Histoire & Mesure, 2013, XXVIII-1
188
Parmi les multiples effets de la guerre, la circulation de notions et
de pratiques entre des pays dont les systèmes économiques et politiques
apparaissent fortement divergents attire l’attention de l’historien, qui se
doit cependant d’interroger la réalité de leur mise en œuvre. Il en est ainsi
des notions de réparations, indemnisations, compensations, restitutions
qui constituent une facette importante de l’expérience de guerre des civils
au xxe siècle. C’est dans ce cadre qu’il convient d’analyser la démarche
du gouvernement soviétique qui incita ses citoyens à faire une déclaration
de pertes, précise et chiffrée, concernant leurs propres biens, détruits ou
saisis par l’ennemi. Ce travail fut entrepris dès 1943, au fur et à mesure
de la libération du territoire soviétique, et participe d’une entreprise
beaucoup plus large, puisque ce vaste bilan fut pris en charge par une
commission d’État chargée de recenser l’ensemble des crimes commis par
l’occupant sur le territoire soviétique, et ce couplage entre dégât matériel
et crime de sang a son importance. En outre, la commission avait pour
tâche d’évaluer non pas seulement les pertes matérielles des civils, mais
de comptabiliser l’ensemble des dommages matériels commis à l’égard de
toutes les formes de propriété existant en URSS 1. En cela, le gouvernement
soviétique s’appuie sur le droit international en construction et cherche à
s’inscrire dans l’expérience commune aux sociétés européennes, URSS
incluse, depuis la Première Guerre mondiale. Il se trouve par là même
confronté aux problèmes liés à ce type d’évaluation, que d’autres États ont
dû tenter de résoudre, notamment la France aux lendemains de la Première
Guerre mondiale. Cependant, à la capacité d’un État, dans ses différentes
déclinaisons, à xer la valeur de ce type de biens, s’ajoutent des enjeux
propres au système soviétique. On peut donc se demander à quelles ns le
gouvernement soviétique se lança dans ce travail d’inventaire ? Songeait-
il réellement à compenser les sinistrés, ou du moins à s’en laisser la
possibilité une fois les réparations versées ? Ou ne chercha-t-il qu’à mimer
ces pratiques an de donner l’illusion à ses alliés qu’il se conformait aux
pratiques juridiques internationales et d’obtenir ainsi plus facilement
satisfaction lors des futures négociations sur les réparations ?
À cette série de questions s’en ajoute une autre : si on se place dans
la perspective des sinistrés eux-mêmes, quel effet sur leur représentation
de la propriété particulière en régime soviétique put produire l’inventaire
précis de leurs propres biens et leur estimation, qui plus est en utilisant un
1. Son nom complet est « Commission extraordinaire d’État pour l’établissement et
l’investigation des crimes commis par les envahisseurs germano-fascistes et leurs complices
et les dommages causés aux citoyens, fermes collectives, organisations publiques, entreprises
d’État et institutions d’URSS ». Dans cet article, on utilisera également son acronyme russe,
ChGK. Sur cette commission, M. Sorokina, 2005 ; N. Moine, 2008a.