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Source ABU
Pierre Duhem
La théorie physique, son objet, sa structure
(1906)
Bibliothèque de philosophie expérimentale
Paris, Chevalier & Rivière, Éditeurs 30, Rue Jacob
Il manque les pages 21 à 28.
INTRODUCTION
Cet écrit sera une simple analyse logique de la méthode par laquelle progresse la Science physique
Peut-être certains de nos lecteurs voudront-ils étendre à des sciences autres que la Physique les
réflexions qui sont ici exposées ; peut-être, aussi, désireront- ils en tirer des conséquences
transcendantes à l’objet propre de la Logique ; pour nous, nous nous sommes soigneusement gardé de
l’une et de l’autre généralisation ; nous avons imposé à nos recherches d’étroites limites, afin
d’explorer d’une manière plus complète le domaine resserré que nous leur avons assigné.
Avant d’appliquer un instrument à l’étude d’un phénomène, l’expérimentateur, soucieux de certitude,
démonte cet instrument, en examine chaque pièce, en étudie l’agencement et le jeu, la soumet à des
essais variés ; il sait alors d’une manière exacte ce que valent les indications de l’instrument et de
quelle précision elles sont susceptibles ; il peut en faire usage avec sécurité.
Ainsi avons-nous analysé la Théorie physique. Nous avons cherché, tout d’abord, à en fixer l’objet avec
précision. Puis, connaissant la fin à laquelle elle est ordonnée, nous en avons examiné la structure ;
nous avons étudié successivement le mécanisme de chacune des opérations par lesquelles elle se
constitue ; nous avons marqué comment chacune d’elles concourait à l’objet de la Théorie.
Nous nous sommes efforcé d’éclairer chacune de nos affirmations par des exemples, craignant, par-
dessus toutes choses, les discours dont on ne saisit point l’immédiat contact avec la réalité.
D’ailleurs, la doctrine exposée en cet écrit n’est point un système logique issu de la seule
contemplation d’idées générales ; elle n’a pas été construite par une méditation ennemie du détail
concret. Elle est née, elle s’est développée par la pratique quotidienne de la Science.
Il n’est presque aucun chapitre de la Physique théorique que nous n’ayons eu à enseigner jusqu’en ses
détails ; il n’en est guère au progrès desquels nous ne nous soyons maintes fois efforcé. Les idées
d’ensemble sur l’objet et la structure de la Théorie physique que nous présentons aujourd’hui sont le
fruit de ce labeur, prolongé pendant vingt ans. Nous avons pu, par cette longue épreuve, nous assurer
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qu’elles étaient justes et fécondes.
PREMIÈRE PARTIE L’objet de la théorie physique
CHAPITRE PREMIER : THÉORIE PHYSIQUE ET EXPLICATION MÉTAPHYSIQUE
§ I. -- La théorie physique considérée comme explication.
La première tache question que nous rencontrions est celle-ci : quel est l’objet d’une théorie physique ?
A cette question, on a fait des réponses diverses qui, toutes, peuvent se ramener à deux chefs
principaux :
Une théorie physique, ont répondu certains logiciens, a pour objet l’EXPLICATION d’un ensemble de
lois expérimentalement établies.
Une théorie physique, ont dit d’autres penseurs, est un système abstrait qui a pour but de SUMER
et de CLASSER LOGIQUEMENT un ensemble de lois expérimentales, sans prétendre expliquer ces
lois.
Nous allons examiner successivement ces deux réponses et peser les raisons que nous avons
d’admettre ou de rejeter chacune d’elles. Nous commencerons par la première, par celle qui regarde
une théorie physique comme une explication.
Qu’est-ce, d’abord, qu’une explication ?
Expliquer, explicare, c’est dépouiller la réalité des apparences qui l’enveloppent comme des voiles, afin
de voir cette réalité nue et face à face.
L’observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la réalité qui se cache sous
les apparences sensibles, mais avec ces apparences sensibles elles-mêmes, prises sous forme
particulière et concrète. Les lois expérimentales n’ont pas davantage pour objet la réalité matérielle ;
elles traitent de ces mêmes apparences sensibles, prises, il est vrai, sous forme abstraite et générale.
Dépouillant, déchirant les voiles de ces apparences sensibles, la théorie va, en elles et sous elles,
chercher ce qui est réellement dans les corps.
Par exemple, des instruments à cordes ou à vent ont produit des sons que nous avons écoutés
attentivement, que nous avons entendus se renforcer ou s’affaiblir, monter ou descendre, se nuancer
de mille manières produisant en nous des sensations auditives, des émotions musicales : voilà des faits
acoustiques.
Ces sensations particulières et concrètes, notre intelligence, suivant les lois qui président à son
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fonctionnement, leur a fait subir une élaboration qui nous a fourni des notions générales et abstraites :
intensité, hauteur, octave, accord parfait majeur ou mineur, timbre, etc. Les lois expérimentales de
l’Acoustique ont pour objet d’énoncer des rapports fixes entre ces notions et d’autres notions
également abstraites et générales. Une loi, par exemple, nous enseigne quelle relation existe entre les
dimensions de deux cordes de même métal qui rendent deux sons de même hauteur ou deux sons à
l’octave l’un de l’autre.
Mais ces notions abstraites, intensité d’un son, hauteur, timbre, figurent seulement à notre raison les
caractères généraux de nos perceptions sonores ; elles lui font connaître le son tel qu’il est par rapport
à nous, non tel qu’il est en lui-même, dans les corps sonores. Cette réalité, dont nos sensations ne sont
que le dehors et que le voile, les théories acoustiques vont nous la faire connaître. Elles vont nous
apprendre que nos perceptions saisissent seulement cette apparence que nous nommons le son,
il y a, en réalité, un mouvement riodique, très petit et très rapide ; que l’intensité et la hauteur ne
sont que les aspects extérieurs de l’amplitude et de la fréquence de ce mouvement ; que le timbre est
l’apparente manifestation de la structure réelle de ce mouvement, la sensation complexe qui résulte
des divers mouvements pendulaires en lesquels on le peut disséquer ; les théories acoustiques sont
donc des explications.
L’explication que les théories acoustiques donnent des lois expérimentales qui régissent les
phénomènes sonores atteint la certitude ; les mouvements auxquels elles attribuent ces phénomènes,
elles peuvent, dans un grand nombre de cas, nous les faire voir de nos yeux, nous les faire toucher du
doigt.
Le plus souvent, la théorie physique ne peut atteindre ce degré de perfection ; elle ne peut se donner
pour une explication certaine des apparences sensibles ; la réalité qu’elle proclame résider sous ces
apparences, elle ne peut la rendre accessible à nos sens ; elle se contente alors de prouver que toutes
nos perceptions se produisent comme si la réalité était ce qu’elle affirme ; une telle théorie est une
explication hypothétique .
Prenons, par exemple, l’ensemble des phénomènes observés par le sens de la vue ; l’analyse rationnelle
de ces phénomènes nous amène à concevoir certaines notions abstraites et générales exprimant les
caractères que nous retrouvons en toute perception lumineuse : couleur simple ou complexe, éclat, etc.
Les lois expérimentales de l’optique nous font connaître des rapports fixes entre ces notions abstraites
et générales et d’autres notions analogues ; une loi, par exemple, relie l’intensité de la lumière jaune
réfléchie par une lame mince à l’épaisseur de cette lame et à l’angle d’incidence des rayons qui
l’éclairent.
De ces lois expérimentales, la théorie vibratoire de la lumière donne une explication hypothétique. Elle
suppose que tous les corps que nous voyons, que nous sentons, que nous pesons, sont plongés dans un
milieu, inaccessible à nos sens et impondérable, qu’elle nomme éther ; à cet éther, elle attribue
certaines propriétés mécaniques ; elle admet que toute lumière simple est une vibration transversale,
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très petite et très rapide, de cet éther, que la fréquence et l’amplitude de cette vibration caractérisent la
couleur de cette lumière et son éclat ; et, sans pouvoir nous faire percevoir l’éther, sans nous mettre à
même de constater de visu le va-et-vient de la vibration lumineuse, elle s’efforce de prouver que ses
postulats entraîneraient des conséquences conformes de tout point aux lois que nous fournit l’optique
expérimentale.
§ II. -- Selon l’opinion précédente, la Physique théorique est subordonnée à la Métaphysique.
Si une théorie physique est une explication, elle n’a pas atteint son but tant qu’elle n’a pas écarté toute
apparence sensible pour saisir la réalité physique. Par exemple, les recherches de Newton sur la
dispersion de la lumière nous ont appris à décomposer la sensation que nous fait éprouver un
éclairement tel que celui qui émane du soleil ; elles nous ont enseigné que cet éclairement est
complexe, qu’il se résout en un certain nombre d’éclairements plus simples, doués, chacun, d’une
couleur déterminée et invariable ; mais ces éclairements simples ou monochromatiques sont les
représentations abstraites et générales de certaines sensations ; ce sont des apparences sensibles ;
nous avons dissocié une apparence compliquée en d’autres apparences plus simples ; mais nous
n’avons pas atteint des réalités, nous n’avons pas donné une explication des effets colorés, nous
n’avons pas construit une théorie optique.
Ainsi donc, pour juger si un ensemble de propositions constitue ou non une théorie physique il nous
faut examiner si les notions qui relient ces propositions expriment, sous forme abstraite et générale,
les éléments qui constituent réellement les choses matérielles ; ou bien si ces notions représentent
seulement les caractères universels de nos perceptions.
Pour qu’un tel examen ait un sens, pour qu’on puisse se proposer de le faire, il faut, tout d’abord, qu’on
regarde comme certaine cette affirmation : Sous les apparences sensibles que nous révèlent nos
perceptions, il y a une réalité, distincte de ces apparences.
Ce point accordé, hors duquel la recherche d’une explication physique ne se concevrait pas, il n’est pas
possible de reconnaître qu’on a atteint une semblable explication, tant qu’on n’a pas répondu à cette
autre question : Quelle est la nature des éléments qui constituent la réalité matérielle ?
Or, ces deux questions :
Existe-t-il une réalité matérielle distincte des apparences sensibles ?
De quelle nature est cette réalité ?
ne ressortissent point à la méthode expérimentale ; celle-ci ne connaît que des apparences sensibles et
ne saurait rien découvrir qui les dépasse. La solution de ces questions est transcendante aux méthodes
d’observation dont use la Physique ; elle est objet de Métaphysique.
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Donc, si les théories physiques ont pour objet d’expliquer les lois expérimentales, la Physique
théorique n’est pas une science autonome ; elle est subordonnée à la Métaphysique.
§ III. -- Selon l’opinion précédente, la valeur d’une théorie physique dépend du système métaphysique
qu’on adopte.
Les propositions qui composent les sciences purement mathématiques sont, au plus haut degré, des
vérités de consentement universel ; la précision du langage, la rigueur des procédés de démonstration
ne laissent place à aucune divergence durable entre les vues des divers géomètres ; à travers les siècles,
les doctrines se veloppent par un progrès continu, sans que les conquêtes nouvelles fassent rien
perdre des domaines antérieurement acquis.
Il n’est aucun penseur qui ne souhaite à la science qu’il médite un cours aussi paisible et aussi régulier
que celui des Mathématiques ; mais s’il est une science pour laquelle ce vœu puisse sembler
particulièrement légitime, c’est bien la Physique théorique ; car, de toutes les branches de
connaissances, elle est assurément celle qui s’écarte le moins de l’Algèbre et de la Géométrie.
Or, mettre les théories physiques dans la dépendance de la Métaphysique, ce n’est certes pas le moyen
de leur assurer le bénéfice du consentement universel. En effet, aucun philosophe, si confiant qu’il soit
dans la valeur des méthodes qui servent à traiter des problèmes métaphysiques, ne saurait contester
cette vérité de fait : Qu’on passe en revue tous les domaines s’exerce l’activité intellectuelle de
l’homme ; en aucun de ces domaines, les systèmes éclos à des époques différentes, ni les systèmes
contemporains issus d’Écoles différentes, n’apparaîtront plus profondément distincts, plus durement
séparés, plus violemment opposés, que dans le champ de la Métaphysique.
Si la Physique théorique est subordonnée à la Métaphysique, les divisions qui séparent les divers
systèmes métaphysiques se prolongeront dans le domaine de la Physique. Une théorie physique,
réputée satisfaisante par les sectateurs d’une École métaphysique, sera rejetée par les partisans d’une
autre École.
Considérons, par exemple, la théorie des actions que l’aimant exerce sur le fer, et supposons, pour un
instant, que nous soyons péripatéticiens.
Que nous enseigne, au sujet de la nature réelle des corps, la Métaphysique d’Aristote ? Toute substance
et, particulièrement, toute substance matérielle, résulte de l’union de deux éléments, l’un permanent,
la matière, l’autre variable, la forme ; par la permanence de sa matière, le morceau de fer que j’ai sous
les yeux demeure, toujours et en toutes circonstances, le même morceau de fer ; par les variations que
sa forme subite par les altérations qu’elle éprouve, les propriétés de ce même morceau de fer peuvent
changer suivant les circonstances ; il peut être solide ou liquide, chaud ou froid, affecter telle ou telle
figure.
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