'ivresse tyrannique. Sans compter que beaucoup d'entre eux, sans doute, ont été poussés au rouge vif par le
mouvement populaire, sans lequel ils ne pouvaient rien ; et ceuxlà voudraient bien, après avoir salué une bonne fois les principes,
gouverner selon leur orgueil, et jouer les Louis XIV pour leur
part. Tous ont un penchant à considérer leur pouvoir et leur importance comme inhérents à leur propre personne, et à mépriser
un peu cette masse électorale, qui les a pourtant faits ce qu'ils
sont. Représentez-vous un Empereur, au lendemain d'un plébiscite ; comme il oublierait aisément la puissance populaire, ou
plutôt comme il la sentirait incarnée en lui, coupée pour toujours
de la souche originelle ! Et comme il s'entendrait à gouverner
Avril 1910
153
contre le peuple, au nom du peuple ! Plus d'un radical, et parmi
les meilleurs, est monnaie d'empereur en cela.
Quand je pense aux radicaux avec confiance et amitié, quand
je dis qu'ils forment un noble parti, c'est aux électeurs que je
pense, bien plus qu'aux députés. Et, dans les électeurs radicaux,
je mettrais, quoi qu'ils puissent dire, une grande partie de ceux
qui votent pour les socialistes, une grande partie aussi de ceux
qui votent pour les modérés. Car je vois qu'ils votent principalement contre la tyrannie, contre l'injustice, et pour affirmer la souveraineté du peuple. Pour les socialistes, c'est assez évident ; et il
n'y aurait aucun doute là-dessus, s'ils s'expliquaient plus clairement sur la propriété individuelle ; car, dans le fond, ils ne veulent que l'assurer à tous ceux qui produisent, de façon que cet
instrument de liberté ne devienne pas l'arme d'un petit nombre de
tyrans.
Et qui penserait autrement là-dessus ? Quelques gros manieurs d'affaires et manieurs d'hommes, ou quelques grands seigneurs qui se croient des demi-dieux ; tous gens qui, remarquezle bien, s'ils mettaient sur les affiches ce qu'ils pensent, n'auraient
pas, sans corruption et sans contrainte, trois cents voix par circonscription. C'est justement ce qui me fait dire qu'il y a encore
bien plus de radicaux qu'on ne croit. L'électeur radical est plus
radical que son député ; mais l'électeur progressiste2 est bien
moins modéré que son député. Presque tous sont d'accord pour
vouloir la paix sans humiliation ni abaissement, des impôts répartis selon la justice, des dépenses utiles et strictement contrôlées ;
ils ne disputent que sur les moyens. Quant à ceux qui veulent le
pouvoir d'un seul ou d'un petit nombre, sans contrôle, et que les
rois de l'or soient aussi rois du pays, et, enfin, que les militaires
et les gros banquiers décident à leur gré de la paix ou de la
guerre, ceux qui veulent cela sont négligeables en vérité. De
sorte que ces élections sont, une fois de plus, un lent, tranquille
et formidable mouvement contre l'inégalité et pour la justice.
26 avril 1910
1501
J'ai rencontré le R.P. Philéas. Je ne l'avais point vu depuis un
assez long temps, et je pensais bien qu'il travaillait quelque part à
démolir la République. Mais, cette fois il me parut plus que fatigué, abattu, et l'oeil à demi éteint.
154
PROPOS 1910
"Quoi ? lui dis-je, ne triomphez-vous pas à Rouen1 ? Allons,
réjouissez-vous. Je veux être bon diable, et chanter avec vous le
de profundis des radicaux.
- Vous vous moquez, dit-il. Ce n'est pas parce que nous avons
béni ces temps-ci du même geste un préfet et un député que la
France nous sera rendue. Et vous pensez bien que j'attendais de
notre prodigieux effort un peu plus que ce maigre succès. Nous
recevions de l'argent partout et des encouragements partout.
L'école laïque fléchissait, et j'ai craint même qu'avant les élections on nous donnât des garanties. Cette crainte écartée, ne pouvais-je pas espérer un peu ? Ma tête s'y perd. Etre battu, ce n'est
rien, mais je voudrais comprendre. Il y a des moments dans les
rêves où tout à coup les pieds ne sentent plus le sol, et les mains
ne saisissent plus rien. Ainsi, en un tour de scrutin, on m'a escamoté mes électeurs. Tant d'efforts, et pas même la plus petite secousse. Le diable est avec vous, je le sais, mais je le croyais
moins fort."
Je lui dis : "Vous dirigez votre jeu d'abord d'après les habitudes religieuses que les gens ont gardées dans ce pays2. Sous ce
rapport, vous êtes, j'en conviens, un peu plus forts qu'il y a dix
ans. Oui, beaucoup payent pour la première communion, le mariage et l'enterrement. Je vous citerai même deux exemples remarquables de jeunes filles élevées sans religion, et qui, toutes
les deux, et sans enthousiasme croyez-le bien, sont forcées de se
faire instruire et baptiser afin de ne faire ni peine ni ennui à leur
fiancé. Bon. Mais croyez-vous qu'elles vous aimeront, celles-là ?
Allez-vous même conclure de là que les fiancés en question ont
voté pour vos candidats ? Ce serait aller un peu trop vite. La religion est une chose, et la liberté une autre ; beaucoup de gens
tiennent à l'une et à l'autre. Ils donnent vingt francs par an au
curé, et leurs voix, tous les quatre ans, à un radical. Vous dites
que c'est illogique ; mais ils s'en moquent bien.
Ils s'en moquent d'autant plus, ajoutai-je, qu'ils n'ont pas de
comptes à vous rendre. Vous savez manier l'opinion, j'en
conviens. Mais un vote est encore autre chose qu'une opinion qui
court de bouche en bouche. Bien des gens vous écoutent sans
rien dire, ou vous donnent de bonnes paroles, afin d'avoir la paix.
Après cela, que mettront-ils dans l'urne ? Vous vous croyez capable de le prévoir. Mais votre puissance s'arrête là. Un homme
que vous pressez, que vous menacez, et qui veut vivre de son
commerce peut bien signer pour vous et voter contre vous. Ne
dites point qu'il est méprisable ; il vous bat avec vos propres
Avril 1910
155
armes. Et c'est vous qui êtes blâmables, vous qui ne songez qu'à
forcer les opinions, et à pousser les gens plus vite qu'ils ne veulent aller. Le vote secret, allez, est une prodigieuse invention ; et
l'histoire en a été à ce point transformée que vous ne la reconnaissez plus."
27 avril 1910
1502
Dans la haute administration, il est ordinaire que l'on méprise
les députés ; on parle de leur ignorance, de leur paresse, et, au
besoin, de leur vénalité comme si ces vices étaient attachés à la
fonction même et comme si tout le monde était d'accord là-dessus. Ces opinions gagnent jusqu'aux ministres, dès qu'ils ont été
quelque temps ministres ; le poison bureaucratique passe bien vite dans leur sang. Le mot connu de Gambetta, "sous-vétérinaires", a déjà beaucoup servi ; il servira encore. Les "mares stagnantes"1 voulaient dire la même chose. Ces fortes expressions
disent très bien ce qu'elles veulent dire, c'est qu'il est très désagréable, pour un administrateur éminent, d'avoir des comptes à
rendre à des cordonniers, à des charcutiers, à des épiciers, à la
basse plèbe, pour tout dire.
Mettez-vous, en pensée, à la place d'un ministre des Affaires
étrangères. Il vit dans les Majestés et les Excellences ; il les salue
jusqu'à terre ; les plus jolies femmes de tous les pays lui montrent
un morceau de sucre ; il fait le beau comme Médor. Bien mieux,
il croit tenir la paix et la guerre dans sa main ; et quelquefois ce
n'est que trop vrai ; un mot de lui peuta lancer des centaines de
régiments sur les routes. Oh, le noble métier ! Mais qu'est-ce que
c'est ? Qu'est-ce qu'ils me veulent, ceux-là ? Il faut aller au Palais
Bourbon. Il faut que ce nouveau Richelieu réponde aux
questions, comme un écolier aux examens. Voilà que les beaux
régiments, au lieu d'attendre des ordres, demandent des raisons.
Voilà que, par la voix d'un Pelletan2 ou d'un Jaurès3, se fait entendre le gros bon sens, le lourd bon sens des laboureurs, des forgerons, des marchands de légumes. Les entendez-vous, ces beaux
diplomates, qui discutent de la paix et de la guerre, et qui parlent
à l'Europe ? Il n'est pas de gentilhomme qui n'en ait la nausée. Et
lui aussi, le nouveau Richelieu. Il en a même deux fois la nausée,
parce qu'il s'appelle Dupont ou Durand. "Ah, les sousvétérinaires ! Ah, les mares stagnantes !" Là-dessus vient quelque Égérie, qui joue les reines au théâtre4. Elle prend dans ses
156
PROPOS 1910
mains le front génial, et d'une voix de tragédienne : "Mon ami, ce
sont des brutes. Ils ne peuvent pas vous comprendre."
Et croyez-vous que ce soit agréable aussi, pour un ministre
des Finances, pour un homme qui connaît la Haute Banque et qui
a la garde du crédit public, de discuter sur des comptes de blanchisseuse ? Et pour un Grand Maître de la Marine, de marchander sur la chaudronnerie ? Et pour n'importe quel meneur d'hommes, d'être mis en accusation parce qu'un postier est diminué de
trois cents francs, ou parce qu'un instituteur est déplacé. La belle
affaire ! Voilà donc ce qu'on a fait du métier de roi ! Voilà que
les Compétences et les Spécialités sont traînées devant le tribunal
du peuple. Voilà que les gouvernés s'improvisent gouvernants.
Tout est perdu, si nous ne trouvons quelque système électoral
nouveau5, qui remette toutes choses en ordre, et renvoie le cordonnier à son cuir.
28 avril 1910
1503
Cette équipée des gens de Villeneuve-le-Roi1, qui ont arrêté
deux rapides afin de faire voir qu'ils attendent une gare depuis
dix ans, m'a rappelé une conversation que j'eus avec un homme
de ce pays-là. J'avais vu une étrange petite ville, abritée contre le
talus du chemin de fer. C'étaient de petites villas et de petits jardins, avec des fleurs merveilleusement soignées, des arbres de
dix ans, un peu d'ombre, des allées bien sablées, enfin tout ce
qu'il faut au sage. Et, comme le bonheur ne va point sans illusions, il y avait dans cette petite ville une rue des Canotiers, qui
allait se heurter au talus du chemin de fer, et sans aucun pont ni
passage ; il est vrai que la Seine coulait à quelque distance de
l'autre côté. Un peu plus loin, des écriteaux annonçaient la place
de la Gare ; et c'était bien une place ronde, où l'herbe poussait, et
limitée, elle aussi, par le talus du chemin de fer. Les trains ronflaient là-haut toute la journée, trains de grand parcours, avec des
locomotives bossues, trains de banlieue aussi, mais qui passaient
à bonne vitesse, en lançant leur sifflet suraigu et leurs étincelles.
De gare point.
Ayant gagné la gare la plus voisine, qui est bien à vingt-cinq
minutes de là, je fis conversation avec l'un de ces sages qui se réjouissent d'avoir une place de la gare sans gare et une rue des
Canotiers sans fleuve et sans canots. Il venait prendre son train ;
car, comme tous ses concitoyens, il travaille à Paris. Et comme
l'entretien venait sur cette gare qu'il n'avait pas encore, il me dit :
Avril 1910
157
"Il y a dix ans que nous l'attendons, c'est vrai ; il y avait des difficultés, comme vous pensez bien, et des formalités à n'en plus
finir ; enquêtes, avis des services compétents, ouvertures de crédits, participation du département et de la commune ; mais tout
est enfin terminé ; le projet est à la signature du ministre ; on disait même ce matin que le ministre avait signé." Il voulait croire
ce qu'il disait ; mais il n'y arrivait pas bien, peut-être parce qu'il
était las d'avoir fait la route une fois de plus. Pendant qu'il parlait, je considérais ces bâtiments neufs où nous étions, ces voies
récemment doublées, cette installation électrique à peine terminée. Tout cela était trop éloquent. Il était assez clair qu'ils
n'auraient jamais leur gare.
Devant nous se promenait une espèce d'architecte, accablé par
le souci de gagner sa vie. Une grande affiche offrait à tout venant
les discours de l'architecte. "Admirable situation ; à proximité de
la Seine et du chemin de fer ; à trente minutes de Paris. Ombrages séculaires, pêche, canotage." Je me disais : "Je comprends
l'effet de ce discours sur celui qui n'a pas vu. Mais quand on a
vu ?" Quand on a vu, on est déjà aux mains de l'architecte, et on
est poussé par sa propre espérance. L'idée d'un achat est tyrannique ; c'est comme un vertige. On se penche, on finit par tomber.
Comme je disais à ce citoyen résigné : "Vous avez bien vingtcinq minutes de marche d'ici jusque chez vous", il me répondit en
se redressant : "Mais non ; tout au plus un quart d'heure". Il
prêchait pour son saint, sans être curé.
29 avril 1910
1504 *
Mon ami Jacques me disait hier : "Vous travaillez ferme
contre la Représentation Proportionnelle, et bien inutilement ; car
les prêcheurs de ce nouveau culte ne vous liront seulement pas ;
et quant à nous, gens de peu, mais puissants par le nombre, il y a
beau jour que notre opinion est faite.
Organiser le suffrage universel, voilà qui est assez clair. Organiser, c'est-à-dire museler. En ont-ils assez écrit, sur les excès
de la démagogie, comme ils disent ? Est-ce que vous croyez que
nous ne comprenons pas bien, quand ils racontent que les petits
intérêts ont trop de poids, et que les ministres n'ont pas assez de
liberté pour nous faire de la haute politique ? Le pauvre Jacques
sait ce que parler veut dire. Réfléchir, juger, corriger, cela n'est
point mon affaire. Il faut qu'on m'apporte deux ou trois beaux
programmes, élaborés par des hommes éminents, et que je
158
PROPOS 1910
choisisse, et que je reste en paix pendant quatre ans. Mon député
ne m'aime pas trop, savez-vous bien. Quand il m'aperçoit, il
s'enfuit par quelque petite rue. C'est pourtant moi qui suis son
maître, et lui mon employé ; mais il ne digère pas cela, quoique
ce soit un brave homme.
Mais les autres, qui nous arrivent avec des diplômes et avec
d'énormes travaux qu'ils ont faits dans les bibliothèques, ils ne
supportent point de discuter sur leurs votes, comme ils font maintenant, avec des commerçants ou des employés. Ils avaient rêvé
autre chose ; des parlottes sur les principes, des commissions
nourries de science, des intrigues de couloirs, des congrès de
partis, des déjeuners à la Deschanel1, une vie d'aristocrate,
l'académie au bout ; peut-être même, avec un peu de bonheur, la
gloire d'être premier ministre et de parler à l'Europe au nom de la
France. Mais voilà maître Jacques qui a mis le nez dans ses
propres affaires ; voilà un tas de cordonniers et de terrassiers qui
veulent dire leur mot. Voilà que, plus les députés s'élèventa,
mieux ils se sentent tenus. Voilà que l'électeur frappe à la porte.
Voilà que le petit père Combes2 se met à gouverner pour l'électeur. L'ont-ils assez maudit, celui-là, qui se mêlait d'être républicain, et de brouiller les partis, et de parler au peuple à travers les
murs. L'ont-ils assez maudit, en lui donnant leur vote ! Gâte-métier ! Oui le métier est gâté. Les belles phrases ne font plus taire
l'ami Jacques. Les rapports, les commissions, les intérêts supérieurs, toutes ces vieilles ficelles sont usées. Le peuple siège au
parlement, revoit les budgets, contrôle les bureaucrates et les ministres. Révolution vraie celle-là, qui est de tous les jours, et qui
ne fait que commencer. Voilà pourquoi ils nous demandent d'organiser la démocratie, c'est-à-dire d'abdiquer entre leurs mains.
La pilule est bien dorée ; mais l'ami Jacques ne l'avalera pas."
30 avril 1910
Avril 1910
121
6
8
19
27
MAI
Mort d'Edouard VII, roi de GrandeBretagne et d'Irlande.
Deuxième tour des élections législatives
marquées par la victoire de la majorité
gouvernementale
malgré
un
léger
tassement des radicaux.
Passage de la comète de Halley à
proximité de la Terre.
Naufrage du sous-marin "Pluviôse".
Premiers jours de mai. A Marie Monique Morre-Lambelin :
"Je reviens à mes habitudes de lit jusqu'à midi pour maintenir
les genoux en bon état par ces temps aigre-doux. Quatre jours à
Pentecôte ; cela nous fera un beau Granville et le temps
s'adoucira. Pour les choses Cornély1, je n'ai à dire que ceci : si
mon pseudonyme était tout à fait découvert, et si j'écrivais
devant l'opinion, je n'aurais plus aucune liberté. Il faudrait
chercher un autre nom. Cette publication est peut-être un bien
pour le public ; elle est certainement un mal pour moi. Voilà
pourquoi il faut modérer Texcier, si calme qu'il soit par
nature ; dis-lui d'être discret et que moins on parlera d'Alain,
plus Alain sera intelligent et libre."
[Samedi 7] Mai. Idem : "Tu as trouvé les Propos de ces
temps-ci bien tapés. Voilà ce que je pensais en lisant ce matin le
propos sur la peur [1511]. Tout à l'heure je vais écrire sur
Jeanne d'Arc [1513]. Aujourd'hui leçon sur Aristote, un peu
terne. Mais seconde heure brillante sur l'Idéal et sur la Justice.
Très bonne leçon hier à Sévigné sur le sentiment religieux
(leçon d'élève refaite). Si je ne préparais jamais rien, ce serait
toujours magnifique. ... Je crois bien que je ne voterai pas
demain. C'est même sûr. Il n'y a rien à faire contre Benoist.
L'élection Painlevé d'après ce qu'on dit est bien balancée. Pour
le consoler je lui ai envoyé le livre (Les Cent-Un, 2ème série)
ces jours-ci. Vu Quénioux qui insiste pour que je déjeune chez
lui avec Laisant. Il faut s'y résigner. Ces vieux amis de
l'Enseignement Populaire ont déjà de bonnes intentions ..."
Mardi 10 mai. Idem : "Déjeuner chez Quénioux hier avec
le vieux Laisant et le peintre Luce, aussi ami des Propos.
Brillants discours. T. amusant ... Le vieux L. voudrait à toute
force que je ne fasse qu'un ou deux articles par semaine parce
que ça le fatigue de penser que j'en fais un tous les jours ... etc.
Excellente l'idée de faire de nuit, aux étoiles !, notre voyage à
Granville à l'aller et au retour. Tous les jours pour nos
promenades de crabes !! ... Enthousiasme !! ..."
Mercredi 11 mai. Idem : Du travail. Il faut que je finisse
demain sur le temps. L'examen approche et il va falloir aller au
plus pressé ce qui est très facile ... Reçu carte avec remerciements de Painlevé. Reçu aussi lettre de Cornély pour publicité.
1
Imprimerie à Rouen de la 2ème édition des Cent-Un Propos, 2ème série.
122
PROPOS 1910
Je n'ai pas voulu lui répondre zut de premier mouvement ; nous
en parlerons ..."
Dimanche 22 mai. A Marie Monique Morre-Lambelin :
"Ma chère voyageuse, aimée plus que tout au monde ! Oh ! le
beau voyage. Etre gaie et heureuse comme les hirondelles sur
le ciel de Granville !! Classe un peu vaseuse mais utile sur l'inconscient, sujet possible au concours. Propos ce matin sur le nu
dans la sculpture [1537], hier sur les bibliothécaires historiens
[1534], etc. (visite au temple de l'histoire universelle)."
Mercredi 25 mai. Idem : "Travaille à une leçon ingrate sur
Kant. L'inconscient m'occupe sans que j'avance. Composition
jeudi matin. Ensuite Choisy, ma mère est souffrante ..."
Même jour. A Élie Halévy : "Paissy. Ami, Ce dimanche pris
dans les vacances ne m'avait point fait l'effet d'un dimanche et
j'étais parti à la mer, afin de penser à de nouvelles choses. Ta
carte m'a donné des remords. Le métier a supprimé les remords. Tu as un ami assez abruti par les scrupules de toute minute que donne cette direction de soixante philosophes. Présentement, j'ai une composition à corriger, sans quoi j'aurais
couru à Sucy sans tarder. (Mais il y a aussi la classe de demain
à préparer). Je crois que dimanche je serai à Paissy. Demain à
Choisy. Il faut être partout. J'ai vu Herr ce matin, avec plaisir.
Que faire ? Sinon penser que le temps est peu de chose et que
je ne renonce point du tout à aller vous voir à Sucy. Amitiés à
tous deux. Ton E. Chartier."
Mardi 31 mai. A Marie Monique Morre-Lambelin : "J'obéis
bien à mah meh. Je travaille à ne pas me fatiguer. Je corrige
les compositions peu à peu. Je suis à 16 c'est-à-dire que j'ai vu
plus de la moitié des anciens. Il y a deux ou trois copies assez
bonnes ; le reste est très faible, ils ignorent la question. Dans
tout ce travail je ne puis éviter un certain abrutissement dont
les Propos se ressentent. En voilà trois de suite, celui d'aujourd'hui surtout dont je ne suis pas même à moitié content. Il faut
se résigner à cela ; mais c'est bien difficile. J'en suis à me dire
qu'il faut bien de la patience aux lecteurs de La Dépêche. Car
il ne faut pas juger d'après ses amis. Mais enfin tant pis. C'est
ennuyeux d'avoir l'esprit en compote, et de désapprouver ligne
par ligne ce qu'on écrit à mesure qu'on l'écrit. J'ai trouvé hier
au lycée un "Desjardins"1 avec trois Propos qui sont avouables.
Ris sans crainte, mah meh, de mes sombres propos sur les
Propos. Ce sont des grogneries de gosse ; et c'est poussé au
noir sans doute. Seulement je me dis : étant donné la joie qu'on
a après un Propos bien fait, pourquoi ne l'ai-je pas aujourd'hui,
hier, avant-hier. Et quelle note mah meh donnera-t-elle à ces
Propos. Je ris ; ris un peu aussi, mah meh !"
Mardi soir [31 mai]. A Élie Halévy : "Mon cher ami, je ne
suis pour rien dans le succès de Painlevé. Ni une parole ni un
acte, attendu que je n'ai pas pu me considérer comme transplanté dans la Ve ; la chose ne se fait point régulièrement, je ne
l'ai point revu. Je n'ai pas aimé ses affiches ; il vaut mieux
insulter le Régime que les hommes ; il vaut mieux insulter les
1
Bulletin de l'Union pour la vérité.
Avril 1910
123
hommes que l'on ne connaît pas que les hommes que l'on
connaît. Mais il est bouillant, faute peut-être de trois centimètres en hauteur. Je corrige beaucoup, comme Léon te l'a dit
sans doute ; en même temps j'apprends beaucoup, au sens où le
savoir permet d'éviter le ridicule. Hegel me paraît le Sage de ce
temps-là. Si tu peux lire, lis L'Égoïste de Meredith ; même dans
une traduction maladroite, cela m'a paru d'une belle portée.
Mais sans doute tu connais ce livre, et bien d'autres du même
auteur. Ton Émile Chartier."
1505
Voici une histoire vraie. Un verrier qui avait cinq enfants, et
qui se sentait de force à en faire au moins cinq autres, en avait
assez de payer son loyer. Il mit donc à la caisse d'épargne pour
acheter un terrain dans la prairie ; sa femme y portait par deux
francs. Ils eurent le terrain ; l'homme y bâtit une maison de bois,
et les voilà chez eux. La Seine et la Marne1 vinrent les visiter une
nuit. L'homme était à la verrerie. La femme, qui se méfiait, avait
couché tout son petit monde tout habillé, et les chaussures pendues à des clous. Ils s'en vont donc vers le haut du pays, dans une
salle d'école où ils trouvent du feu et de la paille, et de la soupe
les jours suivants. Il faut dire aussi que cette femme venait d'accoucher et qu'elle nourrissait son sixième enfant. On l'appela
Moïse.
Cependant la maison de bois s'en allait à la dérive, sur le
côté ; tous les meubles en morceaux ; tout le linge pourri. Les
premiers jours ils vécurent dans les cantines publiques. Les premiers jours on manquait d'eau, parce que les pompes étaient
noyées, et les bassins filtrants aussi. On ne comprend pas bien
comment cette femme tint son bel enfant toujours au propre et
sentant bon ; mais ce fut ainsi ; les témoins s'accordent là-dessus.
Le plus terrible, ce fut quand il fallut camper chez soi ; car les
propriétaires n'aiment pas les enfants ; et ils ne trouvèrent qu'une
usine abandonnée. Longtemps ils vécurent sur des lits de fortune,
avec quatre draps pour huit personnes, une vieille caisse pour
table, et s'asseyant par terre. Mais l'enfant "sauvé des eaux" fut
servi le premier, comme de juste. Il eut tout de suite un berceau,
deux draps, et des rideaux bleus blancs et rouges, en mousseline ;
et tous, là autour, assis par terre, ils admiraient Moïse, qui dormait comme un roi. L'homme retournait à la Verrerie ouvrière ;
mais comme tout y avait été noyé, il travailla pour rien les huit
premiers jours ; la seconde semaine il gagnait vingt sous par
jour ; et il fallait vingt-huit sous de pain par jour. Ils eurent du
crédit et du secours, comme vous pensez bien.
124
PROPOS 1910
Ces jours-ci, l'homme alla recueillir les planches de l'ancienne
maison, et refit une cabane. Ils y couchaient tous hier, avec
quelques draps de plus. Le maire leur a donné quatre mille
briques et deux cents francs. Dès que les beaux jours viendront,
l'homme, aidé de quelque camarade, se fera un palais avec les
quatre mille briques. La femme a placé les deux cents francs, afin
de meubler le palais quand il sera fait. Le travail marche à
l'usine ; le soleil monte un peu tous les jours dans le ciel. Moïse
grossit. Richesse vivante, fruit merveilleux de la terre.
Il y a une ombre au tableau. On dit que cet homme est socialiste, et parmi les plus remuants. Il n'est pas juste pour les riches,
même après tout ce qu'il a reçu. Il rêve d'un ordre social où Moïse, qu'ils ont adoré enfant, ne serait pas au brancard comme un
cheval ou un âne, dès sa treizième année2, pour le profit des rentiers. Vous voyez que ce père admirable est un médiocre citoyen.
Je crois bien qu'au premier mai il tentera d'aller se promener au
bois de Boulogne avec cent mille autres têtes chaudes3. Et le sage Briand4 mobilisera cinquante mille hommes au moins pour
protéger les bons et utiles citoyens, les nobles et utiles actrices5,
qui voudraient aller aux courses ce jour-là, afin de montrer leur
auto, leur jaquette à rayures, ou leur chapeau de quinze louis. Excellence, vous avez raison. L'ordre et la justice passent avant
tout.
1er mai 1910
1506
C'était une coutume des jésuites, de faire jouer la comédie à
leurs élèves. En quoi ils suivaient leurs principes ; car ils préparaient des gouvernants, des riches, ou des flatteurs, tous gens en
représentation, et qui ont occasion de déclamer contre leur pensée. Mais quand j'entends que nos éducateurs regrettent cette
coutume-là, et vont jusqu'à tenter de la rétablir, j'aime mieux les
prendre pour simples niais que pour profonds corrupteurs.
C'est déjà trop que dans les lycées de garçons et de filles on
enseigne par accident la géométrie et principalement l'amour. Je
pense souvent à cette petite oie méthodiste qui s'avisa de préparer
je ne sais quel baccalauréat ou certificat, et qui eut, comme
exercice de style, à prouver "que Pauline est une honnête femme,
bien qu'elle n'aime pas son mari." Il s'agit de la Pauline de Polyeucte, mais les noms n'y font rien. Voilà un problème bien
choisi, pour une innocente de dix-sept ans. Le fait est qu'elle fut
Avril 1910
125
classée la première. Songez que nos collégiens argumentent aussi
là-dessusa, ou sur la vertu de Célimène et les griefs d'Alceste.
Imaginez-vous maintenant toute cette jeunesse fardée et costumée, et mimant cette littérature ? Par quoi on risque de jeter un
manteau de mensonge sur toute leur vie, de façon qu'ils ne seront
plus capables d'être sincères une minute. Voilà de beaux ministres et de beaux académiciens, j'en conviens ; car il leur faut plus
d'attitudes que d'idées. Mais le simple et noble citoyen, celui qui
ne sera pas du tout comédien, il faut pourtant y penser.
"Que serait-ce, me dit alors quelqu'un, si vous aviez vu la comédie à l'école, et de fraîches fillettes déguisées en figurantes
d'opéra, et jouant le jeu des oeillades, sans nuances, et toutes à ce
qu'elles font ? D'autant qu'il se trouve toujours là de vieuxb Messieurs dont les intentions sont évidemment pures, mais qui n'en
font pas moins compliment à la plus belle. Cela veut dire assez
clairement : « Petites filles, il faut être belles ; et, si vous ne
l’êtes point assez pour plaire sans art, il faut apprendre à plaire.
L’œil en coulisse conduit plus loin qu’un bon ourlet ou une belle
pièce carrée. Et laissez le travail aux monstres mal décrassés ; cela leur va bien ». Voilà la morale que l'on prêche sous le lustre ;
et le sermon est très bien compris. Vousc dites qu'il n'y a rien de
si tragique là-dedans. Je ne me crois pas si austère. Ce qui me
choque c'est de voir tous ces moralistes, bien plus vertueux que
moi, vendre sérieusement ce que j'oserais tout juste acheter."
2 mai 1910
1507
Le citoyen Doumer n'a pas trouvé, au premier tour, les voix
sur lesquelles il comptait1. Voilà le fait. L'explication que j'en ai
lue, c'est qu'il ne s'est pas tenu, pendant ces quatre années, en
communication avec ses électeurs ; et cela n'a rien qui puisse surprendre, ajoute-t-on, puisque, de mille manières, ainsi que doit
faire un homme d'État, il travaillait pendant ce temps-là à la
grandeur et à la prospérité de la France. Le citoyen Doumer est
un grand homme ; ses électeurs sont des ingrats, et le scrutin d'arrondissement est démasqué, une fois de plus, comme responsable
d'une politique sans grandeur, incapable de vastes projets et de
larges vues. C'est la chanson de Benoiston2.
Encore quelques couplets comme ceux-là, et l'on verra tout à
fait clair dans nos discussions politiques. Il fut un temps où le
citoyen Doumer était aussi populaire en France que le petit père
Combes3 l'a été depuis. C'était le moment où un jeune ministre
126
PROPOS 1910
des finances, au front hardi, au geste affirmatif, combattait pour
l'impôt sur le revenu. On racontait l'histoire de ce petit professeur
de collège, de ses huit enfants, de sa noble pauvreté, de son ardeur au travail, de son indomptable volonté. Toutes ces choses
plaisaient. On se disait : "Voilà un homme." Il fut vice-roi en
Indo-Chine. Comment il y perdit la noble simplicité du démocrate ; comment les bienfaits de la hiérarchie et la nécessité du
pouvoir fort lui furent révélés là-bas ; quel encens oriental on lui
fit respirer ; quelle sorcière de ces pays-là lui dit le funeste :
"Macbeth, tu seras roi" ; c'est ce que je ne saurais pas dire par le
menu. Montesquieu admirerait ici la puissance des climats. Toujours est-il qu'il nous revint le poing militairement posé sur quelque sabre imaginaire, et bien résolu à régénérer la France. Or,
nous sommes quelques millions de citoyens en France qui ne
nous sentons point dégénérés du tout, et qui nous méfions de ces
médecins-là.
C'est alors que naquit le Doumérisme. La droite se donna cette maladie. Maisa, ce qui fut surtout remarquable, c'est l'enthousiasme des grands bureaucrates. J'eus quelques discussions vives,
en ce temps-là, avec des hommes de valeur, que j'estime très
haut, et qui me chantaient le refrain connu : "Un homme d'État
nous est né." C'était un homme d'État mort-né.
Et pourquoi n'étions-nous pas Douméristes ? Justement à cause de ce mépris qu'il marquait pour les petits intérêts et pour les
petites gens. Justement parce qu'il montrait sans détour cette furieuse volonté pour la Patrie, qui ressemble si étrangement à une
ambition effrénée, à un orgueil fou. Les roitelets demandent un
roib, parce que la puissance tyrannique coule en cascades depuis
le trône suprême jusqu'au dernier rond de cuir. Les citoyens, eux,
ont craint de se donner un maître aussi vif. De là de cruelles leçons, que d'autres, depuis, ont méditées.
Mais le citoyen Doumer est resté le même, toujours actif, toujours utile sans doute, au second plan, toujours ardent aussi à se
mettre au premier, toujours Napoléon par le geste, toujours prophète de guerre. N'annonçait-il pas la mobilisation comme certaine pour le printemps dernier ? Des hommes comme celui-là
doivent être tenus en main. Il leur faut, comme aux chevaux mal
dressés, un coup de caveçon de temps en temps. Et vous voyez
que les électeurs de l'Aisne ont l'instrument et la manière de s'en
servir.
3 mai 1910
Avril 1910
127
1508 *
"Je comprends bien, dit l'ami Jacques, qu'un premier Mai qui
se trouve entre deux tours de scrutin n'est pas un premier Mai ordinaire. Un grand désordre et des coups de feu, cela pouvait affoler les uns et les autres, par peur ou par colère, selon les tempéraments, et bousculer les urnes. Ces mouvements d'opinion ne durent pas longtemps ; chacun revient à l'équilibre ; mais celui-là
aurait pu se prolonger pendant quatre ans ; ce n'était pas juste.
Voilà pourquoi sans doute les gouvernants n'ont point voulu que
le peuple s'exerce cette année à la liberté. Quant au résultat, il
était d'avance parfaitement connu ; la bataille même était impossible, tant les forces sont inégales. Jea le dis souvent aux camarades : « Vous faites du bruit ; mais votre force ne compte pas
comme force. Ceux qui aiment l’ordre n’ont qu’à s’asseoir sur
vous ».
Maintenant, me dit Jacques en riant dans sa barbe, si je me
mets dans la peau du camarade Briand1, je dois reconnaître que
c'est deux fois bien joué. Car voilà un homme qui arrive à un virage dangereux. Il a des admirateurs, mais il n'a pas beaucoup
d'amis. Il a monté vite ; m'est avis que, selon les lois des projectiles parlementaires, il tomberait de même, et probablement sans
espoir. En somme on ne lui pardonnera rien, parce qu'on ne le
jugera que d'après ses actes. A d'autres on ferait crédit ; à lui,
non. C'est comme un équilibriste ; c'est son affaire de ne pas
tomber, non la nôtre. Situation dramatique, à mon avis. Il est
seul ; on guette ses moindres fautes. Si je savais écrire, il me
semble que je ferais là-dessus uneb belle pièce de théâtre. Mais,
mon camarade, qu'est-ce que je dis là ? Pourquoi l'écrire, cette
pièce, puisqu'il nous la joue ?"
L'ami Jacques ralluma sa pipe, poussa trois bouffées et dit
pour conclure : "Il sait très bien tout cela. Il est un peu comme
l'empereur ; il fonde une dynastie ; il n'a pas assez de traditions
derrière lui ; c'est pourquoi il lui faut des victoires. D'autres,
comme Clemenceau2, par exemple, pouvaient se dire : « On verra
bien ; je sauverai mes actes ; je suis Clemenceau ; on me
connaît ». Mais ce nouveau venu, il ne sauvera point ses actes ; ce
sont ses actes qui le sauveront. Conclusion : je fais venir Lépine3, qui est un rude grognard, et je lui dis, comme Napoléon à
Ney : tu vas me nettoyer tout cela proprement ; ce n'est pas
l'heure de faire des expériences. Tout cela, dit Jacques, me plaît
assez ; c'est intelligent, c'est décidé."
128
PROPOS 1910
Il fit une pause, puis tout à coup : "Ce n'est pas sublime, non,
mon camarade. C'est habile ; c'était peut-être nécessaire ; ce n'est
pas admirable. Il y a quelque chose qui écrase un peu les
apaches, etc les policiers aussi, c'est le premier Mai. Cette justice
qui veut pousser aussi au soleil, c'est autre chose qu'un ambitieux
à l'ombre. Les chefs du mouvement sont petits, mais ils annoncent une grande chose. Je ne suis que Jacques le Cordonnier : et
sid j'avais le pouvoir, je ne passerais sans doute pas par où ils
voudraient ; mais je les recevrais moi-même4, et comme des rois,
pour le principe. Il n'y a pas que les actes, il y a les gestes aussi.
Le poing est fort. L'idée est belle."
4 mai 1910
1509
En ce temps d'élections1, il y a un discours de bon sens à faire
aux socialistes. D'abord, au sujet de la propriété individuelle, les
amener à convenir qu'elle est par elle-même un bien ; que c'est
l'abus qui en est mauvais ; que, la tyrannie étant toujours mauvaise, qu'elle vienne de la propriété ou d'autre source, on peut
crier et il faut crier : "A bas les tyrans", mais non pas "A bas les
propriétaires" ; car cela serait à peu près aussi raisonnable que
d'interdire l'usage du feu parce qu'il y a des incendies. Une fois
qu'on se serait bien entendu là-dessus, il apparaîtrait clairement
que les socialistes, quoiqu'ils s'en défendent, sont simplement des
radicaux décidés. Car aucun radical n'a jamais pensé ni dit que la
propriété était toujours et sans limites inviolable et sacrée, et que,
par exemple, les trusts et accaparements étaient au-dessus de
toute loi. Toutes ces remarques, si l'on voulait bien y insister et
pousser là-dessus les orateurs socialistes, contribueraient à fortifier une amitié et une alliance qui sont dans la nature des choses.
La seconde partie de mon discours serait sur les moyens qu'ils
proposent. Je n'en vois que deux, la persuasion et la force ; et qui
reviennent au même. Car, tant qu'ils ne seront pas les plus nombreux, ils n'auront pas la force, et donc ils ont présentement à
prêcher, non à se battre. Mais, quand ils seront le plus grand
nombre, ils n'auront plus besoin d'employer la force, mais gouverneront naturellement. Quant aux têtes chaudes, qui espèrent
bien, par l'audace, imposer au plus grand nombre la volonté du
plus petit nombre, ce sont des tyrans en cela. Je crie donc : "A
bas les tyrans", et chacun, depuis Philippe jusqu'à Hervé2, en
prendra pour son grade.
Avril 1910
129
Pour finir, je leur rappellerais des idées assez connues sur le
progrès. La principale cause, qui rend nécessaires des corrections
nouvelles au droit de propriété, c'est la transformation de l'outillage. Cette transformation se poursuit sous nos yeux ; elle ne s'est
pas faite en un jour. Il est naturel que les changements qui en
résulteront dans les lois marchent du même pas, avec un certain
retard, nécessaire si l'on veut se rendre compte des effets et trouver les bons remèdes. La loi sur les accidents du travail3 est un
remède de ce genre, inspiré par l'expérience. Quant à leur solution, c'est-à-dire à la transformation de la propriété individuelle
en propriété collective, elle est bien en l'air ; on n'en saisit pas
bien les détails et les conditions. Il est bien sûra qu'une organisation de ce genre n'irait point sans erreurs, ni sans injustices. En
mettant les choses au mieux, il est clair que les citoyens n'y sont
pas préparés, puisqu'ils ne savent pas encore bien coopérer dans
les cas les plus simples. Or, comment cette éducation serait-elle
possible si la coalition des nobles, des riches et des prêtres, toujours vigilante, arrivait, sinon à confisquer les pouvoirs, du
moins à les incliner et forcer selon ses intérêts, comme elle ne
fait déjà que trop ? Poussons donc ensemble, pour la justice, un
pas après l'autre. Les chefs socialistes sont souvent sourds à ces
discours-là4. Mais l'électeur socialiste les comprend très bien.
5 mai 1910
1510
Les "Pense-Petit", vous ne savez pas ce que c'est ?a Bourget1
vient de lancer le mot ; il lancera bientôt la chose, c'est-à-dire un
pamphlet. Le "pense-petit", c'est l'électeur radical. C'est vous.
C'est moi.
Finis, les grands desseins. La France ne veut plus penser et
agir parmi les nations. Seulement vivre ; bassement vivre ; payer
un peu moins d'impôts ; recevoir un peu plus d'argent ; attraper
quelque route ou quelque chemin de fer. Avec cela tenir les ministres en lisières ; se défier de quiconque voit loin et haut ; tous
ceux qui veulent se délivrer des petites entraves et des petits intérêts, les jeter par terre. Élever les médiocres ; abaisser les généreux et les audacieux. Songer à la paix et à la pitance ; avoir peur
des coups ; rire de la poésie après avoir ri de la religion. Chasser
les grands hommes après les dieux. Voilà l'esprit de cette République et du scrutin d'arrondissement2. Et voilà le portrait des
"Pense-Petit."
130
PROPOS 1910
Ce discours peut faire impression, s'il est présenté avec force.
Car il faut de l'héroïsme dans toute vie ; c'en est le sel. Quelque
chanson guerrière, un enthousiasme, une pensée commune, qui
console des petites choses. C'est par ce sentiment que le peuple
suivait l'Empereur il y a un siècle. Chacun veut vivre et penser
au-delà de sa pâtée. Les rhéteurs dont je parle connaissent bien
ce noble mouvement humain, noble mouvement qui a accumulé
tant de ruines et tant d'injustices sur cette terre. Méritée ou non,
la leçon est bonne. Non, assurément, il ne faut pas rétrécir la
pensée jusqu'à l'écuelle.
Mais qui donc la rétrécit jusqu'à l'écuelle ? Qui donc intrigue
pour l'avancement ? Qui donc résiste au contrôle ? Qui donc lutte
en désespéré pour conserver, pour restaurer la puissante bureaucratie ? Qui donc compte ses coupons et ruse avec le percepteur ?
Oh le noble parti, qui veut nous apprendre à penser ! Et qui donc,
à l'âge où l'on pense comme on respire, à l'âge où l'on s'envole en
Utopie au premier souffle, qui donc a flairé le succès et la
richesse ? Qui donc s'est fait romancier de riches, flatteur de
riches, et, pour tout dire, académicien ? Le beau maître à penser
que voilà.
Mes camarades, nous avons tout de même un autre horizon.
Comprendre l'histoire ; comprendre les mensonges de l'histoire ;
comment d'ambitieux compères jetèrent les peuples les uns contre les autres. Comment les grands se firent de hauts plaisirs, des
peintres, des poètes, de la gloire enfin, avec de l'argent volé aux
pauvres. Comment il est dans leur jeu de nous faire prendre ces
intrigues de cour pour de la haute politique et de la haute pensée.
Et puis quand on a compris cela, penser que cela ne sera plus ;
qu'il n'y aura plus d'esclaves ; que les métiers seront honorés ;
que l'oisif sera méprisé ; que tous les enfants auront de beaux jardins, de la soupe et les pieds chauds ; et qu'enfin, s'il faut se
battre pour la Justice, on se battra. Voilà des pensées assez
larges, il me semble, et qui honoreraient un peu plus l'Académie,
ô Bourget, que vos Méditations sur le flirt en dix volumes.
6 mai 1910
1511
Un homme raconte qu'il s'est trouvé en présence d'un Empereur d'hier ou d'aujourd'hui. Il dit : "Je tremblais" ; cela lui
semble naturel, et aussi à ceux qui l'écoutent. Nous sommes encrassés de monarchie.
Avril 1910
131
Qu'on tremble devant un homme puissant et brutal, qui tient
de quoi tuer ou faire tuer selon son caprice, c'est un effet naturel ;
je pense qu'on peut arriver à le cacher aux autres, mais non à soimême. Pour ma part, s'il m'arrivait de trembler en présence d'un
danger certain et contre lequel je ne pourrais rien, je n'en rougirais point. Ce que la plus haute vertu peut se proposer, il me
semble, c'est de faire en toute circonstance ce qui est le plus raisonnable ; s'il n'y a rien à faire, il faut bien trembler, c'est-à-dire
commencer et arrêter mille actions. Le condamné reçoit le tremblement comme il reçoit le coup de hache.
Mais quand il s'agit d'un Empereur de notre temps, ou même
d'il y a un siècle ou deux, où est donc la hache ? Où sont les supplices ? Évidemment on peut déplaire et y perdre quelque avancement. Cela peut-il justifier ce frisson mortel qui vous prend
depuis les jambes jusqu'à la nuque ?
A quoi l'on répond presque toujours : "Qu'y voulez-vous
faire ? C'est ainsi. Vais-je faire une leçon de morale à mes
jambes ?" Il n'y a pourtant de leçons de morale qu'à vos jambes et
à vos bras. Une morale qui ne dresse pas l'animal humain n'est
qu'un plat bavardage peut-être. Bien plus, je prétends que vos
jambes ne seraient pas si sottes, de se mettre à trembler pour une
trésorerie ou pour une promotion. C'est vous qui les avez formées
en jambes d'esclave, par faux jugements, par désirs imprudemment nourris, par mauvais gouvernement de vous-même.
Quand on raconte qu'un académicien, au commencement de
son discours, a peur, cela fait pitié. J'aime mieux croire que c'est
encore un peu de flatterie, comme s'il disait : "J'ai peur de toutes
les puissances. Voyez comme je tremble. J'ai des jambes et des
mains d'esclave ; je suis digne d'être au milieu de vous." Cette
peur de luxe serait tout à fait à sa place, dans ce conservatoire
d'esclavage.
Je pense qu'il faudra réformer tout cela, j'entends, nous autres
démocrates, détruire en tous jusqu'aux dernières traces de ces
sentiments académiciens. Le pire de l'inégalité est dans le tremblement. C'est par là seulement qu'il y a encore des puissances
hors la loi. Se donner tranquillement pour ce que l'on est, dire les
choses comme elles viennent, et chercher ses mots jusqu'à ce
qu'on les ait trouvés, voilà l'éloquence républicaine. Et sachez
bien que cela n'irait jamais sans grandeur, chez n'importe quel
paysan du Danube. Ce qui fait la petitesse, c'est toujours la peur.
Peur n'est point respect. Peur est injure ; car c'est comme si l'on
disait à celui à qui l'on parle : "Vous êtes une redoutable brute."
132
PROPOS 1910
Si j'étais roi, je me croirais insulté par ce faux respect qui
tremble. Exerçons-nous donc à ne plus boiter, puisque nous ne
traînons plus la chaîne.
7 mai 1910
1512 *
Je n'ai point peur du tout lorsque je pense à la comète, et à
l'anéantissement possible de tous les hommes. Je me représente
ce que cela pourrait être ; j'imagine la comète se rapprochant de
nous ; les hommes soudain tombant les uns sur les autres ; ou
bien encore, par l'effet d'un poison subtil, les hommes mourant
les uns après les autres, d'un mal inconnu ; mieux encore (si l'on
peut dire), tous les jeunes mourant d'abord, et les nouveau-nés
n'arrivant même plus à vivre, de façon que l'humanité se verrait
mourir. Mais quoi ? Tout cela est sans vivacité ; je m'y amuse ;
mais je n'y trouve même pas la petite émotion que l'on reçoit au
théâtre, lorsque la grande actrice se met à pleurer.
Nous ne sommes pas émus par des idées. Il faut quelque action sur notre corps. Il est sûr que si, par l'effet de la comète,
nous nous sentions tous en même temps paralysés, ou glacés, ou
chauffés, ou chatouillés, ou fatigués, ou pris de vertige, il y aurait
une formidable peur sur la terre. Et cela viendrait surtout de ce
que la peur se multiplierait par la contagion. Une centaine de visages hagards sous mes yeux feraient en un instant ce que les
discours d'astronomes, pendant des mois, ne sauraient faire.
C'est pourquoi je comprends assez la grande peur de l'an mil.
Il y eut sans doute quelques prêcheurs fanatiques qui eurent
réellement peur, et, semblables à de puissants acteurs, donnèrent
la peur à d'autres. Il y eut un grand mouvement de repentir, de
prière, de désespoir. Et, pour la plupart, ce n'est pas parce qu'ils
attendaient la fin du monde qu'ils avaient peur ; mais tout au
contraire c'était parce qu'ils avaient peur qu'ils attendaient
quelque catastrophe.
Mais que peut cette comète, sans les frères prêcheurs ? Est-ce
que je me fais l'idée que des corps célestes pourraient me tomber
sur la tête ? Est-ce que je crains un tremblement de terre en ce
moment, ou la chute de mon plafond ? Ce sont pourtant des
choses possibles. Quanda je roule en chemin de fer, je ne sais pas
du tout si la voie est libre, ou si les aiguilles sont placées comme
il faut ; bien mieux, les secousses que je sens me disposent à
imaginer quelque rencontre et quelque écrasement ; etb pourtant,
qui donc a peur en chemin de fer ? Cependant, que le train
Avril 1910
133
s'arrête et que plusieurs voyageurs s'enfuient en hurlant, qui se
retiendra de fuir ? C'est la peur qui fait peur.
Les discours sur la comète me font rire. Mais s'ils m'étaient
faits dans la rue par mille bouches sincères, je ne sais pas si je ne
deviendrais pas aussi fou qu'eux. Tout à l'heure j'ai vu les passants lever tous le nez ; il y avait un ballon en l'air ; naturellement
je regardai aussitôt du même côté. Ces vifs mouvements
d'imitation sont à peine remarqués ; mais nul n'y résiste. S'ils
avaient tous crié en même temps, en voyant, par exemple, le ballon se déchirer, j'aurais crié avec eux. Ce qui me fait penser que
s'ils croyaient tout d'un coup à la fin du monde et au jugement
dernier, je croirais avec eux peut-être. Car qu'est-ce que croire ?
C'est agir et sentir comme si on croyait. Ma propre peur me
convertirait en un tour de main. En revanche un moine, au milieu
de nous, n'arrivera pas à croire. Voilà pourquoi il faut aimer la
sagesse d'autrui autant que la sienne propre.
8 mai 1910
1513
Ces drapeaux pour Jeanne d'Arc1 m'ont conduit à parcourir la
Jeanne d'Arc de Péguy2 ; je dis parcourir, non lire, parce que
c'est long, parce que c'est toujours un peu la même chose, parce
qu'on annonce encore dix volumes après celui-là, enfin parce que
mon goût va à ceux qui expriment une grande idée avec peu de
paroles. Cela dit, je dois reconnaître que cette histoire de Jeanne
d'Arc est grande, et que Péguy ne l'a toujours pas diminuée. Lisez
donc la Jeanne d'Arc de Péguy, si elle vous tombe dans les
mains ; lisez-la avec patience, et sans vous moquer. Vous saisirez
un grand départ dans le coeur de cette noble fille. Vous verrez
comment, pendant qu'elle n'est que bergère, toute sa destinée la
tire en avant, et comme elle part bien, en pensée, pour de grandes
choses, pour une grande vie dont elle ne voit encore que les
sommets.
Pour moi j'en suis arrivé, porté par le majestueux navire de
Péguy, tantôt en haut tantôt en bas, j'en suis arrivé à me demander : "Qu'est-ce qui est sublime dans l'histoire de Jeanne d'Arc ?"
Non pas assurément cette action de Dieu et de l'archange, si j'y
croyais ; car, où est le divin, il n'y a plus rien de sublime, ni
même de beau. Si je pose un Dieu qui dirige l'histoire humaine,
les hommes ne sont plus que des pantins ridicules ; Jeanne d'Arc
aussi. Je n'admire point leur courage, c'est Dieu qui le leur
donne ; ni leurs victoires, car c'est Dieu qui chasse l'Anglais.
134
PROPOS 1910
Même, en y regardant de plus près, je trouverais assez odieux ce
tyran au-dessus des nuages, qui s'amuse à jeter une pauvre fille
dans les combats et sur un bûcher douloureux, au lieu de chasser
l'Anglais par quelque soulèvement impétueux des hommes.
Mais prenons humainement la chose ; elle est aussi grande
qu'on voudra. Voilà une bergère qui a l'idée, comme cela, que les
Anglais n'ont rien à faire chez nous, et qu'il est très urgent de les
reconduire chez eux. Nous avons tous des idées de ce genre-là,
contre l'injustice, contre les tyrans ; mais ce sont des lumignons
d'idées. Mais, en elle, c'est une idée flamboyante ; c'est une idée
qui parle ; une idée trop grande, trop lourde pour elle ; si bien
qu'elle en fait honneur à Dieu et aux saints, comme elle peut,
comme elle sait. Prodigieux mouvement de pensée. Mais, bien
plus beau, cette idée veut être réalisée. L'héroïnea part contre toute espérance ; contre tout bon sens étroit. Dès qu'il faut, on ne
délibère point ; on agit ; on réalise. Toute son action est ainsi,
contre la paresse, contre l'hésitation, contre la pensée bavarde.
Toute la médiocrité est miseb en marche à coups de trique. La
médiocrité s'en est bien vengée. Jeanne futc brûlée, elle qui était
l'Esprit et la Volonté, par la bureaucratie de ce temps-là. Ma foi,
c'est peut-être la plus belle histoire humaine. Tout héroïsme est
ici dessinéd d'avance, et toute lâcheté aussi. C'est le drame humain, absolument. Mais n'y mettez pas Dieu. C'est le dernier raffinement pour abaisser les héros.
9 mai 1910
1514
Le Sophiste me disait hier : "Bah ! La Raison, soit dit entre
nous, n'est ni bonne ni mauvaise ; elle est un outil, comme
l'échelle qui sert aussi bien à sauver les gens qu'à leur prendre
leurs écus. Plus le voleur aura de raison, plus habilement il volera. Je dirais, comme je ne sais quel moraliste écrivait ces joursci, que la culture de l'intelligence ne fait pas beaucoup pour
l'éducation du caractère."
Ce discours traîne un peu partout. Il n'est pas sans force. Peutêtre n'y a-t-il rien à répondre à un homme qui me dit qu'il lui
convient d'être voleur. Mais aussi je ne craindrais pas beaucoup
les voleurs décidés ; l'ordre social est contre eux, et bien plus fort
qu'eux. Il me semble que les plus lourdes injustices résultent
d'une masse de bonnes volontés qui agissent à tâtons. C'est en
ceux-là que la Raison peut être progrès et justice, si seulement
elle s'éveille.
Avril 1910
135
Modeste prend le tramway. Le wattman tourne sa manette, et
Modeste est transporté sans fatigue le long des rues. Si on lui
demande comme tout cela marche, il ne saura dire qu'une chose,
c'est que, quand le wattman tourne sa manette, le tramway se met
en marche en ronflant comme une toupie. Cela lui suffit. Il n'a
point du tout l'envie de penser ce tramway qui roule, et de faire
pour cela, et non sans fatigue, un long voyage à travers les idées,
en allant des piles aux aimants, des aimants aux dynamos, des
dynamos aux moteurs, pour construire enfin, en pensée, ce
tramway qui roule, et la machine à vapeur qui le tire par des liens
invisibles, au bout du câble. Tel est le sommeil de la raison ; on
use des choses, sans savoir comment elles sont faites.
Un autre jour, Modeste prend une autre espèce de tramway. Il
achète des chemises confectionnées dans un grand magasin, pour
un prix avantageux. Il paye, emporte les chemises et s'en va
content. S'il voulait penser un peu cet autre mécanisme, qu'il appelle achat ou échange, s'il suivait les câbles, s'il remontait
jusqu'à l'entrepreneuse et jusqu'à l'ouvrière, s'il voyageait à travers la concurrence et jusqu'à reconnaître les salaires de famine,
je ne sais pas si cet acte qu'il a fait serait encore à ses yeux un
achat ou un échange. S'il sait que cette machine compliquée
écrase peu à peu de pauvres femmes, la fera-t-il tourner ?
Je connais des gens qui, lorsqu'ils ont reçu un mauvais sou, le
mêlent à d'autres afin de le donner en paiement sans y penser.
Mais si sa Raison est éveillée, il pensera malgré lui à ce qu'il fait
là. Il examinera ce bel échange, où il exige la chose promise ou
annoncée, comme des allumettes ou La Dépêche du matin, et où
il donne un mauvais sou que l'autre n'attend pas. Il n'appellera
plus cela un échange, mais une tromperie ou un vol. Au pis aller,
il n'appellera plus Justice cette Injustice. Petit profit, sans doute.
Mais des millions de pensées comme celle-là, des millions
d'hésitations comme celle-là, ne voyez-vous pas qu'elles vont
retenir et alléger un peu cette masse énorme d'injustices, autour
de laquelle tourne vainement le législateur perplexe, qui ne sait
par où la prendre.
10 mai 1910
1515 *
Les électeurs n'ont pas craint de voter pour Thalamas1. C'est
une réparation que l'on devait bien à un homme si injustement et
si atrocement injurié. C'est une leçon aussi pour les bureaucraties
et pour le corps enseignant, dont il faut dire, quand on pense à
136
PROPOS 1910
toute cette affaire, qu'ils sont réellement, par le caractère, au-dessous de leur tâche.
Dès que Thalamas fut accusé, il fut abandonné. Par qui ? Par
tout ce qui compte, ou ce qui prétend compter. Par tous ceux qui
prétendent faire l'opinion ou redresser l'opinion. Que de Judas
chuchotèrent, alors, d'oreille à oreille. Que de discours perfides,
dans les petits coins : "Il en est bien capable ; c'est un homme
sans nuances et sans finesse." "Je ne sais s'il a dit ce qu'on dit
qu'il a dit, mais, chut ! il en a dit bien d'autres, que je ne pourrais
pas répéter." D'autres, plus habilement encore : "Il est content ; le
voilà connu ; le voilà lancé" ; ils laissaient entendre que les fameuses insultes à Jeanne d'Arc (que personne n'était pourtant en
mesure de rapporter exactement), pouvaient bien avoir été voulues et calculées, par un ambitieux sans pudeur.
J'eus l'occasion, en ce temps-là, de parler sérieusement et pacifiquement de ces choses, avec un élève de Condorcet, qui
n'était pas parmi les témoins de l'insulte, mais qui se trouvait bien
placé pour en avoir recueilli le premier écho. C'était un jeune
réactionnaire, mais certainement incapable de mentir. Or il me
dit très simplement qu'il n'avait rien du tout à répéter là-dessus ;
qu'il n'avait pas même entendu citer la moindre formule
suspecte ; que la rumeur elle-même était sans forme. En somme,
il n'y avait même pas un faux bruit. Il est remarquable qu'on n'ait
jamais rien cité, de Thalamas, sur quoi l'on puisse discuter. Cela
prouve que les plus échauffés parmi ces jeunes gens n'avaient
même pas pu, de bonne foi, en déformant une phrase ambiguë,
fournir la première esquisse d'une calomnie formulable. C'est la
preuve qu'il n'y avait rien. Et ce fut terrible, cette calomnie sans
forme. Thalamas, qui passait pour enseigner très bien, qui aimait
certainement son métier, et qui s'y donnait de tout coeur, fut à
peu près chassé de l'enseignement public. On le cacha dans un
petit coin2. Il me plaît de rappeler ces choses déjà anciennes, et
de pouvoir relire, sans rougir, ce que j'écrivais là-dessus en 1904,
dans les Propos du Dimanche de ce temps-là3. "Le rôle des
chefs, disais-je, est ici non de surveiller la liberté, mais de la
protéger. Il y faut du courage et de l'obstination, et ne pas céder,
et ne pas fuir au premier obstacle." Ces choses sont bonnes à répéter et à méditer, d'autant que nous avons maintenant un Thalamas dans chaque village, et qui ose à peine ouvrir la bouche.
11 mai 1910
Avril 1910
137
1516
Tout ce qu'on raconte sur le marchandage des faveurs entre
électeur et député est bien forcé et poussé au noir. Deux ou trois
faits bien prouvés ne mènent pas loin ; et quelques abus, inévitables, ne prouvent pas qu'une institution soit pourrie.
Il est vrai qu'il y a eu et qu'il y a sans doute encore des espèces de courtiers électoraux. Il ne serait pas juste de les mépriser tous. Ceux qui ont véritablement de la puissance, ce sont des
hommes qui inspirent confiance autour d'eux, et fort souvent par
la fermeté de leur caractère et la constance de leurs opinions.
Lorsqu'après cela quelques-uns d'entre eux ont la faiblesse
d'accepter un bout de ruban, évidemment il ne faut pas les louer
pour cela ; mais neuf fois sur dix vous seriez tout à fait à côté si
vous pensiez que c'est pour un ruban qu'ils ont tant couru et tant
crié. Ce serait aussi injuste que si vous pensiez que quelque bon
mutualiste qui a eu les palmes travaillait pour les palmes. En vérité j'ai pu constater souvent que ces brasseurs d'élection sont des
hommes qui partent en guerre pour l'idée, des hommes de courage, des hommes d'action, de braves gens en somme.
Au reste, leur puissance diminue. Les comités1 ne sont plus
de petits comités. Tous les électeurs du parti y viennent, ou peu
s'en faut. La timidité s'en va ; la vertu démocratique se forme ;
chacun parle comme il pense, et résiste aux tyrans. Dire qu'un
député avance son élection en distribuant quelques décorations et
quelques places, c'est se moquer. L'électeur voit ; l'électeur juge ;
la masse est opposée à ces trafics, dont, au surplus, elle ne profite
pas. Il restera que le député recommande des facteurs, des douaniers, des employés de chemin de fer. Mais, dans ce cas-là encore, croyez-vous que le député bravera l'opinion, et fera donner
une place de ce genre à un ivrogne ? Cela irait contre son intérêt.
Et les hommes sont toujours justes quand ils n'ont rien à gagner à
l'injustice ; à plus forte raison quand l'injustice peut leur faire tort
à eux-mêmes. S'il en est ainsi, avouons que la recommandation
du député vaut bien un certificat de police ou de gendarmerie.
Le vrai mal n'est pas dans ces faveurs-là. Il est dans les
grosses faveurs, qui vont aux députés non réélus, à leurs fils ou
neveux, aux fils ou neveux de leurs amis, aux riches et aux parents des riches. Il est sûr qu'un petit chef de cabinet est souvent
porté, trop jeune, à de hautes situations qui conviendraient mieux
à un homme fatigué par de longs services. Il y a aussi des trésoreries, pour des gendres notables. L'électeur connaît mal ces injustices ; il n'a pas le bras assez long pour les atteindre. Mais il
138
PROPOS 1910
n'est pas assez sot pour croire que la Représentation proportionnelle2 nous en délivrerait. Les Partis verraient les choses de trop
haut pour remarquer toute cette cuisine-là.
12 mai 1910
1517
Je me représente assez bien ce que doit être un enseignement
populaire1 ; mais les vulgarisateurs que je lis ne paraissent pas
s'en faire une idée bien nette ; et le plus important dans leurs exposés, c'est-à-dire ce qui entrerait dans tout esprit avec l'ordre et
la clarté géométrique, est singulièrement négligé, pour ne pas
dire plus.
Je lisais un traité d'astronomie populaire, à couverture rouge,
que plusieurs de mes lecteurs ont eu sans doute sous les yeux. J'y
apprenais des merveilles sur les étoiles doubles, sur des mondes à
plusieurs soleils, dont l'un est bleu et l'autre rouge, enfin des
contes pour les enfants. Mais, chose singulière, aussitôt qu'il
s'agissait d'expliquer quelque chose, comme par exemple que les
astres gravitent par des forces du même genre que celles qui font
tomber les corps à la surface de la terre, notre auteur avait une
manière abstraite et précipitée de dire, que j'ai observée chez des
professeurs embarrassés ; en sorte que je le soupçonnais de ne
pas comprendre lui-même bien clairement ce qu'il voulait expliquer aux autres. Mais ce n'était qu'un soupçon ; la preuve manquait. Elle vint enfin. Notre auteur, expliquant les saisons au galop, en vint à dire qu'aux équinoxes l'axe de la terre est perpendiculaire au plan de l'orbite terrestre : j'ai relu plusieurs fois la
phrase ; je ne me suis point trompé ; et ce qu'il dit là est faux,
sans discussion possible. Si c'est avec des notions comme celle-là
que l'on veut meubler les cervelles des prolétaires, comment
voulez-vous que l'instruction change les moeurs et donne de plus
beaux fruits que le sermon du curé ?
Si ce fait était tout à fait exceptionnel, je n'en parlerais pas.
Mais il n'est pas exceptionnel. Hier je voyais dans un Illustré une
trajectoire de la comète2 et une trajectoire de la terre ; et l'on
voyait, au dix-huit mai, la rencontre annoncée ; mais quelqu'un
qui ne sait pas grand'chose me dit : "Comment se fait-il que la
terre se trouve dans la queue de la comète ce jour-là seulement ?"
Le fait est que, d'après la figure, on devait penser que les deux
astres se toucheraient bien avant cette date. Cette image
n'éclaircit rien ; il y manque, notamment, cette notion que les
Avril 1910
139
plans des orbites sont inclinés l'un sur l'autre ; considération qui
est essentielle pour l'explication des éclipses.
Cela m'a rappelé un paysage de Saturne, qu'on trouve un peu
partout, et qui veut représenter l'effet produit par l'anneau sur les
Saturniens, s'il en existe. Or, on voit l'anneau au fond de
l'horizon, comme un grand astre annulaire. Ce n'est pourtant pas
ainsi qu'on le verrait, mais bien plus large et embrassant tout
l'horizon visible, un peu comme si la course du soleil en un jour
restait marquée dans le ciel par une large traînée de feu. Tout ce
prétendu enseignement n'est que magie pour étonner. Cela ne
nettoie point, n'ordonne point les idées. Il existe un petit livre
d'Huxley3, traduit de l'anglais, dans la Bibliothèque Utile, et qui
coûte au plus douze sous. Le titre en est : Premières notions des
sciences. Je l'ai donné dix fois. Je l'ai fait acheter cent fois. Je
n'en ai pas, hélas, un autre à citer dans le même genre.
13 mai 1910
1518
On fait distribuer aux instituteurs un discours de Barrès sur la
neutralité de l'Enseignement1. Le plus fort de ce discours peut se
résumer ainsi : "Ne soyez pas hypocrites ; ne dites pas que vous
voulez ignorer le catholicisme ; cela n'est pas possible ; et cela
n'est pas digne d'un homme. Dites que vous comptez bien le détruire. Et alors, je vous demande par quoi vous le remplacerez."
A quoi une vieille femme, de grand caractère, et que j'ai eu la
bonne chance de connaître, répondait d'avance, d'un bel accent :
"On ne remplace pas ce qui n'est pas vrai ; on le supprime." Voilà
notre évangile. Et nous sommes bien d'accord pour annoncer
hautement qu'il n'y a point d'erreurs utiles. J'entends utiles pour
celui qui se trompe, et non pas utiles pour celui qui trompe.
La question ainsi posée, comment faut-il prendre le catholicisme, j'entends des leçons d'un curé ? Il faut y distinguer
d'abord, il me semble, ce qui est contraire au bon sens, comme
par exemple qu'un homme qui ne croit point à l'infaillibilité du
pape2 ne peut être sauvé, entendez ne peut vivre honnêtement et
noblement. Et je crois bien que le curé tombera d'accord avec
nous là-dessus, si nous le pressons ; ce que je trouve mauvais
c'est qu'il ne le dise pas de lui-même ; c'est que, par métier, il soit
amené à grossir l'importance des rites et des pratiques de dévotion. Il faut pourtant dire et crier dans le monde que ce qui fit la
vertu d'un Socrate, d'un Epictète, d'un Marc Aurèle, comme la
vertu d'une Jeanne d'Arc ou d'un Vincent de Paul, c'est la même
140
PROPOS 1910
chose, à savoir l'empire de la volonté sur les passions, une noble
résignation, une indulgence sans bornes pour les fautes d'autrui,
une amitié grande comme le monde pour tout ce qui vit, et, dans
le fond, pour tout ce qui est. Je dis les choses en gros ; il y a à
parler là-dessus. Mais ce qu'il faut faire saisir aux enfants, c'est
cette source humaine du bien au fond d'eux-mêmes. Tant que
l'on n'a pas montré que les croyances et les superstitions n'y font
rien, n'y changent rien, ne sont que des manières de dire, on
manque justement le but ; et l'on est un mauvais curé, si l'on est
curé.
L'amour de la patrie coule de la même source. Ou bien alors il
n'est qu'une grande colère, ou qu'une grande peur ; de toute façon
une grande injustice. Aimer sa patrie est-ce seulement la vouloir
forte ? Non, maître Barrès, vous le savez bien. On n'a le droit de
la vouloir forte qu'autant qu'on la veut juste. Ainsi il y a de mauvais curés pour la Patrie, comme il y a de mauvais curés pour la
Vertu. Mauvais s'ils ne comprennent pas, parce qu'ils sèment
alors la haine, l'injustice et le mal dans le monde. Pires que tout,
s'ils comprennent. Car je les vois alors, pour leur parti, pour leur
puissance, racolant n'importe quelle fureur, n'importe quelle folie, couronnant toute obstination, tout orgueil, toute violence,
pourvu qu'elle hurle comme il faut. Vénérant comme vertu la
peur de ne pas gagner assez, ou l'aveugle désir de tuer. Et nous
avons, sans aucun doute, à critiquer, à démêler, à expliquer tout
cela. C'est mieux que permis, maître Barrès ; c'est le devoir strict.
Vous le savez, et vous ne le dites pas, mauvais curé.
14 mai 1910
1519
Quand on dit que les idées mènent le monde, le sociologue se
moque ; il regarde en l'air, et demande : "Où en sont-elles, les
idées ?" Car la plupart pensent en théologiens, que ce soit pour
ou contre Dieu. Ils croient tous que les idées, s'il y en avait, tomberaient du ciel, ou feraient tout au moins des guirlandes en l'air,
comme des lanternes d'anniversaire. Mais non. Les idées sont
dans l'homme, d'un homme à l'autre, en discours et en actions sur
cette Terre. Et non pas l'idée du Bien ou de la Perfection, qui
sont des âneries de théologien, mais des notions précises de ceci
ou de cela. En voici un exemple.
Il y a vingt ans, on disait encore, comme un lieu commun,
comme une chose indiscutable : "Le commerce est une espèce de
vol, puisqu'il consiste à revendre une chose plus cher qu'on ne l'a
Avril 1910
141
payée." Naturellement ceux qui parlaient ainsi, et ceux qui
écoutaient sans répondre, n'avaient pas dans l'esprit une idée bien
nette ; c'est même pour cela qu'elle était fausse, cette idée, parce
qu'elle n'était pas bien nette. De telles notions nourrissent mille
maux. Celle-là était une espèce d'encouragement aux voleurs, et
enlevait toute espérance à ceux qui auraient bien voulu être honnêtes sans se retirer au désert. Après un regard sur cette étrange
idée, on n'y pensait plus, et chacun agissait comme le voisin. Ce
sommeil d'esprit est la maladie des cités.
Aujourd'hui, il n'est plus nécessaire d'argumenter sur le commerce. Le premier venu, s'il n'est pas tout à fait abruti par l'alcool
ou la bonne chère, vous expliquera que dans le commerce il y a
échange de services en même temps qu'échange d'objets. Le
commerçant se charge de choisir les choses, de les réunir, de les
garder, de les protéger, de les étaler sous nos yeux ; il est juste
que je paye tous ces soins. Il est juste aussi que je paie pour ma
part ses employés, ses locaux, ses frais d'assurance ; sa vie aussi
et celle de sa famille, puisqu'il travaille pour moi ; le repos, enfin, de sa vieillesse, puisqu'il ne pourra pas toujours vendre. Tout
cela en payant une passoire de quatre sous. D'après cela, il y a un
commerce juste. Un commerçant aime à penser qu'il est juste ; il
peut réfléchir sur ce qui est permis et défendu. Une idée nette,
voilà le principal de la probité.
Ces notions sont bien faciles à former et à saisir. Rien n'est
difficile à saisir dès qu'on veut bien penser. Comment la pensée
s'éveille en chacun ? Le détail échappe. Cela se fait par lecture ;
même les pires journaux expliquent de temps en temps quelque
chose. Les discours socialistes y sont aussi pour beaucoup. Vrais
ou faux, ils réveillent l'esprit. Tenons compte aussi de l'attention
que nous apportons à l'enseignement ; le gamin comprend le
mètre cube au lieu de réciter les Actes des Apôtres. Ces petits
changements nous poussent peu à peu, quoique d'un mouvement
insensible, comme le cric soulève la pierre.
Il y a une autre idée, à laquelle beaucoup réfléchissent maintenant, et bien plus qu'ils ne voudraient ; c'est le luxe. On dit encore, comme une espèce d'axiome, que le luxe est utile à tous
parce qu'il donne du travail aux ouvriers. On le dit ; mais on n'en
est plus très sûr. Ceux qui ont peur des idées évitent de discuter
là-dessus ; ils se bouchent les oreilles. Et ceux qui y pensent en
toute sincérité aperçoivent quelque petite lueur de temps en
temps. Patience. Un jour viendra où une femme vêtue de dentelle
sentira sur ses épaules le pain des pauvres gens, et perdu sans
142
PROPOS 1910
remède. Or nul ne jette du pain aux ordures quand le pauvre attend. Vous n'aurez plus rien à leur pardonner, Seigneur qui
n'existez pas, du jour où ils sauront ce qu'ils font.
15 mai 1910
1520
Deux hommes s'échauffaient à parler des élections1. Un troisième, qui les écoutait depuis un moment, leur dit : "Vous êtes
bien jeunes. Je ne vote même plus ; vous en viendrez là." C'est
une chose terrible de voir un homme mort. Mais un cadavre qui
parle, cela glace les plus généreux. Les deux hommes s'enfuirent,
chacun serrant contre sa poitrine la provision de vie qui lui
restait.
Que de momies sur cette terre ! Le départ est beau. Appétit de
voir, de savoir, d'agir. Exploration du vaste monde. Même les colères sont des joies. Ni ruse, ni petitesse, ni réflexion sur soi.
Toute la vie se penche hors d'elle-même. On trace de grands chemins, que l'espérance éclaire comme un phare. O jeunesse magicienne ! Toute vie commence ainsi. "Béni soit celui qui vient
sauver le monde." On pourrait bien chanter cela autour de n'importe quel berceau. Toutes les mères chantent ce refrain-là. Toute
mère est vierge un moment ; tout enfant est Dieu un moment.
Le peuple des morts sait très bien cela. Le peuple des morts
sait tout ; science apprise ; science de musée ; étiquettes et squelettes. Il s'agit donc de tuer proprement ce petit dieu vivant.
Viennent les rois mages, avec leurs trésors et leurs parfums.
Adoration, éloges, promesses. Allons, petit ; il faut travailler, si
tu veux être tout à fait dieu. Travailler, c'est-à-dire ne plus voir
les choses, et apprendre des mots. Tout ramasser en soi, comme
dans une cassette ; conserver. Quoi ? Toute la poussière des
morts ; des siècles d'histoire ; tout ce qui est réellement mort à
jamais ; des Pharaons, des Athalies, des Nérons, des Charlemagnes ; tous les grands tombeaux. "Regarde, petit, regarde derrière toi ; marche à reculons ; imite, répète, recommence. Quand
tu sauras bien parler, tu verras comme tu penseras bien."
Puis des Sciences. Non pas sa science à lui, mais une science
fossile ; des formules ; des recettes. Hâte-toi ; tout ce qui a été
dit, il faut que tu saches le dire. La couronne est au bout. Lui se
retient, se resserre, se façonne ; mille bandelettes autour de son
corps impatient. Le voilà mort ; bon pour un métier dans le
peuple des morts.
Avril 1910
143
Quelques-uns survivent ; quelques-uns cassent les bandelettes
et, bien mieux, veulent délivrer les autres. Grave sujet à délibérer, pour le peuple des morts. Car tout n'est pas perdu ; il y a
d'autres liens ; il y a des bandelettes d'or : carrière, mariage, formalités, relations, politesse, habit d'académicien. Pour toutes les
tailles, pour toutes les forces. Entraves, filets, noeuds coulants.
La chasse aux vivants, c'est le plus haut plaisir, chez le peuple
des morts. "Il court bien ; la chasse sera longue" ; mais il sera
pris à la fin, et haut placé parmi les morts. On l'enterrera en cérémonie. Le plus sage parmi les morts fera le discours solennel :
"Moi aussi j'ai été vivant ; je sais ce que c'est ; et, croyez-moi, ce
n'est pas grand chose de bon. Voir comme cela, et vouloir
comme cela, et agir ensuite comme cela, ce n'est que folie, allez ;
que fureur de jeunesse, je vous dis ; que fièvre ; que maladie. Il
faut bien y entrer à la fin, dans le peuple des morts. J'étais
comme vous ; j'étais parti pour la Vérité, pour la Justice ; cela me
fatigue d'y penser. Bientôt cela vous fatiguera d'y penser. Ne
vous raidissez pas ainsi ; laissez-vous mourir. Vous verrez
comme on est bien."
16 mai 1910
1521 *
Il y a donc encore des espérantistes ? J'entendais dire, il n'y a
pas longtemps, par un homme qui s'y connaît, que l'Espéranto
était passé, comme le volapük, dans le royaume des ombres, et
remplacé par l'Ido1, autre langue beaucoup plus simple et plus
logique encore. Ce n'est donc qu'un schisme ; et les Idistes sont
donc un petit groupe de dissidents sans importance ? En somme,
faut-il apprendre l'Espéranto ou l'Ido ? Grave question, à laquelle
il est impossible de répondre pour le moment. Un Espérantiste
vous dira : "L'Ido, ce n'est qu'une lubie de deux ou trois mathématiciens ou grammairiens." Mais l'Idiste prononcera avec autorité qu'il n'y a plus d'Espérantistes. Ma foi, pour pratiquer une de
ces deux religions, j'attendrai que l'une ait tué l'autre.
Les passions intellectuelles ont quelque chose d'effrayant. Ce
sont des folies généreuses. J'ai connu un homme hautement cultivé, qui aurait pu se faire une place honorable, non pas sur les
sommets, mais sur les hauts plateaux de la mathématique. Cet
homme, autant que je sais, était à l'abri de l'amour, de l'avarice et
de l'ambition. Mais il fit une faute, il apprit l'Espéranto. Sans
doute y mit-il toute son application de grand travailleur. Sans
doute fut-il émerveillé de cette puissance nouvelle, si
144
PROPOS 1910
promptement acquise. Toujours est-il que tout ce qu'il avait de
passion sans emploi se précipita par ce chemin-là ; et sa vie,
jusque-là un peu monotone, se trouva par là réchauffée et fouettée. Au bout d'un an, son destin était réglé ; il n'était plus
qu'Espérantiste. Il ne pensait qu'à des traductions. Il s'y passionnait comme d'autres au baccara. Ces passions sont condamnées à
convertir ; car on ne peut jouer seul au jeu de l'Espéranto. De là,
une prédication, des colères, un autocratisme. De là, devait sortir
l'Ido, et, par le même furieux mouvement, de l'Ido sortira quelque
Progresso ou Perfecto2 ; toujours avec excommunications. On
s'étonnera, après cela, qu'un curé tienne à sa religion. Quand je
n'aurais à mettre au compte de l'Espéranto que l'anéantissement
d'un homme, c'est assez pour que je haïsse cette grammaire
nouvelle qui nous tombe du ciel. Comme s'il n'y avait pas mille
choses à connaître et à expliquer, en français, au lieu de traduire
des niaiseries en une espèce d'algèbre.
Espéranto, Ido, Représentation proportionnelle3, je ne puis
voir en tout cela que des manies qui guettent un homme vers la
quarantaine, et qui détournent ses forces des vrais problèmes et
des vrais progrès. Quand on saurait une langue parfaite, on n'en
connaîtrait pas mieux le vaste empire des choses. Quand on aurait un calcul parfait des suffrages, cela n'avancerait en rien la
culture et l'affranchissement des esprits ; on peut même dire : au
contraire.
17 mai 1910
1522
"Voyons, dis-je à l'Honorable, vous n'allez pas faire cette folie ? Vous allez laisser là la Représentation Proportionnelle1, et
vous occuper de nos affaires. Non que cette réforme me paraisse
devoir amener quelque catastrophe ; le bon sens public est trop
lourd à remuer pour qu'une fantaisie de théoricien change beaucoup l'allure de la politique. Tout de même, si vous la réalisez, ce
sera un petit coup d'État, comme le vote des quinze mille2 ; mais
oui, un petit coup d'État contre l'électeur. Car l'électeur ne veut
pas de cette réforme ; et comment en voudrait-il, puisqu'elle est
dirigée contre lui ? Vous l'avez bien, dites-vous, inscrite dans vos
programmes ; et, naturellement, vos fidèles électeurs n'allaient
pas vous lâcher pour cela, d'autant qu'ils n'avaient pas le choix,
puisque les réactionnaires leur offraient, eux aussi, ce joli cadeau. Mais, justement à cause de cela, vous n'allez pas dire, vous
n'avez pas le droit de dire que les élections se sont faites là-
Avril 1910
145
dessus3 : ce n'est pas vrai. Si donc vous réalisez cette réforme, il
aura été prouvé deux fois, une fois par les quinze mille, et une
fois par la Proportionnelle, que vous êtes capable de vous moquer du peuple impunément. Ce seront deux coups de pied au régime ; maisa, en vérité, le second sera moins excusable encore
que le premier. Vous savez comment a été instruit le procès
contre le scrutin d'arrondissement, et par qui, et en quels termes.
Charles Benoist4 prend comme accordé que la République est
pourrie, que les électeurs ne savent que vendre leurs voix et
mettre le budget au pillage ; et que ce pays est perdu s'il ne fait
une révolution contre l'électeur. Or, mon cher, si vous avez cette
opinion de vos électeurs et de vous-même, suivez donc Charles
Benoist. Mais si vous n'avez pas cette opinion, si au contraire,
comme je crois, vous estimez à leur prix cette patience, cette
modération, cette suite d'idées, cette justice mesurée que l'on voit
dans notre vie politique principalement depuis dix ans, alors ayez
le courage de le dire ; et puisque les Proportionalistes veulent
prouver que le régime est pourri, il faut répondre nettement et
fièrement que non. Comment pouvez-vous hésiter là-dessus ?"
L'Honorable s'en tira médiocrement. Quand il fut parti, l'ami
Jacques me dit : "Ne discutez donc pas, ce n'est pas la peine. Savez-vous ce que je vois, moi ? Je vois que les députés en ont, des
électeurs, par-dessus les épaules. Ils ne se consolent pas d'avoir,
après quatre législaturesb, à se justifier encore comme des écoliers ; ils voudraient un peu de sécurité et des droits acquis ; ils
voudraient être comme une noblesse à privilèges. Mais comme le
peuple s'instruit et s'enhardit, on renvoie très bien un Doumer5 à
ses travaux de haute politique. Cela leur semble dur, après avoir
été quelqu'un à la Chambre, de n'être plus que candidat sur la
place du Marché. Cette maladie les prend quand leurs quatre ans
vont finir ; et ils cherchent à échapper à cette toute-puissance de
l'électeur, qui n'est pas infaillible, j'en conviens, mais qui est tout
de même notre seule ressource contre les tyrans. Voilà pourquoi
ils vont peut-être nous imposer la Proportionnelle. Mais nous savons maintenant ouvrir l'oeil. Et nous les repincerons ; vous
verrez ça."
18 mai 1910
1523
De quoi parler, sinon des nouveaux élus1 ? Nous étions donc
là-dessus, avec quelques fougueux artistes et un ancien parlementaire, vieux loup qui a flairé plus d'un piège. Comme
146
PROPOS 1910
j'esquissais le portrait d'un des jeunes, dont on peut espérer beaucoup, mathématicien profond, citoyen courageux2, toujours dressé contre les abus de pouvoir, et avec de belles colères, le vieux
loup nous dit : "Avant un an il sera digéré." Et les voilà tous partis sur ce thème connu, qu'il n'existe pas un caractère d'homme
qui ne soit bientôt façonné à ce milieu-là, aussi faible enfin, aussi
impuissant, aussi complaisant que les autres. Et si par malheur,
ajoutaient-ils, il arrive au pouvoir, il ne s'agit plus alors d'un lent
pétrissage et modelage ; la transformation est soudaine et sans
douleur. C'est là le dernier piège, que l'on réserve pour les loups
les plus intraitables. Et c'est par là qu'ils deviennent chiens tout
d'un coup, chiens de garde, chiens couchants. Tel est l'effet d'une
riche pâtée. Heureux encore celui qui se tient loin du pouvoir,
entre chien et loup.
Ces discours sont forcés. Qu'ils enferment beaucoup de vrai,
qu'on puisse les illustrer par de tristes exemples, il faut en
convenir. Il faut comprendre ces forces d'opinion, de flatterie, de
camaraderie, d'occasion, de passion, qui corrompent sans remède
les natures médiocres. Il faut aussi comprendre comment les requins nagent à leur aise dans ces eaux troubles. Celui qui saisit
les effets avec leurs causes est moins sujet, il me semble, à tout
laisser là. Il ne faut pas ici penser en théologien, comme s'il y
avait quelque mauvais sort, ou quelque malédiction d'en haut sur
le Palais-Bourbon. Surtout, comprendre que notre personnel politique nous venait de l'Empire, et que l'opposition, quand on s'y
trouve porté par la nécessité, prend aisément figure de vertu. De
là des héros boursouflés ou tout au moins un peu creux ; de cyniques diplomates aussi ; et des ambitieux à l'estomac solide. Il
est assez évident que l'électeur, au commencement, n'a pas choisi ; il a pris ce que la vague politique lui apportait. Ces temps
sont finis. On ne verra plus des journalistes passer d'une salle de
rédaction à un ministère, et mettre leurs articles en décrets. Non,
mais des hommes ayant un métier, une vie connue, un sérieux
éprouvé, et pour qui la politique ne fut pas d'abord un gagnepain. Des gens qui vivront après comme ils vivaient avant, leur
famille perchée à quelque cinquième, et eux attendant l'omnibus.
La classe moyenne, enfin, arrivant au pouvoir ; chose qu'on n'a
point vue encore, et qui étonnera les prophètes. Car, à voir les
choses en gros, qu'était-ce que le pouvoir ? Une proie à disputer,
entre des aventuriers faméliques et des aventuriers enrichis.
C'était inévitable, comme il est inévitable que cela change, par la
Avril 1910
147
culture de tous et la clairvoyance de tous. Allons citoyens ; nous
avons assez dit que le bateau est lourd ; tirons sur la corde.
19 mai 1910
1524
J'imagine assez bien ce qu'un historien écrira dans cent ans,
au sujet de la "Grande Peur" de 19101. Je le vois cherchant dans
les journaux de notre temps tout ce qui a rapport à la comète ;
cette réunion de documents concernant un même fait sera déjà,
par elle-même, une erreur ; car il verra ces propos sur la Comète
séparés de tout le reste, et formant comme un monde à eux tout
seuls. Naturellement il ne s'occupera pas de ce cours ordinaire et
raisonnable de la vie, qui pourtant se continue autour de nous et
en nous, comme chacun peut voir. Aucun chroniqueur ne note
que ce qui est étrange et hors du commun. Un journal de six
pages, qui voudrait laisser aux historiens de l'avenir un tableau
exact de la vie humaine pendant une journée, devrait répéter le
long de ses colonnes : "On a travaillé, on a bu, on a mangé, on a
dormi ; chacun a pensé à ses affaires et à ses amours ; il y a eu
des naissances, des morts, des maladies, des folies comme tous
les ans en cette saison. Tout va bien." Dans cette description, en
gardant à chaque chose la place qui lui revient, ce journal n'aurait
sans doute pas une ligne en tout pour les crimes, les extravagances et les paniques. Car l'humanité est merveilleusement sage,
et peut-être l'a-t-elle toujours été ; mais l'historien, nécessairement, la voit folle, ou stupide, ou sanguinaire.
Représentez-vous donc cette Grande Peur, telle que l'historien
la décrira : "Les journaux ne parlent pas d'autre chose ; chaque
jour des hommes et des femmes se tuent, par crainte de mourir.
Ici l'on s'assemble pour prier ; là, au contraire, on veut mourir
dans les plaisirs de l'ivresse." Votre historien raisonnera là-dessus. Il dira que les lumières de la science étaient encore bien loin
d'avoir pénétré jusque chez les pauvres gens, ce qui n'est que trop
vrai ; mais il le prouvera en disant que la plupart avaient très
peur, ce qui n'est pas vrai ; personnea, ou à peu près, n'a peur. Je
voudrais laisser ici un document à l'histoire ; j'aib dormi, pendant
cette fatale nuit, absolument comme à l'ordinaire ; et tous ceux
que je connais pourraient en dire autant. Il en est de cette comète
comme de ces catastrophes qui se passent à deux mille lieues de
nous et nous sont contées en trois lignes. On dit bien : "Quelle
horrible chose !" Mais on n'en est pas remué du tout.
148
PROPOS 1910
Aussi, quand je lis des récits sur la terreur de l'an mil, je me
demande ce qu'il y a de vrai là-dedans. Je me demande s'il y avait
en ce temps-là un fou de plus, sur la terre, que nous n'en voyons
bon an mal an. Le vraisemblable, c'est qu'on parlait de la fin du
monde comme on en parle maintenant. Ceux qui étaient gais en
riaient ; ceux qui étaient tristes en pleuraient. Personne peut-être,
en tout cela, ne croyait à autre chose qu'à sa propre joie et à sa
propre peine.
20 mai 1910
1525
Tout le monde a de la religion, excepté peut-être quelques
dévots. Avoir de la religion, c'est croire sans preuves, et, bien
mieux, contre les preuves. Mais non pas croire à n'importe quoi ;
croire que le Juste est plus fort que l'Injuste, et triomphera pour
finir. Jeanne d'Arc était hautement religieuse, parce qu'elle partait
en guerre avec l'idée qu'il suffit de vouloir le Juste pour vaincre.
Lorsque Zola écrivit le fameux : "J'accuse"1, il eut un
mouvement religieux ; car, selon toute vraisemblance, il ne savait
pas du tout par où pouvait passer ce coup droit ; il le passa tout
de même.
Les socialistes sont hautement religieux, car il n'est que trop
facile d'apercevoir les passions humaines et leurs effets. L'expérience montre assez et trop que celui qui touche à la richesse et
à la puissance ne considère plus la justice du même oeil ; et aussi
que ceux mêmes qui ont tout juste de quoi vivre préféreront trop
souvent un petit avantage, pour eux et à portée de leur main, à
une lointaine victoire pour tous. La plus petite réforme rencontrea
mille intérêts et mille obstacles. Etb ce n'est pas d'aujourd'hui
qu'on a dit : "La Justice n'est que le cri des faibles ; c'est pourquoi Justice et Victoire ne peuvent aller ensemble." Tout cela
bien pesé, les socialistes s'en vont en guerre.
Il n'est pas dit que le monde, j'entends notre petit monde frileux, avec son manteau de nuages, ne sera pas détruit dans huit
jours, par la comète2 ou autrement ; car nous pouvons imaginer
mille catastrophes, par l'eau ou par le feu, si ce n'est par des gaz
irrespirables ou par quelque pluie de pierres. Personne ne nous a
rien promis, pas même une heure de vie à chacun de nous ; pas
même une heure de ferme raison si, par quelque mouvement de
fièvre, le délire nous prend. Mais le Juste n'en est pas moins le
Juste. Et voilà l'animal humain à son ouvrage ; le voilà qui pense
de toutes ses forces et qui veut de toutes ses forces ; et qui
Avril 1910
149
rebâtit, après chaque coup de pied, sa fourmilière comme il la
veut, son égalité comme il la veut.
Contre quoi la fausse religion s'élève vainement, en invoquant
les faits de l'histoire ; en prouvant que l'homme est petit et faible,
et dans la main des Forces ; que la Justice est cachée ; qu'il ne
convient point à un insecte myope de vouloir refaire le monde ;
que le plan du tout n'est pas notre affaire ; et qu'enfin l'inégalité
est peut-être justice, si on la regarde du haut des cieux3. Mais
personne n'écoute ces discours opportunistes, si ce n'est quelque
poltron, ou quelque paresseux, ou quelque neurasthénique. Tous
les autres s'obstinent et marchent à la Justice, malgré le courroux
du Ciel. Cet insecte croit et veut ; sur les débris du monde, sous
les feux croisés de cent comètes, il croira et voudra encore, malgré les faits, contre les faits. Les prêtres n'y peuvent rien.
21 mai 1910
1526
L'homme sérieux m'a dit : "Je ne sais pas ce qui vous aveugle.
Pour moi ce progrès des socialistes a quelque chose d'effrayant.
Je ne dis pas que les électeurs socialistes soient tous de mauvais
diables ; mais enfin je les compare à des enfants ; ils montrent
des passions trop vives, et une fureur de changer, de faire des
lois, de conduire l'histoire dans des chemins nouveaux. Or ils ne
savent rien hors de leur métier. Dans une usine électrique, ils ne
laisseraient pas un ignorant toucher aux manettes, ni même s'approcher des tableaux de distribution. Que diriez-vous si, à bord
d'un paquebot où vous seriez de passage, un fantaisiste sans expérience s'emparait de la barre en disant : « C’est bien mon
tour »? Vous auriez peur, ne dites pas non. Eh bien, je suis ce
passager. Et ma foi je cherche d'autres passagers qui aiment aussi
peu que moi l'aventure, et je leur dis : « Unissons-nous contre ces
gens-là ». Voilà notre politique ; elle n'est pas ambitieuse ; elle
n'est pas brillante ; elle est prudente. Vous nous prêtez de profonds desseins, et des projets de jésuites. Allez, nous ne regardons pas si loin. Nous avons peur quand nous voyons un compagnon jovial s'approcher des machines ; d'autant qu'ils sont bien
capables d'y toucher justement pour nous être désagréables. Que
risquent-ils ? Pas grand chose, parce qu'ils sont malheureux ;
c'est à peu près comme si le pilote fantaisiste dont je parlais tout
à l'heure avait des idées noires et pensait à s'en aller de la vie ;
cela ne me rassurerait pas du tout.
150
PROPOS 1910
- Mais, lui dis-je, un gouvernant, de quelque parti qu'il sorte,
n'a jamais intérêt à donner un faux coup de barre. Par le seul fait
qu'il a le gouvernail, il veut naviguer pour le mieux. Le caractère
du gouvernant lui vient dans le temps d'un éclair ; et nousa en
avons vu plus d'un exemple ; ma foi je dors tranquille.
- Bon, dit l'homme sérieux. J'admets que Pataud ou Goude au
gouvernail ne penseraient plus à faire de leurs mauvaises farces ;
mais ils ne savent rien. Un pilote improvisé, si sérieux que vous
le supposiez, ne connaît pas pour cela les courants, les récifs et
les feux.
- Je suis, lui dis-je, votre comparaison. Un gouvernant n'est
pas tout à fait comme un pilote. Je le comparerais plutôt au
maître d'un bateau de plaisance qui, sans connaître la navigation,
saurait bien dire : « Je veux qu’on me mène ici ou là », et serait
assurément capable, s'il n'était pas tout à fait stupide, de savoir si
l'on tient compte de ses ordres, et si on ne cingle pas vers le Nord
alors qu'il veut aller au Midi. Un gouvernant ne manque pas de
pilotes, habiles chacun dans son métier, l'un pour faire les
comptes, l'autre pour construire des cuirassés, l'autre pour enseigner les sciences. Je me suppose gouvernant ; est-ce que je ne
saurais pas bien vouloir qu'on enseigne les sciences à tous les enfants, même si je n'étais pas capable de les enseigner moimême ? Est-ce que je ne saurais pas si des cuirassés marchent vite et ont de bons canons, sans être moi-même artilleur ou chaudronnier ? Pour tout dire, je crois que l'affaire du gouvernant
n'est point tel métier et tel métier, car il devrait les savoir tous,
mais que c'est plutôt de faire marcher tous les hommes de métier
ensemble ; en un mot, qu'il est fabricant de justice, si je puis dire,
et non d'autre chose. A quoi je ne vois rien qui soit plus
nécessaire que le bon sens et la droite volonté."b
22 mai 1910
1527
Quand un député a des doutes au sujet d'un impôt, ou d'une
révolte de fonctionnaires, ou d'un manifeste anarchique, il interroge l'opinion. Rien n'est plus naturel ; le député a pour fonction
de faire entendre l'opinion aux ministres.
Seulement il faut voir où il va chercher l'opinion publique.
Non pas dans sa circonscription, mais autour de lui, dans les
couloirs de la Chambre, et aussi dans les journaux.
D'abord dans les couloirs. Or il faut remonter à la source de
ces opinions, tantôt chuchotées, tantôt déclamées. Faisons une
Avril 1910
151
large part à ceux qui colportent, en simplifiant et en grossissant.
Leurs propos ont bien un air d'opinion publique ; ils imitent très
bien la rumeur et l'émotion des foules. Mais où est la foule ? Je
ne vois là qu'une petite foule qui, par elle-même, a peu d'importance, et qui ne communique point avec la grande foule, avec la
vraie foule.
Parmi les lanceurs d'opinion, je distingue l'étourneau, qui
parle pour parler, et qui n'adopte une opinion qu'après qu'il l'a exprimée, et l'homme important qui parle avec réflexion, et dont on
recueille les paroles et même les silences. Or qu'est-ce que cette
opinion-là ? D'où vient-elle ? Ou bien des ministres, ou bien des
bureaux ; quelquefois des deux sources. C'est dire que ceux qui
gouvernent ont une puissance très étendue sur ces prétendus
mouvements d'opinion, qui règlent trop souvent les votes. Tout
l'art des gouvernants, et par-dessus tout des bureaucrates, est de
créer des opinions dans ce monde parlementaire, qui devrait être
ouvert à tous vents du dehors, et qui, en réalité, est aussi fermé
qu'une Académie ou qu'un Cercle. Dès que les mêmes hommes
se rencontrent tous les jours, il se forme des opinions de corps, il
s'élève des discussions de corps, et un échange d'idées
conventionnelles, qui sont comme les jetons pour les joueurs. La
Chambre, qui veut représenter le pays, ne représente trop souvent
que les députés et ceux chez qui ils dînent.
Il faut dire la même chose de la Presse. Les idées qu'exprime
la presse ne viennent pas du lecteur ; elles viennent du journaliste. Or, assez souvent, le journaliste reçoit l'opinion qu'il exprime, soit du gouvernement, soit des bureaux. Il y a des grandes
feuilles, comme Le Temps et Les Débats1, où la haute administration verse ses doléances ; ce ne sont point là des discours du
peuple aux bureaux, comme un naïf pourrait le croire, mais des
discours que les bureaux font au peuple. Le gouvernement confirme ou combat ces opinions, selon le cas, par des journaux qu'il
tient. Voilà ce que l'on appelle trop souvent l'opinion publique.
Ajoutons que, lorsque le journaliste n'a pas d'ordres, il improvise
n'importe comment, selon son humeur, selon sa maîtresse, et selon ce que sa plume crache. Voilà le pain sur lequel se jette le
député qui a faim d'opinions.
D'après ce beau mécanisme, il est commun qu'un député se
conduise comme s'il devait être réélu par ses collègues et par les
grands chefs de services. Étrange illusion, qui cessera presque
d'en être une le jour où nous aurons la Représentation Proportionnelle2, c'est-à-dire où les Partis organisés désigneront leurs
152
PROPOS 1910
Grands Hommes. L'électeur, en tout cela, n'est compté que comme matière vile, comme terre glaise pour le sculpteur.
23 mai 1910
1528
J'ai rêvé que je regardais passer cette procession de rois1. Un
Anglais, près de moi, un raisonnable Anglais, faisait voir,
quoique discrètement, un enthousiasme qui me parut ridicule.
Car ma nature résiste aux rois ; je les compare malgré moi à l'âne
qui porte des reliques ; et je me dis que si ces sceptres et ces couronnes étaient donnés au mérite, aucun sans doute, parmi ces rois
orgueilleux, n'aurait obtenu la place qu'il a. Je ne pus m'empêcher
de faire entendre ces choses au raisonnable Anglais.
"Considérez, lui dis-je, cet habit noir. Est-ce que cette noble
simplicité ne vous saisit pas, au milieu de tout ce clinquant ?
Voilà un homme qui vaut par lui-même, son harnachement n'y
fait rien. Celui-là pense bien ce qu'il pense, et veut bien ce qu'il
veut. Il pensera et voudra contre tous, s'il le faut ; il est au-dessus
des approbations et des acclamations. Je m'imagine que vous, raisonnable Anglais, vous devez préférer cet homme-là, et acclamer
cet homme-là, plutôt que tous ces figurants de théâtre."
L'Anglais me dit tranquillement : "Ce n'est point ma manière,
d'acclamer ceux qui se moquent des acclamations ; c'est un travail inutile. Et, puisqu'il vaut ce que vous dites, cet homme en
habit noir, il est assez heureux.
- Vous aimez donc mieux, lui dis-je, applaudir ces acteurs en
représentation, parce qu'ils font métier de vous plaire ? Regardez
comme ils se tiennent, comme ils jouent leur rôle, comme ils posent pour vous ! Métier assez vil, en somme, et que vous ne feriez pas volontiers, vous, raisonnable Anglais. Car je vous vois,
d'après votre air, plus soucieux d'être que de paraître. Mais eux,
que savent-ils faire, sinon obéir toujours, subir toujours, hussards
aujourd'hui, amiraux demain, saluant quand il faut, dormant
quand il faut ; promenés ici et là comme des boeufs de carnaval ;
toujours prenant conseil ; toujours à écouter des ministres, et au
fond, toujours avec la foule ; car s'ils cessent de plaire, ils ne sont
plus rien ; être sifflés, pour eux, c'est ne plus être. Ce sont des reflets ; comme leurs ors, ils ne brillent que par quelque soleil ; et
leur soleil, c'est toute cette foule-là.
- Métier ingrat, dit l'Anglais. Métier utile aussi. Il faut qu'un
peuple soit honoré ; il faut qu'une loi soit saluée. Un homme supérieur ne voudrait point de ce harnais ni de cet esclavage. Mais
Avril 1910
153
sachez bien que le premier sot ne ferait point non plus l'affaire ;
il serait bientôt ridicule ou extravagant. Il y faut le sang et la
race, comme aux chevaux de course, et un dressage depuis le
berceau. Il y a un air royal, sur quoi je suis exigeant ; ils le savent
bien ; voyez comme ils se tiennent. Cette gloire est leur salaire et
leur récompense. Si nous les méprisions, seraient-ils respectables
comme ils doivent être ? C'est pourquoi je me dois à lui ; il n'est
pas un citoyen anglais qui ne comprenne cela. Votre homme en
habit noir est par lui-même ; il n'a pas besoin de moi. Mais celuilà, si je ne le porte pas à bout de bras, le voilà par terre." Ainsi
parlait ce dresseur de rois. Et je connus que j'avais parlé comme
un enfant.
24 mai 1910
1529
La vraie neutralité à l'école, selon moi, n'a pas seulement à se
montrer quand les croyances religieuses sont en cause. Il y a intolérance toutes les fois que l'on se moque d'une erreur, c'est-àdire toutes les fois que l'on tire occasion d'une erreur pour humilier et attrister l'enfant. Tous les professeurs de mathématiques
que j'ai connus étaient intolérants et fanatiques ; ils avaient même
leurs bûchers, qui étaient retenues, pensums, et surtout moqueries. C'étaient des papes, en somme ; ils ne pensaient qu'aux
mots. Hors de la forme canonique qu'ils exigeaient, ils ne
croyaient point que l'on pût penser. En somme, ils ne savaient
pas démêler, sous des paroles maladroites, une pensée vraie. Ils
semblaient manquer tout à fait de cette noble idée, que toute erreur enferme une vérité, mais mal débrouillée ; c'est pourquoi ils
n'étaient ni fraternels, ni même justes, mais tyrans de doctrines,
et chanteurs de psaumes au lutrin.
Quand un enfant compte : "Cinq fois douze font soixantedouze", on ne peut pas dire qu'il ait une idée fausse ; il n'a point
d'idée du tout. Disons plutôt qu'il ne sait pas penser aux nombres ; disons qu'il pense aux mots au lieu de penser aux nombres.
Quand il dit, exemple assez connu d'erreur puérile, qu'un kilogramme de plume est moins lourd qu'un kilogramme de plomb, il
ne pense point mal, je dirais plutôt qu'il parle mal, mais qu'il sait
bien ce qu'il veut dire ; il veut dire qu'à volume égal la plume
pèse moins que le plomb ; en le suivant jusque dans l'erreur qu'il
commet, vous mettrez au jour une idée importante, qui est l'idée
de densité ; il l'a, mais il ne sait pas bien l'exprimer. Si vous vous
moquez de lui là-dessus, c'est tout juste aussi intelligent que si
154
PROPOS 1910
vous vous moquiez d'un Anglais, parce qu'il prend un mot
français pour un autre.
Quand un homme dit que le nombre treize porte malheur, il
exprime le mieux qu'il peut cette idée que le nombre treize, dès
qu'il y pense, et surtout s'il y joint le mot vendredi, évoque automatiquement des malheurs possibles. Toutes vos moqueries
n'empêcheront pas les idées de s'accrocher ainsi ; et, bien plus,
vos moqueries, en le blessant sur cette plaie-là, l'irriteront encore ; il pensera plus vivement ensemble ces deux choses : Vendredi treize et malheur possible. Que faire ? Expliquer l'erreur,
c'est-à-dire en faire une vérité. Lui faire voir que chacun de nous,
par l'effet de coïncidences, lie ainsi certains objets à des bonheurs ou à des malheurs ; le lac, pour Lamartine, signifiait tristesse, amours passés, brièveté des bonheurs humains. Il y a une
vérité de cette erreur-là comme de toute erreur. Et, en expliquant
cela, vous liez ces deux idées à mille autres. Voilà un noeud débrouillé, et la navette court.
25 mai 1910
1530
Je n'ai pas été sans imaginer quelques-uns des effets étranges
et terrifiants que la poussière cométaire pourrait produire, si elle
se mêlait à notre ciel1. Représentez-vous le bleu au-dessus de nos
têtes remplacé par le rouge vif ; ou encore une voûte constamment lumineuse, qui supprimerait les nuits. Une terre verte, des
végétaux blancs, des fleurs noires. Ou bien encore, une ivresse
de tous, qui nous réduirait à la vie animale ; ou au contraire une
purification des moeurs humaines, par quelques atomes nouveaux dans l'air. Ces suppositions n'effraient personne ; elles
n'arriveraient pas à m'émouvoir le moins du monde. Cela fait voir
que l'imagination n'est pas si puissante qu'on le dit ; combien ces
fictions sont pâles et pauvres, à côté de la moindre petite chose
réelle.
Comme je pensais à tout cela le soir de la Comète, en traversant une plaine assez étendue, je fus témoin de prodigieuses catastrophes dans le ciel. Des lueurs soudaines éclairaient les
nuages et toute la terre. Des fêlures éblouissantes se montraient
sur ma tête, à droite, en face ; quelques-unes semblaient descendre jusqu'à la terre. Avec cela un fracas assourdissant, de quoi
mettre une armée en fuite. Le fait est que nous étions, dans ce
wagon qui roulait à travers la plaine, un certain nombre de héros
qui montraient des visages tranquilles, chacun regardant et
Avril 1910
155
écoutant, tous moins émus assurément qu'ils ne l'auraient été au
premier mélodrame venu.
J'ai lu dans les feuilles publiques que cet orage, survenu à
cette heure critique, avait épouvanté quelques villages ici et là ;
j'ai peine à le croire, d'après ce que j'ai vu. Car même de faibles
femmes, qui évidemment n'avaient appris ni la physique ni la
philosophie, contemplaient cet embrasement du ciel sans donner
le signe d'aucune émotion. Les mêmes gens, au théâtre, se seraient rués peut-être comme des fous si l'on avait seulement crié :
"Au feu !"
Voilà un paradoxe assez fort, et qui enferme plus d'une leçon.
Un orage du ciel n'effraie pas le stoïcien et tout homme est stoïcien en cela ; rien ne l'effraie, pourrions-nous dire, tant qu'il n'a
pas peur. Mais un orage humain les met tous en fuite, le stoïcien
avec les autres. Un seul cri humain les soulèvera tous, et les fera
hurler en choeur ; mais les hurlements du ciel n'y peuvent rien, si
quelque cri humain ne s'y mêle. Mais, sous un ciel serein, un orage humain est toujours possible, par quelques convulsionnaires.
La panique est un orage humain ; la guerre aussi ; la prière aussi.
Il suffit d'un mouvement inconsidéré, d'un mouvement fraternel
un peu vif chez les autres ; voilà le premier éclair, qui peut embraser tout. Chacun de nous porte un peu de paix et de guerre
dans les plis de son manteau. Béni soit l'inconnu, qui promène
dans les foules un sourire et un coeur tranquille. La foule brouille
toute chose et croit que Jésus souriant est le maître des flots.
Maître de la foule, oui, et charmeur de tempêtes en ce sens-là.
Chacun de nous, avec la sérénité qu'il a, fait des miracles et
marche sur la mer.
26 mai 1910
1531
"Cela va de mieux en mieux, me dit mon ami Jacques. Le
tour est joué ; il est prouvé par leurs statistiques que la Représentation Proportionnelle est réclamée par une masse importante
d'électeurs1. Comment a-t-on l'impudence de conclure ainsi ?
Comment mille clameurs ne s'élèvent-elles point contre une si
audacieuse mystification ? Comme si ces élections n'avaient été
qu'un referendum sur une seule question. Comme si tous les
électeurs de France avaient eu à voter oui ou non pour l'empereur
Charles Benoist2. Dans le fait vous, Alain, vous vous trouvez
avoir voté pour la Proportionnelle, dont vous ne voulez pas ; et
moi de même. Comment aurions-nous fait autrement ? Tous
156
PROPOS 1910
l'avaient mise à leur programme. Et ce fut ainsi à peu près partout. C'est pourquoi cette méthode de découper les professions de
foi et d'en classer et compter les morceaux, est la pire de toutes,
si l'on veut savoir ce que l'électeur demande et ce que l'électeur
repousse. C'est justement un avant-goût de la réforme électorale.
On veut à toute force que l'électeur choisisse entre une opinion et
une autre ; et lui, l'électeur prétend choisir entre un homme et un
homme.
Qu'est-ce que c'est aussi, dit l'ami Jacques, que cette réforme
administrative3 qui va nous tomber du ciel ? Autant que j'en puis
deviner quelque chose, nous aurions quelques puissants préfets
de plus, et des assemblées provinciales dont les pouvoirs sont à
définir. Comment l'électeur a-t-il bien pu vouloir une réforme
dont personne ne sait encore rien ? Il est hors de doute que la
plupart des électeurs veulent une administration moins formaliste, moins paperassière, et qui nous coûte le moins cher possible.
Et, par exemple, si l'on pouvait faire que les percepteurs versent
leurs recettes aux coffres de la Banque de France, ce qui supprimerait les receveurs et les trésoriers, comptez que la plupart des
électeurs approuveront une réforme de ce genre. Seulement, mon
cher, remarquez bien une chose ; il ne s'agirait point du tout de
supprimer les emplois inférieurs ; car, à la Banque ou ailleurs, il
faudrait bien qu'on les retrouve. C'est du côté des chefs de services et des gros traitements qu'il faudrait tailler et rogner. C'est
vous dire qu'en gros je supprimerais plutôt les préfets que les
sous-préfets ; car il est bon que le pouvoir ait des guichets partout, et le plus près du public qu'il se pourra. Vousa verrez qu'on
ne supprimera pas les sous-préfets, mais qu'on nous donnera des
sur-préfets, ce qui nous coûtera un petit million par an et consolidera la bureaucratie, pendant que les tribuns du peuple, par
l'effet de la réforme électorale, seront séparés de nous, et sourds
à nos réclamations. Tout cela se tient assez bien et trop bien.
Aussi je souhaite que l'électeur se méfie, et collabore un peu à
toutes ces réformes-là."
27 mai 1910
1532 *
Je vais vous dire une grande nouvelle. Les députés vont se
syndiquer. Si ce n'est pas pour demain, c'est pour après-demain.
Les statuts sont prêts ; les adhésions arrivent en foule ; on oublie
les querelles de parti, on ne veut plus songer qu'aux risques de la
profession.
Avril 1910
157
La chose a commencé sous la forme d'une Société de secours
mutuels, qui assurait une pension convenable aux non-réélus. En
étudiant la question, ils virent qu'ils pourraient faire encore bien
mieux. Une pension ne console pas du tout ; on pouvait se protéger les uns les autres contre l'humiliation et la servitude.
"Je m'adresse, disait le secrétaire Benoiston1, aux honnêtes
gens de tous les partis, et je leur dis ceci : un militaire, un receveur des finances, un professeur, un instituteur, un douanier, ont
des sûretés ; le peuple souverain ne peut pas révoquer le dernier
des commis sur cette simple raison qu'il a cessé de plaire. Les députés seuls, les députés qui font des lois, ne l'oublions pas, les
députés peuvent être remerciés purement et simplement. Que feront-ils après ? Nul ne s'en soucie. Qu'ils aient usé leurs plus
belles années à rédiger des rapports et à refaire les additions du
budget, cela n'importe pas du tout à l'électeur-patron. On a appris
péniblement l'Économique et la Statistique, la Diplomatie et la
tactique. On est écouté dans les commissions et dans les souscommissions. Peines perdues. Camarades, en présence d'une telle
situation, il ne s'agit point de gémir, il faut agir."
De ce discours mémorable naquit le Syndicat des Députés.
Tout député peut en faire partie. Toute discussion politique ou
religieuse est rigoureusement interdite. Et voici le principe. Il ne
s'agit pas d'interdire à l'électeur tout changement d'opinion ; il
n'est pas nécessaire d'aller jusque-là pour commencer ; il faut
seulement obtenir que l'électeur qui prétend conserver son opinion conserve aussi son député. Et rien n'est plus facile.
Tout député que le syndicat présentera comme étant resté fidèle à son parti doit être réélu. Quand les opinions changeront
d'une circonscription à l'autre, le syndicat opérera, de sa propre
autorité, le transfert des députés en cause ; s'il y a compétition,
l'ancienneté décidera. On indemnisera les victimes, soit par bureaux de tabac, soit autrement ; mais il faut, avant tout, faire en
sorte qu'il y en ait le moins possible.
Les sanctions ? Elles ne manqueront pas. Les renards2 seront
sévèrement persécutés. D'abord ils seront combattus avant l'élection, par conférences, articles de journaux, affiches syndicalistes.
Notamment ils seront exclus de tous les partis syndiqués. S'ils
sont élus, ils seront exclus de tous les groupes, et à plus forte raison de toutes les combinaisons ministérielles. Les ministres syndiqués leur refuseront toute faveur et toute audience, et n'inaugureront point chez eux. Si les renards veulent parler en séance, ou
158
PROPOS 1910
bien le désert se fera sur les banquettes syndiquées, ou bien le
bruit des pupitres syndiqués couvrira leurs voix.
Par ces moyens, l'espèce des renards sera bientôt détruite ; et
les électeurs qui voudront changer de député, devront changer
aussi d'opinion, et le déclarer au syndicat, dans les formes
convenables, afin qu'il leur soit envoyé le plus ancien des syndiqués disponibles, dans la nuance qu'ils auront choisie. Pour des
raisons de haute convenance, on remplacera le mot syndicat, par
l'expressiona plus relevée de "Groupe Parlementaire pour le rétablissement du scrutin de liste avec représentation proportionnelle."
28 mai 1910
1533
Quand on considère la coalition des grosses fortunes, et
comment elle nourrit certains journaux et fait taire les autres,
comment aussi, en agissant sur le crédit public, elle peut soutenir
ou écraser un gouvernement, on est tenté de suivre le romancier
Wells1, et de se représenter l'avenir à peu près de la manière suivante. Les capitalistes, façonnés à l'action commune par leurs luttes contre les syndicats, forment enfin un État dans l'État, qui
asservit l'État. Le vrai pouvoir est économique. Il y a encore des
pouvoirs politiques ; mais ce sont des rois fainéants.
Les grands banquiers sont maires du palais. Ils tiennent la
presse, et c'est une presse qui parle ; car on ne prend plus le
temps de lire ; d'énormes phonographes imposent aux citoyens
les opinions que la haute banque veut leur donner. Comme d'ailleurs, par le progrès du machinisme, l'instruction du peuple se
réduit à la formation de spécialistes dans chaque profession, il n'y
a plus ni culture, ni réflexion, ni sens critique ; aussi le plus
puissant phonographe finit toujours par avoir raison. On sait
déjà, par ces moyens, vendre sous étiquette, cher, n'importea
quelle pilule du Codex, ou soutenir et imposer enfin une pièce de
théâtre ridicule. La Proportionnelle va triompher pour les mêmes
causes, et simplement par ce tintamarre que l'on a mené pour
elle. Dans l'avenir de fantaisie que j'essaie de construire, toutes
les opinions seront présentées ainsi ; jetées aux yeux par les affiches lumineuses, aux oreilles par les phonographes géants. Ainsi l'argent sera tout à fait roi ; qui tient l'opinion est roi.
Ces dangers sont réels. Quelques misanthropes vont même
jusqu'à dire que nous ne pouvons plus être sauvés. Ce qui me ferait croire que nous ne sommes pas tout à fait perdus, c'est cette
Avril 1910
159
colère de toutes les puissances contre le suffrage universel. Réunissez dans un cabaret, comme il arrive souvent, et naturellement dans un cabaret de bonne compagnie, réunissez des lanceurs d'affaires, des ministres, d'anciens ministres, de puissants
bureaucrates, quelques plumets de l'état-major, un gentilhomme,
un directeur de théâtre, un marchand de papier, un académicien,
une brillante duchesse et quelques actrices, vous pouvez être assuré qu'il n'y aura ni droite ni gauche, mais bien une seule opinion, un seul discours passionné contre la foule des petites gens,
et surtout contre ceux qui travaillent de tout leur coeur à instruire
le peuple ; contre des instituteurs ambitieux, qui se mêlent de
penser, contre des journalistes d'un autre âge, qui pèsent le juste
et l'injuste au lieu de peser l'argent et l'or, contre des députés indépendants et mal cravatés, qui prennent sérieusement leur rôle.
Ces déclarations ont pris corps ; on les lit partout, on les entend
partout. Des phonographes vivants, et dont la voix porte loin,
lancent de brillants couplets sur les "mares stagnantes"2.
En vérité, il n'est pas un homme cultivé maintenant qui ose
élever la voix, et annoncer l'avènement du Peuple-Roi. Il serait
méprisé. Un camarade me disait affectueusement ces jours-ci :
"Tu es un peu trop optimiste", du ton dont il m'aurait dit : "Ta
redingote est tout de même un peu trop mal coupée."
Tout cela me prouve que le peuple se défend. Soyez tranquille
; le jour où il sera muselé, vous entendrez comme on lui dira :
"Beau peuple ! Sage Peuple ! Peuple vertueux ! Peuple vraiment
digne de la liberté !"
29 mai 1910
1534
L'illustre Cervelet, roi des bibliothécaires, voulut bien me
faire visiter le temple de l'Histoire Universelle : "Car je vous
vois, dit-il, justement arrivé à l'âge où l'on devient historien, si on
ne l'est, par grâce, depuis sa naissance ; et vous résistez, parce
que vous ignorez. Toute science, mon cher, est un fait d'histoire
humaine ; donc l'histoire domine tout ; il y a jusqu'à une histoire
de l'aviation, qui est la vraie science de l'aviation.
- Parbleu, lui dis-je, et une histoire de l'histoire, et une histoire
de l'histoire de l'histoire. Mais je n'entends rien à ces belles
choses ; instruisez-moi.
- Commençons, dit Cervelet, par le commencement. Pour
s'instruire, il faut lire ; pour lire, il faut d'abord savoir ce qu'il
faut lire. Et voici notre Institut de bibliographie universelle, qui
160
PROPOS 1910
est relié télégraphiquement à tous les Instituts bibliographiques
de l'Univers. Aussi, tenez, il n'y a pas six heures que l'on a publié, à Copenhague, une brochure sur le droit de pêche au XVe
siècle, dans le Grand Belt. Déjà, comme vous voyez à ce tableau
mural, nous avons par dépêche une analyse de cet ouvrage. Regardez : deux pages pour l'historien du droit international ; une
page pour l'historien du droit administratif ; six pages pour l'historien des métiers ; une demi-page sur l'origine des fêtes publiques ; trois lignes sur les migrations des poissons ; cinq mots
sur le fétichisme ; et la traduction d'une chanson populaire en six
strophes, laquelle intéresse l'histoire de la littérature et spécialement l'histoire du rythme, aussi l'histoire des métaphores. Toutes
ces références sont inscrites sur des fiches par ces bibliographes
que vous voyez là ; les fiches sont classées parmi les quelques
millions de fiches que nous avons déjà. C'est vous dire que n'importe quel spécialiste peut connaître, en une semaine ou deux de
travail, les titres de tous les ouvrages qui l'intéressent. Ainsi,
chacun travaille dans une petite province de la Science, humble
ouvrier, pour sa part, d'un colossal édifice.
- Je vois bien, lui dis-je, que cela fait de nouveaux livres, qui
sont analysés et classés aussi, et qu'il faudra lire aussi. Et je vois
bien qu'il faudra une tête solide, pour digérer toute cette sciencelà.
- Y pensez-vous ? me dit Cervelet. C'était possible dans les
temps de barbarie. Mais qui pourrait maintenant saisir la science
sociale dans son ensemble ? Ce qui est acquis maintenant, voyezvous, c'est qu'il est impossible de savoir tout, même d'un savoir
médiocre. Nous n'avons plus que des spécialistes, qui forment
des spécialistes. Notre siècle aura compris cela, et ce n'est pas
peu de chose. On ne verra plus de ces bavards, qui ont des vues
sur tout ; mais d'honnêtes, de scrupuleux, de patients chercheurs,
qui n'avanceront pas un mot sans avoir lu tout ce qui est de leur
domaine. L'Histoire se fait, l'Histoire qui contient tout, coordonne tout, explique tout.
- Mais, lui dis-je, pour qui ?"
Cervelet me regarda à travers ses lunettes, comme si j'étais
descendu de la lune. "Ma question, lui dis-je, est toute naturelle.
La moindre chose humaine tient à toutes vos sciences. Qui la
pensera comme il faut ? Qui aura du jugement ?"
Mais lui, avec un geste furieux de ses mains tachées d'encre :
"Allez-vous en, sophiste !" Je cours encore.
30 mai 1910
Avril 1910
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1535
"Ce n'est pourtant pas le moment, dit Monsieur Placide, de
couper les ponts entre l'électeur et le député1. On dirait, à les entendre, que toute sagesse vient des gouvernants, et toute folie des
gouvernés. Je crois plutôt que c'est le contraire, et que les gouvernants, dès qu'on leur laissera un peu de liberté, feront tout de
suite des sottises.
Vous vous demandez, ajouta Monsieur Placide, ce qui me jette dans des pensées aussi ambitieuses ; car, comme vous savez, je
n'ai point le goût de la haute politique, et je pense plutôt à remédier aux maux les plus certains qu'à imaginer de nouveaux systèmes d'existence en commun. Eh bien, justement, comme j'ouvrais mon journal avant-hier, je constataisa un très grand mal,
inventé par les gouvernants ; je veux parler de ce submersible qui
est couché par le fond, étouffant dans sa coque tant de précieuses
vies2. Je remonte aux causes, je lis toutes ces dépêches de
condoléances qui nous arrivent de tous les pays ; il me paraît hors
de doute que si des Allemands ou des Anglais s'étaient trouvés
là, avec des appareils comme il en fallait, ils auraient travaillé
avec nous pour sauver ces braves marins. Très beau ; mais
n'oublions pas que ces marins s'exerçaient justement à couler par
le fond, à la première querelle, ces mêmes Anglais ou ces mêmes
Allemands.
Or remarquez, mon cher monsieur (il me tenait par le bouton
de mon habit, ce terrible Placide), remarquez que les gouvernants
trouvent cela tout naturel ; ils n'y voient point de contradiction ;
ils montreraient le même enthousiasme pour remercier ces étrangers ou pour ordonner qu'on les égorge ou qu'on les noie. Et ils
sont ainsi dans tous les pays, ce qui me fait croire que c'est leur
fonction qui les enivre ou qui les aveugle. Je leur vois une volonté de faire la guerre qui m'épouvante. Pour vous dire toute ma
pensée, je crois que s'ils étaient libres et maîtres, ils hausseraient
le ton sans mesure, et nous jetteraient dans les massacres à la
première occasion. En attendant ils ne rêvent que dirigeables et
aéroplanes de guerre, aussi dangereux à peu près que les submersibles3.
Interrogez maintenant un électeur dans n'importe quel pays ; il
reconnaîtra qu'il n'aura pas plus de peine à vivre en paix avec la
plupart des étrangers qu'il n'en a à vivre en paix avec la plupart
de ses compatriotes ; que les pirates sont heureusement en petit
nombre, et qu'il suffit des croiseurs que nous avons pour faire la
police des mers. J'en conclus que la guerre fratricide, qui nous
162
PROPOS 1910
coûte si cher à préparer, la guerre entre honnêtes gens et honnêtes gens, résulte de quelque folie des gouvernants, contre leb
bon sens des gouvernés. C'est pourquoi je dis qu'il est plus que
jamais nécessaire de tenir les gouvernants en tutelle, afin que les
principes d'honnêteté et de modération, qui sont d'usage dans la
vie privée du plus grand nombre, s'imposent enfin aux nations."
31 mai 1910
Juin 1910
201
JUIN
9
18
28
30
Déclaration ministérielle du président du
Conseil, Aristide Briand, devant la
nouvelle Chambre.
Catastrophe ferroviaire sur la ligne ParisDreux.
Vote de confiance de la Chambre au
ministère Briand.
Projet de loi du ministère Briand sur la réforme électorale : scrutin de liste avec
représentation proportionnelle.
Mercredi 1er juin. A Marie Monique Morre-Lambelin :
"Bonne classe ce matin. Vu Herr très gentil. Vu Borrel qui demande la permission pour lui et ses camarades philosophes de
me réclamer comme maître de conférences à l'École. Je laisse
faire, c'est rigolo. Cela sera toujours une indication. Pour le
moment je craindrais plutôt un poste de ce genre. Mais je peux
être tranquille. Les compositions sont faibles. Le concours sera
médiocre cette année. Ces anciens n'ont presque rien tiré de ce
que je leur ai dit. L'Inconscient ne s'éclaircit guère. Mais je
ferai toujours Kant très bien, et quelques bouts de plans. Si
j'avais les livres essentiels, si je pouvais faire pour Leibniz la
même chose que pour Kant, je serais bien armé. Il faudrait
aller beaucoup à la bibliothèque de l'École. J'en userai ces
temps, où les examens me laisseront du répit. Ce qui abrutit ce
sont ces sujets bouchés comme l'Inconscient, c'est la revanche
des imbéciles. Le Propos d'aujourd'hui est un peu meilleur (sur
le peuple et les députés) [1541] mais ça n'a pas de mouvement.
Il faut attendre et se juger le moins possible. Lettre de
Brunschvicg qui a lu les Cent-Un, 2ème série, et qui écrit que les
Propos sont "épatants" depuis un mois et se plaint d'être le sale
aristocrate que j'appelle "un camarade" (tu sais que c'était
Parodi). Je pense aux "outils", au "Vulcain" désiré, dont tu
seras la Secrétaire. Cela pourra se dessiner. J'irai sans doute à
Paissy dimanche prochain ou l'autre. La vieille amie implore.
Borrel m'a appris que Bénézé est assez souffrant et mis en
convalescence. On semble craindre la tuberculose. C'est une
chose à surveiller."
Samedi 4 juin. Idem : "Je t'envoie une lettre de Laisant. J'ai
vu Borrel qui venait mendier ; je lui ai donné les deux livres1.
Bénézé est à l'hôpital militaire de Saint-Mandé et assez triste.
Mais j'hésite à lui écrire sans occasion. Cela l'attristerait
encore. Propos suffisants. Très bonne classe aujourd'hui pour
finir. Kant bien mis au point. Moins de travail maintenant.
Temps pour réfléchir. D'abord repos à Paissy. J'y pars demain.
Comme je t'enverrai de douces pensées à travers l'espace. Je
n'y vais rien faire du tout que les Propos et de la rêverie devant
les horizons et de douces conversations avec les deux ermites."
1
Cent-Un Propos, 1ère série et 2ème série.
202
PROPOS 1910
Mardi 7 juin. Idem : "Au milieu des feuilles, des fleurs, des
chants d'oiseaux. Un orage monte. Heures délicieuses. Rêveries. Musique. Parfums. Repos. Sommeil de bébé au berceau.
J'envoie une feuille de lierre avec des baisers pour mah meh."
Vendredi 10 juin. A Élie Halévy : "Ami, Jeudi, non (jeudi
dernier, il était trop tard pour écrire). Dimanche, oui, à Choisy.
Viens (venez), si les choses tournent pour cela. Je compte aller
à Sucy lundi ou mercredi, en dépit des compositions à corriger.
Je me mettrai aux deux livres quand je pourrai enfin respirer,
après que Sévigné me laissera tranquille. Amis, Chartier."
Samedi 11 juin. A Marie Monique Morre-Lambelin : "Classe excellente. Propos comme l'éclair. Bonne humeur. Les gosses
ont eu : L'habitude et la volonté. Sujet imprévu ; mais classique
et bien posé. Vite à Montmartre, et en voiture ! Comme l'a
ordonné sah meh !"
Mercredi 15 juin. Idem : "Je t'envoie une lettre de Weber
pour ton plaisir. J'ai vu Borrel ce matin. La direction de l'École
n'ayant pas d'argent demande, non sans ironie, si je ferais des
conférences pour rien. B. disait qu'il le fallait. Je lui ai expliqué
que cela serait trop critiquable, je ne veux forcer la main de
personne. Du reste je suis content que la démarche ait été poussée. D'autant que de petits embêtements pourraient surgir. B.
m'a dit que Séailles reprend, qu'il serait question de remettre
Brunschvicg à H. IV et moi on ne sait pas où (je redemanderais
Michelet). Ce matin même Br. me demande d'aller déjeuner
chez lui, l'autre mercredi. J'irai. Je suppose qu'il saura bien se
maintenir à la Sorbonne. Toutefois, je m'applique à considérer
ces choses avec calme, afin de dépendre le moins possible de
tous ces gens-là. Quant à Laisant je n'ai guère envie de le voir ;
son projet n'est pas réalisable. Et si à force de penser à la renommée, je venais à y tenir. Défions-nous de nos actes. Beaux
Propos ces jours, et écrits d'un trait."
Jeudi 16 juin. Idem : "Je vais à Sucy. T'ai-je dit que dimanche j'ai trouvé ma mère au lit depuis trois jours. État passable. De la bronchite. Je verrai cela demain."
Samedi 18 juin. Idem : "Mère debout, mais pas solide. Élie
a affirmé qu'il n'arrivera rien du côté H. IV ; t'expliquerai. Petit
cours à Sévigné (clôture) vendredi de 3 h 1/4 à 4 h 1/4. L'autre
est fini."
Mardi 21 juin. Idem : "A Choisy rien de bien agréable. Ma
mère se lève un peu tous les jours, mais se plaint beaucoup. Ma
soeur est elle-même grippée et déclare qu'elle a une vie dure. Et
la mauvaise humeur règne. En ces temps la joie est précieuse,
aussi je te supplie de venir mercredi, demain. L'enfant a besoin
d'être bercé par sah meh. Nous verrons tes classements de
Propos. Ce qui est heureux, c'est que les événements graves
sont toujours imprévus et par conséquent les craintes presque
toujours chimériques. Admire ce raisonnement et retiens-le.
Nous ferons un Propos là-dessus."
Samedi 25 juin. Idem : "Joie sans mesures de ce voyage
d'hier ; j'en suis encore dans le sublime. Pas oublier que tu es
une meh tellement parfaite qu'on ne peut pas concevoir au
Juin 1910
203
monde quelqu'un qui en approche. Pas oublier mes enquêtes
sur le ciel d'octobre 1910, svp. Pas oublier que je suis
absolument mignon dans mon coeur. Leçon excellente à H. IV.
Je t'ai dit bonjour sous la pluie dans le Luxembourg ; ton coeur
aura entendu. Propos écrit au galop ce matin, mais hautement
supérieur, sur l'amour et la guerre ; ce n'est pas de l'actualité ;
paraîtra je ne sais quand. ... Léon m'invite à l'aller voir
mercredi dans son nouveau château."
Mercredi 29 juin. Idem : "Avant de partir pour Combault, je
vais voir un beau château et ne pas trop engueuler le châtelain
si c'est possible. Les Propos vont sans peine. Hier un bon sur
les richesses et salaires [1565]. Aujourd'hui j'écrirai sur Briand
pendant le voyage. Ce matin, classes faciles et bonnes. J'ai encore reçu deux dissertations ; les jeunes travaillent bien. Oui, il
faut me continuer les cartes du ciel et sans rien changer aux
encres. Nous en ferons un beau cahier d'astronomie. Car, pour
le mettre en figures dans la revue Marcel1, ce serait inutile ;
c'est trop compliqué pour des commençants. Mais pour ce que
je veux en faire, ce sont des documents parfaits."
1536
Au sujet de cet hommage rendu aux Communards1 par les socialistes révolutionnaires, j'hésite à formuler un jugement. Je ne
vois la Commune que de loin, et dans un tourbillon de fumées.
C'est comme un volcan humain en éruption ; et je n'ai même pas
vu les flammes, même pas senti le soufre. La Commune, pour
moi, consiste en des brochures, en des livres, en des articles de
journaux. Vais-je me laisser entraîner en aveugle du côté des
vaincus ? Vais-je proclamer en moi-même que tous les Communards étaient des héros, et tous les Versaillais des brutes ? Cela
n'est pas vraisemblable.
Peut-on, malgré tout, extraire de ces récits tragiques quelque
idée réconfortante pour aujourd'hui et pour demain ? Dans cette
petite ville du Perche où j'ai été élevé2, on entendait par Communard, dans le langage ordinaire, un homme qui méprisait les puissances et l'ordre établi. C'était peut-être très bien vu. Nos Percherons méprisaient les puissances, mais ils ne méprisaient point
l'ordre établi ; ceta état d'esprit est bien Normand. Il consiste à
garder un jugement libre, mais à ne point vouloir changer ce qui
est, avec cette idée que l'inégalité est inévitable, et qu'on la retrouvera toujours, sous une forme ou sous une autre ; qu'ilb faut
donc subir les lois sans adorer les hommes ; et que cela suffit
pour la liberté.
1
Marcel Renault, alors inspecteur d'Académie à Moulins (Allier), qui publiait une
Revue pour les Instituteurs de son département (note de Marie Monique MorreLambelin).
204
PROPOS 1910
Il suffit d'être familier avec le riche bocage Normand pour
comprendre ces opinions-là. Elles poussent à l'ombre des pommiers. Un paysan Normand ne craint guère que la servitude morale ; il échappe assez bien à l'autre. C'est pourquoi il n'est qu'à
moitié frondeur ; il conserve sans respecter.
Dans l'esprit du Communard, il y a autre chose. Il y a la révolte de l'esprit, d'abord ; il y a cette vue supérieure sur les hommes,
qui les fait paraître égaux malgré tout, et se moque des rois. Mais
ce n'est pas moquerie, c'est fureur. L'esclavage réel, senti à toute
minute, irrite et enflamme l'idée. Si le Percheron, au lieu de
pousser sa charrue en sifflant, sentait la chaîne de l'usine, vous
auriez un beau révolutionnaire. Si le Percheron connaissait des
chaînes un peu plus dorées, mais tout aussi lourdes, s'il était employé, ou chef de bureau, ou instituteur, ou sous-inspecteur, s'il
avait senti la muselière à opinions, sûrement il tenterait une guerre d'esclaves. La ville avec ses fumées explique l'un, comme la
campagne explique l'autre. Chacun est enchaîné à son opinion.
Chacun d'eux reconnaît son frère dans l'autre et se dit : "Voilà ce
que je serais peut-être, si la roue de la nécessité m'avait laminé
autrement." De là une guerre fratricide, furieuse parce qu'elle est
fratricide. Dans cette fureur contre l'autre, il y a un peu de fureur
contre soi. L'ambitieux qui a faim est le plus ardent révolutionnaire. Le jugeur qui a bien dîné est le plus obstiné réactionnaire.
Chacun d'eux est comme le remords de l'autre, parce qu'il est
l'image de l'autre. "Tu penses ce que je pense, pourquoi n'es-tu
pas comme moi ?" Quand les regards se sont dit cela, si l'on ne
s'embrasse pas, il faut s'égorger.
Les idées marchent. Le Versaillais est au fond des campagnes, et le Communard au fond des villes. Entre deux, des millions d'arbitres. Un citoyen, pris au hasard, est Communard d'esprit et Versaillais d'esprit. Les deux moitiés se sont recollées.
1er juin 1910
1537
Il est presque impossible qu'un homme sensé, qui visite une
exposition de sculpture, ne se demande pas ce que signifient
toutes ces nudités. Mais sans doute n'y pensera-t-il pas longtemps ; car la question est épineuse ; il faut mettre des gants pour
y toucher. Communément on se tire d'affaire en répétant, comme
un axiome, que tout est sain aux sains.
Juin 1910
205
Je veux bien partir de là, et convenir que la plupart des hommes évitent sans peine la dépravation et les demi-folies qui en
sont la suite. Mais il reste à se demander si tout ce qui est sain est
bon sans restriction par cela seul. La nourriture est une bonne
chose ; la nourriture agréable est deux fois bonne, car le plaisir
est, par lui-même, bon pour la santé ; l'on digère mieux ce que
l'on a un peu désiré et ce que l'on a mangé avec plaisir. Qu'il y ait
pourtant un abus de la nourriture, c'est ce que font assez voir ces
ventres que l'on rencontre. Si donc quelqu'un, par peintures, ou
par décor et parure des tables, arrive à me faire oublier que j'ai
mangé tout à l'heure, et parvient, en passant par les yeux, à séduire mon estomac, il me semble que cet homme sera l'ennemi de
ma santé. Pourquoi ? Parce qu'il sait produire en moi, par ses
artifices, un désir que ma nature n'aurait pas produit d'elle-même,
et comme un besoin de luxe, qui rend plus difficile le gouvernement de moi-même, et l'équilibre de mes fonctions.
Celui qui représente le nu me paraît un cuisinier de ce genrelà. On dit, et c'est vraisemblable, que lorsque le nu a hautement
les caractères de la beauté, il ne trouble point le spectateur. C'est
qu'alors une émotion l'emporte sur une autre ; et je ne nie point
cet effet-là. Celui qui a sculpté la Vénus de Milo, a fait ce miracle, de nous laisser, pendant que nous considérons ces formes
parfaites, dans l'état de pureté et de sérénité. Ceux-là sont des
bienfaiteurs. Mais qui arrive à ce point de perfection ? Peu de
sculpteurs sans doute. Les autres s'exercent à mes dépens.
L'art fait passer bien des choses qui ne sont guère propres. J'ai
recueilli deux impressions d'une femme qui, de temps en temps,
entre dans quelque atelier à modèles vivants. Or, elle vit des
hommes nus, et, contre son attente, elle n'en fut point choquée du
tout. Mais un jour qu'elle vit une fillette exposée de la même façon, et servant comme d'outil aux peintres et aux sculpteurs, elle
ne put se défendre d'un vif mouvement de honte et de colère mélangées. Que pouvait être, dans l'avenir, la vie, l'amour, la pureté,
pour cette fillette-là ? N'était-elle pas esclave et prostituée ? Vendue par son père et sa mère comme objet d'étalage et d'ornement ? Et, avant l'âge où l'on choisit, est-ce que sa destinée n'était
pas fixée irrévocablement par cet ignoble marché ? Voilà de
lourdes questions. Voilà un art barbare. Ne riez pas, précieux
amateurs, et répondez-moi : qui de vous mettrait sa fille ou sa
soeur ainsi sur la sellette ?
2 juin 1910
206
PROPOS 1910
1538
J'ai rencontré un sincère ami de la justice, qui me reproche
d'être un peu trop indulgent à nos moeurs parlementaires. J'ai dit
pourtant assez ce que je pense, ce que tant d'autres pensent, de
cet esprit de corps qui pèse sur les députés, qui les isole en quelque sorte de la nation, qui les jette dans les intrigues de couloir ;
de ce mirage aussi qui leur fait prendre pour opinion publique les
fantaisies des gouvernants et des journalistes. Ajoutons si vous
voulez qu'ils sont assaillis par des solliciteurs, lesquels se trouvent représenter à leurs yeux la massea électorale, les éloges, les
blâmes, les souhaits, les craintes du plus grand nombre. De là
une politique rhumatisante, qui traîne les pieds, s'asseoit et enfin
se couche, pendant que les bureaucrates gouvernent pour leurs
gendres et pour leurs cousins. On peut noircir ce tableau autant
qu'on voudra ; ce sera très utile. Il est très bon de faire voir que,
malgré les formes républicaines, nous sommes gouvernés par les
riches et par les grands corps de l'État, devant lesquels nos gouvernants et nos représentants sont comme des enfants respectueux, attendant le brevet d'Homme d'État qui leur sera accordé
par cette élite, s'ils sont bien sages. Etre bien sage, c'est avoir
égard à une petite armée de Compétences, d'Autorités, et d'Intérêts. C'est céder à leurs conseils, placer leurs fils, et rouler dans
leurs autos. Ainsi jouent les forces ; les pouvoirs s'unissent pour
gouverner, et gouvernent dans l'intérêt des pouvoirs. Toujours
l'autorité se porte où est la richesse ; toujours de son propre mouvement elle se concentre autour d'une classe dirigeante. Un roi
habile, s'il saisit bien ce mécanisme, peut se maintenir longtemps.
Je ne crois pas qu'un ministre, si on le laisse un peu à lui-même,
puisse ne pas prendre goût à ce jeu royal.
La République est essentiellement opposée à ce petit jeu-là.
Qu'elle ne soit pas réalisée, c'est assez évident. Mais qu'on la
charge de tous ces maux, héritage des monarchies, c'est tout de
même un peu trop fort. La marine dévore nos millions et se moque du contrôle1 ; c'est l'électeur qui en est la cause. On paie mal
les douaniers, les facteurs, les gardiens de la paix ; c'est l'électeur
qui en est la cause. On conserve des sinécures pour les anciens
ministres et pour les anciens députés ; c'est l'électeur qui en est la
cause. On subit les conditions des grandes compagnies et des
grands banquiers ; c'est l'électeur qui en est la cause. Voilà un refrain assez plaisant. Les électeurs, depuis trente ans, s'efforcent
en masse justement contre tous les abus de ce genre, et non tout à
fait sans résultat. Leur lente évolution, si constante, si suivie,
Juin 1910
207
vers la gauche, vers les étiquettes de gauche et vers les programmes de gauche, n'est pas tant un mouvement ni un changement
qu'un effort contre ce mouvement à droite, si naturel aux corps
dirigeants.
On veut prouver que cela n'est pas, et que le peuple, tout le
premier, s'élance à la curée. Tout cela parce que les électeurs
demandent aux députés des places de facteurs des postes, ou
d'employés de l'Ouest-État2 ; parce que les électeurs demandent
des chemins de fer, des routes, des ponts, des jetées, des écoles,
des secours contre l'eau, la grêle, la maladie ou la misère. Mais
pourquoi payons-nous des impôts, si ce n'est pour être aidés selon les circonstances et selon les ressources ? Et quant aux petites places, ce sont de bien petites faveurs. On ne peut pourtant
pas tirer au sort le droit de travailler au service de l'État. Mais
instituez des concours, pour toutes les places, la masse applaudira. C'est ce qu'elle demande. Maisb les ministres et toutes les
puissances tiennent beaucoup à ces petites faveurs, qui cachent
les grosses. En vérité ceux qui nous proposent, comme remède à
tous les abus, de soustraire les députés à la tyrannie des électeurs3 se moquent impudemment du monde.
3 juin 1910
1539
Lisez les feuilles publiques ; vous verrez qu'ils sont tous saisis
d'un furieux besoin de déclamer contre l'électeur, disant qu'il esta
ignorant, qu'il est corrompu, qu'il est inconstant, qu'il est ingrat,
et qu'enfin il faut chercher quelque système ingénieux qui permette aux éminents députés, aux éminents ministres, aux éminents bureaucrates de remettre l'électeur à sa place, et de travailler à son bonheur malgré lui1.
Je connais cette chanson. Tous les bureaucrates que j'ai rencontrés me l'ont chantée ; et cela revenait à dire, presque sans
détour, que le suffrage universel, si on le prend sérieusement, est
une institution absurde. Car, disaient-ils, il faut avant tout savoir,
si l'on veut agir. Or, dans votre beau système, le petit nombre des
citoyens qui savent bien une chose, que ce soient les finances, la
mutualité, l'enseignement ou la politique extérieure, ce petit
nombre est écrasé par la multitude des ignorants. "Nous
espérions, disaient-ils, que les ignorants seraient du moins
modestes et discrets, et qu'ils se laisseraient tout de même un peu
gouverner par ceux qui sont préparés à cette tâche difficile. Mais
point du tout. Votre république se réalise. Le député vient dans
208
PROPOS 1910
les bureaux, et y parle au nom du peuple. Le tard-instruit méprise
les compétences, et veut réformer tout. Bientôt on nommera les
ingénieurs, les amiraux, les professeurs au suffrage universel. Ils
ont déjà saccagé notre culture française. L'ignorant dit : voilà ce
que l'on doit m'apprendre. Ce beau système est arrivé à sa perfection propre avec votre Combes2 ; et nous y retomberons, c'est
inévitable, à moins qu'une grande révolte de l'élite ne coïncide
avec quelque mouvement de crainte et de modestie dans la masse
ignorante. Mais, avec ces ambitieux et prétentieux instituteurs,
qui ne supportent plus aucun frein3, je crois bien qu'on ne peut
guère compter sur une abdication volontaire des citoyens-rois. Et
alors, où allons-nous ?"
Tout directeur, tout inspecteur, tout conseiller, tout préfet,
tout recteur, tout ministre pense ainsi et parle ainsi, dès que
l'électeur est retourné à son travail. Un Combes, un Pelletan4,
sont haïs et méprisés par l'élite, justement parce qu'ils résistent à
ce mouvement-là.
Les partis n'y font rien. Le radical s'entend très bien là-dessus
avec le monarchiste. Tous sentent très vivement que le peuple se
hausse sur la pointe des pieds, et regarde dans les bureaux. L'élite
des bureaucrates est contrôlée, critiquée, menacée dans ses privilèges. Les députés éprouvent, plus directement encore, cette puissance des masses, qui, bien loin de demander à grands cris quelque bouleversement impossible, prétendent tout simplement
s'installer au fauteuil, et vérifier les livres de cuisine et de blanchissage. Péril imminent, contre quoi ils ont trouvé déjà la Représentation Proportionnelle, en attendant l'Enseignement Professionnel, qui remettra les citoyens à la chaîne5. Citoyens, tâchez de bien saisir cette Révolution des bureaucrates contre le
Peuple. Et méfiez-vous ; l'adversaire a plus d'un tour dans son
sac.
4 juin 1910
1540
Un misanthrope me disait jadis, au sujet des tramways de
Rouen : "Les premières classes sont faites pour les riches, à ce
qu'il semble ; dans le fait je n'y vois que des pauvres, j'entends
des hommes et des femmes qui considèrent un sou comme quelque chose d'important par rapport à leurs dépenses quotidiennes.
Car il y a des heures de pauvres, où le tramway est toujours
plein ; et les pauvres sont toujours pressés. Tandis qu'à l'heure
des riches, il y a toujours de la place en seconde classe et les
Juin 1910
209
riches les prennent très bien." Ce propos m'avait paru un peu forcé. Il me revenait pourtant à l'esprit comme je considérais le nouveau tarif des omnibus parisiens.
On peut discuter sur des détails. Dans l'ensemble il est tout à
fait évident que les petites courses sont à présent moins coûteuses qu'autrefois, tandis que les grandes le sont bien plus. C'est
naturel, attendu que la distance est une marchandise comme une
autre, qu'il est raisonnable de vendre au mètre. Si donc la Compagnie des Omnibus faisait librement le commerce des transports, je n'aurais rien à lui objecter là-dessus.
Mais cette Compagnie a un monopole. C'est dire que les pouvoirs publics, et notamment le Conseil municipal de Paris, ont
revu et approuvé les tarifs ; entendons que, théoriquement tout au
moins, la masse des contribuables a été consultée. Il y a eu des
commissions, des rapports et des enquêtes. Ceux qui s'en mêlaient devaient avoir égard à l'intérêt du plus grand nombre, puisqu'ils sont les uns élus pour cela, comme les conseillers ; les autres payés pour cela, comme le préfet de la Seine, qui n'est, à ce
point de vue, qu'un contrôleur des transports, payé par nous.
Or, tout ce contrôle du plus grand nombre se traduit par un
beau résultat : les riches paient moins, les pauvres paient plus.
Car examinez bien. Le pauvre qui a un petit parcours à faire, soit
pour aller à son travail, soit pour livrer à domicile des chapeaux,
des robes ou tout autre chose, le pauvre va à pied ; le pauvre ne
prend l'omnibus que pour aller d'un bout de la ville à l'autre ; ce
qui coûtait six sous autrefois, coûte huit ou dix sous maintenant.
Les petits parcours, au contraire, conviennent aux riches. Aux
uns, parce qu'ils ne vont pas user de leur cocher ou de leur chauffeur pour si peu ; aux autres parce que, pour une dépense d'ailleurs négligeable, ils trouvent dans l'autobus plus de rapidité parfois, et surtout plus de sécurité que dans des fiacres de carton ou
dans un chauffeur artiste qui fait d'admirables crochets en vitesse. Que d'ailleurs l'omnibus soit préférable au métro, à cause de
l'air et de la vue, pour tous ceux qui roulent pour leur plaisir, c'est
assez évident. Il était donc raisonnable, en même temps qu'avantageux pour la Compagnie, de faire payer largement cette
clientèle, qui ne fait guère de différence entre trois sous et six
sous. Or, dans le fait, c'est elle qui est favorisée. Et le pauvre, qui
a besoin d'air et de lumière, est renvoyé à ce métro, qu'un cocher
philosophe définissait : "Le tout à l'égout."
Voilà un exemple remarquable de la pression que les riches
exercent en toute chose, même sans y penser, par une espèce de
210
PROPOS 1910
mécanisme, comme si la société était une balance de changeur,
une balance à peser l'or. Si j'étais député, et sans me dire pour cela socialiste ni révolutionnaire, je penserais que mon devoir
essentiel serait de m'opposer à ces efforts-là et à cette puissancelà. Hélas, ils ont voté pour Étienne1 et Berteaux2, deux sacs
d'écus.
5 juin 1910
1541
Les groupes parlementaires1 s'agglomèrent présentement et se
forment avec une espèce de violence ; je veux dire que, dès
qu'une salle de réunion est ouverte, ils s'y jettent tous et tête baissée, comme des moutons. Du moins c'est l'impression que j'ai ;
et, si elle est vraie, il faudrait en conclure que la grande machine
parlementaire est plus disposée que jamais à dévorer les
individus.
Ces discussions dans les groupes échappent à la publicité ; ce
n'est pas un bien ; l'idéal est quea tout ce que disent les députés
puisse être entendu des électeurs. Tandis qu'avec le système qui
prend maintenant la force d'une tradition, les séances publiques
seraient préparées et comme truquées, de façon que les ressorts
de la politique seraient mieux cachés que jamais.
Mais ce qui est effrayant à penser, c'est que les nouveaux, qui
arrivent là tout seuls, qui sont séparés brusquement de leurs électeurs, de leurs comités, de leurs amis, vont être assiégés et attaqués, de face et de flanc, par les troupes compactes des anciens,
qui se sont agglomérés et unifiés, qui ont déjà des traditions, des
principes, des formules, comme aussi des habitudes d'oreille, si
l'on peut dire. Le nouveau sera là-dedans comme un paysan dans
un salon ; il sentira bientôt qu'il ne peut être écouté, ou seulement
compté pour quelque chose, que s'il adopte la coutume du lieu. Il
y a une manière d'être député, dans l'allure, dans les paroles, et
aussi dans les opinions, que les nouveaux n'ont pas, et qu'ils vont
vouloir prendre, surtout les plus jeunes. Aussi comme ces forces
nouvelles seront bientôt broyées ou pétries ou façonnées ! J'ai de
la tête, à ce que je crois ; mais en vérité, si j'étais député, je me
demande comment j'échapperais à cette action du milieu. Il
faudrait savoir, au commencement, parler peu, et surtout ne pas
écouter du tout ceux qui ne parlent pas du haut de la tribune.
J'ai observé qu'il est impossible de voir souvent des gens avec
qui l'on est perpétuellement en conflit. Plus ils sont sociables et
tolérants, plus ils sont dangereux. Car une nature un peu vive se
Juin 1910
211
hérisse contre la critique ; mais que faire contre la politesse et la
cordialité ? Le besoin d'être du même avis qu'un homme aimable
avec qui l'on s'entretient est un des plus puissants qui soient. Personne n'y résiste. Et ce ne serait que bonté, si l'on ne se déformait
pas soi-même selon ce que l'on dit. Le désirable, ce serait que
chaque député exprime bien ceux qu'il représente. Le mal, c'est
que chaque député exprime d'autres députés, sans compter les
amis qu'il trouve à Paris. Paris pèse sur la Chambre ; la Chambre
pèse sur ses membres ; la tradition parlementaire pèse sur tous.
Qu'est-ce que l'électeur dans tout cela ? Une plume, une légère
plume. Et que sera-ce avec la Proportionnelle2 ? Mais je l'ai trop
dit. Non, je ne l'ai pas assez dit.
6 juin 1910
1542 *
Quelqu'un m'écrit : "Je vois bien ce que vous considérez
comme l'idéal d'une République. C'est une espèce de coopération
entre tous les citoyens. Le député n'a alors pour rôle que de porter au conseil central les doléances des citoyens, de signaler les
mauvais effets de décisions imprudentes et proposer aux pouvoirs ce qui paraît pouvoir être utile à telle région du pays, sans
nuire aux autres. Je comprends que, dans ce système, il est important que le député n'ignore point et n'oublie point les intérêts
particuliers des citoyens qu'il représente ; c'est pourquoi il est
bon que le député ait des comptes à rendre, et soit sous une
étroite dépendance par rapport aux électeurs. A ce point de vue,
le scrutin d'arrondissement a plus d'avantages que d'inconvénients. Et ce serait très bien si votre République était la seule société dans le monde. Dans le fait, elle coopère avec d'autres sociétés ; il existe une société des sociétés, qu'il faut administrer, et
qui n'est pas facile à organiser sans conflits. Il y a un parlement
international qui ne siège, à vrai dire, nulle part, mais qui n'en
existe pas moins. Or qui, parmi vos élus, est en situation de représenter la France ? Autrefois c'étaient les rois et empereurs, qui
étaient comme les députés de chaque nation au parlement international. Maintenant il faut que ce soient des gouvernants, choisis par vos députés justement pour cette fonction-là ; c'est ce qui
fait dire qu'il faut que les députés voient tout de même un peu
plus loin que leur clocher, et soient capables de vues politiques
un peu plus étendues que celles d'un tribun du peuple, qui ne sait
que réclamer contre le pouvoir. En un mot, je crois que nous
tombons dans la médiocrité, et c'est pourquoi je penche vers la
212
PROPOS 1910
réforme électorale, parce qu'elle est capable de nous conserver un
homme d'État ou deux."
Voilà ce que pensent beaucoup de gens. Ils sont comme effrayés de penser que la France navigue sans pilote au milieu des
écueils (vieille image, qui dit bien ce qu'elle veut dire). Sur quoi
j'ai deux remarques à proposer. La première c'est qu'il n'existe
point de carte marine, ni de science précise, pour éviter ces
écueils-là ; l'histoire le prouverait, autant qu'elle prouve quelque
chose ; car les plus grands hommes se sont trompés au moins une
fois ; et, justement parce que c'étaient de grands hommes, leurs
erreurs ont eu de grosses conséquences à ce qu'on nous dit.
Donc, si nous devions avoir des Bonaparte, ou des Talleyrand, ou
des Richelieu aux affaires extérieures, je n'en serais pas plus
tranquille. Mais, dans le fait, nous aurons presque toujours
quelque médiocre érudit, qui aura travaillé la politique étrangère
comme pour être reçu à cette espèce de baccalauréat supérieur.
Et en un mot, sur cette mer changeante, où l'on ne peut rien prévoir, dans ce brouillard où nous sommes, sans boussole pour
nous orienter, je crois que celui qui est le moins pilote, qui hésite
le plus, qui sait le mieux s'abstenir et attendre, est encore le
meilleur pilote.
L'autre remarque, c'est qu'il n'y a point de conflit entre nations, mais seulement des conflits entre individus de nationalités
différentes, d'où il suivrait qu'un député de Rouen, pour les cotons, ou de Bordeaux, pour les vins, serait mieux placé pour les
prévoir, les connaître exactement, et en découvrir quelque solution, que ne peut l'être l'historien, le diplomate, ou le rhéteur, qui
s'est nourri de livres, de rapports et de statistiques.
7 juin 1910
1543
Comme on discutait sur l'égalité et la justice, chacun essayant
de dire quelle idée il s'en faisait, et comment on pourrait plier les
faits selon les idées, un sophiste à lunettes prit la parole : "Je
vous trouve étonnants, dit-il ; vous raisonnez comme si l'égalité
était plus rationnelle que l'inégalité. Je n'examine point si votre
raisonnement est solide et bien conduit ; il me suffit de vous faire
remarquer qu'au point de vue de la science sociale, tout ce qui est
s'explique par des causes et des conditions, et est par conséquent
rationnel1. Il y a eu, dans ce pays et dans d'autres, telles inégalités d'institution, monarchie héréditaire, noblesse héréditaire,
castes, collèges de prêtres, et autres choses du même genre. Vous
Juin 1910
213
n'allez pas soutenir, je pense, que ces inégalités sont tombées du
ciel, ou bien qu'elles ont été instituées arbitrairement par
quelques individus au détriment des autres. On peut conjecturer à
l'avance, et constater, dès que l'on étudie la chose, que ces inégalités furent naturelles, et par conséquent rationnelles, chacune en
son temps. Pour chaque époque il y a, pour une société déterminée, une manière de vivre qui dépend à la fois de la manière dont
on vivait antérieurement, et des conditions actuelles de climat,
d'agriculture, d'industrie, d'hygiène, de sécurité intérieure et extérieure. A chacune de ces époques il y a une justice, qui est la
vraie justice à ce moment-là. Les privilèges du clergé, des
nobles, des rois ont été à chaque époque ce qu'ils devaient être,
j'entends qu'on doit pouvoir les expliquer par leurs causes ou
leurs conditions, sans quoi il n'y a plus de science. Et du reste la
science existe ; elle prouve qu'elle existe en expliquant le plus
qu'elle peut, et de mieux en mieux chaque chose. C'est pourquoi
je n'entends point comment l'égalité, qui n'a jamais existé, serait
plus rationnelle que des inégalités qui ont existé ou qui existent.
Le jour où l'égalité existera dans quelque société, si ce jour vient,
alors l'égalité sera rationnelle dans cette société-là."
Après ce discours, ceux qui étaient là ressemblaient à des enfants pris en faute, et se laissaient fasciner par le sophiste à lunettes. A l'exception pourtant d'un homme simple qui se sentait
pris intérieurement d'une grande colère, et se disait en lui-même :
"Quel coeur d'esclave ! Jean Jacques, et vous tous, généreux amis
de la justice, voilà vos successeurs. Voilà ce que l'on prêche au
peuple maintenant." Mais ces imprécations ne sortaient point, car
un homme raisonnable oppose des raisons à des raisons.
Toutefois, à la fina, il put jeter dans l'arène une espèce de raisonnement.
"Vous voulez rire, dit-il au Sophiste. Mais je n'arrive pas à
rire de bon coeur quand il s'agit de ces idées-là. Parbleu, nous
savons bien que tout est explicable et rationnel en un sensb. Une
voiture qui verse, c'est rationnel, pour le spectateur qui veut seulement comprendre. Mais le voyageur qui est dans la voiture
voudrait une voiture rationnelle, non un accident rationnel. Et,
encore mieux, le constructeur de voitures cherche un modèle de
voiture rationnel, c'est-à-dire qui verse le moins possible. En
quoi le constructeur de voitures va-t-il contre la mécanique
lorsqu'il veut construire une voiture meilleure ? Il y a donc
quelque chose dans votre raisonnement qui ne va pas." Ainsi
parlait-il. Mais cette comparaison grossière fit qu'on haussa les
214
PROPOS 1910
épaules. Hélas ! La science aussi est réactionnaire, dès qu'on lui
donne dix mille francs par an2.
8 juin 1910
1544
Il m'est arrivé plus d'une fois de laisser entendre que, dans les
conditions où se trouve présentement l'enseignement primaire, il
est sage de se borner à enseigner la lecture et le calcul. Une de
mes raisons est que les sciences de la nature, prises par petits
morceaux dans l'expérience même, n'éclairent pas plus l'esprit
que ne fait l'empirisme des métiers, et qu'il faudrait donc commencer par les sciences les plus anciennement connues, où se
trouve la clef de toutes les autres. Mais, pour qu'on se fasse une
idée des difficultés réelles que l'on trouvera à cette méthode, peu
pratiquée jusqu'ici, je veux rapporter quelques circonstances
d'une expérience que j'ai réellement faite. C'était quelque temps
avant la guerre ; on sentait que les peuples les plus avancés disposaient d'un excédent énorme de loisir et de richesse ; et c'était
vrai. On pensait avoir le temps d'aménager humainement ces réserves, et d'empêcher qu'on en fît l'usage que l'on sait. Mais l'oisiveté et l'ennui, fruits de prospérité, avaient pris de l'avance.
J'ai pu, en ce temps-là, réunir une dizaine de fillettesa et leur
maîtresse ordinaire, et leur enseigner les premiers éléments de la
Mécanique et de l'Astronomie, non pas pour qu'elles sussentb répondre correctement à quelque examen, ni pour qu'elles pussentc
bavarder suffisamment de la comète et des étoiles doubles ; j'aid
laissé l'opinion à la porte, et tous les mots techniques aussi. J'ai
voulu les amener à regarder intelligemment les choses du ciel ;
j'y suis à peu près arrivé. Mais pendant qu'elles s'instruisaient, je
me suis instruit aussi, et de choses qui sont bonnes à méditer
pour tout le monde.
Ce qui est à remarquer dès que l'on a délivré les langues, dès
que les petites élèves ne craignent plus les invectives ou la moquerie, c'est qu'elles disent beaucoup de choses qui semblent
niaises ou sottes parce qu'elles prennent un mot pour un autre.
Aussi, que les notions les plus simples doivent souvent être examinées de très près, ou, en d'autres termes, que la difficulté n'est
presque jamais, pour l'élève, là où le professeur la voit. J'ai pu
constater qu'une de ces petites, qui donna par la suite de bonnes
preuves de son attention et de ses aptitudes, voulait placer
l'ombre d'un bâton du côté du soleil. Commee le soleil n'entrait
point à cette heure-là dans la pièce où nous étions, il fallut fermer
Juin 1910
215
les volets, apporter une lampe, et instruire cette petite fille par
l'expérience. Le difficile dans ce cas-là est, non pas de ne pas se
moquer d'elle, cela va de soi si l'on n'est pas la dernière des
brutes, mais d'obtenir que ses petites camarades ne se moquent
pas d'elle.
Maintenantf je veux dire quelle est la principale difficulté ;
c'est d'éviter le tumulte et le désordre. Dès qu'un enfant comprend quelque chose, il se produit en lui un mouvement admirable. S'il est délivré de la crainte et du respect, vous le voyez se lever, dessiner l'idée à grands gestes, et soudain rire de tout son
coeur, comme au plus beau des jeux. Au contraire, si l'enfant ne
comprend pas, vous le voyez sérieux, immobile, triste pour tout
dire, enfin donnantg toutes les marques de ce que nos pédagogues
appellent l'attention. Mais dès qu'il lui viendra une pensée, il faudra qu'elle sorte ; l'élèveh la jettera à travers les phrases du maître, bousculant la pensée des autres, ramenant tout le monde en
arrière, ou levant quelque nouveau gibier après lequel elles courent toutes ; de sorte qu'il faut se résigner à aller du coq à l'âne.
Admirable métier ; merveilleuse gymnastique pour le maître aussi. Oui. Mais n'oubliez pas qu'elles étaienti au plus dix, et leur
maîtresse avec elles. Si elles avaient été soixante, et moi tout seul
en face d'elles, avec la terre dans une main et le soleil dans l'autre, ne pensez-vous pas que je mej serais enroué et abruti avant
un quart d'heure ? De là le dogmatisme et le dressage d'esprits.
Cela fait voir qu'il y a bien à changer dans nos écoles, si l'on veut
qu'avec la science la Républiquek y entre.
9 juin 1910
1545 *
J'espère bien qu'à la Compagnie du Nord les choses vont s'arranger, j'entends par là que les artistes noircis qui suent présentement sur les machines vont obtenir quelque chose de ce qu'ils demandent. Qu'ils se résignent, je ne veux pas l'espérer. Quand il
s'agit de salaires, que la Compagnie délibère seule et décide seule, cela n'est pas supportable, et je dirais même qu'au point de
vue moral, la note officielle de ces messieurs appelle une leçon.
Ne dirait-on pas quelque Louis XIV ?
Citoyens, on nous raconte que ces grands financiers sont nos
vrais rois. Or, il pourrait bien arriver que ces mécaniciens et
chauffeurs obtiennent une charte de ces rois-là. Nous n'en serons
que plus libres. En attendant, posons les droits dans des balances
justes. Oui, pensons à rester impartiaux. Hélas ! L'opinion, trop
216
PROPOS 1910
souvent, dans le plateau où sont les puissances, jette encore de la
crainte et du respect.
Considérez ce qu'on lit et ce qu'on lira partout : qu'une grève
des chemins de fer du Nord nuira au commerce français, et que
les mécaniciens et chauffeurs ne doivent point l'oublier, s'ils ne
veulent tourner contre eux l'opinion du plus grand nombre. Oh,
l'admirable raisonnement ! Ainsi les chauffeurs et mécaniciens,
en roulant le long des voies, entre le feu et le vent, en mangeant
leur soupe, en se frottant au savon noir, en s'allongeant sur les lits
du dortoir, en bêchant leur petit jardin, ils doivent penser au
commerce français, c'est leur devoir. Et les dictateurs, dans leurs
autos, au spectacle, au cabaret, sous les riches ombrages, ils n'ont
pas, eux, à penser au commerce Français ! Ce n'est pas leur devoir ! Ils ne pourraient pas nous éviter une grève ; oh non, ils ne
le pourraient pas quand ils le voudraient. Pensez donc ; ils devraient se priver d'un demi-cigare par jour. Force majeure. Non,
non. Tout dépend des mécaniciens et des chauffeurs ; c'est vers
ces pilotes noirs aux mains tannées que la France tourne ses regards suppliants. Comprenez-vous cela ? Leurs besoins ne comptent pas, devant l'intérêt général. Mais le luxe de ces Messieurs
est au-dessus de l'intérêt général. Cela ne fait même pas question.
On demande du courage, de la patience, de la discipline, des sacrifices aux pauvres gens. On n'en demande jamais aux riches.
Citoyens, essayons d'être arbitres. Chacun se doit à son pays,
c'est entendu. Comment essaie-t-on de nous faire croire que ceux
qui n'ont rien doivent tout, et que ceux qui ont presque tout ne
doivent rien ? Que l'on ose imprimer des discours comme ceuxlà, c'est déjà une leçon pour nous tous. Cela prouve qu'on nous
prend pour des nigauds. Cela prouve, clair comme le jour, que
nous ne pensons pas encore assez bien, ou que nous ne parlons
pas encore assez haut.
10 juin 1910
1546
Ce mois de Juin donne les plus belles fêtes. J'y fus convié il y
a quelques jours par de précieux amis qui se sont retirés à la
campagne. C'est bien Prairial ; l'herbe est drue et verte ; les bois
débordent sur la route ; tous les verts s'étalent et respirent au soleil, chacun avec sa nuance propre et sa transparence, car la feuille est tendre encore. Des coquelicots éclatent ici et là, dans les
blés d'un vert gris, et mieux encore dans les sombres fourrages.
Des reflets bleus adoucissent et fondent ces couleurs ennemies ;
Juin 1910
217
le bleu du ciel lie toutes les nuances ; aussi les flèches du soleil
s'enfoncent dans la terre et ne rebondissent pas encore ; et la
simple rose, au tournant du chemin, triomphe sans effort, par sa
couleur unie et singulière. Vive la rose !
Avec la couleur du jour s'éleva une brume laiteuse. Le tonnerre se mit à bavarder d'un bout à l'autre du ciela. Puis, sur un appel
plus violent, quelques grêlons roulèrent, mais sans trop de mal
pour les fleurs. Après quoi un vent frais fit remuer sur la terre les
images rondes du soleil, qui riait à travers les branches.
Ce n'était qu'un prélude. Le vrai spectacle était pour le soir.
Avant la fin du long crépuscule, qui imitait la clarté lunaire, on
entendit des grondements tout autour de l'horizon. Chacun des
orages parlait à sa manière, l'un murmurant et l'autre crépitant.
Les éclairs aussi avaient leur manière. Au nord c'étaient des explosions de lumière blanche ; à l'ouest, de rouges flammes courant sur les collines ; au midi, des traits sinueux qui partaient de
la terre et perçaient le ciel ; d'autres s'élevaient en courbe et retombaient. Tout à coup il s'éleva un vent impérieux et un nuage
noir, semblable à une épaisse fumée vint sur nos têtes. Ce fut un
vacarme et un embrasement, toujours sans pluie.
Il était dit que la fête finirait bien. Le vent balaya les nuages.
Le tonnerre s'enfuit, lançant encore quelques éclairs paresseux.
Nous pûmes voir au ciel le royal Jupiter, déjà déclinant ; le rouge
Arcturus au-dessus de nos têtes, Antarès au midi, rouge aussi ; et
Véga, l'étoile bleue, l'étoile des beaux jours, haute maintenant
dans le ciel. Ce furent de plus douces harmonies. La flûte des
crapauds, le cri aigu du grillon, le doux sifflement de la petite
chouette de temps en temps. Alors vers la droite, du côté où sont
les sources, des rossignols se mirent à chanter, lançant d'abord
trois appels virils, puis déroulant leur phrase festonnée et brodée,
qu'ils répètent trois fois, dans trois tons voisins. Je ne puis comprendre que ce chant ait jamais paru mélancolique, ou tendre, ou
plaintif. J'y saisis une passion impérieuse et presque brutale, et
toute la force de l'oiseau, si sensible dans un coup d'aile, et qui
est la plus prodigieuse peut-être des forces vivantes dans ce monde. Ce concert nocturne se mêla aux libres propos de l'amitié.
Telle fut la fête de juin ; hâtez-vous d'en jouir. Le rossignol
écourte déjà souvent sa chanson ; la rose églantine est bientôt défleurie ; voici Messidor et le triomphe du Soleil.
11 juin 1910
218
PROPOS 1910
1547
Cette déclaration ministérielle1, c'est de la mauvaise littérature. La nature des choses le veut ; il est impossible de parler
ainsi en gros de mille choses sans tomber dans le bavardage bureaucratique. Tous les discours du Trône ont ce caractère.
Je ne retiens qu'une affirmation dont le sens soit très clair :
"Nous donnerons à la Marine tous les millions qu'elle demande2,
sans condition." On dirait qu'il est entendu, par contrat tacite, que
le peuple paiera, pour la guerre, tout ce que les gens de guerre jugeront bon de demander. Tous les ministres en viennent là. Nous
retombons, après quelques discussions inutiles, au régime féodal ; les guerriers gouvernent.
Imaginez deux hommes qui, sans être unis d'étroite amitié,
ont de l'estime l'un pour l'autre, et font des affaires ensemble
avec une parfaite sécurité. Il ne viendra jamais à l'esprit de l'un
de mettre la main sur son portefeuille quand l'autre approche, ni
seulement de lui demander une signature quand il a une promesse. Bref, ils vivent en paix. Supposez maintenant ces deux hommes achetant, chacun de leur côté, les armes les plus perfectionnées, et laissant dépasser des crosses de revolver sous leur veston. Supposez que l'un dise à l'autre, après une affaire loyalement
conclue et mille sincères compliments : "Remarquez bien, mon
cher Monsieur, tout cet arsenal que je porte sur moi. Vous pensez
que c'est contre les assassins ou contre les voleurs, que vous redoutez autant que moi ? Non point. C'est contre vous. Vous êtes
loyal en affaires, et pacifique dans tous vos mouvements ; mais
supposons qu'il vous prenne quelque colère ou quelque folie ; j'ai
là douze cartouches bien chargées pour vous, et quatre poignards." Et l'autre répondrait : "Ce que vous dites là me paraît
très naturel ; car j'ai les mêmes précautions contre vous, mon
cher ami. Voyez plutôt." Ce sont des propos de fous. Mais alors
il faut convenir que les nations sont folles. Et comment expliquer
que le bon sens du plus grand nombre se traduise par des propos
de fous ?
Il est plus raisonnable de supposer, dans chaque pays, un
groupe de citoyens qui ont intérêt à entretenir cette menace de
guerre, et qui jouent par-dessus les frontières une comédie d'autant plus effrayante qu'ils sont bien capables, par un mouvement
d'humeur, de la transformer en tragédie, si l'on osait ne pas les
prendre au sérieux. De sorte que nous sommes pris. Nous
payons, parce que la guerre est à craindre ; plus nous payons,
plus la guerre est à craindre. Et, si nous refusons de payer, la
Juin 1910
219
guerre est à craindre aussi. Il nous faudrait pourtant quelque
champion de la paix, qui trouve le défaut de cette cuirasse.
12 juin 1910
1548
Quand on écrit pour la République, il faut veiller à tout, combattre tantôt ici, tantôt là. Il y en a qui montrent le poing ; et parmi ces poings il y a des poings de riches avec des bagues, et des
poings de pauvres, avec des cicatrices. D'autres montrent des raisonnements, et ce sont les plus redoutables. Car si la République
n'est pas fondée en raison, si elle n'est pas un idéal, s'il n'y a pas
d'idéal, que chacun alors veille à son écuelle.
Un autre sophiste m'a dit : "La justice n'est qu'un mot. Il n'y a
que des coutumes. La coutume du plus grand nombre est juste
tant qu'elle est coutume. Vous ne pouvez pas le nier ; les faits
sont contre vous. Vous respectez vos parents ; vous leur assurez,
autant qu'il est en vous, une douce vieillesse ; vous dites que cela
est juste. Le sauvage fait cuire son père et le mange, afin de loger
l'âme paternelle dans un corps plus jeune ; il dit que cela est juste. De même vous dites que la République est juste ; un autre dit
que la monarchie est juste. Moi je dis, ce qui est juste c'est ce qui
est communément admis ; tout état social, tant qu'il dure, est
donc juste. C'est pourquoi je vous conseille, Alain, de ne pas tant
vous échauffer sur les principes."
Sans nous échauffer, examinons donc cet argument, qui traîne
partout, l'argument du sauvage qui mange son père. Prenons-le
comme un fait, ce sauvage embusqué dans les livres. Qu'est-ce
que cela prouverait ? Que l'idée qu'il se fait de la justice, de la
vertu et de toutes les choses du même genre, n'est pas si différente de l'idée que nous en avons. Car, remarquez-le bien, s'il mange
son vieux père (quel coquin d'enfant), ce n'est pas pour son plaisir qu'il le mange ; s'il le mangeait pour son plaisir, ou par nécessité, il ne dirait plus qu'il agit bien. C'est par raison qu'il mange
son vieux père, et afin, comme vous dites, de donner asile en luimême, dans son propre corps, à l'âme de son vieux père, mal logée maintenant dans un corps décrépit. Or je dis que toute la vertu humaine est là ramassée. Car il s'efforce d'agir par raison, non
par passion ; et il dit que cela est juste et louable ; nous disons de
même. Nous pensons seulement que ce sauvage se trompe sur ce
qui est raisonnable, et qu'en l'instruisant nous pourrions faire de
lui un citoyen passable, s'il conservait seulement la belle règle
220
PROPOS 1910
qu'il applique de travers : agir selon sa pensée, non selon son
ventre.
Maintenant que l'argument est par terre, réfléchissons encore
une fois à ce sauvage qui mange son père. Est-ce que vous ne
trouvez pas ridicules les arguments de cette sorte ? Où a-t-on pris
ce sauvage ? Allons-nous régler nos moeurs sur des anecdotes de
missionnaire ? Ce ne sont que des récits de récits. Pour bien voir
les faits, il faut déjà être un esprit puissant. Les voir à travers les
yeux d'autrui, c'est d'un sot ; c'est à cause de cette méthode-là que
nous nous défions des prêtres ; eh bien, défions-nous de l'esprit
prêtre, en toutes choses. Je nie donc le fait.
Mais quand j'accorderais le fait, qui donc est assez fort pour
remonter des faits aux moeurs, dans un pays où il n'est point né ?
Nous promenons un veau gras. L'étranger conclura-t-il bien en
disant que nous l'adorons ? Nous avons des maisons de prostitution. L'étranger conclura-t-il bien en disant que cet esclavage
nous semble naturel et juste ? Il y a des duels chez nous. Allezvous conclure que ceux qui se battent en sont encore au jugement
de Dieu ? Non. Je laisse tous ces récits sur les sauvages aux historiens payés par les riches. Et si les riches ne peuvent rouler
tranquillement dans leurs autos sans s'être endormis d'histoire
comme d'un opium, je les plains. Ils paient leur luxe plus cher
qu'il ne vaut.
13 juin 1910
1549 *
Il y a à dire à un milliardaire, quand on parle au nom du peuple arbitre. Il alléguera vainement qu'il est maître de son bien,
maître de fermer boutique, ateliers, gares, si les ouvriers s'obstinent. Un chef de gouvernement pourrait parler haut, au nom de
l'intérêt général. Lui faire voir que son milliard n'a de puissance
que par le consentement de tous, qui assure aux monnaies la valeur convenue, ou qui reconnaît le droit du propriétaire sur les
fermes, les bois et les usines. Que ce respect des contrats et des
lois suppose un état de paix et d'alliance entre le milliardaire et le
peuple ; que par conséquent on peut bien demander au manieur
d'or un certain esprit de conciliation, et une déférence amicale à
l'égard du peuple arbitre. Qu'il ne serait pas juste que, pendant
que le peuple applique les règles de la paix, lui, le milliardaire,
fît principalement des actes de guerre. Et autres propos, qui sont
de bon sens ; car, dans l'état de guerre, il ne faut que deux hommes pour enchaîner, ou tuer, ou dépouiller un milliardaire. "Et,
Juin 1910
221
conclurait notre président du Conseil, je représente ici plusieurs
millions d'hommes qui veulent conserver la paix avec vous, mais
non pas sans conditions."
Un homme juste, soutenu par un Parlement juste, ne dirait pas
de telles choses en vain. Mais n'oublions pas qu'aux énergumènes1 qui se moquent du Parlement et prétendent tout régler à
coups de poing, il devrait faire le même discours. Que, quand ils
seraient vingt mille, ils ne sont encore rien du tout, par la force
brutale, dans ce vaste pays. Que si le gouvernement appliquait
leurs principes, il les ferait sabrer ou déporter vivement. Seulement, qu'un gouvernement qui serait tenté de marcher ainsi sur le
droit serait renversé sur l'heure. Par qui ? Non pas par les énergumènes en question, mais par la masse des citoyens, représentés
par le parlement. "Vous voyez par là, dirait-il aux violents, que
vous êtes tout à fait injustes, puérilement injustes, lorsque vous
insultez ce pouvoir modérateur, qui est la seule garantie de vos
droits. Oui ; vous n'avez de droits que par le consentement et l'alliance et l'amitié de cette masse populaire, qui vous anéantirait
d'un mouvement de colère, si elle invoquait contre vous vos propres doctrines. Eh bien, donc, marquez, vous aussi, votre intention d'être pacifiques. Acceptez l'arbitrage du plus grand nombre ; il le faut. Vous êtes, j'en conviens, plus forts que ce milliardaire, avec qui vous êtes en conflit ; mais, au regard de nous,
peuple arbitre, votre force est comme la sienne ; elle est comme
nulle."
De tels discours sont encore en herbe ; ils ne sont point mûrs ;
ils mûriront à mesure que le peuple comprendra mieux sa puissance, et le mécanisme des pouvoirs politiques ; à mesure que le
peuple choisira mieux ses députés, et les tiendra d'une main plus
ferme dans la voie du bon sens et de la justice. Déjà voyez ; le
chef du gouvernement fait venir à son cabinet le directeur d'une
puissante compagnie. Dans quelques années, si nous tenons
ferme, citoyens, si nous exerçons notre puissance politique selon
le bon sens, c'est Rothschild en personne qui sera appelé devant
l'arbitre ; et il y viendra.
14 juin 1910
1550
Le Sophiste est revenu à la charge. Il m'a dit : "Ce qui est est ;
ce qui n'est pas n'est pas. Moi, je prétends régler mes actions sur
ce qui est, et que tout homme en doit faire autant, s'il n'est pas un
peu fou. Quand le charron fait une voiture, il la fait avec le bois
222
PROPOS 1910
qu'il a et avec le fer qu'il a. Pour tout dire, ce sont les faits qui règlent tout, et la morale comme le reste. Cela serait évident pour
vous si vous n'étiez, sans le savoir, empoisonné de théologie. Car
votre Justice idéale, ce n'est pas autre chose qu'un Dieu masqué.
Je dis donc qu'il y a une Justice monarchique, comme il y a une
Justice républicaine ; et que la meilleure, c'est celle qui existe et
qui dure.
- Et c'est par là, lui dis-je, que vous justifierez aussi n'importe
quel Pape, tant qu'il est Pape, et n'importe quel bûcher, tant qu'il
brûle. Car c'est une chose remarquable, quand un homme ne croit
plus à la Justice, il croit à tout le reste ; l'Église est le refuge des
athées. Mais ne secouez point la tête ; je ne vais pas vous donner
des injures pour des raisons. Je reprends votre exemple. Quand
un charron fait une roue, il la fait aussi ronde qu'il peut. Si je lui
demande ce que c'est que rond, il me répondra que le rond est ce
en quoi toutes les distances sont égales à partir d'un centre. Et
que, en faisant sa roue, il pense à la faire ronde le mieux qu'il
peut, c'est-à-dire, approchant le plus qu'il se peut de cette égalité
des distances à partir d'un centre. Et plus la roue approchera de
ce rond parfait, mieux elle sera roue.
- Mais, dit le Sophiste, c'est qu'il a remarqué que la roue la
plus ronde est aussi celle qui roule mieux, qui secoue le moins la
voiture, qui s'use le moins, qui supporte les plus gros poids. C'est
l'expérience qui l'a instruit.
- Eh, lui dis-je, qui en doute ? Toujours est-il qu'il a l'idée
d'un rond parfait, et qu'il sait très bien ce que c'est. En sorte que
c'est sur ce rond parfait qu'il tourne ses yeux, comme sur un modèle, pendant qu'il fait sa roue. Or, c'est là que je veux en venir,
mon cher ; ce rond parfait n'existe pas et n'existera jamais ; c'est
ce que j'appelle une Idée. Les hommes ont des Idées. Ils sont ainsi ; il faut les prendre comme ils sont. Le chien de chasse a de
longues oreilles qui pendent ; le boeuf a un sabot coupé en deux ;
le cheval en a un d'une seule pièce ; l'homme a des Idées ; il est
même, autant qu'on peut savoir, le seul animal qui ait des Idées.
L'histoire des Sciences n'est que l'histoire d'Idées ainsi laborieusement formées, d'où sont sorties toutes ces Inventions qui font
que l'homme règne sur cette planète.
- Eh bien ! mon cher, dis-je au Sophiste pour finir, si vous espérez qu'il va renoncer à ces merveilleux outils justement quand
il a à inventer une cité habitable, vous vous trompez. Comme il y
a eu des roues plus ou moins grossières, qui grinçaient de cahot
en cahot, ainsi il y a eu de grossières justices, justes en un sensa,
Juin 1910
223
injustes en un autre ; d'où quelques sages ont cherché quel genre
d'égalité pourrait les rendre plus justes, et tout à fait justes. Et,
par exemple, ayant aperçu qu'un contrat était rendu plus injuste
par l'ignorance ou la faiblesse d'une des parties contractantes, ils
ont formé l'idée d'un contrat juste, défini par l'égalité des connaissances et des forces ; et, depuis, ils ont les yeux fixés sur ce
contrat parfait, qui n'existe pas, qui n'existera jamais ; et ils le
prennent comme modèle, disant hardiment : l'esclavage était injuste ; le servage était injuste, et autres propos. Mon cher, vous
qui aimez à bien décrire, quand vous décrirez l'animal humain,
n'oubliez pas l'Idée. Voilà la griffe de l'homme, et son
rugissement."
15 juin 1910
1551
Pour conduire entre deux eaux quelque nouveau "Pluviôse"1,
ou même cette coque que l'on vient de sauver des eaux, on trouvera autant d'officiers que l'on voudra, autant de matelots que
l'on voudra. Des nobles si l'on veut, des prolétaires si l'on veut ;
et tous seront dignes de cet honneur. Sia l'un est moins clairvoyant, l'autre moins ingénieux, l'autre moins vigilant, tous seront égaux par la bonne volonté, par la confiance, par le beau
plaisir qu'ils auront à s'enfoncer, à remonter, à passer sous les
paquebots par jeu, si c'était permis.
Bon. Prenez cet officier riche, qui risque ici tranquillement sa
vie ; parlez-lui d'un impôt sur les riches, qui le priverait d'une
petite partie de ses revenus ; presque toujours il sera alors sans
courage ; il oubliera l'intérêt commun ; il parlera, comme d'une
chose naturelle, de transporter ses capitaux à l'étranger. Cela est
étrange, à bien regarder. Car, lorsque vous lui demandez de
commander ou d'obéir sur un vaisseau submersible, vous lui demandez plus qu'aux autres, et tout son bien à la fois, et il n'hésite
pas ; je dis plus : il ne songe même pas à hésiter, il n'hésite pas
intérieurement, il ne trouve pas de désir en lui contre cet ordre
qu'on lui donne. Selon ce qu'on peut deviner, il est tout entier
joyeux quand il met le pied sur ce capricieux navire, plus joyeux
quand la coque divise l'eau et fait danser les canots dans l'avantport ; plus joyeux encore lorsqu'il glisse dans les profondeurs
vertes. Tout homme aime l'action ; encore mieux l'action réglée ;
encore mieux l'action nouvelle et hasardeuse, pourvu qu'il perçoive sa puissance, en même temps que des perspectives nouvelles dans le monde.
224
PROPOS 1910
Cela se voit dans les jeux réglés. Les plus violents aiment
alors la discipline ; les plus mous s'endurcissent à la douleur. Un
bonheur vif peut consister en de grands coups de pied et de
grandes bousculades. Le danger même attire celui qui se sent
maître de quelque puissance ; on dit trop que la vitesse enivre et
étourdit le chauffeur ; je crois plutôt que ce qui lui plaît, c'est la
lucidité d'esprit dans une action vive ; il est alors pleinement un
homme, par cette mécanique, construite, réglée, conduite avec
intelligence.
Les aviateurs cherchent sans doute la gloire et l'argent, la
gloire plutôt encore que l'argent. Mais je conjecture, sans craindreb de me tromper, que c'est encore leur action même qu'ils aiment le plus, quand ils s'enlèvent par-dessus les peupliers. Quand
ils seront plusieurs, pour la manoeuvre, avec un chef, quand ils
agiront d'accord, leur plaisir sera encore réchauffé par cette amitié dans l'action, par où les mousquetaires de Dumas sont devenus légendaires.
Est-ce pour diminuer les héros dont on va hautement honorer
les restes ? Nullement. Il faut seulement les voir humains,
comme ils sont, non surhumains. Non pas morts à jamais, et nous
laissant à nos petites prudences et à nos petits espoirs. Mais vivants au contraire dans nos espérances, parce qu'ils témoignent
maintenant et encore ensuite pour le meilleur de nous-mêmes. La
justice, pourquoi cela serait-il plus difficile qu'une plongée ?
16 juin 1910
1552
Ces jeunes massacreurs de Jully1 produisent par leurs réponses, aussi bien que par leurs actes mêmes, une espèce de stupeur chez ceux qui les interrogent. Pour moi, je ne les vois point
si loin de nous. Et je n'aime pas trop cette hypocrisie qui veut
faire que celui qui s'enivre de violence et de sang est nécessairement un monstre.
Un monstre, c'est mal dit ; disons plutôt une moitié d'homme.
En chaque homme habite un furieux chasseur d'hommes. S'il n'en
était pas ainsi, la paix serait assurée pour toujours. Car, autant
qu'il est raisonnable, un homme veut la paix ; j'entends par là
qu'il est bien résolu à ne pas se jeter sur un de ses semblables
avant de s'être assuré qu'il y a un danger réel, attaque réelle, volonté réelle de tuer chez l'autre. En ce sens la paix est voulue par
le plus grand nombre. Et si les hommes pouvaient répondre de
n'agir jamais que par raison, la paix serait assurée.
Juin 1910
225
Elle ne l'est pas. Qu'est-ce que cela veut dire ? Non pas que
chacun veillera à sa sûreté par le moins de violence qu'il pourra.
Mais, tout au contraire, que la première violence, le premier
mouvement de la chasse à l'homme déchaînera un effrayant
chasseur d'hommes en chacun de nous. Qu'il y aura en chacun
comme une éruption de puissance physique, une ivresse d'action
qui jettera les uns sur les autres des hommes qui ne se veulent
point de mal, et qui, en toute autre circonstance s'uniraient contre
la maladie, contre le feu, contre l'eau, et feraient des prodiges
pour se sauver les uns les autres.
Je sais que la guerre peut être voulue, non comme raisonnable, mais comme nécessaire. Je sais que l'individu n'est pas
juge lorsque les autres l'appellent au secours, pour les droits
communs et les libertés communes. J'estime qu'il faudrait marcher, et stoïquement marcher. Seulement je demande : si les
hommes, dans un cas pareil, n'ajoutaient pas à cette volonté
ferme et inflexible de vivre libres ou de mourir, quelque furieuse
colère de chasseurs d'hommes, est-ce que les guerres dureraient
longtemps ? Est-ce que même elles commenceraient ?
Admettez donc qu'il y a en chaque homme une redoutable
charge de fureur, heureusement de mieux en mieux contenue par
la culture, de plus en plus noblement employée. Mais reconnaissez alors dansa ces jeunes massacreurs des espèces d'hommes
sans tête, livrés à l'imagination, et courant après leurs propres
actes, comme des chevaux affolés. Les voilà maintenant fatigués
et somnolents, comme le stupide cheval qui tout à l'heure passait
comme une trombe, et qu'un enfant mènerait maintenant par la
bride. Méditons sur cet exemple. Ne cultivons point la fureur ; ne
l'admirons jamais. N'admirons que l'empire sur soi.
17 juin 1910
1553
La métaphysique ne me déplaît pas ; c'est un jeu libre aux dépens des dieux, et dans lequel l'idée prend des forces. Au parlement, toutefois, elle risque d'être hors de propos. Mais quand on
est Unifié, il faut prêcher. Les radicaux les ont suivis, et ont parlé
aussi sur les principes1. Cela ne conduit qu'à séparer des alliés
naturels : cela ne conduira qu'à obtenir du parlement des formules à mille sens, et un programme encore un peu plus ambitieux.
Il faudrait pourtant en venir à parler au nom de l'électeur. Et
je ne crois pas que l'électeur demande une orientation hardie, ni
un coup de barre à droite2, pas plus qu'il ne demande la
226
PROPOS 1910
Proportionnelle3. Pour l'instant soyez assuré que l'électeur a les
mains sur ses poches et réchauffe en lui une grande colère. Car
on lui parle de dépenses nouvelles pour la marine4, comme si on
lui signifiait l'arrêt sans appel des bureaucrates. On le condamne
à payer, comme au tribunal. De comptes, de contrôle, de
responsabilité effective pour les gaspilleurs, il n'en est pas
question. La belle résistance de Caillaux5 est tout à fait oubliée ;
les comptes de la marine aussi ; nos mécomptes aussi. Il est clair
que les bureaucrates et ingénieurs se moquent de nous, pendant
que les doctrinaires occupent la tribune.
Pesez bien, contribuables, ce pouvoir irresponsable que nous
payons très cher, et qui dépense joyeusement l'argent qu'il devrait
employer pour nous. Rappelez-vous ces anecdotes dont on est
fatigué, sur tous ces ingénieurs de la ville de Paris, qui font un
trou dans la terre pour en boucher un autre, dépavent malicieusement au nom de l'éclairage ce que le service des eaux vient de
mettre en état, et se vengent de chaque réclamation par une nouvelle fondrière. Il existe pourtant un préfet de la Seine et un
conseil municipal ; mais rien ne mord sur les bureaux ; ils cèdent
sur un point ; ils regagnent sur l'autre ; il faut l'action directe des
citoyens pour les émouvoir un peu. Cela se comprend ; ils ne risquent rien, leur avancement dépend de leurs intrigues, non de
leurs travaux ; les bureaux se contrôlent eux-mêmes et se récompensent eux-mêmes.
Or, dites-vous bien que les bureaux de la marine, pour ne parler que de ceux-là, sont encore bien plus puissants que les bureaux civils ; dites-vous bien que leurs erreurs et leurs négligences sont plus faciles à cacher que les trous de Paris. Non seulement ils se moquent des ministres ; mais encore, par leurs jugements, par les puissants journaux dont ils sont les maîtres, ils
sont en mesure de démolir un ministre à jamais, en le faisant traiter de paresseux ou d'incapable. Au contraire, si le ministre leur
laisse la paix, ils lui tressent de précieuses couronnes. Nos Seigneuries les Compétences font l'opinion. Aussi je ne m'étonne
pas qu'un homme d'État improvisé, quelque talent qu'il ait, ménage les Compétences, et nous entretienne de réformes qui peuvent
attendre, sans dire un mot du contrôle des dépenses publiques, si
strictement nécessaire6.
18 juin 1910
Juin 1910
227
1554
On s'accorderait sans peine, il me semble, sur Dieu et sur la
religion si l'on faisait entendre la généreuse voix humaine, au
lieu de ces aboiements ou grognements d'animaux qui se donnent
pour des pensées. Il est assez connu que les hommes sont de tristes brutes la plupart du temps, avides de plaisir ou de puissance,
menteurs aux autres, menteurs à eux-mêmes, et déclamant pour
être applaudis, dès qu'ils ont appris l'art du comédien.
Ce qui est beau, c'est qu'avec tout cela ils ne sont point
contents d'eux-mêmes autant qu'on croit ; et, si nous mettons à
part ceux qui se saoulent tout à fait, ils sont tous là, autant que je
les vois, à chercher comment les choses humaines devraient aller.
L'un se dit : "Est-ce que les enfants pauvres ne devraient pas être
instruits, instruits par jeu et avec joie au lieu d'ânonner de la
grammaire ou des vers de mirliton ?" Un autre se dit : "Est-ce
qu'il est naturel que des êtres humains vivent toute la journée sur
l'ordure que laissent les autres, retournant les trognons et les
épluchures, retournant toutes ces choses puantes et sans nom
avec des mains écorchées et saignantes, comme j'ai vu hier matin ?" Un autre : "Est-ce que les infirmes, à qui nos élégantes machines ont coupé un bras ou une jambe, devraient tendre leur
chapeau aux passants, et être amputés de leur dignité aussi, dont
ils ont pourtant encore plus besoin que nous étant plus malheureux ?" Un autre : "Est-ce qu'il est juste que tant de journées de
travail s'étalent sur les épaules d'une jeune femme, qui serait si
belle sans cela, pendant qu'une grand'mère à côté pousse sa voiture et s'enroue à crier ?" Voilà des propos humains ; celui qui
croit que ce sont propos de mendiants, de vieillards, d'infirmes,
ne connaît pas l'animal humain, ne veut pas connaître le noble
animal humain.
Il est très vrai, il est trop vrai, que les riches n'en roulent pas
moins en auto, que les femmes ne s'enveloppent pas moins de
dentelles, et qu'Alain ne pense pas trop souvent aux chiffonniers
et aux ordures qu'il leur laisse à fouiller. Oui, ce sont presque
toujours des discours stériles et des pensées stériles. C'est pourtant cela qui devrait être ; c'est cela qu'il faut vouloir ; c'est cette
volonté qui est respectable en chacun. Aussi n'y a-t-il point
d'homme digne du nom d'homme qui une fois dans la journée, et
le temps d'un éclair, ne fasse sa petite prière à la meilleure partie
de lui-même. Comment il arrive à tendre les mains vers quelque
chose, à chanter cette prière avec d'autres, afin de l'entendre
mieux lui-même, à demander enfin à une figurine de pierre de
228
PROPOS 1910
l'aider contre lui-même, cela est assez connu. Je ne sais si tous
les êtres humains peuvent se passer de ces secours d'imagination
et de cette idolâtrie tonique. Ce que je sais, c'est qu'il faut, à tout
prix, ramener toujours les hommes à la source du bien qui est en
eux ; que c'est le devoir de tout prêtre, et que les prêtres l'oublient
trop. Je voudrais que l'élégant Barrès, qui méprise si vite
l'instituteur1, médite sur cette leçon de théologie d'un curé de
campagne. Je viens de la recueillir, de source sûre : "Il n'y a
qu'un Dieu, petit Pierre. Et tu ne sais pas pourquoi il n'y a qu'un
Dieu ? C'est que, s'il y en avait deux, ils se disputeraient tout le
temps."
19 juin 1910
1555
Un cou large et blanc, des dents de jeune chien, des yeux qui
rient, un matelas de crin roux et frisé sur la tête, voilà le maçon
du village. Toute la semaine il maçonne ; le dimanche il prend la
bêche, car il a son jardin autour de sa maison. J'admire cette vie
simple et riche ; on m'arrête d'un mot : il boit.
Il boit. Quand ? Le dimanche, quand il n'a plus de moellons à
sceller, ni d'échafaudages à dresser. Cela prouve que le jardinage
ne suffit pas, que l'action ne suffit pas pour remplir une vie. L'action difficile, oui. L'action violente, oui. Mais l'action tranquille,
toujours par les mêmes chemins, sans conquête, cela convient
aux vieillards. Le maçon s'ennuie ; il boit parce qu'il s'ennuie.
J'avoue que j'explore là un pays que je ne connais guère ; je
ne regarde pas sous ce matelas de crin rouge ; je ne regarde pas
par ces yeux bleus-là ; ce sont ses fenêtres non les miennes. Mais
il me semble que je puis tout de même affirmer ceci : le mâle
s'ennuie dès qu'il n'invente pas. Je crois que la femme n'est pas
ainsi ; je crois qu'elle vit mieux avec elle-même, comme si elle
sentait ses richesses confusément, sans vouloir les tirer hors d'elle par jugement. Mais pour le mâle, je crois qu'il se sent gros
d'idées et qu'il veut les tirer hors de lui par réflexion et jugement.
Le maçon ne sait rien de tout cela, sans doute. Il sent seulement qu'il s'ennuie. S'ennuyer, je suppose, c'est sentir qu'on voudrait faire quelque chose, sans savoir quoi. Or, une tête comme
celle-là devrait penser, devrait juger. Peut-être voit-il cela par
éclairs. Peut-être commence-t-il à défricher dans ses idées ; mais
c'est trop difficile, ou bien on sent que cela mène trop loin ; on ne
veut pas aborder de si grands travaux. Il faut donc endormir la
pensée ; et l'alcool est bon pour cela.
Juin 1910
229
Exactement bon pour cela. L'alcool, comme on dit, change les
idées. J'ai connu un ouvrier qui disait : "Le jour où je me suis dit
que tous les hommes pourraient avoir chaud et manger leur
content, je ne pouvais plus dormir." Après un départ comme celui-là, il faut pousser jusqu'au bout, il faut lire, il faut s'instruire,
il faut réaliser ; si on ne le fait pas du tout, si l'on ne voit aucun
chemin devant soi pour aller à ce paysage d'idées, alors il faut à
tout prix n'y plus penser. Buvons. J'ai observé que l'alcool prend
d'autant mieux les hommes qu'ils sont mieux doués pour penser.
Cette maladie guette justement les meilleurs. Le plus enragé buveur est celui qui a un feu de pensées à éteindre. C'est pourquoi
les moyens de prédication sont faibles. Ces damnés, qui ne veulent plus du tout penser à ce qu'ils auraient pu faire, que pèse
pour eux l'opinion, la bonne renommée, un plat bonheur enfermé
dans l'écuelle ? Cela ne les délivrera pas d'eux-mêmes. Le mieux
est de leur tracer une vie humaine complète, dès le commencement, de façon qu'ils aiment à penser. Seulement cela mène loin.
Si les forces pensent, cela fera un monde nouveau, et une justice,
on peut le croire, assez rude aux oisifs. Je comprends que la morale et la philanthropie aient souvent peur d'elles-mêmes.
20 juin 1910
1556 *
Pleurer sur cette catastrophe de Villepreux, c'est temps perdu.
Ce qui est utile c'est d'y penser raisonnablement, c'est de saisir la
chaîne des causes et des effets de façon que l'idée d'un accident
possible soit présente dans l'esprita de tous. Je ne dis pas crainte
de l'accident, je dis idée de l'accident, ce qui conduit à la vraie
prudence.
Il est bien remarquable que sur cette masse de voyageurs qui
perdaient leur temps dans cette petite gare, il ne s'en soit pas
trouvé un pour demander si quelque train redoutable suivait le
malheureux train omnibus. Cette question, posée avec précision,
avec insistance, rendait l'accident impossible. Il faut supposer
que la plupart des hommes oublient aisément les mécanismes
dont ils se servent ; car, si un train est immobilisé sur la voie
principale, quelle est l'idée qui doit venir, tout de suite, à un
homme raisonnable ? L'idée qu'un autre train va se jeter sur
celui-là. Y penser, et le dire, c'est peu de chose ; et toutes ces
utiles pensées, et ces utiles paroles, qui ne coûtent rien,
écarteraient des catastrophes.
230
PROPOS 1910
Que les voyageurs pensent donc un peu plus à leur propre sûreté. J'ajoute que si les directeurs et inspecteurs montraient le même souci, les choses n'en iraient que mieux. Or il est clair qu'ils
n'y pensent point. Voyez. Une machine est en panne ; on
télégraphie à Versailles pour demander une machine de secours.
Le plus niais des hommes comprendrait que la voie est barrée ;
et, comme l'express tamponneur s'arrête à Versailles, le plus niais
des hommes irait avertir le mécanicien, et lui prescrirait, au besoin, d'aller au pas, en sifflant, à partir de Saint-Cyr par exemple.
Mais il faut croire que toute Administration répand dans ses
bureaux une niaiserie démesurée, puisqu'au lieu d'une machine
de secours on envoie un train en vitesse. Cela dans l'hypothèse
où l'accident survenu à la première machine a été annoncé à la
gare de Versailles ; et on peut parier qu'il l'a été. S'il ne l'a pas
été, autre faute, à peine croyable.
Je sais bien ce que l'on répondra. On dira que tout le monde a
compté sur les signaux. Mille exemples prouvent qu'il ne faut pas
compter sur les signaux. On a conservé les mêmes disques et les
mêmes pétards sans tenir compte de la vitesse, qui a augmenté, et
du bruit, qui a augmenté. Mais quand les signaux seraient perfectionnés autant qu'on voudra, je trouve effrayant qu'avec l'idée
que tout est dérangé dans la marche normale, personne ne bouge,
personne n'ait l'idée de prendre une précaution de plus. Mais bah
! Ils font machinalement le strict nécessaire, et se plongent de
nouveau dans leurs paperasses, tout occupés sans doute, à une
statistique des voyageurs sans billet, pendant qu'un effroyable
écrasement se prépare et se réalise, en quelque sorte, sous leurs
yeux, s'ils voyaient plus loin que le bec de leur plume.
Somnambules sur les toits ; ils ont bien le geste, mais l'idée leur
manque.
21 juin 1910
1557 *
Le cas de Liabeuf se trouve proposé à l'opinion ; il est impossible de n'y pas penser. On sent bien, à certains moments, en présence de certains arguments, qu'il y a quelque circonstance atténuante pour un crime de ce genre ; et, tout d'un coup, en songeant
aux policiers qui veillent sur nous, et qui nous donnent tant d'héroïsme méconnu pour si peu d'argent, on veut écarter toute circonstance atténuante ; bien plus on transforme l'atténuation en
aggravation, dès que l'on considère que le crime de Liabeuf visait l'autorité même des agents et la puissance des lois. S'il faut
Juin 1910
231
punir celui qui frappe volontairement un citoyen, ne faut-il pas
deux fois punir celui qui frappe volontairement le gardien même
de l'ordre ? En d'autres termes, le gardien même de l'ordre ne
doit-il pas être deux fois protégé ?
Les principes sont ici extrêmement obscurs. Voici ce que
j'aperçois ; prenez-le comme thème à réflexions. La plupart des
citoyens vivent et veulent vivre dans l'état de paix, les uns avec
les autres ; vous ne les voyez ni armés ni menaçants ; promenezvous dans les rues, vous saisissez dans l'allure, dans les gestes,
dans les millea concessions de chacun, une affirmation de la paix,
qui est belle à voir. Quelques sauvages sont pourtant cachés dans
cette foule, qui imitent l'allure des pacifiques, mais qui n'attendent qu'une occasion d'user de la force, par exemple d'arracher à
une femme son réticule ou ses boucles d'oreilles, ou d'entraîner
quelque fillette comme une proie. Il y a mensonge, ruse, trahison
dans ces actes de guerre. Toute la violence est d'un côté, toute la
paix est de l'autre. Il est clair que la défense immédiate est légitime ; il est clair aussi que lab violence défensive qui suit
l'arrestation du coupable, et le conduit froidement au couperet, se
justifie, parc cette précieuse paix que l'agresseur a volontairement
troublée ; la violence exercée contre des citoyens confiants et
non armés a pour corrélatif la violence exercée contre le condamné enchaîné et sans défense.
Les rapports sont-ils les mêmes entre un homme qui est recherché pour quelque délit, et les hommes de police qui le recherchent ? Assurément non. Les hommes de police ont mandat
d'employer la force ; ce sont des hommes de guerre. Il y a entre
eux et celui qu'ils recherchent un rapport de guerre. Par exemple,
lorsque le fugitif emploie un faux nom pour se dérober à la police, il n'est pas d'usage de lui compter cette ruse comme une escroquerie ; pas plus qu'on ne lui compte comme faux témoignages les mensonges qu'il peut faire à l'audience. En forçant un peu
cette idée il me semble qu'on pourrait énoncer comme un axiome
juridique : à l'égard de la Force, il n'y a ni délits ni crimes, mais
seulement la victoire ou la défaite.
Je vois bien que ces principes sont presque impossibles à appliquer dans une bagarre, parce qu'il est impossible de dire à quel
moment un policier passe de la paix à la guerre, et cesse d'avertir
le citoyen pour charger contre l'ennemi. Ce qu'on peut dire c'est
que, du moment où les hommes de police ont, non plus à maintenir la paix selon les lois, mais à se saisir d'un individu qui
s'enfuit, c'est la guerre déclarée. Et, comme je suis prêt alors à
232
PROPOS 1910
reconnaître que la force doit rester aux agents, par tous les
moyens, je dirai aussi que la résistance du criminel qu'il s'agit
d'arrêter n'est pas crime au sens où son premier crime est crime.
Si l'on peut appliquer ces principes au cas Liabeuf, cela est obscur. Mais le doute, en ces matières, est encore une raison.
22 juin 1910
1558 *
La coutume endort tout le monde. Dès qu'un homme fait la
même action de la même manière aux mêmes heures, on peut dire, sans forcer les mots, qu'il la fait en dormant. On s'étonne du
somnambulisme, qui est pourtant un état dont nous avons tous
l'expérience. Quand je marche, je ne pense pas aux mouvements
que j'ai à faire pour marcher ; je pense aux choses et aux gens
que je vois ; mes jambes marchent d'elles-mêmes pendant ce
temps-là. On peut donc dire que je marche alors en dormant, si
l'on ne considère que la marche ; seulement ce sont de légers et
courts sommeils ; pourquoi ? Parce que les circonstances changent à chaque instant ; c'est un ouvrier qui m'écarte du geste parce qu'il tombe des ardoises et de l'eau sale ; ou bien c'est un vieil
homme tout branlant, ou bien une voiture d'enfant, tous objets
respectables.
Pour un mécanicien qui roule sur une Compound et qui dévore en une heure cent kilomètres de rails, le plus souvent il n'arrive
rien ; les barrières sont fermées, les voies sont libres, les signaux
sont invisibles ; les mêmes objets, dans le même ordre, collines,
bois, maisonnettes, clochers, accourent du fond de l'horizon, et se
précipitent à droite et à gauche comme dans un gouffre. Avec ces
puissantes machines, réglées comme des montres, il n'y a guère
de variété dans l'allure ; il n'y a point de ces caprices des vieux
mécanismes pour réveiller l'attention. Dès qu'on y réfléchit, on
voit que c'est la perfection de la marche qui crée justement le
principal danger. Si les choses allaient le plus souvent tout de
travers, il y aurait des incidents en grand nombre, mais fort peu
d'accidents graves. Par exemple si les signaux étaient presque
toujours déréglés, on ne s'y fierait pas. Aussi lorsqu'un ingénieur
allègue pour son excuse que toutes les précautions étaient prises
et que les règlements ont tout prévu, il donne une très mauvaise
excuse.
S'il pensait à ce système si bien ajusté et huilé, au lieu de s'endormir lui aussi, il comprendrait que cette perfection même
conduit à des catastrophes, si quelque événement rare et imprévu
Juin 1910
233
se produit quelque part. Or pourquoi choisit-on un ingénieur intelligent et instruit, pourquoi l'a-t-on posté au centre de tous ces
mouvements, avec tous les moyens d'information possible, sinon
pour qu'il connaisse l'événement imprévu, le rapproche tout de
suite des autres, et réagisse immédiatement pour le mieux ?
Comme mes yeux et mon cerveau veillent pendant que mes jambes me portent machinalement, ainsi l'ingénieur est comme le
cerveau et l'oeil de tout le mécanisme. Sa fonction principale est
justement de prévoir l'accident, et de l'empêcher. Car, s'il n'a qu'à
régler un mécanisme une fois pour toutes, c'est bientôt fait ; il ne
gagne pas bien son argent. C'est à peu près comme si, avant de
sortir, je réglais ma promenade sur un plan et si je marchais ensuite les yeux fermés. A quoi je ne vois qu'un remède ; c'est que
l'accident soit toujours compté aux grands chefs, et qu'à chaque
fois ils soient sévèrement frappés. Après cela on comprendra
qu'ils gagnent vingt mille francs par an, et plus.
23 juin 1910
1559 *
Je reviens à cette catastrophe de Villepreux ; on en connaît
assez bien maintenant les circonstances. Il est possible que le mécanicien ait commis une faute grave ; les juges en décideront.
Mais que tous les autres se lavent maintenant les mains, disant :
"Tout ce que les règlements prescrivent, nous l'avons fait ; nous
sommes hors de cause", cela n'est pas supportable.
Ainsi le service d'un employé, qu'il soit garde-frein ou directeur, il n'importe, consiste, lorsqu'un accident est prévisible, à
suivre les règlements à la lettre ; si les signaux ne protègent pas
les voyageurs, ils protègent du moins les employés petits et
gros ; je vois même que les signaux sont faits principalement
pour cela.
Comprenez-vous ce beau raisonnement ? Supposons un mécanicien sur sa machine ; il trouve des signaux ouverts et il se
jette sur un train qu'il voit en se disant : les signaux étaient ouverts ; je n'ai pas à considérer autre chose. Cet homme serait tenu
pour fou. C'est pourtant ainsi que raisonnent tous ces fonctionnaires qui se cachent derrière les disques et derrière le règlement.
Il est vrai qu'ils ne sont pas sur la machine.
Leur raisonnement a de l'apparence. Ils disent : "Le disque
était fermé ; nous avions posté un homme avec un drapeau ; ces
précautions étaient suffisantes." Pour couvrir le fonctionnaire,
oui. Je suis bien sûr qu'elles ne suffisaient pas pour couvrir le
234
PROPOS 1910
train, puisqu'il a été broyé. Un employé de chemin de fer n'a pas
pour fonction seulement de placer des signaux rouges ; il a pour
fonction d'empêcher que les trains soient broyés. Plus on s'élève
dans la hiérarchie, moins cette fonction est déterminée ; plus on a
le droit de compter sur l'initiative ; surtout lorsque l'on se dit que,
de Paris ou de Versailles, un simple avis donné, ou un simple
éclaircissement demandé par dépêche empêchait la catastrophe.
Et, même si je ne voyais pas ce qu'on pouvait faire, je dirais encore que l'on n'a pas fait ce que l'on devait, puisque l'accident a
eu lieu.
Aussi ces poursuites que je vois que l'on va faire1 me semblent ridicules. Quelle sanction aura plus de puissance sur les
mécaniciens que le risque qu'ils courent ? En vérité, je dois supposer toujours que le mécanicien, qui a ses os dans le jeu, a fait
tout ce qu'on peut attendre raisonnablement d'un homme. Mais
quand il s'agit de ces directeurs et inspecteurs, qui avaient l'accident dans leurs paperasses, et qui n'ont pas su l'y voir, quelles garanties avons-nous ? Ils ne sont pas sur la machine. Eh bien,
qu'on les y mette ; j'entends par là qu'il faut que tout accident les
frappe, aussi inexorablement que la vapeur a échaudé le mécanicien. Une peine assez légère, si l'on veut, mais qui soit comme un
ricochet de l'accident ; suspension, rétrogradation ou amende. Essayez ; vous pouvez être sûrs que cela les rendra plus attentifs et
plus ingénieux qu'ils ne sont. On peut parier qu'ils ne le seront
pas encore autant qu'un mécanicien, dont les négligences sont
punies de mort neuf fois sur dix.
24 juin 1910
1560
Il faut que j'insiste sur les bureaux et sur les bureaucrates ; sur
leur ponctualité d'apparence, et sur leur mauvaise volonté essentielle. Cette paralysie administrative est le principal des maux
politiques ; tous les membres de la nation en sont alourdis. Elle
est partout, et elle n'est nulle part. Comment saisir, comment décrire, comment punir quelque chose qui n'est pas ? Car l'inaction
n'est rien.
Un bureaucrate, pris isolément et hors de son métier, n'est pas
plus sot qu'un autre homme ; il peut être époux et père comme il
faut ; il peut être artiste ; il peut être bon, et même méchant. Enfin il vit. Il parle, répond, va et vient comme un autre homme.
Asseyez-le maintenant devant des papiers, à portée de son téléphone, tout de suite il engrène avec d'autres rouages, et le voilà
Juin 1910
235
bloqué ; il attend l'impulsion des autres, les autres l'attendent de
lui. Voilà un grand corps fait pour l'action, et qui n'agit que sur
lui-même ; voilà l'Administration qui s'administre elle-même ; la
voilà devant son propre nombril, comme le fakir, jusqu'à la fin
des siècles.
Cet homme est là pour agir. Il est comme un pilote sur la mer.
Mais croyez-vous qu'il examine le ciel et les vagues ? Non point.
Il examine un sous-pilote, qui lui-même en surveille d'autres ;
ainsi jusqu'au dernier rouage, jusqu'à l'homme le moins instruit,
le moins informé, le plus fatigué, le plus mal nourri, qui doit tout
voir, tout décider, tout faire. Combien sont-ils de secrétaires,
d'inspecteurs, de contrôleurs, de sous-directeurs, de directeurs,
pour s'assurer que le mécanicien surveille les signaux, et pour le
punir, s'il les surveille mal ! Aussi ce mécanicien a deux mondes
à considérer, le monde des choses, et le monde des surveillants ;
il se garantit des choses par observation et initiative ; il se garantit des gens par livres de route et procès-verbaux.
N'avez-vous pas admiré comme l'administration s'infiltre dans
le sous-marin le mieux calfeutré ? On a pu déchiffrer, sur le livre
de plongée du Pluviôse1 des notes écrites de minute en minute
par le timonier. Tout ce qu'on lui commande, il l'écrit ; c'est le
plus pressé, comprenez-vous bien ? Pourquoi ? Parce qu'une
plongée ne serait pas administrative, si les chefs ne savaient pas,
par rapport détaillé, sans rature ni surcharge, tout ce qui s'y est
passé. Le timonier se garde de ses chefs, avant toute chose ;
après cela il se gardera des courants, des récifs et des paquebots,
s'il le peut. Administrativement voilà ce que c'est qu'une action ;
le but d'une action, c'est d'appliquer les règlements, et de pouvoir
punir ceux qui les oublient.
Quelque jour nous aurons, dans quelque gare, un écrasement
effroyable2 qui sera administrativement tout à fait régulier. Un
appareil, dûment manoeuvré, vérifié réglementairement, refusera
le service. On prouvera que tous ont fait ce qu'ils devaient à leurs
surveillants, et que les surveillants ont surveillé selon le tableau
de service. Alors tout sera bien, et les blessés n'auront plus le
droit de crier. Pour saisir l'absurdité de ce système, imaginez un
général qui dirait : "J'ai disposé mes troupes selon les règles de la
tactique, d'après les informations que j'avais fait prendre.
L'ennemi s'est caché, et m'a surpris justement où je ne l'attendais
point. Je suis battu ; mais je n'en suis pas moins un excellent général." Voilà pourtant comment raisonne l'ingénieur en chef.
25 juin 1910
236
PROPOS 1910
1561
Hommes d'État et Journalistes en viennent à dire, en considérant les flux et les reflux de la Chambre nouvelle1, qu'il n'est pas
facile de savoir ce que le peuple veut. Dans le vrai, ce qui n'est
pas facile, c'est de ne tenir aucun compte de ce que le peuple veut
; c'est de faire croire que le peuple veut la Représentation
Proportionnelle2 et l'organisation des partis ; c'est de faire croire
que le peuple veut des provinces administratives3, et encore de
gros fonctionnaires en plus de ceux que nous avons déjà.
Le peuple veut la paix, une bonne police, un contrôle sévère
des dépenses, et plus de justice dans le traitement des fonctionnaires. Si un gouvernement avait assez d'esprit pour gouverner
avec le peuple, au lieu d'écouter un demi-cent d'intrigants et de
bavards qui font un bruit terrible dans les journaux et dans les
conversations, jamais une Chambre n'oserait toucher à ce gouvernement-là ; et il pourrait repousser du pied les fantaisies de
Charles Benoist4 et de ses compères.
Je n'ai jamais désiré d'être député ; je ne crois pas être assez
discipliné pour être utile de cette manière-là. Mais si je l'étais, je
saurais bien faire voir que les hauts fonctionnaires gouvernent,
dans le fait, beaucoup plus qu'on ne le suppose. Par exemple, je
ferais établir un état des traitements supérieurs à huit mille
francs, avec une statistique des heures de présence, et une autre
statistique des décisions prises. Ce serait comme une revue publique du bataillon des directeurs et sous-directeurs. Ce serait un
document précieux, le jour où l'on proposerait de réduire les traitements les plus forts à un maximum de dix mille francs, au profit des traitements inférieurs à deux mille. Car l'on pourrait comparer alors les services rendus par un facteur, les qualités d'assiduité, de rapidité et de jugement qu'il montre, avec les services
rendus par quelque directeur des services électriques. Ona se fait
des merveilles de ces polytechniciens qui se glissent partout ; on
serait certainement surpris, pour ne pas dire plus, si l'on comptait
les décisions utiles qu'ils prennent, le travail réel qu'ils fournissent, et les vacances qu'ils se donnent.
Encore en est-il qui travaillent beaucoup moins que ceux-là. Il
y a, aux finances par exemple, de ces directions où le travail se
réduit presque toute l'année à quelques signatures de forme. Les
trésoriers, les receveurs, les percepteurs devraient être aussi
examinés de près. Je n'attendrais, d'une enquête de ce genre, aucun résultat direct. Seulement vous assisteriez à un prodigieux
mouvement d'opinion contre le député imprudent qui voudrait
Juin 1910
237
dévoiler notre pudique Administration. On entendrait de beaux
discours sur les services impondérables, et sur le besoin que nous
avons de chefs bien rétribués et bien reposés, qui soient comme
nos Intelligences et comme nos Phares. Le fait est que ces Hautes
Lumières nous coûtent très cher, et n'éclairent rien du tout. Seulement si vous essayez de dire ou d'imprimer de pareilles horreurs, le Temps5 partira en guerre, soutenu par les vieux Débats6.
Pelletan7, qui avait de la science et de l'éloquence, s'est usé à ce
jeu-là. Il y aura sans doute encore plus d'une victime de ce genre
avant que le peuple connaisse ses vrais amis.
26 juin 1910
1562
Il y a un enseignement monarchique, j'entends un enseignement qui a pour objet de séparer ceux qui sauront et gouverneront de ceux qui ignoreront et obéiront. Je revois par l'imagination notre professeur de mathématiques, qui, certes, ne manquait
pas de connaissances, je le revois écrasant de son ironie un peu
lourde un de nos camarades, qui était aussi myope qu'on peut
l'être. Cet enfant ne voyait les choses qu'au bout de son nez.
Aussi promenait-il son nez d'un bout de la ligne à l'autre, afin de
s'en donner une perception exacte ; quant à voir le triangle tout
entier d'un seul regard, il n'y pouvait point songer. Je suppose
qu'il aurait fallu l'exercer sur de toutes petites figures, pas plus
larges que le bout de son nez ; ainsi, découvrant le triangle tout
entier, il aurait pu y saisir des rapports, et raisonner après cela
aussi bien qu'un autre.
Mais il s'agissait bien de cela. On le pressait. Il courait d'un
sommet du triangle à l'autre, parlait pour remplir le temps, disait
A pour B, droite pour angle, ce qui faisait des discours parfaitement ridicules ; et nous avions des rires d'esclaves. Cet enfant fut
ainsi condamné publiquement à n'être qu'un sot, parce qu'il était
myope.
Cet écrasement des faibles exprime tout un système politique
dans lequel nous sommes encore à moitié empêtrés. Il semble
que le professeur ait pour tâche de choisir, dans la foule, une élite, et de décourager et rabattre les autres. Et nous nous croyons
bons démocrates parce que nous choisissons sans avoir égard à la
naissance, ni à la richesse. Comptez que toute monarchie et toute
tyrannie a toujours procédé ainsi, choisissant un Colbert ou un
Racine, et écrasant ainsi le peuple par le meilleur de ses propres
forces.
238
PROPOS 1910
Que faisons-nous maintenant ? Nous choisissons quelques génies et un certain nombre de talents supérieurs ; nous les décrassons, nous les estampillons, nous les marions confortablement, et
nous faisons d'eux une aristocratie d'esprit qui s'allie à l'autre, et
gouverne tyranniquement au nom de l'égalité, admirable égalité,
qui donne tout à ceux qui ont déjà beaucoup !
Selon mon idée, il faudrait agir tout à fait autrement. Instruire
le peuple tout entier ; se plier à la myopie, à la lourdeur d'esprit,
aiguillonner la paresse, éveiller à tout prix ceux qui dorment, et
montrer plus de joie pour un petit paysan un peu débarbouillé,
que pour un élégant mathématicien qui s'élève d'un vol sûr jusqu'aux sommets de l'École Polytechnique. D'après cela, tout l'effort des pouvoirs publics devrait s'employer à éclairer les masses
par le dessous et par le dedans, au lieu de faire briller quelques
pics superbes, quelques rois nés du peuple, et qui donnent un air
de justice à l'inégalité. Mais qui pense à ces choses ? Même les
socialistes ne s'en font pas une idée nette ; je les vois empoisonnés de tyrannie, et réclamant de bons rois. Il n'y a point de
bons rois !
27 juin 1910
1563 *
C'est une espèce d'attentat, si l'on y pense bien, que cet emprisonnement du mécanicien Leduc1. Il est clair que l'on a voulu,
par ce moyen, jeter quelque chose à la colère de la foule ; mais la
foule n'a pas voulu de ce qu'on lui jetait. Voilà une leçon de plus,
donnée par cette masse que Benoist2 charge de toutes les fautes,
à la bureaucratie régnante, pour laquelle Benoist travaille. Encore
quelque temps, et il apparaîtra clairement que tout le monde, en
France, juge mieux que les juges et gouverne mieux que les
ministres.
Mais je reviens au mécanicien. Juger un mécanicien après
l'accident où il s'est jeté, lui avec les autres, c'est une injustice
tellement visible, qu'il faut mettre des besicles de juge ou d'ingénieur pour ne pas la voir. Un mécanicien doit être jugé par l'ordinaire de son service. S'il est sobre, s'il conduit régulièrement sa
machine, s'il est attentif comme il faut, et ingénieux dans les cas
imprévus, c'est un bon mécanicien. Et lorsqu'il s'est jeté à la mort
parce que son attention s'est détournée une minute, il faut résister
à la colère, et dire : "C'est un bon mécanicien." La peine à laquelle il s'expose par une imprudence que nous ne pouvons pas
mesurer, cette peine, c'est-à-dire la mort, la mutilation, la
Juin 1910
239
souffrance, nous protège assez en ce qui le concerne ; humainement nous ne pouvons pas faire plus, dès que nous le savons
instruit, réfléchi, exercé. Et c'est à son égard qu'il est raisonnable
d'invoquer la force majeure, ou la fatalité, ou le hasard, qui ne
sont que des noms différents de l'Imprévisible.
Où donc faut-il ajouter des sanctions ? Là où, justement, la
nature des choses n'en met point. Autant les ingénieurs et autres
bureaucrates sont ingénieux à se couvrir, à se cacher les uns derrière les autres, à réduire leur responsabilité en une poussière impalpable de responsabilités, autant il faudrait de rigueur dans les
conséquences que la loi ajoute à l'événement, et que l'on appelle
des peines.
J'ai entendu conter, quand j'étais petit, que les Prussiens mettaient des otages sur les locomotives. Il nous faut des otages aussi. Et nous ne demandons pas qu'ils soient écrasés ou mutilés.
Nous demandons d'abord qu'ils soient jugés publiquement. Car,
que les choses se passent dans les cabinets des grands chefs, cela
ne nous inspire pas confiance. Je ne veux pas que les bureaux interrogent les bureaux ; car tous sont rompus à ce jeu. Jea veux
qu'un homme incompétent et impartial leur demande compte de
leurs actes et de leur inertie, au nom du sens commun. Il faut que
le chef de gare de Versailles réponde à cette question : "Saviezvous, quand vous avez fait partir l'express, qu'un omnibus était
en détresse ?" S'il dit que non, il faut trouver celui qui le savait,
et qui devait le lui dire. Il faut savoir où était à ce moment-là le
grand chef qui réunit sous son pouvoir Villepreux et Versailles.
Là est la question. On peut sans doute s'en prendre au matériel et
à ceux qui en ont la charge ; mais nous sommes en présence d'un
désordre plus prochain, d'une ou de plusieurs négligences plus
étroitement liées à l'accident. Ces choses ne seraient même pas à
dire, si nous avions des juges. Mais quand j'ai su que le mécanicien était entre deux gendarmes, j'ai compris que nous n'avions
pas de juges.
28 juin 1910
1564
Il y a un spectacle qui me remue jusqu'au fond, et qui me fait
sentir que je suis citoyen jusqu'aux entrailles. Lorsqu'arrive la
pompe automobile, étincelante de vermillon et de cuivre ; lorsque
je vois ces hommes à casque, jusque-là impassibles et étincelants
aussi, comme des pièces de la mécanique, descendre, se porter
sans hâte où il faut, par mouvements mesurés et adaptés, je
240
PROPOS 1910
m'enthousiasme ; je voudrais être eux. Ces cuivres, ces tuyaux,
ces casques, ces échelles me dessinent une espèce de cité humaine. Car ceux qui disent que le plaisir est le seul bien au monde
disent une chose extrêmement obscure ; car lea meilleur plaisir
suit l'action la plus utile, la mieux comprise et la mieux faite. Ces
hommes à casque sontb pour moi des demi-dieux ; de vrais rois
de la planète. Si je descendais aux abîmes sur quelque Pluviôse
ou Ventôse1, je jugerais sans doute de la même manière les marins et les officiers, à cela près que leur action me paraîtrait
moins immédiatement, moins évidemment utile peut-être ; mais
belle, et hautement humaine assurément, par le triomphe de la
volonté raisonnable.
Or, ces héros, c'est n'importe qui. Mais oui, n'importe qui. Je
sais bien qu'on les choisit parmi les plus forts, les plus adroits, ou
les plus savants ; mais, eux morts, d'autres prendraient leur place ; et après ceux-là d'autres encore ; j'en vois des foules, autant
qu'il en faut. Si l'on n'a égard qu'à la bonne volonté, tous iraient,
contre le feu ou contre l'eau ; tous aimeraient en eux-mêmes ce
courage mesuré, cette discipline sur soi, cette puissance sur les
choses.
Eh oui, nous sommes un peuple de héros ; et communément
nous ne faisons rien de très bien. Nous sommes paresseux, hésitants, lâches, à toute heure du jour, dans l'immense action commune. De là ces injustices autour de nous, ces misères, cette inertie de la grande machine, qui récompense aussi bien le voleur,
qui écrase aussi bien l'honnête homme. Or, les rouages sont humains, et mus par les hommes, cela est très sûr. Cette maman qui
a faim dans sa mansarde, ce n'est point un malheur réglé par la
pluie, le vent ou la foudre ; c'est un malheur qui vient des hommes. De qui précisément ? La machine est si prodigieusement
compliquée que chacun accuse plutôt le voisin. D'où les plus sages, souvent, en viennent à désespérer de cette prodigieuse machine et d'eux-mêmes. Imaginez que tuyaux, échelles et robinets
soient soudain brouillés, faussés, encrassés par une méchante fée,
et sans qu'on sache par où les prendre, voilà nos héros redevenus
petits. Ainsi sommes-nous, dans l'oeuvre commune, parce que
nous ne savons pas bien ce que nous faisons, ni comment un
rouage pousse l'autre. Et c'est difficile à apprendre. Mais si vous
dites, vous misanthrope, que c'est la bonne volonté qui nous
manque, cela prouve que vous n'avez pas bien observé les
pompiers.
29 juin 1910
Juin 1910
241
1565
Il y a des ripostes de polémique qui attristent, quand elles
viennent d'un premier ministre qui se dit socialiste1 ; car ce sont
deux raisons pour qu'il ait réfléchi attentivement sur la richesse
publique et sur le travail qui en est la source.
Au sujet des dépenses pour la marine, quelqu'un crie : "Voilà
pour les requins"2 ; et l'Homme d'État répond : "Ces travaux font
vivre une multitude de salariés aussi." La réponse n'est pas bonne ; elle est même presque ridicule. Les dépenses de guerre ont
pour objet la défense ; elles n'ont nullement pour objet d'enrichir
les patrons, ni d'enrichir les ouvriers. Au surplus, elles ne le peuvent point du tout. On s'en aperçoit si l'on considère d'un peu
près les choses, au lieu de se contenter d'une riposte d'estaminet.
Quand un travail est fait, par la collaboration d'un patron qui
prête la machine et d'un ouvrier qui prête ses bras, ils reçoivent
l'un et l'autre un salaire en argent. Mais il ne faut pas conclure de
là qu'ils se sont enrichis l'un et l'autre ; car l'argent n'est qu'un billet à ordre, payable en marchandises. L'argent qu'ils ont reçu représente l'objet utile qu'ils ont fabriqué, boîte de conserves, pioche, charrue, caleçon de laine, chemise de coton. L'argent qu'ils
reçoivent atteste qu'ils ont lancé quelque chose d'utilisable dans
la circulation, et qu'ainsi ils ont le droit d'y reprendre d'autres
choses utilisables, comme pain, rôti de boeuf ou bière.
En d'autres termes, tout salaire ou profit est réellement une
part des produits fabriqués. Si la quantité des produits utiles,
pour un même travail, augmente, cela veut dire que les salaires
(je considère ensemble le salaire du capital et de la main d'oeuvre) augmentent ; non qu'ils augmentent toujours en argent, mais
que l'argent aura alors une plus grande puissance d'achat ; ce qui
revient à dire que la vie sera moins chère.
Au contraire, dès qu'un travail, même bien payé en argent, est
employé à fabriquer des objets inutiles, il est clair qu'inévitablement les salaires réels diminueront, c'est-à-dire qu'un même
salaire en argent procurera moins d'objets utiles, ce qui revient à
dire que la vie sera plus chère.
Il s'agit donc de savoir si les bateaux fabriqués sont de stricte
utilité. S'ils ne le sont pas, les salaires que vous payez ne signifient rien ; ce sont des billets à ordre non garantis par des marchandises ; tout le monde se trouve appauvri un peu, même les
requins, entendez les avides fournisseurs, puisque c'est ainsi
qu'on les désignait.
242
PROPOS 1910
Ces rapports échappent souvent à ceux qui ne voient pas plus
loin que l'argent. A ceux-là, pour les amener à réfléchir, je montrerais que le prix de la vie augmente3, ce qui fait voir que l'argent n'a pas de valeur en lui-même. Après cela je leur demanderais si la production de luxe n'est pas la cause principale de ce
fait économique, si inquiétant pour tout le monde. Il y a à dire làdessus, avant que ces rapports soient clairement aperçus par le
plus grand nombre. Mais un homme d'État, formé par les doctrines socialistes, ne devrait pas s'y tromper.
30 juin 1910
Juin 1910
201
1er
2
4
11
11
26
JUILLET
Vote par la Chambre d'une modification de
son règlement : l'appartenance à un groupe
parlementaire est désormais obligatoire.
Exécution de l'anarchiste Liabeuf (condamné à mort le 4 mai).
Victoire retentissante du boxeur noir
américain Jack Johnson qui garde son titre
de champion du monde toutes catégories.
Introduction par la Chambre du scrutin de
liste avec représentation proportionnelle
pour l'élection de la commission du suffrage
universel.
Création par la Chambre d'une commission
d'enquête parlementaire sur l'affaire Rochette.
Audition du préfet de police de Paris, Louis
Lépine, mis en cause dans l'affaire Rochette,
au cours d'une séance de la commission
d'enquête.
Vendredi 1er juillet. A Marie Monique Morre-Lambelin :
"Tu auras aimé le Propos de ce matin, le chat et les oiseaux
[1566]. Écrit l'autre semaine dans le train, en revenant de chez
Élie. On sent le train en marche, c'est-à-dire que c'est un peu
haché et obscur ; il ne faudrait pas abuser de ce genre. Mais
l'impression est vive, et retentit de mille manières. J'aime bien
ce genre d'imperfection. Mais l'amour et la guerre qui viendra
un de ces jours [1569] est bien mieux. Reçu lettre d'un lecteur
au sujet de l'article sur les pompiers. J'en tire un bon propos
aujourd'hui [1581]. Voyage à Combault agréable. Somptueux
domaine. Hospitalité parfaite. Vu au dîner Élie et sa femme
(Sucy n'est qu'à 7 km de là). Bonnes conversations. Ai fait de la
musique avec la petite et le cousin Darius d'Aix. A Choisy, mère
un peu mieux, mais toujours grognant et remâchant sa maladie.
Il faut l'exhorter à manger et à se redresser, sans quoi elle est
comme une centenaire ... Malherbe s'annonce ; peut-être va-t-il
venir faire de la musique. Pour les leçons d'astronomie, je crois
qu'il faut les esquisser toutes ensemble. Nous examinerons
alors de façon à les conduire à la perfection. Comme tu vas
bien connaître le ciel, et comme on fera de jolies leçons pour
Marcel [Renault] ! Je ne crois pas que tu puisses être plus
adorable. Grande tendresse à chaque instant vers toi. Si tu
voyais le fond de mon coeur, tu chanterais toute la journée !"
Dimanche 3 juillet. Idem : "Bénézé m'a écrit, sans me parler autrement de sa maladie. Je lui répondrai lundi. J'ai vu
Borrel aujourd'hui ; je l'ai chargé d'amitiés, et de s'enquérir au
sujet du sanatorium. Borrel part en vacances. Quelques vétérans sont partis aussi. Bonne classe aujourd'hui. Je n'ai plus
202
PROPOS 1910
beaucoup à faire. Aujourd'hui vu Malherbe un peu. Musique et
aphorismes."
Samedi 9 juillet. Idem : "Quels délicieux souvenirs du jeudi.
Je pense à l'astronomie et à toutes les choses à faire sans précipitation. Bonne classe ce soir sur la morale sociale.
Beaucoup de choses mises au point "au point de vue de la pure
rhétorique !" Assez bon Propos sur la Proportionnelle [1576].
Tu auras lu la discussion chez Desjardins et tu auras vu que
Parodi a bien lu La Dépêche."
Lundi 11 juillet. Idem : "Le médecin de Choisy (qui avait un
remplaçant et qui est revenu) s'est prononcé nettement, et il n'y
a point, semble-t-il, de doute, car tout concorde. Il s'agit de tuberculose du poumon droit, déjà assez avancée. Du moins le
traitement est bien déterminé et la campagne de Paissy est tout
à fait indiquée, quand le transport sera possible. Nous allons
donc dépendre plus que jamais de la Nécessité. Je pense que tu
t'y résignes comme moi. On s'en tirera le mieux possible. Les
amis de Mortagne viennent en passant vendredi à Choisy ; il
faut que j'y sois et recevoir comme si de rien n'était, sans quoi
la malade se croirait tout à fait malade. En principe, nous gardons pour nous l'avis du médecin, afin de ne rien compliquer."
Samedi 16 juillet. Idem : "Laisant m'a envoyé une brochure
qui m'a donné ce matin un article (Philéas) assez amusant
[1599]. Suis allé à Henri IV aujourd'hui. Ai trouvé mes travailleurs en déshabillé et suant comme des boeufs. Je leur ai fait le
syllogisme et toutes ces choses-là en une demi-heure, sans
enlever mes gants ni mon chapeau. C'était du beau travail. Le
résultat est bon. Notre tant pour cent est meilleur que celui de
Louis Le Grand. Nous avons 19 sur la liste ... J'y retournerai
mardi pour voir ce qu'ils deviennent. Même mercredi j'aurai
sans doute encore Desbois et deux ou trois autres. Suis passé à
l'École tantôt, mais je n'ai point vu Herr. A Choisy, ça va
moyennement. Vieux Charles m'invite à déjeuner lundi. J'irai
ensuite à Sucy. Une semaine, ce n'est qu'un éclair quand on
court à droite et à gauche. Je joue du piano souvent de loin à
mah meh !"
Samedi 23 juillet. Idem : "J'ai fait encore un Propos sur les
Cheminots [1593], un peu imité de Tacite, dont j'ai relu un
livre, le premier des Annales. Mais j'ai cherché en vain le texte
latin de Tacite que je croyais avoir. Il y a de l'orage comme
hier. Je pense à toi en souriant et le coeur tout élargi. Mais
tristesse en pensant à cette histoire de cheminots qui est sans
issue. Je vais aller voir un peu les élèves."
Lundi 25 juillet. Idem : "La liste a paru avant-hier soir. Ils
sont huit à l'École (sur 35) et neuf aux bourses. École : Bourgeois (4e), Hanniet (10e), Estève (13e), de Cléry (18e), Laveine
(20e), Camugli (22e), Chambon (23e), Petit (30e, à cause de
maladresses). Neuf : Autard, Auriac, Bigot, Jardillier, Gigot,
Lemarchand, Vuillaume, aux bourses. Un petit recalé de Michelet m'a donné la nouvelle adresse de Bénézé : Château de
Bligny, par Limours (S. et O.). Je viens de lui écrire. Voilà les
nouvelles. A Henri IV on est content. Tous ont eu de bonnes
notes en philosophie. Je barbote dans l'aéroplane."
Juin 1910
Mercredi 27 juillet. Idem : "Mah meh ! Je fais de l'algèbre
et je réfléchis sur l'aéroplane. J'ai écrit hier un Propos làdessus, faute de mieux [1604]. La poésie manque ces temps-ci.
Les jours sont un peu vides, sans grandeur, mais avec de
l'intelligence. J'ai vu aujourd'hui le petit Massis, qui n'a rien
dit de très neuf. ... Mon bureau est débarrassé !! Mah meh va
pousser des cris d'admiration ! J'écris dessus, c'est une rareté !
... Bec n'a pas passé l'oral, par peur d'un rang trop faible et
d'une bourse de licence. Bouscharain a répondu comme un
crétin en philo ; on l'aurait refusé au bachot. ... J'ai demandé à
La Dépêche qu'on me réserve un permis de vacances : Paris Genève - Chamonix - Annecy - Grenoble - Puy-Ricard Marseille - Vintimille - Marseille - Paris. Grand programme.
Approuves-tu ? Tu as bien reçu et réexpédié la première leçon
d'astronomie pour Marcel ? C'est assez terne. J'espère que les
jolies choses viendront quand les commencements seront
expliqués. Pour le moment, je désirerais surtout écrire de
beaux Propos. Mais je n'y peux rien, faut pas se frapper. Choisy
ne va pas trop mal, et je compte que nous pourrons partir
mercredi au plus tard. Mais je suis déjà dans la purée. Tu m'en
consoleras dimanche. Je me ruine dans les inventions
électriques. Belle image pour faire rire mah meh !"
Vendredi 29 juillet. Idem : "J'ai l'impression que ça ne va
pas à Choisy. Pourrons-nous partir ? X. Léon qui ne pense
qu'aux maladies dit qu'il s'agit de cancer généralisé, tuberculeux toujours. Sur l'astronomie, tu as bien fait de me retourner
puisque tu avais des scrupules. Tu as bien fait de ne pas ajouter
tes compléments : j'avais écarté ces détails exprès. J'ai vu, en
enseignant ces choses (aux petites de Sévigné) qu'on en dit
toujours trop ; et que de là résultat une confusion presque irrémédiable dans les notions. Aussi j'ai envoyé à Marcel le manuscrit tel quel. Du reste, en principe, retiens que je suis dogmatique, c'est-à-dire que je ne change jamais pour une objection même d'apparence, ce qui a été jeté un peu d'inspiration. Il
le faut bien. Car alors je tomberais dans un abîme d'objections
que je me ferais."
203
204
PROPOS 1910
1566
Comme nous marchions paisiblement dans les allées, sous les
érables, les frênes et les ormeaux, nous entendîmes une étrange
rumeur d'oiseaux. Non pas le bavardage et les pépiements de
l'heure et de la saison, mais une rumeur irritée et agressive, qui
nous précédait, qui nous suivait, comme si nous avions été des
tueurs d'oiseaux. On voyait ces audacieux, gros comme le pouce,
sauter d'une branche à l'autre, s'approcher de nous, et, en quelque
sorte, nous dénoncer passionnément ; presque tous avec des cris
aigus, le rossignol avec un roulement de gorge sonore et impérieux. C'était vraiment une rumeur de foule et une rumeur de
guerre. Sous l'ombre paisible, cela était assez émouvant.
La cause de ce tumulte était dans nos jambes. Ce n'était qu'un
petit chat gris-bleu qui nous avait suivis depuis la maison, et qui,
jeune comme il était, sortant à peine de sa corbeille, ignorait la
vie forestière et que les oiseaux sont bons à croquer. Il s'en allait
comme un jeune tigre, majestueux par sa forme, mais tantôt inquiet et dressé pour voir par-dessus les herbes, tantôt jouant avec
l'ombre et la lumière, tantôt bondissant de côté. Étranger, en
somme, à cette furieuse rumeur d'oiseaux. Il l'entendait pourtant ;
peut-être même, par les ondes de sa queue, pouvait-on comprendre qu'il devinait sa destinée de dénicheur d'oiseaux. Il n'en
allait pas moins avec une indifférence de roi. Ces oiseaux perdaient bien leur peine.
Nous supposons toujours trop de pensée dans les bêtes. Ces
oiseaux semblaient bien indignés contre le mangeur d'oiseaux ;
on pouvait supposer aussi qu'ils voulaient, en s'approchant de lui,
en criant, en le défiant, l'entraîner loin des nids ; ou peut-être jeter l'alarme aux alentours. Toujours est-il qu'ils menaient un bruit
étrange sur le chemin de ce jeune chat, tandis qu'ils n'auraient
seulement pas fait attention à nous. Toute puissance trace comme
un sillage de cris. Au total, ni les oiseaux, ni le chat n'en pensaient bien long.
Les hommes n'en pensent pas bien long non plus, quand ils
acclament les puissances, ni les puissances, lorsqu'elles saluent.
Si c'est respect ou peur, ils ne l'examinent point. Il est vraisemblable que cette coutume de crier ressemble assez à cette coutume d'oiseaux. C'est peut-être pour avertir que le maître approche, ou bien pour lui faire sentir la puissance de la foule.
Toute clameur, en somme, serait hostile, malgré les paroles. Les
Juin 1910
205
hommes ne savent pas bien pourquoi ils crient. Pourquoi demander si les oiseaux le savent ?
1er juillet 1910
1567
Un député socialiste a promis aux électeurs "qu'il ne mangerait plus de curé". Il faudrait examiner ce que cela veut dire, et
poser ici des questions précises aux gens de la droite. Manger du
curé, c'est parler contre la religion. Or, cela s'entend en beaucoup
de sens. Si je disais, par exemple, que tous ceux qui pratiquent le
catholicisme sont des gens sans probité, ou seulement que tous
les curés sont hypocrites et menteurs, ce ne seraient là que des
injures, qu'un gouvernement ne pourra jamais inscrire dans aucun
programme. Il me semble que, dès que l'on instruit, dès que l'on
critique, dès que l'on discute, il est raisonnable de supposer
toujours, en toute simplicité, sans aucune restriction mentale, que
l'adversaire est sincère et droit, c'est-à-dire qu'il parle comme il
pense, et qu'il ne poursuit aucune fin cachée. Je pense que les
plus ardents républicains sont d'accord là-dessus. Ces choses ont
été dites plus d'une fois à la tribune au nom des partis de gauche.
On pourrait les inscrire dans la charte des catholiques ; et ma foi
si quelque serviteur maladroit, plus pressé d'affirmer sa couleur
politique que de penser raisonnablement, introduisait dans
l'enseignement ou dans les livres scolaires quelque injure de ce
genre, je crois qu'il faudrait le rappeler à l'ordre. Cela une fois
posé, le pape ne serait pas encore satisfait ; mais la droite le serat-elle ?
On peut en douter. Il importe qu'on leur pose publiquement la
question, sans quoi ils arriveraient, par des déclamations de belle
apparence, comme celles de l'élégant Barrès1, à paralyser tout
notre enseignement public, et à inquiéter un peu tout le monde.
Quand un instituteur enseigne aux enfants que l'Amérique
existe, ou que la lune est plus grosse qu'un fromage, ou que la
terre a tremblé tel jour autour de Naples, il énonce ce que nous
appelons des vérités, c'est-à-dire des faits constatés directement
ou indirectement selon des règles, et qui sont du même ordre que
ceux-ci : la maison de vos parents est au tournant de la route, à
cent mètres d'ici ; cette table est en chêne ; cette pierre est plus
lourde que ce chapeau ; un gros grêlon tombe plus vite qu'un
petit.
Or, il ne se peut pas, puisque la religion est enseignée, que
l'enfant ne se pose pas lui-même cette question : "Et Dieu ? Est-
206
PROPOS 1910
ce qu'il existe en ce sens-là ? Est-ce qu'on sait qu'il est juste, bon,
triple et un, de la même manière que l'on sait que la lune tourne
autour de la terre en un peu moins d'un mois ?" Or, cette question, nul homme, dès qu'il enseigne, qu'il soit instituteur ou qu'il
soit curé, n'a le droit de l'écarter. Elle est posée, personne n'y peut
rien. Et il faut, élégant Barrès, il faut y répondre. Et il faut dire :
"Non. L'existence de Dieu ne peut pas être constatée comme
l'existence de l'Amérique. Non, la nature de Dieu ne peut pas être
connue, même approximativement, comme on connaît le poids
ou l'orbite de la lune. C'est pourquoi la théologie est un éternel
sujet de disputes sans fin entre les hommes, et un instrument de
domination malheureusement trop facile à manier dès qu'on la
présente comme indubitable à des esprits ignorants et crédules."
Eh bien, voyons, quand je parle ainsi, est-ce que je mange du
curé ?
2 juillet 1910
1568
Le R.P. Philéas, qu'il soit loin ou près, ne manque jamais de
me lire. Je le vis bien hier lorsqu'il m'aborda ; car il me dit, sans
préambule : "Vous voulez savoir à quels propos on reconnaît un
mangeur de curé. Eh bien, vous, Alain, vous êtes un mangeur de
curé. Vainement vous travaillez sur vos formules, jusqu'à les
rendre tout à fait simples, évidentes, innocentes aux yeux des nigauds. Mais croyez-vous que je m'y laisse prendre ? Est-ce à
vous que je vais expliquer sur quoi porte la discussion ? Vous le
savez très bien. Si je n'étais pas tenu à une grande réserve, dit-il
avec son sourire de diable, je dirais qu'il y a du jésuite dans vos
Propos."
Il s'animait : "On fait reproche à nos ancêtres d'avoir brûlé les
gens pour une virgule. Mon cher, ce n'est point l'objection que
nous voulions brûler, mais bien l'irrévérence. Je ne vais pas soutenir qu'un curé est irréfutable dans tout ce qu'il prêche. Eh ! c'est
entendu ; on peut tout critiquer ; on peut tout réfuter. La question
est de savoir si cette agitation d'esprit, qui porte à tout réfuter, est
compatible avec l'existence en commun. Ce qui vous égare à ce
sujet, c'est que vous voulez toujours confondre les sociétés naturelles avec ces sociétés qui se forment entre égauxa, pour la production industrielle, pour la musique, pour l'assurance ou pour
n'importe quoi. Ces sociétés-là on les forme d'un commun accord, et à peu près comme on veut. Mais pourquoi, parce qu'elles
reposent dans la société naturelle, qui les protège et les couve, les
Juin 1910
207
enveloppant de ses coutumes anciennes comme on met des linges
à moitié usés aux nourrissons. Mais cette société naturelle, il faut
la prendre comme elle est. Or je disb, et je prouverai à tout
homme de bonne foi, que cette société se tient debout par la hiérarchie et le respect. Si les enfants faisaient ce qu'ils jugent bon,
vous auriez ma foi un bel enseignement. Or ilc y a une foule
d'hommes qui sont enfants ; et tout homme est enfant plus d'une
fois par jour. Si donc on veut échapper à une guerre de tous les
instants, il faut une autorité qui incline les esprits. Entendez bien,
non pas une autorité irréfutable ; où la trouverait-on ? Mais une
autorité qui ne soit point réfutée. C'est pourquoi je dis que
l'Église exprime à mes yeux l'essentiel de toute société. Dans le
fond n'arrivez-vous pas, vous les incrédules, à diviniser Jeanne
d'Arc, la Patrie, la Loi ? Seulement, comme la fièvre de réfuter
vous tient, fièvre que nous appelons diabolique, vous jetez vos
Dieux par terre, après les nôtres. Le Sacré, mon cher, est un bloc
aussi1. Tout s'y tient. Le Pape est en haut et le bourreau en bas,
comme disait l'autre. Aussi vous, Alain, vous n'êtes pas seulement mangeur de curé, mais mangeur de toute autorité, mangeur
de bureaucrates, mangeur de préfets, mangeur de ministres, et de
bon appétit, ce qui m'épouvante." Il s'enfuit là-dessus, me laissant
tout effaré devant les restes de cet horrible festin.
3 juillet 1910
1569
Le moraliste qui a dit : "Aimez-vous les uns les autres" n'a
pas trouvé là un grand secret. J'accorde bien que l'amour est la
vraie richesse vitale ; c'est un merveilleux mouvement pour sortir
de soi, pour se jeter dans l'action, et s'y dépenser, et s'y perdre,
sans petits calculs. Je sais aussi que lorsque l'amour manque,
comme il arrive dans l'extrême fatigue ou dans l'extrême vieillesse, qui ne sont qu'extrême avarice, il n'y a plus rien à espérer
de bon, ni même de mauvais. Mais ce régime de parfaite prudence nous approche de la mort, et il ne dure guère. L'ordinaire
de la vie est un furieux amour de n'importe quoi ; chez les bêtes
aussi. Car le cheval galope pour galoper ; et le moment où il va
partir, le beau moment où il sent en lui-même la pression de la
vie, c'est l'amour créateur de tout. On ne verrait plus du tout de
plaine, si l'on n'avait plus du tout l'envie de galoper. C'est encore
plus vrai pour l'homme, parce que, autant qu'on sait, il sent
mieux et perçoit mieux. Amour est poésie.
208
PROPOS 1910
Je voisa donc bien que toute règle de justice est vaine, si l'on
n'aime point ; pourquoi mettre une bride à un cheval mort ? Mais
suffit-il aussi d'aimer sans règle ? L'homme le plus vivant serait
le plus juste à ce compte. Or, ce n'est pas vrai. L'avarice, qui est
comme la haine repliée, n'explique ni les batailles, ni les supplices, ni les conquêtes d'Alexandre, ni le bûcher de Jeanne.
Dans l'histoire, c'est l'amour qui galope. L'amour enlace ; l'amour
étrangle aussi bien, c'est le même mouvement. L'amour est paix,
l'amour est guerre. Le fanatisme, dans son fond, est aussi bien
amour que l'enthousiasme ; il y a de la générosité dans tout carnage, et dans toute cruauté active. Les amants éprouvent la même
chose. Les héros qui se sacrifient le mieux sont ceux aussi qui
tuent le mieux.
"Aime ton prochain comme toi-même." Voilà une espèce de
règle ; et ce n'est déjà plus l'amour tout nu. Mais cette règle n'est
point bonne. On ne s'aime point soi-même ; ou bien ce n'est plus
amour, c'est pauvreté, sécheresse, avarice, comme je disais. Le
conquérant ne s'aime point tant lui-même ; et, ce qui le prouve,
c'est qu'il se fait très bien tuer. L'inquisiteur ne s'aime point luimême ; sans quoi il ne serait pas redoutable. L'avare même ne
s'aime pas lui-même ; il n'aime rien ; et il meurt lentement, parce
qu'il n'aime rien.
L'amour ne distingue point ; celui qui aime et ce qu'il aime,
c'est tout un ; telle est la marque de l'amour. Si l'on oublie cela,
toute vie humaine est impossible à comprendre. L'amant qui tue
une maîtresse adorée se tue aussi bien du même coup. Il aime son
prochain comme lui-même. Qui est doux aux autres est doux à
lui-même ; qui est méchant aux autres est méchant à lui-même,
du même mouvement. L'amour, comme on dit, est aveugle.
C'est pourquoi nous suivons de préférence les grandes ombres
de Platon et de Marc-Aurèle, et de Kant et de tous ceux qui ont
cherché quelque règle dans les idées, quelque règle contre
l'amour et la guerre, dieux jumeaux.
4 juillet 1910
1570
J'ai entendu ces temps-ci les jugements les plus variés sur le
Président du Conseil1, et quelques-uns fort sévères ; en cela
l'opinion écrit déjà l'histoire ; car il est assez commun que les
plus illustres négociateurs, médiateurs, conciliateurs soient donnés pour méprisables ; ainsi les Talleyrand et les Fouché. D'où il
reste souvent, aux jeunes gens, une inquiétude ; comment de tels
Juin 1910
209
hommes ont-ils conservé le pouvoir ? Ces appréciations prouvent
que l'histoire simplifie trop.
J'ai entendu conter par quelqu'un en qui j'ai toute confiance, et
qui était en situation de savoir ces choses, une page d'histoire
tout à fait voisine de nous. C'était après Casablanca2 ; Clemenceau était chef ; Briand n'était que sous-chef. Il y eut à ce moment-là une semaine assez tragique. Clemenceau, qui s'était
échauffé aux disputes, avait fini par parler assez sec aux diplomates allemands ; ayant dit tout ce qu'il avait à dire, il ne répondait plus. Cette fermeté étonna l'adversaire ; il se trouvait que la
passion jouait bien. Seulement il fallait sortir de là ; on ne pouvait rester ainsi en posture de guerre. C'est alors qu'arriva du Maroc un rapport plus complet que les autres ; et c'est le sage Briand
qui obtint, à force d'insistancea, que cette pièce nouvelle, qui
justifiait encore mieux nos précédentes affirmations, fût
communiquée à l'autre partie. De là une réconciliation honorable,
après une belle défense. Ce récit est vraisemblable, et explique la
confiance que l'on peut avoir en un homme qui ne croit à rien.
Il y a une facilité d'esprit que l'on admire chez les grands avocats ; ils semblent naître à chaque affaire, comme s'ils n'avaient
point d'habitudes ni de préférences ; comme s'ils ne traînaient
point de passé après eux. On pourrait dire de ces hommes que
leur mémoire n'a point de coeur ; ils ne retiennent, de ce qu'ils
ont fait, que l'art de faire ; quant aux circonstances où ils se sont
employés, ils les oublient. Ce sont des natures absolument sans
préjugé ; leurs idées ne sont point cimentées par quelque affection. Leur colère ou leur émotion est de théâtre, et uniquement
esthétique ; j'entends par là qu'elles résultent seulement de ce
qu'ils font et ce qu'ils disent, sans aucun levain de rancunes, de
récriminations ou de regrets.
Il y a des hommes qui sont ainsi faits ; et bien heureux d'être
ainsi faits. Je crois qu'ils peuvent travailler à l'oeuvre commune.
Ils sont arbitres de vocation. J'entends par là qu'ils s'oublient et se
perdent eux-mêmes en route, de sorte qu'ils arrivent tout à fait
impartiaux à l'audience.
Ces hommes sans passion sont des juges de paix supérieurs.
Non qu'on puisse les dire sages ; car la sagesse suppose une forte
nature enchaînée par de longs efforts. Leur plus haute vertu, c'est
la facilité. D'où vient qu'on estime souvent leurs actes, et rarement leur caractère. Mais peu importe, si nous considérons
l'intérêt commun. Car nous tous nous nous chargeons de maintenir les principes ; et son affaire à lui, disons son génie propre (car
210
PROPOS 1910
il faut louer un peu les puissances), c'est d'adapter les principes
aux faits.
5 juillet 1910
1571
Comme je me surprenais, l'autre jour, à vouloir qu'un ministre
de la justice rappelât un juge d'instruction à ses devoirs, le vieux
spectre de la Séparation des Pouvoirs s'est levé du fond de moimême. Heureusement, je me trouvais en humeur d'examiner ; et,
cherchant les origines et les titres de cette Séparation des Pouvoirs, je remontai jusqu'aux trois Pouvoirs eux-mêmes, qui sont,
selon les Dogmes, l'Exécutif, le Législatif, le Judiciaire.
Il est clair que cette analyse est mal faite. Je distingue assez
bien entre l'assemblée qui fait des lois, sans avoir égard à Pierre
ou Paul, et le ministre qui applique ou fait appliquer les lois, à
Pierre ou à Paul, selon les cas. Mais le Judiciaire ? Est-ce un
pouvoir ? Si le Judiciaire est un pouvoir, pourquoi l'Instituteura,
celui qui comprend les écoles publiques, les examens et les
concours, n'est-il pas un pouvoir aussi ?
A la vérité, sous ce nom trompeur de Pouvoir Judiciaire, on
aperçoit une fonction de l'État, analogue à la Défense nationale,
ou à l'Instruction Publique. On en aperçoit même deux, sans
grand effort. Le juge exerce une fonction de police lorsqu'il distribue des amendes ou des mois de prison ; il exerce une fonction
assez différente de celle-là, lorsqu'il prononce comme arbitre
dans les différends que les citoyens lui soumettent.
Je vends à mon voisin un pré, que traverse un sentier ; lui
prétend barrer le sentier ; un autre prétend y passer ; tous deux se
retournent vers moi, parce que je n'ai pas dit, en vendant, si ce
sentier était public ou non ; moi-même je n'en sais rien ; nous
voilà tous devant le juge, et tous de bonne foi ; le juge, après enquête et plaidoiries, nous dira ce qui en est du droit de passage
sur ce sentier et du contrat de vente. Quelle que soit la sentence
du juge, il n'y a pas ici d'accusé ni de coupable ; et c'est par abus
de mots que l'on emploie ici l'expression condamner. Dans le fait
l'État me fournit ici un arbitre estampillé ; mais je pourrais, d'accord avec les autres plaideurs, en choisir un autre. C'est tout à fait
de la même manière que l'État me fournit un professeur estampillé. Je ne vois pas là un pouvoir dans l'État, mais une fonction de l'État. De même la police, quand elle juge et condamne
aussi bien que quand elle surveille, est une fonction de l'État, et
non pas un pouvoir séparé.
Juin 1910
211
Mais bien mieux, cette vieille théorie des trois Pouvoirs a
ignoré un quatrièmeb pouvoir, qui s'exerce par voie d'interpellation, et qui n'est ni le Législatif ni l'Exécutif. On peut l'appeler
le Contrôleur. C'est lui qui, en fait, détrône les gouvernants, c'està-dire le conseil des ministres, lorsqu'ils abusent de leur pouvoir.
C'est ainsi que les choses se passent en fait ; c'est là une coutume,
qui n'est pas encore textuellement dans le Droit écrit, mais qui y
sera.
Cet exemple fait voir que nous gardons dans notre arsenal de
raisonnements un certain nombre de Principes aussi inutiles que
les canons des Invalides. Aussi que de bruit pour rien, et que de
poudre aux moineaux !
6 juillet 1910
1572
Il y a des hommes qui ont été trempés une bonne fois dans
quelque couleur politique. Rien n'y mordra ; aucun intérêt, ni aucune expérience. Ce qu'ils disent n'importe pas ; ce qu'ils font
même n'importe guère ; quelle que soit la lettre de leur programme, on votera toujours pour eux. Ce genre d'homme n'a pas
nécessairement beaucoup d'amis ; mais il a toutes les chances
pour les garder. Ainsi fut le petit père Combes1, qui s'en alla
quand il voulut.
Le président du Conseil que nous avons maintenant2 ne ressemble en rien à ces hommes de Parti. Il n'est socialiste, c'est assez clair, qu'autant que n'importe quel radical peut se dire socialiste3. Et, comme il ne s'est jamais dit radical, le voilà planant audessus des partis, sans attaches, sans relations, sans amitiés ; pour
tout dire, gouvernant de son métier. Quand il redeviendra député,
il fera l'effet de n'être plus rien du tout. Qui sait même si ses
électeurs ne le renverront pas aussi, comme ayant manqué à ses
engagements : "C'est comme président du Conseil, diront-ils, que
nous vous avons élu."
En revanche, ce métier qu'il exerce présentement lui va parfaitement bien. Je ne sais pas s'il l'aime énormément ; cara, sans
connaître autrement l'homme, je crois pouvoir dire que ce n'est
pas un ambitieux. Non. Mais le métier lui plaît. Il le fait bien. Il
est ferme dans le discours et flexible dans le conseil ; il fait les
gros yeux, sans être méchant. C'est un bon sergent de ville.
Après cela n'allez pas lui demander quel règlement il préfère ;
c'est le règlement qui est en vigueur. Comme disait cet agent aux
voitures : "Moi je ne connais que ma consigne ; les voitures
212
PROPOS 1910
passent à droite ; qu'on me dise de les faire passer à gauche, je
les ferai passer à gauche."
C'est avec des sentiments de ce genre que le citoyen Briand
est venu ces jours-ci au rapport, toujours roulant de gros yeux et
tordant sa moustache. Le plaisant de l'histoire est que la Chambre
s'attendait, non pas à donner des ordres, mais à en recevoir. De
là, un malentendu. Car l'agent est inflexible sur le règlement,
quoique d'ailleurs il n'y tienne pas autrement. Aussi ne furent-ils
pas loin de se brouiller.
Les nuages sont dissipés4 ; et c'est tant mieux. Cet homme
voit les choses comme elles sont. Qu'est-ce qu'un gouvernant ?
C'est un homme qui obéit. Ce rôle lui est facile plus qu'à tout
autre, parce qu'il n'a ni parents ni amis ni bienfaiteurs à servir. Je
dirais de lui ce que les monarchistes disent de leur roi : son intérêt, c'est l'intérêt public même ; voilàb une garantie qui vaut
mieux que tous les discours. D'autant que, hors des partis et des
dynasties comme il est, il peut être renvoyé d'un jour à l'autre ; et
il le sait bien.
7 juillet 1910
1573 *
Que les députés se groupent en partis, qu'ils subordonnent
leurs discours et leurs actes aux délibérations de leur parti, ce
n'est que naturel. On sait assez combien un député redoute, pour
l'ordinaire, les questions, les objections, les reproches des électeurs. Et, ma foi, s'il se cache dans son parti comme dans une citadelle, afin de pouvoir répondre à un électeur trop curieux : "J'ai
pensé avec mon parti ; j'ai voté avec mon parti", je ne puis le
blâmer. Il y a des mutuelles contre tous risques, pourquoi n'y aurait-il pas des mutuelles contre l'électeur ?
Mais, que l'on constitue officiellement les partis, et jusqu'au
parti de ceux qui ne veulent pas être d'un parti ; bien plus, que
l'on représente un tel changement dans les coutumes comme voulu par l'électeur, alors que ce n'est qu'un coup d'état contre l'électeur, c'est un peu trop d'audace tout de même. J'admire en vérité
ce chantage à la tribune, exercé par l'homme au calepina1 noir. Je
n'ai pas vu meilleur piège pour les naïfs.
On leur a parlé de la Représentation Proportionnelle ; on leur
a fait de merveilleux récits sur les tournées Benoist1. Les élections étaient proches ; ils ne savaient pas bien ce que les électeurs en pensaient, et le fait est qu'ils n'en pensaient pas grand
chose ; une réforme de ce genre est tellement en l'air qu'il faut un
Juin 1910
213
effort de réflexion pour l'ajuster aux faits. Ses partisans avaient
pour manière d'insinuer que leurs adversaires tenaient pour les
plus vils marchandages et pour les moins avouables corruptions.
A s'opposer obstinément à ce prétendu mouvement d'opinion, si
difficile à mesurer, on risquait de perdre des voix ; on risquait de
se voir combattre par les plus habiles déclamateurs d'une troupe
exercée. Au contraire, en se prononçant pour une réforme électorale, sous la condition qu'elle fût sérieusement étudiée, on ne risquait pas grand chose. C'est ainsi que la Proportionnelle apparut
sur les affiches, et que les noms s'alignèrent sur le calepin noir de
Charles Benoist2.
A présent, il s'agit de transformer cette promesse, imprudemment faite à Charles Benoist, en une promesse faite aux électeurs. Et le chantage épouvante les imprudents. Ce calepin noir
est comme la conscience de la Démocratie. Jaurès3 tonne de son
côté : "Y a-t-il des hommes, ici, qui soient décidés à ne pas tenir
leurs engagements ? Allons, qu'ils veuillent bien lever la main."
Saisissez-vous la puissance de cette action commune, et cette alliance des partis d'opposition contre la masse radicale4 ? N'admirez-vous pas comment les partis d'opposition vont imposer aux
autres la formation de combat, la discipline, la tactique qui leur
convient à eux-mêmes ? C'est merveilleusement joué. C'est aussi
merveilleusement joué que la fameuse partie des quinze mille
francs5. La Chambre s'organise pour elle-même, et va gouverner
et légiférer pour elle-même, contre l'électeur, et contre les Sauvages qui ne veulent dépendre que de leurs électeurs. Nous aurons des Partis irresponsables, et une classe dirigeante qui ne devra des comptes qu'à elle-même. Heureusement le peuple n'est ni
sourd ni aveugle ; et il saura s'organiser lui aussi, et même avec
la Proportionnelle, contre la tyrannie des Politiciens.
8 juillet 1910
1574
Ce combat entre le Nègre et le Blanc1, vu de loin, m'a paru
assez beau. Dire que ce sont des brutes, c'est aller beaucoup trop
vite. D'abord vous savez qu'il y a des règles très strictes dans les
combats de ce genre, et, donc, une honnêteté méritoire, puisqu'il
faut la pratiquer dans la chaleur du combat, et pendant que l'adversaire vous écrase le nez ou vous décolle la peau du front. Suivre cette discipline, c'est prouver que l'on a une grande puissance
sur soi, c'est-à-dire une haute et rare vertu.
214
PROPOS 1910
J'aime aussi que la haine ne résulte pas de ces formidables
coups de poing. Non pas même chez le vaincu. On rapporte de
lui des propos assez nobles : "C'est l'orgueil, dit-il, qui m'a perdu.
J'ai trop écouté mes amis." Voilà donc un homme qui remonte de
ses malheurs jusqu'à ses passions ; exemple rare, bon à considérer, difficile à suivre.
Leur entraînement enfin, et ces coups qu'ils s'exercent à recevoir en vrais stoïciens, enferment aussi plus d'une bonne leçon.
Cet effort prodigieux, si longtemps suivi, est noblement humain ;
il s'exerce contre l'animal. Aucun animal ne s'en montre capable.
Le plus fort des animaux fuit la douleur et recherche le plaisir ;
ou bien alors c'est qu'il est fou de colère, jusqu'à ne plus sentir
que son action. Tandis que nos pugilistes s'exercent froidement
contre la douleur, en vue d'affranchir leur volonté. S'ils se font
frapper à la pointe du menton ou au creux de l'estomac, c'est
parce qu'ils ne veulent point que la douleur les arrête. Un gymnaste est moins complet, peut-être, dans sa vertu ; cara il s'exerce
méthodiquement, afin de fortifier ses muscles, et d'en régler l'action ; et cela est commun au gymnaste et au pugiliste. De même
ils s'exercent l'un et l'autre contre la crainte. Mais, ce qui est le
propre du pugiliste, c'est qu'il s'exerce contre la douleur directement, et par la douleur.
Un Grec des temps héroïques n'aurait pas hésité ; il aurait rendu des honneurs divins au pugiliste. Pindare aurait célébré le
vainqueur, et sans doute aussi le vaincu. Les sages de ce temps-là
n'étaient pas à genoux, comme nous sommes, devant la règle toute nue ; ils n'admiraient que la force réglée ; c'est cela même
qu'ils appelaient vertu, et non pas la faiblesse, ou la peur, ou la
paresse. Ils couronnaient l'athlète, non pas parce que l'athlète
était né vigoureux et lourd, mais parce que la volonté de l'athlète
avait façonné et discipliné ces masses de chair selon les règles du
combat. C'était donc la volonté qu'ils couronnaient, non la force.
Par là, ils étaient plus près de la paix que nous, et plus sûrs de
la paix que nous. Car je soupçonne que nous avons peur de la
guerre, ce qui fait que nous ne la faisons que par rage et folie, les
yeux fermés, tuant nos frères avec horreur, et versant ensuite des
larmes inutiles. Au lieu queb si nous étions vraiment entraînés et
prêts pour une violence mesurée, contre des fous ou des méchants, la guerre irait avec méthode, sans vains regrets, et serait
bientôt finie. C'est ainsi que j'entends la maxime connue : Si tu
veux la paix, prépare la guerre.
9 juillet 1910
Juin 1910
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1575
On entend parler un peu trop, ces temps-ci, de problèmes impossibles dictés à des candidats. Un jour c'est aux examens de
Saint-Cyr ; un autre jour, c'est à quelque certificat d'études. Les
bureaucrates ne font qu'en rire ; ils n'en sont pas à une erreur
près. Mais le peuple s'étonne. Le plus ignorant des hommes se
dit : "Enfin, voyons, ces problèmes sont proposés par des gens
qui enseignent, ou qui ont enseigné ; ces problèmes sont choisis
par des gens qui enseignent ou qui ont enseigné ; ces problèmes
sont dictés aux élèves par des gens qui enseignent, ou qui ont enseigné. C'est donc qu'ils pensent à autre chose."
Non, peuple naïf ; cela vient de ce qu'ils sont ignorants. Une
bonne moitié du personnel enseignant est étrangère à tout savoir.
Ce sont des historiens et des littérateurs ; ils savent par mémoire ;
les plus hardis jugent par goût, c'est-à-dire par imitation et instinct. Aucun d'eux ne s'est exercé sur des problèmes définis, dont
il existe une solution indiscutable. Ils ne savent ni ce que c'est
que comprendre, ni ce que c'est qu'expliquer, ni ce que c'est que
prouver. Ils ont appris ; ils récitent ; lorsqu'ils joignent à ce bavardage quelque préférence de sentiment, sur ce qui est beau et
bien, on les juge supérieurs dans leur genre, et, bien mieux, capables de surveiller et de diriger ceux qui comprennent et
expliquent. Ce désordre se fait voir une fois par an, lorsque
quelque âne bâté de cette espèce dicte sans broncher un problème
qui jettera dans le désespoir un écolier de moyenne force. Mais
ce désordre est permanent ; cette ignorance brouillonne agit à
toute minute, loue, blâme, choisit, décide souverainement sur
toutes choses, arithmétique, mécanique, chimie. En bref, ce sont
ceux qui ne savent rien qui sont appelés à juger de tout.
Quand on a nommé récemment, à la direction de l'Enseignement Secondaire, un physicien connu1, je me suis dit : "Voilà
donc un homme qui a des notions claires, qui sait ce que c'est
qu'une notion, qu'une explication, qu'un enseignement." J'ai vu là
le signe d'un immense progrès, et comme un pas de géant que
personne n'a remarqué.
Il faut que cette idée soit suivie ; il faut que le ministre s'attache à cette opinion qui est de sens commun : "Celui qui ne sait
pas de sciences ne sait rien." Laissons, je le veux bien, les maîtres de belles lettres barboter dans leur esthétique. Mais dès qu'il
s'agit de choisir celui qui coordonnera et qui comparera, assurezvous qu'il sait quelque chose. Que ce soit un petit ou grand directeur, un petit ou grand inspecteur, exigez qu'il ait compris dans
216
PROPOS 1910
sa vie une chose un peu difficile ; après cela, si ce n'est pas tout à
fait un sauvage, soyez assuré qu'il aura assez lu pour juger très
convenablement aussi un historien ou un maître d'élégance. En
vérité, si j'étais député, je ne tarderais pas plus longtemps à proposer la règle suivante : "Nul ne peut entrer dans l'administration
de l'Instruction Publique sans un diplôme d'Études scientifiques."
10 juillet 1910
1576 *
Ils ont discuté encore une fois, à l'Union pour la Vérité1, sur
la réforme électorale, et fort bien, à ce qu'il me semble. Les Partis
sont maintenant en cause, directement ; et l'on n'admet plus, les
yeux fermés, que l'organisation des Partis, avec des Congrès et
des Chefs, soit l'idéal de la Démocratie. De bons esprits en sont à
craindre que les Partis organisés portent et maintiennent au
pouvoir les Politiciens de métier ; or les dernières élections semblent bien signifier que l'électeur ne veut pas se laisser imposer
des candidats par les partis eux-mêmes : l'arrivée d'hommes nouveaux2, représentant des opinions anciennes, manifeste, semblet-il, contre le milieu Parlementaire lui-même et contre la disposition qu'il montre naturellement, comme tout corps organisé, à
se conserver lui-même. Il faudra donc que le système nouveau, si
l'on veut que la Réforme électorale ne soit pas un coup d'État
contre l'électeur, laisse à l'électeur un large pouvoir de choisir,
même en dehors des Partis, même contre les Partis.
Il faut que le corps électoral puisse changer ses députés sans
changer ses opinions. Il le faut. Car le voisinage du pouvoir, et la
pression qu'exerce la Chambre tout entière, comme une assemblée ou cercle, sur chacun des députés, déforme plus ou moins
nos mandataires, et les incline à une certaine paresse, surtout
lorsqu'il s'agit de contrôler les gouvernants. L'opposition s'use
bien vite, et tombe dans la controverse académique. Que dire
alors des radicaux, lorsqu'ils trouvent dans les discours du
gouvernement l'écho de leur propre programme ? Ne va-t-il pas
se former une "cour" autour du pouvoir, et comme une coalition
non avouée des "politiques" contre l'effort des masses, qui
contrarie le jeu facile des pouvoirs et le sommeil de la haute
administration ?
Si nous étions condamnés à voter pour un Parti, et non pour
un homme, voici, je crois, ce qui arriverait. Le Parti s'endormirait
en célébrant son programme. Des désordres administratifs, des
scandales mal étouffés, des aventures coloniales mettraient en
Juin 1910
217
lumière le pouvoir démesuré du Parti régnant. De là un mouvement d'opinion longtemps impuissant, parce que le Parti travaillerait à se conserver lui-même avec ses chefs, avec ses orateurs, avec ses doctrinaires. Et enfin, pour se débarrasser de ces
tyrans à programme, l'électeur serait amené à changer de parti
afin de changer d'hommes. Tout Boulangisme travaille sur une
situation de ce genre. De là une stabilité apparente dans la politique, et de brusques changements, qui ne favoriseront point ce
que j'appelle le troisième pouvoir, le pouvoir de contrôle, qui est
comme une Révolution permanente, et qui s'exerce très bien par
des députés responsables devant tous les électeurs de leur circonscription, très mal au contraire par l'action des partis. Il faut
que chacun réfléchisse là-dessus.
11 juillet 1910
1577
Je connais un certain nombre de bons esprits qui essaient de
définir la Démocratie. J'y ai travaillé souvent, et sans arriver à
dire autre chose que des pauvretés, qui, bien plus, ne résistent pas
à une sévère critique. Par exemple celui qui définirait la démocratie par l'égalité des droits et des charges la définirait assez mal
; car je conçois une Monarchie qui assurerait cette égalité entre
les citoyens ; on peut même imaginer une Tyrannie fort
rigoureuse, qui maintiendrait l'égalité des droits et des charges
pour tous, les charges étant très lourdes pour tous, et les droits
fort restreints. Si la liberté de penser, par exemple, n'existait pour
personne, ce serait encore une espèce d'égalité. Il faudrait donc
dire que la Démocratie serait l'Anarchie. Or je ne crois pas que la
Démocratie soit concevable sans lois, sans gouvernement, c'està-dire sans quelque limitea à la liberté de chacun ; un tel système,
sans gouvernement, neb conviendrait qu'à des Sages. Et qui est-ce
qui est Sage ?
Même le suffrage universel ne définit point la Démocratie.
Quand le pape, infaillible et irresponsable, serait élu au suffrage
universel, l'Église ne serait pas démocratique par cela seul. Un
tyran peut être élu au suffrage universel, et n'être pas moins tyran
pour cela. Ce qui importe, ce n'est pas l'origine des pouvoirs ;
c'est le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent
sur les gouvernants.
Ces remarques m'ont conduit à penser que la Démocratie
n'existe point par elle-même. Et je crois bien que dans toute
218
PROPOS 1910
Constitution il y a de la Monarchie, de l'Oligarchie, de la Démocratie, mais plus ou moins équilibrées.
L'exécutif est monarchique nécessairement. Il faut toujours,
dans l'action, qu'un homme dirige ; car l'action ne peut se régler
d'avance ; l'action c'est comme une bataille ; chaque détour du
chemin veut une décision.
Le législatif, qui comprend sans doute l'administratif, est oligarchique nécessairement ; car, pour régler quelque organisation,
il faut des savants, juristes ou ingénieurs, qui travaillent par petits
groupes dans leur spécialité. Plus la société sera compliquée, et
plus cette nécessité se fera sentir. Par exemple, pour contrôler les
Assurances et les Mutualités, il faut savoir ; pour établir des
impôts équitables, il faut savoir ; pour légiférer sur les contagions, il faut savoir.
Où est donc la Démocratie, sinon dans ce troisième pouvoir
que la Science Politique n'a point défini, et que j'appelle le
Contrôleur ? Ce n'est autre chose que le pouvoir, continuellement
efficace, de déposer les Rois et les Spécialistes à la minute, s'ils
ne conduisent pas les affaires selon l'intérêt du plus grand nombre. Ce pouvoir s'est longtemps exercé par révolutions et barricades. Aujourd'hui, c'est par l'Interpellation qu'il s'exerce. La Démocratie serait, à ce compte, un effort perpétuel des gouvernés
contre les abus du pouvoir. Et, comme il y a, dans un individu
sain, nutrition, élimination, reproduction, dans un juste équilibre,
ainsi il y aurait dans une société saine : Monarchie, Oligarchie,
Démocratie, dans un juste équilibre.
12 juillet 1910
1578 *
Toutes ces calomnies qui sifflent comme des flèches autour
des chefs ont quelque chose d'exaspérant, j'en conviens. Le roman est bien conduit ; tout s'y enchaîne selon la vraisemblance ;
et nous sommes trop disposés à considérer la vraisemblance
comme une preuve. Il reste à ceux qui sont visés de prendre la
chose de haut, de réclamer toute lumière ; cela même ne sert à
rien ; on sait que les grands escrocs se défendent ainsi. Là-dessus
un sage me disait hier : "Cette République est toujours Révolution. Il y a une terreur diffuse, et des charrettes de condamnés ;
l'accusateur d'hier est maintenant accusé ; ainsi nous usons le
meilleur de nos forces ; bientôt le peuple n'aura plus d'amis ;
corps sans tête bientôt, et à la merci d'un tyran."
Juin 1910
219
Pour moi je ne suis pas attaché à ces brillants amis du peuple ;
j'estime qu'ils ressemblent un peu trop à des courtisans qui attendent un roi. Qu'est-ce que c'est que nos ministres pour la plupart, et la nuée de petits ambitieux qui bourdonnent tout autour ?
Ce n'est toujours qu'une cour Impériale. Ils se disent amis du
peuple, et ils vivent en ennemis du peuple. N'est-il pas ridicule
que les pouvoirs s'assemblent pour bien dîner ? N'est-il pas
étrange qu'on ne puisse faire honneur à quelque souverain sans
lui offrir des cuisses de poulet et des mollets de danseuse ? Sommes-nous donc un peuple de cuisiniers et de comédiens ?
Si nos hommes d'État ressemblaient à la masse des citoyens,
la calomnie ne les atteindrait point. On pourrait les accuser de
jouer à la Bourse d'après des événements qu'ils connaissent d'avance parce qu'ils les dirigent. Il y a une réponse péremptoire
aux accusations de ce genre ; il ne s'agit que de vider ses poches.
Un ministre qui dépenserait douze mille francs par an et dont les
enfants, garçons et filles, vivraient de leur travail, serait au-dessus des soupçons. Mais le premier gueux, dès qu'il touche au
pouvoir, vit comme un millionnaire. Et parce que les actrices applaudissent, il ne faut pourtant pas croire que le peuple soit
content.
Voici un préfet de police qui, malgré une certaine dureté de
main serait, par son activité, par son courage, par la simplicité de
son chapeau et de sa barbiche, l'homme le plus populaire de
France. On apprend qu'il est administrateur du Suez1 ; cela
étonne ; on se demande : qu'est-ce qu'il va faire là-dedans ?
N'est-il pas payé par nous tous ? Pourquoi serait-il encore payé
par les riches ? Il y a une réforme à faire, dans les moeurs. Il faut
séparer le Pouvoir et l'Argent. On répond à cela : "Vous n'aurez
plus d'hommes d'État." Quelle plaisanterie ! Le petit père
Combes2 n'avait pas appris la politique dans les coulisses de la
Bourse, ni dans les restaurants où l'on soupe ; cet homme simple
a mis en déroute les diplomates les plus rusés de la terre. Nous ne
manquons pas d'hommes. Cherchons-les. Élevons-les. Défendons-les.
13 juillet 1910
1579
Nous n'arriverons pas à conserver seulement l'ombre de ce fameux Pouvoir judiciaire. On en parle encore, mais on n'y pense
plus. Les juges ont pu servir autrefois de contrepoids au pouvoir
absolu, et c'était très bien ainsi. Mais le pouvoir est aujourd'hui
220
PROPOS 1910
autrement tenu en bride, et bien mieux. Si quelque citoyen est
emprisonné arbitrairement, notre recours est devant les
Chambres ; nous avons un garde des sceaux responsable, qui doit
s'expliquer là-dessus ; et cela ne va pas du tout, remarquez-le
bien, avec l'indépendance supposée de ce Pouvoir judiciaire ; car
le garde des sceaux n'aurait qu'à prouver, alors, qu'il est resté
tranquille ; et il faudrait donc que l'emprisonné attende le bon
plaisir des juges.
Heureusement il n'en est point ainsi ; il serait absurde qu'il en
fût ainsi. Le souverain pouvoir du juge est frère du souverain
pouvoir du roi ; ils se heurtaient assez souvent, et c'était toujours
un peu de liberté pour le citoyen. Mais nous avons maintenant
des rois responsables, j'entends qui risquent à chaque instant leur
couronne ; nous savons où les prendre ; et nos représentants leur
parlent tout cru, devant la nation tout entière. Les choses étant
ainsi, le juge indépendant, le juge souverain, serait un despote
survivant ; et c'est la prison commune qui serait maintenant la
Bastille à prendre. Mais elle est prise. Heureusement nous n'avons pas à nous échauffer là-dessus1.
Il y a deux fonctions des juges. L'une consiste à siéger comme
arbitres, pour décider entre les citoyens, lorsqu'ils disputent sur
leur droit. Cette fonction est une fonction d'État ; les arbitres
officiels doivent être choisis et surveillés par l'État ; ce qui ne
veut point dire que le gouvernement soit juge ; le juge décide selon les lois et le bon sens ; les avocats et les parties surveillent de
leur côté ; et, si ce n'était la longueur et le coût des procès, on ne
se plaint pas trop des juges.
Les juges ont une autre fonction, qui est de police, et qui
consiste à instruire sur les faits délictueux, et à prononcer des
peines. Ici le gouvernement a, non seulement une fonction de
surveillance, mais encore un pouvoir de poursuivre les délinquants, dans l'intérêt commun. Ils sont bien obligés de l'avouer,
et la vraie question est de savoir, non pas s'il se mêle de police,
mais s'il fait la police comme il faut. Aussi cherche-t-il en vain,
dès qu'on l'interroge, à se réfugier dans la Séparation des Pouvoirs ; on le poursuit jusque-là, et on a cent fois raison.
Les pouvoirs publics ont à surveiller les financiers trop entreprenants ; ils ont à les poursuivre, ou à soutenir les plaignants
pauvres, s'il s'en trouve. Car enfin, escroquer de l'argent par faux
récits, ou le prendre directement dans les poches, c'est un peu la
même chose ; et si le volé ne crie pas, le sergent de ville doit
crier. C'est ce qu'a dit avec force le Préfet de Police2, et cela est
Juin 1910
221
de bon sens. Maintenant, que ces actes de police tombent sous le
contrôle du Parlement3, et que le garde des sceaux4 ait à en répondre, c'est de bon sens aussi. Adieu, Séparation des Pouvoirs.
14 juillet 1910
1580
La R.P.1 n'a pas trouvé le succès triomphal qu'ils attendaient.
Charles Benoist2 s'est consolé par une formule admirable : "Il
faudra, a-t-il dit, que le pays l'impose au Parlement." C'est bien
ainsi qu'il faut l'entendre ; et nous voilà tranquilles là-dessus pour
quelque temps. Ce n'est pas demain que l'électeur renoncera volontairement à la petite puissance qu'il a conquise ; ce n'est pas
demain que l'électeur donnera un mandat en blanc à son parti
organisé.
Ce qui a lancé de bons esprits dans cette aventure, c'est qu'ils
voient la vie politique de trop loin, c'est qu'ils simplifient trop les
relations entre le pays et les pouvoirs. Il leur semble que les
Français forment trois ou quatre groupes dont chacun veut saisir
le pouvoir et gouverner pour ses amis. C'est vrai pour les hommes politiques peut-être, cela ; mais le corps électoral pense et
agit tout à fait autrement.
Ceux qui ont élu le député ne portent pas, que je sache, une
cocarde à leur chapeau. Il y a la masse du parti, qui est assez bien
connue, mais qui, dans la plupart des cas, n'assurerait pas à elle
seule l'élection. Il y a des ralliés de gauche, et des ralliés de
droite ; on ne pourrait pas les désigner ; cela fait que les frontières sont indécises. J'ajoute que le député, par la force des choses, s'occupe beaucoup de ces électeurs un peu instables ; il pense à ne pas les perdre, et à en conquérir d'autres.
Ajoutons à cela qu'il y a des intérêts communs, qui, tantôt au
sujet des douanes, tantôt au sujet des impôts, groupent les électeurs d'une manière nouvelle, et de façon à effacer encore les différences de couleur. Le député normand représente tous les pileurs de pommes, dès qu'il s'agit du cidre ; le député d'un port
parle au nom de tous ceux qui font commerce. Enfin il y a des
questions sur lesquelles tous les électeurs s'accordent ou peu s'en
faut. Tous veulent que l'on arrête les assassins et les voleurs, que
l'on poursuive les fraudeurs, que les bateaux de guerre flottent3,
que les crues de la Seine4 fassent le moins de mal possible, et
que, dans l'affaire Rochette5, les coupables, s'il y en a, soient découverts et frappés.
222
PROPOS 1910
Pour toutes ces raisons, un député s'intéresse à la masse électorale de sa circonscription. Il prête l'oreille aux rumeurs, sans
vouloir et même sans pouvoir toujours discerner les couleurs politiques de ceux qui réclament. Ainsi il n'y a point, autant qu'on le
dit, de parti vainqueur, ni de parti vaincu. Les intérêts agissent, et
le bon sens gouverne. Barrès disait dans ses affiches6 qu'il avait
cru pouvoir plus d'une fois, sans manquer à ce qu'il se devait à
lui-même, porter aux pouvoirs publics les doléances de ses
électeurs. Je le pense bien ; et soyez sûr qu'on l'a écouté. Nous ne
sommes pas des sauvages ; et les élections ne sont pas une loterie, pour savoir qui sera mangé.
15 juillet 1910
1581
Un de mes lecteurs m'écrit au sujet des pompiers, dont j'admirais l'autre jour la belle discipline et le courage tranquille : "Si
c'est là pour vous le type parfait d'une société en raccourci, alors,
comme les pompiers ont un chef, il nous faudrait un roi. Est-ce
cela que vous vouliez dire ?"
Je crois que la vie en société n'est pas possible sans pouvoirs
et sans discipline. Conclure de là qu'il faut un roi, c'est aller trop
vite ; et la plus stricte discipline se concilie très bien avec la limitation des pouvoirs et la responsabilité du chef ; en somme
nous aurions un roi contrôlé et responsable, pour chacune de nos
actions en commun. Par exemple il y a un agent aux voitures qui
règne sur les cochers, dans son carrefour. Il y a un employé du
métro qui règne sur sa barrière, et m'empêche de courir vers la
portière au moment où le train part. J'estime que la monarchie,
ainsi entendue, est nécessaire, et hautement respectable. "Obéir
d'abord", voilà un devoir qui nous sera de plus en plus familier et
aisé, à mesure que la République se réalisera mieux.
Ce que je voulais dire, dans cet article sur les pompiers, c'était
que la monarchie ainsi comprise se confond avec la liberté même, dès que le chef et les sujets ont l'idée claire de ce qu'ils font.
Car les pompiers ne me paraissaient point du tout semblables à
des automates bien montés, ni à des esclaves sous le fouet d'un
maître ; tout au contraire chacun d'eux agissait en homme libre,
parce qu'ils comprenaient ce qu'ils faisaient. C'est par là que les
lois finiront par être nos amies. En d'autres termes, le Devoir ne
m'apparaît point comme une puissance extérieure, devant laquelle il faut incliner sa volonté ; mais bien plutôt comme la
Juin 1910
223
volonté éclairée elle-même, autant qu'elle se fait obéir des
craintes, des désirs et des habitudes.
J'expliquerai cela par un tout petit exemple, auquel je pense
souvent. Si chacun, en descendant d'un train, fermait sa portière,
combien d'accidents et de petits retards seraient évités. Il n'y aurait plus de doigts écrasés, ni d'employés courant avec le train, au
risque de passer sous les roues. Or, il m'a suffi de penser à cela
plusieurs fois pour que je me croie obligé de fermer ma portière
quand je descends d'un train. Est-ce même une obligation ? Je me
sens tout à fait libre lorsque je cède à cette idée raisonnable.
Pareillement vais-je vous ordonner de faire comme moi ? Pas le
moins du monde. Je vous dis la chose même, comme je l'ai dans
l'esprit ; vous y penserez parce que cela vous plaira. Et enfin, si
mon idée est juste, votre volonté s'accordera avec la mienne, sans
aucune contrainte. Mon exemple est petit, mais il enferme de
grandes conséquences. Qui pense bien agit bien. Voilà pourquoi
je réfléchis, pourquoi j'explique, pourquoi j'espère.
16 juillet 1910
1582
Je plains un roi en voyage1. Le pauvre homme n'est occupé
qu'à louer tout, avec des termes choisis, selon la chose ou selon
l'homme. Après la revue, il faut qu'il récite les éloges prévus
pour le général, pour le colonel, avec une nuance pour tel général, pour tel colonel ; le voyez-vous louant quelque colonel dont
le régiment n'aurait pas défilé ? Il faut savoir ; on n'a pas le droit
de se tromper quand on est roi. S'il va au théâtre, il louera de
même le directeur, le premier ténor, le plus chevronné des gardes
municipaux, le plus médaillé des machinistes, et la doyenne des
ouvreuses. Justement parce que ses paroles ont de l'importance,
le voilà réduit au rôle du parasite et du parent pauvre. A ce prixlà, il est annoncé par des canonnades, et honoré par des sabres,
des cuirasses, des baïonnettes. Tout cela posé, je ne l'envie point.
Cette servitude d'opinion est à mes yeux le pire des esclavages ;
je pense que tout homme qui réfléchit en dira autant. Aussi peuton assurer qu'un roi ne réfléchit jamais ; cela lui rend le métier
facile ; et le voilà au fond de l'esclavage, puisqu'il se croit
heureux.
On peut suivre cette idée et la jeter dans d'autres problèmes,
qui nous touchent plus près du coeur. Un riche est une espèce de
roi. A mesure que l'on s'élève, je vois que la vraie puissance s'en
va, et que l'on traîne une lourde chaîne d'or. On est loué sans
224
PROPOS 1910
doute et acclamé ; mais on n'est aussi qu'un comédien en représentation. Une jolie femme s'entrave selon la mode ; un riche a
une auto pour les spectateurs ; s'il va aussi vite que le train rapide, c'est pour qu'on le dise ; s'il voit l'Égypte ou l'Inde, c'est
pour le raconter. Il a suivi la saison Russe2 et la saison Italienne ;
il s'est fait voir aux loges ; il y portait sa cravate, et les diamants
de sa femme comme le ténor chantait, comme les danseurs dansaient. S'il ne méprise toute cette rumeur publique, il est esclave ;
mais s'il la méprise il n'a plus besoin d'être si riche ; car il ne
mange pas deux fois ; et s'il boit trop, il sera saoul. On sait aussi
que tout son argent ne fera pas qu'il soit aimé de la plus belle
femme ; tout au contraire.
Toutes ces remarques, et bien d'autres du même genre, que
chacun peut faire, me font voir que nos maux politiques ne sont
pas sans remède. Le grand mal est que tous ceux qui approchent
du pouvoir se jettent dans cette danse des riches, par imitation,
sans peser les biens et les maux. Et, si l'on examine, on voit que
toute notre éducation les jette là. Il ne s'agit donc que de les former à mieux juger. Comprenons bien qu'il ne s'agit pas ici d'un
appétit naturel. Je n'irais pas prêcher aux cheminots3 qu'ils seront
moins heureux avec leurs cent sous. Mais il y a certainement de
faux biens, et un luxe qui coûte de vraies souffrances aux uns,
sans donner de vrais plaisirs aux autres ; et les pauvres rois
d'aujourd'hui le font bien voir. Ce sont nos Ilotes.
17 juillet 1910
1583
Comme je parlais, devant un Sorbonnagre, d'un roman de
Balzac qui me plaît, le Sorbonnagre me dit : "Vous vous occupez
spécialement de Balzac ?" A quoi je répondis que je le lisais souvent, et avec plaisir. "Mais, dit-il, n'en ferez-vous point un
livre ?"
- Je comprends bien, lui dis-je, Monsieur le Sorbonnagre,
qu'un livre est essentiellement quelque chose sur quoi on écrit un
autre livre. Mais, je rougis de l'avouer, quand je lis un de mes
auteurs préférés, je n'ai point de pensées si sérieuses, et je le lis
pour mon plaisir.
- Il faut, me dit-il, user au plus vite ce plaisir-là, du moins si
vous visez la haute culture littéraire, dont je vous crois digne. On
rirait d'un homme qui reviendrait d'Italie et qui dirait : "J'ai vu un
tableau ainsi composé, de tels personnages, l'un assis, l'autre agenouillé, qui semblaient parler ou prier ; je ne sais de quelle épo-
Juin 1910
225
que est ce tableau, ni de quelle école, ni de quel peintre ; mais il
m'a plu." Un tel homme passerait pour un barbare sans culture.
Eh bien, Monsieur, il n'y a pas encore longtemps, on passait pour
avoir des lettres dès que l'on avait lu et relu les grandes oeuvres.
Et croyez bien que nous n'avons pas eu peu de peine à changer
tout cela. Mais c'est chose faite ; et la culture littéraire est maintenant hautement scientifique.
- Je suis, lui dis-je, un barbare avide de culture. Instruisezmoi.
- Voici. Avant tout, ayez une méthode pour lire. On perd un
temps infini à relire. Il faut qu'une lecture vide complètement un
livre. Ne lisez donc que la plume à la main. Ayez devant vous un
double répertoire ; l'un selon l'ordre alphabétique, où vous noterez tous les mots d'importance, avec mention de l'oeuvre, de la
page, et de la ligne. L'autre selon les matières, qu'il sera bon de
classer au préalable ; par exemple, au sujet de Balzac, vous aurez, je suppose, la psychologie de Balzac, la religion selon Balzac, la sociologie de Balzac, et d'autres chapitres dans ce genrelà, que vous remplirez peu à peu de vos renvois et de vos extraits.
Quand vous arriverez à la fin, vous pourrez dire : j'ai lu Balzac.
Dans la suite vous n'aurez à relire que vos fiches, où vous
trouverez les idées et les sentiments, groupés cette fois comme il
faut. Après cela, vous aborderez l'étude des sources, lisant les romanciers du même temps et ceux qui ont immédiatement précédé ; puis les correspondances et les mémoires. Vous viendrez ensuite aux manuscrits des bibliothèques, toujours prenant des notes, et les classant dans votre répertoire. Ce travail fait, vous
pourrez, en relisant vos papiers, comprendre enfin l'oeuvre et
l'homme, ce qui est quelque chose, et surtout écrire après cela un
bon guide pour la culture des jeunes gens. Laissez passer encore
dix ans, et l'on ne se moquera plus de la critique littéraire ; on
saura Montaigne ou Balzac comme on sait maintenant la physique."
Ainsi parlait le Sorbonnagre, en se balançant sur un pied.
Hélas ! Je m'échauffe encore en lisant Jean-Jacques. Quand sortirai-je de l'enfance ? Selon mon opinion, le bonheur d'admirer est
ce qui éclaire une lecture et ce qui enlève le lecteur. J'ai souvent
conseillé de lire les auteurs sans jamais prendre de notes, et de
les lire jusqu'à ce qu'on les connaisse bien. Si vous écrivez sur
ces lectures, rien n'empêchera l'enthousiasme de passer dans votre propre style, et votre essai sera digne de l'auteur.
226
PROPOS 1910
Rien n'est affligeant comme de plates remarques sur un merveilleux roman. Je veux qu'au contraire vous imitiez cette belle
écriture et que vous empruntiez les couleurs de l'auteur pour colorer votre résumé. Outre que je ne connais pas d'autre méthode
de se faire un style, il sera vrai aussi que vous arriverez au
double résultat de faire connaître les oeuvres et de donner envie
de les lire. C'est par ce moyen que l'on mettra en marche le grand
navire de la littérature qui présentement manque de mouvement.
J'ai cru comprendre plus d'une fois que les littérateurs modernes
repoussent cette méthode si naturelle. Il faudrait un peu de feu
dans les ouvrages d'initiationa.
18 juillet 1910
1584 *
Comme je réfléchissais sur les mésaventures d'un ménage
pauvre et chargé d'enfants, qui ne trouvait pas où se loger, je vins
à considérer les choses de la loge même du concierge. La perspective changea.
Il faut avouer que les enfants, si on les laisse à eux-mêmes,
sont de terribles démolisseurs, sans compter qu'ils font un bruit
d'enfer. Je sais qu'il y a des enfants tranquilles ; mais cela est triste à voir. Raisonnablement, il faut désirer que les enfants soient
bruyants et remuants. Ce n'est point méchanceté à cet âge-là ;
c'est vivacité. Ils ont une ardeur à l'action qui serait admirable, si
elle s'exerçait dans un domaine approprié. Dans l'escalier d'une
maison, il faut convenir que ce n'est guère supportable. Essayez
de peindre à neuf : en dépit de tous les écriteaux, les enfants y
mettront leurs mains ; ce sera un jeu. Ainsi pour tout. On peut
excuser les concierges et les propriétaires.
Il faut penser aux parents aussi ; ils ont des oreilles comme les
autres ; ils ont des dégâts à payer, comme les autres. Ils n'en sont
pas toujours plus tendres. Il tombe des gifles de temps en temps.
Il n'est même pas rare de saisir une certaine animosité, entre
parents et enfants, qui me touche peut-être encore plus que les
discussions entre les parents et les concierges. De toute façon, les
parents qui ont beaucoup d'enfants portent une lourde charge ; et
les enfants n'ont pas l'enfance qu'il faudrait.
J'en conclus que Platon n'a pas parlé tout à fait par jeu, lorsqu'il voulait que les enfants fussent séparés de leurs mères et
élevés en commun. Sans forcer l'idée, on peut convenir que, pendant le jour tout au moins, l'enfant serait mieux à l'école que chez
lui. Je m'imagine de belles écoles, avec de larges espaces, pour la
Juin 1910
227
course, pour la culture, pour le terrassement. J'y vois les enfants
qui crient, qui courent, qui inventent, qui détruisent. Surveillés
d'ailleurs et disciplinés, ce n'est pas difficile, si l'on a des maîtres
assez nombreux, assez bien choisis, assez bien payés. L'expérience fait voir qu'un gamin qui est terrible chez lui peut être discipliné à l'école. Cela vient de ce qu'il est alors citoyen ; tandis qu'ailleurs, tous les droits lui étant refusés, car rien n'est à lui ni pour
lui, il se met en état de guerre. A l'école, au contraire, il vit en alliance avec les autres ; il s'exerce réellement à la vie commune ;
les lois auxquelles il se soumet sont les mêmes pour tous. Ainsi il
conçoit une justice d'enfant, et la pratique par nécessité.
Je tire de là que nous sommes bien loin d'avoir autant d'écoles
qu'il en faudrait. Cela coûte cher ; j'en conviens ; mais ce sont
ceux qui n'ont pas d'enfants qui trouvent que cela coûte cher. Or,
voyons, n'est-il pas juste que ceux qui n'ont pas d'enfants paient
pour ceux qui en ont ? De vraies écoles, pour le travail et pour
les jeux, voilà ce que nous devons, avant toute chose, aux familles nombreuses.
19 juillet 1910
1585 *
Ces fanatiques du socialisme, qui déclament du même ton
contre tout, sont bien difficiles à supporter ; je veux dire par là
que je ne pourrais pas rester Unifié1, quand je voudrais l'être.
Sûrement non, je ne pourrais pas écouter ces psaumes monotones, qui tombent des lèvres de ces nouveaux curés. Pas un
éclair de pensée ; pas le plus petit effort pour s'adapter aux
changements qui surviennent, et qui sont pourtant assez visibles.
Il s'agit toujours de l'expropriation des capitalistes, du prolétariat
organisé, de la Révolution Sociale qui doit subitement changer
toutes choses, et modifier soudainement les hommes par le changement des institutions.
A ce refrain, ils n'ont pas changé un seul mot. C'est toujours
le Manifeste Communiste ; et je reconnaissais au passage, en lisant les comptes-rendus de ce congrès, toujours les mêmes déclamations contre les coopératives2. On dirait que ces théoriciens
s'enferment dans leur cave pour étudier les livres sacrés. Ils ne
voient rien ; ils n'entendent rien.
Depuis vingt ans, il s'est fait dans notre pays un merveilleux
mouvement d'idées, que l'on oserait dire socialiste s'il était permis d'employer ce mot quand on n'a pas sa carte d'Unifié dans sa
poche. Des socialistes sont arrivés au pouvoir3, et la masse des
228
PROPOS 1910
électeurs n'en a pas été effrayée ni même étonnée. On veut toute
la justice, chez nous ; mais non pas d'un bloc et pour l'an deux
mille ; non ; on veut s'y mettre tout de suite ; par exemple tout de
suite faire la chasse aux requins ; tout de suite affranchir les pouvoirs publics de cette tutelle des grands banquiers, qui n'est déjà
plus aussi lourde qu'elle l'était. Il faut que chacun y travaille selon ses forces. Il faut porter au pouvoir tout ce que l'on pourra
trouver d'hommes incorruptibles.
Or il suffit d'énoncer un tel programme pour jeter les Unifiés
et leur pontife4 dans une fureur ridicule. Ils citeront Millerand5,
Viviani6, Briand7 ; ils rappelleront quelque opération de police
trop vivement menée. Ils ne voient pas qu'en excommuniant,
comme ils font, ceux d'entre eux qui arrivent aux pouvoirs, ils
obligent ces transfuges, en qui il faut bien supposer quelques
bonnes intentions, à s'appuyer sur le centre peut-être un peu plus
qu'il ne faudrait8. Et surtout, ils écartent à jamais du pouvoir les
nobles et solides caractères qui sont capables de se sacrifier pour
leur parti. Voilà ce que nous pardonnerons difficilement aux Unifiés. Nous sommes quelques milliers, en France, qui soutiendront
Briand, mais qui auraient tout de même plus de confiance en
Jaurès.
20 juillet 1910
1586
Cette commission d'enquête, présidée par Jaurès1, où tous les
partis peuvent écouter et interroger, est vraiment quelque chose
de nouveau, qui suffit, à mes yeux, pour définir la nouvelle
Chambre. C'est une Chambre qui prétend exercer son pouvoir de
contrôle, au lieu d'user ses forces à des querelles de partis.
Assurément je vois bien qu'il peut y avoir, dans une assemblée de
représentants, deux grands partis ; l'un qui veut faire entendre la
voix des électeurs pris en masse ; l'autre qui prétend résister,
comme il dit, à la poussée démagogique, et qui travaille à
restaurer les puissances tyranniques, et, en attendant, à fortifier
celles qui restent, à savoir les grands manieurs d'argent et les
grands administrateurs. On comprend bien que cet effort de réaction contre le contrôle du peuple n'était possible qu'autant que
les électeurs étaient dupes ; car on ne trouvera pas un collège
électoral disposé à couvrir l'incurie administrative, le gaspillage,
le népotisme, les abus de pouvoir, les pots de vin et les coups de
bourse. Aussi les conservateurs n'allaient pas avouer ce beau programme ; non. Ils partaient en guerre, disaient-ils, pour la
Juin 1910
229
religion persécutée, pour la France humiliée, pour les services
désorganisés, pour la hiérarchie méconnue, pour l'autorité désarmée. Et la France semblait divisée en deux camps, dont le plus
nombreux, chose étrange, était composé d'ennemis de la France2.
Il y avait, évidemment, quelque prodigieuse confusion d'idées làdessous.
Confusion d'idées plutôt que mensonge. Car il n'y a pas tant
de requins à la Chambre, j'entends par requins ceux qui
subordonnent toute leur politique aux affaires qu'ils dirigent ou
dans lesquelles ils ont des intérêts. D'ailleurs, tout le monde les
connaît ; un de ces jours, on les priera, sans cérémonie, de vider
leurs poches, et ce sera un beau jour.
Mais comment croire que la plupart des élus ont mandat de
favoriser ces grands brasseurs d'affaires ? Quand les élus y seraient disposés, ce que je ne crois point, pense-t-on que l'électeur
laisserait faire ? Aussi voyons-nous se manifester ce que j'attendais depuis longtemps, c'est-à-dire un zèle de tous les partis pour
une stricte clarté et une stricte probité dans les affaires de l'État.
Et voici un spectacle nouveau : nous ne voyons plus de ministres
couvrant leurs subordonnés, et tombant, au besoin, pour les défendre ; résultat admirable ; car on n'en voulait point trop au ministre de ce beau geste ; et les vrais coupables restaient impunis.
Non. Le ministre dit maintenant : je ne fais pas tout, je ne sais
pas tout ; aidez-moi à réduire les tout-puissants bureaucrates.
C'était simple ; il fallait un homme simple pour y penser, un
homme sans attaches et sans préjugés. Si Aristide Briand3 est cet
homme-là, s'il formule cette politique-là, si c'est ainsi qu'il entend la Grande Réconciliation, je lui vois un merveilleux avenir.
21 juillet 1910
1587 *
Si les anciens avaient eu des locomotives et des trains rapides,
je ne crois pas qu'ils auraient été assez fous pour confier
plusieurs centaines de citoyens libres au bon vouloir de deux esclaves. Ou bien alors ils auraient mis à côté d'eux deux citoyens
bien armés. Mais il aurait bien fallu qu'une paix durable fût
conclue entre ces deux gardiens d'esclaves et les voyageurs ; par
exemple les voyageurs auraient veillé sur les esclaves à tour de
rôle. Hors de ce régime d'égalité, je ne vois pas comment on aurait échappé à la tyrannie de cette garde prétorienne d'un nouveau genre. Celui qui a pour métier de protéger ma vie est mon
230
PROPOS 1910
roi par cela seul. Comme évidemment il aurait fallu aussi des
gardiens en armes pour les sémaphores, pour les aiguilles, pour
le dépôt des machines, pour l'entretien des voitures, il est clair
que cette garde prétorienne aurait fait des lois et des empereurs à
son gré, ou bien alors que l'on aurait institué un service des chemins de fer, obligatoire pour tous les citoyens, égal pour tous les
citoyens.
Il est clair aussi que, dans un tel système, l'esclave n'est plus
utile, et qu'il est même dangereux. Car le surveillant devrait
connaître la manoeuvre, afin que l'esclave ne devienne pas, par
sa science, une espèce de maître ; mais les citoyens n'en seraient
pas moins à la merci d'un coup de désespoir. Il faut méditer sur
ce mot de Sénèque : "Quiconque sacrifie sa vie est maître de ma
vie."
On aurait donc eu, pour finir, des citoyens chauffeurs et des
citoyens mécaniciens. On les aurait choisis parmi les plus savants
et les plus raisonnables ; l'égalité même des conditions n'aurait
point paru suffisante ; et sans doute les voyageurs, d'un commun
accord, auraient assuré à des artistes si nécessaires, et si puissants
par leurs fonctions, de gros appointements et de longs repos.
Si les chemins de fer étaient nés tout d'un coup, et si l'on avait
délibéré là-dessus comme sur une famine, sur une invasion, ou
sur la crue d'un fleuve, les chauffeurs et mécaniciens seraient
d'importants personnages. Mais tous ces changements se sont
faits insensiblement, les vieilles coutumes survivant dans les
nouvelles actions. L'esclave, le citoyen, l'artiste vivent ensemble
dans le même homme. On nourrit tout juste l'esclave ; on rappelle
le citoyen à ses devoirs ; l'artiste pense, et fourbit ses idées en
même temps que ses manettes. Ce n'est déjà pas trop bon pour les
tyrans, quand les penseurs, les gardiens et les artisans délibèrent
fraternellement sur ce qu'ils doivent et sur ce qui leur est dû.
Mais s'ils sont tous les trois dans le même homme, l'intérêt commun prend figure ; le problème se noue. Il faut que l'empereur
donne audience à cet étrange solliciteur, qui est esclave prétorien
et chef. Les voyageurs auront le temps de méditer là-dessus, pendant que les locomotives, subitement arrêtées, se refroidiront au
clair de la lune.
22 juillet 1910
Juin 1910
231
1588 *
Cette grève des cheminots, dont on parle ces temps, est une
chose obscure à considérer. La plupart des citoyens s'accordent à
dire que, dans les grèves, le droit des uns et des autres doit être
respecté et protégé par les pouvoirs publics. Qu'un patron ait le
droit de ne pas payer un salaire qu'il juge ruineux, cela est communément admis ; mais sous la condition que l'ouvrier, de son
côté, ait le droit de ne pas travailler pour un salaire qu'il juge insuffisant. Car, si l'ouvrier n'a pas ce droit, il est clair que le droit
corrélatif du patron deviendrait un pouvoir tyrannique. Ceux qui
fournissent le capital seraient maîtres ; ceux qui fournissent le
travail seraient esclaves. Cela ne peut pas être admis ; les pouvoirs politiques doivent rester arbitres ; c'est le moins que les
pauvres puissent exiger. D'après cela, la grève des cheminots serait conforme au droit ; si le gouvernement les forçait au travail,
ce serait un coup d'État en faveur des riches.
Bon. Mais des réclamations s'élèvent, car d'autres droits se
trouvent alors menacés. Le voyageur et le commerçant disent :
j'ai le droit de voyager ou d'expédier des marchandises par voie
ferrée, en payant le prix convenu. Si les cheminots se mettent en
grève, que devient mon droit ? On joue ici sur le mot "droit". Un
citoyen a évidemment le droit de circuler en portant des choses
sur son dos. Mais a-t-il le droit d'exiger un portefaix pour de l'argent ? Évidemment non. Par le même raisonnement, il n'a pas le
droit d'exiger une locomotive et des wagons pour de l'argent.
Qu'il cherche, qu'il fasse des offres, qu'il passe un contrat avec
un porteur ou avec un transporteur ; il aura alors un droit défini
par le contrat. Mais nul transporteur n'est tenu de faire contrat
avec lui.
Mais supposons que le voyageur ait un contrat de transport,
par exemple un billet de chemin de fer, et qu'on le laisse en rase
campagne ; il a le droit de se faire rembourser, et même de se faire indemniser, mais non pas de se faire transporter en usant de
peines corporelles. C'est cependant ce qui arriverait si le gouvernement, afin de maintenir le droit du voyageur, menaçait de prison ou de déportation les mécaniciens, chauffeurs et aiguilleurs.
Cela ne va pas du tout avec l'idée que nous nous faisons communément du droit. Vous m'avez vendu des haricots ; le jour venu,
vous ne pouvez pas ou vous ne voulez pas me les livrer ; vous
serez forcé de payer ; mais votre corps ne subira aucune
contrainte.
232
PROPOS 1910
Fort bien, dira-t-on. Mais le cheminot a promis du travail manuel ; ne peut-on le forcer à fournir ce travail, ce qui suppose une
contrainte sur son corps ? A quoi je répondrai : si vous avez le
droit de forcer le cheminot à travailler pour un salaire qu'il juge
trop faible, vous avez aussi le droit de forcer la Compagnie à
payer un salaire qu'elle juge trop fort. Quand les trains s'arrêteront, vous direz que les cheminots sont en grève ; pourquoi ne
pas dire que ce sont les actionnaires de la Compagnie qui sont en
grève ?
23 juillet 1910
1589 *
L'ami Jacques m'a dit : "Pourquoi parlez-vous d'une grève des
cheminots ? Il s'agit bel et bien d'une grève des Compagnies. Par
rapport aux Compagnies, oui, les cheminots seront en grève ;
mais pour vous, pour moi, pour la foule des consommateurs,
pour l'État, enfin, qui les représente, c'est bien la Compagnie qui
se mettra en grève, je veux dire qui cessera volontairement de
travailler, parce qu'elle ne se trouve point assez payée. Cette manière de prendre les choses vous fait rire, peut-être, parce que
vous n'avez jamais pensé que les directeurs et actionnaires d'une
compagnie sont les serviteurs et les salariés du public. Mais
pourtant rien n'est plus évident. Je donne cinq francs pour aller
en troisième ici ou là ; cette somme est un salaire que l'aiguilleur,
le mécanicien, le directeur et l'actionnaire se partageront comme
il leur plaira. Moi, je paie la compagnie.
- Oui, lui dis-je, oui, ami Jacques ; mais les actionnaires et les
directeurs ne refusent point de nous transporter ; ce sont les employés qui refusent, ou qui refuseront.
- En apparence, oui, me dit l'ami Jacques. Mais faisons parler
un peu le cheminot et l'actionnaire ; j'entends deux discours qui
se ressemblent beaucoup. Le cheminot dit : je ne suis pas assez
payé et les directeurs et actionnaires le sont trop ; je refuse de
chauffer, d'aiguiller, de signaler dans ces conditions-là. Le directeur et l'actionnaire disent : le salaire que je reçois pour mon intelligence ou pour l'argent que je prête est présentement aussi bas
que je puis le supporter ; je refuse d'être directeur ou actionnaire
pour un salaire moindre. Voilà les deux discours. Je n'examine
point la question même du partage des recettes ; je n'y entends
rien ; c'est leur affaire, non la mienne. Je constate seulement que
Juin 1910
233
la Compagnie cesse d'assurer un service dont elle a le monopole,
et qui est d'absolue nécessité pour le consommateur.
- Eh bien oui, lui dis-je, et vous mettez les militaires sur les
machines, et au besoin les cheminots ; car qui a droit sur les militaires a aussi bien droit sur tous les citoyens, dès qu'il y a danger
public.
- Oui, dit Jacques. Mais, de même que je saisis le travail des
cheminots, pour cause d'utilité publique, de même je saisis le capital des actionnaires ; je m'institue, moi, gérant de ce travail et
gérant de ce capital ; et je règle les salaires des uns et des autres
selon mon arbitrage. Et, en peu de mots, si les cheminots perdent
leur liberté, pour cause d'utilité publique, il est de stricte justice
que les directeurs et actionnaires la perdent aussi."
24 juillet 1910
1590
Nous nous faisons, au sujet des peines, et de l'utilité des peines, des idées tout à fait confuses. Nous croyons qu'il faut punir
les grands crimes et non les petites fautes. Quand un train est en
retard de cinq minutes, nous ne cherchons point un coupable ;
nous en voulons un quand vingt voyageurs sont carbonisés à Villepreux1. Je vois un chauffeur qui dépasse imprudemment un fiacre, effleure un refuge, et touche presque un vieillard qui traversait ; j'applaudirais presque ; je me dis : comme il est adroit et
vif, ce chauffeur. Si après cela un ivrogne se jette sous l'autobus,
je suis tenté de conduire quelqu'un en prison. C'est très mal
raisonner.
La peine veut agir sur la volonté. Je punis, afin que le coupable lui-même, et les autres, pèsent la peine avec leurs motifs. Il
faut donc punir les actions délibérées. Quand vous punissez un
écraseur, vous punissez une action qui n'est ni délibérée ni voulue ; car l'écraseur voulait certainement passer à côté de l'ivrogne ; le mécanicien voulait rouler sans accident. Leur bonne volonté est évidente ; mille raisons nous l'assurent : la peine dont
nous les menaçons n'y ajoute rien. Elle frappe tout à fait à côté.
Vous dites : celui qui écrasera sera sévèrement puni. Mais
songez que l'attention de celui qui est au volant ou au frein est
tendue continuellement vers cette fin : n'écraser personne. S'il
marche à toute vapeur, c'est qu'il est sûr, absolument sûr, aussi
sûr qu'on peut l'être, qu'il n'y a point d'obstacle sur la voie. Si le
chauffeur se glisse entre le nez d'un cheval et la queue d'un
234
PROPOS 1910
tombereau, c'est parce qu'il est sûr de pouvoir passer ; et s'il a
forcé devant l'ivrogne, c'est qu'il était sûr que l'ivrogne allait
pencher en arrière.
Aussi, lorsque dans ces instants-là vous leur présentez une
peine exemplaire, qui suivra l'accident, que peut faire la peine ?
Ils ne veulent point l'accident ; ils ne le croient pas possible. La
peine ne sert pourtant à rien, si elle ne détourne de vouloir.
Vous direz : à quoi une peine sert-elle jamais ? Je dis que les
petites peines, qui visent les négligences préméditées, sont les
seules utiles. Par exemple il est très utile qu'un chauffeur soit
puni, si peu que ce soit, s'il ne ralentit pas et s'il ne corne pas à
chaque croisement. La peine doit viser la négligence, non
l'accident. Si nous étions raisonnables nous voudrions la même
peine, qu'il y ait un homme écrasé ou qu'il n'y en ait point ; car ce
qui est voulu, ce n'est pas un homme écrasé, c'est une vitesse régulière, et l'oubli des règlements. De même, quand un mécanicien dépasse la vitesse permise, qu'il soit frappé d'une amende,
même si, étant retardé par des circonstances, il arrive brillamment à l'heure.
Mais, communément, nous ne voyons que le succès. Nous
trouvons très bien qu'un inspecteur laisse son bureau une demiheure plus tôt qu'il ne devrait, pourvu qu'il n'arrive rien. Or, s'il
s'en va, c'est qu'il croit fermement qu'il n'arrivera rien. D'où,
quelque jour, une catastrophe. Pensez-y ; c'est la négligence même qu'il faut punir, et non les effets de la négligence. Ou bien la
punition n'est qu'une offrande aux morts, à la mode des Caraïbes.
25 juillet 1910
1591
Il faut obéir aux puissances, dans ce qu'elles ordonnent conformément aux lois établies. Cela est plus nécessaire que jamais
dans le péril public, si, par exemple, une troupe armée entre chez
nous, et si notre destinée commune dépend du sort des armes.
Ajoutons que ce devoir est rendu facile par des sentiments très
vifs qui dorment pour l'ordinaire, mais qu'un cri d'alarme éveillerait, que l'action réchaufferait. En somme il faudrait suspendre
tout raisonnement et marcher à l'ennemi en bon soldat. Mettonsnous d'accord là-dessus.
Cela posé, cela mis hors de discussion, sommes-nous
condamnés dès maintenant à adorer les diplomates et les militaires, je veux dire à approuver d'avance et les yeux fermés tout ce
Juin 1910
235
qu'ils font ? Non point. Il faut tenir ferme pour les deux choses,
pour la discipline dans l'action, pour la libre critique dans la délibération. L'une est le prix de l'autre. Si nous étions des brutes
tout le temps, sous le bon plaisir de quelques Politiques, en vérité
nous n'aurions plus rien à défendre.
Nos chefs inclinent pour la discipline en tout temps, et pour la
foi aveugle ; ils pensent en chefs, c'est inévitable. C'est pourquoi
il faut que l'esprit public résiste là-dessus ; car le vrai patriotisme
est une plante trop rare. Pour résister aux folies d'Hervé1, nous
cultivons un enthousiasme où l'hypocrisie peut entrer ; air trouble
à respirer pour la jeunesse.
C'est pourquoi j'aime les libres entretiens sur la Patrie et sur la
guerre. Oui, et jusque dans les écoles. Que l'on dise bien, avant
toute chose, ce que c'est que la guerre, et que c'est une défense,
contre ceux qui méprisent le droit. Au premier rang desquels il
faut mettre les fous, puis les brutaux, puis les passionnés, puis les
bandits déclarés, qui sont encore des espèces de fous. D'où l'on
conclurait qu'il y a une guerre nécessaire, et une fonction de police par les armes, à laquelle tous les hommes raisonnables doivent
s'exercer. De là les armées, qui sont essentiellement des corps de
police.
A ce point de vue, on comprendrait pourquoi, quand la société
civilisée était menacée par des hordes barbares, on a pu comprendre sous le même nom les ennemis et les étrangers. Mais, justement, pour détruire cette opinion superstitieuse, il faudrait
montrer comment la civilisation s'est étendue, et comment le même droit est maintenant pratiqué presque partout ; comment enfin
ce droit a maintenant assez de canons, de navires, de fusils, d'arsenaux, pour s'imposer presque sans combat sur toute la terre. En
somme, y a-t-il encore des peuples pillards, où sont-ils, et quelle
est leur force ? Voilà la question qu'il faut poser.
A quoi les Politiques essaieront de répondre que tous les peuples, même les plus civilisés en apparence, sont des peuples pillards, et que, par exemple, l'Angleterre est disposée à assurer son
commerce plutôt par canonnade que par loyale concurrence. Je
n'en crois rien. Mais c'est à examiner. En fait, tous les hommes
d'État disent qu'ils n'ont des armées que contre une agression à
main armée. Ces déclarations sont confirmées aussi souvent
qu'on veut par les citoyens de tous les pays. Cet accord a duré,
donc il peut durer. En vingt ans, toutes les occasions possibles de
faire la guerre se sont présentées, et plus d'une fois. Pourquoi ne
pas se fier à la bonne volonté universelle ? Pourquoi vouloir que
236
PROPOS 1910
cette noble confiance soit un signe de lâcheté ? Ce sont les poltrons, il me semble, qui se défient de tous et ont peur de tout.
26 juillet 1910
1592
Je m'amuse à voir comment la République prend des forces,
par le travail même de ses ennemis. Ce sont les élections des
Conseils Généraux1 qui m'y font penser. Toute puissance est Impériale, j'entends par là qu'elle n'aime pas recevoir des conseils,
et encore moins rendre des comptes. Quant aux blâmes, elle ne
peut pas du tout les supporter ; aussi, dès qu'elle ne peut pas emprisonner ceux qui blâment, la Puissance blâmée s'en va. C'est
ainsi qu'on voit les ministres s'en aller en procession dès que la
Chambre désapprouve leurs actes. On les remplace, et on n'y
pense plus.
Quand un Conseil Général blâme ainsi les puissances, le Préfet s'en va ; puis il revient. Cette petite cérémonie n'est pas aussi
ridicule que l'on croirait ; elle exprime très clairement que les
puissances ont reçu un choc, trop faible pour les chasser, assez
fort pour les ébranler. Le plaisant, c'est que, par ce va-et-vient, le
représentant des puissances signifie qu'il n'a rien entendu, et qu'il
ne veut pas entendre ; ce mouvement est hautement Impérial.
Mais ce n'est que comédie. En réalité le pouvoir central surveille
de près ces oscillations de Préfets sortant et rentrant ; si beaucoup de Préfets sortaient et rentraient ainsi pour les mêmes causes, les ministres se prépareraient à sortir pour tout de bon.
Ainsi c'est tout à fait en vain que l'on a voulu définir et limiter
le droit de contrôle des représentants du peuple. Du moment
qu'ils sont réunis, ils agissent aussitôt efficacement ; aussitôt, et,
en dépit de toutes les règles qui protègent les Majestés, l'effort
démocratique se fait sentir jusqu'au centre.
Mais ce que j'admire plus que tout, c'est que les réactionnaires
se plaisent à exercer cet effort démocratique partout où ils peuvent le faire, sachant bien que leur poussée n'est jamais nulle ; et
ils se plaisent à faire vaciller un préfet, puisqu'ils ne peuvent renvoyer les ministres. Or, mes amis, nous serions bien sots si nous
considérions ces protestations comme abusives et illégales. Tout
ce qui limite et contrôle les pouvoirs est démocratique, ou, si
vous voulez, radical. Ce monarchiste qui veut blâmer, je suppose, l'enseignement officiel, est radical en cela, et révolutionnaire
en cela. Il habitue ses électeurs à cette idée que les pouvoirs
Juin 1910
237
doivent des comptes, et que le ministre et ses préfets sont les serviteurs de la nation ; en quoi ce monarchiste travaille directement
contre la monarchie. Et, bien loin de le blâmer, je l'approuve au
contraire. Le voilà républicain bien plus qu'il ne croit et même
bien plus qu'il ne dit. La République est forte, par ses amis et par
ses ennemis.
27 juillet 1910
1593 *
Les Compagnies disent qu'une grève des Cheminots n'est pas
à craindre ; si elles voient juste, c'est tant mieux pour le
consommateur. Quel que soit l'événement, nous pouvons dès
maintenant peser notre justice, et l'essayer dans cette épreuve ;
nous verrons qu'elle est encore bien loin de la pureté.
La presse, les hommes politiques, et la plupart des citoyens
adressent des prières à leurs frères les cheminots. Ils leur représentent les désastres qui suivraient l'arrêt des chemins de fer ; les
denrées n'arrivant plus ; les usines s'arrêtant faute de charbon ; la
faim et la ruine ; l'inondation de cet hiver1 serait peu de chose à
côté de cette marée de colères humaines ; et tous ces maux, par
une répercussion inévitable, atteindraient les cheminots eux-mêmes ; les pertes d'argent supportées par les riches enlèveraient
aux pauvres toute espérance d'un meilleur sort ; les colères ellesmêmes multiplieraient les colères ; l'opinion moyenne, qui joue
le rôle d'arbitres, et qui penche maintenant du côté des plus malheureux, serait rejetée vers le parti contraire ; le pouvoir saisirait
sans doute cette occasion d'emprisonner les meneurs ; la classe
moyenne accepterait une fois de plus l'injustice comme rançon de
l'ordre ; et la révolution, une fois de plus, fortifierait la tyrannie.
Tel est le discours que nous voulons faire aux cheminots.
Mais nous ne faisons aucun discours aux directeurs et aux actionnaires. Ceux-là sont de petits agneaux ; ceux-là sont des victimes innocentes, encore plus à plaindre que nous-mêmesa. Car,
que pourraient-ils pour s'opposer à ces maux dont nous sommes
menacés ? Va-t-on leur demander de revoir encore leurs comptes ? De diminuer un peu les gros traitements ? De sacrifier quelque chose de leurs profits ? De discuter seulement avec les cheminots ? De chercher quelque moyen de conciliation ? D'offrir
l'arbitrage ? Vous n'y pensez pas. Ils ont fait tout le possible. Ils
ont donné tout ce qu'ils peuvent donnerb. Ils en sont à leur dernière chemise, ces pauvres riches. Ils ne peuvent plus rien pour la
238
PROPOS 1910
paix publique, pour l'ordre économique, pour la Patrie. S'ils cèdent encore quelque chose, c'est l'automobile du dernier modèle,
qui est commandée et que l'on ne pourra pas payer ; ce sont les
vacances à la mer, si nécessaires aux enfants, et auxquelles il
faudra renoncer ; ce sont les chasses qu'il faut peupler de faisans,
pour le prochain automne ; ce sont les réceptions de l'hiver, et les
diamants que l'on y montrera ; c'est quelque ruineuse saison
russe2 ou italienne. Va-t-on se priver de tout cela ? C'est la
misère.
Toutes ces raisons sont fortes. Voilà pourquoi nous nous tournons vers les cheminots et nous leur disons : ayez pitié des
riches.
28 juillet 1910
1594 *
"Je ne crois pas qu'une grève du personnel soit à craindre.
Dans le cas où elle se produirait, je suis assuré qu'elle ne
s'étendrait pas jusqu'à devenir redoutable." C'est en ces termes
que le jeune et habile Inspecteur Général du personnel annonça
les conclusions de son rapport ; et il y eut dans l'assemblée des
Grands Chefs un vif mouvement de satisfaction.
Il développa ses raisons, qui étaient assez fortes. D'abord, que
le chômage était inconnu dans le personnel des chemins de fer.
Or, le chômage, forcé ou volontaire, est réellement l'école des
grévistes. Ils prennent ainsi l'habitude des journées vides et de
l'avenir incertain ; la grève leur paraît alors une chose ordinaire.
"Il faut ajouter à cela que les grévistes, dans les autres industries, ont l'habitude d'aller d'un maître à l'autre, et sans se faire recommander. Mais les compagnies ont un monopole ; les moindres postes sont sollicités comme des faveurs. Il n'est pas possible que le personnel ne pense pas à cela.
Disons aussi que le personnel des chemins de fer est dispersé
presque partout ; un aiguilleur vit seul pendant qu'il travaille.
Pour son repos, il a une maisonnette et un jardin. Il échappe à ces
mouvements de foule que les meneurs savent provoquer.
Le personnel est continuellement en rapport avec le public,
dans son service et hors du service. L'opinion à laquelle il tient
se trouve ainsi n'être pas l'opinion corporative. De là, s'il quittait
le service, des sanctions qui s'ajouteraient à celles dont nous disposons. Par exemple, peut-on croire que deux ou trois employés
immobiliseraient impunément, au milieu de la campagne, un
Juin 1910
239
train chargé de voyageurs ? Nous savons, par des incidents qui
sont encore présents à nos mémoires, que le public n'a pas beaucoup de patience.
Un mot aussi sur leurs ressources. Ils cultivent presque tous
un bout de jardin ; mais ce jardin, assez souvent, est à nous. Si
nous savions faire quelques sacrifices de ce côté-là, nous serions
tout à fait tranquilles.
Permettez-moi, enfin, d'insister sur les conditions de travail
dans lesquelles ils se trouvent placés. Presque tous ont sur leur
travail une petite autorité, qui vient d'une lourde responsabilité.
Ce ne sont pas des forçats sous le fouet ; ce sont des hommes à
qui nous faisons confiance, par la force des choses. Or, il ne se
peut pas que cette confiance n'ait pas un haut prix, pour des hommes si mal payés. De là une dignité attachée au métier même, et
que la nature de leur travail vient encore augmenter. Comme ils
perçoivent clairement l'utilité de ce qu'ils font, et la nécessité de
l'exactitude et de la précision dans le travail, ils se disciplinent
eux-mêmes par les mouvements qu'ils règlent. Au lieu de nous
obéir à nous, ils obéissent à leur fonction, ce qui les rend presque
libres. Et, parce qu'ils ne sont point serviles, ils ne seront point
révoltés."
C'est ainsi que ce Machiavel de la voie ferrée analysait la situation. Quand il eut fini, le vénérable président, qui avait à moitié dormi, résuma ce savant rapport en une formule qui lui servait
depuis trente ans : "Je vois avec satisfaction, dit-il, que les membres de la grande famille des chemins de fer, depuis le directeur
jusqu'à l'aiguilleur, sont toujours étroitement unis par les liens
d'une amitié et d'une confiance réciproques." Et puis il alla toucher son mois, qui était de quatre mille francs.
29 juillet 1910
1595 *
Les explications qu'a données le Préfet de police à la commission d'enquête éveilleront en tous ceux qui les ont lues, comme
en ceux qui les ont entendues, une émotion de qualité rare.
D'Artagnan plaira toujours chez nous ; d'Artagnan homme d'action, homme de main ; d'Artagnan qui élève l'esclave au-dessus
du maître, par son art de servir ; d'Artagnan qui sait passer d'un
maître à l'autre sans avoir à rougir ; d'Artagnan qui laisse le remords au maître et garde tout l'honneur pour lui ; d'Artagnan enfin, le héros de notre jeunesse, le héros de toute la jeunesse qui
240
PROPOS 1910
reste à chacun. J'avoue que j'aime les Mousquetaires ; j'avoue
que j'ai une tendresse pour notre Lépine, d'Artagnan d'incendie et
d'inondation1. Il s'agit de savoir si nous serons dans la vie réelle
comme au théâtre, et si nous suivrons notre plaisir. Toute la
question est là.
C'est bien la Monarchie qui est en cause. Elle est bien ici à la
barre, avec sa couronne et sa majesté. Elle veut qu'on l'aime et
qu'on l'estime ; si on la soupçonne, elle n'a plus rien à dire ; elle
n'est plus rien, et s'en va. Si on l'admire, elle n'a plus rien à dire,
et elle reste. Si le système est admis, la République n'est plus
qu'un mot.
Au théâtre tout est décor, tout est carton peint et trompe-l'oeil.
L'acteur qui joue Nicomède peut n'être qu'un intrigant et un fourbe ; ses fières déclarations n'y perdront rien. De même aussi la
fière révolte de l'honnête homme soupçonné peut être imitée par
un plat coquin. On en a vu plus d'un exemple dans les affaires
privées et publiques. Les hommes les plus suspects que j'aie connus savaient déclamer, la main sur la poitrine ; loyauté, honneur,
conscience, devoir, voilà ce qui nourrissait les discours de ces
menteurs, de ces fourbes, de ces fripons. La chose s'explique assez bien, et devrait faire réfléchir les honnêtes gens. S'ils y pensaient un peu, seraient-ils si fiers de faire briller des armes qui
ont tant de fois sauvé les plus vils intrigants ? Ils sont réellement
complices. Un bon roi sauve cent mauvais rois.
L'honnête homme a d'autres moyens ; le plus simple est de
tout découvrir. Cette naïveté souveraine sera la puissance de
l'avenir. On soutiendra qu'il y a des détails à cacher, dans l'action
publique. Mais ce n'est pas vrai. Tous ceux qui réfléchissent doivent ramasser leurs forces sur ce problème. Cherchez bien, dans
les affaires intérieures, dans les affaires extérieures, partout où
un homme représente un peuple, cherchez un seul exemple où la
discrétion ne soit pas nuisible ; cherchez un seul exemple où elle
ne couvre pas des desseins inavouables, soit de celui qui se tait,
soit des intrigants qui comptent bien sur son silence. Vous n'en
trouverez point. Quelles sont donc les oeuvres de cette fameuse
Diplomatie qui enseigne comme la plus haute sagesse la plus
parfaite dissimulation ? Des guerres qui engendrent d'autres
guerres. Et que peut signifier chez nous une pièce secrète, sinon
une mauvaise action ? Pour finir, je dirais à notre d'Artagnan :
"Vous n'avez pas d'autre maître que la nation. Vous lui devez
compte de vos délibérations et de vos actes, ou bien alors quel
maître servez-vous ? Qui vous a permis de vous donner à lui
Juin 1910
241
quand vous êtes à nous ? Est-ce digne du noble d'Artagnan, de se
laisser payer par l'un, et de servir l'autre ? Sont-ce les leçons de la
vieille école ?"
30 juillet 1910
1596
Je voyais ces jours-ci de ces socialistes d'avant-garde, aux
yeux desquels Jaurès représente la bourgeoisie conservatrice1. Ce
sont des hommes qui n'attendent rien du Parlement, qui ne votent
point et qui comptent sur la violence pour établir la justice. Il
n'est pas facile de leur parler raison. Si l'on ne pose pas d'abord
que la société bourgeoise est tout à fait pourrie, et que toute action qui n'est pas directe et par l'organisation syndicale est tout à
fait ridicule, ils n'écoutent seulement pas. Je ne les en blâme
point trop ; leurs idées sont un peu trop simples pour mon goût,
mais la discipline et les vertus guerrières ont toujours quelque
chose d'admirable ; et puis ce sonta les fanatiques de la justice ;
leur dieu est respectable.
Il nous faut une aile gauche. La raison toute seule ne remue
rien ; c'est toujours quelque passion qui agit. En chacun de nous,
je parle des républicains qui n'ont pas peur de la république, il y a
un révolutionnaire qui serre les poings. Si la pensée républicaine
ne commençait pas par une colère, nos idées pourraient bien être
comprises et expliquées, elles ne seraient pas affirmées ; ce seraient des discours élégants comme on n'en entend que trop. Il
faut que le sentiment appuie un peu sur la plume ; il faut que la
plèbe gronde en chacun ; sans quoi l'on s'adaptera trop vite, ou, si
vous voulez, l'on s'endormira, car c'est tout un.
La Démocratie, sous ce rapport, ressemble au démocrate. Si
elle n'est que cerveau, elle n'agira point ; et si elle n'agit point, elle cessera même bientôt de penser. La pensée commence toujours
dans les bras, dans les jambes, et dans la poitrine. En bref, il faut
des passions dans le corps social aussi. Ces gaillards dont je
parlais, ce sont nos passions ; c'est d'eux que viennent l'éveil et le
réveil.
Seulement, il faut suivre la comparaison. L'homme le plus
fort est bien faible, s'il n'est que force. C'est par l'idée qu'il agit
efficacement, non par la colère toute seule. Pareillement, dans la
société, ce sont les idées qui sont la vraie force. S'il n'y avait à
vouloir la justice que ceux qui sentent l'injustice au bout de leurs
doigts, les tyrans auraient du bon temps, car le plus grand
242
PROPOS 1910
nombre, chez nous, vit passablement. Mais l'injustice touche les
cerveaux aussi ; de là cette Révolution pacifique qui réveille et
pousse les puissances. S'il n'y avait que nos batailleurs des syndicats, contre les ambitieux et les riches, la chose serait bientôt
réglée, par sabre et fusillade ; car cette violence dont ils attendent
tout n'est rien du tout, si l'on regarde bien ; Cayenne et Nouméa2
n'en feraient qu'une bouchée. Seulement il y a la masse des
arbitres, qui, au lieu de frapper sans cérémonie, pense équitablement ces cris-là et cette violence-là, modère le cuirassier,
retient la brigade centrale3, et s'assure, avant de défendre l'ordre,
que l'ordre vaut qu'on le défende. Ainsi nous sommes contre les
réactionnaires, malgré leurs beaux compliments, et pour les révolutionnaires, malgré leurs injures.
31 juillet 1910
Août 1910
285
AOUT
3
16
25
28
Le roi d'Espagne, Alphonse XIII, à Rambouillet : il s'entretient avec Briand à la suite
de la rupture des relations diplomatiques de
son pays avec le Vatican (30 juillet).
Catastrophe ferroviaire de Saujon (CharenteMaritime).
Condamnation du "Sillon" par le pape Pie X.
Ouverture du congrès de la IIe Internationale
ouvrière à Copenhague : le débat sur la proposition de Vaillant et Keir-Hardie de grève
générale contre la guerre est reportée au
congrès suivant.
Jeudi 4 août. A Marie Monique Morre-Lambelin : "Paissy.
J'ai bêché, j'ai ratissé sous un grand soleil. Ensuite il a plu, j'ai
fait deux heures de musique là-haut pour mes deux bons vieux
ermites. Puis j'ai écrit un Propos qui est convenable sur l'Espagne et le Pape [1603]. La campagne est bien verte, et belle à
saisir. Il faudra célébrer la pluie, les fleurs, les verdures. Seulement le blé va manquer. Notre malade a très bien supporté le
voyage. Il y avait huit colis aux bagages et sept à la main (ton
garçon qui a cela en horreur !) parmi lesquels deux grosses
bourriches de fleurs à planter. J'aurais bien grogné, mais je me
suis dit : mah meh défend que je sois de mauvaise humeur ! Et
voilà. Les Propos iront tout seuls aussi, en vertu des promesses
solennelles à sah meh. Des mercis sans fin pour notre merveilleuse joie ! Comme c'est beau ! De grands élans et de douces
pensées vers mah meh dans sa montagne !"
Samedi 6 août. A Gabrielle Landormy : "Je jardine ; et j'ai
bien du mal, parce qu'on n'a pas toujours de l'eau autant qu'il
faudrait ; et quand il y en a, je me donne des courbatures à en
porter trop.
Le dessin représente ma maison et la fontaine ; tout cela est en
plein soleil. Je suis habillé tout de blanc. On m'appelle l'ami
Pierrot. Le vieux piano est bien détraqué ; c'est la chaleur qui
en est cause sans doute. Il y a des touches qu'il faut pincer avec
deux doigts pour avoir un son ; on y arrive tout de même et on
fait de beaux concerts à la vieille amie. Les nuits sont admirables, surtout depuis que la lune s'en va. Sur le plateau on voit
tout le ciel autour. Enfin la vie est unie et toute simple. Cela me
fait penser que je passerai à Paris le 28... Il y a un peu trop de
bourgeois ici. Je ne puis éviter toutes les conversations ; et je
286
PROPOS 1910
me renferme aussi dans ma chambre dont tu peux voir la fenêtre au pignon en haut. Les jours de grosse chaleur, je travaille
à l'entrée des grottes, où il fait toujours frais. J'y ai des nids
d'hirondelle."
Idem, 10 h du soir : "Tu me vois couché dans le lit de la rue
de Provence. Lit précieux ; dans une mansarde toute blanche,
en forme de bateau renversé ; et buvant une citronade dans une
tasse de faïence. Voilà dans quelle situation je pense à toi. Depuis mercredi j'ai fait mille travaux. Ce soir encore à 8 h
j'arrosais mes capucines. Le vieux piano m'a reconnu tout de
suite ; et il y a eu de la musique de Paissy. Je puis t'en parler
puisque tu la connais. Elle me plaît. C'est beaucoup. Elle te
plaît ; c'est beaucoup plus que tu ne crois. Enfin je suis sûr que
tu l'as entendue dans ton Morvan. Si tu as regardé les étoiles
aujourd'hui samedi à 9 h 1/2 nous avons vu les mêmes. C'est
une télégraphie extrêmement rapide, et qui dit tout ce qu'on
veut. Je suis très occupé ici. Le matin avec ma vieille amie et la
jolie petite, nous apprenons à dorer un cadre avec de l'or fin en
feuilles que j'avais apporté. On s'y mettra, et c'est très beau. Je
pense que vous êtes cuits tout vivants là-bas. Ici, au milieu du
jour, on cherche les coins frais et on arrive à en trouver. Mais
ma mansarde est alors un peu trop grilloire ; et j'aimerais
pourtant y rester beaucoup, étendu sur le lit, et lisant, et prenant des notes, et écrivant dans les fameux cahiers où tu as mis
plus d'une fois ton nez joli, ou encore des articles, et rêvant
aussi de temps en temps...
Dimanche 7 août. A Marie Monique Morre-Lambelin :
"J'ai mon permis [de chemin de fer] et je rêve déjà à notre beau
voyage ! Ici je mets du sable dans les allées. Figure-toi qu'au
fond du jardin il y a des creutes ; dans ces creutes il loge des
hirondelles. Cela fait des éclairs, et de jolis cris, et des ombres
sur les allées. Le vieux piano est bien. Il a déjà chanté des tas
de choses. La grosse pluie faisait de la musique. Je loge sous le
toit ; je suis bien placé pour l'entendre. Je relis Le Rouge et le
Noir au lieu de travailler. Les Propos ne sont pas trop bien,
sans doute parce que je n'y pense pas assez longtemps. Aussi je
pêche dans les trois cahiers. C'est que j'ai des capucines à
conduire ; elles sont comme des petites folles. Je lis aussi de la
mécanique. Mais demain je me mets à Descartes ; il faut amasser pour l'année qui vient. Borrel m'a envoyé, avec une lettre
amusante, le manuscrit d'un petit Spinoza calotin qu'il fait pour
l'éditeur Bloud ..."
Mardi 9 août. Idem : "J'ai eu une belle lettre de montagne
et je viens de chanter une jolie chanson à mah meh. J'ai écrit
un Propos sur les arbres, le fumier, le charbon. Comme c'est au
sujet d'un congrès, c'est pour paraître sans retard [1608]. La
vie va toute seule. Les jours tombent les uns sur les autres. Les
nuits sont de grands trous noirs. Ce matin, j'ai clos un poulailler, pour deux poulettes qui m'instruisent déjà. Ensuite j'ai béchotté au pied des fleurs. Toujours chantonnant en moi-même
des tas de choses vers toi. Il faudrait vivre seul quand on n'est
pas avec sah meh. Je suis obligé de me défier des gens qui
m'entourent, aussi bien des intelligents que des sots. Ils vont à
Août 1910
la même fin, par des chemins différents ; ils s'ennuient et ils
pensent à leurs petites misères. Il faut écouter les choses autour
de soi. Hier, assez bon Propos, quoique fini sans brillant sur
Celui-qui-sait-Tout [1613]. Le monde est plein de gens qui savent tout. Un peu de musique de temps en temps pour les deux
ermites. Hier j'ai disposé un colombier au flanc d'un rocher
pour ma vieille amie. Je l'ai lancé d'en haut en le plaçant hors
de portée des fouines et des belettes ...
La vie est difficile. Voilà maintenant
les bourgeois qui craignent la
contagion. Absurde car la santé de la
malade se rétablit de jour en jour. Pour
moi cette espèce de cordon sanitaire me
laisse plus de temps. J'ai écrit quelques
lignes sur le cahier rouge. Le matin je
réfléchis tout en poussant une brouette.
Je suis toujours dans Le Rouge et le
Noir ; j'y découvre à chaque ligne de
nouveaux trésors. Ensuite je relirai La
Guerre et la Paix, comme toi."
Vendredi 12 août. Idem : "Mah meh ! Qu'est-ce qui se
passe ? Je n'ai plus jamais de lettres. J'en ai reçu une de la
montagne et c'est tout. J'ai épuisé toutes les suppositions stupides ... Je n'ai jamais de lettres au courrier. Je me sens bien
enfant perdu, et c'est tout de même un peu noir. Tous les soirs
je me dis : c'est sûrement pour demain, et le lendemain j'ai le
journal avec des fautes d'impression pour me consoler. Et moi,
je t'ai écrit des tas de fois. Je commence à voir tout à l'envers.
Enfin je ne sais plus quoi penser. On n'a pas le droit d'avoir un
gosse et de le perdre sur les chemins comme ça. Vite une lettre
mah meh ! Je mets les bras à son cou et je demande pardon
« de-je-ne-sais-pas-quoi-qui-fait-que-je-suis-au-coin » ! Voilà !!"
Même jour. A Élie Halévy : "Paissy. Mon cher ami, Je
compte bien que tout s'arrangera. Je vois des milliers de choses
ici qui t'instruiront, sans compter ton voyage à pied. Ce que tu
dis des notices m'étonne ; je les ai reprises et c'est le moyen de
faire de mauvais travail. Du reste, je crois que ce genre de travail importe pour la Revue. Article tous les jours, non sans
peine. Je lis Tacite. Je bêche. Je brouette. J'étudie la mécanique. Je suis la lune dans ses phases et j'arrive à comprendre
ses visages et ses promenades ; la première chose à apprendre,
c'est la position des étoiles. Tout s'ordonne par rapport aux
étoiles. Nous faisons aussi un peu de botanique, avec ma vieille
amie et Maréchal, avocat qui sait tout. Tu viseras Wailly
(prononce Vely) sur l'Aisne, et d'abord Soissons, si tu viens à
pied. Par voie de fer : 1° Paris-Soissons ; 2° (voir la dernière
page de l'Indicateur) petit chemin de fer Soissons-banlieue de
Reims. On descend à Bourg et Comin, où nous aurons une voiture. On peut venir à l'improviste ; de Bourg à Paissy, c'est une
heure de marche ; on enverra ensuite prendre les bagages. Il
faut veiller à Soissons à faire transborder vivement les bagages ; le temps est mesuré. Ou encore : aller de Paris Est à
287
288
PROPOS 1910
Fisme sur la ligne de Reims et prendre une voiture pour Paissy
chez Véron loueur. Amitiés à vous deux. Ton E. Chartier."
Samedi 13 août. A Marie Monique Morre-Lambelin : "Tu
es un vrai bijou, une perfection de meh ! J'ai reçu ta lettre. Je
pense que mes doléances de bébé, que tu vas recevoir, te feront
doucement sourire. Ce sera un bon moment pour nos deux
coeurs si bien mêlés ensemble. Je t'envoie un morceau d'une
lettre de Borrel1. Pourras-tu mettre le « petit homme de Dieu »2
en mouvement pour Bénézé... Aujourd'hui j'ai répondu à Borrel
et j'ai écrit un Propos sur l'éducation en commun [1618]. Le
temps est beau. Je joue à la chasse avec le troupeau des enfants."
Mardi 16 août. A Gabrielle Landormy : "Hier comme je
sortais d'un fourré, où j'avais pris des pousses de lierre, je suis
tombé sur deux amoureux qui marchaient ensemble. Paysan et
Paysanne. C'était simple et beau. Cela m'a jeté dans mille pensées que j'ai mises en musique faute de mieux. Derrière l'église
il y a comme un promontoire de rocher avec une herbe fine,
comme sur tes falaises. Sûrement la mer est venue battre au
pied de ces rochers il y a longtemps. Tout le promontoire est
couvert de fleurs et de papillons. On voit deux grands villages
dans la vallée. Le soleil était près de se coucher, et la lune encore pâle le suivait. Tout est beau."
Mercredi 17 août. A Marie Monique Morre-Lambelin : "Je
te vois allant vers la vallée de Thônes. Joli pélerinage
d'amour ; il n'y a rien d'aussi joli et touchant au monde que
nous deux, le gosse et sah meh qui se prennent par la main pour
aller voir la grande montagne. Je baise tes beaux yeux émus.
Dis bien à ton enfant comment il faut faire pour trouver sah
meh à Culoz le 1er septembre. Les Élie passent ici tout à fait à
la fin du mois. La malade est plutôt mieux, mais toutefois avec
un mouvement de recul et une nervosité plus maladive que jamais. Néanmoins si les choses restent comme elles sont, je partirai. Cela ne peut que la rassurer. Je viens d'écrire un assez
bon Propos sur Briand [1621]. Hier sur un cheval et un chien
vus avec le vieux Charles [1620] ; quelque chose qui est peutêtre très bien, mais que j'ai dû tirer un peu en longueur. Tout
art est difficile, et suppose des règles. Tu sais que je ne manque
pas de courage. Dis-moi sans tarder les dates et heures de rencontre pour le voyage. Je m'en fais un plaisir infini et j'y pense
à tout instant. On verra Marseille si tu veux, mais je n'irai pas
chez Xavier. Les souvenirs qui me sont restés de là-bas sont
tous médiocres."
Lundi 22 août. Idem : "Je me suis enfin mis à Descartes.
Cela a été un départ magnifique de pensée ... Entre temps je
1
P.S. de la lettre de Borrel : Mon ami Mauchaussat a appris à Joinville que Bénézé
serait sérieusement atteint, et qu'il lui faudrait un an d'Espagne ou d'Italie pour se
remettre. Avant de prendre sur moi de l'avertir, et de lui conseiller une telle décision,
je dois vous demander si vous ne pourriez pas avoir par votre ami, le médecin-chef,
des renseignements précis. Peut-être, en effet, cette information de Joinville n'est-elle
qu'un racontar. Je vous en remercie mille fois d'avance. P.B.
2
Le Dr Calmette, médecin militaire, avec qui j'étais en relations, par l'intermédiaire
de mon amie Adèle Weiss et du groupe théosophique de Rouen.
Août 1910
289
relis La Chartreuse de Parme. Je fais aussi de l'aquarelle. Car
ma vieille amie étant toujours encombrée de gens assez
stupides, je m'échappe autant que je peux. Élie doit être en
marche vers Paissy : à pied depuis Paris. Naturellement cela
gâtera quelques jours mais avec des compensations. Il faut
conserver un minimum de société. Mais hélas la famille
s'impose et gâte tout le reste. Heureusement il y a notre voyage
et notre heureuse liberté ! On remontera au col de Balme ! A
dix ou onze heures du soir, au-dessous et à l'est de Pégase et du
Bélier, on voit une grosse étoile. Ce serait donc Mars ? Mais si
Mars se montre maintenant il sera en belle place au ciel
d'octobre et il me semble que les cartes de mah meh n'en
parlent pas ! Je les ai d'ailleurs oubliées, mes cartes ; toi mah
meh, n'oublie pas l'annuaire ! Il faudra penser aussi à noter les
phases de la lune de mois en mois, et arriver à exposer
progressivement le mouvement de cet astre. Plan de la 2ème
leçon : 1° Hauteur du Soleil mesurée angulairement au moyen
d'une règle ; 2° Quelques nouveaux groupes d'étoiles. Notions
sur le mouvement d'heure en heure ; 3° Un mot sur Saturne - et
sur Mars ?"
Mercredi 24 août. A Gabrielle Landormy : "Je compte vers
le 1er septembre faire un tour sur P.L.M. J'ai le permis en poche ; et il s'agit d'une précieuse amitié dont j'ai tout de même
besoin. Ici on parle un peu trop de maladie, de lessive,
d'omelette, de boucher, etc. et présentement ma vieille amie est
encombrée de gens à peu près aussi embêtants que ceux avec
qui tu es. Je travaille. Je fais un peu de violon aussi pour ne pas
oublier tout. Quand jouerons-nous la sonate en la de Brahms ?
Vendredi 26 août. A Marie-Monique Morre-Lambelin :
"Bonjour à mah meh qui lit Montaigne ! Quelle joie nous aurons dans la belle montagne. Il faudra y rester quatre ou cinq
jours car de là restent les souvenirs les plus beaux. Il faut s'être
aimé au milieu de ces choses importantes et écrire des serments
de coeur sur ce granit-là ... Je viens d'écrire un Propos sur une
lettre qu'heureusement j'ai reçue et qui m'a fourni la moitié de
l'article [1626]. Oui, j'emporterai Descartes, et le cahier rouge ; apporte Montaigne et l'Annuaire. J'ai fini La Chartreuse,
toujours avec le même enthousiasme. A Culoz, bientôt. Quel
bonheur ! On attend Élie aujourd'hui. Grand remue-ménage,
car je lui donne ma chambre et je vais coucher là-haut chez ma
vieille amie, dans mon ancien pigeonnier."
1597 *
Je ne puis approuver ce droit de grâce, que nous laissons au
chef de l'État. C'est un souvenir du pouvoir absolu ; cela ne s'accorde ni avec nos idées ni avec nos coutumes ; et je suis assuré
que le Président y renoncerait bien volontiers, s'il pensait que l'opinion soit disposée à le lui permettre. Il faut donc secouer
l'opinion.
290
PROPOS 1910
Quand le bourreau tue, c'est la loi qui tue. Les citoyens jurés
n'ont pas à prononcer la peine ; ils ont seulement à prononcer sur
un fait passé, d'après les témoignages et les plaidoieries. Les juges appliquent la loi. La cour de cassation s'assure que la loi a été
correctement suivie. Voilà un verdict dont nous portons tous le
poids, et c'est justice. Pourquoi remettre ensuite tout en question ? Pourquoi vouloir un bourreau volontaire ? Pourquoi donner à un homme ce pouvoir surhumain d'arrêter ou de prolonger
une vie humaine ? Comment veut-on qu'il dorme, ce roi qui ne se
croit point le ministre de Dieu ? Pourquoi veut-on qu'il se pose
cette question : ce cou vivant, vigoureux, recevra-t-il le couperet ? Est-il humain de permettre qu'un homme délibère làdessus ?
Le jury ne délibère pas là-dessus. Sans doute il y pense ; il ne
peut pas ne pas y penser. Le défenseur a tous les droits. Il a le
droit de crier : "Songez que votre réponse peut tuer cet hommelà." Soit. Que cette pensée les rende plus exigeants sur les
preuves. Que l'entraînement de la colère ou de la peur soit combattu par un sentiment vif de pitié ou d'horreur, j'y consens. C'est
là un droit de l'accusé, mais je veux qu'il s'exerce au cours des
débats, à l'heure même où le défenseur et l'accusé combattent
comme ils peuvent.
Or, avec notre système bâtard, cette horreur est sans puissance. Le juré a le sentiment qu'il ne prononce pas en dernier
ressort ; que son verdict sera revu et corrigé. Souvent même il le
demande ; et après un arrêt rigoureux, il fait appel à la clémence
du chef de l'État. Le verdict n'est plus ce qu'il devrait être.
Aussi, dans le fait, le procès est entièrement à refaire. Le défenseur doit plaider encore. Un seul juge décide. Le juré s'en lave
les mains. Justice toujours suspecte, toujours discutée, trop souvent injuriée. Bien plus on laisse aux criminels une espérance
sans limites qui achève d'affaiblir une peine dont beaucoup pensent qu'elle n'a déjà pas trop de force. La justice doit être inexorable. La peine doit être inévitable dès que la preuve est faite.
Mais vous craignez l'erreur judiciaire ? C'est plutôt votre système
bâtard qui me la ferait craindre. Car un verdict peut alors être
rendu trop légèrement. Et, une fois rendu, il pèsera trop. Tandis
que si le verdict est sans recours, les jurés prononceront avec toute la prudence possible. On ne peut pas demander moins, ni plus.
1er août 1910
Août 1910
291
1598
Ce qui me plaît dans Jaurès1, c'est qu'il est aussi naïf qu'on
voudra. Quand je dis naïf, je ne veux point dire socialiste. Il y a
une belle naïveté dans la foi socialiste ; mais on y trouve aussi
assez de pédantisme. Que de fois, lorsque j'entendais quelque
Karl Marx en bourgeron qui parlait comme un livre, j'ai pensé à
quelque licencié du temps passé, tout débordant de Virgile, d'Horace, et de Cicéron. Au lieu quea Jaurès est bien une espèce de
naïf forgeron. C'est le contraire du pédant. Il a une forte culture ;
il a tout lu ; il a tout su ; il a tout oublié ; il n'a gardé qu'un esprit
exercé, un esprit à fortes prises et à grosses mains.
Il est un peu comme son jeune collègue Painlevé2, qui, je l'espère bien, fera aussi un peu de bruit dans le monde. Lui s'est
nourri des plus profondes Mathématiques, jusqu'à y inventer à un
âge où les mieux doués ont assez d'apprendre les inventions des
autres. On compte les esprits de ce niveau-là ; il n'en naît pas
beaucoup dans un siècle. Il fut de l'Académie des sciences à
trente-quatre ans ; mais peut-être a-t-il oublié à peu près tout ce
qu'il a si bien su. A coup sûr, à faire son métier de député, il oubliera les sciences. Bah ! Il les réinventera quand il faudra. De
tels hommes ne vieillissent point ; ils naissent tous les matins.
Mais aussi il faut voir comme il saisit ce qu'on lui montre, toujours tout entier à ce qu'il fait, et à ce qu'il pense ; terrible discuteur, qui pense à ce que vous répondez. Discuteur sans mémoire.
Soldat voltigeur, qui jette ses armes pour mieux courir à
l'ennemi.
Je reviens à Jaurès, qui, avec une culture toute différente, et
une nature peut-être plus paysanne, a la même vertu intellectuelle. Le socialisme n'a pas plus alourdi celui-là que l'Académie des
sciences n'a paralysé l'autre. Ce n'est point en sociologue, ni en
psychologue qu'il s'est assis en ce fauteuil de juge. Mais non ; en
citoyen curieux, tout simplement. Il apporte là un esprit tout
neuf. Il veut s'instruire. Ce qu'il demande, on a bien l'impression
qu'il l'ignore, et qu'il attend qu'on le lui dise. C'est notre bon sens
à tous qui interroge. Il ne méprise point ; il ne juge point ; il ne
plane point ; il veut voir. C'est le peuple naïf, en son tribunal.
Les Talleyrand méprisent ces forgerons de choses. Dans le
fond, ils les haïssent, et ils en ont peur. Car eux neb sont que des
historiens, chargés d'expériences, qui viennent là comme des tricheurs au jeu, l'oeil lourd de tous leurs secrets, et ne jetant que
leur mépris sur la table. Par quoi les demi-naïfs sont médusés.
Mais le vrai naïf n'est point poli jusque-là ; il veut que l'on relève
292
PROPOS 1910
ses manches, et que l'on vide ses poches. Ce sont des rustres, je
vous dis. Vous verrez comme Clemenceau3 les méprisera ; mais
ils ne le sentiront seulement pas. Le règne des Naïfs viendra ; et
ce sera très beau.
2 août 1910
1599
Le R.P. Philéas tenait à la main une petite brochure bleue, innocente à voir comme un livre de cantiques. "Connaissez-vous
cela ? me dit-il. Mais sans doute vous le connaissez. Tout l'esprit
du diable est là-dedans."
Je vis que ce livre diabolique était de Laisant1, et traitait de
l'enseignement du calcul. "Quoi ? lui dis-je. J'admire cette amitié
d'un homme fort savant pour des bambins qui ont tout à apprendre. Au lieu de rester sur les sommets, d'où l'on saisit d'admirables perspectives, il redescend vers nous, il aplanit la route ; il
nous montre un appui pour le pied, une prise pour la main. Tous
monteront un peu vers l'air pur et la pure lumière, hors du marécage. Voilà un bon alpiniste.
- Vos comparaisons, dit Philéas, devraient vous instruire. Il
n'y a pas beaucoup de place au sommet ; si tous y grimpent, on
s'y battra. Mais oui, mon cher ; il y aura, par votre folie, une
étrange Révolution à l'envers, qui sera une nouvelle chute des
diables, et c'est vous qui l'aurez voulu.
- Nous sommes, lui dis-je, de bons diables ; nous ne voulons
qu'un peu de bon sens dans les additions.
- Hypocrisie ! dit Philéas, hypocrisie ! Cette brochure devrait
être d'un rouge vif, et votre nouvelle arithmétique devrait être
chantée sur l'air de la Carmagnole. Insensés, qui jetez vos armes
aux esclaves. Insensés, qui vous fatiguez à comprendre ce que
c'est que multiplicande et multiplicateur, au lieu de comprendre
ce que c'est que société, ordre, hiérarchie. Les politiques du
temps passé avaient vu, mon cher, une grande chose, c'est qu'un
homme n'est vraiment homme qu'autant qu'il sait croire. Les rois
adoraient un Dieu incompréhensible ; les sujets adoraient un pouvoir incompréhensible. J'avoue que ces choses sont mortes. A des
temps nouveaux il fallait des dieux nouveaux. Mais ne les
avions-nous pas inventés ? La science polytechnicienne ne savait-elle pas aveugler les foules, en leur lançant de vifs rayons
dans les ténèbres. N'était-ce pas un beau spectacle que cet enseignement qui éblouissait le plus grand nombre et qui traçait autour des pouvoirs comme un cercle magique ? Et, parmi ceux qui
Août 1910
293
entraient, mon cher Alain, combien d'aveugles dressés. Combien
d'adorateurs, combien de polytechniciens dont la science n'était
que religion. Aussi quel ordre merveilleux, si l'on avait suivi les
principes. La table de multiplication n'était qu'un autre catéchisme. Mais votre esprit diabolique vous possède. Nous vous
payons, vous qui comprenez, pour vous faire taire ; mais c'est de
l'argent perdu. Vous voulez que l'écolier demande des raisons à
l'arithmétique ; et voilà que les cheminots demandent des comptes aux compagnies2. Or, admirez l'incohérence où l'on est jeté
dès que l'on méconnaît les plus hauts principes. Le polytechnicien sait très bien refuser des comptes, et le voilà qui donne des
raisons. Croyez-moi, il vaudrait mieux donner cent sous aux
cheminots qu'une arithmétique raisonnable aux petits des
cheminots."
3 août 1910
1600
Monsieur Placide m'a dit : "A entendre les discours politiques, on pourrait croire que les hommes pensent à leur propre
sécurité. Dans le fait ils cèdent aux sentiments ; et, comme les
enfants qui jouent, ils ne pensent jamais aux risques. Je ne puis
m'expliquer autrement ces méthodes ridicules qu'ils choisissent
pour nous protéger. N'admiriez-vous pas récemment comment ils
espéraient bien rendre un mécanicien d'express attentif à ses propres os, par la menace d'un an ou deux de prison1. Il est pourtant
clair que si la crainte d'une mort atroce et imminente ne le rend
pas attentif, votre prison n'y pourra rien. C'est pourquoi il faudrait le punir non pas quand il s'est à moitié rompu les os, mais
au contraire pour les petites fautes sans conséquence ; et chez les
autres aussi, chefs de gare ou ingénieurs, punir la paresse et la
négligence justement dans les cas où les choses ne les punissent
point. Mais essayez de ce système : tous, spectateurs et acteurs,
s'indigneront, parce qu'ils ne verront pas d'équivalence entre la
faute et la punition ; ils jugent comme au théâtre ; leur propre sécurité, ils n'y pensent point. On dit très mal lorsqu'on dit que
l'homme ne pense qu'à conserver sa vie. Je ne crois point du tout
que cette pensée-là soit commune. Les enfants sont imprudents ;
la plupart des hommes le sont aussi. Quand l'accident arrive, ils
ont de belles colères ; ils se vengeraient bien sur quelqu'un. Deux
jours après ils n'y pensent plus. Observez bien ceci. Si un avocat
leur retrace l'accident, avec des couleurs vives, les voilà de
nouveau en colère, comme au théâtre. Mais dans un wagon qui
294
PROPOS 1910
roule, alors que l'accident les menace eux-mêmes, ils n'arrivent
pas à y penser. Les hommes sont poètes ; de là une politique
ridicule.
Au sujet des crimes et des criminels, ils ne s'y prennent pas
mieux. Ils en sont toujours à vouloir s'opposer au crime quand il
est commis ; ils ont un mouvement de coeur alors, qui exclut violemment l'existence de l'assassin ; et c'est tout ce qu'ils cherchent.
Mais les causes lointaines et les petites fautes ne touchent que
leur entendement, sans les remuer beaucoup. En sorte qu'ils punissent à contre bon sens. J'aurais peur de la guillotine, je l'avoue
; mais si je pense que j'aurais à étrangler une femme dans un
compartiment de chemin de fer2, j'aurais bien plus peur de la victime que de l'échafaud. Si donc un homme en est à ne plus craindre les risques immédiats d'un combat corps à corps, l'échafaud
n'y peut rien. Il faudrait donc punir la paresse avant toute autre
faute ; et cela suffirait. Si nos trois cent mille soldats forçaient au
travail nos cinquante mille paresseux, il n'y aurait plus que des
crimes passionnels ; ceux qui ont peur des coups dormiraient
bien. Mais les hommes sont poètes. Ils ne songent qu'à consoler
les morts. Tant que je n'ai point cinq pouces de fer dans la
poitrine, je n'aurai pas droit à un centième d'argent. Mais mon cadavre en aura cent ; et mon assassin en aura mille.
4 août 1910
1601 *
Il faut parler des entravées, avant que cette mode vieillisse. Ils
en parlaient donc, en suivant des yeux le peuple trotte-menu.
L'un dit : "Il faut que la mode soit un merveilleux tyran ; dès que
des entraves furent portées, j'en devins partisan. Tout de suite, et
encore plus maintenant, je considérai les robes libres comme
ayant quelque chose de négligé, et la démarche de celles qui les
portent comme lourde et sans grâce. Le plaisant c'est qu'il me
semble que j'ai toujours eu cet avis-là ; oui, de bonne foi, je juge
que la mode a établi cette règle pour toujours. D'où vient cela ?
- Sans doute, dit le second, de ce que cette petite réforme a
des raisons cachées, et s'accorde avec la nature des choses. Un
philosophe disait que la politique des femmes les conduit à se
distinguer des hommes encore plus que la nature ne l'a voulu. Or
il y a une marche garçonnière, que les femmes étaient en train de
prendre, qui les déhanchait et les aplatissait ; sans compter que
c'était sans pudeur, car cette marche exige la culotte masculine.
Eh bien les voilà plus réservées, mieux en jupes, plus femmes en
Août 1910
295
un mot ; et elles en sont ravies sans savoir pourquoi, comme
d'avoir leur chapeau dans le dos et leur voilette sur le nez. La
mode est sage ; en distinguant les sexes, elle travaille à les unir.
Salammbô n'était-elle pas entravée aux chevilles par une chaîne
d'or ? Saluons cette prudence qui n'est dans personne et qui régit
tout le monde.
- Vous n'êtes pas assez simples ni assez près des faits, dit le
troisième. Vous en êtes aux raisons ; moi, je cherche les causes,
par l'observation de l'objet lui-même. Or, quand je vis pour la
première fois l'objet, c'est-à-dire une petite bonne femme bien
serrée dans ses jupes, cela ne me parut pas si nouveau. Ce n'était
après tout qu'un geste, un très joli geste, fixé ; un geste par lequel
une femme relève ses jupes et s'en enveloppe, comme pour se
sentir un peu plus habillée. J'ai souvent observé que les trotteuses, qu'on ne relève point, rendaient les femmes timides ; car le
geste par lequel elles s'enveloppent les rassure comme un tour de
clef. Comme c'est assez difficile de relever ses jupes en les serrant, surtout avec une ombrelle en main, on devait arriver à combiner la liberté que laissent les jupes courtes avec la sécurité morale que l'on trouve à sentir ses jupes autour de soi. Admirez
maintenant ces petits pas décidés et cet air éveillé qu'elles ont ;
l'entrave a délivré leurs yeux." Il y avait beaucoup de choses à répondre ; mais ils n'étaient point discuteurs. Ils essayèrent de retrouver l'ancien geste dans la nouvelle mode, et ils y parvinrent.
La théorie qui nous aide à bien voir est vraie.
5 août 1910
1602
Quelqu'un m'écrit : "Vous en êtes toujours à crier contre les
riches, que vous chargez de tous les maux. Etes-vous donc socialiste1 ? Et, si vous ne l'êtes pas, à quoi riment toutes vos déclamations ? Pour ma part, je crois, et je ne suis pas le seul, qu'une foule de gens ne travaillent et n'inventent qu'avec l'espoir de se faire
des rentes, petites ou grosses. Ceux qui n'ont point cette espérance travaillent sans goût. C'est pourquoi je trouve bon qu'il y
ait des riches, beaucoup de riches, c'est-à-dire beaucoup de petits
riches ; cela encourage tout le monde ; cela maintient et développe la culture de l'esprit, contre l'alcoolisme, contre la basse débauche, qui tenteront toujours trop ceux pour qui l'avenir ressemble au présent. Ne tuons point l'ambition ; ne tuons point
l'espérance."
296
PROPOS 1910
Beaucoup pensent ainsi chez nous. Il y a beaucoup de vrai làdedans. Je crois assez que la moyenne propriété a sauvé et
sauvera notre pays dans les crises les plus graves. Je crois aussi
qu'il est difficile de limiter l'enrichissement ; car ceux qui
fondent les fortunes moyennes ont besoin, peut-être, d'une
espérance indéfinie. Aussi je n'écris point contre les riches.
J'écris contre une injustice cent fois séculaire, dont les riches ne
sont même pas responsables, et qui fait qu'en dehors de leur
richesse même, ils ont encore un traitement de faveur, et, parce
qu'ils sont déjà puissants, sont encore plus puissants. Je n'en
citerai aujourd'hui qu'un exemple, qui se rapporte aux chemins de
fer, c'est-à-dire au problème du jour2.
Il y a des trains de pauvres, qui se réfugient sur des voies de
garage. Il y a des trains de riches, qui filent à toute vapeur3. On
pourrait croire que les riches paient cette puissance-là le prix
qu'elle vaut, absolument comme ils paient leurs autos. Ce serait
ainsi, si les transports par voie ferrée étaient une industrie libre.
Mais comme c'est une industrie contrôlée par les pouvoirs politiques, il s'y est introduit une injustice, qui n'est autre chose
qu'une absurdité. Les trains de riches ruinent les Compagnies.
Même remplis de voyageurs à tarif plein, ils coûtent plus qu'ils
ne rapportent. Qui paie ces frais-là ? Le voyageur de troisième
classe, et surtout les honnêtes marchandises, dont nous usons
tous. Tout se passe comme s'il y avait un impôt sur les voyageurs
pauvres, et sur tous les consommateurs, destiné à payer des
voyages aux riches.
Cela est absurde. D'autant plus absurde maintenant que les riches ont leurs autos, s'ils veulent aller à toute vitesse s'ennuyer
ici plutôt que là. On pourrait, il me semble, renoncer à vendre à
perte les transports de luxe, et, avec les économies ainsi réalisées,
travailler à arrondir la pièce de cent sous des cheminots4. De quoi
les riches ne pourraient pas se plaindre ; car il ne s'agit pas
d'enlever aux plus heureux ce qu'ils ont gagné, mais de vendre à
un prix raisonnable tout ce qu'on vend, aux riches comme aux
pauvres. Cet exemple fait voir que le système capitaliste est encore aggravé chez nous d'une foule d'injustices qui ne lui sont
pas inhérentes. Tant que ce système ne sera pas pratiqué loyalement, nous ne pouvons pas le juger.
6 août 1910
Août 1910
297
1603
Quelqu'un me disait hier : "Les temps sont durs pour l'Église.
On ne la craint plus ; et le respect est parti avec la crainte. Je ne
m'étonne pas que le jeune roi ait trouvé cette admirable manière
de faire connaître sa volonté et celle de ses ministres sans tomber
dans les discours offensants ; il est venu nous faire amitié1. Rien
ne pouvait être plus désagréable au pape ; et il ne peut même pas
s'en plaindre ; c'est très bien joué. Cela figurera dans les traités
d'histoire parmi les gestes fameux."
Le fait est que ce qui s'est passé en France depuis la rupture
avec le Vatican2 est un exemple d'une immense portée, qui doit
instruire les Hommes d'État. Il est hors de doute que les Français
sont catholiques ; la preuve en est qu'ils paient très bien pour le
culte. Rome a joué sur cette chance-là ; elle a cru pouvoir compter sur les fidèles. Erreur démesurée. Ce n'est qu'habitude, attachement aux cérémonies traditionnelles, piété envers les morts,
toutes choses solides, quelques-unes respectables pour lesquelles
on veut bien payer le surplis du curé comme on paie les mollets
du suisse. Mais si les curés veulent gouverner, on ne fait qu'en
rire. C'est aussi ridicule, en effet, que si les croque-morts voulaient être adorés.
Il y a autre chose encore dans le catholicisme, j'en conviens ;
il y a une grandeur morale dans les mythes, et quelque chose de
bien humain et d'assez touchant dans la confession. L'idée enfin
d'une foi commune pour les ignorants et pour les savants, l'idée
en somme d'une fraternité de sentiment, éprouvée dans les assemblées, réchauffée par les chants et les prières. Il y a une élite
parmi les catholiques qui vivent et agissent sous ces idées-là.
Mais, par cela même qu'ils veulent penser le catholicisme, ce
sont déjà des hérétiques en un sens ; tantôt on les dit jansénistes,
tantôt gallicans, tantôt modernistes3 ; tous ces mots disent au
fond la même chose. Et tous ces hommes, qui s'armeraient, ce serait leur devoir, pour la liberté des croyances, ne s'échauffent
point du tout pour la politique cléricale, toujours liée au parti des
riches. Voilà comment les catholiques sincères, unis aux catholiques d'habitude, sont difficiles à mettre en révolution. J'ai connu
des hommes politiques qui considéraient la puissance cléricale
comme redoutable encore de nos jours, et la Séparation comme
une dangereuse aventure.
Mais qui donc a vu clair chez nous ? Qui donc a marché résolument contre l'ennemi en bataille ? Qui donc a deviné que l'armée du pape n'avait que des généraux, et n'avait point de
298
PROPOS 1910
soldats ? C'est le petit père Combes4 qui a risqué l'aventure.
Après cela, ce n'était plus qu'un jeu ; et notre Aristide avait partie
gagnée. S'il y avait une justice (mais disons aussi que cela n'importe pas beaucoup), ce n'est pas Aristide Briand5 que le roi
d'Espagne aurait rencontré à Rambouillet ; mais bien le petit père
Combes.
7 août 1910
1604
Je connais un vieil ermite, qui est assez fort sur les x et les y
de la haute mécanique. Comme nous parlions d'aéroplanes, tout
en suivant des yeux le plongeon des hirondelles, il me dit : "Rien
n'est plus comique, quand on peut comprendre les lieux communs de l'algèbre, que cette rencontre du théoricien et de l'homme volant. L'homme volant fait ronfler son moteur, s'enlève s'il
peut, casse et répare, tâte le vent, et s'instruit par ses chutes jusqu'au jour où il se tue tout à fait. Le théoricien tourne autour de
l'appareil, se fait enlever une ou deux fois, promet des merveilles, fait des conférences, publie un livre, où les calculs sommaires d'un Newton et d'un Euler1 sont rapprochés des formules
empiriques dues aux hommes volants. Chacun peut voir que l'expérience s'écarte encore trop de la théorie pour que le théoricien
puisse légiférer. Mais ce qui me frappe surtout, c'est que la théorie tâtonne encore plus que la pratique, quoique d'une autre manière. Il faudrait choisir entre Newton et Euler, et l'expérience
semble bien les rejeter l'un et l'autre dans la luzerne avec leurs
équations en morceaux.
Il y a une chose, dit le vieil ermite, que l'on devrait considérer. Que les plans inclinés de l'appareil, poussés par une hélice,
refoulent l'air en dessous, et, par suite, soient portés vers le haut,
c'est ce qu'il n'est pas difficile de comprendre en gros. Que vaut
numériquement cette poussée ? C'est difficile à évaluer par calcul ; ce n'est tout de même pas impossible. Je vous annonce que,
le jour où les théoriciens, enfin réveillés, se partageront en Newtoniens et Eulériens, je serai Newtonien. Mais il y a autre chose
que le refoulement de l'air en dessous ; il y a la raréfaction de
l'air en dessus. Cette lame inclinée rafle une mince couche d'air
au-dessus d'elle ; et, comme elle va très vite, l'air ne retombe que
sur l'arrière, de sorte que l'appareil se trouve soulevé, comme si
une pompe aspirait l'air au-dessus des ailes ; de là une force de
montée, même pour une faible inclinaison, bien plus grande que
Newton, qui n'a pas pensé à cet effet-là, ne pouvait le prévoir.
Août 1910
299
Voyez cette hirondelle qui plonge en vitesse et puis remonte ; je
la vois aspirée de bas en haut comme la citronnade dans la paille.
Mais, ajouta-t-il, ce ne sont que des vues ; je n'ai pas pu écrire
la chose en algébriste. On ne le pourra, sans doute, que lorsque
l'homme volera tout à fait bien. Ce sera dans quelques siècles
peut-être. Si nos savants avaient oublié la forme des bateaux de
pêche, de la voile et du gouvernail, ils ne la trouveraient pas par
le calcul. Les premiers bateaux furent des radeaux ou des boîtes
flottantes, qui tournaient au courant et chaviraient à la vague.
Nos aéroplanes, dans leur genre, en sont à cet état de barbarie. Ils
cherchent leur forme dans l'air. L'air les façonnera ; car on copiera ceux qui auront le mieux volé. Si j'essayais d'être prophète,
j'annoncerais quelques siècles à l'avance un appareil bien fuselé
et lisse, lourd et solide, rond à l'avant, effilé à l'arrièrea ; un moteur puissant ; des ailes assez peu étendues. Mais ce n'est là que
fantaisie." Ainsi parlait le vieil ermite, en suivant des yeux les hirondelles.
8 août 1910
1605 *
La vie est chère. Tout va et vient ; l'eau, le soleil, le blé, le vin
montent et descendent selon les années, pour la joie des uns, pour
la peine des autres ; mais le prix de la vie monte toujours. Nous
avions libéré les sucres1 ; ce fut une grande réforme, qui se fit
sentir dans tous les ménages ; mais, depuis, le sucre n'a pas cessé
de remonter, avec tout le reste.
Or, si l'on considérait les travaux humains, la culture perfectionnée, les marécages asséchés, les routes tracées, les voies ferrées, les puissants paquebots, les camions automobiles, les métiers à tisser, les progrès du chauffage et de l'éclairage, on annoncerait certainement une meilleure rémunération du travail
humain ; j'entends par là qu'une journée de travail représenterait
plus de produits, plus de bien-être qu'autrefois2. Or le fait est
que, pour une même manière de vivre, avec telle nourriture, tel
luxe de vêtement, d'ameublement, de logement, les prix augmentent. Qu'est-ce que cela signifie3 ?
Il est possible que cela signifie principalement que le prix de
l'or a baissé, à la fois par la découverte de nouvelles mines4, par
le perfectionnement des procédés d'extraction, et par l'usage de
payer d'une place à l'autre par un simple règlement de comptes,
ce qui fait que l'or est moins souvent transporté et s'use moins.
Toutes ces causes réunies feraient que la provision d'or
300
PROPOS 1910
augmenterait plus vite que les besoins du commerce ; d'où une
dépréciation de l'or, c'est-à-dire une augmentation du prix de
toutes choses. Ce qui ferait croire que cette supposition n'est pas
conforme aux faits, ce sont ces indigestions de papier dont
souffre périodiquement l'Amérique, et ces envois d'or que nous
lui faisons.
Il y aurait donc une autre cause, qui expliquerait ce prix croissant de la vie ; et je crois que c'est la production de luxe. Nous
avons des paquebots à grande vitesse, et des trains rapides ; un
nombre prodigieux d'automobiles5 circule partout ; bientôt on ne
comptera plus les aéroplanes, ni les dirigeables ; toute ville a ses
tramways ; les capitales ont leurs Métros. Il faut payer tout cela.
Je ne compte pas les dépenses militaires, quoiqu'elles soient
peut-être aussi de luxe pour une partie.
Ce qu'il faut bien comprendre c'est que tout le monde paie
tout ce luxe-là ; non pas seulement ceux qui en usent, et qui donnent de leur argent pour cela, mais tous les civilisés, par une répercussion inévitable. Car les produits utiles supposent du travail ; et plus il y aura de journées de travail prises par la production de luxe, moins nous aurons de produits utiles. Par exemple si
on construisait des maisons, au lieu de construire des cuirassés,
les loyers seraient moins chers. De même le pétrole et le charbon
brûlés pour la promenade expliquent qu'il en coûte de plus en
plus pour se chauffer. Sans doute l'ouvrier reçoit de l'argent en
échange des choses de luxe qu'il fabrique. Cela n'empêche pas
qu'il consomme sans produire, puisqu'il mange du pain sans faire
de pain, puisqu'il se loge sans bâtir de maison, puisqu'il s'habille
sans faire de vêtements. Il n'apporte que de l'or au marché. Les
dépenses des riches nous ruinent.
9 août 1910
1606
J'ai lu dans Tacite deux choses qui m'ont donné froid. Il ne
s'agit pas des crimes d'un César ou d'un favori ; ces tragédies de
cour ne me touchent point ; ils étaient fous d'ambition et de plaisir. Ce qui m'effraie, ce n'est pas qu'il y ait eu un scélérat ou un
fou par-ci par-là. Ce ne sont point non plus des folies de foule ;
ces choses se voient en tout temps. C'est une férocité de coutume,
et comme une folie devenue raison et règle.
Dans la guerre d'Afrique, qui était en ce temps-là ce qu'elle
est encore aujourd'hui, d'escarmouches et de surprises1, les légions romaines s'étaient mal battues. Le général appliqua une
Août 1910
301
ancienne loi ; les cohortes furent décimées, c'est-à-dire que l'on
prit au hasard un soldat sur dix ; ceux que le sort désigna périrent
sous le bâton. Je m'étonne que Flaubert n'ait pas décrit quelque
chose de ce genre dans Salammbô ; c'était pour lui plaire. Mais la
scène ne pouvait sans doute pas être construite. On arrive à
concevoir tous les abus de la force. Mais où est ici la force ?
Dans les légions mêmes. Conçoit-on ce tirage au sort ? Et le général au milieu de ces hommes armés, qui ne savent pas encore
qui sera bourreau et qui sera victime ? Mais peut-être il faut voir
là une prudence diabolique. Car, tant que l'on tire au sort, ils ont
une attente farouche, la main aux armes, avec l'idéea qu'après
tout ils tiennent cette loi dans leurs mains. Puis, dès que le sort
était connu, un revirement inévitable ; neuf hommes sur dix
avaient la vie sauve ; la révolte du dixième remettait tout en
question ; aussi comme les bâtons allaient !2 Machiavel a compris et expliqué ces sentiments inavouables ; et l'opinion a moins
pardonné à celui qui les expliqua qu'à ceux qui les éprouvèrent.
Voilà un gouffre humain.
Autre coutume de ce temps-là. Quand on accusait quelque
grand conspirateur, il était de procédure que l'on mît ses esclaves
à la torture ; et plus d'un sénateur, dit l'historien, fut sauvé par la
force d'âme de ses esclaves, qui périrent par le feu et les tenailles
sans rien dire contre leur maître. Ici encore l'intelligence se perd,
mais dans d'autres chemins. Car les esclaves étaient les plus
faibles ; et leur supplice était une chose faite, dès qu'elle était
voulue. Mais quelle vérité en pouvait-on attendre ? Voilà des
hommes qu'on n'aurait pas seulement écoutés, s'ils avaient parlé
librement. Mais dès qu'ils étaient fous de douleur, leurs hurlements étaient des témoignages. On pensait donc que la vérité
sortirait comme la sueur, les larmes et le sang ? On pensait donc
que, dans le délire, les images vraies sont souveraines, et qu'il y a
un écrasement inconcevable après lequel, tout intérêt étant enlevé, et toute espérance, l'homme n'est plus qu'une mémoire
qu'on presse comme une éponge ? Peut-être avaient-ils trouvé par
expérience que la souffrance, qui ferait mentir un chevalier, fait
dire le vrai à un esclave. Peut-être avaient-ils appris, en pratiquant cette espèce de chirurgie épouvantable, que c'est une
souffrance modérée qui tire des mensonges, et qu'il faut d'abord
tuer l'intelligence, si l'on veut que l'instinct parle. Ou peut-être
c'étaient des brutes, tout simplement. Et Tacite lui-même, qui raconte ces choses sans seulement s'étonner, quelle espèce de brute
était-ce ? Peut-être en viendrons-nous à considérer comme crime
302
PROPOS 1910
le récit d'un crime, et à supprimer l'histoire. Car on dit bien que
l'histoire est l'école des hommes d'État ; et ce n'est que trop vrai.
10 août 1910
1607
Pour juger librement des sciences, il faut du travail ; pour juger librement des beaux-arts, il faut du courage ; car on se sent
un peu trop libre, dès que l'on n'est plus conduit par les catalogues et les étiquettes ; je plains le jugeur ; il passera de mauvais
moments.
J'allais rendre un jour des livres à une espèce d'esthète, qui logeait dans un garni. J'y trouvai des figurines et bibelots bien en
évidence, qu'il fallait remarquer. Je m'échauffai par bonté d'âme,
ou peut-être seulement par jeu, jusqu'à louer par raisons solides
une espèce de Gaulois en plâtre bronzé, dont vous imaginez les
moustaches tombantes et la framée. L'esthète fut sans pitié :
"Vous voulez rire, me dit-il ; ce n'est qu'un horrible article de bazar, qui fut acheté par mon propriétaire, et qui m'offense les
yeux." Je rougirais presque en y pensant.
Il n'y a pas bien longtemps, quelqu'un me jouait au piano une
pièce courte manuscritea. Je pensai naturellement à quelque invention de petit musicien ; j'ouvris donc de mauvaises oreilles.
Comme cela sonnait assez purement pour commencer, et dans un
genre qui m'était connu, je jugeai que c'était banal et imité. Puis
sur un accord soudain déchirant, auquel rien ne me préparait, je
ne sus pas trop si c'était puissance ou impuissance ; j'inclinai à
dire que c'était médiocre, et je le pensai même un moment.
C'était du Beethoven, et même, autant qu'on peut savoir, du bon
Beethoven, bien plus, du Beethoven que j'avais autrefois entendu, et trouvé fort beau. Je n'eus point de confusion, parce que
je sais la musique. Mais voilà donc ce que peut faire une feuille
manuscrite, et jusqu'où va l'empire des yeux sur les oreilles.
C'était une feuille perdue, qu'on avait copiée. Ainsi, avec une
bonne oreille, et une connaissance assez profonde du métier, je
ne pourrais pas faire seulement un critique médiocre. Une expérience comme celle-là fait assez comprendre quel est l'empire de
la mode, et pourquoi les critiques suivent leurs passions et leurs
intérêts. Que dire alors d'un orchestre quand les timbales et les
cloches s'y mettent ? Le premier fou m'étonnera, s'il mêle bien
tout. Je fuis devant toutes les Salomés, en me bouchant les
oreilles.
Août 1910
303
Soyons prudent. Jugeons sur la pointe des pieds, comme on
danse. Faisons le tour de toutes les Vénus de Milo, et de toutes
les Victoires de Samothrace. Inscrivons dans notre mémoire tous
les bahuts d'importance, et toutes les pendules de vieille race ;
tous les Parthénons et toutes les cathédrales. Comme je passais
rue Royale, la Madeleine m'a saisi l'autre jour par sa beauté incomparable. Mais n'ai-je point lu quelque part que ce n'est qu'une
lourde imitation de l'art grec ? Ayons toujours les critiques en
main ; et, s'il faut décider à l'aveugle, parlons le dernier, comme
ces rois très prudents, qui voulaient savoir où penchait la balance. Car il n'y a point deux méthodes, si l'on veut parvenir à
l'Autorité.
Ou bien alors, marchons sur l'histoire ; dansons sur les
ruines ; tirons la barbe aux Dieux. Le métier est mal payé ; mais
on ne peut pas tout avoir. Liberté ou puissance, il faut choisir.
11 août 1910
1608
Les congressistes de l'enseignement primaire1 attendent beaucoup de l'enseignement des sciences, et jusqu'à des sentiments
nobles, propres à tirer l'homme hors de ses petites passions ; une
espèce de religion sans dieu, pour tout dire. Pour moi je n'attends
pas moins des sciences ; j'affirme, bien plus, que j'ai trouvé dans
les sciences la plus haute poésie, et le sentiment le plus hautement humain, toutes les fois que je m'en suis approché avec la
simplicité du coeur.
Mais que de fois aussi je n'y apportai qu'une attention profiteuse, et des passions d'académicien. Je voulais savoir pour en
parler, et donc savoir les dernières choses. Il y a des revues pour
ces besoins-là. Quelque physicien littérateur y vulgarise, comme
on dit, les rayons X, ou le monoplan, ou la photographie à distance. Dix pages donnent trois mots à placer ; mais ce n'est que
comédie. Après avoir reçu ces échos de science, on les renvoie ;
on reste pierre brute. Au-dehors, des formules frappées comme
des monnaies, et qui vont de bourse en bourse. Au-dedans,
confusion inexprimable, ignorance des premiers éléments, honte
et rougeur devant soi-même.
Chose étrange ; plus une connaissance est simple et facile,
plus on risque de l'ignorer. Car le pédant, qui veut se montrer,
passe vite là-dessus ; et vous qui l'écoutez vous faites signe que
vous avez compris. Fol engagement avec vous-mêmes qui vous
ferme les routes du vrai savoir.
304
PROPOS 1910
Si je demandais à un écolier d'où viennent les arbres et les
plantes, il dirait sans doute qu'elles viennent de la terre ; et si on
le poussait un peu, en lui rappelant que toutes les terres ne sont
pas également fertiles, il dirait que le bois, le fruit, la farine, les
fleurs, viennent du fumier qui se trouve en terre, ou qu'on y met.
Et peut-être, vous qui l'écoutez, vous trouverez que cette notion
suffit pour commencer. Or, elle est fausse. Le principal des
plantes, ce que nous utilisons comme nourriture ou comme combustible, les essences, les résines, le parfum des fleurs, le sucre
des fruits, tout cela consiste en du charbon combiné d'une manière ou d'une autre avec les éléments de l'eau ; et ce charbon
vient de l'air qui nous entoure.
Je fais brûler du charbon ; il reste de la cendre qui n'est que
terre ; un gaz carbonique se mêle à l'air. Ce même gaz, au contact
des parties vertes de la feuille, forme un dépôt qui se compose
avec l'eau qui monte dans les tiges, et se dépose en descendant, le
long des branches et des troncs, formant un charbon souple et
vivant d'abord, puis un squelette de charbon qu'on appelle le
bois. Cette chimie se fait sur la feuille aux rayons du soleil, en
présence d'un peu de cette matière verte, qui sort, elle, de
l'ammoniaque du fumier. Mais le fait essentiel c'est cette circulation du charbon, qui se dépose sur les feuilles, autour des arbres,
en bois, en résine, en sucres, en essence, qui dort parfois dans les
tourbières, dans les houillères, puis de nouveau se dissipe en fumées, en vapeurs invisibles, qui se condensent autour des feuilles
en chêne, en ormeau, en châtaignier, en prunes, en raisin, en blé.
Méditez là-dessus. A la minute où vous aurez usé le mauvais
étonnement, l'admiration s'éveillera. Ton ambition, petit, n'est
que le premier fumier qu'il faut ; après cela, tout un univers se
posera sur toi, du haut du ciel, si tu as la patience des arbres.
12 août 1910
1609
J'ai lu des dissertations sur le rire1, trop loin de la chose
même. Pour comprendre ce que c'est que rire, il faut regarder attentivement un homme qui rit, et comprendre que le mouvement
convulsif des épaules y est le principal ; les mouvements du nez
et de la bouche ne sont que des effets accessoires, résultant de ce
que, lorsque l'on rit, la poitrine souffle et aspire tumultueusement. Voilà donc le rire, pris en gros.
Il faut maintenant décomposer ces mouvements. Ils se font en
deux temps. Premier temps, les épaules se haussent, la poitrine se
Août 1910
305
dilate et s'emplit d'air ; deuxième temps, les épaules s'abaissent,
la poitrine se vide. En somme, le rire consiste à hausser beaucoup de fois les épaules.a Mais pourquoi hausse-t-on les
épaules ? Toutes les fois qu'un homme se prépare à quelque action difficile, la poitrine se remplit d'air, et les épaules s'élèvent ;
cela donne un solide appui aux muscles des bras, par la rigidité
du torse. Essayez de soulever quelque fardeau, vous verrez que
la respiration s'arrête, et que la poitrine est gonflée d'air ; de là
des soupirs après l'action. D'où l'on tirerait que le soupir signifie
que l'on se résigne, et que l'on renonce à agir, après y avoir un
peu pensé. Mais revenons au rire.
Il se forme une habitude, en tout homme, de remplir vivement
sa poitrine dès qu'il est surpris. C'est une mesure de défense,
comme de serrer les poings. Maisb si l'objet aperçu n'était que
l'ombre d'un loup, si le danger n'était que l'ombre d'un danger,
alors ce premier mouvement de défense est corrigé ; la poitrine
revient au repos ; les épaules s'abaissent. Ce double mouvement
des épaules signifie ainsi, par la nature même : "Ce n'était que
cela ; je suis bien sot de m'émouvoir." Puis le signe est bientôt
voulu et, naturellement, simplifié, comme tous les signes ; toutefois il change notre humeur plus que nous ne croyons, par une
aération, une détente, une souplesse ; il nous dispose selon ce
qu'il annonce ; ainsi qui l'imite le comprend ; mais nul ne le comprend s'il ne l'imite un peu ; telle est la vertu des signes. Et celuilà veutc dire qu'une chose ou qu'un homme ne vaut pas qu'on s'en
occupe, avec cette idée, pourtant, que l'on a été tenté un tout petit
moment de s'en occuper.
Nous ne sommes pas encore tout à fait au rire, mais nous
nous en approchons. Dans le rire il y a une surprise, qui tout de
suite disparaît, puis revient, et disparaît encore, et ainsi longtemps. Le clown tombe ; je ris parce que je suis, en un temps très
court, effrayé et rassuré beaucoup de fois. On fait un jeu de
mots ; je ris parce que j'y entends alternativement deux choses,
l'une que j'attendais et l'autre que je n'attendais pas. Il n'y a point
de rire si l'on n'hésite entre deux choses, l'une très ordinaire, et
l'autre absolument inattendue, les deux n'en faisant qu'une.
Ce qui prouve que le rire est bien cela, c'est que, pour faire
rire artificiellement, il suffit de multiplier avec le doigt, vers la
poitrine de l'autre, une foule de vives menaces qui surprennent
sans effrayer. C'est ainsi que l'on fait rire les enfants ; mais ce qui
fait rire l'homme enferme toujours dans l'apparence cette menace
qui revient et qui n'est rien. On se croit quitte parce que l'on a
306
PROPOS 1910
compris que ce n'est rien ; mais on ne l'est point parce que l'apparence revient aussitôt à nous étonner ; il faut la vaincre encore et
toujours. Toutd dérive de là ; il y a toujours dans le rire des
éclairs d'effarement. Le célèbre Mark Twain disait : "Nous étions
deux frères jumeaux, parfaitement semblables ; comme ils prenaient un bain, l'un d'eux se noya dans la baignoire ; je ne sais
pas si c'est lui ou moi."
13 août 1910
1610
Le Progrès m'étonne toutes les fois que je veux y penser
réellement ; je serais plutôt porté à croire que les temps de la
Rome impériale n'étaient pas si barbares qu'on le dit. Mais pourtant il faut bien croire un peu Tacite et les autres ; il faut bien
croire que l'on donnait des combats de gladiateurs, et qu'il était
ordinaire dans une enquête contre un citoyen, même s'il n'était
punissable que d'exil, que l'on mît ses esclaves à la torture.
Aujourd'hui nous ne supportons pas que l'on torture un chien ou
un cheval.
Ce n'est pas que nous ayons des idées plus parfaites que n'en
avaient les meilleurs des anciens. Sénèque, pour les coutumes
atroces dont je parle, avait les mêmes sentiments que nous. Ce
qui est admirable, c'est que nous avons des milliers de Sénèques.
Voyez comme ils s'agitenta, au récit des supplices africains dont
on dit que la coutume n'est pas tout à fait perdue dans nos bagnes
militaires1. La foule est encore assez brutale, mais contre la brutalité. En somme, la haute philosophie a pénétré partout ; il n'est
pas de cordonnier à son échoppe dont les propos, dès qu'il touche
à l'égalité, à la justice, à la fraternité, ne soient dignes de Sénèque ; il n'a pourtant point lu Sénèque. Il y a un siècle, tout ce
pays ne pensait qu'à de beaux coups de sabre. La traite des nègres, la torture, le bûcher ne sont pas si loin de nous. Le père de
mon bisaïeul avait peut-être vu un criminel sur la roue. Aujourd'hui la foule est contre les brutes, et sans hypocrisie. Contre la
torture, si on voulait y revenir, vous auriez cent mille citoyens,
un million de citoyens peut-être, et qui signeraient leur philosophie avec leur sang.
Les hommes ont-ils changé de nature ? Oui et non. On leur
voit aujourd'hui la même fureur pour le jeu et les spectacles, la
même ardeur à se battre, le même sang vif, le même coeur, les
mêmes mouvements de passion. Si des Barbares venaient sur
nous, avec la sauvagerie en croupe, on se battrait, croyez-le
Août 1910
307
bien ; ce jeu violent serait tout de suite à la mode. La monture
sait encore galoper. Qu'y a-t-il donc de neuf ? Des idées, tout
simplement. On pense ; on ose penser. Un voiturier se retourne
sur son siège, parle des mauvaises récoltes2, et des devoirs de
l'État. On juge le juge. On parle librement sur le premier ministre, ou sur le pape. Les paysans n'ont plus cette peur de penser
tout haut, dont il est parlé dans les livres. Bien réellement on ne
craint plus ni policiers, ni espions, ni dénonciateurs. Cette liberté,
enfin conquise, et que nous garderons, est sans doute la source de
ces progrès étonnants. Chacun apprend à aimer les discours, et à
raisonner sur les sottises d'autrui. Or ce plaisir se paye en vertu.
Nous sommes tous pris par nos discours ; et nos plus vives passions se trouvent attelées à la justice. Elles ruent, elles se cabrent ; elles mordent ; mais le chariot roule.
14 août 1910
1611
Voici des niaiseries de curé. L'un, qui n'est pas plus sot que
n'importe qui, pour tenir sa maison, jardiner ou voyager, rapportait d'un pélerinage des chapelets merveilleux. C'étaient des chapelets sur lesquels personne n'avait encore dit de chapelets ; des
chapelets vierges, si vous voulez. Or je ne sais quel saint, ou quel
sanctuaire, ou quelle source, donnait à ces chapelets le privilège
que voici ; celui qui disait le premier chapelet sur un de ces chapelets avait à son actif, pour cette vie et pour l'autre, tous les
chapelets qui seraient dits par d'autres, intentionnellement ou
non, sur ce chapelet-là. Une bonne âme faisait dire ce premier
chapelet par quelqu'un de ses amis, et se trouvait ainsi assurée de
prier pour lui, même sans y penser, toutes les fois qu'elle ferait
passer les grains de bois entre ses doigts. En revanche, une âme
usurière pouvait s'assurer les prières d'autrui, pourvu qu'elle en
fît une, et donnât ensuite le chapelet à quelque bonne femme. Le
curé dont je parle expliquait sérieusement ces choses, du même
ton que je vous dirais : la terre tourne autour du soleil en trois
cent soixante-cinq jours plus un quart de jour environ.
L'autre curé fait, comme on dit, la paire. Celui-là est un épais
curé de campagne, qui pense pourtant à son âme, comme vous
allez voir. Vous savez qu'un curé peut dire une messe, pour Pierre ou Paul ; cela coûte dans les deux francs cinquante, et abrège
le temps du Purgatoire. Or ce curé, c'est lui-même qui le raconte,
et je vous jure que je n'y ajoute rien, ce bon curé dit de temps en
temps une messe pour lui-même ; parce que, dit-il, je n'ai que des
308
PROPOS 1910
cousins assez gueux, qui ne seront pas assez riches pour me
payer des messes quand je serai mort. Quelqu'un lui dit à la fin :
"Mais Dieu, qu'est-ce qu'il fait dans tout ça ?"
Ces choses sont utiles à raconter, car un Barrès1, qui ignore
tout cela, un Barrès, qui se fait enseigner la théologie par quelque
évêque, ou par un curé de riches, voudrait bien nous prouver que
l'enseignement moral est perdu si l'on remplace le curé par l'instituteur. Or, je prends l'instituteur aussi lourd et aussi paresseux
que l'on voudra, toujours est-il qu'il vaudra bien ces deux curés,
que je n'ai point choisis, que j'ai rencontrés par hasard. Que le
pur christianisme soit bon à prêcher, cela peut se soutenir ; mais
il faut voir ce que devient la doctrine, déformée par de lourdes
mains ; l'immoralité la plus évidente, la plus choquante, est ainsi
présentée aux enfants comme parole divine, que les hommes
n'auraient pas pu inventer. L'instituteur récitera du moins des paroles humaines, des paroles raisonnables, et, à vrai dire, toute la
morale du Christ, qui n'est que celle de Platon, de Socrate, de
Marc-Aurèle ; mais sans ces absurdes miracles, qui brouillent
tout, jettent le hasard dans notre gouvernement intérieur, et
divinisent ce qu'il y a de plus sot, de plus capricieux, de plus
tyrannique dans l'injustice humaine.
15 août 1910
1612
Parmi tous les virtuoses qui ont lu des discours élégants avant
les distributions de prix, je n'en connais pas un (mais peut-être y
en a-t-il) qui ait pris pour texte l'enseignement démocratique.
Non qu'ils ignorent cet adjectif ; ils le connaissent tous ; mais
c'est qu'ils ignorent la chose. Vainement ils la poursuivent avec
courage, en battant tous buissons. Les uns disent qu'il faut que
tous les citoyens sachent lire, écrire et compter ; comme si on
était vraiment instruit parce que l'on connaît les signes des
choses. D'autres vont chercher l'Anglais et l'Allemand, de façon
que le petit homme ait pour chaque chose trois signes au lieu
d'un. Parler n'est pas savoir. Lire n'est pas non plus savoir. Car il
faut choisir ; et il ne manque pas de niaiseries imprimées dans
toutes les langues, sans compter les saletés, qui sont bien pires.
Pour moi je n'estime point tant un homme qui lit beaucoup ; c'est
un vernis pour la sottise.
Des choses ! Mais le pédant m'arrête là. "Monsieur, me dit-il,
je pense comme vous. Enseignons les choses. Le peuple se nourrit de mots. Halte-là, je veux qu'il pense avec son outil. Ensei-
Août 1910
309
gnons les métiers"1. Voilà justement la plus mauvaise route à
prendre. Le peuple n'est pas, à mes yeux, un troupeau d'ouvriers ;
le peuple, c'est vous, c'est moi ; le peuple c'est le roi ; je ne demande pas trop en demandant que le peuple soit homme. Et ce
sont bien les nobles "Humanités", comme on dit si bien, que je
veux donner à tous. Humanités, j'entends par là cette science de
toutes choses, qui est le vrai art de lire. Non point sciences pratiques, fausses sciences qui vont à l'aveugle, mais sciences théoriques, qui forment le jugement.
Là-dessus que d'idées confuses ! La théorie, aux yeux des pédants, ce sera la plus haute algèbre, à laquelle deux ou trois hommes s'élèvent peut-être, en dix ans. Pour moi, j'appelle théorie la
vue claire de la chose même. Par exemple, la pratique de la lune
consistera à savoir où en est la lunaison, afin de savoir sur quel
coteau se montrera le pâle visage, et s'il faut prendre une lanterne. A quoi nous aident, si nous voulons la plus haute
précision, les tables de la lune, qui sont très précises. Mais la
théorie de la lune, ce n'est point cela du tout ; c'est l'explication
des phases par le mouvement combiné de la terre, de la lune et du
soleil. Hier, comme le soleil se couchait, la lune était assez haute
dans le ciel ; on voyait clairement que cette boule était éclairée
par le côté ; je vis la lune sur son orbite, et reculant un peu
chaque jour, ce qui lui donne l'air de faire le tour du ciel en un
peu moins d'un mois ; je la vis bientôt de l'autre côté de la terre, à
l'opposé du soleil, et pleinement éclairée alors pour nous, au milieu des nuits ; puis tournant toujours, allant à la rencontre du
soleil et éclairée le matin avant le jour de l'autre côté ; et puis, du
même côté que le soleil, et invisible pour nous, sauf dans ces
rencontres assez rares que l'on nomme éclipses. Tout cela en un
moment ; tout un mois lunaire en un moment. Et il n'en faut pas
moins pour transformer en lune réelle ce fantôme de lune, qui
fait hurler les chiens.
16 août 1910
1613
Celui-qui-sait-tout a la forme humaine, le sourire, et la parole.
Tous s'y trompent. Tous le croient homme, hautement homme.
Mais je ne me laisse point prendre ; je me méfie ; ce n'est point là
un homme.
Cela sera contesté par les bonnes gens. Car, tout ce qu'on attend d'un homme, Celui-qui-sait-tout le fait, ou le dit. Il mange,
il boit, il va et vient comme un homme va et vient. Il gère son
310
PROPOS 1910
bien, vend et achète, et compte très bien ses écus. Bien mieux, il
vous pèse du blé ; il vous arpente un champ. Il est vrai que les
abeilles vous font des cellules hexagonales, et que l'araignée des
jardins tend son fil d'un arbre à l'autre. Et j'ai vu qu'on dressait
des phoques à recevoir un ballon sur le nez plus de vingt fois. Ce
n'est donc point l'industrie de Celui-qui-sait-tout qui m'étonnerait ; les bêtes, par instinct ou par imitation, font voir bien d'autres merveilles.
Non. Ce qui peut étonner l'observateur, c'est que Celui-quisait-tout sait vraiment tout. Il a tout lu. Il a tout retenu. Il explique tout. Que de choses il m'a fait comprendre ; et combien de
fois ne m'a-t-il pas résumé en six mots un livre ennuyeux ! C'est
ainsi que mon chien, d'un coup de nez, pourrait me découvrir une
perdrix que je chercherais vainement avec mes yeux. Tous les
systèmes, il les connaît ; cela fait deux phrases, ou trois, qui vident la question. Astronomie, physique, chimie, tout s'enchaîne,
tout s'explique en quelques paroles. La gravitation, la chute des
corps, les rayons X, les cristaux liquides, le darwinisme, la
théologie, la sociologie, tout défile comme à la parade, et l'on
peut bien dire qu'il n'y manque pas un bouton de guêtre ; les plus
récentes conclusions y sont ; les derniers doutes y sont.
Entendez bien. Il ne s'agit pas d'un de ces niais qui disent à
peu près bien toutes choses. Ces stupides bavards ne trompent
pas longtemps. Celui-qui-sait-tout n'a pas à tromper ; il dit réellement toutes les sciences comme il faut les dire ; par la formule la
plus claire et la plus courte. Lorsqu'on l'entend, on rougit d'avoir
cherché ; votre pénible raisonnement se tasse en deux ou trois lignes irréprochables ; mon idée est tout d'un coup enfermée et définie, avec défense d'entrer. Qu'irais-je faire dans cette idée parfaite ? Qu'y changerais-je ? Il n'y a rien à y changer. Que changerez-vous dans la géométrie d'Euclide ? En vérité, dès que j'ai
entendu Celui-qui-sait-tout, il faut que je dise comme lui, avec
les mêmes mots que lui. Ses formules sont des prisons. Ou, si
vous voulez une autre comparaison, où sa parole a soufflé, il ne
pousse plus rien. Pauvres jeux humains, où êtes-vous ? Où sont
mes broussailles et mes herbes folles, et l'oubli, qui fait durer le
monde ? Et l'enfance de chaque matin ? Et l'invention de toutes
les minutes ? Ouvrons la fenêtre, et laissons rentrer les choses,
maintenant qu'il est parti, l'animal Qui-sait-tout, l'homme abeille,
l'homme qui ne se trompe jamais.
17 août 1910
Août 1910
311
1614 *
L'Homme d'État dit au jeune roi : "Je veux vous confier de
grands secrets, que je n'oserais pas dire à d'autres ; car il n'y a
plus guère que les rois qui ne soient pas du tout journalistes. Sachez donc que les citoyens, en tous pays, sont assez occupés de
leurs propres affaires, et se reposent aux affaires publiques
comme à un spectacle, plus attentifs aux discours qu'à la réalité
des choses. Tant que le pouvoir reste arbitre, c'est-à-dire tant qu'il
fait tenir les discours des deux partis dans une harangue bien
équilibrée, il n'a rien à craindre. En règle, on peut dire qu'un parti
n'est jamais assez fort pour soutenir un roi. Soyez donc parmi les
spectateurs, dans votre loge royale, et non sur la scène avec les
histrions."
L'Homme d'État suivait les spirales de sa cigarette ; car il ne
peut penser autrement. Il y retrouvait les détours de la plus étonnante carrière, et la force invincible de la véritable paresse, si
rare parmi les hommes, si précieuse sur un trône. "Il faut saisir
ceci, continua-t-il, c'est que les partis sont plus applaudis que
suivis. Chacun veut lire un journal courageux ; mais quand ils
l'ont replié, ils ne se soucient guère plus de la politique que du
feuilleton. Gardez-vous d'enrôler les spectateurs. J'avoue que si
on les sabre, on les force à vouloir mille réformes. Mais, encore
une fois, pourquoi le pouvoir serait-il d'un parti ? Tout changement ébranle le pouvoir ; aucune victoire ne vaut l'équilibre, pour
celui qui siège au sommet.
Il fut un temps, dit-il encore après un silence, où les partis
disposaient d'un peuple. Les puissants gouvernaient d'après les
cris de ceux qui les avaient portés au pouvoir ; ainsi le même
élan qui les avait élevés les précipitait. Sachez-le bien, les soutiens du pouvoir sont ceux qui ne disent rien. Dès que l'on s'appuie sur ceux qui n'espèrent rien d'un changement, la vie devient
facile. Le premier soin est donc de peser les partis. Ils sont vingt
ou trente, qui font du bruit comme cent mille. En y joignant la
lie, que toute agitation fait remonter, ce sont deux ou trois cents
agités à réduire ; avec mille cuirassiers, vous les écrasez ; avec
trois mille cuirassiers, vous n'avez plus personne à écraser. Le
mieux c'est de n'être pas vainqueur. Et, pour tout dire, la gloire
coûte beaucoup à acquérir, mais elle coûte ensuite bien plus. La
politique est la ressource de ceux qui ne sont rien. Fuyez donc les
agités. L'ancienne sagesse disait aux Hommes d'État : « Cachez
vos desseins » ; moi je dirais mieux ; je dirais : n'en ayez point.
J'ai remarqué une chose, c'est que les événements d'importance
312
PROPOS 1910
sont presque toujours entièrement imprévisibles. Cette remarque
m'a fait mépriser les prophètes. On m'a conté l'histoire d'un Fabius surnommé le Temporiseur1, qui l'emporta sur je ne sais quel
grand capitaine en ne faisant rien. Je n'ai eu qu'un projet, depuis
que je touche aux affaires de l'État ; ce fut d'organiser les associations cultuelles ; il n'a point réussi, et c'est mon plus beau succès2. Ainsi le hasard m'a appris toutes les finesses du métier ; et
ma bonne chance, en s'opposant à ce que je voulais, m'a donné ce
que je n'espérais point." Tout cela fut dit avec une bonhomie
charmante. Du moins c'est ainsi que je me représente cette scène
historique. Au vrai, peut-être parlèrent-ils de pluie et de beau
temps.
18 août 1910
1615
Les uns disent que la religion est vraie. D'autres disent qu'elle
est fausse. Peut-être faudrait-il dire que la religion n'est ni vraie
ni fausse. Le vrai et le faux se rencontrent soit dans nos raisonnements, soit dans notre connaissance des objets. Dans le raisonnement le faux c'est l'absurde, c'est-à-dire ce qui veut nier ce qui
a été d'abord affirmé ; par exemple si je pose que tout alcoolique
est irresponsable, et que Pierre, ou Paul, est alcoolique, il faut
maintenant que j'affirme que Pierre, ou Paul, est irresponsable,
sans quoi je tombe dans l'absurde, voulant nier et affirmer en même temps la même chose. Seulement je puis nier le principe :
tout alcoolique est irresponsable ; ou encore nier que Pierre, ou
Paul, soit alcoolique ; alors je pourrai nier, sans absurdité, que
Pierre, ou Paul, soit irresponsable. On peut comprendre, par cet
exemple, ce que c'est que l'absurde, et qu'une proposition n'est
jamais absurde à elle toute seule ; elle est seulement insolite, ou
dépourvue de sens. Une proposition n'est absurde que si l'on veut
la rapprocher de quelques autres propositions dont on voudrait la
déduire. Le tout est donc de choisir convenablement les autres
propositions.
Dans les sciences exactes, on démontre que la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits ; il est absurde de vouloir le nier, et de vouloir conserver en même temps la notion du
triangle d'où on est parti pour démontrer cette proposition. Mais
il ne faudrait pas croire que cette absurdité soit quelque chose
d'absolu. Choisissez une autre notion du triangle, comme par
exemple la notion d'un triangle tracé non plus sur un plan, mais
Août 1910
313
sur une sphère, alors il ne sera plus vrai que la somme des angles
d'un triangle soit égale à deux angles droits.
D'après cela, si un théologien déraisonne, posant par exemple
que Dieu, qui est infini, a des yeux et de la barbe, je dirai hardiment que ce qu'il avance n'est pas vrai ; mais il n'en résulte pas
que ce soit faux. Si un autre théologien pose en principe que
Dieu ressemble à l'homme, alors il en résultera que Dieu a des
yeux et de la barbe. Tout dépend donc de la subtilité du théologien.
Là-dessus, vous direz : mais quand il raisonnerait très correctement, cela ne prouverait pas qu'il raisonne sur des objets réels,
sur des objets qui existent. C'est vrai. On constate l'existence de
quelque chose ; c'est-à-dire qu'on la voit, qu'on l'entend, qu'on la
touche, qu'on la mesure. Or, le théologien est-il capable de nous
faire voir, toucher, entendre, mesurer ce sur quoi il prétend raisonner ? Voilà la question ; or voyez à quel point il se reconnaîtra lui-même dépourvu de toute preuve de ce genre. Ce qu'il dit
est réel, c'est quelque chose qu'on ne peut ni voir, ni toucher ni
mesurer. Il l'avouera lui-même ; car remarquez-le bien, un
homme guéri par un bain froid, ce n'est pas Dieu ; ce n'est, si l'on
accorde au théologien autant qu'il demande, qu'un fait inexpliqué. Ce qui est vrai là-dedans, c'est que cet homme était malade,
puisqu'il s'est baigné, et qu'il est maintenant guéri. Vous dites,
vous théologien, que c'est Dieu qui l'a guéri. Montrez-moi Dieu ;
je ne vois qu'une plaie et une cicatrice.
Mais il me pousse encore ; il me dit : laissez parler votre
coeur ; vous sentirez Dieu. Je ne dis pas non ; on peut sentir de
mille manières. Ce que je sais bien, c'est que ce n'est pas le coeur
qui décide de ce qui est et de ce qui n'est pas. Le coeur décide de
ce qui plaît ou déplaît. Il me plairait, je suppose, d'être riche ;
suis-je riche pour cela ? Ne dites donc pas que la religion est
vraie ou fausse ; dites qu'elle vous plaît ou qu'elle vous déplaît.
19 août 1910
1616
Toute foi est collective. Le témoignage humain a, pour tout
homme, une valeur sans mesure. Le principal contenu de ma
pensée, c'est ce que l'on m'a dit. Je crois l'historien, quoique je
n'aie point vu ce qu'il raconte ; je crois le géographe, parce que je
n'ai pas pu voyager partout. Je crois aussi le chimiste, parce que
je n'ai pas mis tous les corps au creuset. On m'a dit il y a plus
d'un an que les mouches fuient la couleur bleue ; qui me l'a dit ?
314
PROPOS 1910
Où me l'a-t-on dit ? Je n'en sais plus rien. Je n'ai point fait d'expérience là-dessus ; ceux que j'ai interrogés n'en savent pas làdessus plus que moi. Malgré tout, cette parole humaine garde
pour moi un air de vérité. Peut-être un jour ferai-je décorer ma
chambre en bleu, avec l'idée de chasser les mouches. Tout témoignage laisse une empreinte. Sans doute l'expérience marque plus
profondément, et efface le faux témoignage. Mais si l'expérience
n'est pas possible, qui détruira le témoignage ?
Martyr est un mot grec, qui veut dire témoin ; ce qui a frappé
les premiers chrétiens, quand ils ont vu des supplices, c'est que
c'étaient des affirmations non suspectes ; les martyrs n'avaient
pas intérêt à tromper. Dans la suite, quand la religion s'étendit,
les exemples, étant plus nombreux, pouvaient être moins forts.
Quand une religion est universelle, elle est indestructible. Penser,
c'est penser avec d'autres. J'écris pour des hommes qui penseront
comme moi en me lisant. Penser seul, c'est être fou ; aliéné veut
dire étranger.
Il faut bien penser à cela si l'on veut comprendre comment la
foi s'en va. Elle s'en va comme elle est venue ; les raisonnements
n'y font peut-être pas tant qu'on croit. Comment raisonnerait-on
sur ce qui est sans forme, et absolument insaisissable, par exemple un Dieu infini ? Ceux qui croient ne sont pas touchés par les
raisonnements. Je m'imagine que c'est parce que j'ai raisonné que
j'ai cessé de croire ; mais bien plutôt je me suis mis à raisonner
parce que j'ai cessé de croire. L'impie est un témoin aussi. Si les
autres, autour de moi, ne croient point, je ne croirai point. L'irréligion se propage comme la religion, et comme le choléra. Il y a
des époques où les hommes naissent entre deux groupes également nombreux ; ils tombent de l'un dans l'autre souvent ; de là
des conversions, dans un sens ou dans l'autre.
Maintenant, dans nos pays, on ne croit pas beaucoup ; excellente raison pour qu'on ne croie bientôt plus du tout. Comment
voulez-vous que l'enfant ait peur de l'enfer, s'il voit que son père,
que sa mère, que son grand frère, ne font qu'en rire ? La nuit, les
poltrons se rassurent en compagnie d'un enfant ou d'un chien.
Mais deux poltrons ensemble, s'ils ont la même peur en même
temps, s'enfuiront en plein jour.
Le véritable argument d'un prêtre habile, c'est celui-ci : "Tout
le monde croit." Avec un peu d'art, on arrive à ceci que chacun
croit sur la foi d'autrui. Système qui peut durer tant que l'incrédule se tait, par honte ou par peur. Il y a une raison cachée pour laquelle l'Église ne peut pas être tolérante ; c'est que la parole de
Août 1910
315
celui qui ne croit pas a juste autant de puissance que la parole de
celui qui croit. Ne pas croire, c'est plus qu'une injure ; c'est un
argument.
20 août 1910
1617
Comme on parlait hier de la corruption des hommes politiques, et des affaires troubles auxquelles ils sont trop souvent
mêlés, quelqu'un invoqua la Représentation Proportionnelle1,
seul recours des citoyens. Voilà une mystification dont on commence à se lasser ; les prédictions de Charles Benoist2, si on les
lisait maintenant, paraîtraient bien ridicules. Néanmoins il faut
répondre, il faut argumenter, il faut achever la victoire.
Il y a deux corruptions. Il y a la corruption de l'électeur, et
l'achat des votes, par argent ou faveurs. Cela n'est pas commun ;
à moins qu'on n'entende par corruption le petit jeu des apostilles,
qui, dans le fait, est inoffensif. En tout cas, le remède à ces abus
dépend des électeurs eux-mêmes, et des fonctionnaires euxmêmes. Et, si le mal était aussi grand qu'on le dit, il me semble
que les réactionnaires, qui ne manquent pas d'argent, et qui
connaissent la méthode royale, qui consiste à tout passer à ceux
qui votent bien, devraient gagner des voix d'année en année. Les
radicaux devraient en perdre, et surtout les socialistes, qui n'ont
pas d'argent, et qui ne disposent point des places. Comme c'est le
contraire qui a lieu, j'ai le droit de dire que les électeurs sont assez éveillés maintenant pour n'être plus conduits par quelque
sous-ordre qui espère les palmes ou une rosette. Au surplus les
fonctionnaires font très bien leur métier, ce qui laisse penser que
le système des apostilles ne favorise ni les ivrognes ni les
paresseux.
Mais venons à l'autre corruption. Il n'est que trop vrai que les
hommes publics sont souvent tentés par le diable. S'ils s'avisent
de goûter à la vie parisienne, et d'entretenir des actrices, on peut
imaginer que leur vote, quand il s'agit de travaux publics, ou de
mines, sont achetés fort proprement ; il suffit pour cela qu'ils
aient un intérêt dans l'affaire, et j'avoue que la loi n'y peut pas
grand chose.
Je conçois aussi qu'un député vende sa voix au ministère,
contre quelque belle nomination, pour son neveu ou pour son
cousin. En somme, les hommes politiques sont assez souvent
soupçonnés de faire passer leur propre intérêt, et l'intérêt de leur
316
PROPOS 1910
famille, avant l'intérêt public. Admettons qu'il en est ainsi. Où
sera le remède ?
Vous voulez que l'on vote pour un parti, non pour un homme.
Il est pourtant clair que nous avons besoin d'hommes, et non de
programmes ; et qu'il vaut mieux voter pour un noble caractère
que pour un grand principe. Qu'un homme se dise socialiste, où
est ma garantie ? Mais si je le connais depuis longtemps, si je l'ai
vu à la mairie, au conseil général ; si je connais jusqu'à ses démêlés avec sa femme, ou le tripot où il passe ses nuits, croyezvous que je n'agirai pas mieux en considérant, en pesant tout cela, qu'en lisant sur les murs le programme d'un parti, auquel cet
homme a mis sa signature ? Et le vrai péril, pour une République,
n'est-ce pas qu'un homme méprisé ramasse les voix d'un parti, et
que cette triste marchandise soit couverte par ce pavillona ?
Toutes les grandes corruptions, tous les grands scandales viennent de là ; et c'est l'histoire d'hier. Je dis, donc, que l'électeur
raisonnable doit voter pour un homme, non pour un programme,
et préférer, tout compte fait, un pavillon moins brillant, s'il est
mieux porté. Pour tout dire, il n'y a point de Parti honnête ; et il
n'y a qu'un moyen de voter contre la corruption ; c'est de voter
pour un homme qu'on sait incorruptible.
21 août 1910
1618
Je trouvai le sage au milieu de ses herbiers. Je regardai avec
sa loupe deux ou trois corolles fraîches ; les plus splendides palais n'approcheraient point de ces temples ; et nul prince ne fut
jamais vêtu comme ces pistils et ces étamines ; en vérité ces jeux
de soleil faisaient pâlir mes étoiles préférées, les feux oranges
d'Arcturus, qui décline vers son coucher, le bleu puissant de
Vega à son zénith. Ces splendeurs qui ne coûtent rien nous mirent sur la vertu : "Les désirs des hommes, dit-il, sont comme des
gaz, qui remplissent toujours le vase, si grand qu'on le fasse, et
tout de suite. Ainsi le désir remplit la fortune, et se heurte aux limites. Vous viviez avec cinq mille francs ; vous en avez dix mille, instantanément le désir s'enfle ; vingt mille, c'est pleina. Et
c'est la gêne. Mais on est déjà vieux lorsqu'on le comprend. Comment le faire comprendre aux enfants ?
Les enfants n'ont pas l'expérience. Les hommes oublient l'expérience. Le désir dévore le plaisir, et la vie s'use à crier. Ces réflexions me rappelèrent un tout petit garçon de trois ans, qui hurlait pour rentrer, hurlait pour sortir, enfin contre tout, jusqu'à af-
Août 1910
317
foler les voisins. On le mit à l'école, où il fut parfait, dans les travaux comme dans les jeux, et toujours content. J'ai connu plus
d'un exemple de ce genre-là, qui m'ont fait entrevoir quelques vérités d'importance.
D'abord qu'il est très bon d'éprouver une contrainte réglée et
inflexible. On ne hait que ce qui est inconstant. Le joueur s'irrite
contre les retours de fortune, mais non contre la règle du jeu. Pareillement notre petit bout d'homme vit bien que, par la nature
des choses, la règle de l'école dépendait aussi peu de lui que la
pluie ou le soleil. Tel est l'avantage des règles de société ; l'autorité agit par lois ; elle prend figure de nécessité. Cela est plus
sensible à l'école des petits, où les maîtresses ont une force indiscutable, et le pouvoir de tout surveiller. J'ai souvent pensé que
pour supprimer les actes mauvais, il faut faire qu'ils ne puissent
ni être espérés, ni être désirés. C'est pourquoi la surveillance agit
mieux que toutes les peines.
Mais ce furieux désir ? Mais cette colère qui n'était que la vie
même se heurtant comme aux murs d'une prison ? Il est vrai que
le feu des passions brûlera toujours ; mais cette flamme de la vie
prendra la forme qu'on voudra. Une passion en remplacera une
autre, jusqu'à ce que l'âge les apaise toutes. Or tout acte fait avec
nos semblables nous transporte. On chante ensemble ; on crie ensemble ; on se tait ensemble. L'effet de la contagion des sentiments est magique, en vérité ; il dépasse même l'attente du sage.
Je vais au spectacle pour juger des acteurs ; mais les spectateurs
m'ont bientôt pris. De là cette puissance des fêtes publiques, où
l'on a du plaisir par ordre supérieur ; et le misanthrope n'a qu'un
moyen d'y résister, qui est de n'y point aller.
Notre petit bonhomme a éprouvé ces effets-là. La puissance
de la règle, jointe à l'entraînement de l'exemple, ont tiré de lui, et
sans douleur, tous les cris qu'il poussait à la maison. Oui, plus de
chaleur, plus d'enthousiasme, plus de vie dans cette soumission
commune, que dans ses fureurs privées. Telle est la plus puissante école de sagesse. Un enfant isolé est bientôt un monstre.
Un homme, de même. C'est pourquoi la guerre fut longtemps une
école de vertu. C'est pourquoi la plus humble des idées ravit, dès
qu'on l'explique à d'autres ; mais la plus profonde ou subtile ennuie, dès qu'on la garde pour soi. La vie privée tue.
22 août 1910
318
PROPOS 1910
1619
On a assez dit, ces temps-ci, que les gens jouent trop facilement du revolver. Il y a beaucoup de folie là-dedans, j'entends de
la folie ordinaire, dont nous avons tous un petit grain. Une arme
à feu est un dangereux compagnon, qui transforme nos velléités
en volontés. Qu'est-ce qu'il y a dans un revolver ? Du fulminate,
de la poudre bien tassée ; un projectile au fond d'un canon d'acier. Mille travaux ont tourné l'acier ; mille travaux ont façonné
le projectile en ogive ; mille cuissons et brassages ont concentré
l'énergie dans les grains de la poudre ; tout cela est en équilibre
instable, comme un rocher dans le haut d'une pente. Un simple
mouvement du doigt va recomposer tous les éléments de la poudre, qui n'attendent qu'une mise en train pour faire culbuter leurs
atomes, et revenir très vite au repos, en libérant dans un petit espace bien clos une quantité de chaleur énorme ; tout cela canalisé
dans un acier tenace et élastique, tout cela dirigé, irrésistible, irrévocable. C'est comme de la volonté façonnée, bandée, exercée,
à l'usage de ceux qui n'ont point de volonté.
Et le tout invisible. Le tout dormant dans cet acier si net, si
bien fini, si évidemment au repos. Chacun s'y trompe, même
ceux qui ont la pratique de l'arme ; de là de stupides accidents,
parce que le passage de l'inertie à l'action est subit, et que l'imagination n'y peut rien. On a peur d'un chien qui gronde ; un pacifique crapaud qui s'en va aux mouches fait sauter le coeur de la
dame. Mais le revolver n'a rien qui menace ni qui éloigne ; quand
il claque, quand il flambe, quand il se cabre dans la main, le coup
est déjà arrivé.
J'observais hier une vieille bonne femme qui n'était pas trop
contente de son voisin. Elle discourait rudement, avec des bruits
de charrette dans le chemin. Tous ses gestes étaient des menaces ; mieux même que des menaces, car tous les gestes sont des
actions.
Seulement le voisin était hors de vue. Tout le monde a pu remarquer de ces rixes qui ne commencent jamais : beaucoup de
bruit pour rien. Les gestes sont violents et retenus. Pourquoi ?
Parce que chacun voit ce qu'il va faire et imagine les coups de
poing. La volonté s'élance et se retient. Si même les coups touchent, ils ne donnent pas ce qu'ils promettaient ; il faut s'être
exercé longtemps pour taper à poing perdu. De même, un couteau, on sait bien qu'il entrera. Si quelque mauvais génie mettait
soudain de longs couteaux au bout des poings tendus, que de
sang dans les rues. Si le mauvais vouloir tuait, que de crimes.
Août 1910
319
Mais justement la colère s'use à des menaces. La force trouve la
force, par le jeu des réactions ; si vous frappez du poing, votre
poing le sent.
Mais quand le revolver s'en mêle, le drame est fini tout de suite. Une espèce de miracle se fait ; le premier mouvement de colère tue. Après cela, le meurtrier est comme accablé par trop de
succès ; l'esclave a trop bien obéi. On connaît le problème du
mandarin. Voici un problème analogue ; voici un vouloir dont on
n'a pas prévu les suites. Au temps où je chassais, la puissance du
fusil m'étonnait toujours ; j'essayais mon arme comme on essaie
un talisman. Voulais-je tuer ? Je voulais plutôt voir si je pourrais
tuer. Je ne sais si le jeune malfaiteur n'est pas aussi curieux que
méchant, lorsqu'il chasse à l'homme. Pour moi, je n'ai plus aimé
la chasse quand j'ai bien su ce que c'était. Si j'avais à former un
jeune homme, je le voudrais familier avec toutes les armes ; je
voudrais qu'il comprît cette mécanique et cette chimie ; qu'il
s'exerçât ; qu'il apprît à connaître et à imaginer la puissance d'une
balle. Que chacun fasse ce qu'il veut, à ses risques, soit. Mais que
chacun aussi sache ce qu'il fait.
23 août 1910
1620
Imaginez un bai brun dans toute sa force, bien nourri, bien
brossé, luisant au soleil. Il n'existe pas d'image plus saisissante de
la puissance. Le large ventre, où les sucs végétaux sont cuits,
recuits, concentrés, pour faire du sang et de la chair ; la haute
poitrine, qui est comme le soufflet de cette forge ; les plis magnifiques du cou ; les masses musculaires de la croupe, si promptes
à l'action qu'une mouche y fait passer comme des vagues ; les sabots durs cerclés de fer ; toute cette force libre, sans autres harnais qu'une bride, au bord du trottoir ; c'est une bête effrayante.
Ce fut bientôt une bête effrayée. Un chien jappait, comme
jappent les chiens ; tout d'un coup tranquille, et reniflant au ruisseau, puis de nouveau jappant avec furie, comme pour faire penser à lui. Mais qui se soucie d'un chien ? Cette fois pourtant, je
vis une belle tempête. Les quatre pieds battant le pavé, tout ce
paquet de muscles en révolution, le cou arqué, les oreilles folles,
les grands yeux noirs pleins d'une terreur sans forme, la bouche
tenue par le frein ; toute cette force entre une grande peur désordonnée et une douleur inflexible. O petite, trop petite tête, stupide cervelle qui ne sait pas choisir ! C'est ainsi que le cheval s'enfuyait autant qu'il pouvait, retenu par sesa gencives. De là un
320
PROPOS 1910
beau tumulte, des mouvements ramassés et impétueux, des torsions magnifiques, des ombres et des lumières enlacées et dénouées, de quoi ravir un peintre. Le chien aboyaitb à distance,
comme autour d'un troupeau. Le palefrenier ne tournait seulement pas la tête ; il parlait des affaires publiques, je suppose,
avec un ami à lui ; il tirait sur une petite pipe et crachait de temps
en temps.
Quel esclavage sur la terre, pour les têtes trop petites, et pour
les corps trop bien nourris ! Que de maux elles se font à ellesmêmes, pour ne point décider entre l'action et le repos ! Ou bien
un coup de tête ; ou bien un coup de pied ; ou bien attends ; ou
bien dors. Qu'est-ce que ce tumulte en toi, qui ne blesse que toi ?
Tu te retournes, pauvre amoureux, sur ton lit, comme si ton mal
était couché à côté de toi ; mais c'est ta propre fuite qui est tout
ton mal. Observe-bien ; tiens-toi en repos ; cette minute a passé ;
les autres passeront ; ton lit n'est pas plus dur qu'à l'ordinaire.
Essaie d'ouvrir des yeux humains, et de voir les choses à leur distance.
Ainsi je philosophais sur les passions, devant ces yeux noirs,
profonds comme des puits. Fenêtres pour moi sur lui, non pour
lui sur moi et sur toutes choses. J'en étais à ce point quand le
Maître des tempêtes conclut d'une poignée de main et s'en alla
d'un pas assuré, le chien devant, le cheval derrière.
24 août 1910
1621
J'ai rencontré un vieux Radical, qui m'a fait ses doléances.
Que la politique est sans aliment, et que ce silence n'annonce rien
de bon. Qu'on peut tout craindre de ces champignons politiques,
qui développent en quelques heures un corps énorme et soufflé,
bientôt pourri. Que les républiques se perdent par la puissance de
ces aventuriers, qui n'ont ni amis, ni confidents, ni parti, et qui se
font maires du palais, par la fainéantise des rois. Que jamais les
hommes les plus sûrs, les plus liés au parti dominant par leurs
amitiés, leur parenté, leur clientèle, leurs écrits, leur renommée,
ne se sont si audacieusement élevés au-dessus de leurs collègues,
comme si les ministres étaient des sous-ministres, comme si le
président du conseil1 gouvernait seul, et était seul responsable.
"Un roi, me disait-il, n'a pas son antichambre si bien gardée. Et je
ne pense pas qu'avant cet illustre Briand, qui il y a quelques
années était littéralement sans souliers, aucun président du
conseil n'a osé rédiger ses communiqués à la presse comme
Août 1910
321
celui-là le fait. Avez-vous remarqué ce style : le président du
conseil a reçu le général X..., le préfet de ceci, l'administrateur de
cela, le ministre de l'instruction publique, le ministre du commerce, etc. Croirait-on pas que les ministres sont les commis de
M. le Premier. Prenons-y garde ; les moeurs changent ; la constitution se transforme. Cet homme est trop puissant ; et, chose remarquable, personne ne s'en soucie. Les vacances2 le font roi
pendant trois mois. Que fait-il ? Que veut-il ? Pense-t-on qu'il ne
va pas, par des actes, par des services, par des conciliabules, consolider son pouvoir ? Notre Combes3 rassemble vainement ses
troupes. Je vois partout un désir de tranquillité, un optimisme paresseux qui m'inquiète. Et je sonne l'alarme."
Je lui répondis : "Monsieur le Radical, j'aime assez qu'on sonne l'alarme et qu'on tende des embûches aux chefs. J'avoue pourtant que je ne crains pas celui-là. Non que quelques bravades de
tribune ne m'aient pas quelquefois remué la bile ; et ces façons de
despote oriental, qui se voient dans les communiqués dont vous
parlez, m'ont plus d'une fois choqué chez un fonctionnaire que
nous payons pour garder la maison. Mais j'ai cru voir que cette
pompe extérieure, encore assez timide, cache une extrême faiblesse, et un désir constant de nous plaire. Il faut passer quelque
chose à un homme qui ne trouve dans le pouvoir que des plaisirs
de vanité. Le pouvoir n'est qu'une belle place qu'il n'espérait
point, qu'il veut garder, et qu'un vote de la Chambre peut lui enlever sans cérémonie. N'allons point évoquer, s'il vous plaît, ce
Charles Dupuy4, qui se mit si bien à trahir ses maîtres ; car c'était
un réactionnaire-né, qui, par surcroît, avait été bureaucrate.
Croyez-moi, c'est le caractère d'un homme qu'il faut craindre,
non son ambition. Or, notre Aristide est un homme sans passions,
et peut-être sans préférences ; homme d'exécution, je crois, et,
pour tout dire, bon serviteur. Colbert ou Louvois, si nous avions
un Louis XIV. Homme qui gouverne comme d'autres administrent, avec l'idée que ce que veut le roi est toujours bien. Cet
homme sera mal compris, je le crois ; on n'a pas assez médité sur
son exclamation ingénue : « Qu’irais-je faire à droite ? » Vous
verrez quelle sera sa défense. Après son petit couplet sur les prérogatives du gouvernement, vous l'entendrez dire aux gauches,
en langage fleuri : « Comme il plaira à ces messieurs »."
25 août 1910
322
PROPOS 1910
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L'homme qui a mal aiguillé1, ou mal signalé, est bien assez
puni lorsqu'il voit les cadavres. Auprès de ce spectacle, le juge et
l'enquête sont bien peu de chose. Remarquez qu'il ne s'agit pas ici
d'une volonté dirigée vers le mal. Aucun aiguilleur ne veut l'accident ; bien plus on sait que, s'il prévoyait l'accident, il exposerait sa vie pour réparer les effets d'une imprudence. Nous
sommes donc en présence d'une volonté innocente ; une punition,
si légère qu'elle soit, manque donc tout à fait de sens, si elle a
égard à l'accident.
Elle est même nuisible, si elle laisse croire que la faute
consiste dans ces morts entassés. Car, comme nul employé ne
veut entasser ainsi des morts, comme, bien mieux, il est tout à
fait résolu à empêcher qu'un tel accident arrive, toutes les fois
qu'il le pourra, il considère le châtiment, ainsi que l'événement
même, comme un de ces malheurs qui tombent sans qu'on les
voie. Il se livre au destin, exactement comme chacun de nous fait
toutes les fois qu'il monte en wagon.
Imaginez un règlement imprimé, où il serait dit des choses
comme celles-ci : tout voyageur qui se blessera par sa propre imprudence sera puni de prison ; la prison ira au maximum pour
deux jambes coupées. Autant vaudrait punir les morts. Eh diable,
l'amour que j'ai pour mes jambes suffira bien, si je pense à
l'accident ; et, si je n'y pense pas, que me veut votre prison ? Je
ne penserai pas non plus à la prison. J'ai connu un maire de campagne dont on se moquait fort, à cause d'un écriteau : il est défendu, sous peine d'amende, de se noyer dans l'étang. Nous ne
sommes guère moins ridicules.
Que faut-il donc faire ? Punir dès qu'il y a négligence ; punir
dès que les règlements sont méprisés. Et punir légèrement dans
tous les cas, mais inexorablement. Un de nos collaborateurs parlait des chemins de fer suisses, qui ne tuent point leurs voyageurs ; ils vont pourtant vite, et sur des pentes dangereuses ; mais
il est vrai aussi que tout y marche comme à la parade. Au moment où le train va partir, tous sont à leur poste, et immobiles ;
chez nous, au contraire, tout le monde court ; et l'on voit souvent
un chef de gare fermer les portières à la course. C'est charmant,
c'est vivant, c'est bien français, comme on dit, mais enfin cela est
stupide ; c'est comme si un général s'amusait à tirer des coups de
fusil. Selon mon avis, il n'y a qu'un remède aux accidents, c'est
que chacun fasse une certaine chose, et que la forme soit gardée.
Il faut un cérémonial dans toute action compliquée et difficile ; et
Août 1910
323
des peines inflexibles, qui incrustent l'habitude dans les cervelles. Voici un exemple utile à considérer. Un vieux chasseur
m'a appris à ne jamais diriger le canon d'une arme contre une
personne ; c'est devenu une manie ; même si l'arme n'est pas
chargée, même si elle est démontée, je suis choqué violemment
dès que je vois le canon dirigé contre quelqu'un ; j'en suis choqué
comme je serais d'une insulte ou d'une obscénité. En un mot,
c'est dans ces circonstances périlleuses qu'il faudrait de la religion et des rites. A bien regarder, la religion serait pour libérer
l'esprit et discipliner le corps. Utile invention, aujourd'hui mal
comprise.
26 août 1910
1623
La conversation étant venue sur la corruption des électeurs
par argent et promesses, je fus écrasé sous les anecdotes. Car il
ne manque jamais de bons républicains qui lapident la république
avec les vertus républicaines. Quoi donc ? Parce que vous voyez
une chenille, allez-vous brûler le champ ?
Vous devinez l'histoire d'un candidat au conseil général, assez
réactionnaire, et qui vient de remplacer un homme d'âge et d'expérience, depuis longtemps réélu sans combat. L'argent pleuvait.
On cite des sociétés de tir, qui ont reçu de quoi assourdir tout le
canton ; et des pauvres qui ont fait bombance, avec des vêtements neufs sur le dos. On cite les promesses du candidat : toujours prêt à rendre service à l'un ou à l'autre, il tiendrait sa porte
toujours ouverte. Bref, il l'a emporté ; et ce n'est qu'un sot qui a
des écus.
Là-dessus je demande : "C'est donc quelque vieux radical qui
a été battu ?" Mais point du tout. Les deux candidats étaient aussi
réactionnaires l'un que l'autre, et aussi riches l'un que l'autre ;
mais l'un était moins donnant. De plus, s'il est certain que l'ancien était plus habile, il ne l'est pas moins qu'il a fait habilement
serpenter ce petit chemin de fer de la vallée qu'on appelle Le
Tortillard parmi ses champs à lui, et le long de ses intérêts à lui.
Vous m'en direz tant. Mais non ; il est bien plus agréable de retomber au lieu commun, et de dire que l'amour de l'argent a rendu ces paysans tout à fait imbéciles.
L'autre exemple venait de plus loin, et il était vêtu à la mode
de la ville. Un député, aujourd'hui mort, se faisait élire par un
discours laconique : "Le radical, disait-il, vous promet des remises d'impôt et des places ; le socialiste vous offre le paradis pour
324
PROPOS 1910
l'an deux mil ; moi je vous donne cent sous tout de suite." Vous
pensez bien que le discours est arrangé. Mais voyons. Quelle opinion imposait-il donc à ses électeurs, ce semeur de pièces de cent
sous ? C'était quelque royaliste, ou quelque jésuite de robe courte
? "Non point, dit mon narrateur, toujours cherchant à piquer. Il
n'a jamais eu aucune espèce d'opinion ; il était du même avis que
ses électeurs ; et voilà."
Eh bien, où donc est la corruption ? Allez-vous dire que qui
donne aux pauvres corrompt, que qui donne des prix aux Comices corrompt, que qui reçoit ses électeurs et intercède pour eux
corrompt ? Ce serait trop dire. Pour moi, je dirai qu'il y a corruption si un homme, par convoitise, vote contre son avis secret. Citez-moi donc une circonscription, depuis longtemps attachée à la
République, et qui se soit faite monarchiste à cent sous par voix.
Il y en a peut-être ; je n'en connais point. Si ce cas était ordinaire,
aurions-nous tant de radicaux ? Ce n'est pas à croire. Nos amis
sont plutôt râpés, il me semble. Et les socialistes demandent des
sous aux électeurs, bien loin de pouvoir leur en donner. Non. Disons que lorsqu'un électeur hésite entre deux hommes, il ira plutôt à celui qui donne beaucoup ; et ce n'est peut-être pas si déraisonnable, car celui qui donne tant pour être élu fera sans doute
encore beaucoup pour plaire, une fois en place. Et l'électeur se
sent le maître d'un homme, dès que l'ambition l'emporte sur
l'avarice.
27 août 1910
1624
Je voyais l'autre jour qu'un savant considérait comme une superstition méprisable cette liaison que l'on établit communément
entre la marche de la lune et le temps qu'il fait. Assurément, il se
glisse plus d'une erreur dans ces jugements-là ; et il s'en faut de
beaucoup, par exemple, que le temps soit, pendant toute la lunaison, ce qu'il fut à la lune nouvelle ; l'observation la plus vulgaire
fait voir que cette règle est d'imagination, et encore pendant cette
lune où nous sommes.
Si je voulais chercher l'origine d'une erreur aussi ancienne, je
ferais attention à ceci, que l'année a été anciennement divisée en
lunes ; et cela se comprend, parce que cette figure variée, et régulièrement variée, ce croissant tourné à l'ouest, puis ce visage rond
flottant parmi les étoiles, enfin le croissant de la fin, tourné vers
l'est, frappent l'imagination, et permettent de ranger les événements, selon qu'ils ont été éclairés par une lune plus ou moins
Août 1910
325
entamée. De là vint sans doute que les anciens récits sur la pluie
et sur le beau temps furent divisés par lunes ; et l'on a dit : la lune
de janvier fut neigeuse, la lune de mars pluvieuse, la lune d'avril
funeste aux fleurs, la lune de juin bonne pour les foins, et autres
propos. Ce que, naturellement, et par simplicité d'esprit, les ignorants entendirent trop à la lettre, comme si chaque lunaison avait
son temps ; et l'on attendit enfin, au changement de lune, un
changement de temps. La mémoire diffère principalement des
écrits en ce qu'elle ne retient que ce qui entre dans des règles ; les
exceptions sont oubliées.
Maintenant, je me demande s'il y a quelque action de la lune
sur le temps. Cela n'est pas inconcevable. Comme il y a des marées, c'est-à-dire un soulèvement de l'eau qui suit la lune, ainsi il
y a sans doute une grande vague de notre atmosphère, qui suit
aussi la lune ; et, comme de juste, avant et après cette crête de
vague aérienne, une dépression. Or, il se peut bien que l'air, raréfié dans cette dépression, se refroidisse par cela seul, et ainsi
condense les vapeurs en nuages et en pluies. Ainsi, et toutes les
autres causes, saisons, vents, climats, brodant là-dessus, on pourrait dire en gros que la lune, dans son tour quotidien, auquel elle
emploie un peu plus d'un jour, pousse devant elle comme un
cortège de nuages, et derrière elle aussi ; mais, avec elle, emporte
toujours un ciel relativement plus serein. Cela expliquerait un fait
remarquable : c'est qu'on voit fort souvent la lune, même par des
temps troubles ; et cette lunaison-ci en est un bon exemple.
Réfléchissons un peu plus. Qu'est-ce que la lune nouvelle ?
C'est le temps où la lune accompagne le soleil. C'est donc le
temps où, d'après mon hypothèse, le meilleur temps est en jour ;
d'où l'on pourrait conclure que la pluie à ces heures-là annonce, à
plus forte raison, la pluie aux autres heures. Et voilà une espèce
de commencement vrai pour l'erreur dont je parlais. Mais pardonne, douce lune, pardonne au pédant !
28 août 1910
1625
Beaucoup de femmes aimeraient à s'élever en aéroplane ; plusieurs l'ont fait, qui n'étaient point acrobates de profession. Tous
les amateurs, hommes et femmes, s'accordent à dire que c'est fort
agréable. Mais considérons des héros plus modestes, non réchauffés par les acclamations. Que de gens trouvent du plaisir à
rouler en auto, et perdent toute prudence par le plaisir d'aller vite.
326
PROPOS 1910
Tous aiment le train le plus rapide, et goûtent la vitesse, qu'ils
estiment par le fracas du train et la fuite des choses.
Les mêmes gens s'enferment chez eux à double clef, dès que
la nuit tombe. Il n'est pas difficile de faire peur à un cercle de
femmes, et même d'hommes, en leur contant quelque forte histoire d'assassins. Beaucoup ont des armes chargées, et prêtent l'oreille, avant de s'endormir, à quelque craquement ou à quelque
souffle. La peur est une vieille coutume, qui ne s'adapte pas.
Deux choses font peur, la nuit et la solitude. Une chose effraie plus encore, c'est la peur des autres ; mais, par le même mécanisme, la confiance des autres nous rassure absolument. Je ne
crois pas que le principal de la peur ce soit la notion d'un danger.
Quand on roule en express, on sait bien qu'il est possible qu'un
rail soit rompu, ou qu'un obstacle barre la voie ; mais cette idée
ne donnera pas le plus petit commencement de peur ; tandis
qu'on voit souvent que ceux qui ont échappé à un tamponnement
ont peur ensuite, par la contagion des cris et des mouvements.
L'attente fait naturellement que l'on a peur. C'est même par là
que l'on peut expliquer ces peurs ridicules des acteurs, des conférenciers, et des candidats à toutes sortes d'examens. Remarquez
que ces peurs-là sont sans rapport avec le danger. A quoi s'expose ce conférencier ? Il ne s'agit point pour lui de morts ni de supplices ; tout au plus peut-il redouter quelque supplice de vanité ;
pourtant la peur le saisit au plus profond du ventre ; la vie
s'émeut et se défend, contre quoi ? Contre un coup de sifflet,
peut-être.
Toute attente fait peur, par un mécanisme peut-être assez simple ; car nous rassemblons et essayons nos forces, mais sans
avoir à les dépenser ; il y a donc mille secousses nerveuses, et
comme un départ perpétuellement contrarié ; ces décharges d'activité s'entrecroisant alors en nous-mêmes, toutes les bêtes du dedans, le coeur, les poumons, l'estomac, l'intestin, sont réveillées
et s'agitent, comme dans une cage. Et comme nous n'avons rien à
faire, ni rien à voir hors de nous, nous nous sentons nous-mêmes.
Cette vie en nous, qui se remue plus que nous ne voulons, dès
que nous la sentons, je crois que nous éprouvons la peur, et non
autre chose. Le commencement de toute colère qui n'éclate pas
tout de suite en actions, c'est une peur. Quand on s'étrangle en
buvant, on éprouve cela comme une peur. C'est que les animaux
du dedans, et surtout les poumons, se défendent alors avec fureur. Il n'est pas rare que cette peur s'achève en colère. Ce sont
des choses bonnes à savoir. J'ai remarqué que, lorsqu'on y a bien
Août 1910
327
pensé, on laisse l'organisme plus souple, et l'on revient plus vite
au repos. Essayez-en, la première fois que vous avalerez de
travers.
29 août 1910
1626
"Mon cher Alain, voilà que vous adressez aux proportionnalistes1 les épithètes de mystificateurs, de faiseurs de prédictions
ridicules, et que vous chantez victoire avant la bataille. Il serait
facile de répliquer sur le même ton, et de dire que vous déraisonnez chaque fois que vous abordez la question de la Représentation Proportionnelle. Mais un mauvais compliment ne peut
remplacer un bon argument. Laissons ces procédés aux candidats
arrondissementiers2 dans leurs luttes électorales, et abordons
l'examen des faits.
Quelques jours avant les dernières élections législatives3, la
Dépêche de Rouen4 considérait déjà la réforme électorale comme
définitivement enterrée ; et cependant, au second tour de scrutin,
elle fut bien obligée de faire campagne pour des proportionnalistes5. Aujourd'hui vous proclamez la défaite irrémédiable de la
Représentation Proportionnelle, et ce même jour je lis ailleurs
l'entrefilet suivant : à Avignon, où une élection municipale a lieu
aujourd'hui, les partis se sont mis d'accord pour présenter une
liste commune, composée de dix-huit républicains ou radicaux,
dix conservateurs, et quatre socialistes. Ainsi donc la Représentation Proportionnelle tend à s'établir automatiquement, avant toute
mesure législative, et cela pour une élection municipale, où le
besoin de réformes ne se fait pas sentir, à beaucoup près, avec la
même intensité que pour les élections au Parlement. Avouez que
vous n'avez pas de chance, et que les idées que vous tuez se
portent assez bien."
Je ne cite qu'une partie de cette lettre que j'ai reçue, et qui mérite plus d'une réponse. Restons aujourd'hui dans nos passions.
J'avoue que, dans cette question, je combats un peu trop, au lieu
de vouloir être arbitre. J'avoue que, si la Représentation Proportionnelle passe peu à peu dans les moeurs, je crois qu'il n'arrivera
rien de funeste, et que les électeurs apprendront bien à tenir leurs
députés en haleine, malgré la puissance propre des partis organisés.
Seulement j'ai senti, dans cette campagne de Charles Benoist6, j'ai senti, à tort, ou à raison, un furieux mouvement de réaction, un dernier effort de la tyrannie, un mépris injurieux pour
328
PROPOS 1910
le peuple, une adoration des pontifes, une volonté d'écraser le
bon sens de tous sous une Science Politique qui n'est encore trop
souvent qu'une flatterie aux riches, un espoir enfin de restaurer
chez nous le gouvernement des Compétences, toutes choses qui
m'ont effrayé par l'air de Raison et de Justice qu'elles savaient se
donner. C'est toujours contre ces ennemis-là que j'ai frappé ; et je
considère qu'ils ont perdu beaucoup de leur arrogance. Le peuple
a reçu déjà trop de leçons, et sur le dos. Si j'étais l'immense peuple, j'ajournerais la réforme, seulement pour donner à mon tour
une leçon à tous ces marchands de justice.
30 août 1910
1627
Les paysans lisent l'almanach. Quoi de plus beau pour eux ?
Les jours qui viennent et les mois et les saisons, ce sont des jalons pour leurs projets. De l'année qui va suivre, on connaît d'avance certaines choses. D'abord ce qui est comme immuable,
c'est-à-dire le départ et le retour des étoiles ; tel est le squelette
de l'almanach. Une année, c'est un tour complet des étoiles. Je
me souviens que j'ai vu l'an passé Orion, ce grand rectangle orné
comme d'un baudrier et d'une épée, basculer à l'ouest comme il
fait maintenant ; et Régulus du Lion juste au-dessus de ma tête.
Une année a passéa ; je le vois comme je vois sur le cadran de ma
pendule qu'une heure vient de passer. Les étoiles marquent les
heures aussi ; les pilotes de Virgile suivaient le mouvement de la
Grande Ourse autour de l'étoile Polaire ; ce mouvement indique à
la fois l'heure et la saison ; au cours d'une année, le minuit de la
Grande Ourse fait le tour du cercle ; en ce moment, et au commencement de la nuit, la Grande Ourse est presque au zénith ;
cette grande aiguille marque la saison, le temps où le merle siffle,
où les narcisses sont fleuris. Il en est de même tous les ans. Ce
n'est pas un petit travail que d'expliquer la relation entre l'Ourse
qui tourne au ciel et l'oiseau qui fait son nid ; mais encore faut-il
commencer par la remarquer, je dirais même par l'admirer. Je
croisb que les hommes des champs ont un peu trop oubliéc ce
regard vers les étoiles, qui apprit à l'homme les lois les plus simples. Les anciens savaient qu'Arcturus, qu'on nomme aussi le
Bouvier, paraît le soir au temps des labours printaniers, et disparaît quand la saison froide et pluvieuse s'avance. Cette science
paysanne s'efface. Le laboureur lit le journal. C'est la villed qui
imprime l'almanach ; et, à la place des mois qui sont au ciel, elle
nous dessine des casiers sans couleur, des semaines et des
Août 1910
329
dimanches selon le commerce et les échéances. Heureusement, la
nature célèbre aussi Noël et Pâques ; heureusement la fête des
Rameaux est écrite dans les bois. N'empêche que l'almanach des
villes est un autre almanach. Dans l'almanach auquel je rêve, on
verrait l'année tourner sur ses gonds ; c'est ouvrir de grandes portes sur l'avenir, et élargir l'espérance. Les hommes seraient plus
près d'être poètes, et plus généreux s'ils ne cessaient de lier leurs
travaux à ce grand Univers.
Joigneze au tracé des étoiles la course du soleil, son lever, son
coucher, sa hauteur dans le ciel ; et aussi les phases de la lune,
non pas en chiffres tout secs, mais par description, de façon
qu'on ne puisse pas penser à la pleine lune sans imaginer le soleil
à l'opposé, de l'autre côté de la terre. Traçons aussi le chemin des
planètes, en disant que celle-ci annoncera les premiers froids, et
cette autre les premières feuilles.
Je sacrifierais quelque chose de la prévision du temps, toujours incertaine ; ou plutôt, en annonçant par masses, et selon les
saisons, j'aurais toujours raison en gros ; pour le détail, je décrirais seulement les possibles, comme sont les giboulées de mars,
les orages et la grêle de juin ; il est bon de peupler l'année qui
vient d'images vives. Aux caprices du ciel je mêlerais le chant
des oiseaux, qui est presque aussi régulier que les astres. Il n'est
pas besoin de tant se risquer pour être prophète.
Quant aux travaux des champs et du jardin, on en parle assez
dans tout l'almanach, et c'est le plus beau. Si on y mêlait les plus
sûrs conseils de la chimie et de la médecine, l'almanach serait un
beau livre.
Quoi de plus ?f Une bonne géographie de la région, partant de
la structure des terres, décrivant les sources, les ruisseaux, les rochers, les grottes. Aussi, une vue des productions agricoles et industrielles, de la circulation et du prix des choses. Enfin des notions précises sur le mouvement de la population, émigrations,
immigrations. L'histoire viendrait tout naturellement, pour expliquer ce qui ne s'explique point autrement. Je vois ce livre très lisible, de beau papier, et solide comme étaient les Bibles. Voilà
un beau travail à faire pour les amis du peuple qui ont du loisirg.
En attendant ce bel almanach, je voudrais qu'on essayât d'en
écrire un à l'école, sur de beaux cahiers. Ce serait l'occasion de
toutes les leçons possibles, de vocabulaire, d'orthographe, de calcul, d'astronomie, de physique, de chimie, d'histoire naturelle, et
même de jugement à proprement parler. Par exemple, en ce
temps où l'on change l'heure officielle, et où les tests sont à la
330
PROPOS 1910
mode, je proposerais ce sujet de rédaction : "Les embarras d'un
chef de gare dans la nuit du 12 au 13 avril." Je pense aussi au
calcul de Noël et de Pâques pour l'année qui vient ; la routine est
en déroute ici ; il y faut une continuelle réflexion. Si avec cela on
marquait la marche des ombres sur le mur, de saison en saison,
on verrait la science redevenir une plante rustique, qui ferait une
belle ombre à chaque porte.
31 août 1910
Septembre 1910
331
SEPTEMBRE
3
5
7
26
Voyage du président de la République, Armand Fallières, en Savoie et Haute-Savoie,
pour le cinquantenaire du rattachement de
cette région à la France.
Le radium isolé par Marie Curie et André
Debierne.
Motu proprio du pape Pie X : un serment
"antimoderniste" est imposé à tous les
membres du clergé.
Préparation par le ministère d'un projet de
loi aggravant les peines contre la
criminalité.
Jeudi 8 septembre. A Élie Halévy : Carte illustrée
d'Argentières (Savoie). "Heureux aussi de ces souvenirs communs auxquels nous en ajouterons d'autres. Cette cascade arrose mon glacier. Ami à vous deux. Ch."
Mardi 13 septembre. A Marie Monique Morre-Lambelin :
"Paissy. Je chante à tous nos beaux souvenirs ! J'ai de la bonne
humeur à revendre ! Il faut que j'aille voir ma vieille amie qui a
de gros chagrins (ennuis d'argent et de famille). Je la ferai sourire. En dedans je pense à de si belles choses !! Je viens
d'écrire un Propos encore assez beau sur la soumission de
Marc Sangnier [1643].
Et tous ces jours je vais maçonner dans les roches avec du ciment. Ça ressemble au chemin de fer de Chamonix ! Je pense
au glacier du Tour et aux chèvres, aussi à la vallée entre Le
Fayet et la Roche. Quelles belles heures ! Et comme sah meh a
gâté son n'enfant ! ..."
Mercredi 14 septembre. A Gabrielle Landormy : "Je reçois
la lettre à Paris où je passe une journée avant de retourner à
332
PROPOS 1910
Paissy. J'ai vu les montagnes et les torrents qui ne valent tout
de même pas la mer de Bretagne. Il faut maintenant que je
pense à travailler. La fin des vacances va passer vite. C'est un
avantage d'avoir des choses difficiles à faire. Cela console à
peu près de tout... Je viens de faire le tour de ma maison en
pensant aux choses que tu dis. J'ai joué du Franck au piano.
Tu sais, ce motif qui revient dans la dernière pièce de cette
série-là avec des variations sonores ; tu l'as joué un jour, le
piano sonnait bien... Je rentre à Paissy où les choses de santé
ne vont pas très bien. On devrait penser le moins possible aux
choses tristes, car à quoi bon ?"
Jeudi 15 septembre. A Marie Monique Morre-Lambelin :
"Merci pour la lettre du Dr Calmette. Je l'ai bien lue et brûlée,
comme tu as dit. Oui il faut bien le remercier, le petit homme
de Dieu ! Il s'agit de faire comme Spinoza, de vivre, et non de
mourir ! J'ai écrit aussitôt à Borrel. Hier encore écrit un assez
bon Propos. Aujourd'hui sans importance sur la Proportionnelle [1649]. Les journées passent sans que je sache bien à quoi.
Je suis dans une inondation de bourgeois et qui plus est chasseurs, au nez de gens de la campagne qui, heureusement, sont
assez insolents ... Je suis tout à fait dans les souvenirs de
voyage. Comme les lacets d'ici sont petits ... petits. Je pense
aussi aux fées des glaciers ! ... Il fait doux et gris. Je pense aux
premières leçons pour la rentrée. Il faudra reprendre la
perception, entrer dans la science d'un pas assuré, en
négligeant les topos à la mode. D'ailleurs, cela me semble
lointain et impossible, comme toujours. Je vais me remettre à
copier Descartes."
Samedi 17 septembre. Idem : "Les vacances passent et je
m'y résigne très bien. Dans le fond, le travail régulier de la
classe me manque un peu, comme à toi. Et les plaisirs d'amitié
ici deviennent très rares par l'envahissement des familles, ce
qui fait que je vis un peu en sauvage. Aujourd'hui Propos amusant sur la chasse [1647]. Mais la musique au vieux piano n'est
plus guère possible avec tout ce monde. Il faut dire aussi que la
société continuelle de ma famille m'est lourde comme toujours
aux vacances. Combien ce voyage de quelques jours comme à
Argentières ou à Granville est au-dessus de tout cela. Il faut
que tu me promettes qu'on ira souvent à des Granvilles ! Il fait
beau et chaud ici. J'imagine assez bien tes petites montagnes de
Drôme et ta Palestine de Nyons. J'ai aimé ta lettre. Écris-moi
toujours longuement. Je sais très bien deviner quand ce sont
des signes illisibles comme ceux de Lagneau. Sois fière, mah
meh, d'avoir l'écriture de Lagneau. Je vais lire Descartes. Les
journées sont courtes."
Mardi 20 septembre. Idem : "Je pense aux garçons du lycée, aux douces choses de l'hiver, aux voyages de mon hirondelle venant de Rouen, aux merveilleux souvenirs du voyage qui
illuminent toute une année. Une bonne partie des bourgeois est
partie. De nouveau le vieux piano est mon ami. J'ai reçu une
lettre de Léon, que je n'ai pas encore ouverte ; c'est une puissance démesurée de faire lire à quelqu'un ce qu'on veut ; aucun
Septembre 1910
333
auteur n'a cette puissance-là ; pourquoi l'aurait-il ? Mais, ma
douce, quand je dis de ces choses-là, il ne faut jamais penser
que tes lettres ne soient pas bien reçues ! Une meh ! La meilleure des meh ! Et la plus sûre amie ! L'automne est beau ; les
arbres sont déjà un peu roux et les fonds sont brumeux. Observes-tu bien la Lune ? On voit maintenant Aldébaran, et Arcturus va nous quitter. Dans L'Opinion Agathon1 traite durement
les philosophes de la Sorbonne, d'où un Propos d'aujourd'hui
sur les vieillards et l'enseignement, qui aurait dû être très beau,
mais qui ne me plaît pas assez [1653]. Je n'ai pas encore relu
tous les Propos parus récemment. Je plains les auteurs qui vivent de leurs écrits. Je ne travaille pas comme il faudrait. Il est
sûr que cette saumure dans la famille tue entièrement la poésie.
J'espère que cela n'est qu'endormi. Les jeunes me réveilleront."
Vendredi 23 septembre. Idem : "Propos convenables hier et
aujourd'hui, mais les précédents ont du bon. Je réfléchis à la
"Science". Nouvelles assez bonnes de Bénézé par Bénézé. M'envoie un problème de géométrie difficile ; tu verras. J'espère que
nous sauverons bien deux ou trois jours à ton retour vers
Rouen. Je ne fais que penser au voyage, à la Flégère, aux fées
des glaciers, au loup-garou avec ravissement. T'ai-je dit que la
dame Salomon m'avait écrit une lettre assez pointue (car je ne
lui réponds guère). Bouglé n'est pas en état de reprendre. Je
réponds que je ne puis me charger de tout le cours. Ils prendront Parodi comme suppléant. Ces nouvelles me font penser
que je ne sais plus rien, que je n'ai pas beaucoup travaillé,
mais je me sens intelligent et je pense à Granville. L'autre jour
je pensais à la petite martre de la moraine et au vieux berger
de chèvres ... Bon retour !"
1628 *
Le Saint-Père est un très mauvais professeur de morale. Il
brouille tout. L'inégalité de fait n'est pas dite injuste ; on ne dit
pas, en parlant d'un homme très robuste, qu'il est injuste parce
qu'il est très robuste ; ni d'un homme très intelligent qu'il est injuste parce qu'il est très intelligent. Bien mieux, on ne va pas accuser comme injuste un pugiliste qui a frappé fort, s'il a frappé
selon la règle. De même, un joueur de bridge n'est pas dit injuste
lorsqu'il joue mieux qu'un autre, s'il joue selon la règle. D'après
cela, s'il n'y a point de règle du tout, ni formulée, ni sous-entendue, il n'y a point non plus d'injustice. Ce n'est que force ; et,
dans les jeux de force, il n'y a ni justice ni injustice. Cette remarque si simple, si on y pense avec application, éclaircira plus
d'une difficulté. Car il ne manque pas de penseurs, parmi lesquels Spinoza et Proudhon, pour choisir parmi les plus nobles,
qui ont semblé vouloir justifier la force ; mais le mot "justifier"
1
Massis.
334
PROPOS 1910
ne convient pas ; la force s'établit, et il ne lui manque rien, puisqu'elle s'établit. Il faut donc dire que la force, comme telle, n'est
pas injuste.
Mais il faut se garder, par-dessus tout, de dire qu'elle est juste ; cela n'a point de sens. Jean-Jacques dit bien qu'un pistolet
n'est pas une raison. Quand le loup croque l'agneau, ce n'est pas
juste, et ce n'est pas injuste ; c'est son discours qui est injuste ;
c'est parce qu'il prétend être juste que nous décidons qu'il est injuste. Ce loup plaide, non pas pour avoir la force de manger l'autre, mais pour avoir le droit de manger l'autre. Il veut être approuvé ; par là il se met sous le pouvoir de l'arbitre, pouvoir moral. C'est toujours par force qu'un agneau est mangé ; ce n'est jamais par force ou faiblesse qu'il est mangé justement ou non.
Ainsi toute la force du monde ne décidera pas du juste et de l'injuste ; c'est la raison qui décide de cela.
Maintenant en quoi consiste cette justice ? Il faut revenir aux
exemples. Le pugiliste est injuste parce qu'il prétend vaincre selon une règle, et, en même temps, violer la règle. Le joueur intelligent est injuste s'il triche ; et qu'est-ce que tricher, sinon s'arroger comme un droit ce que l'on ne permet pas à l'autre. D'après
cela il faudrait dire que la justice suppose toujours une règle
commune à tous, c'est-à-dire une égalité acceptée, égalité sous un
certain rapport, mais toujours absolue ; dès que le pugiliste manque un peu à la règle, il est tout à fait injuste. L'égalité qui définit
la justice n'est donc pas une égalité de fait, mais une égalité posée et voulue. Un enfant vient acheter des bonbons ; l'échange est
juste à la condition que la faiblesse de l'enfant et la force du marchand n'entrent pas dans le contrat. Le plus petit usage de la force, dans ce cas-là, serait une injustice. Pourquoi ? Parce que le
marchand s'est établi marchand, non voleur. En somme, justice
suppose règle commune à plusieurs, et, en ce sens, égalité. Et ce
qui définit l'injustice, ce n'est point l'inégalité pure et simple,
mais bien l'inégalité qui, non contente d'être subie comme forte,
prétend encore se faire adorer comme juste. Il était digne d'une
Puissance Morale comme veut être l'Église, de dénoncer ce pharisaïsme des plus forts. Mais ces cardinaux ne comprennent rien.
1er septembre 1910
1629
Il fallait tolérer toutes ces parures de boutonnière, par lesquelles les gens affirment qu'ils sont tempérants, bons tireurs,
congressistes, ou n'importe quoi. C'était un moyen admirable de
supprimer peu à peu les décorations officielles. Et il faudra pour-
Septembre 1910
335
tant les supprimer. Les Suisses n'en ont point ; et l'on ne voit pas
que l'intérêt général y soit plus mal servi que chez nous.
Un acteur demande la croix ; un auteur de vaudeville aussi. Ils
l'obtiennent à leur tour. Je m'étonne que quelque brave sauveteur
ne ressente pas cette injure. Car, retournez la question comme
vous voudrez, le succès d'un acteur ne prouve point du tout qu'il
ait plus d'honneur qu'un autre. Le vaudevilliste de même. Je dirais plutôt que le métier d'amuseur est le moins honorable des
métiers. Il n'y a qu'à voir le sourire d'un acteur qui salue ceux qui
l'applaudissent. Savoir plaire, c'est savoir flatter ; c'est être courtisan ; et courtisan a pour féminin courtisane, mot injurieux, très
bien dérivé. Le vaudevilliste se moque d'Alain, parce qu'il arrive
un peu trop de son village. Quel est, dira-t-il, ce frère prêcheur ?
Mais ses railleries passent à côté. Je ne me crois point puritain du
tout ; j'avais de quoi faire des vaudevilles et tourner autour des
actrices. Je sais plaire par compliments rares et enveloppés de vérités qui leur donnent la vraisemblance. Je n'ai que trop usé de cet
art de courtisan ; il faut bien en user, ou vivre tout à fait seul.
Quelquefois même je regrette de n'être pas amuseur public, et
bien payé pour cela. Que de petites dindes montent sur les planches, qu'elles montrent leurs jambes ou déclament tragiquement
selon leurs moyens, et se prostituent enfin pour vivre, j'en rirais
bien ; j'en ris si vous voulez. Qu'est-ce qu'on ferait de toutes ces
petites femmes, si elles n'étaient point grues ? Mais que l'on
décore ceux qui écrivent des polissonneries à cet usage, et les
grues elles-mêmes, si elles vivent longtemps, cela passe la
permission.
Si je voulais pousser la confession jusqu'au bout, je dirais que
ce ruban rouge1, que l'on traîne dans les coulisses, et jusque chez
les fripons, serait encore capable de me faire plaisir. J'ai connu
des chefs de cabinet, qui ne l'avaient pas trop volé, et qui, à trente
ans, le mettaient à leur boutonnière. J'ai compris leur mouvement
de vanité ; je me suis vu portant le même signe, avec un air de n'y
pas penser. L'opinion nous tient tous ; la moindre marque d'estime plaît ; mais l'alcool plaîta ; la débauche plaît. Et je disb qu'on
ne peut pas régler sa vie par ce qui plaît ; et les institutions sont
faites contre ce qui plaît. Je suis dans un pays mal gouverné, si
les pouvoirs m'offrent ce que je rougis de désirer. Voilà pourquoi, établissant dans mes états une loi prudente, j'ai résolu de
336
PROPOS 1910
n'avoir jamais la croix. Qu'est une résolution, sinon contre quelque chose qui pourrait plaire ?
2 septembre 1910
1630
Ces récits de Sedan1, qu'on a vus dans les journaux, remuent
vivement le coeur, et, chose remarquable, font venir les larmes
aux yeux, ce qui prouve, par une expérience commune, que les
sentiments, si variés dès qu'on en parle, enthousiasme, colère,
chagrin, se confondent en réalité presque complètement, si l'on se
borne à les éprouver. C'est une raison pour ne point résister trop
à ces mouvements généreux ; car ils réchauffent nos pensées et
les régénèrent ; sans compter que je les crois bons pour la santé ;
cela masse le coeur. Retraçons-nous donc cette noble image des
vainqueurs saluant les vaincus2.
Il faut des passions, ou mourir. La raison toute seule n'agira
jamais. Disons encore plus : il faut des passions guerrières ; nous
en avons tous ; nous mépriserions celui qui n'en aurait point.
Chacun de nous se sent prêt à secourir les faibles. En écoutant la
Passion, le rude Clovis dit, à ce qu'il paraît : "Si j'avais été là,
avec mes Francs." Je crois que Clovis était une redoutable brute ;
mais son mot est humain. Chacun de nous veut se croire fort et
courageux, afin de frapper fort dès qu'on mettra une pensée en
croix.
Ce que j'admire, c'est que ce sentiment soit resté si fort, si
étroitement qu'on l'ait bridé. Ne croirait-on pas voir un chien de
garde, si souvent frappé par l'ennemi, frappé aussi par son
maître, et se secouant, et se couchant au commandement, mais
toujours debout à la première alerte ? Oui. Toutes les fois qu'un
homme a mesuré son pouvoir d'homme, l'animal de guerre a été
frappé, dompté, et même injurié. Adieu les chasses à l'homme.
Adieu le sport enivrant où les Barbares servaient de gibier. Adieu
ces guerres par obéissance, où le chef avait les scrupules, où le
soldat se jetait joyeusement. Il faut maintenant se gouverner soimême ; décider soi-même si l'on va tuer, et pourquoi l'on va tuer.
Il faut donc se plier à des vertus médiocres, respect des lois, modération, probité, sobriété, impartialité, que le plus lâche hypocrite imite sans peine. Oui, il le faut ; et, même dans l'exercice du
pouvoir selon la loi, même dans la défense légitime, même pour
la justice, même pour l'idéale justice, nous devons surveiller,
contenir, injurier la colère. Même la guerre, s'il le fallait, on voudrait la faire avec raison, en mesurant les coups ; l'industrie des
armes nous y force ; et la raison ne permet pas que l'on se rende
Septembre 1910
337
fou, même pour le droit. Il faut que la brute soit injuriée. Mais
bah ! Elle n'en bondirait que mieux, comme un cheval bien dressé. Vienne un tyran, du dehors ou du dedans, il n'importe, vienne
un tyran qui lève son fouet. A cette seule pensée, voilà les amis
de la paix qui s'en vont en guerre. Coeur discipliné n'est point
coeur lâche.
3 septembre 1910
1631
Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, livre profond qu'il
faut lire vingt fois, nous fait voir Fabrice, qui est un aristocrate
en chemin pour être évêque, et qui fait mille folies. Ce serait
donc un hypocrite, qui veut tromper les naïfs ? Non, point du
tout. Fabrice a la foi du charbonnier. Il paie un maître de théologie pour apprendre à éviter l'hérésie. S'il a des mensonges ou des
amours coupables, il s'en accuse comme un petit enfant ; mais il
ne se demande point si ce n'est pas un péché de vouloir être
évêque par des intrigues politiques et par des flatteries à un
vieillard vaniteux. En tout cela, il est parfaitement sincère avec
lui-même, enthousiaste, courageux, fidèle à ses amis, et charitable comme il faut. Cette prodigieuse peinture éclaire les siècles
catholiques.
Pour faire un vrai aristocrate, il ne suffit pas de lui donner la
force physique, l'art de la guerre, et toutes les sciences aussi profondément qu'on le voudra ; il lui faut tout cela, assurément ;
mais le difficile, c'est de cultiver un esprit vif et curieux sans lui
donner pourtant la plus petite lumière sur les principes. Voilà où
triomphe l'éducation jésuitique ; c'est une politesse de l'esprit, qui
devient aussi naturelle que la grâce du corps. Hamlet est un mauvais prince, parce qu'il médite sur un crâne ; cela n'est point propre. Aussi n'est-il point poli : "Au couvent ! Au couvent !" Et
quand il se moque des flatteries de Polonius ; on ne se moque
point d'un flatteur ; cela gâte le métier. Fabrice jugerait seulement que Polonius l'ennuie ; il ne le lui ferait point voir. Dieu, le
ciel, l'enfer, la confession, cela est de cérémonie. "On ne va pas
faire des objections aux règles du whist."
Le droit aussi est de cérémonie. Il y a des riches et des pauvres comme il y a des chênes et des peupliers. Allez-vous plaindre un peuplier parce qu'il n'est point chêne ? Cela n'empêche pas
que l'on soit charitable ; car la charité est de cérémonie aussi. On
ne fait point un fauteuil avec du peuplier ; ainsi il faut traiter les
hommes d'après ce qu'ils sont, pendre un manant et décapiter un
duc, et encore par le bourreau, car tout cela est de cérémonie.
338
PROPOS 1910
Mais se demander si un manant a moins de droits qu'un duc, et
pourquoi, cela est plébéien ; c'est plus qu'imprudent, c'est inconvenant. Voilà l'esprit d'un vrai colonel, qui est né colonel ; il sera
juste et bon comme il doit, toujours selon les différences, et colonel absolument ; voilà comment il faut croire en Dieu.
Cet esprit n'est pas mort. En lui, dirai-je comme l'apôtre, nous
nous mouvons et nous sommes. On ne fera point fortune, si l'on
examine. On n'osera pas entrer chez de pauvres gens, pour voir
les grottes remarquables où ils sont logés plus mal que des
chiens, si l'on examine ; on n'osera pas rouler en auto à travers
une banlieue charbonneuse, si l'on examine. Mais peu de gens
examinent jusqu'au bout. Il y a toujours un point sensible, sur lequel on n'appuie pas. On admire cette hallucinée que l'on montre
à l'hôpital, et qui, lorsqu'on lui a prouvé, dans son sommeil,
qu'une des personnes présentes est absente, après son réveil ne
semble plus la voir, et toutefois s'arrange pour ne jamais la heurter ni seulement la frôler. Cet étrange état est pourtant humain. Il
y a des pensées qu'on ne frôle seulement pas, si l'on a été élevé.
Comprenez bien. On peut donner ses biens aux pauvres et se faire Chartreux, pour l'amour de Dieu, sans déroger. Mais penser
que les pauvres ont des droits absolument, cela est plébéien, soit
qu'on donne ses biens, soit qu'on les garde. Il a bien fallu, dit
Pascal, justifier la force. Cet homme était diabolique. Il faut un
Dieu pour porter ces pensées-là ; et le pape l'a bien dit.
4 septembre 1910
1632 *
L'homme raisonnable m'a dit : "Je cherche des croyants autour de moi ; je n'en trouve point. Je sais, il ne manque point de
bouches cousues, soit par la crainte, soit par une longue habitude
de craindre. Savoir, s'ils croient, comment ils croient, à quoi ils
croient, ceux-là, ce n'est pas facile . J'en connais d'autres plus bavards, plus disposés à discuter, plus théologiens si vous voulez ;
mais aussi ils argumentent comme par jeu, plus soucieux de
m'embarrasser, s'ils pouvaient, que de fortifier leurs propres opinions. Les curés, autant que je sais, sont plus fermes sur les principes ; mais il arrive à la plupart des hommes, même sans qu'ils
soient curés, de tenir ferme sur des principes, et d'argumenter
après cela sur les conséquences, sans croire réellement que le
principe est fort. Chaque philosophe se tient dans sa doctrine
comme dans une maison à lui. Mais sont-ils sûrs de ce qu'ils disent, comme je suis sûr que voilà un frêne ? J'ai des doutes làdessus, et qui me viennent de leurs actions. Le moraliste tient à
Septembre 1910
339
sa belle morale, mais il intrigue, ment, flatte, comme ses camarades. Or, s'il croyait, l'action suivrait. De même, tous ces prétendus croyants, et les curés aussi, je ne vois point qu'ils agissent
selon leur foi. Quand ils voient qu'une branche est pourrie, ils ne
vont pas s'y fier ; ils remontent leur montre tous les soirs ; et ils
arrosent leur jardin quand le temps est au sec ; en bref, ils se
conduisent avec chaque chose d'après ce qu'ils savent de sa nature et de ses propriétés. Mais avec Dieu, le diable et les saints,
ils n'ont point la même sagesse. En somme, ils vivent comme
nous autres, à cela près qu'ils récitent des prières. Pour moi, il me
semble que si je croyais que Dieu existe comme je crois que je
vous parle, je tomberais dans une dévotion de Trappiste. Enfin,
ils ne croient pas. Leurs prières sont des politesses d'habitude ; ils
font le signe de la croix comme ils tirent leur chapeau.
- Il y a du vrai dans ce que vous dites là, lui répondis-je. Et
j'ai souvent pensé que les hommes ne sont pas plus attachés à une
religion qu'à une mode. Mais cela ne veut pas dire non plus qu'ils
s'en moquent tout à fait. Iriez-vous dans les rues sans cravate ?
Oui, sans doute, si c'était nécessaire ; non, certainement, s'il ne
s'agissait que d'un oubli à réparer. Il y a mille nuances entre
croire et ne pas croire. La peur nous en fait voir de singulières.
Car celui qui se relève, pour s'assurer que sa porte est bien
fermée, ne croit pas qu'il y ait danger pour lui ; sans quoi il ne se
fierait pas à sa petite serrure ; pourtant il ne serait pas tout à fait
tranquille s'il ne donnait son tour de clef. Celui qui écoute
quelque pas de loup dans la nuit ne croit pas qu'il y ait là quelque
loup ou quelque voleur ; mais il a peur de le croire ; et il s'enferme pour n'avoir pas peur d'avoir peur. La religion, pour beaucoup, est une serrure comme cela. On ferme sa porte sur la
grande nuit, afin de n'y plus penser. Je ne vois guère que les
athées pour penser à Dieu."
5 septembre 1910
1633
Il est entendu que, dans cette malheureuse guerre dont nous
commémorons maintenant un épisode1, nos généraux se trompèrent à chaque minute. Le plus ignorant peut comprendre que le
six août, avec les forces que nous avions sous la main, et un peu
de génie dans le commandement, nous pouvions gagner deux
batailles2. Les relations allemandes analysent nos fautes de façon
à nous étonner. Ce furent, assurent-ils, des fautes de professeur.
Frossard3 était d'une arme savante ; il est piquant de constater
que les positions prises par nous ce jour-là, sans égard aux mou-
340
PROPOS 1910
vements de l'ennemi, reproduisaient trait pour trait les conclusions des études faites sur ce même terrain deux ans auparavant
par notre état-major.
Les allemands firent des fautes aussi, ils le reconnaissent
bien ; mais d'un tout autre genre. Ils marchaient, sans assurer leur
flanc droit ; ils cherchaient l'ennemi pour le mettre en pièces. Naturellement ce grand mouvement du nord au sud les éparpillait un
peu trop ; nous avions le temps de concentrer nos forces et d'attaquer ce flanc étalé et découvert ; mais nous restâmes sottement
à défendre toutes les portes, adoptant la défensive, et, par conséquent, battus d'avance, car c'est l'élan de l'attaque qui donne la
victoire. En tout cela je n'invente point ; je résume ce que j'ai lu
et vérifié sur des cartes, et c'est sans doute vrai en gros. Figurezvous deux adversaires l'épée à la main ; l'un attaque tumultueusement sans songer à parer les coups ; l'autre, nourri de science,
se pose correctement, et pare selon les règles, ripostant à peine,
et sans attaquer ; dans ce cas il est inévitable que celui qui
attaque touche enfin une fois ou l'autre.
En somme, de grosses fautes des deux côtés ; c'est donc le génie qui a vaincu, j'entends par là l'élan, la confiance, l'indignation, et, plus tard, l'enivrement de la victoire. Pourquoi tout cela ?
Parce qu'ils se croyaient injustement attaqués, eux les pacifiques,
par une armée de conquérants. L'histoire ne donnait que trop de
vraisemblance à cette idée ; et notre empereur s'appelait Napoléon. Bismarck eut cette idée : "Si nos Bavarois, si nos Badois, si
nos Wurtembergeois ne se croient pas en péril, ils se battront
mollement ; je resterai avec mes Prussiens et mes Saxons ; il faut
donc que je me fasse attaquer4." Il est impossible de faire la part
de la ruse, la part des passions, et celle, enfin, du hasard.
Toujours est-il que les casques à pointe se battaient pour la patrie
et le foyer, et non pour une dynastie déjà méprisée. Nous nous
battions pour l'honneur ; ce n'était pas assez ; l'honneur permet
qu'on se rende. On peut comprendre ainsi que, le soir de Sedan,
les Allemands aient pris quatre-vingt-trois mille hommes sans
blessures. Quand l'Empereur se rend, le soldat se couche. Mais la
Patrie ne se rend jamais. Tout est changé maintenant ; c'est nous
qui sommes les pacifiques, et c'est eux qui ont un Empereur à
perdre5. De nouveau nous sommes invincibles, avec ou sans
aéroplanes6.
6 septembre 1910
1634 *
Septembre 1910
341
Cette idée de la paix et du désarmement est comme un bouchon sur l'eau ; elle monte et descend, avance et recule ; c'est
toujours le même argument que l'on entend, comme si l'on n'y
pouvait rien répondre ; on en vient toujours à répéter qu'aucune
nation ne peut commencer ; le fait est que chacune d'elles dit officiellement en toute occasion : "Je veux sincèrement la paix ;
mais, comme je ne puis pas faire la paix toute seule, je vais charger mes armes et me tenir prête." En somme la question se trouve
posée ainsi : vous laisserez-vous asservir ? A quoi il faut répondre : Non ! Car la seule pensée que des gens en armes voudraient
nous faire la loi fait bondir notre sang, à vous, à moi, aux vieux,
aux jeunes, aux pacifiques, aux violents. De là ces folles dépenses, et cette obligation militaire qui déracine le villageois, retarde les mariages, répand partout la corruption des villes, les
mauvaises moeurs et les maladies honteuses. Le progrès court, en
toutes choses ; mais là-dessus nous ne changerons rien ; nous
gardons notre arme à la main ; nous n'osons même pas la mettre
au fourreau. Jamais dompteur, dans la cage aux tigres, ne fut plus
attentif que nous ; une fanfaronnade d'empereur nous serre
l'estomac.
Il faut qu'il y ait là-dessous quelque absurdité inavouable,
comme celles qu'on trouve dans les religions, et qu'on ose à peine
signaler, parce qu'il semble que le dernier bedeau doit les apercevoir. Assurément, quand on se trouve en présence d'ennemis
déclarés, qui passent tous les jours à l'action, il est sage de s'armer ; il serait même raisonnable de passer de la défense à l'attaque. Or, il existe de tels ennemis ; on sait même en quels lieux
ils prennent leur absinthe ; on sait où ils tiennent conseil, où ils
se procurent des armes, où ils vendent ce qu'ils ont volé. Cette
certitude ne fait pas que nous portions une arme dans nos poches,
ou que nous organisions une police privée contre eux, des patrouilles, et des cours martiales ; nous nous laissons vivre ; nous
lisons froidement dans les journaux qu'un citoyen a été assassiné
et dépouillé, qu'une fillette a été violée, et autres faits de guerre.
Non, ce n'est point cela qui nous intéresse. Nous en sommes à
surveiller des hommes d'une probité certaine, qui ne voleraient
pas, qui défendraient un enfant contre n'importe quelle brute ; qui
nous offrent chez eux, tous les jours, les mêmes garanties contre
le vol, l'escroquerie, la brutalité, que nous trouvons chez nous.
Nous leur envoyons nos enfants, et sans escorte ; ils nous
envoient les leurs. Ce ne sont pas là de simples politesses ; c'est
une confiance réelle, une amitié réelle, que nous ne remarquons
même pas tant elle nous semble naturelle. Et voilà nos ennemis.
342
PROPOS 1910
Voilà les gens que nous soupçonnons de penser jour et nuit à
nous couper la gorge ! Réfléchissez là-dessus. Est-ce qu'il n'est
pas urgent que les citoyens des deux pays traitent enfin la question par-dessus la tête des diplomates ? Est-ce que nous ne devons pas, sans plus tarder, échanger de grands serments d'homme
à homme, de ville à ville, de province à province, et fonder une
bonne fois la paix pour toujours, au nez des fabricants d'armes ?
7 septembre 1910
1635
On devrait bien enseigner aux enfants l'art d'être heureux.
Non pas l'art d'être heureux quand le malheur vous tombe sur la
tête ; je laisse cela aux stoïciens ; mais l'art d'être heureux quand
les circonstances sont passables, et que toute l'amertume de la vie
se réduit à de petits ennuis et à de petits malaises.
La première règle serait de ne jamais parler aux autres de ses
propres malheurs, présents ou passés. On devrait tenir pour une
impolitesse de décrire aux autres un mal de tête, une nausée, une
aigreur, une colique, quand même ce serait en termes choisis. De
même pour les injustices et pour les mécomptes. Il faudrait expliquer aux enfants et aux jeunes gens, aux hommes aussi,
quelque chose qu'ils oublient trop, il me semble, c'est que les
plaintes sur soi ne peuvent qu'attrister les autres, c'est-à-dire en
fin de compte leur déplaire, même s'ils cherchent de telles confidences, même s'ils semblent se plaire à consoler. Car la tristesse
est comme un poison ; on peut l'aimer, mais non s'en trouver bien
; et c'est toujours le plus profond sentiment qui a raison à la fin.
Chacun cherche à vivre, et non à mourir ; et cherche ceux qui
vivent, j'entends ceux qui se disent contents, qui se montrent
contents. Quelle chose merveilleuse serait la société des hommes,
si chacun mettait de son bois au feu, au lieu de pleurnicher sur
des cendres !
Remarquez que ces règles furent celles de la société polie ; et
il est vrai qu'on s'y ennuyait, faute de parler librement. Notre
bourgeoisie a su rendre aux propos de société tout le franc parler
qu'il y faut ; et c'est très bien. Ce n'est pourtant pas une raison
pour que chacun apporte ses misères au tas ; ce ne serait qu'un
ennui plus noir. Et c'est une raison pour élargir la société au-delà
de la famille ; car, dans le cercle de famille, souvent, par trop
d'abandon, par trop de confiance, ona vient à se plaindre de petites choses, auxquelles on ne penserait même pas si l'on avait un
peu le souci de plaire. Le plaisir d'intriguer autour des puissances
vient sans doute de ce que l'on oublie alors, par nécessité, mille
Septembre 1910
343
petits malheurs dont le récit serait ennuyeux. L'intrigant se donne, comme on dit, de la peine, et cette peine tourne au plaisir,
comme celle du musicien, comme celle du peintre ; mais l'intrigant est premièrement délivré de toutes les petites peines qu'il n'a
point l'occasion ni le temps de raconter. Le principeb est celui-ci :
si tu ne parles pas de tes peines, j'entends de tes petites peines, tu
n'y penseras pas longtemps.
Dans cet art d'être heureux, auquel je pense, je mettrais aussi
d'utiles conseils sur le bon usage du mauvais temps. Au moment
où j'écris, la pluie tombe ; les tuiles sonnent ; mille petites rigoles
bavardent ; l'air est lavé et comme filtré ; les nuées ressemblent à
des haillons magnifiques. Il faut apprendre à saisir ces beautéslà. Mais, dit l'un, la pluie gâte les moissons. Et l'autre : la boue
salit tout. Et un troisième : il est si bon de s'asseoir dans l'herbe.
C'est entendu ; on le sait ; vos plaintes n'y retranchent rien, et je
reçois une pluie de plaintes, qui me poursuit dans la maison. Eh
bien, c'est surtout en temps de pluie que l'on veut des visages
gais. Donc, bonne figure à mauvais temps.
8 septembre 1910
1636
L'illustre Kant, dont les pédants ont tracé un portrait ridicule,
a dit de Jean-Jacques Rousseau à peu près ceci : "Quand je le lisais, j'étais comme incapable de juger, par l'effet d'une émotion
souveraine, dont je n'ai jamais été tout à fait le maître, quoique je
m'appliquasse à la dompter par des lectures répétées." Ce jugement est d'un prodigieux constructeur d'idées, dont aucun penseur n'a pu encore prendre la mesure. Ce génie a épelé Jean-Jacques. C'est assez pour faire voir que Jean-Jacques n'a pas été loué
comme il fallait.
Il y a eu une haine contre Jean-Jacques, qui a duré plus que
lui ; cette haine définit bien l'Académie. Mes maîtres de belleslettres m'ont prouvé qu'il n'était qu'un rhéteur et un sophiste, qui
mourut fou. Tous nos valets de lettres gagnent leur vie à tuer
Jean-Jacques ; et nos historiens ne sont pas assurés de leur pain
s'ils ne commencent par mépriser le Contrat Social. Cette haine
s'explique ; je dirais presque qu'elle est légitime ; Rousseau fut
un homme libre.
On écrit pour gagner ; on pense pour gagner, comme on fait
un pont. Le premier moutard, dès qu'il sait l'orthographe et le
pastiche, se demande comment il pourra plaire. Un livre est toujours une barque, qui porte un César et sa fortune1. Cela paraît
344
PROPOS 1910
naturel à nos Messieurs de l'Académie ; ils donnent des prix aux
meilleurs bateliers.
Par quoi, les jeunes, quand ils auraient du génie, arrivent à en
faire un petit talent qu'ils recopient ensuite jusqu'à leur mort.
Courtisans ; ombres d'hommes. Ils accourent après cela comme
au festin d'Ulysse évocateur, avides de sang chaud. Trop tard.
L'esclavage d'abord ; le succès ensuite ; après cela la vie libre et
les fêtes du coeur, et les villégiatures honnêtement gagnées, mais
ce sont des vies à l'envers. L'ombre d'Achille disait en vain :
"J'aimerais mieux être un porcher vivant que l'ombre d'Achille2."
Les meilleurs d'entre eux disent sans doute aussi : "J'aimerais
mieux être un Jean-Jacques vagabond et persécuté qu'un talent à
l'Académie." Trop tard, vous dis-je. Vous avez écrit avant d'avoir
des idées ; c'est une faute qu'on ne rachète point.
Jean-Jacques, aux Charmettes3, lisait pour lire, et pensait pour
penser ; si docile aux grands hommes, qu'il les copiait lorsqu'il
avait peine à les comprendre. Sans but, n'ayant pas l'idée qu'il dût
jamais écrire une ligne. Aussi que de temps perdu ! Que de rêveries sans forme ; et, dans ses promenades, que de pierres lancées au torrent ! On sait comment ses idées lui apparurent, à leur
maturité ; comment il se sentit forcé de les écrire ; combien de
fois il regretta de l'avoir fait. Nos petits auteurs ne le croient
point, quand ils lisent que les libraires louaient les premiers
exemplaires de la Nouvelle Héloïse, au lieu de les vendre, et en
faisaient des fortunes. Ils n'ont même pas l'idée de ce que ce serait que penser gratis. De là un scandale qui dure encore. Diderot
calomnie toujours ; et que de Grimms aboyant après la grande
ombre ! N'ayez pas peur, l'espèce est morte. Le travail de l'esprit
est heureusement divisé et discipliné. Chacun polit une petite
pièce, sociologue, moraliste, politique, poète, dramaturge. Chacun dans son coin polit sa petite pièce détachée, qu'il appelle une
idée ; et personne n'assemble. O discipline, force des armées !
9 septembre 1910
1637
Il y a une puissance du sentiment sur les idées, qui définirait
assez bien la religion. On désire vivement que quelque chose soit
vrai ou faux ; ce désir est la meilleure preuve, ou plutôt on la
croit sans preuve, comme on désire qu'elle soit. Il y a aussi des
opinions fondées sur la crainte ; on craint le voleur, et cela fait
qu'on croit entendre un voleur. Le prodigue se croit riche, parce
qu'il désire être riche ; l'avare se croit pauvre parce qu'il craint
d'être pauvre. Celui qui grimpe au rocher croit qu'il va tomber
Septembre 1910
345
parce qu'il a peur de tomber. Si on aime quelqu'un, on le croit innocent ; si l'on hait, on condamne sur de petits soupçons. Un
homme a entrevu, après des calculs, que la comète de Halley1
n'est point passée entre nous et le soleil et qu'elle y passera un de
ces jours ; cette opinion ne me choque point ; et je soupçonne assez que les savants officiels peuvent dormir sur leur traitement et
rêver en compagnie ; seulement ce qui m'inquiète, c'est que notre
homme désire trop vivement que les Académies aient tort ; son
désir force au delà des preuves ; il ne songe plus aux fautes de
calcul et même aux fautes de raisonnement qui guettent le chercheur solitaire. Une objection le frappe comme une injure. Beaucoup d'inventeurs sont ainsi, et déjà un peu fous, dès qu'ils s'éclairent au feu des passions. Cela m'aide à comprendre ceux qui
croient aux tables tournantes, au diable, ou aux revenants ; car,
pendant qu'ils font défiler leurs mauvaises preuves, j'aperçois
leur plus forte preuve, qui n'est qu'un désir mal bridé.
Je discourais l'autre jour, en ces Propos, sur la lune et le
temps. Sur quelques observations, soutenues par un raisonnement
assez vraisemblable, je concluais que la lune d'août de cette année traînait avec elle, dans le ciel, un beau temps précédé et suivi
de nuages, ce qui me conduisit à faire le prophète montre en
main et à dire : "Ce vendredi soir à dix heures le ciel sera clair ;
et le lendemain samedi, à dix heures et demie, le ciel se couvrira." Le fait est que les étoiles parurent à l'heure fixée et les
nuages de même. Mais je sus bien démêler un peu trop de volonté dans l'attente, et un peu trop de vanité après l'événement. Ce
fut comme un éclair de croyance, mais, heureusement pour moi,
mes idées changent plus vite que la forme des nuages.
On dit quelquefois que les fous sont heureux ; dans le fait je
les vois plutôt en colère contre tout ; mais quand ils seraient heureux en apparence, qui souhaiterait une folie sereine ? Non, il ne
faut pas croire. La destinée humaine est obscure, j'en conviens ;
mais il y a tout de même quelques clartés dans l'histoire ; et, si
quelque chose est prouvé, c'est qu'il n'est point digne d'un homme de se caresser soi-même avec des raisonnements agréables.
Une préférence n'est pas une preuve. La géométrie le fait bien
voir, et même l'addition. On voudrait bien avoir un peu plus
d'hectares, ou un peu plus de pièces de cent sous ; mais chacun
sait bien que le désir n'est ni bon arpenteur ni bon comptable. Et
l'enfant qui compte avec réflexion a déjà l'esprit purifié. Or, cette
purification pythagorique, vrai baptême d'esprit, est assurément
au-dessus de l'animal, et créateur de vraie humanité. Cette route
346
PROPOS 1910
monte jusqu'aux étoiles. C'est là le stade olympique. Mais la religion n'est qu'une friandise.
10 septembre 1910
1638 *
Si j'annonçais qu'on va bientôt payer les institutrices comme
les instituteurs, les téléphonistes comme les téléphoneurs, les infirmières comme les infirmiers, et ainsi du reste, et que l'État est
résolu à appliquer la formule : "A travail égal salaire égal", j'aurais l'air d'un nigaud. Assurément nos grands bureaucrates n'ont
pas toujours la vie douce ; plus d'une réforme trouble leurs nuits.
Mais, celle-là, ils ne font qu'en rire ; l'infériorité, l'incapacité, le
servage de la femme sont des choses sur lesquelles l'administration ne délibère même pas. Voyez. Les lycées de jeunes filles
sont nés d'hier ; la condition des professeurs femmes a été réglée
par des commissions d'hommes éclairés, et, il me semble, impartiaux. Or il leur a paru naturel, premièrement, d'exiger des faibles
femmes plus d'heures de service qu'on n'en exige des hommes ;
deuxièmement de leur donner, pour un travail plus dur, un salaire
moindre. Cette injustice redoublée est écrite dans nos lois ; les
femmes l'ont acceptée avec reconnaissance ; elles sont des centaines qui veillent tous les soirs et qui s'usent les yeux pour acquérir des droits aux bienfaits du gouvernement. Les femmes
travaillent à n'importe quel prix et vivent de peu, c'est bien
connu. Elles ont cela de commun avec les Chinois, et aussi de
faire des nattes avec leurs cheveux. A ces raisons de nature, on
ajoute d'autres raisons, tirées de la morale ; que la destinée de la
femme est de plaire à un homme, d'embellir le foyer, d'élever les
enfants. Ces raisons sont fortes, et se prêtent à des développements infinis. Mais considérez le fait. Un homme instruit quarante garçons ; une femme instruit quarante filles. Les fatigues
sont les mêmes ; les responsabilités sont les mêmes ; personne
n'ose dire que la femme y mette moins d'application ou moins de
coeur. La femme reçoit moins ; ce n'est pas juste.
Il me plaît qu'un homme déjà avancé dans la vie, et acclamé
partout comme la vraie image d'un peuple raisonnable, ait vu cette injustice et n'ait pas voulu la saluer. Il me plaît que, malgré le
silence glacial et sans doute un peu méprisant des ministres, notre Arbitre ait rendu encore une fois la même sentence1. Cela ne
sert à rien ? J'attache un prix infini à ces paroles qui ne servent à
rien. En vérité, disons que la Raison ne sert à rien et ne fait rien ;
car c'est toujours la passion qui mène le monde. Seulement la
Raison a une force singulière ; elle dit toujours la même chose ;
Septembre 1910
347
elle frappe toujours au même point ; elle frappe, c'est trop dire ;
disons qu'elle touche ; disons qu'elle effleure. Mais les passions,
avec toute leur violence, s'usent les unes contre les autres ; en
sorte qu'il se peut bien qu'il n'y ait que la justice qui compte.
L'histoire a laissé passer tout de même un peu de justice, toujours
un peu plus de justice. Et les conquérants sont morts. Comme la
goutte d'eau qui tombe sur la pierre, toujours à la même place,
ainsi la justice fait son trou.
11 septembre 1910
1639
C'est un lieu commun que chacun suit son intérêt ; disons même mieux ; disonsa que chacun suit ses passions. Nul n'est peutêtre juste en sa propre cause ; nul n'est peut-être incorruptible
quand il s'agit des siens. Il faut d'abord comprendre bien cela, de
façon à ne pas être choqué par de petits désordres publics. C'est
la vie qui agit ; ce n'est point la raison qui nous met en
mouvement ; c'est la vie pleine et le sang riche. Il y a peut-être
aussi des gens qui agissent par devoir, et selon ce qu'ils décident
froidement ; ce sont les sages ; et il faut remarquer qu'ils sont
toujours assez vieux ; en tout cas, ils sont peu nombreux ; ils feraient une vie lugubre. Dans le fait, la vie circule partout comme
un fleuve, avec tumulte et cris. Je revois un coin de rue ; une petite voiture chargée de fleurs fuit devant un omnibus ; il y a un
rémouleur, un pâtissier, mille gens pressés ; des femmes peintes ;
des gamins insolents. L'agent s'avance en nageant dans ce fleuve
comme un dieu marin. Ce sont des glapissements de marchands ;
ce sont des choses à vendre, qui flattent le goût et l'odorat. Un
homme porte sur son dos une affiche où il est dit que toutes les
pâtes à rasoir sont mauvaises, et qu'il faut acheter la pâte de X...
Le désir du gain, le désir de manger, tous les désirs tirent cette
foule en tous sens ; l'autorité lève son bâton ; la marchande de
fleurs prend les dieux à témoins. Cela est éternel comme l'eau
courante ; les temps ont marché en vain ; des marchands, des esclaves, des prostituées, des débauchés, des gourmands, des prétoriens. Je suis à Rome, au temps des Césars ; et je ne vois ici que
des Césars grands ou petits, qui règnent par la force, par la menace, par l'argent. Un cocher, là-haut, injurie toute la terre.
J'oublie le moteur humain, qui a tout traîné le long du temps,
qui sauve tout, qui sauvera tout, c'est la Curiosité. Ces yeux sont
avides ; ces yeux voient ; ces yeux jugent ; ces yeux pensent.
Voilà l'humain. Il n'en faut pas plus. Partout où des yeux regardent ainsi, il y a un arbitre, et il y a l'équité. Les Césars trom-
348
PROPOS 1910
paient par les jeux du cirque cette fureur de regarder. Le pain et
les spectacles. Le pain a nourri la guerre ; mais le spectacle a
nourri la justice. Chacun s'est représenté les choses et les
hommes ; chacun s'est perdu dans un tableau vrai. C'est par là
que s'est faite la vraie cité, de jour en jour, sans qu'on y pensât.
Chacun est injuste dès qu'il pense à lui, et juste dès qu'il pense les
autres comme à un spectacle. Ainsi la raison d'autrui regarde nos
passions. Le spectateur est législateur. Le spectacle devient à son
tour force ; c'est cet agent qui vocifère.
12 septembre 1910
1640
Chacun a pu remarquer, à certains moments, souvent après
une rampe péniblement gravie, une accélération de la vitesse,
sensible d'abord par les bruits rythmés des roues, par une espèce
de rumeur ou d'acclamation qui semble courir le long du train,
par l'espèce de soufflet d'air que l'on reçoit au passage des ponts,
et bientôt après par une espèce de balancement du wagon que
l'on sent tiré, poussé, soulevé, rebondissant entre ses tampons,
d'un rail sur l'autre. C'est alors que l'amateur de vitesse tire sa
montre et guette les poteaux kilométriques. J'aime assez ce petit
jeu ; tout de même je comprends bien, n'importe qui comprend
bien que cette vitesse n'est pas raisonnable ; la ferraille se plaint ;
tout dépend alors d'une vis ou d'un ressort ; et encore bien mieux
si l'on franchit alors une aiguille ou un croisement ; les roues font
des ricochets ; le train saute d'une voie sur l'autre, et c'est tant pis
pour la vaisselle. On passe tout de même, et personne ne se
plaint, si ce n'est quelque voyageur, un jour ou l'autre, qui s'endort soudainement sur l'aiguille et se réveille dans un lit d'hopital
avec les deux jambes coupées.
A quoi l'ingénieur répond : "C'est votre faute ; vous voulez aller vite." C'est se moquer. Quand le voyageur demande de la vitesse, ce n'est point du tout cette course à l'abîme qu'il demande,
ni ce galop, comme disent les cavaliers, à tombeau ouvert. Il demande qu'on parte à l'heure fixée. Il ne comprend pas pourquoi
ce rapide, qui roulait tout à l'heure comme un fou, siffle maintenant au disque en attendant que les légumes se garent, ou que le
bon cheval ait traîné ses wagons d'un quai à l'autre.
Une jour que j'étais dans un train-poste qui traînait bien six ou
sept bureaux roulants, j'observais les convoyeurs de lettres ; à
l'heure du départ, il en arrivait bien encore une vingtaine avec
leurs chariots ; les chariots s'accrochaient ; un sac tombait ; le
chef de gare avait son sifflet aux lèvres ; on perdait cinq mi-
Septembre 1910
349
nutes ; après cela nous étions secoués comme des laitues, en traversant d'obscures petites gares.
Tous ces travaux d'embarquement et de débarquement devraient se faire avec une précision militaire, comme on voit manoeuvrer les artilleurs ; chacun devrait avoir son poste, et marcher au sifflet. Dans le fait, chacun se mêle de tout ; et le chef
fait tous les métiers. N'a-t-il pas l'air toujours, cet homme malheureux, de recevoir plus de malles, plus de sacs, plus de voyageurs, plus de wagons, plus de trains qu'il n'en attendait ? Ce
n'est pourtant pas par hasard, voyons, qu'il y a de tout cela dans
une gare.
Après cela, quand les voyageurs se plaignent des retards, des
correspondances manquées, des colis perdus, l'ingénieur invente
un remède admirable ; il remanie les horaires ; il rogne sur les arrêts réglementaires, il achète de nouvelles machines pour traîner
les vieux wagons ; l'indicateur est alors beau à lire, et nos vitesses commerciales font rougir l'Europe. En réalité, les bousculades sont multipliées, les retards aussi ; il faut rattraper. Le mécanicien pousse sa grosse Compounda, et, un beau jour, les rails
sautent, et par la faute des voyageurs, bien évidemment.
13 septembre 1910
1641
Les intérêts sont toujours conservateurs. Beaucoup auraient à
perdre ; la plupart des autres sentent plus vivement la crainte que
l'espoir ; au total, les passions galopent en cuirassiers. C'est
pourquoi l'avarice, l'envie, la débauche, l'ambition, le mépris, la
haine, le désespoir font un état assez stable ; les tyrans le savent
bien. Esclaves, serfs, prostituées ; Bastille, torture, bûchers ;
métiers mortels, chômages, enfants maigres ; tout cela peut durer
longtemps. Au surplus, ce qui dure un an peut durer dix siècles ;
chaque jour d'esclavage use la colère et serre la chaîne. Tout état
de société, si paradoxal qu'il soit, s'arrange par son poids, comme
un tas de pierres.
Ce qui fait les Révolutions, ce n'est point la passion ; c'est la
pensée. L'état révolutionnaire en chacun, qu'est-ce que c'est ? Ce
n'est pas une vertu singulière ; les vertus, en diminuant le mal,
éloignent plutôt les changements. Celui qui est dans l'état révolutionnaire, dans son intérieur, c'est un homme qui n'adore plus
ses actes ; on pourrait dire, plus simplement, c'est un homme qui
n'adore plus. Ses actes sont comme tous les actes autour de lui.
Injuste comme tous les autres dès qu'il est lui-même en cause. Il
profite du travail d'autrui, augmente ses appointements ou ses re-
350
PROPOS 1910
venus, tire du plaisir de son argent, et dort même très bien. Seulement il donne quelques minutes au plaisir royal de juger.
Quand il déplie son journal, vous diriez un juge. Le bon sens
guillotine en lui à chaque minute : "Voilà un singulier pape, se
dit-il. Cet empereur a perdu la tête. Il faudrait traîner ce juge en
jugement. Voici une grève ; ils ont raison, je ferais comme eux.
Ce diplomate fait rire ; il retarde de deux siècles ; et c'est pour
cela qu'on le paye. Ces ingénieurs sont des ânes ; ils ne pensent
qu'à boucher les égouts ; mais où passera l'eau qui passait par
l'égout ? Ah ! si j'étais roi ! Mais je suis roi ; je vais écrire à mon
député." Il pense. Il juge que ce qui est n'est pas très bien. Après
cela il replie son journal, et marche à grands pas dans l'injustice.
Disons qu'il se peut bien que les pensées d'un homme n'aient jamais changé ses actes.
Mettez maintenant des milliers d'hommes ensemble. Chacun
apporte ses passions, ses intérêts, ses opinions. Passions et intérêts se heurtent, mais toutes les pensées, autant qu'elles sont impartiales, s'accordent ; car il y a une vérité commune, la science
le prouve par le fait. Ainsi, dans une masse d'hommes qui délibèrent, c'est la pensée qui fait la loi ; et il y a réellement, comme
Jean-Jacques l'a dit avec force, une volonté générale du peuple
assemblé1. Dès que des hommes sont réunis, et pourvu que leurs
intérêts se battent, l'esprit les mène. De là, aux premiers temps,
ils ont formé l'idée d'un Dieu, meilleur qu'eux, qui les mène.
Ainsi les pensées, stériles en chacun, gouvernent le tout. Ils sont
justes, non pour avoir voulu la justice, mais pour l'avoir pensée.
Les plus habiles ont compris cela, et condamnent la pensée.
Voilà pourquoi toute la faiblesse du fond des coeurs adore le
pape.
14 septembre 1910
1642
Les chevaux de fiacre travaillent toujours au delà de leurs
forces ; aussi les voit-on dormir dès qu'ils s'arrêtent. Par cette
méthode ils sont faciles à retenir, difficiles à effrayer. Même les
chevaux mieux nourris et plus reposés qui traînent les camions,
on en met presque toujours deux où il en faudrait trois ; de là ces
montées pénibles, ces glissades sur le pavé, ces coups de fouet,
ces jurons. C'est un tumulte que chacun connaît ; je ne puis voir
là l'usage raisonnable d'une force. De tels va-tout ne devraient se
voir qu'à la guerre ; et encore, peut-être est-ce une erreur des
siècles que de tout sacrifier pour la victoire ; et, le jour où l'on
fera la guerre économiquement, comme un travail bien réglé,
Septembre 1910
351
sans pertes inutiles, l'industrie guerrière atteindra peut-être un
rendement inconnu jusqu'ici.
Je faisais ces réflexions en considérant un petit homme qui
tournait autour d'une grosse malle, d'une admirable grosse malle
de race américaine, de ces malles qui font envie quelquefois à un
petit voyageur. J'offris à l'homme de l'aider ; mais il en fut
comme offensé, et tira tout seul sur la malle d'un élan brusque, la
jetant enfin sur son dos. Évidemment la malle était trop lourde
pour lui, et pour n'importe quel homme de peine. Je compris
mieux alors ce mot : homme de peine, et que, raidir ainsi ses
bras, se casser ainsi la poitrine et les reins, risquer de se donner
une hernie à chaque effort, ce n'est plus travailler, c'est peiner.
Quel est donc le moraliste qui prouvait que le travail est un plaisir ? C'est un homme, assurément, qui n'a jamais jeté sur son dos
une malle américaine. Au reste ce surmenage n'est pas bon non
plus pour les malles. Est-ce que tous ces travaux de levage ne
devraient pas se faire mécaniquement, sans une plainte d'homme,
sans une plainte des choses ? Mais nous menons tous ces travaux
comme des charges de cavalerie.
Ces exemples me revenaient à l'esprit comme je lisais de nouveaux détails sur la catastrophe de Bernay1. Les machines sont
trop lourdes ; elles vont trop vite ; toutes les pièces sont forcées ;
les mêmes aiguilles reçoivent des chocs de plus en plus violents,
comme si on voulait savoir jusqu'où elles résisteront. On attelle
un pauvre wagon de huit tonnes entre deux wagons de trente tonnes ; la légère voiture est poussée, soulevée, cahotée entre ces
deux masses ; et ce sont toujours les mêmes barres d'attelage, et
les ridicules chaînes de sûreté qui pendillent à droite et à gauche.
Ce sont toujours les traverses d'autrefois, chargées de quelques
cailloux, alors qu'il serait si facile d'ancrer la voie dans la terre.
Et ce sont toujours ces rails mis bout à bout, de façon que chacun
est comme une marche à monter. On lance là-dessus des machines énormes, réglées comme des chronomètres ; vous jugez si elles se dérèglent vite. La raison fait des merveilles, mais les passions vont toujours plus vite que la raison.
15 septembre 1910
1643 *
Marc Sangnier s'est donc soumis galamment. Pour mon goût
cet homme a un peu trop de facilitéa. On dirait un enfant qui
passe d'un jouet à un autre, après avoir pleuré deux petites minutes. Il s'excuse d'avoir été hérétique comme un étourdi qui aurait bousculé quelqu'un. J'aurais voulu quelque farouche ressen-
352
PROPOS 1910
timent, fût-ce contre lui-même, et quelques insultes à ses erreurs ; il me semble qu'on ne quitte pas si poliment une idée que
l'on reconnaît fausse, si on l'a aimée.
Il y a une intelligence qui ressemble à un bavardage bien
composé. En disant qu'elle est vulgaire, je ne veux point faire
entendre qu'elle est laissée aux hommes peu cultivés. Tout au
contraire j'estime toujours au plus haut prix les idées d'un homme
qui s'est instruit tout seul, et qui a retrouvé avec une peine infinie
des propositions assez évidentes. Pour tout dire, je n'estime que
les inventeurs, dont Descartes est le plus haut modèle, et qui sont
obscurs à souhait, qui disent mal ce qu'ils voudraient dire, qui se
contredisent, se reprennent, et font avancer un troupeau d'idées
dans un chemin rocailleux. De tels hommes pensent souvent
mieux qu'ils ne raisonnent. Aussi ont-ils assez d'obstination ;
souvent plus d'obstination que de preuves ; et se comprennent
souvent moins eux-mêmes que le premier sot ne les comprendra.
Si, avec ces idées aux racines noueuses, ils ont aussi un grand
mouvement et une grande mobilité de leurs plus hautes branches,
et des oiseaux encore qui viennent s'y poser et s'en envolent, ce
sont des chênes centenaires, sous lesquels il faut rêver. J'aime les
cimes orageuses de Proudhon, et ces racines qui empoignent la
terre. Non point conciliation, mais contradiction ; n'est point leur
disciple qui voudra. Voilà une doctrine.
Mais ces autres petits penseurs flottent au vent, et bénissent
tous ceux qui voudront. Ils ont reçu tant d'idées qu'ils en ont pour
tous les goûts. Impossibles à toucher, dans l'escrime oratoire.
Tout ce qui est faux ou injuste, parbleu ils le rejettent. Tout ce
qui est juste, vrai, beau ou bon, parbleu ilsb le prennent pour eux.
Syndicalistes, coopérateurs, socialistes, individualistes, patriotes,
humanitaires, ils sont tout cela, et sans contradiction ; car leurs
idées n'ont point d'angles ; elles sont usées comme de vieux pavés ou de vieilles bornes. Audacieux et révolutionnaires à faire
frémir ; petits agneaux au fond du coeur, et le fond du coeur sur
la main. Hommes de carrefour ; leur amour n'est point le fils
d'une haine de poitrine. Ils veulent plaire, et l'on applaudit. J'aimerais assez ces agréables compagnons, mais pour trinquer, non
pour penser. Sentant très bien ces nuances, ils ne boivent que de
l'eau ; mais, malgré le proverbe, ils n'arrivent pas à être méchants. Saint-Père, gardez vos blancs moutons.
16 septembre 1910
1644 *
Septembre 1910
353
Désarmement, c'est mal dit ; car tout peuple libre doit être armé, puisque les injustes sont toujours armés. Ce que nous devons
vouloir, c'est un autre genre d'armement. Nous sommes armés
présentement pour l'intervention au dehors, pour l'offensive, pour
la conquête. Nous suivons la tradition du premier empire ; là est
notre erreur. Nous concentrons et nous faisons manoeuvrer de
grandes armées ; c'est une méthode d'envahisseurs ; nous voulons
l'appliquer à la défense ; cela est absurde et cela égare l'opinion.
La défense par grandes armées est contre le bon sens. Oui,
celui qui veut conquérir, celui qui pénètre chez le voisin, celui-là
doit ramasser ses forces, frapper ici ou là, produire des effets de
terreur, afin d'obtenir un bon traité. Cette tactique est bonne, si
l'adversaire l'imite, si l'adversaire accepte les règles du jeu, met
toutes ses chances en bataille rangée, ou veut bien faire d'une capitale l'enjeu de tout un peuple. Contre ce système, on peut invoquer deux bons exemples ; deux peuples ont résisté à Napoléon
le Grand, l'Espagne et la Russie ; l'une et l'autre ont combattu en
ordre dispersé, épuisant et affamant l'adversaire, et presque sans
risques. Un peuple qui préparerait une telle guerre serait invincible et personne n'aurait le droit de le craindre hors de chez lui.
Voici donc comment je me représente une guerre défensive.
Le gouvernement, les arsenaux, les magasins de vivres sont cachés au plus profond du pays. Tout l'art des grands chefs s'emploie à faire circuler les vivres, les cartouches, les vêtements ;
tous ceux qui ne peuvent pas faire la guerre s'occupent de fabriquer, de réparer, de colporter. La guerre est faite par des cohortes
assez peu nombreuses, armées de fusils, de mitrailleuses, de peu
de canons, de beaucoup d'obus ; et tous les coups doivent porter ;
on ne tire point pour faire du bruit ; on charge rarement ; on ne se
fait point tuer, on tue. On ne se bat pas pour l'honneur, on se bat
pour la liberté. On ne se rend jamais ; devant des forces supérieures, on se disperse, on se rassemble ; c'est le jeu du moucheron. Il n'y a jamais de bataille, mais l'embuscade est partout. Les
femmes et les enfants servent d'espions. Tout est dévasté en
avant de l'ennemi ; le canon tonne sur ses flancs. C'était le rêve
des francs-tireurs. Si toutes nos armées combattaient en francstireurs, vous verriez comme la guerre deviendrait vite odieuse à
l'envahisseur et au contraire tonique et presque agréable pour les
patriotes. Ne point se faire tuer, et ne jamais faire la paix, telles
seraient, telles seront les règles de cette nouvelle guerre, tout à
fait différente de la guerre d'autrefois, qui n'était qu'un tournoi en
somme. Et peut-être on sera sans pitié pour l'ennemi vaincu, oui
sans pitié, tant qu'ils ne seront pas rentrés chez eux. Mais, en mê-
354
PROPOS 1910
me temps, des milliers de proclamations, dans toutes les langues,
lancées partout, affirmeraient la fraternité des peuples, et dévoileraient la folle ambition des rois. Il faut bien esquisser ce qui
sera, et sans être du métier. Quiconque est du métier parle pour
un jury d'hommes du métier, et n'en pense pas plus.
17 septembre 1910
1645
La prière avait du bon. C'était un mouvement du coeur pour
s'accommoder aux choses. Mais Dieu a tout gâté. On tombe alors
dans la paresse imbécile, ou dans la crainte, ou dans la fureur.
Paresse et crainte, c'est esclavage ; fureur, c'est déjà folie ; et il y
a de tout cela un peu, il me semble, dans le fanatisme d'un moine.
L'enfant a peur dans la nuit ; de ce sentiment naturel, et même
utile à ceux de son âge, il fait une chose, et c'est le loup-garou ;
et comme le loup-garou passe par le trou des serrures, voilà la
prudence qui devient folie. C'est à peu près ainsi que l'homme
ayant créé Dieu, Dieu a créé le moine.
J'ai admiré la fameuse profession de foi du Vicaire Savoyard1,
aussi souvent que je l'ai lue. L'heure matinale, la terre des
hommes étendue à leurs pieds, la fumée des villages, tous ces
travaux visibles, et les grandes forces autour d'eux, torrents et
rochers, selon la Nécessité, quelle vision, pour le coeur qui
s'éveille ! Le disciple est homme ; son regard humain vole de
clocher en clocher. Foi, espérance, charité, nobles choses
humaines. Ce mouvement de coeur est vrai ; ceux qui ne le
connaissent point ne sont jamais nés ; ceux qui ne le sentent plus
sont déjà morts.
"Toutes les fois qu'on me parle de Dieu, c'est qu'on en veut à
ma liberté ou à ma bourse." Il faut penser cela ; il faut dire cela.
Mais quoi ? Jean-Jacques ne fut-il pas le maître de Proudhon,
avant d'être le mien ? Oui, il y a une religion organisée contre les
plus justes mouvements du coeur ; oui, contre la foi, contre l'espérance, contre la charité. Le pape a bien voulu nous le rappeler ;
oui, et que l'inégalité n'est pas injuste, puisque Dieu l'a voulue ;
que la justice c'est l'obéissance ; que la charité et le pauvre iront
éternellement dans cette sombre vallée l'un traînant l'autre, pour
le salut des riches2. Mais que me font ces petits anathèmes ?
Jean-Jacques disait : "Pourquoi cet homme entre Dieu et moi ?"
Je veux bien faire, pour cette fois, la leçon au maître, et lui dire à
mon tour : pourquoi ce Dieu entre la justice et moi ? Mais je vois
que le maître sourit. J'ai bien suivi le mouvement de sa pensée ;
j'ai bien saisi cette vallée lumineuse, ces forces mesurées, tous
Septembre 1910
355
ces travaux humains. C'est bien l'homme qui a inventé la justice ;
c'est bien l'homme qui a inventé Dieu. Dans ce mouvement de
coeur, au-dessus des petites passions, dans ce mouvement humain je recrée l'une et l'autre ; et les mots n'y font rien. Je sens
qu'il faut travailler avec foi, avec espérance, avec charité, à la
grande oeuvre humaine. Je sais que le pape n'est pas de cette religion-là ; je le sais, puisqu'il me le dit. Mais la bonne femme qui
dit son chapelet, comment saurais-je si sa méditation ne va pas
plus loin que ses paroles ? Toute bonne volonté remue toujours et
soulève toujours toute la pensée humaine. Je me moque de son
Dieu, mais je crois en cette pauvre bonne femme. O noble JeanJacques, que ton discours m'emporte où il voudra : je n'ai point
peur du loup-garou !
18 septembre 1910
1646
Si nous avions quelque Cincinnatus1 qui fût capable d'employer une prodigieuse sagesse au service de la Patrie et de la
Justice, et si nous lui donnions tout pouvoir, que ferait-il ? Évidemment il examinerait les problèmes suivants.
Premièrement, cette fièvre d'industrie2, fille de science, qui
nous emporte sur nos machines, comme une sorcière sur son balai. D'où une effrayante consommation d'heures de travail, une
prime démesurée aux inventeurs, et une vie difficile et sans loisirs pour ceux qui exécutent.
Deuxièmement, une folie d'armements3, exaspérée tous les
jours par les nouvelles inventions ; ce qui est aussi redoutable
que ruineux ; qui a un aéroplane volera ; qui a un fusil tuera. Les
instruments de guerre se multiplient plus vite que la volonté de
guerre ne diminue ; et la science nous ramène à la barbarie par un
chemin détourné ; car les guerres nourrissent les haines, et cela
est sans fin. Notre Cincinnatus méditerait longtemps là-dessus.
Troisièmement, une guerre intestine, contre les voleurs et les
assassins. Misère, alcoolisme, chômage, guerre de classes,
interruption de l'apprentissage par le service militaire, corruption
des grandes villes, dépeuplement des campagnes, tous ces maux
se tiennent.
Quatrièmement, dépopulation4, conséquence inévitable de
tous les maux qui viennent d'être examinés. Il meurt trop de nouveaux-nés5 ; la prostitution stérilise les villes ; et comment fonder
une famille à vingt ans s'il faut partir à la caserne ?
Cincinnatus mesurerait cette énorme machine, qui consomme
tant de bonne volonté et tant de sagesse, et ce progrès, en somme,
356
PROPOS 1910
qui fait tant de mal pour un peu de bien. Comment gouverner ce
grand navire, emporté par ses machines, par sa masse et par les
courants ?
Sans doute il appuierait, pour commencer, sur le levier des
impôts somptuaires6, moyen assuré, semble-t-il, de modérer à la
fois l'inégalité des fortunes et la consommation de luxe.
Il voudrait aussi soulager, aérer un peu les grands centres, disperser les métiers, régénérer les vertus rustiques. A quoi lui serviraient des milices locales7, bien armées, bien exercées, et qui
ne demanderaient à un marié de vingt ans qu'un jour sur sept,
tout au plus. Par là aussi la police serait assurée, car les miliciens
s'exerceraient par des patrouilles, par une surveillance armée, par
des chasses à l'homme, et sous l'opinion des femmes. D'où un renouveau de vertus guerrières à la fois et pacifiques ; car le nerf
de la guerre, présentement, ce serait surtout l'ennui que l'on impose à des soldats de vingt ans. Le nerf de la guerre doit être
dans l'opinion des pères et des mères, et dans l'état actuel des
moeurs ; nulle guerre injuste n'en pourrait résulter. Disons aussi
qu'on serait moins attiré par les travaux et les plaisirs de la ville.
Disons que l'ivresse d'un milicien serait un bien plus grand scandale que l'ivresse d'un soldat.
Après cela, Cincinnatus réformerait encore l'enseignement,
qu'il voudrait moins étroitement industriel, plutot tourné vers la
sagesse que vers le succès, et surtout destiné à éclairer un peu les
plus paresseux et les plus lourds. Et puis Cincinnatus s'en retournerait à sa charrue.
19 septembre 1910
1647
J'ai connu un chasseur qui faisait un grand vacarme et ne tuait
jamais rien. Un lièvre lui partait dans les jambes ; il prenait son
temps comme un vrai braconnier qui ménage la poudre ; il faisait
feu du premier canon, suivait la bête de l'oeil, redoublait,a et enfin employait une bonne demi-heure à rechercher sa victime ;
car, disait-il, elle n'a pas pu courir bien loin. Le fait est qu'il ne
touchait jamais, comme si quelque malin génie avait retiré tout le
plomb de ses cartouches. Visait-il ? On n'en put rien savoir. Ce
qui est sûr, c'est qu'il aimait la chasse.
Ce personnage ne m'étonne pas trop. Il m'est arrivé de le jouer
vers ma seizième année, un jour que je fus invité dans une de ces
chasses campagnardes de la Beauce, où on marche sur les
perdrix. Il y avait là des chasseurs résolus, qui firent des massacres ; et aussi un débutant, grand, fort, et très enfant à l'in-
Septembre 1910
357
térieur, comme j'étais. Nous fîmes une petite armée à nous deux,
et notre tactique fut de bien nous cacher ; mais nous nous cachions, par malechanceb, juste dans les mêmes replis que les perdrix ; il fallut brûler des cartouches ; ce fut un bruit mémorable,
sans aucun mal ni pour les bêtes ni pour les gens. Nous fûmes
traités comme on peut l'être par des gens passionnés, qui ignoraient les nuances ; ils en firent des récits à la ferme ; et il arriva
qu'à l'heure du café les filles de la maison et les plus jeunes servantes tinrent les deux grands serins dans un mauvais coin que je
vois encore, et les méprisèrent sans façon ; cet âge est sans pitié.
Depuis, je me suis aguerri contre les pies et les merles, et j'ai
acquis un rang convenable parmi les chasseurs. C'est qu'aussi je
conduisais mes actions par ordre, visant d'abord, et faisant feu
ensuite ; tandis qu'au commencement, et surtout quand les perdrix s'enlevaient de tous les côtés, réellement je tirais avant de
l'avoir voulu ; et non point sans viser ; au contraire je visais ;
mais je ne voyais jamais rien au bout de mon fusil. Jean-Jacques,
alors qu'il était très jeune, voulut être, comme on sait, chef d'orchestre, avant de savoir la musique. Voilà la passion toute nue.
Je reviens à la chasse, quec je pratiquai quelques années, et
dont je fus enfin détourné par deux causes principalement. La
première fut que je m'avisai d'observer les bêtes, au moment où
je leur donnais le coup de grâce. La seconde, que je ne reçois jamaisd sans honte les invectives des paysans. Un chasseur est un
pillard, qui ne respecte ni luzernes ni carottes, dès qu'il est dans
le feu de l'action. Or il suffit d'avoir semé une capucine dans un
pot pour soupçonner le prix du travail. Ces soins et cette attente
sont toute la vie du paysan ; et tout cela est sous les talons d'un
fou de la ville, et qui, par surcroît, fait siffler ses plombs à vos
oreilles. Les reproches de quelqu'un qui a raison, voilà ce que je
supporte le moins.
20 septembre 1910
1648
Il existe une espèce de martyrs propre à notre temps, c'est le
jeune bourgeois qui s'est abandonné aux socialistes. Depuis l'affaire Dreyfus, il a abjuré solennellement toutes les erreurs bourgeoises. Les ouvriers, non sans malice, lui ont donné beaucoup
d'idoles à massacrer. Des généraux, des usiniers, des ministres et
des bourgeois socialistes ; il a tout massacré. Les cercles socialistes ressemblent à tous les cercles en ceci que, dès que l'on accorde quelque chose à leur opinion de cercle, il faut tout donner.
Oui, maudire les bons patrons ; maudire la participation aux bé-
358
PROPOS 1910
néfices ; maudire le droit de propriété des syndicats ; maudire les
maisons ouvrières, les hôpitaux, les écoles, les prisons et les casernes ; nier les frontières, déclarer la guerre à la guerre, fusiller
les officiers, lever la crosse en l'air, tout cela en discours, bien
entendu ; voilà les épreuves redoutables de cette initiation ; voilà
ce qu'il faut déclarer selon la mélopée des doctrinaires1 et sans
changer une virgule. Après cela, quand le jeune bourgeois se
tient à peu près debout sur tant de ruines, il se trouve toujours un
boulanger ou un serrurier tout à fait pur qui lui dit : "Vous n'êtes
pas socialiste ; vous ne pouvez pas être socialiste, parce que vous
n'êtes pas de notre classe ; vous essayez bien, mais vous n'arrivez
pas ; ce n'est pas votre faute." Ce sont des heures pénibles.
Les bourgeois sont charmants. Ils entendent ces mêmes discours
sans mauvaise humeur ; ils tirent correctement les conséquences,
et s'établissent dans leur fauteuil pour voir passer la Révolution.
Cette tranquillité est forte ; il s'y joint une sérénité d'esprit qui
résulte de ce qu'ils comprennent tous les discours bien faits, et,
dans le fond, de ce qu'ils aiment la justice plus qu'on ne croit.
Ainsi le pigeonnier est habitable ; et le jeune pigeon y revient
tous les soirs. Un beau jour, il se sentira né pour cette vie-là, et
pour ces opinions-là ; il sentira son éducation, son vêtement, ses
mains blanches, et sa modération, comme des nécessités. On ne
peut pas toujours être jeune ; en condamnant les erreurs des
jeunes2, le pape n'a fait que sonner les âges pour tous. Mais la
nature agirait bien toute seule ; tous les ans elle fait une
promotion d'hommes sérieux.
Il y a, par bonheur, une foule innombrable d'hommes libres,
qui n'ont jamais flatté personne, et qui aiment assez à contredire.
Un cercle agit sur eux d'une étrange façon, car d'instinct ils résistent à la mode, et à toute tyrannie ; fermes contre tous, contre le
royaliste, contre le socialisme, contre le pape, et même contre l'âge, ce qui fait croire qu'ils flottent. Impartiaux autant qu'ils peuvent, ce qui fait que leur Parti se croit toujours perdu. Sous ces
apparences, un parti-pris, une foi inébranlable ; une haine de
toute tyrannie et de toute violence, qui ne dort jamais. Ils lisent
encore Les Châtiments, et La Caravane3 les fait très bien pleurer.
Ce peuple est ainsi ; les ans l'ont sculpté ; et l'on a écrit beaucoup
de sottises sur son piédestal ; l'une couvre l'autre, et la pluie lave
tout.
21 septembre 1910
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Septembre 1910
359
Je dois à mes lecteurs la suite d'une lettre que j'ai reçue sur la
Représentation proportionnelle1. Voici un argument assez fort :
"Les proportionnalistes ont répété maintes fois qu'avec le scrutin
uninominal2, il suffit très souvent d'un déplacement de quelques
dizaines de voix, parfois d'un déplacement de quelques voix seulement pour mettre en échec un député dans sa circonscription ;
et ils pensent que c'est vraiment laisser la partie trop belle aux
puissances de corruption (car il y en a), qui ont ainsi toute facilité
pour châtier les députés trop scrupuleux et pour terroriser les
autres. J'espérais que vous réfuteriez cet argument, puisque vous
abordiez la question de la corruption politique. Je me suis trompé, car vous n'en parlez même pas. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, la thèse des proportionnalistes me semble encore
invulnérable."
Sur la corruption des électeurs, c'est-à-dire, au sens précis du
mot, sur l'achat des suffrages, j'ai à dire que je n'y crois pas
beaucoup. Vous ditesa que certains candidats sèment de l'argent,
et qu'un certain nombre d'électeurs, qui n'ont pas à proprement
parler d'opinion, votent de préférence pour un homme riche et
généreux. Dans ce cas-là, on ne peut pas dire qu'il y ait corruption, à parler exactement ; les électeurs de cette espèce votent
pour un riche, ce qui est une opinion. Ne croyez point que je me
moque. Réellement il y a eu, il y a encore, dans la masse des
électeurs timides, un respect de la richesse qui est une opinion
politique. J'y vois même ce qu'il y a de plus profond dans les
sentiments réactionnaires ; l'électeur qui vote d'après ces sentiments-là ne s'en rend pas toujours bien compte ; il invoque la liberté du père de famille, la tradition Française, l'audace des révolutionnaires ; en réalité il s'imagine que le pouvoir appartiendra toujours aux plus riches ; que d'ailleurs les plus riches savent
mieux que les autres administrer ; et qu'enfin la richesse donne
une certaine prudence et une haine d'instinct contre toute réforme, ce qui est vrai ; et enfin ils ont pour habitude de plaire aux
riches, de penser comme les riches, de saluer les riches. Cette
opinion doit être comptée. Et, voyons, si l'élection dépend de
cent voix qui vont au plus offrant, où est la justice ? Car les deux
partis sont à peu près égaux ; et pourquoi voulez-vous que le
parti des riches ne triomphe point par la richesse, s'il le peut ? Si
le plus grand nombre était à vendre en ce sens-là, il faudrait
pourtant bien accepter un parlement de riches ; et l'on n'aurait
qu'un droit, le droit de parler, d'écrire, d'instruire.
Au reste je ne vois pas pourquoi, avec la Proportionnelle, les
esclaves des riches ne se compteraient pas aussi bien ; tout au
360
PROPOS 1910
contraire, les voix incertaines dont vous parlez, et qui, dans le
système actuel, sont presque toujours sans puissance, feraient
masse pour la liste des riches. Et, du reste, je crois que le mal serait négligeable ; le succès d'une foule de doctrinaires pauvres le
prouve assez, il me semble.
22 septembre 1910
1650
Les plaisirs de société sont vifs ; les peines de société sont insupportables. Plaisirs de société, j'entends échange d'idées, admiration en commun, rire commun et même larmes communes, politesse, respect, éloge, cordialité. Peines de société, j'entends
l'humiliation, venant de mépris, dédain ou arrogance ; les disputes passionnées, les reproches ; l'ennui à plusieurs, enfin. C'est
pourquoi la solitude peut être dite la pire des choses, ou la meilleure des choses, selon les gens que l'on voit.
Les intérêts excluent les plaisirs de société ; dès que vous réunissez des solliciteurs et des sollicités, que ce soit pour de l'argent, ou pour une place, ou pour une croix, on s'ennuie. Il y a de
ces déjeuners de profiteurs, où chacun cherche une transition
pour jeter dans les plats ses oeuvres et ses espérances. D'autres
naviguent de chaise en chaise, à l'heure du café, pour bloquer
dans quelque coin le critique, l'éditeur, le bailleur de fonds, l'académicien, le député. J'en ai connu qui demandent impudemment
à l'un ou à l'autre : "Je cherche quelque feuilleton théâtral à rédiger pour de l'argent ; vous ne connaîtriez pas quelqu'un qui puisse m'être utile ?" D'autres récitent de petites annonces : "Un
Monsieur très intelligent et très cultivé demande un travail
agréable et bien rétribué." Cette espèce empoisonne les plats ;
mais il faut se défier aussi de l'homme bienveillant qui, par habitude, essaie de rendre service ; et vous tend une planche pour
passer sur son navire ; c'est un piège redoutable ; car il faut refuser avec grâce ; mais, de toute façon, refusez.
Quand on a mis les intérêts dehors, alors les idées viennent.
Non pas des sermons, ni des conférences, mais des idées. Tout le
monde a des idées. Du moment où, sans penser à soi, on pense à
un objet, on a une idée ; mais dès que l'on pense à l'idée, on n'a
plus d'idée. Pour parler autrement, une idée n'est idée qu'au moment où on l'invente ; si on la récite, ce n'est plus rien. Au reste,
pourquoi récite-t-on une idée, si ce n'est par prudence, ou par ambition, ou par timidité ? Cela nous ramène à la règle ; il faut laisser les intérêts à la porte.
Septembre 1910
361
Il faut donc beaucoup d'ingénuité dans la conversation ; mais
le jeu, ainsi compris, a encore ses dangers. Il y a une mesure à
garder ; il faut écouter ; il faut souvent tirer des idées d'un homme remarquable, comme on tire de l'eau d'un puits. Il faut discuter, mais jusqu'où discuter ? J'ai vu des entretiens précieux gâtés
par des orages de violence. Un homme peut être fort heureux en
société, et recherché, et hautement estimé, s'il se donne seulement pour tâche de prévoir ces orages soudains. Après tout, il
faut les aimer, pour les lumières qu'ils jettent. Où est la règle suprême en tout cela ? Vouloir s'instruire ; vouloir penser en commun ; comprendre avidement les autres ; je dirais, travailler à faire un objet ; y faire travailler les autres ; ne penser qu'à la chose ;
ne pas penser aux personnes. Tel serait le fond de la vraie politesse. "L'aimez-vous ? Le craignez-vous ? Qu'en espérez-vous ?"
Ce sont des jeux d'animaux parlants. La question humaine, au sujet de n'importe quoi, est celle-ci : "Qu'est-ce que c'est ?"
23 septembre 1910
1651
On peut voir maintenant à l'est, vers dix heures du soir, les
Pléiades frileuses, et, un peu au-dessus d'elles et plus au sud,
Saturne qui nous revient, ou plutôt que nous retrouvons à peu
près où nous l'avions laissé parmi les étoiles, car cette planète ne
va pas vite. Mais vous chercherez en vain la planète Mars, qui
marchait avant Saturne l'an dernier à cette saison ; Mars, qui fait
un tour bien moins grand que Saturne, a beaucoup voyagé ; il
passe maintenant dans le ciel en même temps que le Soleil.
Toutes les fois que l'on explique ces choses, ceux qui écoutent, jeunes ou vieux, s'y jettent avec joie. Si maintenant vous interrogez quelque professeur de mathématiques, il vous dira, je le
parierais, que la cosmographie est une science que les élèves
n'apprennent pas. Cela fait rêver. L'astronomie est l'alphabet des
sciences et de la nature. C'est là que les hommes ont saisi les
lois ; c'est là que les théories mécaniques trouvent leurs plus remarquables applications. C'est la grande porte sur les sciences.
On y voit une première esquisse de la nécessité, et sensible à tous
les yeux. Mais combien y a-t-il de bacheliers qui sachent seulement que les étoiles tournent ?
J'aperçois deux causes de cette ignorance. La première est que
l'on ne dirige pointa assez tôt les yeux des enfants vers les phénomènes du ciel. Entre dix et quatorze ans, que font-ils donc ? Ils
rabâchent la grammaire, et font la chasse aux mouches. Or, les
premières observations, sur le soleil, sur les étoiles, sur la lune,
362
PROPOS 1910
sont tout à fait à leur portée. Il n'y faut point d'instruments. Avec
une canne plantée dans la terre, on a un fort bon cadran solaire.
Avec un tuyau de carton, on saisit fort bien le mouvement des
étoiles. Avec des yeux passables, tout simplement, on peut
comprendre le principal de tout ce mécanisme. Des bambins de
dix ans pourraient faire la carte du ciel de mois en mois, et marquer les heures et les saisons, d'après l'ombre, sur les murs de la
classe. Soyez sûrs qu'ils réclameraient d'eux-mêmes, et bien
avant leurs seize ans, de profondes leçons de cosmographie.
Il faut dire aussi que notre cosmographie est trop abstraite.
Nous commençons par la fin. Un élève apprend que Saturne tourne autour du soleil avant d'avoir vu Saturne tournant autour de la
terre. La réponse vient avant la question. Les lois de Képler
achèvent de tout gâter. Il est de bon sens qu'avant d'expliquer les
faits on les décrive et on les fasse voir. Mais l'enseignement des
sciences est étranger au bon sens. On veut que l'enfant voie
toutes choses du soleil, non de la terre. Et cela est la conséquence
d'une idée qu'on n'avoue pas, et qui règle tous les programmes : il
ne faut point perdre son temps à chercher de nouveau ce qui est
trouvé. Si l'on considère seulement la pratique, cela est vrai ; et
l'instinct des bêtes nous offre le plus frappant exemple d'un étonnant savoir, qui n'est point du tout un savoir. Donc, sib tu veux
devenir un homme, observe bien en quoi les bêtes sont des bêtes.
Car la ruche humaine se fait tous les jours ; et il faut la démolir
tous les jours.
24 septembre 1910
1652 *
Les nouveaux Pères de l'Église avaient une méthode assez
plaisante pour nous ramener au catholicisme. Ils partaient en
guerre contre l'Intelligence mesureuse. Considérant les sciences
les plus avancées, comme géométrie et mécanique, ils faisaient
voir que les objets des démonstrations n'existent point ; par
exemple il n'existe ni une ligne droite, ni un cercle dont tous les
rayons soient égaux. Alors, disaient-ils, qu'est-ce qui est donc
évident ? Que nos définitions sont nos définitions ; si on définissait autrement, on arriverait à d'autres évidences.
L'un d'eux, qui sait très bien gratter autour des idées, s'est fait
une petite gloire à dire que la mécanique n'étudie point du tout le
mouvement. Car, disait-il, un mouvement réel n'existe pas ; il devient. Voici une hirondelle ; il est assez clair que lorsqu'elle est
ici, elle n'est plus là-bas ; et autant dire tout de suite que son
mouvement est mouvement. Un ancien penseur disait que l'hiron-
Septembre 1910
363
delle qui vole n'est jamais où elle est, sans quoi elle serait
immobile. Ce sont là des jeux d'esprit assez connus ; mais, ceux
qui n'y sont point habitués, cela les étourdit, comme de voir
tourner les chevaux de bois. Après s'être donné un petit vertige,
on conclut, dur comme le roc, que le mathématicien ne peut point
du tout étudier le mouvement lui-même, mais le tracé immobile
du mouvement. Et enfin nos définitions laissent échapper les
choses, et nous ne savons rien de rien.
Bon. Mais il y a des vérités ? Sans doute ; et les définitions
usitées chez les savants sont dites vraies, non point du tout parce
qu'elles représentent la nature des choses, mais simplement parce
qu'elles sont utiles. Le calcul réussit. Ce qui est vrai, c'est ce qui
réussit.
Mais il y a plus d'une réussite. L'astronomie réussit à nous diriger sur terre et sur mer. La physique réussit à nous enlever dans
les airs. La médecine réussit contre la peste. Autant de succès,
autant de vérités. Eh bien, si la religion réussit contre le désespoir, elle serait donc vraie. Tel est leur Pragmatisme, en gros ; et
ceux du Vatican l'appellent Modernisme.
Ce qui est remarquable, c'est que le pape ne veut point de cette théologie-là. Il veut que la religion soit vraie avant d'être commode. Car, pense-t-il tout naïvement, il est hors de doute que rien
n'est utile comme ce qui est vrai. Ainsi il est utile de connaître le
vrai temps de l'équinoxe ; mais ce n'est pas parce que c'est utile,
que c'est vrai ; c'est vrai d'abord. Le pape tient beaucoup à ce que
sa religion soit tenue pour vraie en ce sens-là. Et cela se
comprend. Car si Dieu n'est qu'utile, il n'est pas utile. Si le
Paradis n'est qu'une consolation, il n'est plus du tout une consolation. Ou bien alors il y aurait deux doctrines. L'homme supérieur, comprenant que c'est utile, enseignerait que c'est vrai,
afin que ce soit utile. Le pape veut qu'on soit de bonne foi, et
qu'on prouve Dieu avant de prier Dieu. Mais comment savoir s'il
est de bonne foi ? Car celui qui croit qu'il y a deux doctrines dira
toujours qu'il n'y en a qu'une ; sans quoi il n'y en aurait qu'une.
Mais c'est assez tourné. N'abusons point desa chevaux de bois.
25 septembre 1910
1653
Je faisais lire à un de mes camarades un article de revue où la
Sorbonne était malmenée, à faire croire que tous ces professeurs
sont sans idées et sans art, et tyrans avec cela. On reconnaissait
des dents très jeunes, et un étudiant ingrat. Mon camarade me dit,
après avoir lu : "Bah ! Nous étions ainsi." C'est vrai.
364
PROPOS 1910
Les hommes vieillissent presque tous ; je parle des esprits. Ils
vont des aperçus aux idées, des idées aux faits, et tombent enfin
dans l'histoire triste. Leurs élèves ont toujours vingt ans ; de là
des malentendus ; car si vous offrez à cette jeunesse ce qui plaît
aux vieillards, ils renverseront l'écuelle. Ou bien ce seront des
momies de vingt ans, capables de coudre un morceau à l'autre ;
des ravaudeurs sans noblesse. Mais la plus florissante jeunesse
veut d'autres idées, des avenues d'idées, des perspectives, des départs, de gais matins ; des marches, des airs à danser, du mouvement ; à cet âge-là, on pense comme on jette le disque ; on réfute,
on construit, on raisonne, on déraisonne ; on se trompe généreusement. Il le faut bien ; vous taillerez et vous dirigerez,
oui ; mais il faut d'abord que les branches poussent. On va du
confus au clair ; la nature le veut ; et la vérité n'est jamais qu'une
erreur redressée. Platon et Descartes sont des jeunes. Je veux
bien qu'il n'en reste rien à la rigueur, ou presque rien ; mais ils
plaisent par leur esprit d'aventure ; ce sont les romans de l'esprit.
Qui n'a point pensé avec eux risque de trouver sans avoir cherché ; mal sans remède.
Ainsi que veut le vieillard parcimonieux, avec ses deux ou
trois vérités en vitrine, et jouant du plumeau tout autour ? Rien
n'est ennuyeux comme un herbier que l'on n'a pas fait. Eh bien,
partons, disent les jeunes ; faisons l'herbier.
Une idée est un moment et un passage. La mémoire ne garde
que des mots, ou tout au plus de froides images. Cela s'ajustait si
bien autrefois ; cela tombe en poussière maintenant. Qu'y
manque-t-il donc ? D'être méconnaissables. Comment pourrais-je
reconnaître dans le buisson la tige à trois feuilles que j'ai plantée
? Celui qui se relit manque de courage. De là ces cours où l'on
meurt d'ennui ; ces secs historiens sont encore plus historiens
qu'ils ne croient.
Pour enseigner bien, il faut être sans mémoire, et s'éveiller
sans idées tous les matins. J'ai connu un de ces vieillards qui
n'ont rien appris ; sous les vieux sourcils, on voit un oeil d'enfant,
comme une fleur sur un rocher. Tout lui est nouveau. Dès qu'il
porte attention à quelque idée simple, vous diriez un vieil arbre
qui reverdit. Une vie d'homme devrait ressembler à la vie des
hommes, qui s'accroît par des naissances. Mais cette naïveté est
rare, et n'est pas assez estimée. C'est pourquoi les ambitieux sont
dans leur science comme dans une armure, et ne combattent que
visière baissée. Les médiocres attendent que le vieux chevalier
soit mort, et se logent dans l'armure, à l'abri des coups de bâton.
Nous autres tapons toujours ; cela nous fera de bons bras !
Septembre 1910
365
26 septembre 1910
1654
Quelquefois on dit avec vénération : "Voilà un grand mathématicien", ou bien "Voilà un physicien génial" ; ou encore : "Cet
homme est un prodigieux naturaliste." On se représente ces
hommes supérieurs, l'un devant ses équations, l'autre devant son
microscope, tous deux loin de nos pauvres connaissances, et
semblables à des dieux. D'où l'idée qu'il y a des savants et des
ignorants, comme il y a des chênes et des cornouillers. Les lycées
et les écoles sont comme des marches pour monter jusqu'aux
sommets ; beaucoup gravissent les premières marches ; un ou
deux en dix ans les gravissent toutes ; les autres sont rejetés à des
métiers vulgaires. La science couronne les uns, et précipite les
autres.
Voici un petit problème sur les nombres ; on écrit un nombre
de trois chiffres différents ; on le retourne ; on retranche ; on retourne la différence ; on ajoute ; on trouve toujours le même
nombre, qui est mille quatre-vingt-neuf. Ce sont des récréations
de campagne. Les uns retiennent la chose, et s'amusent à étonner
ceux qui l'ignorent ; la plupart cherche le pourquoi, et tous ceux
qui ont un peu de patience arrivent à le trouver ; les uns par
écriture algébrique, mais non sans faire d'abord quelques fautes
de notation, s'ils n'ont pas l'habitude des calculs de ce genre ;
d'autres raisonnent sur les nombres mêmes ; j'en connais un, qui
n'est point mathématicien de métier, et qui a trouvé une explication élégante par les propriétés des multiples de neuf. Que seraitce s'il étudiait les nombres depuis plus de vingt ans, au lieu de
s'exercer sur Dalloz et la jurisprudence ?
Il faut juger, au lieu d'admirer niaisement. Tout métier est facile pour celui qui pratique, et semble impossible aux autres. La
mathématique est un métier. Vous reculez devant des équations ;
mais sauriez-vous faire un civet ? Sauriez-vous couper proprement une jambe ? Mais vous oubliez, homme trop modeste, que
vous avez aussi un métier, et que vous le savez très bien ; vous le
savez si bien que vous n'y pensez même plus ; l'avocat a ses codes dans la tête ; le mécanicien y a ses robinets, ses tuyaux et ses
manettes ; le téléphoniste y a ses numéros, et le comptable ses
prix de revient. Eh bien, le grand mathématicien a ses équations
dans la tête. Et quand il aborde un problème nouveau, il n'a qu'un
pas à faire, parce qu'il marche dans le même chemin depuis dix
ou vingt ans, comme vous dans votre chemin ; comme moi dans
mon chemin. Et pourquoi faudrait-il moins de génie pour inven-
366
PROPOS 1910
ter une solution connue depuis trois siècles ? Si l'on sait tout juste
ce qui précède, et encore tout juste assez, on est Thalès, on est
Archimède, on est Descartes. Et s'il y a à la Sorbonne quelque
professeur d'algèbre supérieure qui n'invente plus, il tombe audessous de l'écolier ingénieux qui tourne autour d'un petit problème, et trouve enfin le moyen d'y entrer.
Donc les métiers se valent ; ce sont des manières d'être castor
ou abeille. La perfection humaine, ce n'est pas le métier, c'est la
culture, j'entends la recherche à partir de ce qu'on sait, et en
toutes choses, selon l'occasion. C'est assez dire que l'instruction
manque le but si elle ne donne qu'un métier, quand ce serait le
métier d'homme de génie. Non. Le métier d'homme, s'il vous
plaît.
27 septembre 1910
1655 *
Il y a mille distinctions à faire au sujet des peines. Il est clair
que la loi Bérenger1 est excellente dans beaucoup de cas. Il est
vrai aussi que la plupart des délinquants peuvent être redressés
par des peines très faibles, résultant d'une surveillance continuée,
comme on peut voir pour les cochers de fiacre. Il est vrai de dire
aussi, en gros, que les moeurs sont plus douces, et qu'un très
grand nombre de citoyens aiment sincèrement le droit et la paix.
Ce sont des raisons pour adoucir la plupart des peines ; mais non
pas pour les adoucir toutes.
Il y a bien de la différence entre une rixe d'ivrognes et un
combat de malfaiteurs ; entre celui qui tue pour s'amuser eta celui
qui tue pour se venger. Mais surtout je veux une séparation bien
nette entre les voleurs et les assassins. Une bourse coupée, c'est
comme rien, en comparaison d'un oeil crevé. En somme, un attentat contre les personnes, quand ce ne serait qu'un coup de
poing sur le nez, devrait être bien plus sévèrement puni qu'une
entreprise contre un coffre-fort ou qu'une émission de faux billets. Nos peines suffisent contre les voleurs. Mais certainement,
contre ceux qui jouent du couteau et du revolver, nos peines sont
trop douces ; nos prisons sont trop agréables. Entre l'emprisonnement et la peine de mort, il faudrait des échelons. Il faudrait un
travail très dur, et réellement forcé ; c'est dire qu'il faudrait en
venir aux souffrances physiques.
L'emprisonnement est une souffrance morale, j'en conviens,
mais qui ne peut agir comme peine ; je ne vois rien là à imaginer.
On peut souffrir de la prison ; on ne peut pas craindre la prison ;
personne ne peut imaginer d'avance une année de prison. Au con-
Septembre 1910
367
traire les souffrances physiques obsèdent. Voyez comme nous
sommes vraiment émus par tous ces récits des bagnes militaires2.
Seulement ilb n'est pas bon que les châtiments dépendent de la
colère des gardiens, car la haine est un remède à la souffrance ; la
punition devrait agir mécaniquement, sans que la passion s'y
mette.
A bien regarder, je ne crois pas que le fouet, dont on parle
tant, aille contre l'opinion. On peut faire des phrases là-dessus ;
elles ne porteront que s'il s'agit d'un voleur. Mais s'il s'agit d'un
homme qui, volontairement et habituellement, use de sa force ou
de ses armes pour se faire des plaisirs sans travailler, et surtout si
le fouetteur ne peut pas être soupçonné, si le fouetteur ne frappe
pas arbitrairement ni après boire, l'opinion s'y fera très vite.
A quoi un homme du métier répondait : Les juges sont mal
renseignés ; ils décident trop vite. Eh bien ayons des policiers et
des juges, autant qu'il en faudra. Voilà une dépense de nécessité.
Hélas ! Nous trouvons des millions contre des Allemands qui vivent selon le droit ; mais contre des ennemis déclarés, qui font la
guerre par goût et ouvertement, nous n'avons qu'une petite armée,
et des sabres de bois. Et vous verrez que les mêmes ministresc,
qui préparent froidement la mobilisation, n'oseront pas fouetter.
28 septembre 1910
1656
Une petite campagnarde très pauvre, à qui on demandait de
citer quelque pensée frappante de l'Évangile, dit tout ingénument : "Celui qui s'élève sera abaissé." Évidemment elle se figurait un paradis où les mendiants seraient dans la gloire. Mais
cette belle formule a plus d'un sens, comme tout ce qui sonne
bien. Et la vie éternelle est autour de nous. La vanité est comme
un lest ; celui qui n'en jette pas ne s'élève point.
J'ai connu plus d'un poète. Cette espèce est souvent trop satisfaite d'avoir ajusté le sens aux rimes. Il faut tout admirer ; et, plus
d'une fois, quand je signalais un vers plat, on me prouvait que ce
vers était voulu, et bien plus fort que les autres. Ce petit effort
pour s'élever précipitait mes poètes dans les profondeurs, où ils
sont restés. Mais non pas par le décret d'un dieu malin ; non, par
leur effort même ; et cela faisait pitié.
Nous ne concevons point la grandeur sans une extrême simplicité. Un homme d'État, dès qu'il se gonfle, est ridicule ; cela
n'exclut point l'éloquence, aussi passionnée qu'on voudra ; mais il
faut que l'éloquence soit naturelle, et juste selon les moyens de
l'homme. Quelqu'un qui veut faire peur fait rire. L'homme qui est
368
PROPOS 1910
en colère tout naïvement fait peur sans y penser. Ces nuances
sont familières ; le premier gamin les reconnaît. Celui qui fait
l'important n'est jamais important ; le ridicule lui fait cortège.
Vous dites : mais il n'en sait rien. Cela est pire que tout, et le mal
est donc sansa remède.
La principale difficulté de l'art d'écrire tient à ceci que tout ce
qui est cherché est parfaitement laid. Stendhal, qui est le maître
des maîtres, n'aurait pas changé une virgule à la phrase qui lui
venait. Aussi n'est-il jamais ridicule ; et il y a fort peu d'auteurs
qui ne soient jamais ridicules. On peut même dire où commence
le ridicule dans une phrase écrite ; c'est exactement ce qui veut
être spirituel, ou sublime, ou fort, selon le genre. C'est la cravate
d'un sot, qui veut qu'on la voie.
Un homme important avait la cravate, celle qui porte une
croix. Il avait, aux soirées officielles, une manière de dire : "Que
cela est désagréable autour du cou ; cela tient chaud ; je suis au
supplice." Comptez qu'il n'échappait pas au ridicule. Soyez bon ;
ayez pitié d'un vaniteux de cette force ; coupez d'un compliment
adroit la phrase qui va fleurir ; c'est la pire insulte ; le pire ridicule est celui qui fait pitié. S'il le savait. Mais il le sait ; il le sent à
mille nuances ; et il passe sa vie à descendre, sans comprendre
qu'il descend justement parce qu'il veut se hausser. La grandeur
vraie n'y fait rien. Le plus haut génie, s'il se redresse un petit peu,
est aussitôt ridicule. Supposons qu'il n'ait pas le premier fauteuil,
ou le rang auquel il a droit ; j'en puis être choqué, moi qui suis
spectateur. Mais si seulement il s'en aperçoit, j'en rougis pour lui.
Plus il est haut, plus il tombe de haut.
29 septembre 1910
1657
Les partis voudraient tous gouverner, et jouent, en somme, à
qui gouvernera. Toute lutte politique serait, alors, pour avoir la
plus grosse masse de suffrages, et après cela, récompenser ses
amis, et tyranniser les autres. Toutesa petites raisons écartées,
telle est l'idée, que je crois dangereuse pour les citoyens, et que
j'aperçois dans la Représentation Proportionnelle1. Car, que disent-ils ? Que ce qui est injuste, c'est la tyrannie de celui qui n'est
pas réellement le plus fort ; et ils proposent un ingénieux moyen
de savoir quel est le parti le plus fort, entendez le plus nombreux ; et après cela, selon leur idée, le parti qui sera réellement
le plus fort sera enfin le maître légitime. Je dirais, d'un tel système, que c'est un plébiscite sur les partis. Le parti vainqueur sai-
Septembre 1910
369
sira les places, appliquera son programme, et, en un mot, sera roi
pendant quatre ans.
Ce n'est pas du tout ainsi que je me représente une République. Un système électoral n'est point du tout pour donner le pouvoir au parti le plus fort, ni pour réduire les partis les plus faibles
à l'état de pays conquis. Un système électoral a pour objet d'assurer le gouvernement du bon sens, lequel consiste en des arbitrages de tous les instants entre les intérêts opposés, en une conciliation continuelle entre les idées des uns et des autres, sans considérer autant le nombre que les raisons de sens commun. Le mal
de la monarchie, c'est que le parti aristocratique gouverne finalement pour lui-même. Le contrôle des Chambres, comme je l'entends, et la souveraineté du peuple, comme je l'entends, exercent,
au contraire, un effort continuel contre les gouvernants, et contre
les passions qui leur sont si naturelles. Toute République, à mon
sens, est contre les Partis, contre les hommes politiques, contre la
Politique, en somme, qui n'est toujours qu'un jeu de prince.
Eh bien, je prétends que notre système2 est bon en ce sens-là.
Une longue période de paix, un arbitrage passable dans les luttes
économiques, une vie aisée pour les vaincus, nobles ou curés,
voilà des faits qui devraient parler haut ; je devrais compter aussi
l'affaire Dreyfus, qui ne fut qu'une révolte de la raison commune
contre les passions naturelles aux gouvernants. J'ai répété, je répéterai encore plus d'une fois que, dans ces circonstances mémorables, les partis furent aveugles, sourds et muets ; mais quelques
hommes parlèrent au nom du bon sens ; et tous les partis eurent
quelques hommes de bon sens.
Cela ne veut point dire que les Partis soient inutiles. Il y a une
orientation, et une affirmation, qui se montrent par les Partis les
plus favorisés. Mais personne, parmi les électeurs ne songe à
écraser les partis les plus faibles ; par exemple, à faire de la grève
un délit, comme elle a été autrefois, pourb cette raison que le
Parti Socialiste n'est pas le plus fort. Je veux un assouplissement
des partis, et des frontières entre eux incertaines, afin que les
députés soient aussi libres qu'il faut pour peser tous les droits et
toutes les raisons.
30 septembre 1910
Octobre 1910
371
OCTOBRE
5
8
9
11
13
18
29 et
30
Chute des frères Morane lors d'une
tentative de vol entre Paris et le Puy-deDôme.
Début de grève des cheminots sur le réseau
du Nord.
Congrès du parti radical et radicalsocialiste.
Grève générale des cheminots.
Mobilisation des cheminots, qui entraîne la
reprise progressive du travail.
Fin de la grève des cheminots, et répression antisyndicale des compagnies.
Après une séance orageuse à la Chambre,
vote de confiance au ministère Briand.
Mercredi 5 octobre. A Marie Monique Morre-Lambelin :
"J'ai vu les élèves qui sont 66 en tout. J'ai l'impression que les
nouveaux sont tous intelligents et déjà tous débrouillés. Il y a
six ou sept anciens qui restent. Ce matin, leçon pas si brillante
que tu prédisais. J'ai perdu l'habitude de parler et je ne sais
plus grand'chose. Demain on commence "la Science", et je ne
vois pas encore par quel bout. La leçon d'astronomie est en
suspens. Mais le Propos écrit hier était brillant."
Vendredi 7 octobre. Idem : "Je viens de préparer une bonne
leçon pour demain. Histoire de la philosophie (suite) : les Stoïciens. Je commence par résumer bien Aristote et Platon. Jeudi,
c'était encore vaseux. Mercredi soir en me couchant j'étais vide
d'idées et j'ai esquissé ma leçon le lendemain matin à 7 h. Cela
venait je pense d'une trop grande inaction de l'esprit, ou de
vivre au milieu de gens qui ne disent que des niaiseries, comme
il arrive à Paissy quand je n'y suis pas seul avec mes deux ermites. Le travail suivi va tout remettre en place. Du reste les
petits sont à plein la salle, plus nombreux que l'an dernier et
parfaits absolument. Pensons bien à la leçon d'astronomie qu'il
faut faire."
Samedi 8 octobre. Idem : "Classe très bonne. Borrel et un
autre après cela. Et puis un Propos naturellement sacrifié. Et tu
sais qu'un Propos écrit au galop me laisse toujours un gros
poids. C'est le malheur de ce genre de travail et si je n'étais sévère j'écrirais des pauvretés. Ce soir, Montmartre : discussion
sur l'enseignement public en France. Et Sévigné n'est pas encore commencé. Dans quel désert faudrait-il vivre ! Mais que
mah meh ne craigne pas de venir mercredi. Ce sera un repos
d'aller au jardin des Plantes et partout par là dans nos domaines. Et on verra la leçon d'astronomie."
Mardi 11 octobre. Idem : "Entendu pour l'aut'mercredi,
comme mah meh veut puisqu'elle a aussi trop de travail. Son
372
PROPOS 1910
n'enfant travaille tout doucement. Lit Proudhon. Avec Herzog
hier, d'où un bon Propos sur la justice [1692]. Un bon aussi sur
la chute des Morane [1669]. Élie et sa femme les ont presque
ramassés ; c'est d'eux que je tiens le récit, d'où j'ai tiré de
bonnes choses, mais non pas poétiques (parce que je n'ai pas
vu) mais au contraire positives ..."
Mercredi soir 12 octobre. A Gabrielle Landormy : "Je suis
abruti de travail. Voici à quoi je pensais tout à l'heure. Une
maison à la campagne. Un vieil homme qui est moi. Toi dans la
fleur. Et qui vient voir le vieil homme. Il y a un piano. C'est très
doux. Il faut cultiver l'amitié par dessus tout. Car les autres
sentiments sont un peu sauvages sans celui-là."
Jeudi 13 octobre. A Marie Monique Morre-Lambelin :
"Bonne classe hier. Il y a des nouveaux très débrouillés (70
élèves en tout). Ce matin, enfin ! Classe royalement faite ! Admire, mah meh, comme je suis sot. Je compromettais tout par
trop de préparation. Heureusement les intelligents gamins ont
bien compris le mécanisme du vrai enseignement, et ils arrivent
avec mille questions, et les choses vont toutes seules avec ampleur et richesse, sans fatigue. Ce matin, on traitait des progrès
dans la connaissance vulgaire. C'était très bien, très vivant, et
dans un ordre admirable, joyeux. Je t'écris vite cela, car les
coeurs de meh, ça travaille trop souvent sur les soucis des garçons. A Sévigné, c'est Belot qui supplée Bouglé, et Challaye qui
fait le cours préparatoire. Je n'ai plus qu'à travailler très
modérément pour les cours et à donner tout l'effort aux
corrections de copies. J'espère ne plus manquer à cette règle et
éviter les instants de tête vide qui sont si pénibles, et inévitables
si l'on veut trouver de grandes pensées. Tes lettres sont douces
et excellentes pour moi. Tu ne sais pas combien ta tendresse
m'est bonne ..."
Mardi 18 octobre. Idem : "J'attends avec impatience notre
mercredi. C'est tellement nécessaire et désiré par le garçon !
Réunion samedi dernier à Sévigné. Niaiseries. On se croirait
dans une boîte à bachot. Aujourd'hui à 3 h je commence
l'astronomie avec les petites."
Mardi 25 octobre. Idem : "A Choisy ai trouvé ma mère retombée assez bas, au lit depuis deux jours. Oscillations extraordinaires. C'est toujours l'estomac qui me paraît malade. Si tu
as une trigonométrie, apporte-la moi. Je croyais en avoir une
petite et ne l'ai pas trouvée. Je pense au cours de Sévigné de
vendredi. Je vais avoir à m'occuper du programme d'agrégation : Philosophie morale au XVIIIe siècle. Les Propos vont tout
seuls. J'ai fait ce matin le Propos sur les Statues que tu m'avais
demandé. La vie est parfaitement douce quand je pense à toi et
j'y pense toujours."
Mercredi 26 octobre. Idem : "Ma précieuse grande amie,
j'avais raison de craindre pour la santé de ma mère. Dimanche
je l'ai trouvée d'abord effrayante et presque à la mort, puis
mieux vers le soir, mais depuis elle a redescendu et elle est
morte ce mercredi matin à 4 h, en somnolant, et sans s'en apercevoir. Les démarches urgentes sont faites ; on a l'argent nécessaire. J'ai des masses de lettres à écrire. Je commence par
Octobre 1910
373
toi et je n'ai rien à dire, sinon que je t'aime plus que tout au
monde. Je suis très tranquille. J'aime bien mieux la voir ainsi
que comme je l'ai vue dimanche. Et du reste nous mourrons
tous et il n'y faut point penser."
Même jour. A Élie Halévy : "Mon cher ami, Ma mère, après
avoir décliné pendant huit jours, est morte ce matin à 4h, passant du sommeil à la mort aussi doucement que je le désirais.
Elle a retrouvé son beau visage d'autrefois ; et la vie n'était
plus agréable pour elle, surtout aux derniers jours. Ce qui est
terrible dans la mort, c'est la rumeur des vivants. Et puis c'est
la Nécessité. Les obsèques auront lieu à Choisy vendredi à 3 h.
Mes amitiés pour toi et pour ta femme, de moi et de ma soeur.
E. Chartier."
Jeudi 27 octobre. A Marie Monique Morre-Lambelin : "Ne
change rien pour la Toussaint. J'aurai besoin de t'avoir. Je n'ai
pas envie de prendre le papier noir pour t'écrire. Quand je
t'écris mon coeur n'est jamais en deuil. J'ai fait l'article hier ;
je compte aussi le faire les jours suivants. Il faut céder le moins
possible aux circonstances. Il y a temps pour des méditations
sur toutes choses. Cette belle figure de morte signifiait plus
d'une chose. Je pense qu'il serait doux aux morts s'ils le savaient, de laisser une belle image qui efface tant de mesquines
choses."
Jeudi 27 octobre. A Gabrielle Landormy : "Un mot à la
hâte, amie, pour te faire part du décès de ma mère survenu
hier, mercredi. Ne le dis qu'à Renée. Je ne veux pas que vous
l'appreniez par les autres..."
Samedi 29 octobre. A Marie Monique Morre-Lambelin :
"Navarre était hier à l'enterrement, et il a été excellent. D'où il
suit qu'une des fameuses Erreur ! Source du renvoi
introuvable.1 de ton coeur céleste était une perfection de sentiment. Je sais le prix de tout cela. Je sens en dedans. Mais les
émotions me rendent grondeur. J'ai dû écrire encore [cf. 1689]
un article dur sur le gars Briand [1693] ; il le faut. Et c'est la
récompense d'un travail suivi. Fatigue, mais disposition à la
lecture et au travail. Bonne lettre de Marcel. Aussi de l'Esclave ; je te l'envoie."
1
J'avais envoyé une somptueuse croix de fleurs naturelles (au nom de Navarre) ;
Alain, que j'avais aperçu entre deux courses qu'il faisait à Paris, m'avait grondée à
cause d'une scène de sa soeur qui avait déclaré que "Navarre n'aurait pas acheté une
si belle couronne !" ... (d'où déclamations jalouses et pénibles). Mais j'avais pris soin
de prier Navarre d'être à l'enterrement et d'apporter à A. ma douce pensée ... Il put
être remercié pour la croix et tout s'apaisa (note de Marie Monique MorreLambelin).
374
PROPOS 1910
1658
Toujours au sujet de la Proportionnelle : "Oui ou non, conclut
mon correspondant, les électeurs se sont-ils prononcés en
majorité pour la réforme électorale1 ? Oui ou non, les députés
sont-ils tenus par leurs mandats ? Les réponses à ces questions ne
sont pas douteuses. Les députés ont le devoir de réaliser cette
réforme dans la présente législature, ou tout au moins, si des
difficultés que j'ignore les empêchaient d'aboutir immédiatement,
d'en préparer sincèrement et efficacement la réalisation. S'ils
esquivaient ce devoir, leurs électeurs s'en souviendraient au
moment des prochaines élections, comme ils se sont souvenus, à
la fin de la dernière législature, que les élus s'étaient octroyé
quinze mille francs2 de traitement sans les avoir consultés."
J'ai à répondre ceci : "Cette réforme électorale n'est point venue spontanément à l'esprit des électeurs ; c'est une invention de
docteurs en Politique, et de docteurs mal contents. Qu'est-ce
qu'ils nous chantaient donc ? Que l'électeur se croyait roi et se
mêlait de tout. Que les députés se maintenaient bien plutôt par
des services rendus à leur petite province, que par la probité politique. Et qu'en somme la masse électorale était capable d'approuver ou de blâmer une politique, mais non point de créer une
politique. Que ce soin appartenait aux partis organisés, c'est-àdire aux docteurs en politique. Et qu'un député devait être tenu
moins par ses électeurs que par son parti. En somme toute cette
campagne fut contre l'électeur ignorant, sans doctrine, sans idéal.
Or, autant que je sais, les électeurs ne demandent point du tout à
être sauvés d'eux-mêmes ; ils n'ont point du tout l'intention
d'abandonner leurs pouvoirs pour quatre ans, même à des partis
aussi organisés que l'on voudra. Tout au contraire, l'idée qui, selon moi, commence à pénétrer dans les masses, c'est que tout ce
qui approche du pouvoir gouverne pour soi, et adopte d'emblée la
politique royale, mettant en avant les intérêts généraux et la grandeur de la patrie, et, dans le fait, payant royalement de notre argent, fermant les yeux sur les faveurs et sur les marchés ruineux,
s'alliant à la haute bureaucratie, s'appuyant sur tout ce qui est
riche, puissant et compétent ; plantant un rejeton ici et une bouture là ; plaçant leur argent et leurs neveux ; et méprisant en leurs
conseils secrets les électeursa qui les ont poussés jusque-là.
Après cela ils se tirent d'affaire en faisant des phrases. Ces maux
sont inévitables ; il ne faut point compter sur la sagesse de l'élite ; l'élite n'est sage qu'en discours ; l'élite a des besoins et des
Octobre 1910
375
passions. C'est pourquoi, abdiquer aux mains d'un Parti, c'est une
folie que les électeurs ne peuvent pas vouloir.
Les quinze mille francs font bien voir que les Partis gouvernent pour eux-mêmes, et peuvent impunément se moquer des
électeurs pourvu qu'ils soient d'accord entre eux. Cette coalition
des Politiques contre le peuple s'est montrée cyniquement cette
fois-là ; mais elle est dans la nature des choses. Il faut y résister.
J'ai cru, je crois encore, que la Représentation Proportionnelle serait un Coup d'État de l'élite contre le peuple. Non sans quelques
bonnes raisons, naturellement. C'est pourquoi j'insiste sur les
autres."
1er octobre 1910
1659
"Pour les jeunes gens et les jeunes filles, les maîtres et les
maîtresses, les cours d'adultes et les patronages, les associations
d'anciens élèves", de grands éditeurs annoncent une Revue qui a
pour titre Au seuil de la vie et qui sera rédigée exclusivement, dit
la notice, par des hommes de premier rang, qui sont, presque
tous, bien au-dessus de l'Académie, quoique Académiciens ; je
citerai les mathématiciens fameux Poincaré et Painlevé1. Cela est
nouveau et beau à lire ; je parle du programme. Que sera la Revue ? Il y a des moments où on voudrait être éditeur.
Car je n'aime pas trop les sous-titres : "Ce que disent les livres" - "Ce que disent les choses" - "Ce que disent les aïeux" "Ce que demande la Cité." Ce sont des titres à prétention. Cela
rappelle un peu trop "Je sais tout", où même les meilleurs auteurs
attrapent le style du patron.
De même en cette nouvelle revue, qui veut avoir des idées, et
qui peut en avoir, je crains le ton du boniment, et que ce soit encore une oeuvre pour les pauvres. Il y a des laines pour faire des
bas aux petits pauvres ; vont-ils acheter aussi de cette laine-là
pour leur faire des idées ? C'est à craindre. Je hais la vulgarisation. Il y a des gens qui vont montrer les rayons X à quelques ouvriers, qui s'y amusent comme au cinéma. Je ne dis pas que cela
soit mauvais ; c'est un spectacle comme un autre, comme de
montrer une comète. Communément la science reste à la porte. Il
faut planter les notions non par la tête, mais par les racines. C'està-dire traiter non des dernières découvertes, mais des premières,
non des faits rares, mais des faits ordinaires ; et non pas résumer,
mais expliquer.
376
PROPOS 1910
J'avoue que ce n'est pas facile ; et le boniment en question cite
fort à propos une formule juste : "Pour le peuple, cela seul est
suffisant qui est le meilleur dans l'excellent." Mais je l'entends
ainsi : il n'y a rien de plus difficile à expliquer que les commencements ; il y faut une science profonde, et tout à fait sûre d'ellemême. Il m'est arrivé d'expliquer à des fillettes les mouvements
des corps célestes, non sans embarras ; mais soyons francs ; mon
embarras résultait non pas de l'ignorance de mes élèves, mais
bien de la mienne, et toutes les fois que j'ajournais quelque
explication, comme des mouvements de la lune, j'aurais bien dit
au premier moment : "C'est trop fort pour elles" ; en réalité,
c'était trop fort pour moi. Quand on explique à quelqu'un qui sait,
et pour lui prouver qu'on sait, l'à peu près suffit, et voilà nos examens. Mais quand on explique à quelqu'un qui ignore, et qui veut
savoir, et qui veut comprendre, il faut quelque chose d'achevé et
de parfait, je dis théoriquement. A quoi les médiocres répondent :
"Que voulez-vous ? Ils ne savent point l'algèbre." C'est vrai, mais
l'algèbre est une pratique ; et à quoi sert d'apprendre l'algèbre si
on ne se met au-dessus de l'algèbre, et jusqu'à tout expliquer avec
les mots les plus communs. S'ils font ce prodigieux effort, cette
Revue sera une grande chose.
2 octobre 1910
1660
Lorsque l'express a jeté sa fumée dans les petites gares, martelant les aiguilles, forçant sur les courbes, secouant le bois, le fer
et les gens, promenant son tonnerre à travers la campagne, il entre enfin, poudreux, geignant et grinçant dans la gare où il doit
s'arrêter. Alors on en voit sortir un flot de gens qui, pour une ou
deux journées de travail, ont vaincu la distance, et qui n'en sont
pas plus fiers. Car sans doute ils se sont exposés à une mort horrible, et ils ont des reins douloureux, mais enfin leurs épreuves ne
font que commencer.
Dans une grande salle, il y a des montagnes de malles et de
valises ; il en arrive d'autres, que l'on verse au tas ; les femmes
perdent bientôt tout espoir ; les hommes font des ascensions, découvrent enfin une malle, retrouvent un carton aplati et un panier
défoncé ; après cela recrutent à des prix fous un cocher et un
pousseur de chariot ; cela prend une bonne heure pour les plus
actifs, et quelquefois une demi-journée. L'ingénieur ne se promène jamais par là ; ce tas d'ordures lui soulèverait l'estomac ;
non il préfère contempler la locomotive Viennoise, et le hardi
Octobre 1910
377
mécanicien qui a brûlé quelques signaux, disloqué quelques boulons et forcé quelque frein pour regagner un quart d'heure.
Il y a un grain de folie là-dedans. D'abord personne, parmi les
voyageurs, n'a réellement besoin de ce quart d'heure-là. Songez
aux heures que l'on use au café, au théâtre, ou tout simplement en
bavardages. Faut-il tant dépenser, et tant risquer, pour que le
voyageur mal réveillé aille prendre bien lentement son chocolatpain-beurre en attendant que le jour se lève ?
Mais enfin, s'il faut gagner une demi-heure, on le peut, sans
risques, et en dépensant beaucoup moins. On faisait tout à l'heure
deux kilomètres à la minute ; maintenant, dans cette salle de bagages, ma malle ne fait pas trois mètres à l'heure ; et les voyageurs de la diligence se moqueraient de nos chariots à bagages.
Quoi ? Tant de plaines et de vallées franchies d'un élan, et vous
me laissez devant cette montagne de cartons à chapeau, sans
guide, et presque sans espérance ! Tant de chevaux-vapeur tout à
l'heure à mon service, et maintenant pas seulement un homme !
Avec tout cet argent que l'on emploie à me faire gagner un
quart d'heure, on aurait de vastes dégagements, assez de chariots
pour y grouper les colis, et pour les faire passer tous, en dix minutes, sous l'oeil des voyageurs. Vous auriez des quais de débarquement, où les voitures recevraient les malles. J'y gagnerais une
heure peut-être ; et les trains pourraient rouler à une allure raisonnable. On est bien mieux assis devant un paysage mouvant,
comme au spectacle, que debout devant ce triste éboulement de
malles et de valises. Mais l'ingénieur s'en moque ; et le voyageur
lui-même n'y pense guère.
3 octobre 1910
1661
"Rien ne se perd, rien ne se crée." Je n'en suis pas encore, ni
vous non plus lecteur, à bien saisir cette loi dans les événements
qui m'entourent. Car il se crée beaucoup de choses en apparence.
Il est né des oiseaux ; il est né des mioches ; les fleurs poussent et
le gazon aussi ; ma plume écrit des mots qui n'étaient pas écrits
tout à l'heure. Un bourdon butine sur une centaurée ; jamais ni
moi, ni la fleur, ni le bourdon, nous ne retrouverons cette minutelà. Tout passe, tout s'use ; et ce promontoire même de rochers qui
avance sur la vallée ; cela se voit assez dans les trous des pierres.
Tout est nouveau à chaque instant ; tout change d'instant en
instant ; tout se perd, et tout se crée. De là de folles craintes et de
folles espérances ; de là des prières et des regrets. "Pourquoi ces
378
PROPOS 1910
choses et non pas d'autres ?", comme dit Figaro quand il croit
que sa Suzon est volage et que son mariage est rompu.
Cette vieille idée a été longue à détruire. Elle n'est détruite
que pour un petit nombre d'hommes. Que dis-je là ? Elle est
impossible à détruire tout à fait. Qui songe que cette chaleur du
soleil, qui chauffe ici les grillons, suppose quelque dépense autre
part, quelque refroidissement et usure du soleil ? Nous savons
pourtant bien qu'un morceau de charbon ne nous chauffe pas
deux fois, et qu'une brassée de bois fait toujours bouillir à peu
près la même quantité d'eau. Mais que d'exceptions et de caprices
aussi ! Il y a de bonnes années, et des multiplications de pains.
Il a fallu des siècles pour voir tout en ordre. Il a fallu, comme
Rumford1, mesurer l'eau qu'on peut faire bouillir en forant un canon ; mesurer aussi l'effort, et le travail ; constater enfin mille
fois, en écartant toute cause étrangère, que le même travail, évalué en kilogrammes et mètres, transforme toujours en eau la même quantité de glace, en vapeur la même quantité d'eau. La
poudre à canon n'est plus un démon dans une boîte, mais des
choses qui brûlent très vite, et qui, ena échauffant des gaz, produisent un certain travail qui met le boulet en marche, toujours
selon la même loi d'équivalence. On peut invoquer ici des milliers d'expériences concordantes. D'où l'idée que, dans toutes ces
transformations, il y a quelque chose qu'on appelle l'énergie, et
qui ne peut se produire ici sans s'user là. D'où une sagesse nouvelle, qui est familière à quelques profonds savants, mais qui
n'est encore qu'à la surface des esprits ordinaires.
Je pensais à ces choses en voyant qu'on louait un ouvrage déjà
réédité, où cette loi fondamentale est, dit-on, ruinée par quelques
caprices du radium2. Beau miracle. L'apparence est neuf fois sur
dix contre ces lois-là. Le premier chien qui court a bien l'air de
créer de l'énergie. Beaucoup de gens, qui ont pourtant étudié, en
sont encore à parler d'une force vitale qui serait sans règles ; peu
d'hommes savent retrouver dansb les mouvements de la vie
l'équivalent de l'énergie absorbée dans les aliments. Un fou m'étonnera, par la force prodigieuse qu'il montre. Et pourtant, je
crois bien que je le rangerais sous mon équation en m'y prenant
bien. Ainsi ferai-je pour le radium, dès qu'il sera un peu moins
cher. Mais il y a des charlatans qui ne veulent qu'étonner ; et le
vieux fond de notre coeur voudrait applaudir ; mais, pour moi, je
ne veux plus voir de miracles. Deux physiciens du dernier bateau
disaient devant moi : Quand une petite boulec en rencontre une
autre, la rencontre n'est peut-être pas au même moment pour les
Octobre 1910
379
deux. Lesd Académies ouvriront de grands yeux là-dessus ; maise
380
PROPOS 1910
ce n'est pourtant qu'une manière de dire, et une muscade qui passe dans leurs discours, sans qu'on la voie.
4 octobre 1910
1662
J'ai longtemps regardé ce bleu du ciel, plus pâle vers l'horizon, ce bleu si pur, si riche, si profond, et aussi ce pignon d'église
au soleil ; les contours nets des arbres, les masses plus grises au
loin ; je me suis couché dans l'herbe, et j'ai vu la bordure des herbes jaunes sur le ciel. J'ai souvent mis des couleurs sur du papier,
ce qui est une occasion de regarder plus attentivement les formes,
les couleurs, les ombres. Je ne suis ni critique d'art ni marchand
de tableaux ; je ne connais point de peintres, et j'ignore l'histoire
de l'art ; il me semble donc que je suis juge impartial autant qu'on
peut l'être.
Eh bien, dans toutes ces couleurs que je vois et que j'ai vues,
il n'y a rien qui ressemble à ce que les impressionnistes ont voulu
nous faire admirer. Nulle trace de petites taches de couleurs qui
papillottent ; nulle trace, ni dans le ciel ni sur la terre ; rien de ces
contours perdus que l'on admire à l'atelier. Non ; des formes nettes ; un dessin solide ; des arbres verts, des pierres grises ; et chaque brin d'herbe avec son allure ; des troncs et des feuilles, et non
des taches ; une oeuvre japonaise, enfin, par le fini, la netteté,
l'individualité de chaque chose ; mais avec une perspective que
les Japonais n'ont point saisie. Chaque chose à sa distance et
reposant sur d'autres, sans que rien penche ou dégringole. Voilà
ce que je cherche dans les peintures ; et je l'y trouve rarement.
Mais, à coup sûr, les faiseurs de petites taches ont voulu se
moquer de nous. Le succès d'une telle charge d'atelier est pour
moi tout à fait inexplicable. On se recule, on cligne des yeux ; j'ai
fait comme les autres ; j'ai voulu voir la nature dans toutes ces raclures de palette ; j'ai voulu voir ces taches rouges et violettes
dans la nature. J'y suis à moitié arrivé ; je me suis moqué des
bourgeois ; je leur ai même expliqué vingt fois par quels préjugés
ils voyaient les arbres verts, les troncs bruns, et les pierres grises ; et ils clignaient de l'oeil tant qu'ils pouvaient, pour se délivrer de leurs préjugés. Que les discours sont puissants, et que les
hommes se donnent de peine pour s'instruire ! J'admire la puissance d'un méchant rapin.
Mais les choses sont comme elles sont, et très belles comme
elles sont. Il est facile de faire des discours, et de chanter que l'art
doit interpréter la nature, et simplifier la nature, et y jeter, comme
Octobre 1910
381
un manteau, la nature d'un grand artiste, pour parer le ciel, les
bois et les collines. Mais je n'ai que faire de vos discours ; la ville
est pleine de discours. Non. Mettez-moi sur ce mur un pan de
ciel, un vieux toit tout fleuri, une route entre deux monts, un horizon qui m'appelle ; fixez le printemps et l'automne, pour mon
hiver ; présentez une vraie campagne au citadin : je vous tiens
quittes du reste.
Ainsi j'avais maudit les peintres mystificateurs. Comme je
rentrais à la maison, au soleil couchant, je vis des ombres d'orties
sur un mur, des ombres, en vérité, aussi bleues que des fleurs
d'hysope. Non, ils n'ont rien inventé ; on voit d'étranges couleurs
dans le monde. Seulement, quand ils ont vu une fois de l'ombre
bleue, ils en mettent partout, comme d'autres mettent du radium
dans la physique. Il y a marchands de tout, excepté de sens
commun.
5 octobre 1910
1663
Comme on dit "apaisement"1 on est sûr de plaire au plus
grand nombre. Tout état social doit être une paix, et fondée sur la
justice. En d'autres termes, il n'y a point société s'il n'y a point
égalité. Retournez la question comme vous voudrez, vous verrez
que, dès que l'inégalité agit, c'est l'état de guerre. Par exemple un
riche et un pauvre, l'un faisant peur à l'autre, et le forçant par la
puissance des pièces de cent sous, ne sont point en société ni en
paix, mais bien en guerre. Il y a paix et justice entre eux, seulement autant qu'ils sont égaux par institution, comme devant le
juge, ou s'il s'agit de faire l'exercice au champ de manoeuvre, ou
tout simplement s'ils prennent chacun un numéro d'omnibus, et
passent à leur tour selon une règle commune. Est sociale ou pacifique, d'après cela, toute relation entre les hommes, où leur inégalité de nature n'est point comptée. Et il faut conclure que l'état
de société n'est pas commun.
Si vous considérez une société d'actionnaires, vous y verrez
toutes les actions égales, et en cela faisant société ; il est moins
commun que tous les actionnaires y soient égaux ; mais dans la
mesure où ils sont inégaux, ce n'est plus société, c'est guerre.
A quoi souvent on objecte qu'il n'y a point de société sans hiérarchie. C'est vrai mais cette inégalité d'institution, qui faita que
l'agent aux voitures a une puissance sur mon cocher, ne ressemble en rien à l'inégalité qui fait qu'un riche, sur sa "soixante-chevaux", va plus vite que moi à pied. Tout justement la puissance
382
PROPOS 1910
de l'agent aux voitures est contre l'inégalité de ce dernier genre.
Toute l'autorité de l'agent est employée à rendre les hommes
égaux quant au droit de circuler, malgré leur puissance inégale.
On voit ici très bien que ceux qui objectent à l'inégalité de droit
l'inégalité de fait raisonnent très mal2. C'est parce que les hommes ne sont pas égaux en fait que nous voulons des lois et des
pouvoirs publics qui corrigent la nature, et les fassent égaux en
droits.
Un pauvre homme veut plaider contre un riche ; mais il ne
peut trouver ni crédit ni avocat, ni même de témoins parce que
tout le monde a peur de l'autre ; voilàb l'état de nature qui revient
dans la société, par la négligence ou la corruption des pouvoirs
publics. Si au contraire la pauvreté n'empêche pas que les droits
du pauvre homme soient soutenus et pesés comme s'il était riche,
une inégalité est vaincue, et nous sommes en état de société.
Tout cela pour faire voir que les puissances publiques, dans
un état bien gouverné, ne peuvent pas faire la paix avec les puissances naturelles. L'État est le tuteur des faibles. Un gouvernement qui ne résiste pas aux riches, aux prêtres, à toutes les puissances individuelles ou collectives, est un gouvernement corrompuc. Il est donc bon que le gouvernement soit maudit par tous
ceux qui voudraient exercerd leur puissance. Voilà pourquoi l'apaisement est aussi un assez mauvais programme, si on l'entend
entre le gouvernement et les oppresseurs, et non entre les
citoyens.
6 octobre 1910
1664
Il y a un savoir niais, dont il faut se délivrer. J'aime assez les
plantes. Il m'arrive d'en parler avec assez de chaleur pour éveiller
chez ceux qui m'écoutent un vif désir de connaître. Cela se traduit bientôt par l'achat d'une loupe et d'une boîte en fer peint,
sans compter les "Flores", ouvrages admirables, qui vous donnent un moyen économique de nommer n'importe quelle plante
sans vous tromper. Bientôt les champs sont plantés de noms barbares, et l'on pense "Taraxacum" au lieu de "Pissenlit." Cette
maladie se gagne ; méfiez-vous ; et l'on dispute bientôt aigrement, sur de petites différences, en un jargon franco-latin.
J'avoue que cette passion de savoir des mots a pourtant son
utilité, qui est de forcer le disciple à examiner d'un peu plus près
les feuilles, les fleurs, les racines. Mais il est ordinaire que ce qui
est la vraie fin du savoir passe au rang de moyen, et qu'on
Octobre 1910
383
observe afin de nommer. De là une science hérissée de pièges, et
assez inutile. Si je me trompe sur le petit nom d'une Scabieuse,
cela n'importe guère si je sais bien comment elle est faite. Et
même, à vouloir nommer toutes les plantes par leur nom, comme
César nommait les citoyens, on grossit de bien petites différences ; et cette variété accable la mémoire. Ce ne sont là que des
plaisirs d'ambitieux.
L'étude des astres peut aussi tourner à la manie. Les étoiles
ont des noms effrayants, tirés presque toujours de l'Arabe ; et
plus d'un amateur, par ces nuits claires, repasse une espèce de catéchisme. S'ils sont plusieurs, ce sont des versets et des répons.
Ainsi parlent ces fades voyageurs, qui ont vu les mêmes villes ;
plus ils nomment de rues, plus ils sont contents.
Quel est donc le but ? De distinguer les régions du ciel d'après
les étoiles les plus brillantes, de façon à pouvoir remarquer les
changements qui se font au-dessus de nos têtes, les épeler d'abord, et enfin les lire. Et il est assez clair que les lois astronomiques, du soleil, de la lune, des principales planètes, resteront tout
à fait en l'air si je ne sais pas rapporter tous ces mouvements à
l'ensemble des étoiles. Par exemple la marche du Soleil d'une saison à l'autre à travers les célèbres constellations du Zodiaque,
doit d'abord être constatée ; et je ne crois pas qu'on y puisse arriver avant deux ou trois ans d'observations. Mais il y a déjà pas
mal de siècles que l'on a mis les signes du Zodiaque en vers latins, ce qui permet de les apprendre en dix minutes ; et l'autre
soir quelqu'un cherchait le Capricorne en scandant les vers latins,
pendant que la constellation elle-même brillait en plein sud et me
marquait une des routes quotidiennes du soleil d'hiver. Que voudrais-je donc savoir ? Exactement ce que c'est que le jour et la
nuit. Non pas savoir ce que personne ne sait, mais savoir très
bien ce que tout le monde sait.
7 octobre 1910
1665
Ceux qui sont en mesure d'analyser les causes de la Révolution Portugaise1 ont mis en lumière le pillage des deniers publics,
et les escroqueries dont les auteurs touchaient de trop près au
gouvernement. Cette monarchie chancelante, et enfin tombée,
donne comme une image grossie de ce qui se passe naturellement
partout, dès que les gouvernants sont mal contrôlés. On chante la
gloire des rois dans l'histoire ; un trait leur est commun, ils ont
dépensé beaucoup. Les grands règnes sont remarquables par
384
PROPOS 1910
l'éclat des fêtes, la richesse de la cour, les châteaux, les mobiliers, les favorites. Stendhal dit avec raison que les petits despotes italiens et les papes bien rentés ont plus fait pour les beauxarts que ne fera jamais une République ; et, ajoute-t-il, il ne faut
pas le regretter, car la justice est plus précieuse que toutes les
fleurs du luxea. Toujours est-il qu'on ne se représente guère des
rois et des reines sans or et sans diamants ; dans les contes, un
roi, c'est un homme immensément riche, et qui dépense sans
compter.
Cela se comprend sans peine. Tout système d'impôts fonctionne automatiquement ; voyez chez nous, même quand les affaires
ne vont pas trop, le rendement des impôts est admirable ; on paie
d'abord le percepteur, parce que le percepteur ne peut pas
attendre ; et l'or afflue au centre, comme d'une source intarissable. Dans tout commerce, on paie après livraison ; mais dans ce
contrat pour la sécurité, que l'on passe bon gré mal gré avec les
pouvoirs, on paie d'abord ; et leb contrôle des dépenses est fait
par les agents du pouvoir. Si donc le pouvoir est en mesure de
payer les contrôleurs complaisants, et de révoquer les autres, la
vie lui devient facile. Il trouve des fournisseurs, des banquiers,
des flatteurs, qui forment autour de lui un brillant cortège. Par un
mécanisme inévitable les brasseurs d'affaires ont les mains
libres ; les hautes places offrent mille profits, sans compter des
appointements démesurés, qui sont le prix du silence. Il se
groupe, enfin, une espèce d'élite autour du centre ; les grandes
dépenses éblouissent le commerce ; les grands travaux, royalement payés, font taire les ouvriers des villes ; la gloire militaire
tente les têtes chaudes, qui se font tuer aux expéditions ; lesc
poètes célèbrent les grâces et la politesse de la cour. J'ai entendu,
étant enfant, un bonapartiste qui vantait la vie facile du second
Empire, et ses fêtes somptueuses ; peut-être était-il sincère ; peutêtre vivait-il sur cette idée que les dépenses des grands enrichissent le peuple. C'est de cette mémorable époque que nous
avons gardé notre armée de directeurs, nos trésoriers et les actrices officielles.
En somme, si l'on arrivait à faire gérer les deniers publics par
les délégués des pauvres, et qui restent pauvres, la puissance de
l'or aurait un contre-poids dans la puissance politique ; et c'est
sans doute, avec quelques lois somptuaires2, tout ce que l'on peut
attendre d'un État bien gouverné. Ce n'est pas peu ; et nous en
Octobre 1910
385
sommes encore loin. Nous en serions moins loin si les socialistes
nous prêtaient la main, au lieu de demander la lune3.
8 octobre 1910
1666 *
Cette fois la Proportionnelle nous tient, et je m'avoue battu. Je
me console aisément par cette idée que tout changement réveille
et que tout réveil est bon. Mais je n'arrive tout de même pas à
comprendre comment six députés du même parti tyranniseront
moins dans leur département indivis, et favoriseront moins leurs
amis, que ne ferait chacun d'eux dans sa circonscription. Un ami
qui venait de Belgique, où il avait habité assez longtemps, m'a
assuré que les petites faveurs et les petites tyrannies de chef-lieu
se trouvaient très bien du système de la Représentation Proportionnelle. Je l'aurais parié. Où vont les faveurs ? A ceux qui se
montrent ; à ceux qui organisent ; aux "grands électeurs" comme
on dit. Or, qui ne voit que, dans le système nouveau, les comités
et sous-comités auront plus d'importance que jamais, puisqu'ils
conduiront les négociations préliminaires ; après cela, l'électeur,
neuf fois sur dix, suivra les comités ; telle est la vertu des Partis.
D'où il suit que les députés seront affranchis des électeurs, et
étroitement liés à quelques cuisiniers électoraux ; leurs faveurs,
au lieu de tomber un peu sur tout le monde (car comment reconnaître ses électeurs ?) tomberont sur les intrigants. Beau résultat.
Je vois pis encore. Tous les partis vont s'unifier, par la force
du système. Or il est déjà assez triste de voir que le Socialisme
unifié1 impose une espèce de catéchisme, tue les initiatives d'idées et de sentiments, efface les nuances, et force celui qui aime
la justice à adorer deux ou trois pontifes et un congrès de bavards. Tous les partis unifiés, et le plus fort ayant le pouvoir, j'entends bien des discours en l'air, et je vois du beau temps pour les
ministres. Où sera alors le sauvage, l'obstiné, le fantaisiste qui
voudra parler au nom de l'électeur, comme fit Binet sur le liquidateur Millerand2 ? Les partis y mettront bon ordre. Nous aurons
une politique sublime, dont nous n'avons que faire ; des nouveautés en parole, qu'on ne réalisera point ; mais nous n'aurons pas de
contrôle sévère, ce droit de censure sur les Politiques, qui sont
pourtant l'essentiel de la République. Quand les Partis sont bien
organisés, le Parti le plus fort est dit fripon par les autres, et honnête par lui-même. Les fripons y gagneront. Tout ce qui hait le
contrôle, tout ce qui craint l'électeur y gagnera ; et les députés les
386
PROPOS 1910
plus sûrs y gagneront toujours un peu de tranquillité. Serait-ce
que les radicaux commencent à le comprendre ?
9 octobre 1910
1667 *
"L'apaisement, soit ; mais dans le silence des vaincus1." Cette
formule me plaît ; elle a fait hurler de fureur les bureaucrates qui
rédigent Le Temps2. Il y a une élite à la mode d'autrefois qui ne
comprendra jamais les passions jacobines, et qui croit être républicaine. Voilà des gens qui ont des rentes, ou qui reçoivent de
gros traitements ; qui ont un immense pouvoir dans l'État ; pouvoir matériel, car ils dirigent, ils nomment à des emplois et tiennent, par leur famille et leurs amis, quelque avenue du pouvoir,
ou quelque source de profits, d'où ils tirent une vie cultivée et ornée. Ils ont un pouvoir moral aussi, et presque sans limites ; car
les ministres ont besoin d'eux, et ils jugent et condamnent, en
politique, en économique, en administration, ceux qui ne supportent pas leur pouvoir occulte.
Dans cette élite, il y a des magistrats, il y a des professeurs, il
y a de hauts officiers de terre et de mer ; tout cela cousine avec
l'industrie et la banque. L'antisémitisme, il est vrai, les divise en
deux camps ; mais la haine de la démagogie, c'est leur langage,
les réconcilie. Que disent-ils ? Qu'il faut des hommes d'État ; que
la masse ignorante ne verra jamais assez loin au delà de l'enclume ou de l'établi, pour diriger la politique extérieure ; et ainsi
qu'ena toutes choses celui qui sait doit gouverner ; que la société
polie est le vrai parlement, parce qu'elle a naturellement la garde
de la richesse, de la culture, de la parure françaises. Voilà ce que
l'on fait comprendre, par la conversation, par le journal, par le
livre, par une espèce de rumeur courtoise, au député qui arrive de
sa province pour interpeller à tour de bras. Malheur à celui qui ne
veut pas comprendre ! Combes3 et Pelletan4 en savent quelque
chose. Et voilà comment le camarade Briand est devenu Monsieur Briand.
Or c'est justement contre cette coalition des tyrans que la République se définit. Autrement que serait-elle ? Que serait-elle si
l'électeur doit donner un mandat en blanc à ceux qui tenaient la
puissance sous l'Empire, qui la tiendraient sous un roi, et qui, en
fait, la tiennent presque toute aujourd'hui chez nous ? En peu de
mots, il y a une conspiration permanente des riches, des ambitieux, des grands chefs, des parasites et des flatteurs, contre les
masses électorales. Voilà pourquoi beaucoup de députés, qui
Octobre 1910
387
voudraient un brevet d'hommes d'État, jouent un double jeu, sont
radicaux en province et modérés à Paris. Le petit Père Combes
eut cette idée admirable de mépriser tous ces tyrans à compétences et à sinécures, et de gouverner contre eux, et au besoin contre
les députés, en s'appuyant sur l'électeur. Il fut haï à Paris, et aimé
presque partout. C'est pourquoi il y a un terrible effort contre lui
et contre sa politique, sans compter des barrières invisibles contre le flot du peuple. Ils sont battus à chaque élection ; ils n'en
gouvernent que mieux. Tout cela se sent et se devine ; et voilà
pourquoi les amis du peuple voudraient assister enfin à quelque
victoire achevée et à quelque déroute sans remède, et, par
exemple, revoir Pelletan à la marine.
10 octobre 1910
1668
J'admets le Monopole de l'Enseignement1. Dans le fait il y a
un grand nombre de gens qui ne se passeraient pas tout à fait du
curé, et qui s'accommodent très bien des leçons de l'instituteur. Il
y a plus de paix qu'on ne croit dans les villages ; et les plus
sèches leçons de choses vaudront toujours mieux qu'un catéchisme annoné et une morale d'esclaves, toujours fondée sur la
crainte.
Maintenant, que nous ayons le monopole ou non, nous devons
penser à faire mieux. Je relisais récemment les homélies de Mgr
Barrès2 à ce sujet ; il voudrait un peu plus d'onction dans notre
morale laïque, un peu plus d'égards pour les grandes pensées qui
sont au fond de toute religion ; un peu plus de sentiment qui
l'attache mieux à la terre et aux ancêtres , et en même temps un
idéal qui remue et purifie les passions. On peut avouer que nos
maîtres laïques ont trop vite cherché l'idée précise, en haine du
pathos ecclésiastique, présentant la sagesse et la vertu comme
résultant d'un calcul raisonnable, qui s'impose à l'homme dès
qu'il réfléchit sur les conditions et sur les avantages de la vie en
société. Cette morale par doit et avoir est sèche comme un livre
de comptes ; je vois pourtant de l'élégance dans cette sécheresse,
et une louable probité d'esprit à ne point vouloir jeter les grands
mouvements du coeur dans la balance où l'on pèse les preuves.
Cette réserve un peu froide a plus d'action qu'on ne croit ; l'enfant a un genre de respect, hardi, franc, réellement fraternel, pour
le maître qui ne veut pas prêcher. Un mot intelligent, et volontairement dénudé, touche comme une flèche, et au bon endroit ; un
sermon larmoyant endort ; un sermon passionné irrite ; c'est une
388
PROPOS 1910
entreprise contre la liberté. Je dirais aux maîtres : craignez l'emphase ; de la pudeur et de la simplicité, avant tout, quand vous
parlez de la vertu.
Cela dit, je veux bien convenir qu'il y a des sentiments toniques, qu'il serait bon aussi d'éveiller. Les stoïciens ont laissé de
nobles exemples et de nobles maximes. Au fond de cette sagesse
je vois d'abord une certaine confiance dans l'ordre des choses,
qu'ils appellent Dieu ou Raison suprême, et d'où nous sommes
nés ; n'ayons point peur des mots ; celui qui adore Dieu en ce
sens-là est appelé athée par les prêtres. En second lieu, l'idée
d'une Fraternité Humaine fondée, non pas sur l'intérêt, mais sur
cette Raison commune qui réconcilie tous les hommes dans un
savoir vrai, alors que l'intérêt les sépare toujours au fond, et ne
conduit qu'à une fausse amitié.
Le fond de leur doctrine, c'est l'orgueil ; non la vanité, mais
l'orgueil ; la volonté d'être un homme et non un animal ; la volonté d'être libre, c'est-à-dire d'agir par soi, selon l'idée que l'on a,
et non pas sous la contrainte, et sous la peur comme un chien
sous le fouet. Cela fonde une fière égalité, qui se moque des fortunes ; cela nourrit un enthousiasme contre toutes les tyrannies.
Le plus pauvre et le plus faible des hommes peut être grand par
là. Ce sentiment est vif chez nous, et c'est l'âme de la République. L'esprit prêtre est tout le contraire ; et, pour cela, secrètement méprisé par ceux-là mêmes qui vont à la messe. Prêchons
donc sur ce thème-là ; mais pourtant sans appuyer trop. Ces vertus-là ne se versent point comme l'eau dans les cruches. La source est au-dedans ; et l'on n'aime point trop les leçons d'honneur.
Il faut être Académicien pour croire que la dignité humaine est
en péril dans ce pays.
11 octobre 1910
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J'entendais raconter hier, par un témoin, la chute des frères
Morane1 ; des flots de sang ; de profondes coupures ; les os des
jambes cassées, retournées, perçant les chairs ; les victimes parfaitement éveillées, et poussant des cris atroces dès qu'on voulait
seulement les toucher. Depuis, chaque pansement est un supplice ; ces hommes si courageux ne peuvent s'empêcher de hurler
comme des bêtes sous la main du chirurgien ; ces souffrances
sont attendues ; elles reviennent à heure fixe ; il faut les craindre
avant de les supporter. Je ne compte pas la crainte de la mort, qui
doit être alors une sorte d'espérance. Jamais les bourreaux
Octobre 1910
389
n'inventèrent un châtiment plus redoutable, ni un plus frappant
exemple. A quoi donc pensent ces malheureux, afin de se consoler et de se distraire un peu entre deux supplices ? Ils pensent
qu'ils guériront, et qu'ils voleront. Une femme, qui avait vu ces
choses, et qui pâlissait à y penser, disait après son récit : "Moi
aussi je voudrais voler. Qui ne voudrait ?"
Ce récit fait voir qu'il n'y a point de courage contre la douleur
présente, maisa qu'aussi la douleur n'agit point où elle n'est point.
Voler, c'est sentir le vent de la course, exercer une puissance
rare, être acclamé ; ce n'est qu'action, ivresse d'action, ivresse
d'orgueil ; c'est joie ; on n'y peut point mêler la douleur en idée ;
la douleur est jointe dans l'imagination au lit d'hôpital et à l'odeur
des pansements, mais non pas au moteur qui ronfle, aux ailes qui
frémissent, au gouvernail qui tâte le vent. Ces idées, bien loin
d'enfermer la chute et la douleur, au contraire les excluent. Moi,
qui connais très mal les unes et les autres, j'arrive assez bien à les
mêler, et à me donner une espèce de prudence imaginaire ; mais
dès qu'elles sont vives et comme présentes, elles s'excluent ; il
faut être tout entier aux unes ou tout entier aux autres. C'est pourquoi rien n'est plus commun que le courage, ni plus admiré.
Cela explique les guerres. Car il y faut unb peuple entier de
héros ; et c'est ce qui a manqué le moins jusqu'ici parmi les hommes. Mais, par un détour soudain de pensée, j'aperçois que, pour
les mêmes causes, le châtimentc ne peut pas beaucoup contre le
crime. Vous dites que l'assassin claque des dents devant la guillotine, ou seulement si la foule hurle à sa poursuite. Je conviens
que l'assassin a très peur à ce moment-là ; mais aussi cette peur
vient trop tard ; c'est au moment où il va agir que la peur serait
utile ; et l'action exclut la peur. Un aviateur court plus de risques
qu'un assassin, et l'ond ne manque pas d'aviateurs. Pensez bien à
cela ; une femme qui a vu un aviateur mutilé, torturé comme jamais assassin ne fut, imagine encore le bonheur de voler par-dessus les champs et les villes. Et vous espérez qu'un assassin qui
vient d'entendre le choc du couperet, va se détourner maintenant
des aventures et de la guerre privée. Cela n'est point raisonnable ;
le châtiment n'agit que sur vous, spectateur pacifique, et vous
donne, par un jeu d'imagination, une sécurité trompeuse. Et c'est
bien déjà quelque chose. Mais, si vous voulez mieux, comptez
plutôt sur des patrouilles, ou sur votre propre prudence. Non peur
contre peur, combat de fantômes, mais action contre action.
12 octobre 1910
1670
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PROPOS 1910
Si l'on enlevait à la politique tous ses ornements, peut-être n'y
aurait-il plus alors que deux partis, le parti des Riches et le parti
des Pauvres. Les extrêmes seraient tout convertis et les candidats
prêcheraient pour l'entre-deux. Et voici leurs discours tout nus.
Le candidat des Riches : "Citoyens, il y a toujours eu des
riches et des pauvres, et il y en aura toujours ; j'ajoute qu'il le
faut ; car qui nourrit le progrès, sinon l'ennui des riches, et l'ambition de ceux qui veulent devenir riches ? Cela posé, croyezvous que les pouvoirs politiques puissent rester étrangers à cette
hiérarchie naturelle ? Tout au contraire ; je ne vois que les riches
qui puissent gouverner ; premièrement parce qu'ils ont de grands
intérêts, qui les rendent prudents ; deuxièmement parce qu'ils ont
l'habitude d'administrer ; troisièmement parce qu'ils ont le temps
de s'instruire. En fait, ils gouverneront ; car vos gouvernants pauvres seront toujours à genoux devant les riches. Pourquoi donc
résister à des nécessités ? Qu'y gagnerez-vous, électeurs indécis ?
A qui vendez-vous ? Aux riches. Pour qui travaillez-vous ? Pour
les riches. Vous avez besoin de la sécurité et de la bonne humeur
des riches. Eh bien, que gagnerez-vous à les contrarier en dessous ? Par l'inquiétude, par la colère des riches, vous verrez le
commerce languir et le crédit s'envoler. Bien mieux, en chicanant
sur les prérogatives des riches, vous ruinez vos propres espérances ; car vous avez tous l'espoir d'arriver à la richesse, ou d'y
pousser vos enfants. Au lieu de toujours flotter dans le juste milieu, joignez-vous donc aux riches contre tous ces mauvais
payeurs, ivrognes, grévistes qui troublent l'ordre et cassent vos
carreaux. Affirmez enfin, en votant pour les riches, la nécessité
de l'ordre matériel et aussi de l'ordre moral, représenté par une
religion imprudemment négligée. Et, en un mot, revenez franchement aux principes immortels de tout état social ; restaurez une
élite riche, puissante et respectée."
Voici maintenant l'autre discours, celui du candidat des pauvres. "Électeurs juste-milieu, allez-vous supporter plus longtemps la tyrannie des riches ? Prenez garde ; il faut, selon la nature, que celui qui est déjà très riche devienne plus riche encore.
A eux le bon papier et les gros profits ; à vous qui travaillez et
qui épargnez, à vous le papier douteux et le crédit usuraire ; vous
êtes dévorés par les banquiers et dépouillés par les agioteurs. Et
je vous vois, malgré cela, saluant jusqu'à terre l'acheteur riche,
qui trouve toujours que tout est trop cher, et qui vous paie quand
il y pense ; qui avec cela vous méprise depuis les bancs de
l'école, vous et vos vertus bourgeoises ; et qui trouve assez bonne
Octobre 1910
391
pour vous, naïfs, une religion qu'il accorde très bien avec de
mauvaises moeurs et une vie de plaisirs. Soyez donc plus clairvoyants ; considérez ces masses ouvrières qui consomment tant,
et qui paient sans marchander. Tout ce que ceux-là donnent au
percepteur viendrait dans vos caisses. Faites maintenant le compte des impôts que vous payez, vous ; admirez comment les riches
savent vous écraser, vous qui avez commerce sur rue, pendant
qu'ils ont, eux, mille méthodes, impudemment avouées, d'échapper au fisc. Considérez cette puissance des prêtres, toujours au
service des châteaux, et comment vous êtes espionnés, dénoncés,
dès que vous levez un doigt contre la tyrannie des riches. Au surplus, que craignez-vous ? Les riches seront toujours assez et trop
puissants ; penchez-vous de l'autre côté."
Ces discours font voir à quel point les partis tels que nous les
voyons, avec leurs principes byzantins, brouillent les questions,
et favorisent les riches. Je n'excepte point le parti Socialiste.
13 octobre 1910
1671 *
La puissance du gouvernement est démesurée ; s'il avait pour
mandat de vaincre à tout prix, d'assurer l'ordre à tout prix, il n'y
aurait même pas de combat. Écraser la Révolution, ce n'est rien ;
l'ordre social n'a qu'à s'asseoir dessus. Comptez que les riches et
les nobles ont de la colère ; comptez aussi que la plupart des citoyens sont bien loin d'éprouver une colère contre celle-là. Beaucoup, en effet, vivent passablement, aiment assez leur travail, et
sont attachés à mille plaisirs d'habitude ; n'oublions pas le plaisir
d'exister, de voir, d'entendre, de marcher, de manger, de dormir ;
le fleuve de la vie est un beau fleuve ; les perspectives changent
à chaque tournant ; toute vie est heureuse, si elle n'est pas trop
tourmentée. Si on ne tient pas compte de ce bonheur essentiel qui
porte chacun de nous comme une vague, d'une minute à l'autre,
chacun de nous avec ses petites misères et ses ardentes récriminations, rien n'est plus explicable. Les mécontents, ceux qui
iraient aux armes et veulent le pire, ne sont qu'une poignée
d'hommes.
Ils font, il est vrai, un bruit d'enfer, grossi encore par les artistes, qui en font une espèce de chant tragique, grossi encore par
les gouvernants, qui sont avides de sauver la patrie. C'est pourquoi lorsque la masse des citoyens, comme autrefois au cirque,
tourne le pouce en bas pour dire : "Délivrez-nous de ces gens-là",
il y a une ou deux charges et quelques fusillades, des cours mar-
392
PROPOS 1910
tiales, des prisons, des exils ; si la chose est faite vivement, proprement, on paie les balayeurs et l'on salue le balai. Qui donc
sent la main du despote ? Quelque fonctionnaire, ou quelque
journaliste, qui bavarde sans prudence.
Ce qui fait la force des révolutionnaires, c'est la sérénité des
citoyens. Ils ne croient point à une Terreur Rouge pour demain ;
ils négligent les cris et les menaces ; ils pèsent les droits ; ils se
disent : "Cet énergumène dit beaucoup de choses qui sont vraies
en somme ; et quoiqu'il joue avec un revolver, ses raisons sont
assez bien déduites. Je paie bien ceux que j'emploie, et je travaille volontiers. Pourquoi ces oisifs insolents d'un côté et ce luxe
ridicule ? Pourquoi des travaux si durs et si mal payés ? Quand
tous les profits iraient à ceux qui travaillent, où serait le mal ?
Pourquoi ces beaux et joyeux enfants au ruisseau ? Pourquoi ces
tristes écoles ? Pourquoi cette vieille femme chargée de bois
mort ? Et puis je n'aime pas les hypocrites. Tous ces flatteurs de
riches déraisonnent tristement. Ce sont de vilains cuistres, qui
déshonorent notre espèce ; ils détachent leurs pauvres idées comme des coupons de rente. Pataud1 a des fantaisies effrayantes,
mais un peu de liberté tout de même, et un peu de jeunesse.
Bourget2 m'ennuie ; ce n'est que la peur de tout, habillée de palmes vertes3. Ma foi, vive la liberté." Dans ces discours légers, il
y a un diamant qui brille le temps d'un éclair, c'est la justice.
Mais on n'est pas académicien, on ne jette pas saa vertu au nez
des gens. L'opinion est narquoise chez nous. A quoi bon la fureur ? Le rire suffit. Heureux peuple, qui essaie d'être juste sans
vouloir être triste.
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1672 *
J'entendais hier un bourgeois qui disait : "Ces hommes demandent cent sous par jour pour vivre à Paris ; il faut convenir
que ce n'est pas de trop, si l'on a femme et enfants1." Mais au
voisinage des petites gares, on voit des choses, encore bien plus
étonnantes. Je connais un ancien aiguilleur qui se soigne comme
il peut, lui et sa femme, avec une retraite de sept cents francs. Il a
travaillé pendant plus de trente ans, douze heures par jour une
semaine, douze heures par nuit l'autre, abrité dans une mauvaise
guérite ; il gagnait mille francs par an au début, et seize cents
francs à la fin ; on exigeait l'exactitude militaire, la sobriété, le
respect. Comment a-t-il élevé une famille ? Il était ingénieux et
de bonne santé ; il prenait sur son sommeil, et faisait à peu près
Octobre 1910
393
tous les métiers, chasseur, pêcheur, horloger, forgeron, rétameur,
marchand d'oiseaux, marchand de foin, selon les saisons. Cet
homme ne demandait qu'une chose : la liberté d'opinion ; il ne
l'eut jamais.
Je ne sais si quelqu'un a jamais vu les comptes d'une Compagnie tirés au clair ; on a racheté l'Ouest au milieu du brouillard ;
les actionnaires gémissaient ; les actions montaient ; on pouvait
conclure que la Compagnie y perdait ou bien que l'État faisait un
marché de dupes2. Eau trouble, assurément ; et pêcheurs en eau
trouble, on peut le croire. Ils en sont encore, dans les Compagnies, au système de la monarchie absolue et de la cassette
royale. Je ne dis pas que la manière hautaine soit la seule cause
des désordres actuels ; je crois que c'est une des causes ; car les
hommes ont besoin de liberté aussi ; et les passions, fruit de l'esclavage, les poussent tout autant que l'intérêt. Il y a de la colère
dans ce mouvement, et le désir d'humilier les Rois du trafic.
On gagnerait beaucoup à jeter un peu de République dans tout
cela. Nous n'en sommes pas à confier les affaires de transports
aux transporteurs eux-mêmes, en leur laissant le soin de régler
les prix de vente d'après les prix de revient, et les salaires d'après
les profits. Cela c'est l'idéal ou l'utopie, si l'on veut. On pourrait,
en attendant, rendre publics tous ces comptes, de façon que les
cheminots sachent exactement sur quoi l'on gagne et ce que l'on
gagne. Et aussi leur prêter l'argent au taux normal, s'il apparaissait que les bailleurs de fonds touchent, d'une manière ou d'une
autre, un intérêt usuraire. Après cela, on examinerait la situation ;
on évaluerait les salaires possibles ; les intéressés pourraient régler eux-mêmes la répartition et l'avancement, selon la résidence,
selon la fatigue, selon la difficulté de l'apprentissage. Je ne sais
pas si cet essai de participation aux bénéfices les enrichirait
beaucoup ; mais je sais bien qu'il serait de bon sens, alors, d'augmenter le prix des places de luxe, et, au besoin, tous les prix, jusqu'à équilibrer, comme on fait dans toute industrie, les désirs du
consommateur et ceux du producteur. Du moins on y tendrait,
par tâtonnements et retouches, au lieu de se trouver tout d'un
coup sans train, après avoir voyagé au rabais pendant des années,
aux frais du pauvre aiguilleur.
15 octobre 1910
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PROPOS 1910
1673 *
Je ne suis pas ministre, et je m'en réjouis. Comment accorder
la justice et l'ordre ? Nous autres, pour nous distraire de ces
maux inévitables, philosophons sur leur enchaînement.
Je lis partout que les corporations parlent de faire grève à leur
tour1, pour soutenir celles qui ont commencé. Je ne méconnais
point qu'il y ait un devoir de solidarité, et une vertu quelquefois
héroïque, qui oblige l'ouvrier heureux, par exemple le célibataire,
à faire cause commune avec ceux qui ont plus de charges que lui
ou qui gagnent moins. Mais encore faut-il que cette alliance les
rende plus forts. Il y a une limite à l'extension d'un mouvement
de grève, à partir de laquelle toute nouvelle grève enlève des
forces aux anciennes.
Pour le comprendre, mettons tout au pis ; supposons la grève
générale en toute rigueur. Tous les producteurs se croisent les
bras ; tous les consommateurs sont affamés : or le plus grand
nombre des citoyens sont producteurs et consommateurs ; de là
un état violent, qui ne peut durer, dont tout le monde souhaite secrètement la fin ; le gouvernement a beau jeu, pourvu qu'il soit
un peu manoeuvrier ; on lui fera crédit ; la liberté y perdra
quelque chose ; de même qu'après une vive colère, on se sent un
peu déprimé et l'on fait alors toutes les concessions.
L'allure d'une grève scientifique, si l'on peut ainsi dire, est
tout à fait autre. C'est un principe connu qu'il ne faut point tenter
de grève en morte saison. La grève suppose une prospérité et une
sécurité des affaires qui, premièrement, assure les grévistes
contre la famine, par l'aide qu'ils recevront de leurs camarades de
tous métiers ; secondement tienne le patron sous la menace de
ses concurrents. Dans ce cas, la victoire est soudaine et inévitable ; et à vrai dire, la grève n'a pas plus tôt commencé qu'elle
cesse, et d'autant plus vite qu'elle est plus restreinte, et qu'elle
vise un moins grand nombre d'employeurs.
Par exemple, le Nord était resté sans trafic, avec des trains en
panne, au milieu de l'activité universelle2, le Nord cédait inévitablement, parce que d'autres détournaient les profits ; par exemple, la ligne de Dieppe canalisait les voyageurs de Calais et de
Boulogne3, des service
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