L`atelier d`écriture et de jeu du théâtre national de la Colline

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Sous la direction de
Sylvie PFLIEGER
L’atelier d’écriture et de jeu
du théâtre national de la Colline
Le lien social à travers l’art théâtral
L’atelier d’écriture et de jeu
du théâtre national de la Colline
Sous la direction de Sylvie Pflieger
L’atelier d’écriture et de jeu
du théâtre national de la Colline
Le lien social à travers l’art théâtral
© L’Harmattan, 2013
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.harmattan.fr
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-01897-3
EAN : 9782343018973
PRÉSENTATION
Depuis 2007, le théâtre national de la Colline organise un atelier
d’écriture, devenu en 2011 atelier d’écriture et de jeu, réunissant tous
les samedis matins de janvier à juin, une population hétérogène
d’hommes et de femmes habitant le quartier ou plus généralement le
nord-est parisien et sa proche banlieue, de tous âges, toutes
nationalités, tous niveaux d’études, qui va partager pendant quelques
mois une aventure commune débouchant sur une présentation
publique dans la grande salle du théâtre un samedi soir de juin.
En janvier 2011, la responsable de cet atelier qui est aussi
responsable du mécénat au théâtre national de la Colline, contacte
une équipe d’enseignants-chercheurs et chercheurs de l’Université
Paris Descartes, (Faculté des Sciences Humaines et SocialesSorbonne), pour suivre cet atelier et en réaliser une évaluation. Ce
travail a été effectué sur deux saisons successives, 2011 et 2012, en
collaboration étroite avec les responsables et intervenants de l’atelier
du théâtre de la Colline, ainsi qu’avec les mécènes soutenant cette
opération1.
Cet ouvrage relate cette expérience, à la fois très riche sur le plan
humain de par les contacts avec les participants à cet atelier, et très
riche sur le plan scientifique pour des sociologues et économistes qui
trouvaient là un terrain leur permettant de confronter des théories à
une réalité sociale et culturelle.
Ce travail s’intègre dans une problématique générale traitant du
rôle d’une institution culturelle publique au sein du territoire dans
lequel elle s’insère. En effet, si l’on attend traditionnellement d’une
1
La 3ème saison 2013 n’a pas fait l’objet d’un suivi régulier et direct par les
chercheurs. Le contact était cependant maintenu avec les intervenants.
institution culturelle, en l’occurrence un théâtre ici, qu’elle présente
des spectacles de qualité, à un public le plus large possible, les
objectifs fixés se sont diversifiés et élargis au cours du temps,
débordent désormais de la seule sphère artistique pour être intégrés
dans la sphère sociale. Il ne s’agit plus seulement de remplir une
mission artistique, mais bien d’être acteur à part entière du
développement économique et social d’un territoire, de prendre part
aux missions de développement local et d’insertion sociale
incombant à ce territoire d’accueil. Ces nouveaux rôles assignés aux
institutions culturelles vont avoir des conséquences en termes de
gouvernance, ces institutions étant alors conduites à sortir de leur
environnement strictement artistique pour composer avec d’autres
acteurs, élus locaux, responsables associatifs, établissements
scolaires, entreprises et mécènes.
Ce sont ces nouveaux enjeux et défis auxquels sont confrontées
les institutions culturelles qu’il s’agit de présenter dans cet ouvrage,
à partir du travail mené sur l’atelier d’écriture et de jeu du théâtre
national de la Colline. Ce travail n’aurait pu être réalisé sans le
soutien du théâtre national de la Colline, des mécènes finançant cet
atelier, des intervenants et participants, ni sans l’implication des
chercheurs qui ont suivi l’atelier et des personnalités extérieures
concernées par cette expérience.
Ainsi mes remerciements vont à :
• Stéphane Braunschweig, Directeur du théâtre national de la
Colline (TNC);
• Stanislas Nordey, artiste associé au théâtre national de la
Colline, intervenant et metteur en scène de la présentation de
juin 2012 et mai 2013 ;
• Monia Tricki, responsable du mécénat, et coordinatrice de
l’atelier au TNC ;
• Pier Lamandé, Thierry Paret, Leslie Six, Héloïse Temps,
Anthony Thibaut, intervenants et encadrants à l’atelier ;
• Maxime Samel, régisseur au TNC ;
• Mathilde Andrieux, Paul Balagué, stagiaires au TNC ;
• Tuong-Vi Nguyen, photographe, TNC
• Elisabeth Carecchio, photographe, TNC
8
• Isabelle Condemine et Edith Lalliard de la Fondation Caisse
des Dépôts ;
• François Aron, Dominique Blanchecotte, Maryline Girodias
et Patricia Huby de la Fondation d’entreprise La Poste ;
• Anne-Aimée Frances, Firoz Ladak, et Léa Peersman des
Fondations Edmond et Benjamin de Rotschild ;
• Mariane Eshet de la Fondation SNCF ;
• Nils Pedersen de la Fondation EDF ;
• Rodolphe Goujet et Justine Pribetich, sociologues, chercheurs
au GEPECS (Université Paris Descartes, Sorbonne Paris
Cité) ;
• L’ensemble des participants à l’atelier ;
• Les associations partenaires du théâtre National de la Colline ;
• Colette Godard, observatrice, pour une évaluation artistique
de l’atelier ;
• Edouard Razzano, Chargé de Développement Local au sein
de la Délégation à la Politique de la Ville et à l’intégration Mairie de Paris ;
• Bertrand Düring, Directeur du GEPECS (Groupe d’Etudes
pour l’Europe de la Culture et de la Solidarité), Université
Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité ;
• Xavier Courtillat et Vincent Pflieger pour leurs conseils et
soutien logistique.
9
PREMIÈRE PARTIE
L’insertion des institutions culturelles publiques
dans leur territoire
On a coutume d’évoquer la spécificité française en matière de
politique culturelle, signifiant par là une intervention forte de l’Etat,
mais aussi des collectivités territoriales, dans le secteur des arts et de
la culture. Cette intervention publique peut être justifiée par des
arguments d’ordre économique, politique et social et est assortie
d’un certain nombre de contreparties, ou d’objectifs à atteindre de la
part des institutions culturelles. Ainsi pour résumer, on attend
d’abord d’un théâtre, ou d’une compagnie théâtrale une offre de
spectacles de qualité, permettant de soutenir et renouveler une
création artistique de haut niveau, tout en œuvrant pour le plus large
accès possible à ces œuvres, et une diversification des publics. Deux
des principaux objectifs de la politique culturelle se trouvent ici
réunis : le soutien à la création culturelle et l’accessibilité de tous à la
culture.
Néanmoins, depuis les années 1980, les choses se sont
complexifiées, et la culture ou les arts ne sont plus seulement
considérés comme un objectif en soi, mais aussi comme un levier de
la politique économique et sociale dans une perspective de
développement durable. Les institutions culturelles sont considérées
également comme des acteurs de la vie économique et sociale, qui
vont être analysés au regard de leur insertion sur leur territoire, et de
leur capacité à créer du lien social, voire à générer des richesses et
contribuer au rayonnement de leur territoire.
Le « cahier des charges » traditionnel des institutions
culturelles au regard d’un soutien public
Comme le stipule l’article 1er du décret du 24 juillet 1959 portant
organisation du ministère chargé des Affaires culturelles, ce
ministère « a pour mission de rendre accessibles les œuvres capitales
de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre
possible de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre
patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres de l’art et
de l’esprit qui l’enrichissent », missions qui sont de fait répercutées
au niveau des institutions elles-mêmes2.
Plus précisément en matière théâtrale, même si l’on ne peut
parler au sens strict de « cahier des charges », comme le souligne
notamment Stéphane Braunschweig dans un entretien à l’Express du
20/11/2009 à propos du théâtre national de la Colline, le ministère de
la Culture précise les missions attendues du spectacle vivant. Ainsi
dans sa lettre de mission adressée aux rapporteurs d’une étude sur le
financement du spectacle vivant, Frédéric Mitterrand précise : « j’ai
fait du développement du secteur du spectacle vivant l’une des
priorités de mon action. Il s’agit de favoriser l’accès au public le plus
large et notamment, à ce titre, d’irriguer l’ensemble des territoires,
d’encourager un haut niveau d’ambition artistique et culturelle et de
garantir au secteur des perspectives de développement portées par le
dynamisme du tissu artistique et professionnel. » (Dorny, Martinelli,
Metzger, Murat, 2012).
Ces objectifs traditionnels sont d’ores et déjà difficiles à atteindre
dans la mesure où il faut concilier une politique ambitieuse d’offre
artistique – contribuer au rayonnement mais aussi au renouvellement
de la création artistique, promouvoir des œuvres de qualité – avec
une politique d’accessibilité, fondée sur la satisfaction de la
demande la plus large possible, sans tomber dans la facilité de ce que
l’on pourrait appeler une culture de « l’entertainment » ou culture
« mainstream ». Difficulté accrue d’un strict point de vue
économique dans la mesure où la production de spectacles vivants
qui repose sur « une économie de projets », se heurte à deux
spécificités fondamentales (Dorny, Martinelli, Metzger, Murat,
2
Voir notamment Xavier Greffe et Sylvie Pflieger, La politique culturelle en
France, Paris, La Documentation française 2009.
12
2012, p.6). Les biens produits sont des prototypes et ne sont de fait
pas reproductibles, et le processus de production ne bénéficie pas de
gains de productivité alors que ses coûts augmentent sans cesse.
Ces deux caractéristiques ont été largement analysées dans la
littérature économique et ont conduit à justifier des modes de
financement spécifiques des investissements culturels.
Ainsi la création artistique est par essence risquée – « personne
ne sait », personne ne peut prédire à l’avance le succès d’une pièce
de théâtre, d’un film ou d’une création musicale… - et place le
créateur dans une situation de forte incertitude, et de production de
prototypes : « En matière artistique, le prototype est à la fois le
produit « final » et la série, de telle sorte que tout désajustement
entre la nature du bien et les goûts du consommateur prive le
producteur de la rentabilité espérée de la production et l’empêche de
récupérer les coûts déjà supportés » (Greffe, 2010, p.60). De telles
conditions rendent très difficile l’accès au financement et justifie
ainsi une intervention extérieure et des subventions publiques pour
permettre à l’œuvre d’exister. Mais cela n’empêche pas que certains
artistes doivent renoncer à un projet, faute d’avoir pu réunir les
moyens financiers.
Quant à l’absence de gains de productivité, cette caractéristique a
été particulièrement bien analysée dès les années 1960 par deux
économistes américains qui se sont penchés sur les difficultés
financières rencontrées par les grands orchestres américains. Cette
analyse est restée célèbre sous le nom de loi de Baumol et a ouvert la
voie à un nouveau champ économique, l’économie de la culture.
Assimilant le secteur du spectacle vivant au secteur dit improductif,
ne bénéficiant pas de gains de productivité, ces auteurs – Baumol et
Bowen (1966) – ont montré par ailleurs que le spectacle vivant était
confronté à une croissance incompressible de ses coûts relatifs – la
fatalité des coûts -, rendant de fait l’équilibre financier de plus en
plus précaire. Ne pouvant répercuter cette hausse des coûts sur le
prix du billet au risque de faire diminuer le nombre de spectateurs, ni
réduire les charges en abaissant la rémunération des artistes ou en
baissant la qualité du spectacle, les entreprises de spectacle vivant
sont donc contraintes de trouver d’autres sources de financement, ce
qui justifie, du moins dans certains pays comme la France, une
subvention publique, ou le recours au mécénat dans les pays anglo13
saxons notamment : « Le versement de subventions ou l’obtention
de donations peuvent reculer ces échéances et assurer la soutenabilité des activités artistiques dans une économie de marché »
(Greffe, 2010, p.5-7).
C’est ainsi qu’en France, « l’économie du spectacle vivant repose
en grande partie sur la subvention publique directe de l’Etat et des
collectivités territoriales, et dans une moindre mesure, sur des
financements privés facilités par la fiscalité (crédit d’impôt,
allègements fiscaux…) ; à quoi s’ajoutent des financements
parapublics ou mutualistes, gérés par des organismes collectifs de
redistribution publics ou privés… » (Dorny, Martinelli, Metzger,
Murat, 2012, p.6). Cependant, les responsables de théâtres
s’accordent pour reconnaître qu’ « il est de plus en plus difficile de
trouver de l’argent privé pour la création théâtrale, le mécénat étant
davantage un mécénat social qu’un mécénat artistique »3. C’est donc
par l’entrée « lien social », « intégration sociale » que l’atelier
d’écriture et de jeu du théâtre national de la Colline a pu bénéficier
du soutien financier de fondations mécènes.
De nouvelles attentes : un levier du développement durable
Si le rôle premier attendu des institutions culturelles, et en
particulier du spectacle vivant, est la création artistique et
l’accessibilité la plus large possible, cela ne représente qu’une partie
de leurs missions. En effet, dans un contexte marqué par le poids
croissant des contraintes économiques et sociales, et ceci en parallèle
avec le développement d’une « culture de l’évaluation », les
objectifs strictement artistiques et culturels ne sont plus suffisants, et
l’on attend des acteurs culturels qu’ils deviennent des acteurscitoyens, insérés dans une société, sur un territoire donné, et qu’ils
jouent pleinement leur rôle de création de richesses (immatérielles et
matérielles), d’échanges, de lien social…
Le Théâtre national de la Colline ne déroge pas à la règle et se
veut un lieu ouvert sur le monde réel (encadré n° 1).
3
Conférence Didier Juillard, Directeur de la programmation de la Colline, 2012.
14
Encadré n° 1 : La Colline, théâtre ouvert sur le monde réel
Stéphane Braunschweig, Directeur du Théâtre national de la Colline
La Colline se veut un théâtre ouvert sur le monde réel – un théâtre où
résonnent et se réfléchissent les questions les plus vives du temps et du
lieu où nous vivons – un théâtre où chacun vient pour nourrir ses
propres interrogations, y élaborer des réponses, peut-être.
L’atelier d’écriture et de jeu constitue un espace où l’on affirme encore
et toujours l’importance de l’acte de création, la force et le plaisir des
mots et les multiples de leur représentation. Dans une double dynamique
qui porte à la fois la scène vers le monde et le monde vers la scène, des
singularités se révèlent, des bouts de réel se dévoilent. Une façon de dire
non à la résignation.
Théâtre national de la Colline - Atelier 2009/2010 : Terre ! Terre droit
devant !
D’une certaine manière, la culture n’est plus seulement un
objectif en soi – un bien de consommation finale – mais un
instrument d’une politique de développement durable, intégré, –
autrement dit un bien de consommation intermédiaire en quelque
sorte -.
La ministre de la Culture Aurélie Filippetti s’exprimait ainsi lors
de son discours d’ouverture du 5ème Forum d’Avignon en novembre
2012 : « La culture est une passion française et cette passion est un
des ferments de la citoyenneté qui donne tout son sens à l’espace
public, à l’espoir et à l’avenir. Je crois que la culture est un moyen
de lutter contre les forces centrifuges de la crise parce que sans
partage, sans échange, sans dialogue, il n’y a pas de culture pas plus
d’ailleurs qu’il ne peut y avoir de commerce. Pas de redressement
productif sans redressement créatif, donc. »
Le rôle d’entrainement économique a été mis en avant dès les
années 1980 en France, voire déjà les années 1970 aux Etats-Unis
notamment, avec le développement d’études sur les retombées
économiques de la culture. Dans un contexte de ralentissement
économique et de montée du chômage après la période faste d’aprèsguerre des « Trente Glorieuses », il s’agissait de montrer que les
activités culturelles avaient leur rôle à jouer en matière de
développement économique et généraient des flux de dépenses
15
successifs tout en créant des emplois. Les institutions culturelles,
tant dans le secteur patrimonial (musée, monument historique…)
que dans celui du spectacle vivant (théâtres, festivals…) induisent
dans un premier temps des dépenses directes liées à leur activité
propre, puis des dépenses indirectes qualifiées généralement de
touristiques, enfin des dépenses induites par les effets de synergie
entraînés par les flux de dépenses successives.
Si l’on prend l’exemple d’un festival, la création d’un spectacle
exige de faire appel à différents corps de métiers, indépendamment
même du seul fait que cela donne du travail à des artistes et
techniciens du spectacle. Des commandes sont passées à de petites
entreprises ou artisans, ce qui contribue au maintien de certains
emplois. Au titre des dépenses touristiques, la tenue d’un festival
pendant quelques jours ou semaines va attirer des visiteursspectateurs qui vont devoir se loger, se nourrir, et effectuer des
dépenses courantes auprès des commerces locaux, permettant
également le maintien d’emplois dans les secteurs de l’hôtellerierestauration et du commerce. Enfin ces flux de dépenses vont créer
une synergie et provoquer d’autres dépenses d’une part de ceux qui
ont été bénéficiaires des premiers flux, d’autre part en provoquant de
nouveaux besoins, en termes d’aménagement urbain, d’infrastructures, de services… La prise en compte de ces différents effets
débouche sur la mise en lumière d’un coefficient multiplicateur
synthétisant la « rentabilité » de l’investissement culturel initial.
Ainsi, déjà dans les années 1980, une étude sur les retombées
économiques du festival d’Avignon (Pflieger, 1986, et Greffe et
Pflieger, 2005) estimait à 3,78 millions d’euros les retombées
directes et indirectes du festival sur la région PACA, à comparer à
un montant total de subventions de 2,12 millions d’euros, soit un
coefficient multiplicateur ou un « rendement local » de 1,84.
Le secteur patrimonial n’est pas en reste, et depuis le début des
années 2000, chaque municipalité, ou région, est en quête de
« l’effet Guggenheim » ! En effet, le succès du musée Guggenheim à
Bilbao (ouvert en octobre 1997) avec ses conséquences économiques et sociales sur la ville de Bilbao est devenu la référence et le
modèle à imiter pour nombre de villes européennes touchées par la
crise économique : on évoquera en France les cas de Metz avec
16
l’ouverture du Centre Pompidou-Metz en mai 2010, et Lens avec
l’inauguration du Louvre-Lens le 4 décembre 2012.
Une étude récente sur le musée du Louvre, a montré que l’impact
ou le poids du musée du Louvre dans l’économie française en termes
de valeur ajoutée, représentait en 2006, une dépense comprise entre
721 et 1156 millions d’euros, pour une dépense initiale de l’ordre de
175 millions d’euros (Greffe, 2006).
Toutefois, les évaluations positives réalisées à partir des
exemples des musées Guggenheim-Bilbao, Pompidou-Metz ou
Louvre-Lens nous incitent à ne pas en rester au seul plan
économique : aujourd’hui, l’approche se veut beaucoup plus globale,
en termes d’insertion sur un territoire. Non seulement une institution
culturelle doit avoir des effets d’entrainement sur l’économie locale,
mais elle doit avoir également un rôle d’intégration sociale, de
création de lien social, d’identité culturelle et de fierté commune à
partager. C’est en ce sens que l’on peut dire que la culture est d’une
certaine manière « instrumentalisée » par les responsables publics,
notamment locaux, pour devenir l’emblème d’une politique de
développement d’un territoire. (encadré n° 2).
Une étude récente réalisée pour l’Union européenne illustre
clairement les liens existant entre les musées et les municipalités en
Europe : « Les musées ont, d’abord et logiquement, été organisés
pour conserver leur patrimoine, en mobiliser le potentiel éducatif et
de formation et l’exposer au regard des visiteurs… Les choses
commencèrent à changer lorsque villes, territoires et pays eurent à
assumer les défis liés d’une société de la connaissance et de la
globalisation. » (Greffe, Krebs, 2011, p.26). Ainsi, les effets de la
globalisation en termes de restructurations de l’emploi, de
suppression d’activités traditionnelles, devraient pouvoir être limités
par des investissements en éducation et formation qui constituent le
socle d’une société de la connaissance jouant par là un rôle de levier
à l’émergence d’autres activités. Les débats sur le patrimoine
culturel rencontrent alors ceux sur le développement durable.
Cependant, l’impact en termes d’environnement a été plus long à se
faire reconnaître, même si « aujourd’hui, il est admis que la qualité
des villes comme des sites habités dépend en grande partie de la
manière dont ils ont su mettre leur patrimoine en harmonie avec les
autres bâtiments et espaces. » (Greffe, Krebs, 2011, p.26).
17
Encadré n° 2 : Le Centre Pompidou-Metz et Le Louvre Lens
Sylvie Pflieger
Ces deux expériences récentes en France, 2010 pour Metz et 2012 pour
Lens, nous semblent symptomatiques du rôle que peuvent jouer les arts
sur le développement des territoires, et du rôle d’initiateur que peuvent
exercer les grandes institutions culturelles nationales, en l’occurrence
ici deux musées nationaux majeurs, le musée du Louvre et le Centre
Pompidou (qui héberge notamment le musée national d’art moderne,
MNAM).
Ces deux institutions, qui n’ont aucun lien commun quant à leur
référence historique, ont chacune dans leur domaine un rayonnement
international, et constituent les institutions phares de la capitale. En
face, deux villes, toutes deux situées dans des bassins industriels
aujourd’hui en déclin, mais aussi au cœur de zones transfrontalières
européennes, ont bénéficié d’infrastructures ferroviaires performantes
(lignes et gares TGV) susceptibles de leur donner une dimension
européenne. Le Centre Pompidou-Metz et le Louvre-Lens sont donc le
fruit d’une rencontre entre deux projets culturels : celui d’institutions
nationales souhaitant faire partager leur expérience, leur richesse
artistique et les rendre accessibles à des populations jusque-là exclues
de la culture, et celui de villes ou communauté d’agglomérations
souhaitant dynamiser leur territoire, le rendre attractif (il ne suffit pas
que la ligne TGV traverse à grande vitesse la région), et redonner
confiance à des populations qui peuvent se sentir oubliées.
Pour ce faire, la culture, et en l’occurrence, la création d’un musée
(modèle Guggenheim) a été choisie comme levier de développement du
territoire, comme « condensateur ou cristallisateur urbain », l’accent
étant porté sur la dimension multiculturelle. Des partenariats entre
institutions culturelles nationales et responsables politiques locaux se
sont mis en place, et des concours d’architecture lancés, la conception
même du bâtiment étant déjà en elle-même un premier pas vers cette
construction identitaire territoriale. Très vite dans les deux cas, le projet
architectural (Shigeru Ban/Jean de Gastines/Philip Gumuchdjian pour
Pompidou-Metz et le cabinet Sanaa pour le Louvre-Lens) est devenu
« l’emblème » du territoire.
Le succès a été immédiat pour Pompidou-Metz qui a accueilli dès la
première année plus de 550 000 visiteurs (dont 65 % de « locaux » Lorraine et Alsace -, 13 % d’Ile-de-France et 11 % d’étrangers) et est
devenue la première institution muséale hors Paris. Le Louvre-Lens
semble connaître un succès similaire et comptait déjà 300 000 visiteurs 3
18
mois après son ouverture (et vise 700 000 visiteurs à l’issue de la
première année d’ouverture).
A la clé : « apporter à domicile » quelques-uns des joyaux de nos
collections publiques à des populations exclues de la culture et des
pratiques muséales ; redonner confiance et fierté à des populations
ayant subi le déclin industriel de leur territoire ; créer des synergies au
sein du territoire ; attirer des visiteurs et touristes qui contribueront
ainsi au nouveau dynamisme économique du territoire considéré.
L’étude liste les cinq enjeux partagés par les municipalités et
musées en vue d’un développement soutenable du territoire :
éducation et formation, insertion et cohésion sociale, diversité
culturelle, contribution à la croissance économique, et contribution à
l’attractivité du territoire. Nous pouvons souligner que nous sommes
d’ores et déjà ici en adéquation avec ce qui va constituer le cœur de
notre propos, à savoir l’expérience de l’atelier d’écriture et de jeu du
théâtre de la Colline. En effet, ces enjeux – à l’exclusion peut-être de
la contribution à la croissance économique – constituent bien la
trame de l’histoire de cet atelier.
Au-delà du seul volet économique, et des effets en termes de
création de projets et de nouvelles activités, le volet culturel est
devenu un élément à part entière du développement des territoires,
en termes notamment d’intégration et de cohésion de la société. Il est
souvent affirmé en effet, « qu’en exposant les individus au même
système de valeur, ils se comprendront et s’accorderont mieux. La
cohésion de la société bénéficierait ainsi de l’existence de réseaux
culturels [et] face aux mécanismes d’exclusion et de marginalisation
dont témoignent des territoires en crise, on ne peut que recommander l’usage intensif de pratiques culturelles… » (Greffe,
Pflieger, 2005, p.40). On ne peut s’empêcher de faire référence ici à
un rapport du Conseil de l’Europe de 1997, qui donnait une vision
particulièrement euphorisante des effets sociaux de la culture :
« Au titre des effets directs, les arts et la culture offrent des loisirs
socialement estimables, élèvent le niveau de réflexion des
populations, contribuent positivement à l’élévation de leur bien-être
et renforce leur sensibilité.
Au titre des effets sociaux indirects, les arts enrichissent
l’environnement social en stimulant ou en facilitant l’existence de
19
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