LE COUPLE DESCARTES PASCAL Il importe, de temps à autre, de remonter aux sources et de s'abreuver à leurs eaux. Pour un philosophe les sources sont nombreuses sur le chemin qui va jusqu'à Aristote et Platon. S'il est de culture française, il trouve nécessairement sur sa route deux philosophes du XVIIe siècle qui font figure de grands ancêtres : Descartes et Pascal. Ce sont non seulement deux des plus grands mathématiciens de tous les temps, deux hommes de science prestigieux, mais aussi deux penseurs dont le rayonnement a traversé et éclairé trois siècles. Notre intention ici n'est pas de présenter leur pensée, mais de les comparer et de faire voir qu'ils se complètent, forment un couple, et qu'on devrait toujours les étudier ensemble. Il y a quelque chose de royal chez Descartes. Voilà un esprit qui se maitrise parfaitement et qui, même à l'aide d'idées qui sont devenues fausses par la suite, domine tout à fait les sujets dont il traite. Du moins c'est l'impression qu'il nous donne. L'assurance qu'il possède devrait faire l'envie de tous les philosophes actuels. Mais elle n'est plus possible : la raison a trop perdu de plumes depuis ce temps. Ce ton de Descartes est beau, même s'il implique une certaine naïveté et une certaine injustice. Naïveté de ne pas soupçonner que ses idées pourraient un jour être réfutées, et injustice de croire qu'il en est l'auteur ou l'inventeur, même lorsque, manifestement, il n'est pas le premier à penser ce qu'il pense. Le fait est que Descartes entend recommencer à zéro et mettre toute la philosophie, ainsi que la pyramide des sciences empiriques, sur une base nouvelle. Et il y parvient assez bien pour acquérir une incontestable originalité, mais tout de même pas une originalité complète : son cogito se trouve déjà chez saint Augustin, sa principale preuve de l'existence de Dieu chez saint Anselme et son idée d'une science universelle, chez Raymond Lulle. Néanmoins, Descartes reste un des penseurs les plus originaux qui soient. Si nous sommes parfois portés à en douter, c'est parce qu'il est en même temps d'une clarté et d'une simplicité remarquables. Descartes doute, mais au point de départ seulement et pour dégager les bases solides de la pensée. Ensuite il procède avec une tranquille assurance. Pascal, lui, au contraire croit, et ce qui est plus grave, cherche à faire croire. Pas en n'importe quoi, il faut dire, mais en la religion chrétienne, en l'ensemble des dogmes et des enseignements de l'Église, qui lui apparaissent capables d'élever l'homme au-dessus de la nature. Autre façon d'acquérir cette maitrise de la nature que Descartes, à la suite de Bacon, propose comme le nouvel idéal de l'homme moderne. Maitrise qui ne se ferait pas par science, technique, raison ou calcul, mais par foi et charité. Or, nous pourrions sans doute reprocher à Pascal de ne pas trop regarder aux moyens, lorsqu'il s'agit de croire et surtout de faire croire. Car lui aussi se débarrasse assez rapidement du doute et, contrairement à Descartes qui se meut ensuite avec calme et sérénité, lui se meut avec ardeur, fougue, zèle enflammé. Descartes a toujours fui autant que possible les querelles de théologiens, qui, à cette époque, étaient particulièrement virulentes et pouvaient conduire un homme, parfois au bucher, souvent en prison. C'est pourquoi, parait-il, il décida de s'installer en Hollande où, du fait qu'il était étranger, il jouissait d'une plus grande liberté. Ainsi il arrive que le plus grand philosophe français soit non seulement mort à Stockholm, auprès d'une reine à qui il donnait des leçons de philosophie très tôt le matin, mais a vécu la majeure partie de sa vie à l'étranger, ce qui est tout de même paradoxal. Pascal, au contraire, n'a pas fui les querelles de théologiens. Après sa conversion, il plongea même avec toutes ses forces dans le différend qui opposait les jansénistes à l’Église officielle. Pendant un an et demi, sous un pseudonyme, il va publier une série de pamphlets virulents et étincelants, qui s’en prenaient principalement aux jésuites, adversaires des jansénistes. Ce qui donna les Provinciales. Les jésuites furent pris à partie comme représentants une conception molle et libérale à l’excès de la morale et de la religion chrétienne, ce qui était injuste. Ces « lettres » secouèrent la France littéralement, et firent rire, non seulement les jansénistes qui triomphaient, mais la population. Ce choix idéologique était tout de même malheureux, et Pascal s’en rendit compte à la fin. Tout dans ce qu’il écrivit n’était pas honnête et, en pourfendant les autorités en place, il ouvrait une brèche dans laquelle bientôt, non des rigoristes, mais des libertins allaient entrer. Comme écrivain, Pascal se tient devant Descartes, dont la phrase est encore toute latine. Comme chrétien par contre, ou plus généralement comme croyant, Descartes à notre avis passe devant. Entendons qu'il est nettement plus moderne. La foi de Pascal ne semble pas s'accommoder de l'incrédulité des autres, tandis que celle de Descartes semble tout imprégnée de tolérance. Est-elle moins pure pour cela ? À la lecture du récit de sa mort, écrit par son ami Chanut, nous découvrons que sa foi était, à ce moment-là en tout cas, intense et sincère. Par contre, à voir ce qu’il advint du mouvement janséniste et du tort peut-être irréparable que ses Provinciales allaient causer à la Société de Jésus et l’Église de France, celle de Pascal, à ce moment-là au moins, était obnubilée et même pervertie. Si par sa passion pour les questions théologiques et morales, Pascal est un homme du Moyen Âge, par certains aspects de son œuvre scientifique il est nettement plus moderne que Descartes. Dans sa façon de procéder tout d'abord, il se montre véritablement empiriste, opposé aux systèmes et aux vérités à priori. Dans son gout pour la technique ensuite : c'est lui qui fabriqua et commercialisa, sous le nom de Pascaline, la première véritable machine à calculer, capable de faire les quatre opérations fondamentales. Et quand on compare le rapport qui existe entre l'œuvre mathématique de chacun et sa représentation générale du monde, on voit que Pascal est plus près de nous que Descartes. En effet, la géométrie cartésienne, qui permet de donner une formulation algébrique à toute espèce de figures et de mouvements, en les rapportant à un système d'axes, conduit à un système du monde, grandiose peutêtre, mais terriblement réducteur, puisque toute la nature devra selon lui se ramener en dernier ressort à des figures et à des mouvements. Par contre, la fondation du calcul des probabilités, qui est l'une des œuvres les plus importantes de Pascal, a été faite afin de pouvoir trouver un moyen de faire fortune à la roulette. Ce n'est donc pas tout à fait par hasard que Pascal demandera à l'incroyant de « parier » sur l'au-delà et sur la religion : sa représentation du monde et de la vie fait une place au jeu. Elle est à l'opposé de la grande mécanique cartésienne, laquelle est depuis longtemps sur le tas de ferraille de l'histoire des idées. Pascal possède une âme de feu dans un corps malade. Par là il ressemble à son frère ennemi, Nietzsche. Mais il s'oppose à Descartes, homme fort qui possédait une bonne santé et dont le premier texte publié fut un manuel d'escrime. Les deux hommes sont d'une grande hardiesse et ils sont libres. Ni l'un ni l'autre ne s'est marié, chose plus étonnante chez Descartes, qui néanmoins fut père d'une petite fille. Ni l'un ni l'autre n'a été clerc, chose plus étonnante chez Pascal, qui brulait d'un zèle ardent pour répandre la doctrine du Christ. Ni l'un ni l'autre n'a enseigné dans l'école, ce qui sans doute les préserva de maints travers qui auraient terni l'éclat de leur œuvre. Par l'esprit ils sont l'un et l'autre vigoureux et ils ont du panache. Mais l'optimisme de l'un contraste avec le pessimisme de l'autre. Descartes croit en la science, en sa valeur pour ainsi dire absolue, car en elle et par elle il retrouve la pensée de Dieu, ou du moins une pensée garantie par Dieu. La science prend ainsi une dimension mystique. La vérité dont nous faisons l'expérience en elle est du même ordre que celle dont la Bible nous fait la révélation ; elles ne diffèrent l'une de l'autre que par les objets sur lesquels elles portent. Aussi le philosophe et l'homme de science sont-ils intimement unis chez lui, puisque toutes les connaissances, tant métaphysiques que physiques, se tiennent et peuvent se déduire les unes des autres. Or cette épistémologie n'est que le reflet de l'être lui-même, dans lequel tout communique avec tout. Au monde des idées claires correspond une nature toute limpide, dépourvue de fantômes, d'esprits, de vertus, de puissances, etc., que l'imagination des hommes enfante et projette ensuite en elle. Descartes purifie la nature, il la purge avec son mécanisme, comme il purge l'intelligence avec son doute méthodique. Il n'y a pas de vide, pas de trou, donc pas de mystère ni dans l'intelligence qui fonctionne bien ni dans la nature. Tous les maux qui affectent la pensée naissent de l'imagination, « maitresse d'erreurs et de faussetés ». Pour Pascal il y a au contraire du vide dans la nature, et tout d'abord dans le haut du tube de verre rempli de mercure qu'on retourne dans une cuve contenant elle aussi du mercure : le métal contenu dans le tube descend alors dans la cuve, mais jusqu'à un certain point, toujours le même pour une altitude donnée. Ainsi était découverte la pression atmosphérique, ou la pesanteur de l'air. Si la nature n'a pas horreur du vide, comme Descartes le croit, elle n'a pas horreur du mystère non plus, et il y a dans le monde plus que ce que la raison peut connaitre. Il s'y produit notamment des miracles, que Dieu accomplit pour manifester sa puissance. La nature n'est pas une mécanique et devant le « système » de Descartes, Pascal laisse tomber ce jugement péremptoire : « Inutile, incertain et pénible », que la postérité ratifiera. Considérant l'infini des espaces cosmiques nouvellement découverts, Descartes s'enthousiasme, Pascal lui s'effraie ! Nous ne sommes que des « roseaux », dit-il, d'une faiblesse extrême, tous remplis de contradictions. Quelle audace de penser dominer la nature ! La science qui nous monte l'esprit de cette façon est une puissance tout à fait dangereuse. L'homme qui lui confie son âme est un insensé. Ce n'est pas de science que l'homme a besoin, pense Pascal, mais de religion, et plus précisément du christianisme, qui enseigne l'humilité, la petitesse, la déchéance de l'homme, sa misère même, tant qu’il ne s’allie pas avec Jésus pour monter vers Dieu. Ce n'est pas seulement le monde qui l'effraie, c'est la folie de l'homme qui croit qu'avec sa raison il est devenu tout-puissant et qu'il peut se passer de Dieu. Si l'on croit avec Nietzsche que Dieu est mort, dans la culture de l'Occident au moins, il est à peu près sûr que la chose s'est produite en ce début du XVIIe siècle et que Pascal est le premier qui en ait eu une claire conscience. L'arme du crime – la raison – Pascal s'acharne à nous montrer qu'elle n'est pas la seule ni la plus haute puissance spirituelle en l'homme. Il y en a une autre qui la surpasse et qu'il appelle le « cœur » ! Il faudra attendre deux siècles et la révolution romantique pour qu'une telle théorie trouve l'écho qu'elle méritait. Pour Descartes l'homme a assurément une âme, il est même le seul être à en posséder une. Mais que fait cette âme ? Elle pense seulement et continuellement. Elle est un esprit et sa seule affaire est de connaitre. Descartes ne se souvient pas, semble-t-il, que les fondements mêmes de toute sa pensée lui ont été donnés en rêve, dans une sorte d'extase. Pour lui l'intérieur de l'âme, tout comme l'intérieur du monde, est transparent. Peut-être est-ce à cause de son influence que la pensée française a mis tellement de temps à reconnaitre la psychanalyse. Si cette pensée avait suivi Pascal plutôt, qui a lui aussi connu l’extase – une extase proprement mystique – qui le détourna de la science, elle y serait arrivée plus rapidement. L'âme est d'abord pour lui ce qui vit, lutte, souffre, désire, croit, et de plus, elle est souvent divisée contre elle-même, pleine de ruses et de mensonges. L'inconscient et le refoulement, il les connaissait bien, il nous les décrit presque. Il n'est pas nécessaire d'avoir écrit de nombreux et lourds traités pour entrer dans l'histoire de la philosophie, il suffit d'avoir découvert et mis en lumière quelque chose d'essentiel, qui n'a pas été suffisamment remarqué par les autres penseurs. Pascal est donc un philosophe, même s'il répudie la philosophie et se présente plutôt comme un apologiste de la religion. Mais nous croyons qu'il aurait dû se poser la question de savoir si la vraie religion, à l'instar de la vraie philosophie, de la vraie éloquence et de la vraie morale – comme il nous l’a appris – ne se moquait pas aussi d'elle-même. Autrement dit, il aurait dû faire preuve d'un peu d'humour en ce domaine. Sa pensée aurait perdu ce caractère excessif, intransigeant, désolant, qui témoigne d'une sorte de désespoir devant la vie et le monde, lequel en définitive n'est pas chrétien. Quel contraste ici aussi entre ces deux esprits dans leur rapport à la philosophie ! Descartes est le modèle du philosophe classique, comme le souhaite Aristote et comme fut peu après Spinoza. Il se retire dans la solitude pour pouvoir se consacrer entièrement aux affaires de l'esprit, qui sont pour lui celles de la connaissance. Il fuit la ville, la politique, les querelles, la publicité. Il se cache, du moins il essaie de le faire, mais sa renommée devient si grande qu'il n'y parvient pas. Il n'y a là aucune lâcheté. Son tempérament sans doute l'y contraignait, et sa conception du monde faisait qu'il ne se sentait pas l'obligation de militer dans un parti, de promouvoir une cause, de propager une foi. Il reste un contemplatif, même s'il affirme dans La Recherche de la vérité : « Un honnête homme n'est pas obligé d'avoir vu (sic) tous les livres... ce serait même un défaut de son éducation s'il avait trop employé de temps en l'exercice des lettres. » Pascal est ici complètement différent. Il est philosophe comme on a senti le besoin de le devenir trois siècles plus tard, dans le courant dit « existentialiste » : c'est-à-dire engagé dans l'existence concrète et collective. Mais au XVIIe siècle, ce n'était pas dans l'arène politique qu'il convenait de s'engager, c'était dans l'arène religieuse, bien que la distinction entre ces deux lieux ne fût pas alors aussi nette qu'elle l'est devenue. Les ordres religieux étaient aussi, au XVIIe siècle, des puissances « politiques ». Pascal se range du côté des plus faibles, les jansénistes, comme Jean-Paul Sartre, bien plus tard, se rangera du côté des communistes, parce qu'ils représentent les ouvriers, les êtres les plus faibles de nos sociétés. C'est ainsi que Pascal se montre plus attentif que Descartes à l'existence concrète des hommes, à leur histoire, à leur misère, et cela lui inspire des idées aussi géniales que celle d'une compagnie de transport en commun, qui permettrait aux pauvres de Paris de se déplacer autrement qu'à pied. C’est donc lui qui est le concepteur et l’ancêtre de la Société des transports parisiens. Or, ce n'est pas seulement à Sartre que Pascal se compare comme philosophe, c'est à Socrate lui-même, le fondateur de la philosophie qui, à Athènes, ouvrit la lutte contre les « jésuites » de son temps, les sophistes, et fut comme Pascal accusé d'hérésie. De fait, c'est bien dans la descendance de Socrate (et de Platon) que Pascal se situe, tandis que Descartes est manifestement un descendant d'Aristote. Même leur dieu respectif se ressemble : celui d'Aristote et de Descartes étant un dieu pour la pensée, celui de Socrate et Pascal, un dieu pour le cœur. Si, au sortir de la Renaissance, la philosophie ne sait plus trop où donner de la tête, Descartes et Pascal lui indiquent chacun une voie à suivre, le premier dans le prolongement de celle d'Aristote, le second dans le prolongement de celle de Platon. Mais la physique de Descartes aura une vie infiniment plus brève que celle d'Aristote. Sa métaphysique par contre n'a pas cessé depuis ce temps de donner à penser et le grand renversement de perspective qu'il a opéré – partir du Moi plutôt que du monde – allait provoquer une véritable révolution dans la philosophie, complémentaire et opposée à celle de Copernic et de Galilée. Pascal de son côté ne va pas cesser de prendre de l'importance, de fasciner et de mettre mal à l'aise nombre de très grands esprits, par exemple Voltaire au XVIIIe siècle, Nietzsche au XIXe et Valéry au XXe. Mise à part leur contribution à la science, qui est colossale, chacun de ces hommes a légué à la postérité deux grands livres : Le Discours de la Méthode et les Méditations; les Provinciales et les Pensées. Chacun de ces livres est en lui-même dangereux. Le premier peut faire un sceptique, le second un dogmatique, le troisième un fanatique et le dernier un fondamentaliste. Pour éviter les inconvénients qui pourraient résulter de leur lecture, il serait indiqué de ne les prendre qu'ensemble. Dans chacun se trouve un antidote pour le « poison » que contiennent tous les autres. Sommes-nous devant les deux sommets de la pensée française ? Devant ses plus grandes gloires ? Il est permis de le penser. En tout cas, ils forment un couple superbe. Pascal, tout en intuitions et en sentiments, empirique, attentif aux individus, au particulier, représente l'anima, le côté féminin de l'esprit. Descartes est l'animus, le soldat, l'esprit logique, déductif, le constructeur de systèmes. Tout les oppose, dirait-on, sauf leur passion pour la vérité, aussi grande chez l'un que chez l'autre.