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Être et Spiritualité
Ouverture Philosophique
Collection dirigée par Dominique Chateau,
Agnès Lontrade et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Déjà parus
Michel FA TT AL, Plotin chez Augustin, 2006.
Laurent MARGANTIN (dir.), Kenneth White et la géopoétique,
2006.
Aubin DECKEYSER, Éthique du sujet, 2006.
Edouard JOURDAIN, Proudhon, Dieu et la guerre. Une
philosophie du combat, 2006.
Pascal GAUDET, Kant et le problème du transcendantalisme,
2006.
Stefano MASO, Le regard de la vérité, cinq études sur
Sénèque, 2006.
Eric HERVIEU, Encyclopédisme et poétique, 2006.
J.-F. GAUDEAUX, Sartre, l'aventure de l'engagement, 2006.
Pasquine ALBERTINI, Sade et la république, 2006.
Sabine AINOUX,
Après l'utopie:
qu'est-ce
que vivre
ensemble ?, 2006.
Antonio GONZALEZ, Philosophie de la religion et théologie
chez Xavier Zubiri, 2006.
Miklos VETO, Philosophie et religion, 2006.
Petre MARE~,
lean-Paul
Sartre ou les chemins
de
l'existentialisme,
2006.
Alfredo GOMEZ-MULLER
(dir.), Sartre et la culture de
l'autre, 2006
Laszlo
TENGEL YI,
L'expérience
retrouvée,
Essais
philosophiques I, 2006.
Naceur Ben CHEIKH, Peindre à Tunis, 2005.
Vincent Trovato
Être et Spiritualité
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique:
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DU MEME AUTEUR
Aux Edifjons L'Harmattan
L'ENFANT PffiLOSOPHE, Essai philopédagogique, 2005.
L'ŒUVRE DU PHILOSOPHE
EUROPEENNE,2005.
SENEQUE DANS LA CULTURE
Pour Lysiane
http://www.]ihrairieharmattan.com
diffusion.harmattanr(v,wanadoo.
harmattan [email protected]
@ L'Harmattan,
2006
ISBN: 2-296-01212-4
EAN : 9782296012127
fI'
Rentre en toi-même, la vérité habite à J'intérieur de J'homme.
SAINT AUGUSTIN, Les Confèssions.
NOTE
L'homme est-il désespéré? Peut-il encore croire en
Dieu face au vide de l'Église et à la pauvreté des idéologies?
L'être humain est désappointé et chacun cherche de nouvelles
espérances. Mais l'espoir est porteur de déceptions et la nonconcrétisation des désirs engendre une éternelle fuite vers
l'avenir. L'hoffilne erre désorienté dans le labyrinthe du malvivre... La vie s'est transformée en expérience labyrinthique
et l'âme s'y retrouve seule. Dès lors, peut-on conjuguer
matérialisme et spiritualité?
Sans prétendre à une quelconque exhaustivité
-
impossible et inutile -, ce livre tente d'analyser comment
certaines formes de matérialismes s'articulent avec ce que
l'on pourrait appeler une spiritualité. Il ne souhaite pas
fournir un enseignement philosophique: parfois, il juxtapose,
sur le même thème, des textes d'inspiration contraire. Il
apporte aux lecteurs des suggestions, laissant à chacun la
liberté de penser par lui-même.
Les chemins philosophiques choisis ici proposent un
survol historique du modèle matérialiste grec et romain, et
des commentaires sur les principaux penseurs du matérialisme occidental.
L'écriture de cet essai a pour point de départ la lecture
d'un philosophe contemporain qui unit matérialisme et pratique d'une spiritualité: André Comte-Sponville.
Sa définition personnelle du matérialisme et ce que symbolise le
mythe d'Icare expriment assez bien la « spiritualité» de cet
auteur, c'est-à-dire un envol heureux dû au désespoir et à une
situation particulière de détachement.
12
Les notes en bas de page, nombreuses, ne sont pas
indispensables à la lecture. Elles sont là pour le travail et pour
les rats de bibliothèque. On n'écrit jamais à partir de soi seul
et les références sont en quelque sorte des révérences.
OUVERTURE: MATERIALISME
Nombre de philosophes contemporains décrivent la
sagesse comme une notion obsolète, historiquement
dépassée, et ne reconnaissent aucune pertinence à l'étymologie
du mot «philosophie ». Dans Le mythe d'Icare, André
Comte-Sponville se demande si l'idée de sagesse aujourd'hui
garde un sens, et lequell? Qu'un tel projet ait pu paraître
anachronique ou incongru en dit long sur notre époque et sur
l'état, à quelques exceptions près, de la philosophie2. La
philosophie, ajoute-t-il, doit être intempestive, c'est-à-dire se
produire à contretemps.
Ce soupçon d'anachronisme engendrerait deux formes
de philosophie:
la philosophie comme «sagesse»
et la
philosophie comme science ou réflexion critique. Mais peuton définir l'idéal du sage? Le sage est celui qui sait et dont le
savoir éclaire l'action. Sachant régler son action sur son
savoir, il trouve le bonheur. Ce modèle a été suivi dans toute
l'Antiquité et, au XVIIesiècle, Descartes tente de le reprendre.
Il conçoit la philosophie COIIL'neune action sur la nature pour
des fins humaines. Les révolutionnaires
de 1789 et leurs
successeurs ne penseront qu'à l'action3. Au XIXe siècle, le
positivisme et le marxisme essaient à leur tour de le
reconstruire chacun à leur façon.
1
André COMTE-SPONVILLE
(1984), Le mythe d'Icare. Traité du désespoir et
de la béatitude, tome I, Paris, Editions PUF, colI. « Perspectives Critiques », p. 8.
2André COMTE-SPONVILLE
(1988), Vivre. Traité du désespoir et de la
béatitude, tome II, Paris, Editions PUF, coll. « Perspectives Critiques », p. 7.
3
À cela, Lao-tseu oppose le non-agir comme méthode universelle, et, en
particulier, comme méthode de gouvernement. LAO TSEU (2003), Tao Te King,
traduit et commenté par Marcel Canche, Paris, Editions PUP, coll. « Perspectives
Critiques », p. 35.
14
Rompre cette tradition privilégierait la philosophie
comme science ou réflexion critique et considérerait candide
toute tentative de reprendre l'idéal au sage. Se rallier
complètement à cette thèse s'avère délicat. Selon André
Comte-Sponville, la conception intempestive de la philosophie comme sagesse apparaît plus réaliste.
La connaissa..'1cepour la connaissance, la recherche
d'un savoir désintéressé quine touche pas à ses conséquences
pratiques semble un des pÔles essentiels de la philosophie et
de toute science. Une sagesse qui s'appuierait sur un passage
purement rationnel de l'être au devoir être, de la science à la
morale est irréalisable et sans doute peu souhaitable. Dans la
mesure où la science modifie son objet lui-même, elle ne peut
se maintenir sur l'objet pour définir son projet. Pour Edgar
Morin, la sagesse porte en elle une contradiction: il est fou de
vivre trop sagement. Dans la folie qu'est l'amour, habite la
sagesse de l'amour et l'amour de la sagesse manque
d'amour4. Mais une sagesse qui se reconstruirait sans cesse
en tenant compte à la fois de l'état du savoir et des problèmes
que pose l'action dans un monde en évolution apporterait des
possibles.
La recherche de cette sagesse joue sur l'inéluctable et
la difficulté: on ne peut adopter telle quelle la pensée d'un
autre. La sagesse (encore un axiome) est un savoir-vivre qui
ne se démontre pas. Pas de confection ni de prêt-à-porter en
matière de philosophie ou de sagesse: Nul ne peut penser ce
qu'il dit, car sa pensée est encore autre chose qu'il dit5. La
fonction de penser ne se délègue point, disait le philosophe
Alain. La fonction de vivre non plus! Et si l'un ne va pas
sans l'autre, cette phrase d'André Comte-Sponville prend
alors tout son sens: La philosophie est un art de vivre avant
4 Edgar MORIN (J 997), Amour, Poésie, Sagesse, Paris, Editions du Seuil, colI.
« Points », p. 77.
5 ALAIN (2001), Propos sur l'éducation, Paris, Editions PUF, colI. « Quadrige »,
p.102.
15
d'être un métier, une discipline spirituelle plutôt qu'universitaire, une aventure plutôt qu'une spécialitë.
Même le rationalisme austère et universaliste de
Descartes est en fait le déploiement d'une aventure de l'esprit
aux prises avec des terres inconnues. Le Discours de la
méthode est expressément l'histoire d'un espriP, et c'est cette
histoire (ou expérience spirituelle8) que les ~1Vféditations
retracent, approfondissent et nous invitent, pour notre compte, à
. 9
reVIvre.
Descartes recommande à chacun de refaire pour son
compte le chernin: le cogito cartésien ne prouverait autrement l'existence que de Descartes, et n'est universel, en
droit, que parce qu'i! peut toujours être réitéré, en fait, par
n'importe quilO. Ce n'importe qui désigné à recommencer ou
à construire le chemin, celui de Descartes ou un autre, à
partager cette expérience ou cette aventure de l'esprit, ce
n'importe qui, c'est l'homme cosmo-physique!!.
Le philosophe revendique pour tous un espace où se
mouvoir en fonction d'une ligne secrète et rigoureuse que
l'homme s'efforce de découvrir en cheminant. N'est-ce pas là
une recherche philosophique orientée vers des sentiers qui
permettent d'éviter des écueils? Mais quels sont ces écueils?
Parmi les obstacles qui empêchent l'homme de
trouver sa route, on rencontre les sens divers donnés aux mots
matérialisme, spiritualité et agnosticisme. La diversité de ces
sens est telle que les notions désignées par ces mots se
6
André COMTE-SPONVILLE, Vivre. Traité du désespoir et de ln béatitude,
op.cit., p. 7.
7 Cf. F. ALQUIE (1987), La découverte métaphysique de l'homme chez
Descartes, rééd. Paris, Editions PUP, chap. VII (l'expression fut utilisée, à propos
du Discours de la méthode, par Descartes lui-même).
8 Ibid., p. 344.
9 André COMTE-SPONVILLE
(1989), Une éducation philosophique,
Paris,
Editions PUP, p. 73-74.
10
Ibid., p. 74.
Il Edgar MORIN (2001), La Méthode. L'identité humaine, tome 5, L 'humanité de
l 'humanité, Paris, Editions du Seuil, p. 21-22.
16
révèlent souvent incompatibles. Par exemple, entrematériaEsme et spiritualité.
Au contraire, leur compatibilité peut paraître évidente.
Que les spiritualistes n'admettent pas cette compatibilité peut
à la rigueur être compréhensible. N'affirment-ils pas posséder
le monopole de l'esprit? Mais que les matérialistes emboîtent
le pas, voilà qui étonne! L'explication proviendrait sans
doute de quelques allergies au mot spiritualité évoquant, par
des connexions de concepts, certaines pratiques religieuses
qui auraient laissé des traces assez rébarbatives et monotones.
Bref, le matérialisme est-il conciliable avec l'incorporel?
Autrement dit: un matérialiste peut-il avoir une spiritualité?
La réponse à cette question dépendra évidemment du
sens donné à ces concepts. Ceux-ci sont en fait des variables,
et leur degré de compatibilité ou d'incompatibilité varie selon
l'élection de tel ou tel sens choisi par le locuteur. Il faut donc
se résigner à rechercher des définitions aussi adéquates que
possible dans leur variabilité.
Le Nouveau Petit Robert donne cette définition du
mot « matérialiste» : personne qui recherche des jouissances
et des biens matériels. Donc, si une personne se fait traiter de
matérialiste, on n'en veut généralement pas à sa philosophie,
mais à un certain mode de vie. C'est quelqu'un, dira-t-on, qui
aime la bonne chère, les aventures, le confort et l'argent. Par
contre, l'idéaliste est celui qui possède une « attitude d'esprit
ou forme de caractère qui le pousse à faire une large place à
l'idéal, au sentiment, pour améliorer l'homme ». Un idéaliste
se préoccupe, par exemple, du Tiers et du Quart-Monde, se
révolte contre l'injustice sociale. C'est aussi celui dont la
vocation artistique ou scientifique est si profonde qu'il
n'attribue à l'argent ou aux jouissances matérielles qu'une
valeur dérisoire.
En philosophie, ces mots connaissent des emplois
différents. Ils servent à distinguer divers types d'explication
des phénomènes à partir d'une substance considérée comme
ultime. Le matérialisme est aussi ancien que la philosophie,
17
mais il n'est pas plus ancien, écrit Friedrich-Albert Lange
(1828-1875). Il explique que la conception des choses qui
domine naturellement dans les périodes lesplus anciennes de
la civi/îsation ne s'élève pas au-dessus des contradictions du
dualisme et des formes fantastiques de la personnification.
Les premiers essais tentés pour s'affranchir de ces contradictions, pour acquérir une vue systématique du monde et
pour échapper aux illusions ordinaires des sens, conduisent
directement dans le domaine de la philosophie,. et parmi ces
premiers essais, le matérialisme a déjà sa place12.
Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie fournit une définition ontologique13 du mot « matérialisme»: Doctrine d'après laquelle il n'existe d'autre
substance que la «matière », à laquelle on attribue des
propriétés variables suivanJ les diverses formes de matérialisme, mais qui a pour caractère commun d'être conçue
comme un ensemble d'objets individuels, représentables,
figurés, mobiles, occupant chacun une région déterminée de
,
14
l espace .
Un matérialiste ne nie pas qu'il y ait de l'esprit.
L'esprit est un mode de fonctionnement assez spécifique et
particulièrement subtil de la matière. Il en résulte que l'esprit
ne peut subsister indépendamment de la matière15. Le
matérialiste rejette l'immortalité de l'âme, de l'au-delà, de
Dieu16. Toutefois, le matérialiste n'est pas nécessairement
12Friedrich-Albert LANGE CI886), Histoire du Matérialisme & Critique de son
importance à notre époque, Editions coda, 2004, p. 1.
13 Le terme ontologie introduit par le philosophe allemand Rudolph Goc1enius
(1547-1628), désigne la généralité de la philosophie de l'être.
14André LALANDE (1999), Vocabulaire technique et critique de la philosophie,
Paris, Editions PUF, colI. « Quadrige », vol. I, p. 591.
15Le mot « matière» a pour étymologie le mot latin materia ou materies, c'est-àdire les objets naturels que l'homme utilise pour la construction, en particulier, le
bois de construction. Avec Aristote, « matière» (en grec: hulê, bois) accède au
statut de concept et principe philosophique: J'appelle matière le premier
« substrat» de chaque chose, d'où une chose advient et qui lui appartient de
façon immanente et non par accident, in ARISTOTE, Physique, I, 9, 192 a 31.b.
16Didier JULIA CI996), Dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, p. 166.
18
athée. Le mot « athée» existait déjà au ne siècle chez les
Chrétiens qui dénoncent et stigmatisent les atheos : ceux qui
ne croient pas en leur dieu ressuscité. L'athée est également
cité dans la Bible (Psaumes X,4 et XIV,l) et Jérémie (V, 12).
Toutefois, dans l'Antiquité il qualifie souvent non pas celui
qui ne croit pas en Dieu, mais celui qui se refuse aux dieux
dominants du moment, à leurs formes socialement arrêtées17.
Dans-Sur les dieux, le sophiste grec Protagoras (IVesiècle avo
J-C) se contente d'affirmer qu'à leur propos, il ne peut rien
conclure, ni leur existence, ni leur inexistence. Épicure (341270) croit en l'existence de plusieurs dieux immortels, parfaits, heureux, mais totalement indifférents au sort de
l'humanité; l'homme est seul face au grand jeu aveugle des
atomes. Spinoza (1632-1677), que les matérialistes revendiquent comme un des leurs, pense que l'univers tout entier
est Dieu. Natura sive Deus! Lucrèce construit une physique
atomique: il n'y a rien qui soit matériel, y compris les dieux,
l'âme, etc. il n'y a que la matière, et qu'elle sujjit pour tout
expliquer18! Le matérialiste rejette donc l'immortalité de
l'âme et l'existence d'un Dieu pur esprit, extérieur au monde
matériel.
Dans Présentations de la philosophie, André ComteSponville donne cette définition du mot athée: c'est être
« sans dieu », soit parce qu'on se contente de ne croire en
aucun; soit parce qu'on affirme l'inexistence de toUS!9.Plus
loin, il ajoute: être athée, ce n'est pas refuser le mystère;
c'est refuser de s'en débarrasser ou de le réduire à trop bon
compte, par un acte de foi ou de soumission. Ce n'est pas
tout expliquer; c'est refuser d'expliquer tout par l'inexplicable2o. Il se qualifie d'athée fidèle. Athée, puisqu'il ne
croit en aucun Dieu, et fidèle parce qu'il se reconnaît dans
17
Michel ONFRAY (2005), Traité d'athéologie, Paris, Editions Grasset, p. 41.
18 Denis DIDEROT, article « spinoziste»
de l'Encyclopédie,
in Œuvres,
Editions Robert Laffont, Bouquins, 1994, tome l, p. 484.
19 André COMTE-SPONVILLE
(2000), Présentations de la philosophie,
Editions Albin Michel, p. 113.
20 Ibid., p. 121.
Paris,
Paris,
19
une , certaine tradition historique et dans les valeurs gréco.
21
.'
And re' C omte- SponVll" 1e ne renonce donc
JUd eo-c hr etlennes.
pas à toute vie spiritueiie. . .
Pour Patrick Ghrenassia,
agrégé de philosophie
(Université de Paris I), être matérialiste, c'est se désillusionner et désenchanter le monde, c'est refuser de se raconter
des histoires, c'est aussi embellir l'image qu'on a de soi et de
l'humanité. Tout ce qui console, ment! (Nietzsche) Le matérialiste préfère la vérité amère et blessante, ce qu'André
Comte-Sponville appelle le désespoir22.
Louis Sonier, franc-maçon de la Grande Loge de
France, qualifie l'athée comme un individu qui refuse l'idée
du Dieu plus ou moins anthropomorphe des religions abrahamiques. Les athées et les agnostiques, refusant ce Dieu
anthropomorphe, ont cependant peur d'un Dieu qui ne serait
pas lui, anthropomorphe, c'est-à-dire dépouillé de tous ses
attributs humains. fls ont raison de ne pas vouer une
consécration à des idoles mais ils ne veulent pas non plus
faire la tentative d'accéder à un niveau supérieur. Ce qui est
,
. 23
Ia marque meme d e I agnostIque.
Pourtant, l'écrivain britannique A.N. \Vilson proclame
que même les matérialistes les plus acharnés quand ils
s'opposent aux croyants, s'exaltent d'expliquer leurs émerveillements face à la complexité et aux prodiges de la nature
et finissent par rappeler l'initiateur du jazz classique Louis
Armstrong (1901-1971)
et son célèbre refrain What a
wonderful world. Cette remarque est perspicace car le généticien d'Oxford Richard Dawkins démontre que la théorie de
la sélection naturelle a renversé l'argument selon lequel la
perfection des organismes établit l'existence et la bonté de
Dieu. Toutefois, en 1998, il avance avec ferveur dans Les
~
21
Alain HOUZIAUX (dir.), «Un athée fidèle» par André Comte-Sponville,
in At-on encore besoin d'une religion ?, Paris, Editions de l'Atelier, 2003, p. 58.
22 Patrick GHRENASSIA, « Matérialisme et Scepticisme », in revue La matière &
l'esprit, Mons (Belgique), n° 1, avri12005, p. 37.
23 Louis SONIER (2005), Une spiritualité sans Dieu, Lugrin, Editions La Maison
de Vie, p. 102.
20
Mystères de l'arc-en-ciel que seules les sciences permettent
de découvïÏr les beautés de la nature. . .24
Si 1'homme a perdu une certaine relation avec la
religion, cette perte est liée à la science. De fait, écrit A.N.
Wilson, nous sommes nombreux à crotre, du moins la plupart
du temps, que des découvertes scientifiques faites au XIX
siècle ont été les premières contributions décisives à ce que
l'on appelle la mort de Dieu25. Les liens entre science et
croyance relèvent d'une longue tradition et ils sont souvent
moins clairs qu'on ne le pense. L'histoire du matérialisme se
mélange avec les grandes blessures narcissiques infligées à
1'humanité (Freud). Déclarer que tout est matière, que le
supérieur est déterminé par l'inférieur (Auguste Comte),
n'est-ce pas rappeler l'homme à la pénible vérité de sa
condition naturelle?
Le Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale
définit le mot « matérialisme» comme une théorie de l'être,
plutôt que du devoir-être: une ontologie, donc, plutôt qu'une
morale. C'est penser que tout est matière ou produit de la
matière, et que les phénomènes
intellectuels, moraux ou
spirituels n'ont en conséquence de réalité que seconde ou
.,
26
determmee
.
'
Le matérialiste n'espère pas une vie après la mort
pour être heureux. Le bonheur doit être vécu pleinement dans
cette vie-ci et sur terre. Karl Marx (1818-1883) affirmait la
même chose aux classes exploitées, ajoutant que pour obtenir
leur résignation à un ordre social injuste, l'Église et la
bourgeoisie les leurraient en leur promettant le Paradis, une
illusion. Il est utile de signaler que le «Jardin », créé par
24
Richard DAWKINS (1998), Unweaving the Rainbow, Londres, Houghton
Mifflin Company et L 'horloger aveugle, Paris, Editions Robert Laffont, 1989.
Lire aussi: Laura BOSSI (2003), Histoire naturelle de l'âme, Paris, Editions PUP,
p.224-231.
25
A.N. WILSON (1999), God's Funeral, Londres, Time Warner Books.
26 Monique CANTO-SPERBER
(dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie
morale, Paris, Editions PUP, 2004, tome 2, p. 1213.
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