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HANNAH ARENDT
QU’EST-CE QUE
LA POLITIQUE ?
Nouvelle traduction, édition augmentée
Texte établi par Jerome Kohn
Édition française, préface et notes de Carole Widmaier
Traduction de l’allemand par Carole Widmaier
et Muriel Frantz-Widmaier, et de l’anglais par Sylvie Taussig,
avec l’aide de Cécile Nail
ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe
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Préface
Répondre au totalitarisme
Le totalitarisme en tant qu’événement contraint le penseur
à faire face à des questions fondamentales. Il constitue l’expérience limite, réelle, collective, et en ce sens politique, de la
destruction de toutes les formes de liberté ; il est le régime de
la déshumanisation. Dès lors, le monde peut-il ne pas être totalitaire ? À quelles conditions la liberté et l’humanité sont-elles
possibles ? Il s’agit de trouver des ressources pour la résistance.
Le totalitarisme apparaît également comme un régime
inédit, lié à des conditions qui sont celles, spécifiques, de la
modernité. Dès lors, dans quelle mesure la modernité, dans sa
dimension de crise, porte-t-elle atteinte aux différentes modalités de la liberté et nous empêche-t-elle de parvenir jusqu’à
elles, de les voir ou de les expérimenter ? La modernité – dans
la réalité des événements, des théories et des représentations
communes qui l’habitent – permet-elle l’accès aux expériences
de la liberté ? Il s’agit de découvrir les possibilités plurielles de
la liberté derrière les voiles des systèmes de valeurs modernes
et, plus fondamentalement, des théorisations dominantes.
Selon la maxime du totalitarisme, « tout est possible ». Dès
lors, une « citoyenneté sensée1 » doit reposer sur l’hypothèse
1. Paul Ricœur, Préface à Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket,
« Agora », 2002, p. 13.
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inverse : tout n’est pas possible. Mais quels sont les possibles
dans les conditions de la modernité ? Car, en un sens, le totalitarisme semble avoir également prouvé que tout était possible, même et surtout la modification de la nature humaine
elle-même. Mais précisément, il s’agit de ne pas le croire, ou
plutôt de repenser l’articulation entre la connaissance et l’action, entre le savoir et le pouvoir, de chercher, parmi toutes les
possibilités pures de la nature humaine, ce qui est susceptible
de donner un sens à l’existence dans sa dimension collective.
C’est à cette quête que le concept central de la pensée
de Hannah Arendt, le concept de condition humaine, vient
répondre. Penser la condition humaine, c’est penser les conditions d’une existence collective sensée et créatrice, plutôt
qu’absurde et destructrice. La condition humaine n’est donc
jamais simplement l’objet de la recherche. Elle est le plan
d’immanence qui émerge d’un questionnement nouveau, absolument singulier, et sur lequel va venir s’inscrire la création des
concepts. Arendt ouvre un plan.
Mais il est aussi question de savoir quelles sont les bonnes
représentations, les bonnes images pour l’action, pour le pouvoir, pour la liberté. L’action doit donc être pensée en tant que
telle. Or, nous dit Arendt, la philosophie, comme philosophie
politique – philosophie de la politique –, n’a jamais appréhendé
adéquatement l’action ; elle ne s’est jamais située en son sein,
ne faisant que creuser le gouffre inaugural entre le philosophe
et la cité. Les théorisations successives de la politique composent l’histoire de l’obscurcissement progressif de certaines
expériences et de l’absolutisation de certaines autres. Il s’agit
dès lors de lever le voile, de faire réapparaître les expériences
oubliées. Dans une conception dont l’inspiration est en partie
heideggérienne, l’histoire de la pensée est histoire de l’être. Si
la vérité est alêtheia, dévoilement, alors l’histoire de la pensée
est l’histoire des manières dont l’être se dévoile, contre toute
maîtrise par l’homme du dévoilement de l’être lui-même. La
philosophie accorde aux moments de dévoilement le statut
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d’époques. Dans le sillage de Husserl, Arendt fait retour aux
« choses mêmes », sans pour autant se donner pour tâche d’analyser la subjectivité transcendantale. Le phénomène n’est pas
simplement l’apparence, mais il n’est pas non plus la chose
en soi. Il ne se donne pas tout entier dans l’apparaître, mais,
loin d’être séparé de la « chose en soi », il se manifeste. L’être
doit donc être saisi comme pluralité de modes de dévoilement
à même les modes différenciés de l’existence. L’homme se
donne à saisir dans le temps, non pas dans un temps qui l’engloberait, mais dans la pluralité des temporalités humaines,
qui peuvent être lues comme des temporalisations plurielles
de l’être. Mais l’être n’est pas un concept. Et, parmi ses manifestations phénoménales, l’action, à l’opposé de la relégation
heideggérienne de la praxis au rang des modes impropres et
inauthentiques de saisie de l’être du Dasein, devient un mode
d’existence hautement humain.
Essentiellement, contre l’hypothèse totalitaire du « tout
est possible », il convient de réinterroger les rapports de la
pensée et de l’action, inscrits sur le fond des rapports entre vita
contemplativa et vita activa. Or la modalité propre à l’action et
à la pensée politique n’est pas le possible, mais le contingent.
Penser l’action suppose d’affronter les caractéristiques propres
de la politique, qui ne sont ni des catégories ni des valeurs :
elles engagent un type singulier de jugement, qui n’est ni le
jugement de connaissance, ni le jugement moral. Ainsi du probable, modalité de l’action prudente chez Aristote ; ainsi du
souhaitable, principe kantien de l’espérance et du jugement
téléologique ; ainsi du juste, du beau, du noble et du grand, présents dans l’héroïsme grec. S’il convient de se mettre en quête
des bonnes représentations et des bonnes images, il devient
nécessaire encore de se tourner vers l’ambivalence de l’imagination, de favoriser le passage de la fiction totalitaire des lois
de la Nature ou de l’Histoire et du besoin de cohérence des
masses à l’imagination du semblable et à la pensée de l’espace
politique comme espace du virtuel.
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Car les « gens normaux » ne savent pas que « tout est possible »1. Arendt, loin de faire l’éloge d’une « normalité » politique qui se distinguerait des « natures perverses », ou l’éloge
du « bon sens populaire » et des clichés de la langue, dont nous
savons qu’ils masquent et signalent d’un même geste l’absence
de pensée caractéristique d’Eichmann, demande bien plutôt
d’envisager les possibilités humaines dans leur inscription au
sein du sens commun. Contre l’expérience fondamentale de la
communauté humaine qu’est la désolation, dans laquelle s’ancre
le totalitarisme, il est question de retrouver le sens du commun,
de situer les activités humaines dans un monde de relations,
de repenser l’habitation de l’homme dans un monde, et non
pas sa participation à la nature, à l’univers ou encore à l’environnement, de tourner le regard vers les pratiques communes
que sont le travail, l’œuvre et l’action, dans leur puissance
de conditionnement, par différence avec les pratiques spécifiques – professionnelles – que sont la science et la philosophie, de penser la liberté comme une expérience collective.
Si dans le totalitarisme tout est mouvement, les différentes
activités doivent être analysées du point de vue de leur durabilité. Comme l’a fait remarquer Ricœur, les « catégories »
arendtiennes ne sont pas des structures anhistoriques de l’esprit ou de la matière – elles ne relèvent ni de l’idéalisme, ni du
matérialisme –, mais « des structures historiques aux multiples
mutations qui conservent une sorte d’identité flexible » ; elles
indiquent les « traits perdurables2 » de la condition humaine.
L’intention d’Arendt n’est donc ni historiciste ni descriptive.
Toujours s’entrecroisent deux registres d’analyse3 : l’analyse
1. Le Totalitarisme, in Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem,
éd. dir. P. Bouretz, Paris, Gallimard, « Quarto », 2002, p. 786. Arendt fait référence ici à L’Univers concentrationnaire de David Rousset, paru en 1946.
2. Paul Ricœur, Préface à Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 16.
3. Sur la distinction entre ces deux registres, voir Étienne Tassin, Le Trésor
perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999,
p. 19-20.
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historiale qui, à la différence de l’historicisme, ne dilue pas les
événements dans leur contexte, mais vise à leur rendre leur qualité d’événements, et l’analyse existentiale qui, à la différence
d’une approche existentielle, s’intéresse moins aux existants
singuliers qu’à leur structuration temporelle. Toujours Arendt
distingue – entre les domaines, les activités, les expériences,
les termes – contre les confusions, qui relèvent toutes, à un
degré ou à un autre, d’une facilité théorique ou d’une paresse
intellectuelle.
Les structures historiques de l’existence
Tout au long de son œuvre, et à titre exemplaire dans
Condition de l’homme moderne1, Arendt propose une pensée
transhistorique de l’activité humaine, comme réponse à deux
questions dont l’articulation dit la mondanéité de notre existence : qu’est-ce qui est donné ? de quoi les hommes sont-ils
capables ? Sa philosophie est une philosophie des capacités,
c’est-à-dire aussi des manières dont l’homme excède les effets
de son activité effective.
C’est ainsi que les grandes activités se définissent par
leur correspondance aux conditions fondamentales de la vie
humaine, c’est-à-dire au donné humain de la vie, à ce qui nous
précède mais n’existerait pas sans nous. L’ouverture de Condition de l’homme moderne, qui constitue l’un des cœurs de la
pensée d’Arendt, est composée de propositions dont le statut
n’est ni descriptif ni directement normatif, mais qui acquerront
une puissance judicative pour tout retour sur les conditions de
la modernité.
La triade travail/œuvre/action peut faire l’objet d’une lecture spatiale : dans le travail, l’homme participe à la nature et
1. The Human Condition, Chicago/Londres, Chicago University Press,
1958.
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plus précisément à la vie ; dans l’œuvre il habite le monde ;
dans l’action il vient se situer dans l’espace entre les hommes.
L’image est celle de strates qui se superposent, de plans d’existence qui peuvent cohabiter dans la mesure où chacun vient
s’inscrire dans celui qui le précède. Mais, pour l’homme, ces
trois conditions relèvent du même donné, elles n’appartiennent
à aucun ordre, ni logique, ni chronologique. On peut faire de
cette même triade une lecture temporelle fixe : le temps du travail est celui de la vie biologique, le temps cyclique du processus, animé par la croissance spontanée, le métabolisme et la
corruption, et le travail vient nourrir ce processus même auquel
il correspond. Le temps de l’œuvre, dans le monde, est la durée,
qui excède la ligne dessinée par les existences individuelles.
Le temps de l’action, au sein de l’espace de la pluralité, est
l’évanescence. La triade s’accommode encore mieux d’une
lecture temporelle dynamique : du travail à l’œuvre s’opère
le passage de ce qui passe à ce qui dure ; de l’œuvre à l’action se manifeste le tragique de l’existence et l’ouverture à un
temps linéaire, avec un commencement et une fin. Elle peut
également être lue en rapport à la mortalité comme condition
générale de la vie. En ce sens, le travail porte l’immortalité de
l’espèce, sa préservation cyclique contre la corruption ; l’œuvre
produit la permanence du décor humain ; quant à l’action, elle
est le support du souvenir et de l’Histoire. Chaque activité vient
répondre, différemment, à la condition mortelle, au fait existential de la mort, à la mortalité comme question fondamentale.
Mais la triade est en même temps une triade de réponses à la
natalité comme condition générale de la vie. Le travail est soin
et protection pour les nouveaux venus, tandis que l’œuvre leur
offre la familiarité d’un monde. L’action est ce par quoi la naissance comme commencement se fait sentir dans le monde.
Toute activité, en tant que correspondance à une condition,
est donc aussi répétition. Mais plus la différence est importante, plus la répétition est sensée, si bien sûr elle reste correspondance. C’est à cet égard que l’action jouit d’un statut
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spécifique : en elle, c’est la naissance même qui se trouve
répétée ; elle est donc la possibilité de l’événement. Si les trois
activités sont fondamentales parce qu’elles correspondent à
un donné de même statut, elles ne dessinent pas de réel équilibre : l’intimité de l’action et de la naissance fait de la pensée
arendtienne, à contre-courant de la tradition, une philosophie de l’action, une philosophie de la naissance et une philosophie de l’immortalité. Ce sont ces trois positionnements
qui légitiment le paradoxe philosophique d’une sortie de la
philosophie.
Car la philosophie n’est jamais parvenue à penser la politique : tel est le jugement, apparemment sans appel, que formule Hannah Arendt tout au long de son œuvre. Mais c’est
par un recours permanent aux auteurs de la philosophie qu’elle
tente elle-même de remédier à ce manque.
Comment comprendre ce grand écart ? C’est que la philosophie peut être appréhendée sous deux angles radicalement
différents. En tant que tradition, elle transmet, de génération en
génération, les échos multiples d’une même expérience fondamentale : celle du philosophe. En tant que pensée, elle porte les
traces d’expériences plurielles dont elle ne sait se faire explicitement l’écho. Toute la démarche d’Arendt, dans l’intention
qui est la sienne de contribuer à conférer leur sens aux modalités spécifiquement humaines de la vie en commun, consiste à
retrouver la pensée dans la tradition philosophique même.
L’humanité comme condition
Les hommes sont des êtres conditionnés. Le monde n’est
ni la nature, ni l’univers, ni l’environnement, ni le milieu ; il
se caractérise par sa puissance de conditionnement. Si un élément de la nature est considéré comme un objet du monde,
il se trouve perçu dans sa dimension conditionnante ; tout ce
que rencontre l’homme est en effet susceptible de se changer
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en condition de son existence. Ses capacités répondent donc à
des conditions naturelles et à des conditions fabriquées, qui
émergent des outils produits par la fabrication comme participation à la durée du monde. Par le concept de condition, Arendt
ne désigne ni une nature humaine d’emblée libre, ni une nature
humaine déterminée, ni une nature humaine finalisée : la liberté
humaine singulière et collective doit être saisie comme correspondance authentique aux conditions fondamentales. La liberté
se définit donc comme l’écho effectif aux conditions. L’idée de
condition permet aussi de rendre compte de la liberté humaine
collective comme capacité d’innovation, c’est-à-dire de modification des conditions mêmes de l’existence. La « valeur » des
modifications ainsi opérées tient alors à leur propension à enrichir ou, au contraire, à réduire le champ des correspondances
possibles aux conditions fondamentales ; ainsi des inventions
techniques, des savoirs scientifiques, ou encore des structures
d’organisation du travail, qui peuvent être jugés conjointement
selon deux de leurs aspects. En fonction, d’une part, de leur
sens propre : tel élément favorise-t-il la correspondance collective et singulière ? C’est ainsi, par exemple, que la représentation – dont la tendance est au fond idéologique – de l’histoire
comme processus mécanique qui nous échappe va dans le sens
d’une réduction du champ de la liberté. Les modifications
peuvent être jugées d’autre part en fonction de leur ambivalence, c’est-à-dire de la responsabilité qui face à elles nous
incombe, dans les actes individuels et dans les structurations
intentionnelles, institutionnelles et législatives : autrement dit,
comment favoriser un enrichissement de la correspondance ?
C’est ainsi, par exemple, que l’« invention » de la liberté intérieure peut constituer la représentation d’une nouvelle forme
de liberté, qui n’interdit pas par elle-même l’expérience de la
liberté politique ; mais elle peut tout aussi bien restreindre le
champ des capacités en venant se substituer, comme définition
unique de la liberté, à la liberté politique, provoquant la désaffection collective du domaine public. Les changements, même
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lorsqu’ils sont « simplement » d’ordre technique, ne sont jamais
neutres ; leur puissance de modification de l’existence ne tient
pas seulement à l’usage – bon ou mauvais – que l’on pourrait
en faire. La représentation d’une extériorité des savoirs et des
outils est trompeuse : l’homme dans le monde des objets ne
leur fait pas simplement face. La constitution de l’objectivité
par le sujet transcendantal ou par la conscience, l’indifférence
des objets à nos existences, la maîtrise des objets par l’homme
sont autant d’illusions quant à la nature même du monde.
La condition n’est donc pas la nature humaine au sens
antique, dont le concept fournit des critères absolus de jugement sur les existences réelles et se montre incapable de rendre
compte des modifications au sein de la réalité elle-même (le
monde n’est pas le kosmos). Elle n’est pas non plus la nature
humaine au sens moderne, dont la perfectibilité, voire la malléabilité, rend le changement intelligible et maîtrisable, mais au
prix d’une domination du schème, technique, de la fabrication.
Toutes les réponses à la question « qu’est-ce que l’homme ? »
manifestent l’intention objectivante, totalisante, unificatrice et
surplombante de ce que Kant a appelé la métaphysique dogmatique, et qu’Arendt repère à l’œuvre dans toute pratique philosophique au sens traditionnel. La question elle-même suppose
une sortie hors du monde et considère un homme qui existerait
indépendamment de toute relation et, précisément, de tout rapport de conditionnement : l’homme y est appréhendé du point
de vue de nulle part. La théorisation vient alors nécessairement
se superposer à la pensée et la masquer. Cette question n’est
donc pas une question humaine : pour y répondre, l’homme
doit faire comme s’il n’était pas un homme, comme s’il n’était
pas conditionné ; elle ne s’inscrit aucunement dans la démarche
propre de la pensée, celle de l’habitation du monde. Elle nous
exile du monde même qu’il s’agit d’habiter. Plus spécifiquement encore, le type de permanence revendiquée dans ce questionnement conduit à la négation de la singularité, c’est-à-dire
des conditions de natalité (unicité) et de pluralité (distinction).
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Par conséquent, la philosophie articule toujours, de diverses
manières, les catégories de la mortalité, de l’éternité et de
l’universalité, par opposition aux conditions de la natalité et
de la pluralité et, partant, aux expériences de l’immortalité
et de la singularité. C’est pourquoi elle se montre incapable
de penser la politique et l’action, alors qu’elle pense bien plus
adéquatement le travail, l’œuvre et la contemplation. La question que pose une philosophie des conditions est la question
« qui est l’homme ? ». Le positionnement d’Arendt est ici antiheideggérien : l’homme est pour-la-naissance et non pour-lamort. Certes, Heidegger demande « qui est le Dasein ? », mais
l’ouverture de l’existence et l’expérience décisive de la non-maîtrise prennent source dans la mort. La mort est la possibilité par
excellence du Dasein, un pur possible dont il ne pourra jamais
devenir le maître ; c’est ainsi que le Dasein s’éprouve luimême dans le devancement de la mort. Chez Arendt, l’homme
s’éprouve lui-même dans la répétition de la naissance. Il n’est
donc pas adossé au néant, mais à l’événement.
L’idée de nature humaine ne saurait donc receler aucune
ressource pour la résistance, elle ne représente qu’une « mince
consolation » face au totalitarisme, « car la “nature humaine”
ne nous est accessible qu’indirectement, à travers son mode
d’existence historique1 ». Au contraire, l’un des effets majeurs
de la problématique de la condition est de permettre l’accès
aux expériences par la considération de l’historicité de catégories anhistoriques, dans la mesure où le statut réel des expériences et la manière dont on se rapporte collectivement à elles
sont indissociables. C’est ce que visent les couples vita activa/
vita contemplativa et domaine public/domaine privé, ainsi que
la triade travail/œuvre/action. Il faut ajouter que les caractéristiques que nous accordons à tel ou tel type d’expérience
sont toujours pour l’essentiel déterminées par la tradition. Car
1. Philippe Raynaud, Préface à L’Humaine Condition, Paris, Gallimard,
« Quarto », 2012, p. 54.
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la tradition se définit justement comme ce qui du passé nous
est transmis, ou encore comme ce qui du passé détermine nos
représentations et nous donne le cadre de leur appréhension.
Cette détermination crée du lien et de la continuité car le passé
s’y manifeste dans sa dimension d’autorité ; mais elle tend à
entraver la reconnaissance de l’événement lorsqu’il se produit.
Ce n’est que lorsque l’événement suscite une crise, au sens
d’une mise en crise, que le passé est susceptible de s’émanciper de la tradition. Le travail historique proprement arendtien consiste en une reconstitution de la tradition, c’est-à-dire
du processus de spécialisation du passé en tradition. Son rôle
est donc à la fois d’éclairer notre rapport contemporain aux
conditions fondamentales et de favoriser l’ouverture aux expériences collectives dans leur diversité, par la recollection des
expériences historiquement données et historiquement pensées, mises en forme et théorisées.
À cet égard, le terme de vita activa, qui est l’un des éléments
centraux de notre tradition de pensée politique, a son origine
dans le procès de Socrate et le conflit inaugural entre le philosophe et la cité. Sa formulation, c’est-à-dire au fond sa première conceptualisation, prend place au sein de la distinction
aristotélicienne entre les modes de vie, dans le cadre général
de l’opposition entre la vie soumise à la nécessité, celle du travail, de l’œuvre et du commerce, et la vie dont on peut faire le
libre choix. Les différents types de bioi sont caractérisés par
leur inutilité, leur détachement vis-à-vis de ce qui relève de
la zôè, répondant à une mentalité que nous pourrions qualifier
d’esthétique : la vie de plaisirs, où l’on consomme la beauté, la
vie politique, où l’on produit de belles actions, et la vie philosophique, où l’on contemple des choses éternelles. Les actions
constitutives de la vie politique s’inscrivent dans une forme
très spécifique d’organisation du commun, et n’englobent pas
toutes les sortes d’actions nécessaires à la coexistence. C’est
ainsi que la vie du tyran n’est pas politique ; son commandement prend modèle sur le commandement despotique qui régit
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la vie familiale et dans lequel le pouvoir est réduit à la nécessité
d’une organisation minimale des rapports.
Le sens de la vita activa se modifie à la disparition de la
cité antique, non du fait de l’élévation du travail et de l’œuvre
au rang de la vie politique, mais plutôt du fait de l’abaissement de l’action au rang du travail et de l’œuvre, la contemplation ayant dès lors le monopole de la dignité. Les lignes
se déplacent : tandis que pour les Grecs la rupture est entre
le travail et l’œuvre d’un côté et l’action et la contemplation de l’autre, pour les chrétiens elle se situe entre le travail,
l’œuvre et l’action d’une part et la contemplation d’autre part.
La supériorité de la contemplation n’est certes pas d’origine
chrétienne – elle est manifeste chez Platon comme chez Aristote – mais l’équivalent grec de la vita activa est moins le bios
politikos que l’askholia, c’est-à-dire le non-repos, concept lié à
la grande distinction ontologique grecque entre les choses qui
existent par elles-mêmes et celles qui doivent leur existence
à l’homme, entre l’éternité du kosmos et le trouble de l’intervention humaine, distinction qui, dans la philosophie politique
antique, trouve son expression dans l’opposition entre nature
et convention.
Arendt identifie donc trois distinctions grecques originaires,
qui représentent le commencement de notre tradition de pensée
politique : entre la nécessité et la liberté (dans le rapport à la
vie en tant que zôè), entre le mouvement et le repos (entre deux
états de l’âme), entre la nature et la convention (en fonction
de l’inscription dans le kosmos). L’expérience originelle est la
découverte de la contemplation, de la theôria comme faculté
distincte du raisonnement (dianoia). Nous sommes donc face à
deux expériences dont il s’agit de se déprendre et qui ne coïncident pas l’une avec l’autre : l’expérience de la soumission à
la nécessité et l’expérience de l’agitation. Les Anciens tentent
politiquement de se défaire de la première, tandis que les philosophes tentent de se défaire de la seconde. Dans la tradition,
le ressentiment philosophique vis-à-vis du corps et de tout type
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d’agitation, issu de l’expérience pure de la contemplation, est
donc venu recouvrir l’exigence grecque de se détacher de la
nécessité, dans l’invention de la liberté politique. En d’autres
termes, l’opposition entre le nécessaire et le libre a été recouverte par l’opposition entre le pur et l’impur.
La quête des expériences politiques
Le geste d’Arendt consiste dès lors à considérer la vita activa
en deçà des déterminations de la tradition philosophique. C’est
pourquoi elle met en suspens la hiérarchie entre vie contemplative et vie active, identifie comme insuffisant le renversement de la tradition, qui conserve toujours le cadre conceptuel
d’origine, et interroge le présupposé selon lequel le principe
de compréhension de l’existence humaine devrait être unique.
Elle formule l’hypothèse d’une diversité de principes, ou plutôt
de vecteurs de sens, au sein même de la vita activa. L’opposition de principe et de visée entre vie active et vie contemplative s’incarne dans l’opposition entre immortalité et éternité.
Du point de vue de l’immortalité, définie comme durée perpétuelle au sein du monde, et caractéristique de la vie des dieux
de l’Olympe ainsi que de la nature, les hommes apparaissent
comme les seuls mortels dans un univers immortel, leur mortalité spécifique les faisant « se mouvoir en ligne droite dans un
univers où rien ne bouge, si ce n’est en cercle1 », et les conduisant à trouver l’accès à une immortalité qui leur est propre,
celle des grandes actions et des grandes paroles. L’éternité
constitue quant à elle le centre de la réflexion métaphysique, et
elle se donne essentiellement dans l’expérience philosophique.
Le philosophe qui sort de la caverne s’éloigne, en solitaire, des
affaires humaines ; son expérience de l’éternel est une sorte de
mort, dans la mesure où mourir n’est rien d’autre que cesser
1. Condition de l’homme moderne, in L’Humaine Condition, op. cit., p. 54.
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d’être parmi les hommes. Or, à cette expérience aucune activité
ne peut correspondre.
Dans la quête de la politique et de ses expériences, il faut donc
se donner les moyens de repenser l’immortalité spécifiquement
humaine. Mais celle-ci est encore l’objet d’un autre voilement :
le politique s’est historiquement – c’est-à-dire du point de vue
de l’historicité des catégories anhistoriques – vu recouvrir par
le social. La substitution du domaine social à l’espace politique
rend compte de la perte du sens grec originel de la politique.
Pour nous, modernes, le terme de « social » désigne un trait
humain fondamental, ce fait selon lequel l’homme ne pourrait
vivre sans ses semblables. Dans la pensée grecque, l’impossibilité pour l’homme de vivre en dehors de la société est un trait
qu’il a en commun avec l’animal. L’organisation politique est
à l’opposé de toute association fondée sur le besoin mutuel.
Historiquement, l’avènement de la cité suit la destruction des
groupements reposant sur la parenté : l’invention de la politique réside dans un détachement vis-à-vis de toute camaraderie spontanée, de toute proximité simplement « sociale ».
Le pouvoir qu’elle fait apparaître est le pouvoir de conviction,
fondé sur l’action et la parole, par différence notamment avec
les formes de lien produites par le commerce social. L’apparition, à la naissance des temps modernes, du domaine social, est
venue obscurcir la distinction entre le domaine privé, familial,
et le domaine public et politique. C’est ainsi que se sont généralisées les représentations des collectivités politiques comme
de grandes familles, qu’il conviendrait à présent d’appréhender
théoriquement en usant des concepts de l’économie politique.
La politique, dans son origine grecque, n’est pas un moyen de
protéger la société. La conception moderne, selon laquelle c’est
la prétendue liberté de la société qui justifie une restriction de
l’autorité politique, lie le pouvoir du gouvernement au monopole de la violence. Chez les Grecs, la violence et la contrainte
sont des réalités prépolitiques. L’instauration de la politique est
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conçue comme le passage de l’inégalité produite par la nécessité à une forme d’égalité productrice de liberté.
C’est dans toute l’œuvre d’Arendt, et non seulement dans
Condition de l’homme moderne, qu’apparaissent les deux
aspects essentiels d’une pensée renouvelée des modalités politiques de l’être-au-monde. La première dimension est précisément cette redécouverte des expériences politiques, et celles-ci
ne sont pas exclusivement antiques. C’est ainsi qu’Arendt se
tourne vers la fondation révolutionnaire (Sur la révolution1),
cherchant, au sein de cet événement typique de la modernité,
les conditions d’une authentique liberté politique. À cet égard,
la Révolution française lui apparaît comme un échec : mouvement de libération de la misère, elle n’a pas su créer d’espace
pour les actions et les paroles, se fondant sur une conception apolitique, voire antipolitique du peuple comme peuple
souffrant et comme peuple de volontés. À l’opposé, il s’agit
de concevoir la distinction entre le domaine politique et le
domaine moral : la pitié, la co-souffrance avec les misérables,
ne saurait constituer une vertu politique ; et l’idée même d’un
peuple de volontés porte en elle la négation de la pluralité des
points de vue animant la communauté politique. Le peuple,
pour être politique, doit être un peuple d’opinions, assumant la
diversité des perspectives qui le constituent. L’espace politique
ne saurait émerger logiquement de l’identification d’un ennemi
à combattre : son sens tient à la pluralité des manières dont un
même monde s’y trouve regardé, pluralité qui rend possible
l’exercice du jugement.
La seconde dimension est la reprise de la tradition philosophique, à la lumière de la crise moderne, qui touche tous
les domaines de l’existence. C’est le travail à l’œuvre dans
La Crise de la culture2, ensemble d’« exercices de pensée
1. On Revolution, New York, Viking Press, 1963.
2. Between Past and Future. Six Exercises in Political Thought, New York,
Viking Press, 1961.
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QU’ E ST- C E QUE L A P O L IT IQU E ?
politique » qui, depuis la brèche qui s’est définitivement
ouverte entre le passé et le futur, offrent une nouvelle approche
des grandes notions politiques, rendue possible par l’adoption
sur le passé de la pensée d’un regard libre, c’est-à-dire défait
du caractère contraignant des cadres traditionnels. La Vie de
l’esprit, déclinée en trois volumes, Penser, Vouloir, Juger1,
dont seuls les deux premiers ont pu être achevés, s’attache,
dans un souffle semblable, à repenser les différentes modalités
de la vita contemplativa et du sort qui a été historiquement le
sien, constituant ainsi, par un détour permanent par la philosophie, un autre contrepoint au totalitarisme. Dans le sillage
d’Eichmann à Jérusalem2, l’impératif est aussi celui d’une
réflexion sur la conscience morale et d’une redéfinition de la
pensée comme dialogue de soi avec soi-même, développée
dans les Considérations morales3. La pensée de l’esprit reconduit Arendt à la politique, parce qu’en réalité elle ne la quitte
jamais : les conférences sur la philosophie politique de Kant,
parues sous le titre Juger, qui aurait dû être celui du troisième et
dernier volume de La Vie de l’esprit, proposent une reprise de
la théorie kantienne du jugement esthétique en tant que modèle
de compréhension du jugement politique. L’espace politique
devient celui de la communauté des spectateurs qui jugent, et
l’imagination politique apparaît dès lors implicitement comme
ce qui fait défaut dans toutes les expériences spécifiquement
modernes de la servitude volontaire.
1. The Life of Mind, éd. M. McCarthy, New York, Harcourt Brace
Jovanovich, 1978, vol. 1 : Thinking, vol. 2 : Willing ; Lectures on Immanuel
Kant’s Political Philosophy, éd. R. Beiner, Chicago, University of Chicago
Press, 1982.
2. Eichmann in Jerusalem. A Report on the Banality of Evil, New York,
Viking Press, 1963.
3. « Thinking and Moral Considerations : A Lecture », in Social Research,
New York, 1971.
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