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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE V
Concepts et Langages
Laboratoire de recherche : Sens, Texte, Informatique, Histoire (E A : 4509)
T H È S E
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : langue française
Présentée et soutenue par :
Marielle CONFORTI
Le 13 novembre 2014
Le subjonctif en français préclassique
Etude morphosyntaxique, 1539-1637
Sous la direction de :
Monsieur Olivier SOUTET– Professeur à l’Université Paris Sorbonne.
Membres du jury :
Mme Eliane KOTLER – Professeur des universités, Université de Nice Sophia-Antipolis.
M. Samir BAJRIĆ– Professeur des universités, Université de Bourgogne.
M. Thierry PONCHON – Maître de conférence H.D.R., Université de Reims.
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Cette thèse vise à déterminer s’il existe ou non une norme du subjonctif en français
préclassique, et dans l’affirmative de la décrire et de la saisir. A cet effet nous étudierons
d’abord les spécificités de la morphologie du subjonctif à ladite époque, ensuite sa syntaxe.
Notre corpus de travail est constitué des Regrets et de La Deffence et illustration de la langue
françoyse de Joachim Du Bellay, des Amours de Pierre de Ronsard, des Œuvres complètes de
Louise Labé, de Pantagruel et Gargantua de François Rabelais, des Essais de Michel de
Montaigne, de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, de l’Astrée d’Honoré d’Urfé et du
Cid, de Médée et de l’Illusion comique de Pierre Corneille.
D’un point de vue morphologique, nous avons d’abord constaté que les grammaires du
français préclassique visaient non seulement à estomper les différences de prononciation
existant dans le royaume, mais encore à résoudre les difficultés d’ordre graphique qui en
résultaient, en assumant l’unité et la singularité de la langue française aussi bien dans sa
prononciation que dans son orthographe. De ce constat résulte un enjeu morphologique
majeur : le travail d’unification et de simplification progressive des paradigmes du subjonctif
de type médiéval dont découlent la généralisation de la béquille du subjonctif (exception faite
des tours lexicalisés), la simplification et l’unification des radicaux et des désinences.
Grâce à la béquille du subjonctif, l’identification du mode devient plus évidente, et la
béquille la marque et l’indice du subjonctif.
Dans un même élan de clarification des paradigmes, les radicaux des verbes s’unifient
et se simplifient progressivement. Le verbe aller, par exemple, ne connaît plus en français
préclassique que deux bases au subjonctif : aill- et vois-. Le radical aill- devient le plus
fréquent. La concurrence des radicaux palatalisés et dépalatalisés du type preigne/prenne se
raréfie, la forme dépalatalisée étant privilégiée. Bien qu’il subsiste cependant quelques
alternances en [ε] / [a] (declaire/declarons), en [ø] / [u] (treuve/ trouvons) et, au début du
siècle, en [je] / [e] : giet, achieve, crieve, lieve au lieu de jette, acheve ; crève, lève
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la
tendance est à l’unification des radicaux. Par ailleurs, malgré le maintien graphique de l’hiatus
pour des paradigmes du type feusse, l’hiatus est de moins en moins présent dans les graphies.
Le même dessein de simplification portant également sur les désinences, la langue
abandonna progressivement les multiples paradigmes de subjonctif de l’ancien et du moyen
français, en généralisant par exemple les seules désinences en -ions/-iez à la première et à la
deuxième personne du pluriel, ce qui ne relève pas du détail. Le traitement du yod ([j]) aux
première et deuxième personnes du pluriel est en effet fondamental. Reprenant la thèse
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HUCHON (Mireille), Histoire de la langue française, Paris, Le livre de poche, 2002, p. 100.
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d’Olivier Soutet, nous considérons que ce yod ([j]) dit « désactualisant » traduit
l’indétermination et l’antériorité du propos conjugué au mode subjonctif. Il pose ainsi une
différence claire et nette avec le mode de l’indicatif.
Le premier chapitre mit ensuite l’accent sur les différences de dénominations du
subjonctif en français préclassique versus en français moderne. En français préclassique le
mode subjonctif se partage entre le « conjonctif » - le mode utilisé obligatoirement après
certaines conjonctions ou locutions conjonctives dans le cadre de la phrase complexe - et
l’« optatif » - mode utilisé dans la phrase complexe et la phrase simple dans l’expression du
souhait et de l’ordre. Ce chapitre mit enfin en lumière l’atemporalité du mode subjonctif qui
offre une image incomplète du temps. Il en appert que l’emploi du subjonctif n’était pas régi
par une rigide norme syntaxique, mais par des tendances, comme exposés dans le second
chapitre.
Le mode subjonctif n’était pas obligatoire en français préclassique, et « dans un grand
nombre de complétives et de circonstancielles, le choix restait possible entre les deux
modes. »
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Une liberté totale était donc laissée au locuteur. Le subjonctif entrait cependant,
souvent en concurrence avec les modes de l’indicatif et de l’infinitif, comme en français
moderne.
Le subjonctif présente en effet deux difficultés intellectuelles notoires : d’abord
l’aptitude à reconnaître, en un lapse de temps très bref, l’impuissance à se prononcer sur
l’actualisation de l’énoncé, ensuite l’impossibilité d’indiquer le moment exact de réalisation
du procès, ces deux conditions étant somme toute assez rares dans le discours. Aussi le
subjonctif prend-il la place de l’indicatif seulement lorsque « le procès n’a pas encore de place
définie sur la ligne du temps »
3
et / ou que cette place va de soi, selon la théorie de
« l’économie » du subjonctif de Henri Bonnard
4
. La différence essentielle entre le mode
indicatif et le mode subjonctif réside ainsi tant dans le degré de précision que dans la logique
temporelle inscrite au cœur d’un procès qui ne nécessite aucune précision supplémentaire
pour être saisi. Quand Louise Laécrit « Elle vous demande ce que ne lui pouvez refuser,
qu’il soit dit "qu’Amour par sa faute mesme est devenu aveugle" »
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, le moment d’égarement
amoureux importe peu. Seule compte la nécessité de dire, d’annoncer, de transmettre le
2
BRUNOT (Ferdinand), BRUNEAU (Charles), Précis de grammaire historique de la langue française, Paris,
Masson et Cie, 1969, p. 368.
3
BONNARD (Henri), Les trois logiques de la grammaire française, Les Trois Logiques de la grammaire
française, Paris, Duculot, 2001, p. 78.
4
Ibid., p. 79.
5
LABÉ(Louise), Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1984, Débat de Folie et d’Amour, Discours V, p. 85.
4
message que l’amour est aveugle. Le subjonctif est donc l’expression d’une temporalité
secondaire au procès. Le subjonctif peut dès lors s’effacer en français préclassique quand une
périphrase verbale et un infinitif sont en mesure de le remplacer.
De plus, l’infinitif est aisément substituable au subjonctif car il n’offre aussi aucune
inscription précise dans le temps. Aussi, intervertir ces deux modes ne transforme pas
fondamentalement le sens de la phrase. Quelle différence y a-t-il en effet entre cette
affirmation de La Deffence et illustration de la langue françoyse : « Beaucoup plus tost nous
Hommes devrions faire le semblable, chacun avecques sa Langue sans avoir recours aux
autres »
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et sa transposition au mode subjonctif donnant « Beaucoup plus tost nous Hommes
devrions faire le semblable, chacun avecques sa Langue sans que nous ayons recours aux
autres » ? Pas grand-chose, si ce n’est la légèreté du tour infinitif qui évite la répétition
redondante du sujet nous et le fait, comme le soutient Martinet, que l’infinitif épouse mieux la
volonté du locuteur, en évitant l’ironie. Aussi afin d’éviter tout malentendu ou ambiguïté
préjudiciable à la compréhension du discours, le subjonctif se voit-il couramment écarté au
bénéfice des formes jugées plus légères et moins redondantes, l’infinitif ou l’indicatif.
En français préclassique, une dernière forme, et non des moindres, entre
particulièrement en concurrence avec le mode subjonctif, la forme en –rais qui, contrairement
au subjonctif, a la faculté d’inscrire l’action dans la chronologie temporelle. Sa spécificité
tient précisément à son absence de virtualité et à son ancrage dans le temps
7
. Le fait que le
français préclassique ait adopté et assumé dans sa littérature la forme en –rais est une des
constations majeures de ce travail. En effet, avant la période préclassique la question de la
forme en –rais avait toujours été soigneusement éludée par les grammaires médiévales et du
moyen-français, sous prétexte qu’il lui manquait un équivalent latin.
En l’absence de repères temporels clairs il est donc difficile de traiter précisément d’une
syntaxe temporelle du subjonctif qui réside seulement dans l’antériorité au mode indicatif,
dans une « virtualité qui s’attache à une image interceptée précocement avant que le rayon qui
la porte […] n’ait atteint son terme, qui est l’image nette, actualisée, d’un temps différencié à
trois époques. »
8
Aussi les « variétés d’emplois » du mode subjonctif et sa « résistance à toute
définition »
9
sont-elles liées à la virtualité d’un procès que l’esprit ne parvient pas à situer
6
DU BELLAY (Joachim), La Deffence et illustration de la langue françoyse, [1549], Genève, Droz, 2007,
p. 103.
7
C’est d’ailleurs précisément en raison de cette absence de virtualité du procès et de cet ancrage temporel que la
forme en –rais est considérée comme un temps de l’indicatif.
8
MOIGNET (Gérard), Essai sur le subjonctif en latin postclassique et en ancien français, tome 1, Paris, PUF,
1959, p. 132.
9
Ibid.
5
antérieurement « au temps des horloges »
10
de l’indicatif. Cela explique la liberté et
l’élasticité des emplois du subjonctif en français préclassique, qui ne connaît pas encore les
règles de la concordance des temps et dont la seule unité réside dans l’univers de croyance du
locuteur et les valeurs modales qu’il induit.
Subjonctif et monde du possible
Le subjonctif apparaît à chaque fois que le locuteur entre dans le monde du possible. Le
français préclassique applique fidèlement cette règle, la seule qu’il connaisse. Ainsi l’usage
du subjonctif dans les complétives est-il plus libre qu’en français moderne. Après un verbe
exprimant la volonté ou la crainte par exemple, le recours aux deux modes est possible selon
que le discours appartienne au monde des possibles ou du probable. En revanche, l’indicatif
s’utilise à chaque fois que le narrateur est sûr de son propos et qu’il assume chaque terme de
l’énoncé, en d’autres termes lorsque son énoncé appartient au monde du probable. Tel est
paradoxalement le cas après un verbe de crainte, aujourd’hui seulement suivi du mode
subjonctif, motif illustré par ce mot de Montaigne : « je crains que c’est un traistre »
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, ou
après un verbe principal nié, normalement assorti du mode subjonctif : « Damon pense estre
fin, et il ne prend pas garde que je suis encore plus fine »
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, ou bien au sein d’une complétive
introduite par un verbe injonctif : « Elles ordonnent que les yeux seront rendus à Cupidon, et
la bande ôtée »
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. Il en va de même au sein d’une subordonnée conjonctive de concession, à
l’exemple de ces remarquables vers de l’Illusion comique qui montrent mieux qu’un long
discours, la façon dont, par le recours à l’indicatif, le locuteur assume le procès: « Faites-moi
la faveur de croire sur ce point, / Que, bien que vous m’aimez, je ne vous aime point. »
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Andraste courtise ici avec insistance la jeune Isabelle qui, ne doutant guère de l’amour de son
éternel prétendant, traduit cette conviction au moyen de l’indicatif aimez de l’hémistiche
« Que bien que vous m’aimez ». Pour la même raison, Isabelle utilise l’indicatif au détour du
« je ne vous aime point », certaine qu’elle est de n’éprouver aucun sentiment à son égard.
Pour ce qui concerne le choix des temps du subjonctif, le français préclassique adopte
une concordance de type cinétique et modal.
10
ARGOD-DUTARD (Françoise), L’écriture de Joachim du Bellay, le discours poétique dans Les Regrets
l’orthographe et la syntaxe dans les lettres de l’auteur, Genève, Droz, 2002, p. 86.
11
MONTAIGNE (Michel de), Les Essais [1549-1592], Paris, PUF, 1965, t. 2, livre troisiesme, chapitre V, Sur
des vers de Virgile, p. 844.
12
URFÉ (Honoré d'), L'Astrée [1610-1631], Genève, Slatkine, 1966, t. 2, op.cit., 2
ème
partie, livre 6, p. 228.
13
LABÉ (Louise), Œuvres [1555], Débat de Folie et d’Amour, op.cit., Discours V, p. 80.
14
CORNEILLE (Pierre), L’Illusion comique [1639], Paris, Nizet, 1985, acte II, scène 3, p. 629.
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