145
Stéphane Jonas Abraham Moles, l’Université de Strasbourg et la Hochschule für Gestaltung d’Ulm
et il a soutenu, du temps où il était en
poste à Strasbourg, l’importance des
sciences sociales allemandes. Il veut
imposer son candidat à Strasbourg.
Raymond Aron (1905-1983) est un
condisciple de Sartre et de Nizan à
l’École Normale Supérieure. Politolo-
gue, philosophe et sociologue, profes-
seur à l’Institut d’Études Politiques,
il est nommé en 1955 sur la chaire
de sociologie créée pour Durkheim
et occupée jusque-là par son disciple
Georges Davy. Raymond Aron com-
mence alors un long combat univer-
sitaire pour permettre à la sociologie
française une réception correcte des
travaux de Max Weber et de la socio-
logie compréhensive allemande. Son
action concerne aussi la chaire de
sociologie strasbourgeoise.
Dans une première étape, c’est un
protégé de Gurvitch, Henri Lefebvre,
Docteur d’État ès Lettres, philosophe
et sociologue marxiste, qui pose en
1959 sa candidature pour la chaire
de sociologie de Strasbourg. Malgré
l’avis favorable de Gusdorf et d’An-
zieu, une coalition de professeurs
opposants, avec à sa tête le professeur
de géographie Etienne Juillard, rejette
deux années de suite la candidature
d’Henri Lefebvre. Il ne faut pas, à mon
avis, voir dans cette lutte d’inuences
une bataille de chefs : il s’agit plutôt
de trouver un accord sur l’esprit de
la composition du cursus de sociolo-
gie entre les disciplines directement
intéressées. Le Doyen Livet réussira
à trouver le compromis en proposant
une transaction : Henri Lefebvre est
accepté, et la Faculté des Lettres va
créer un poste d’assistant de sociologie
pour lequel Lefebvre doit présenter
un candidat qui conviendra à toutes
les parties concernées (aux anciens
« amis » et « ennemis », pour repren-
dre une terminologie polémologique).
C’est ainsi qu’Abraham Moles, pre-
mier et unique candidat présenté par
Henri Lefebvre, arrivera à l’Université
de Strasbourg en 1961.
Mais Raymond Aron est encore
présent : il est dans les coulisses, parce
que pendant les deux années de rejet
de Lefebvre, c’est son thésard Moreau-
Reibel qui occupe un poste d’assistant
pour enseigner la sociologie générale.
Raymond Aron retire son thésard,
sous prétexte qu’il n’a pas terminé sa
thèse comme promis. Abraham Moles
peut alors prendre sa place, qu’il gar-
dera pendant cinq ans, puis son poste
d’assistant sera transformé en poste de
maître-assistant, au regard de ses réfé-
rences scientiques et de ses qualités
d’enseignant.
Pour l’histoire de la Faculté des
Sciences Sociales, on peut se poser une
question : pourquoi Raymond Aron
a-t-il envoyé Moreau-Reibel à Stras-
bourg pour enseigner la sociologie
générale, et non son thésard alsacien
Julien Freund, agrégé de philosophie,
professeur de lycée, inscrit chez lui
pour une thèse d’État de sociologie
politique depuis 1950 ? D’autant que
Julien Freund (1921-1993), qui sera
le fondateur de notre Faculté, vient de
terminer en 1958 la traduction en fran-
çais de l’ouvrage Le savant et la politi-
que, une des œuvres majeures de Max
Weber, traduction qui sera publiée en
1959. La seule hypothèse que j’entre-
vois en réponse à cette interrogation
est la volonté qu’avait alors Raymond
Aron de maintenir aussi longtemps
que possible son inuence exclusive
sur les études weberiennes en France.
Julien Freund termine sa thèse d’État
sur l’essence du politique en 1964 et
il n’accèdera à la chaire de sociolo-
gie strasbourgeoise qu’après le départ
d’Henri Lefebvre pour Nanterre en
1965. La même année Abraham Moles
est nommé professeur de psychologie
sociale à l’Université de Strasbourg.
Dans la biographie scientique et
pédagogique d’Abraham Moles que
rédige sa compagne Elisabeth Roh-
mer-Moles en 1989, l’arrivée de Moles
à Strasbourg est présentée ainsi : il est
venu « à l’appel d’Henri Lefebvre et
de Georges Gusdorf ». Mais dans
les conversations avec les étudiants
des années soixante-dix, après le
départ d’Henri Lefebvre pour Nan-
terre, il a parfois laissé entendre que
ce dernier avait dû être conseillé à
son sujet, puisqu’ils ne se connais-
saient que très peu. Il a aussi sou-
vent souligné qu’Henri Lefebvre a
toujours respecté l’autonomie de ses
assistants ou de ses maîtres-assistants
aussi bien à Strasbourg qu’à Nanterre
(Jean Baudrillard, Henri Raymond et
René Lourau). Mais Abraham Moles
et Henri Lefebvre avaient des maîtres
et des disciplines communs qui les
rapprochaient : Hegel, Marx, Husserl,
Bachelard, la philosophie, l’esthétique,
la phénoménologie, la mathématique,
la cybernétique…
Gaston Bachelard, qui était à la Sor-
bonne le directeur des thèses d’État de
Gusdorf et de Moles, pouvait parfai-
tement soutenir le candidat parisien
auprès du philosophe strasbourgeois.
Mais il avait aussi un puissant protec-
teur en la personne de Gaston Berger
(1896-1966), philosophe phénoméno-
logue et inventeur du terme de « pros-
pective ». Abraham Moles a suivi ses
cours de philosophie à Aix-en-Pro-
vence quand il a travaillé au Labora-
toire d’Études Mécaniques du CNRS
de Marseille, et pendant un certain
temps il a même été son assistant. Gas-
ton Berger est Directeur Général de
l’Enseignement Supérieur entre 1953
et 1960, période charnière pour la res-
tructuration des sciences sociales en
France. Il est très estimé à Strasbourg,
où il gardera des amitiés solides. Le
Doyen Livet le cite dans son histoire
de l’Université de Strasbourg, en
rappelant que c’est Gaston Berger qui
a impulsé dans les Universités fran-
çaises la politique de créer davantage
de centres de recherche et proposé de
nouveaux regroupements interdisci-
plinaires.
Abraham Moles publie régulière-
ment à cette époque dans les Études
philosophiques dirigées par Gaston
Berger. Pour le philosophe, Moles est
en 1961 le modèle même du chercheur
scientique qu’il souhaite faire entrer
massivement dans les Universités : un
ingénieur électricien (Grenoble, 1942),
Docteur d’État ès Sciences (Sorbon-
ne, 1952), Docteur d’État ès Lettres
(Sorbonne, 1956), chargé de recher-
che en électro-acoustique et physique
des matériaux (Marseille, 1945-1954),
collaborateur proche et assistant du
Professeur Neel, le futur prix Nobel
de 1970, collaborateur depuis 1952
au Centre d’Études Radiophoniques
de la RTF. Il est alors déjà l’auteur de
plusieurs ouvrages majeurs et de plus
d’une centaine d’articles et de confé-
rences publiés en français, allemand,
anglais et autres langues.