D. Tsourka-Papastathi Réflexions sur une culture de la Justice

publicité
D. Tsourka-Papastathi
Réflexions sur une culture de la Justice. Esquisse historique et perspective européenne
Aussi ambitieux que puisse paraître mon sujet, je ne me propose en fait que de partager
avec vous, dans les limites du temps qui m’est assigné, quelques réflexions que m’a inspirée
le thème retenu pour cette rencontre : L'Europe de la Justice".
Qu'est-ce que l'on peut entendre par culture de la Justice? Dans l'acceprion commune ce terme
désigne d’abord une formation de l’esprit dans undomaine particulier (religion, art, littérature,
politique, etc.) qui correspond au terme grec ancien - et moderne - de « Paideia », éducation, «
Culture », désigne aussi la marque d’identité d’une société ou d’un groupement social ; en ce
sens, on pourrait admettre qu’elle constitue le résultat de diverses cultures particulières portant sur les institutions juridiques et politiques, la religion, l’art, la littérature - ; dans
l’accepration sociologique, culture a le sens d'une civilisation déterminée, d'un mode de vie
d'une société donnée, incluant ses techniques et ses pratiques diverses. Dans le cas d'une «
culture de la Justice », le terme comprendrait les significations que revêt la notion de « juste »
au niveau collectif-public et au niveau individuel--privé. Cette notion a pourtant un contenu
variable, selon le temps et l'espace, qui est a certain point conditionné par les structures
sociales, politiques, juridiques, économiques, religieuses, etc
Le terme « juste » renvoie à ce qui est conforme a l'idée même de la Justice ou bien a ce qui
est conforme au droit. Mais ce qui est conforme au droit n'est pas -et n'a pas -toujours étéconforme a l’idée de Justice, en tant que représentation collective d’une société.
Dans la mythologie grecque, Thémis, soeur des Titans, épouse de Zeus (après Métis -la ruse
de l'intelligence), exprime la justice avec une signification religieuse d'ordre ou de défense
émanant des dieux, dont la violation entraîne la
Nemesis, le châtiment divin. Thémis s’identifiait au droit divin et son ressort s'étendait aux
obligations réciproques des divinités entre elles, celles des mortels envers les dieux, les
parents, les époux, les maîtres, les pauvres et les étrangers qui commandent la pitié, et ceux
des morts qui imposent le respect. Elle a trois filles : Diké qui personnifie la Règle, Evnomia,
le Bon Ordre, et Eirèné, la paix.
Chez Homère, Thémis signifie les règles établies (thesmoi) à l'origine obscure du monde,
pour être la garantie de l'ordre et de l'harmonie. Ces règles entraient dans deux catégories : les
thémistes, d'ordre divin, et les dikae, normes juridiques établies, en vertu de la coutume, par
les hommes sous la garantie des dieux. Diké signifiait de même ce qui revient à chacun en
vertu de cette norme. Ces règles étaient le propre des sociétés bien ordonnées.
A Rome sont attestées, à l'origine, des divinités latines qui personnifient l'idée du droit- Fides, et de l'équité- - Aequitas. Plus tard, sous l'influence de la pensée hellénique, est créée la
notion de Fas -vaguement assimilé à Thémis et à l'ordre divin-, et - vers la fin de la
République-, celle de Justitia (Dikaiosyne), qui correspond à Diké, dans le sens d'attribution à
chacun de ce qui lui revient en vertu de la norme juridique.
Un autre terme de l'antiquité grecque, Nomos, signifie loi ou coutume, limitation du pouvoir
illimité de l'autorité, partage effectué par la Raison(Logos); en ce sens, il peut s'identifier au
terme Dikaion - Jus, et dans un sens plus restreint à lex. Jus est le droit établi par les hommes,
par opposition au fas inspiré par les dieux. A la fin de la République -ou au début de l'Empire, la jurisprudence romaine a formulé la notion philosophique du Droit et a indiqué l'idéal à
poursuivre «...ars boni et aequir » (Celsus).
Selon Aristote, la Justice était distinguée en Justice générale -vertu communautaire
(koinonike) qui impliquait toute les autres vertus qui concourent à la réalisation du Bien
commun (...) ; d'autre part, en Justice particulière (sens strict), vertu proprement juridique, qui
était orientée vers le bien des particuliers («ce qui est juste est conforme à la loi et égal»).
Cette justice particulière était à son tour distinguée en justice commutative (échanges) et en
justice distributive (rapports état-citoyens). Dans le même sens Simonides définit la Justice
comme action de «rendre ce qui convient à chacun», formule reprise par Ulpien
-« ius suum cuique tribuere », et complétée par St. Augustin, «la volonté constante et
perpetuelle d'attribuer à chacun son droit». Les Stoïciens, par ailleurs, dans leur vision d'une «
Cosmopolis », définissent l'objet de la Justice comme le Bien de l'Humanité, de l'univers. En
fin, Aristote, reconnaît un Droit commun à tous les peuples, un droit naturel -harmonie de la
nature et de la loi-, sous-jacent au droit particulier.
Si ces axiomes constituent aujourd'hui, dans tous les pays d'Europe, le sens et le but de la
Justice sa représentation collective, consciente ou inconsciente, les moyens employés par
chacun d'eux pour la mettre en application, c'est-à-dire pour l'administrer diffèrent, par contre,
au cours de leur histoire respective. On peut cependant trouver plusieurs principes et
institutions, communs à tous les niveaux de civilisation dans toutes les périodes de l'histoire
européenne, malgré et en dépit des diverses guerres, invasions et conquêtes, des diverses
structures politiques, sociales et économiques3 des différences, des conflits religieux ou
confessionnels. Je voudrais à ce point tracer brièvement une esquisse de ces principes et
institutions, qui forment le fond commun de notre culture européenne de la Justice, mais non
pas nécessairement, et en tous temps, un droit commun ou uniforme.
Au lieu de suivre strictement la distinction conventionnelle des périodes de l'Histoire
européenne (Antiquité, Moyen-Age, Temps modernes, époque contemporaine), on va
examiner les principes d'administration de la Justice selon le régime politique prépondérant
dans les pays d'Europe :
a> la cité grecque et la Rome républicaines;
b> le monde hellénistique et l'empire romain;
c> les monarchies franques et la période du féodalisme;
d> la monarchie absolue;
e> la Révolution française et les débuts du régime constitutionnel au XIXe siècle; f> le Xxe
siècle et les Droits de 1 'Homme.
a. La cité grecque et romaine après la fin de la royauté primitive.
- L'État est essentiellement une collectivité de citoyens.
- La cité est en principe un état séculier.
- Personnalité de la loi, juridictions judiciaires distinctes pour les citoyens, les étrangers les
esclaves affranchis.
- L' arbitrage est une institution fondamentale pour l'administration de la justice.
- Participation censitaire des citoyens à l'exercice des pouvoirs publics et exclusion de tout
autre y compris les femmes. Mise en place a' institutions et de mécanismes pour anticiper les
bouleversements politiques auxquels ni Athènes ni Rome n'ont échappé (Boulé, dokimasie,
graphae, Senatus, ius inteercessionis des magistrats, veto des tribuns de la plèbe, provocatio
ad populum, actio popularia)
- Subordination de l'individu à l'intérêt public collectif.
- Égalité devant la loi des citoyens -isonomeia, isigoria.
- Fonctions judiciaires associées à la magistrature, qui exerce par excellence la fonction
administrative.
- Responsabilité individuelle au pénal, non rétroactivité de la loi, nullum crimen nulla poena
sine lege.
- Liberté et respect de la volonté des parties contractantes
- Inégalité juridique des sexes: la femme est frappée, de règle d'incapacités, c'est pourquoi elle
se trouve sous tutelle perpetuelle.
b. Les royaumes hellénistiques et l'empire romain.
Les successeurs d'Alexandre se partagèrent les territoires conquis et y formèrent des états
selon le type de satrapie orientale, où le roi était héréditaire, absolu, et divinisé. Au sein de ces
états il y a eu pourtant, en droit privé, un pluralisme juridique selon lequel les peuples conquis
étaient régis par leur propre droit administré par des juridictions propres. Le roi délivrait des
décrets d'application générale, tandis que les villes fondées par Alexandre jouissaient d'une
autonomie limitée. Les Grecs des cités qui y ont immigré pouvaient résoudre leur litiges
selon le droit privé de leur cité par des juridictions propres. Cependant, le droit grec a assimilé
certains principes et institutions locales, comme par
exemple la forme écrite des actes juridiques qui se substitua très tôt à la forme orale3
prédominante en droit grec et romain. On doit de même souligner le développement du
principe de la personnalité des lois et des inégalités qu'elle entraînait.
Avec l'empereur Octavien, Auguste, et la conquête de l'Égypre hellénistique commence une
nouvelle ère pour les institutions politiques romaines. Le princeps concentre tout les
pouvoirs, sans abolir le droit et les institutions politiques de la République, mais en limitant
leur fonctions par la force ou la menace des armes. Il exerce ainsi le pouvoir législatif,
exécutif et judiciaire; n est au dessus de la loi (princeps legibus solutus est) et peut
l'interpréter, l'abolir ou la réviser. Peu à peu il s'identifie à l'intérêt public au point que toute
atteinte contre lui est une atteinte contre l'État; les citoyens deviennent des sujets. Un autre
principe qui est créé au sein de 1' empire est celui de la delegatio, la délégation de l'exercice
de fonctions administratives et judiciaires.
La christianisation de l'empire romain ne change pas radicalement le régime politique. Les
principes chrétiens ont bien sûr perméé le droit romain en le rendant moins sévère. On
observe pourtant un changement graduel s'opérer dans certaines institutions comme la famille
(mariage, patria potestas, le droit des successions3 etc. Le principe de la personnalité des lois
est maintenu, les discriminations sociales s'accentuent. L'Église, déjà organisée, est intégrée
dans les institutions de l'empire et obtient le privilegiam fori. L'empereur lui cède aussi des
attributions judiciaires sur les laïcs par l'institution de la episcopalis audientia.
La prise de Rome, en 476, marque la fin de 1' empire romain en Occident, tandis qu'en Orient
il sera maintenu encore pour dix siècles, sans rien perdre des institutions politiques et du droit
romains, sauf la langue à partir du Vile siècle; c'est l'empire byzantin, avec Constantinople
comme capitale. Ce qui marque le Droit de l'époque aussi bien que le droit contemporain,
c'est la codification du droit romain par l'empereur Justinien, dans son fameux Corpus Juris
Civilis. L'importance de cette codification du droit romain classique et post-classique se
trouve non seulement au fait de son contenu complet, couvrant tant le droit public que le droit
privé, mais en ce qu'elle fut l'instrument, le véhicule de la conservation du Droit romain en
Occident par la Monarchie et l'Eglise romaine, et de sa renaissance, a partir du 12ème siècle,
dans les universités. En Orient, l'Empire romain-byzantin n'a jamais interrompu son
application, sous des formes diverses, malgré l'assimilation de quelques éléments juridiques
des systèmes avec lesquels il est entré en contact (le système féodal entre l204-l26l et le droit
coutumier) L'Empire byzantin a eu, pour des raisons religieuses et politiques, l'initiative de la
christianisation des peuples slaves qui se sont établis, a partir du Vile siècle en Europe
centrale, orientale et dans les Balcans, y compris la Russie, comme, peu avant, ce fut le cas en
Arménie, en Crimée, en Géorgie. Cette christianisation a rendu nécessaire l'adapration de
certaines institutions, relevant de la famille, des successions, du droit pénal, de
l'administration de la justice. En outre, ces royaumes christianisés ont aussi reçu les
principes fondamentaux du droit public impérial pour renforcer l'autorité royale. On peut ainsi
observer qu'a côté d'un commonwealth culturel romano--byzantin, on peut parler d'un
commonwealth juridique et institutionnel.
La fin du Féodalisme en Europe fait place a la Monarchie qui très tôt, dès le XVIe siècle,
devient , graduellement, absolue. Elle aussi utilise le droit romain pour justifier ses
prérogatives, tandis qu'en droit privé le droit coutumier a la prépondérance. A propos de droit
coutumier, on doit retenir le développement, a partir du XIe siècle, du droit commercial
coutumier, qui fut un ius commune de 1' Europe médiévale. Il suffit de mentionner 1'
institution de la représentation, des effets de commerce, et bien d'autres, qui ont été
conservées jusqu'a présent, sans altérations majeures
Le mouvement des Lumières et la Révolution française ont apporté des changements décisifs
dans tous les domaines du Droit. La constitution, comme loi fondamentale, superposée aux
lois, la séparation des pouvoirs et l'indépendance du pouvoir judiciaire, surtout vis-a-vis du
pouvoir exécutif
l'abolition du principe de la personnalité des lois et sa substitution par celui de la territorialité
des lois, font définitivement rompre les liens avec le passé dans le domaine du droit public et
de l'administration de la justice. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, constitue
par ailleurs la troisième composante de ce bouleversement total du droit public et de la
conscience collective en Europe. En Droit privé ce sont les Codes de Napoléon qui actualisent
le Droit privé romain pour faire face aux besoins d'une société et d'une économie qui
commencent a se développer rapidement. Des institutions comme la Cour de cassation, le
principe de l'inamovibilité des juges, l'organisation des instances hiérarchisées et
indépendantes protègent la sécurité de l'individu et l'indépendance de la Justice
Le XIXe siècle, sous le coup du mouvement romantique, donne lieu a la formation d'états
nationaux qui font la réception du droit romain dans leurs législation en droit privé. Il ne
faudrait pas omettre le rôle important du droit privé allemand, qui très tôt réussit a synthétiser
le droit coutumier avec la Codification de Justinien - usus modernus pandectarum.
Le XJXe siècle connaît une vague de codifications nationales de droit privé d'essence et
d'inspiration romaines, et pénal, influencé pat les idées des Lumières et surtout celles de
Beccaria . Le régime parlementaire, le principe de la souveraineté populaire, le suffrage
universel, les libertés publiques visant la protection de l'individu face au pouvoir, sont les
institutions et principes les plus importants qui ont forgé la conscience collective des peuples
européens qui les revendiquaient
Le XXe siècle, connaît la dissolution des empires, la Révolution en Russie et l'instauration de
la dictature du prolétariat qui renverse les principes du droit privé romain, notamment celle de
la propriété. La fin de la Seconde Guerre mondiale et la constitution des Nations unies, la
Déclaration universelle des droits de l'homme vise la protection de l'individu sut un plan
supra-national, réminiscant des thèses du stoïcisme du Bien universel. La convention
européenne des droits de l'Homme et la Cour européenne qui est saisie des recours individuels
qui en relèvent, ont rendu possible la mise en oeuvre d'une vraie sécurité de l'individu face a
l'état.
Les acquis de la Révolution française et des Lumières, les droits de l'homme, le droit privé
romain sont aujourd’hui les instruments pour rendre applicable la Justice. C'est un lieu
commun que d'affirmer qu'il y a effectivement une commune culture européenne de la Justice.
Il reste peut-être encore à mettre en place des institutions ou des mécanismes pour
approfondir les institutions, aplanir les difficultés, surmonter les obstacles posés par divers
intérêts particuliers notamment économiques prévenir les conflits et les violations des
individus, réels et potentiels. La mobilité et l'enseignement peuvent lever les barrières que
posent des peurs et des préjudices collectifs qui persistent au sein des sociétés européennes.
Connaître l’Autre, pour se reconnaître, essayer de comprendre les différences, dialoguer, vivre
ses réalités. Si, dans d'autres domaines de la vie et des mentalités existent ou persistent des
différences entre les peuples européens, au niveau des institutions juridiques et de la Justice,
les divergences qu'on peut constater sont plutôt marginales; elles n'atteignent pas des
dimensions insurmontables et ne peuvent pas porter atteinte à une communauté culturelle. On
n'en a qu'à faire valoir les convergences pour mobiliser la conscience collective.
Je vous remercie.
Téléchargement