Stratégies identitaires de conservation et de valorisation du patrimoine

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Stratégies identitaires de conservation
et de valorisation du patrimoine
@ L'Harmattan,
2008
5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN: 978-2-296-04300-8
EAN : 9782296043008
Sous la direction de Jean-Claude NEMERY,
Michel RAUTENBERG et Fabrice THURIOT
Stratégies identitaires de conservation
et de valorisation du patrimoine
L'HARMATTAN
Collection Administration et Aménagement du territoire
dirigée par Jean-Claude Némery
Professeur à l'Université de Reims Champagne-Ardenne
Directeur du Centre de Recherche sur la Décentralisation
Territoriale GIS GRALE CNRS
Administrer, aménager le territoire constitue une des missions
fondamentales
des Etats modernes.
Gérer les espaces de
quotidienneté et de proximité dans le cadre de la décentralisation
et de la démocratie locale, assurer le contrôle administratif et
financier de l'action publique, anticiper l'avenir pour assurer un
meilleur développement grâce à la prospective sont les objectifs
essentiels des pouvoirs publics.
Cette collection Administration
et Aménagement
du territoire
doit répondre aux besoins de réflexions scientifiques et de débats
sur cet ensemble de sujets.
Déjà parus
Sylvie
DIART-BOUCHER,
La réglementation
vitivinicole
champenoise,2007.
Martin Paul ZE, La politisation des fonctionnaires au Cameroun.
2007.
Jean-Claude NEMERY (sous la dir.), Quel avenir européen pour
la Meuse et le territoire mosan? 2007.
Philip BOOTH, Michèle BREUIILARD, Charles FRASER, Didier
PARIS (sous la dir.), Aménagement et urbanisme en France et en
Grande-Bretagne, Etude comparative, 2007.
Jean-Claude NEMERY (sous la dir.), Les pôles des compétitivité
dans le système français
et européen. Approches
sur les
partenariats institutionnels, 2007.
Fabrice DHUME-SONZOGNI,
La coopération dans les politiques
publiques,2006.
Carole EVRARD, Les agences de l'eau: Entre recentralisation et
décentralisation, 2006.
Marc LEROY, Eric PORTAL, (sous la dir.) Contrats, finances,
territoires, 2006.
Bernard GUESNIER et Christian LEMAIGNAN, Connaissance,
solidarité, création. Le cercle d'or des territoires, 2006.
Guy LOINGER, (sous la dir.), Développement des territoires et
prospective stratégique, 2006
LES AUTEURS
Isabelle FLOUR
Doctorante en histoire de l'art
Chargée de cours en histoire des musées et du patrimoine
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Marie-Christine FOURNY
Maître de conférences en géographie, HDR, Laboratoire PACTETerritoires, UMR 5194, Université Joseph Fourier de Grenoble
Marie-Claude GENET -DELACROIX
Professeur en histoire de l'art et patrimoine
Université de Reims Champagne-Ardenne
François de GRANDPRE
Professeur d'économie, Université du Québec à Trois-Rivières
Département d'études en loisir, culture et tourisme
Anne-Peggy HELLEQUIN
Maître de Conférences en géographie, Institut des Mers du Nord
Université du Littoral Côte d'Opale
Elodie LACROIX DI MEO
Doctorante en histoire de l'art, chargée de cours
Université Michel de Montaigne Bordeaux III
Sophie MAS SOT
Doctorante en science politique
Institut d'Etudes Politiques de Paris
Jean-Claude NEMERY
Professeur de droit public, Directeur de la collection et du Centre
de recherche sur la décentralisation
territoriale (CRDT - GIS
GRALE CNRS) à la Faculté de Droit et de Science Politique de
l'Université de Reims Champagne-Ardenne
Frédéric POULARD
Maître de conférences en sociologie
Université de Lille I
Dominique POULOT
Professeur d'histoire de l'art
Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
Michel RAUTENBERG
Professeur d'ethnologie
Université Jean Monnet de Saint-Étienne
Diane SAINT-PIERRE
Professeure en administration publique
Chaire Fernand-Dumont sur la culture
Institut national de la recherche scientifique (Québec, Canada)
Fabrice THURIOT, Coordinateur de l'ouvrage
Docteur en droit public, HDR, Ingénieur d'études au CRDT,
Université de Reims Champagne-Ardenne
Corine VEDRINE
Doctorante en ethnologie
Université des Sciences et Technologies
de Lille 1.
Autres ouvrages issus du colloque international Identité et espace,
Université de Reims Champagne-Ardenne, 22-24 novembre 2006
h.tt12;!!.b.~lim~~1mi.Y~r~.jm~Jr.!!IE.E!JiK~'?~htrq
:
Koebel Michel et Walter Emmanuelle (dir), Résister à la
disqualification sociale. Espaces et identités. Paris: L'Harmattan,
colI. Logiques sociales, 2007.
Grandjean Pernette (dir.), Construction identitaire et espace, Paris:
L'Harmattan, colI. Géographie et culture, 2008.
6
AVANT-PROPOS
Jean-Claude Némery
et Fabrice Thuriot
Cet ouvrage est le fruit d'un travail de recherche
pluridisciplinaire extrait du colloque international «Identité et
espace », qui s'est déroulé du 22 au 24 novembre 2006 à
l'Université de Reims Champagne-Ardenne. Coordonné par
Michel Koebel, maître de conférences, il a réuni l'ensemble des
équipes constituant le pôle de recherche Patrimoine, Culture et
Institutions, fondé en 1994 pour faire émerger un pôle d'excellence
transversal en Sciences humaines et sociales à Reims. Après de
nombreux séminaires, conférences, journées d'études, et plusieurs
projets de recherche réalisés dans le cadre du contrat de plan EtatRégion, ce colloque est l'expression de cette coopération transdisciplinaire appelée à se développer.
La construction
des identités passe notamment
par la
mobilisation des ressources et des richesses - identifiées alors
comme patrimoine
-
présentes sur un territoire. Ces richesses
matérielles ou symboliques peuvent être inextricablement liées; il
peut s'agir de ressources géologiques,
de configurations,
de
paysages, d'un climat particulier; il peut s'agir également d'infrastructures, y compris économiques d'institutions,
de réseaux, de
phénomènes de polarisation;
il peut s'agir enfin d'un patrimoine
historique,
de valeurs
du déroulement
dans un espace
d'événements
importants, d'une réputation en lien avec des
caractéristiques
économiques
ou culturelles,
et même de
populations... La question centrale est de comprendre comment
s'opère
cette construction
autour de quatre grands thèmes
pnncIpaux :
La valorisation des ressources, leur entretien, leur
développement dans la construction des identités.
- Le rôle des acteurs (politiques, économiques, culturels,
médiatiques...) et de leurs représentations dans ces processus de
valorisation, d'entretien, de développement.
- Les intérêts qui sont en jeu, les profits tirés de cette valeur
ajoutée.
Dans un souci de clarté et de bonne compréhension, cet ouvrage
a été divisé en trois chapitres regroupant
les contributions
scientifiques présentées lors du colloque sur « Identité et espace ».
Le premier chapitre est consacré aux stratégies identitaires de
conservation du patrimoine avec des textes relatifs à trois types
d'objets: un musée national contribuant à l'affirmation de la
nation; les rapports entre la commune et l'Etat concernant la
décision muséale dans une ville de province; la question de
l'extension de la reconnaissance d'un genre et d'une période
artistiques dans le contexte de la mondialisation.
Le second chapitre est centré sur la construction de patrimoines
urbains en lien avec la recherche d'identité: celle de Dunkerque
retrouvant le sens de son identité urbaine en lien avec son activité
portuaire industrielle; celle de Samarkand où la lutte entre Tadj iks
et Ouzbeks reflète la construction récente de l'Etat d'Ouzbekistan ;
enfin, la transformation d'un symbole identitaire local en un
patrimoine publicitaire mondial avec la préservation des pistes
d'essai Michelin à Clermont-Ferrand.
Le troisième chapitre a trait aux politiques identitaires de
valorisation patrimoniale. Il comprend des contributions relatives à
l'aménagement du territoire à partir d'une analyse française, aux
politiques publiques au Québec et au Canada, ainsi qu'aux
composantes de la mise en tourisme d'après une approche québécoise et nord-américaine. Dans les trois cas de figure, l'accent
est mis sur la notion d'identité, tant dans ses présupposés que dans
sa transformation ou son évolution suite aux actions étudiées.
8
INTRODUCTION
DU PATRIMOINE
COMME ŒUVRE AU PATRIMOINE
COMME IMAGE
Michel Rautenberg
Depuis une vingtaine d'années, le «monument» tel que
l'envisageait Riegl dans Der Moderne Denkmalkultu/, mais aussi,
encore aujourd'hui, beaucoup de professionnels de la conservation,
tend à être substitué par le patrimoine, notion plus abstraite qui a
pour elle d'ouvrir les traces du passé vers l'immatériel, le social, le
commun.
Publié en 1903 à Vienne, traduit en français en 1984 avec une
préface de Françoise Choay, le texte de Riegl pose les bases de la
compréhension du monument, mais aussi du patrimoine dans le
monde moderne. En effet, Riegl fait faire à la compréhension du
patrimoine un pas déterminant en posant que le monument (dont il
a une définition large puisqu'il intègre aussi bien les édifices, les
œuvres d'art et les archives) tient sa valeur du regard que les
«modernes» posent sur lui, et non pas d'une quelconque qualité
ontologique. Ce regard que nous portons sur le monument, Rieglle
lie étroitement à la subjectivité moderne dont il situe les débuts à la
fin du XVIIIème siècle, à cette manière nouvelle d'appréhender les
expériences du monde à travers leurs effets sur le sujet. Ce qu'il
nous dit, c'est que la notion de monument ne peut être comprise
sans être replacée dans le contexte idéologique de la construction
de l'individu moderne. Même si nous savons aujourd'hui qu'elle
est à la fois plus ancienne et plus complexe qu'il ne l'avancez, sa
proposition reste globalement féconde pour comprendre la notion
de monument et plus généralement les phénomènes patrimoniaux.
Selon Françoise Choay3, une rupture importante dans l'histoire
du patrimoine intervient dans les années 1960. Depuis, le « culte»
du monument décrit par Riegl s'est transformé en industrie
1 Traduit en français sous le titre Le culte moderne des monuments, Le Seuil,
1984.
2
Charles TAYLOR (Les sources du moi. La formation de l'identité moderne,
1998, Seuil) montre en particulier le rôle pionnier que joue Saint Augustin dans la
prise de conscience de la conception moderne de la personne, et les balises
essentielles que sont Montaigne, Descartes et Locke en passant par la Réforme.
3
L'Allégorie du patrimoine, Le Seuil, 1992.
patrimoniale associée à une politique culturelle « œcuménique» et
mondialisée conduite par les organismes internationaux. Une date
emblématique est celle de la ratification de la Convention de 1972
par la Conférence générale de l'Unesco (p. 160). Parallèlement, et
plus particulièrement depuis les années 1980, la réflexion sur le
patrimoine s'est enrichie avec la complexification de la notion qui
s'est très largement étendue dans le temps en intégrant des
éléments de plus en plus contemporains, dans l'espace en se
mondialisant, et d'un point de vue que les professionnels
qualifieraient de «typologique» en s'étendant aux objets et
édifices du quotidien, aux productions immatérielles. Quand les
sciences sociales ont commencé à s'intéresser au patrimoine, dans
les années 1990, elles ont largement montré l'importance qu'il y
avait à comprendre le processus de construction du patrimoine, ce
qu'on nomme aujourd'hui la patrimonialisation.
Il yale
monument, mais il y a aussi du patrimoine sans monument.
L'approfondissement de la compréhension de la patrimonialisation
nous incite à distinguer entre le monument et le patrimoine. Le
monument renvoie à la notion d'œuvre, à la commémoration, à
l'exemplarité, alors que le patrimoine relève plutôt de l'identité, de
la revendication politique ou de l'appropriation sociale. Le
monument sépare, isole, alors que le patrimoine contextualise,
relies.
En réalité, il y a un usage métonymique du mot patrimoine qui
fait prendre l'objet, par exemple le monument, pour le processus,
la patrimonialisation. D'autre part, on peut considérer que
l'ensemble des objets patrimonialisés constitue « le patrimoine », à
condition de bien comprendre que le mot recouvre des objets,
matériels et immatériels, dont la variété et l'éclectisme devraient
nous inciter à ne pas les confondre dans des analyses trop rapides
et globales. Par certains côtés, les objets patrimonialisés, par
exemple les monuments (tout comme les bijoux de la couronne
britannique, ou des reliques dans une chapelle), peuvent être
4 Voir par exemple notre contribution « L'émergence patrimoniale de J'ethnologie, entre mémoire et politiques publiques », in Poulot D., (éd.), Patrimoine et
modernité, L'Harmattan, 1998, p. 279-289.
5 Nous nous rapprochons ici de la démarche de Jean DAVALLON qui distingue la
forme sociale de construction du passé, nommée patrimonialisation, des usages
sociaux de la patrimonialisation qui peuvent conduire à des pratiques et des
représentations contradictoires des objets « de patrimoine» (Le don du
patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisaiton, Hermès,
Lavoisier, 2006).
10
proches d'objets sacrés auxquels on rend un culte (par l'invention,
la conservation, le rituel de visite, l' emphase rhétorique). Mais je
comprends mal qu'on puisse prétendre qu'un « culte» soit rendu à
un camembert AOC ou à « L'amant de Saint Jean» de Lucienne
Delyle. Pourtant l'un et l'autre, le fromage et la chanson,
appartiennent bien à notre patrimoine national collectif
6.
Il y a
peut-être une part de sacré dans certains objets patrimoniaux, mais
étendre cette idée à J'ensemble du patrimoine serait absurde.
Pour aborder le patrimoine, nous nous appuierons sur le texte
fondateur de Riegl parce qu'il insistait sur des dimensions
essentielles, plus importantes que l'expression aujourd'hui
galvaudée de «culte des monuments », je veux dire la place du
regard du public pour définir le monument, et les usages qu'on en
fait. Riegl rompait avec une conception plus traditionnelle,
d'ailleurs aujourd'hui encore assez vivace dans les milieux érudits
et professionnels. Ce faisant, il formalisait une conception
patrimoniale et culturelle du monument qu'on pourrait définir, à la
suite de Daniel Fabre7, comme plus anthropologique qu'historique,
privilégiant son environnement et son interprétation par les acteurs.
Nous verrons ensuite que cette conception nécessite de s'intéresser
à la façon dont est réalisée la médiation patrimoniale, en particulier
par ('image, cette médiation étant elle-même liée à un ensemble de
représentations collectives du passé.
La valeur d'ancienneté
de Riegl
Ce qui importe, nous dit Riegl, c'est que nous donnons aux
monuments une valeur de remémoration, que celle ci soit ou non
« intentionnelle ». C'est la thèse qu'approfondira Françoise Choal
pour expliquer la vogue patrimoniale qui s'est développée en
Occident une soixante d'années après la mort de Riegl. Cette
valeur générale de remémoration va se répartir en trois valeurs
spécifiques, bien que souvent associées dans notre approche d'un
6
Riegl parlait de « culte », il y a plus d'un siècle, à propos du goÜt de ses
contemporains pour le patrimoine, et le terme a fait f1orès. On peut s'interroger
sur le tropisme de bien des essayistes à reprendre ce terme, à donner au patrimoine
une dimension religieuse, sacrée, alors qu'il relève me semble-t-il plutôt de
fratiques sociales tout à fait communes.
« Ancienneté, altérité, autochtonie », in FABRE D. (dir.), Domestiquer
l 'histoire. Ethnologie des monuments historique, Editions de la maison des
sciences de l'homme, 2000, p. 195-208.
8 Op. cit.
Il
même objet: valeur historique, valeur d'ancienneté, et valeur de
remémoration intentionnelle.
. 1) Dans le regard que nous portons sur le monument, nous
recherchons d'abord à retrouver l'état le plus proche d'un état
originel, le monument est pour nous le témoin d'une époque, de
l'œuvre d'un homme, d'un événement. C'est ce qu'il nomme la
valeur historique, toute tournée vers notre projet de reconstituer
l'œuvre «en pensée, en paroles et en images» (p. 44). C'est plutôt
la valeur de l'historien, de l'historien d'art qui va vouloir
reconstituer les traces du passé pour le comprendre. Mais aussi,
très souvent, celle des « experts» des commissions qui procèdent,
en France, aux décisions de mesures de protection.
. 2) A travers ce qu'il nomme sa « valeur d'ancienneté », le
monument rend compte du cycle de la vie et c'est pour cela qu'il
nous émeut (p. 46). La valeur du monument « n'est pas attachée à
l'œuvre en son état originel, mais à la représentation du temps
écoulé depuis sa création, qui se trahit à nos yeux par les marques
de son âge» (p. 45). Le monument devient ainsi le «substrat
sensible» qui produit sur le spectateur une « impression diffuse»
du «cycle du devenir et de la mort» mettant en relief
« l'émergence du singulier hors du général, et de son progressif et
inéluctable retour au général ». Ce n'est pas ce qu'il nous dit de
l'histoire qui importe, mais le sentiment qu'il créé en nous de la
valeur du temps qui passe. Cette valeur d'ancienneté est celle
qu'on retrouve souvent mobilisée par les visiteurs ou par les
associations locales intéressées par la valorisation autant que par la
protection.
. 3) La troisième valeur, la valeur de remémoration
intentionnelle, revendique pour le monument J'immortalité, «la
pérennité de l'état originel» (p. 85), Je rejet des traces du temps
qui fondent la valeur «d'ancienneté» du monument. Il s'agit là
des monuments édifiés pour commémorer un événement, une
bataille, afin qu'ils restent éternellement dans les mémoires, mais
aussi le monument historique moderne qu'on protégera et qu'on
restaurera pour le figer dans un état originel. Dans le cadre des
politiques publiques de conservation, les valeurs d'ancienneté et
d'histoire ont vocation à se transformer en valeur de remémoration
intentionnelle.
Dans l'analyse qu'il fait de l'opuscule de Riegl, Daniel Fabre9
insiste sur l'importance de la valeur d'ancienneté pour comprendre
9
Op. cit.
12
le phénomène moderne de démocratisation du sentiment
patrimonial. La «valeur d'ancienneté », que Fabre associe à la
notion d'« aura» de Benjamin, est «exaltée par la reconnaissance
des foules et la multiplication des images» (p. 204). Il indique que,
à l'inverse des deux autres, elle se situe sans ambiguïté du côté de
la réception, c'est-à-dire du public, de la foule des visiteurs, du
social. On pourrait poursuivre en proposant que la diffusion de ce
sentiment est à relier avec les ressorts de la construction moderne
des imaginaires collectifs tels que Benedict Andersonlo les a décrits
pour la question nationale, ou Anne-Marie ThiesseIl pour les
« petites patries».
De l'œuvre au patrimoine
à i'heure des médiacuItures
Nombre des significations et des qualités du monument
qu'identifiait Aloïs Riegl de manière remarquablement moderne
dès 1903 s'appliqueraient aujourd'hui plutôt à ce que nous
appelons patrimoine. Ainsi, il nous dit que la valeur d'ancienneté
nous pousse à « réagir contre la pratique qui consiste à arracher un
monument à son contexte quasi organique et à l'enfermer dans un
musée» (p. 92), ce qui nous fait immanquablement penser à cette
mobilisation associative intense autour du patrimoine qui, très
majoritairement, associe les édifices patrimoniaux au territoire
autant qu'à l'histoire12. Dans ces édifices, les traces du temps
ajoutent souvent à la valeur patrimoniale car elles renforcent
d'autant la « valeur d'ancienneté» alors qu'une restauration trop
orthodoxe l'effacerait. L'inclusion du monument dans son contexte
que promeuvent nombre d'associations mais aussi, pour une part,
l'industrie culturelle, la presse magazine, les émissions
télévisuelles, correspond à un changement profond de paradigme.
Alors que le monument dans sa conception ancienne était
considéré comme une œuvre, un témoignage exemplaire sur un
homme illustre, sur une époque, sur un genre artistique ou sur un
style architectural, le patrimoine fait lui plutôt « système»: ses
différents composants se répondent les uns les autres, ils existent
généralement à travers une scénographie plus ou moins construite
10
L'imaginaire
national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, La
Découverte, 2002.
Il Ils apprenaient
la France. L'exaltation
des régions dans le discours
f..atriotique, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1997.
2 Hervé GLEV AREC, Guy SAEZ, Le patrimoine saisi par les associations, La
Documentation française, 2002.
13
que ce soit par le musée, par le paysage environnant, ou plus
simplement par le discours qui l'accompagne et qui prétend le
contextualiser. Plus encore, le patrimoine devient plus social et
objet de transactions entre groupes d'acteurs: entre autochtones et
touristes, entre institutions et populations, entre marchands et
amateurs.
Ce basculement du monument vers le patrimoine répond à une
conception plus anthropologique des biens culturels qui perce dans
l'ensemble du champ de la production artistique et culturelle: la
valeur ne se lit plus dans le caractère intrinsèque des œuvres, mais
dans le rapport au monde qu'elles entretiennent. Le mouvement qui
va de l'œuvre/monument au patrimoine, inauguré par le «culte
moderne» décrit par Aloïs Riegl, est l'équivalent dans la
production sociale de la trace (ou de la ruine, du vestige, du
patrimoine...) de celui qui touche l'ensemble des productions
artistiques à travers la problématique des «mondes de l'art »j
qu'elle soit celle des mondes qui légitiment l'artiste chez Danto 1
ou celle des mondes qui concourent à la production de l'art chez
Beckerl4.
Bien sûr, cette distinction entre le monument et le patrimoine
n'est pas historiquement si tranchée. D'une part il y eut bien, dès le
« siècle historique» que fut le XIXème siècle, une forte tendance
culturelle et patrimoniale qui ne se résumait pas à privilégier la
« valeur d'ancienneté» dans le monument: Romantiques et poètes
ont largement puisé dans le registre patrimonial pour donner forme
aux identités nationales et régionales au moment de « l'éveil des
nations ». D'autre part, il existe encore aujourd'hui bien des
édifices et des objets qui sont patrimoniaux essentiellement au titre
de leur« valeur d'histoire », comme les vestiges archéologiques ou
les témoignages de l'architecture moderne qui n'ont pas encore
connu les faveurs du public. Cependant, la tendance est lourde à
substituer le patrimoine aux monuments: n'est-ce pas dans ce sens
que va aujourd'hui l'Unesco? La diffusion de la culture par
l'éducation et les médias, sa marchandisation galopante,
débouchent sur un phénomène de massification qui donne un sens
nouveau à la valeur patrimoniale: alors que le tourisme « culturel»
connaît un essor considérable, que les Journées du patrimoine
battent chaque année le record de l'année précédente, la valeur
patrimoniale se mesure probablement plus à l'aune du succès
13
Arthur DANTO, La Transfiguration du banal, Le Seuil, 1989.
14Howard BECKER, Les Mondes de l'art, Flammarion, 1988.
14
public qu'à celle de l'exemplarité historique ou de la qualité
artistique.
On peut alors se demander si les « mondes de l'art» ne sont pas
débordés par la médiation et l'avènement des «mediacultures »15.
A travers ce néologisme, Macé et Maigret soulignent le lien étroit
et incontestable entre la production de culture et les instruments de
sa diffusion. Culture et médias doivent être compris ensemble sous
peine de proroger des schémas d'analyse qui ne répondent plus à la
réalité sociale. Certes, ce lien est aussi ancien que l'art, mais la
situation est nouvelle du fait des changements sociétaux
qu'entraînent les bouleversements quantitatifs et qualitatifs de la
communication. La culture passe par une « médiation médiatique»
(p. Il) pourvue de ses propres spécificités qui vont laisser des
traces profondes dans les constructions sociales du sens et de la
valeur. Ainsi, la variété des instruments et des formes médiatiques
contribue à la diversité et à la richesse des productions culturelles
comme nous le percevons dans les liens entre la création plastique
et les nouveaux outils de la communication. Soulignons également
que les «mediacultures»
font aussi bouger des frontières
symboliques (et scientifiques) bien arrimées: partant de l'exemple
de la musique Hervé Glévarec1Gévoque, dans le même ouvrage, le
décalage qu'elles instituent entre rapports sociaux et rapports de
domination: la vielle homothétie bourdieusienne de l'habitus ne
tiendrait plus quand les catégories de goÜt ne recouvrent plus les
formes de domination socio-économiques (p. 97).
Les médias transforment la culture en profondeur en faisant
bouger les catégories communes. Ainsi le patrimoine s'est-il
« démocratisé» à force d'émissions télévisuelles, de vulgarisation
commerciales, de Journées du patrimoine. Il ne signale plus une
excellence aristocratique (le château) ou scientifique (le musée),
mais il peut dorénavant être lu comme l'une des méditions dans
laquelle la société se « configure» elle-même en mobilisant, selon
les besoins du moment, le juridique, le symbolique, l'artistique, le
politique, l'économique. Le patrimoine peut être un périmètre de
protection autour d'un monument historique érigé afin d'instituer
des règles nouvelles d'aménagement; il peut être l'emblème d'un
collectif qui sera brandi pour exprimer l'identité du groupe; il peut
15 Eric MAIGRET, Eric MACE, (dir.), Pensez les médiacultures. Nouvelles
pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Armand COLIN,
2005.
16« La fin du modèle classique de la légitimité culturelle », in Eric MAIGRET,
Eric MACE op. ci!., p. 69-102.
15
être une œuvre d'art ou d'architecture reconnue; il peut être
l'instrument du pouvoir sur un territoire quand il sert à ordonner
les paysages; il est de plus en plus souvent un instrument mis au
service du développement local ou touristique.
La production
des images
Pourquoi tel édifice plutôt que tel autre connaît-il le succès, il
est probable que les raisons sont complexes, entremêlées,
contextuelles. En tout cas, on peut poser l'hypothèse que, à côté de
la raison historique, ethnographique ou artistique que défendent
savants et professionnels du patrimoine, il est une dimension de la
patrimonialisation qui a été peu analysée par les sciences sociales,
c'est celle de l'impact de la diffusion de l'image du monument, de
la scène historique, du grand personnage, du paysage, de la scène
folklorique, dans l'imagerie populaire ou publique. Le patrimoine a
besoin d'images et de mots pour exister. Est-ce si nouveau? Pas
vraiment, le changement venant plutôt de l'ampleur du phénomène.
Ce qui fait patrimoine, très tôt dans l'histoire, c'est aussi ce qui est
dit du monument, c'est le récit qui en est fait et qui est diffusé. Ce
sont les Romantiques qui popularisent l'architecture médiévale
dans leurs romans nourris d'histoire avant que Mérimée ne la
protège et que Violet le Duc ne la restaure; plus près de nous, c'est
la vogue néo rurale des années 70 qui va produire les images qui
fourniront les modèles esthétiques, éthiques et politiques des
promoteurs du patrimoine rural dans les années 80 et 90. L'idée
que la valeur de l'art est fluctuante et dépend des normes en vogue
à telle ou telle époque, qu'elle dépend du rôle de certains acteurs
marginaux par rapport à la production de l'art dans la production
de normes n'est pas neuve comme l'a écrit l'historien de l'art
Francis Haskell17. Poursuivant l'idée de Haskell, Gilles Bertrand a
pu montrer comment la peinture avait joué le rôle de «lieu de
mémoire» pour l'imaginaire littéraire de Venise, comment notre
imaginaire de la ville s'était nourri de ces écrits et de ces images
qui se sont substitués progressivement à la ville réelle18.
17
La norme et le caprice. Redécouvertes en art, Flammarion, 1986.
18
« La peinture comme lieu de mémoire: de son rôle dans la constitution de
l'image littéraire de Venise », in Daniel GRANGE, Dominique POULOT (dir.),
L'esprit des lieux. Le patrimoine et la cité, Presses universitaires de Grenoble,
1997, p. 105-118.
16
Dans son Anthropologie de l'image, Hans Beltingl9 nous
rappelle que la différence entre le paysage et le monde rural, est
que dans le second vivent et travaillent des paysans. Il en tire la
réflexion que «Les lieux sont eux-mêmes des images qu'une
culture transpose sur des emplacements de la géographie réelle»
(p. 95). Nous pourrions dire la même chose du patrimoine: le
patrimoine est un ensemble d'images que notre culture transpose
sur des territoires, sur des espaces de vie, sur des ensembles
construits. Il y a patrimoine quand nous sommes capables de
mobiliser suffisamment d'images du lieu ou de l'édifice ou de
l'activité humaine que nous projetons de patrimonialiser. Est-ce à
dire que la valeur patrimoniale correspond à l'efficacité de la
diffusion des images des objets en question? Au niveau de chacun
de nous, l'image est, selon Belting, une « unité symbolique» entre
deux sens indissociablement liés: une image « intérieure» (que les
anthropologues nomment souvent « représentation»), et une image
« extérieure» produit de notre perception (p. 18). Pour lui, nous
percevons le monde en images, perpétuellement, et nous le
comprenons, nous nous l'approprions en images mentales qui
s'inscrivent en nous. Ainsi, nous pouvons supposer qu'il n'y a pas
de paradoxe à ce que notre société saturée d'images soit aussi celle
de la profusion patrimoniale: le patrimoine étant une ressource
inépuisable pour la production d'images, elles-mêmes en retour
renforcent la patrimonialité des édifices et des lieux mis en image.
De l'image individuelle
à l'image collective patrimoniale
Nous formulerons ainsi, pour terminer, une nouvelle hypothèse: le patrimoine procède d'un ensemble d'images organisées
par des valeurs et des sentiments particuliers auxquels nous
envisageons de donner forme. La question est alors de comprendre
comment on passe des images individuelles, des images patrimoniales individuelles, aux images patrimoniales collectives.
Comment l'image fait-elle société? Comment nos connaissances,
nos désirs, nos sentiments se muent-ils en productions culturelles,
en « médiacultures » qui s'inscriront dans le monde social? Vieille
question à laquelle Weber répondait par l'interaction entre les
hommes, et Durkheim par les institutions.
Si nous revenons aux Romantiques et à l'enfance du patrimoine,
nous savons que la confrontation personnelle avec le monument
19
Pour une anthropologie
des images, Gallimard, 2004.
17
restait fortement marquée par les images préalables qu'on avait de
lui: les sentiments, les émotions ou toute forme de symbolisation
qui accompagnait la fréquentation des «monuments» étaient
inséparables des tableaux et des récits qui étaient produits sur ces
édifices. Aujourd'hui, ce sont les cartes postales, les émissions
télévisuelles, les expositions de musées, les films etc. qui
fabriquent ces images qu'il nous est quasi impossible d'ignorer.
Bref, notre société produit une profusion d'emblèmes patrimoniaux
qui sont autant de clichés, de stéréotypes auxquels nous réagissons,
pour les intégrer ou les rejeter. Il y a production technique d'un
imaginaire commun avec ses images, ses récits plus ou moins
romancés ou légendaires, ses héros, ses rites; en fait, la question
est plutôt que la production sociale d'images anticipe nos images
patrimoniales individuelles. Comprendre aujourd'hui le patrimoine
commence probablement par comprendre le patrimoine qui est
dans nos têtes et que nous partageons, c'est-à-dire comprendre la
production sociale d'un imaginaire patrimonial collectif. Nous ne
sommes pas loin de la manière dont Maurice Halbwachs20 posait le
problème de la mémoire collective:
nous partageons une
topographie imaginaire (il disait, lui, légendaire) des lieux saints
que tout pèlerin voudra retrouver en Terre Sainte.
20
La topographie
légendaire
des Evangiles en Terre Sainte, PUF, 1971.
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PATRIMOINE
ET HISTOIRE
DE L'ART
Dominique Poulot
Aujourd'hui le patrimoine, devenu synonyme de lien social, est
partout, de la mobilisation des corps politiques à l'institution
culturelle. L'impératif de conservation de l'héritage, matériel et
désormais immatériel, prend chaque jour un caractère plus général
et plus contraignant, incarné par des dispositifs législatifs et
réglementaires qui ne cessent d'étendre leur domaine d'application.
Parallèlement, le tourisme, dans l'importance des enjeux
économiques qu'il mobilise, fait de l'interprétation du patrimoine,
voire de sa simulation, un instrument souvent décisif du
développement local. Enfin, la réalité de destructions (iconoclasmes religieux ou idéologiques, dégâts collatéraux de conflits ou
« domicides » concertés), que l'on avait eu sans doute tendance à
sous-estimer ou à tenir pour abolies, et qui mobilisent les media,
nourrit le sentiment d'urgence qui a toujours accompagné la
conscience patrimoniale. L'affirmation d'un point de vue adverse-
l'éventuel refus de la patrimonialisationou sa critique radicale - ne
peut apparaître que « vandale », à tout le moins insignifiante dans
le débat public. L'émergence de critiques est devenue de fait très
improbable en dehors de l'expression de divergences sur la
manière de réaliser au mieux le traitement des monuments, des
objets et des sites.
Spécifiquement, la perspective « savante»
en matière de
patrimoine s'assimile à un relevé des expertises contradictoirement
portées sur telle ou telle initiative de protection ou de restauration.
L'histoire de l'administration culturelle, pour débarrassée qu'elle
soit des arguties de militantismes contrariés, est souvent victime
pour sa part de la diversité des champs d'intervention et des
compétences dont elle doit rendre compte: elle fournit souvent un
miroir aux partages entre disciplines spécialisées. Pourtant, de la
même façon que l'injonction mémorielle a naguère permis à Pierre
Nora de penser les lieux de mémoire nationaux, la vive actualité de
la patrimonialisation invite à interroger la construction de cette
forme d'obligation à l'égard de la présence matérielle du passé.
Si, dans tous les cas, la perspective historienne peut faire prendre
conscience des silences ou des exclusions en faveur d'objets
oubliés ou négligés, elle ne se confond pas avec une profession de
scepticisme, avec la dénonciation des abus du passé, ou avec la
contestation du processus présent. En saisissant les patrimoines
comme ensembles matériels et, indissolublement, comme savoirs,
valeurs et régimes du sens, elle peut interroger l'évidence
patrimoniale elle-même, tout à la fois imaginaire et institution.
Le patrimoine s'inscrit à la croisée du regard savant porté sur des
œuvres et des objets matériels, de l'historicité vécue d'une société,
enfin de la poétique et de l'éthique du passé (l'exemplarité et
l'adhésion, mais aussi l'émancipation ou la dénégation). En
d'autres termes, l'évidence du patrimoine se décline dans les
discours contemporains sous forme d'une « raison» spécifique,
mais elle s'inscrit à l'horizon d'attente de différentes inventions du
passé, et engage des pratiques d'admiration et de mémoire, de
militantisme et d'attachement. En reprenant à nouveaux frais les
grands récits du savoir antiquaire et historien, les perspectives de
l'émotion (l'émerveillement, la résonance) et de la volonté
politique et sociale, il s'agit de passer d'une généalogie de l'esthétique ou des disciplines savantes à l'intelligence des conventions
patrimoniales quant au régime matériel et à la grandeur du passé.
Les crises ou les tensions sociales et politiques, les polémiques et
les conflits artistiques et culturels, les désemboîtements subits ou
progressifs des rapports au passé et à l'avenir sont autant de
moments qui voient l'invention de poétiques patrimoniales souvent
inédites dans leurs définitions, leurs choix ou leurs exigences.
Le cas de la France contemporaine
La littérature patrimoniale française, dans sa version contemporaine, naît avec l'effroi devant le vandalisme ressenti pendant la
Révolution par les amateurs et les hommes d'étude, effroi dont
l'ombre portée pèse sur toute la génération de 1830, et connaît
ultérieurement différents enjeux1. L'histoire du patrimoine au cours
des xrxeme et XXeme siècles est de ce fait, majoritairement, le récit
d'une lutte contre les destructions imbéciles, inscrite bon gré mal
gré dans la dispute sur la responsabilité
et l'étendue des
destructions vandales. Spécifiquement,
l'histoire des musées se
confond avec la marche vers une socialisation
élargie des
collections: elle peut illustrer tantôt - de manière idéaltypique - le
mode révolutionnaire de la création de musées, à partir d'œuvres
nationalisées, dans un lieu créé ex nihilo par un Etat jacobin, tantôt
le libre jeu de l'évergétisme ou du municipalisme. L'affrontement
I Je me permets de renvoyer à Dominique POULOT: Musée, nation, patrimoine,
1789-1815, Paris, Gallimard, 1997, « La légende du patrimoine », p. 11-33.
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