HANNAH ARENDT
QU’EST-CE QUE
LA POLITIQUE ?
Nouvelle traduction, édition augmentée
Texte établi par Jerome Kohn
Édition française, préface et notes de Carole Widmaier
Traduction de l’allemand par Carole Widmaier
et Muriel Frantz-Widmaier, et de l’anglais par Sylvie Taussig,
avec l’aide de Cécile Nail
ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland, Paris XIV
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Préface
Répondre au totalitarisme
Le totalitarisme en tant qu’événement contraint le penseur
à faire face à des questions fondamentales. Il constitue l’ex-
périence limite, réelle, collective, et en ce sens politique, de la
destruction de toutes les formes de liberté ; il est le régime de
la déshumanisation. Dès lors, le monde peut-il ne pas être tota-
litaire ? À quelles conditions la liberté et l’humanité sont-elles
possibles ? Il s’agit de trouver des ressources pour la résistance.
Le totalitarisme apparaît également comme un régime
inédit, lié à des conditions qui sont celles, spéci ques, de la
modernité. Dès lors, dans quelle mesure la modernité, dans sa
dimension de crise, porte-t-elle atteinte aux différentes moda-
lités de la liberté et nous empêche-t-elle de parvenir jusqu’à
elles, de les voir ou de les expérimenter ? La modernité–dans
la réalité des événements, des théories et des représentations
communes qui l’habitent–permet-elle l’accès aux expériences
de la liberté ? Il s’agit de découvrir les possibilités plurielles de
la liberté derrière les voiles des systèmes de valeurs modernes
et, plus fondamentalement, des théorisations dominantes.
Selon la maxime du totalitarisme, « tout est possible ». Dès
lors, une « citoyenneté sensée1 » doit reposer sur l’hypothèse
1. Paul Ricœur, Préface à Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket,
« Agora », 2002, p.13.
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QU’EST-CE QUE LA POLITIQUE ?
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inverse : tout n’est pas possible. Mais quels sont les possibles
dans les conditions de la modernité ? Car, en un sens, le tota-
litarisme semble avoir également prouvé que tout était pos-
sible, même et surtout la modi cation de la nature humaine
elle-même. Mais précisément, il s’agit de ne pas le croire, ou
plutôt de repenser l’articulation entre la connaissance et l’ac-
tion, entre le savoir et le pouvoir, de chercher, parmi toutes les
possibilités pures de la nature humaine, ce qui est susceptible
de donner un sens à l’existence dans sa dimension collective.
C’est à cette quête que le concept central de la pensée
de Hannah Arendt, le concept de condition humaine, vient
répondre. Penser la condition humaine, c’est penser les condi-
tions d’une existence collective sensée et créatrice, plutôt
qu’absurde et destructrice. La condition humaine n’est donc
jamais simplement l’objet de la recherche. Elle est le plan
d’immanence qui émerge d’un questionnement nouveau, abso-
lument singulier, et sur lequel va venir s’inscrire la création des
concepts. Arendt ouvre un plan.
Mais il est aussi question de savoir quelles sont les bonnes
représentations, les bonnes images pour l’action, pour le pou-
voir, pour la liberté. L’action doit donc être pensée en tant que
telle. Or, nous dit Arendt, la philosophie, comme philosophie
politique–philosophie de la politique–, n’a jamais appréhendé
adéquatement l’action ; elle ne s’est jamais située en son sein,
ne faisant que creuser le gouffre inaugural entre le philosophe
et la cité. Les théorisations successives de la politique com-
posent l’histoire de l’obscurcissement progressif de certaines
expériences et de l’absolutisation de certaines autres. Il s’agit
dès lors de lever le voile, de faire réapparaître les expériences
oubliées. Dans une conception dont l’inspiration est en partie
heideggérienne, l’histoire de la pensée est histoire de l’être. Si
la vérité est alêtheia, dévoilement, alors l’histoire de la pensée
est l’histoire des manières dont l’être se dévoile, contre toute
maîtrise par l’homme du dévoilement de l’être lui-même. La
philosophie accorde aux moments de dévoilement le statut
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PRÉFACE
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d’époques. Dans le sillage de Husserl, Arendt fait retour aux
« choses mêmes », sans pour autant se donner pour tâche d’ana-
lyser la subjectivité transcendantale. Le phénomène n’est pas
simplement l’apparence, mais il n’est pas non plus la chose
en soi. Il ne se donne pas tout entier dans l’apparaître, mais,
loin d’être séparé de la « chose en soi », il se manifeste. L’être
doit donc être saisi comme pluralité de modes de dévoilement
à même les modes différenciés de l’existence. L’homme se
donne à saisir dans le temps, non pas dans un temps qui l’en-
globerait, mais dans la pluralité des temporalités humaines,
qui peuvent être lues comme des temporalisations plurielles
de l’être. Mais l’être n’est pas un concept. Et, parmi ses mani-
festations phénoménales, l’action, à l’opposé de la relégation
heideggérienne de la praxis au rang des modes impropres et
inauthentiques de saisie de l’être du Dasein, devient un mode
d’existence hautement humain.
Essentiellement, contre l’hypothèse totalitaire du « tout
est possible », il convient de réinterroger les rapports de la
pensée et de l’action, inscrits sur le fond des rapports entre vita
contemplativa et vita activa. Or la modalité propre à l’action et
à la pensée politique n’est pas le possible, mais le contingent.
Penser l’action suppose d’affronter les caractéristiques propres
de la politique, qui ne sont ni des catégories ni des valeurs :
elles engagent un type singulier de jugement, qui n’est ni le
jugement de connaissance, ni le jugement moral. Ainsi du pro-
bable, modalité de l’action prudente chez Aristote ; ainsi du
souhaitable, principe kantien de l’espérance et du jugement
téléologique ; ainsi du juste, du beau, du noble et du grand, pré-
sents dans l’héroïsme grec. S’il convient de se mettre en quête
des bonnes représentations et des bonnes images, il devient
nécessaire encore de se tourner vers l’ambivalence de l’imagi-
nation, de favoriser le passage de la  ction totalitaire des lois
de la Nature ou de l’Histoire et du besoin de cohérence des
masses à l’imagination du semblable et à la pensée de l’espace
politique comme espace du virtuel.
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